Le cours de Pierre Bourdieu au Collège de France sur l’Etat : social-démocrate ou/et libertaire ?

A partir d’interventions des sociologues Jean-Louis Fabiani et Franck Poupeau

* Jean-Louis Fabiani est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, auteur notamment de Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque (Paris, Seuil, 2016)

* Franck Poupeau est directeur de recherche au CNRS; il est notamment co-éditeur de Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992) de Pierre Bourdieu (Paris, Raisons-d’agir/Seuil, 2012)

 

Texte de J-L Fabiani

Bourdieu, l’État et l’éthique de service public

Texte issu de la séance du séminaire ETAPE du 31 mars 2017

Par Jean-Louis Fabiani

« Les producteurs et les récepteurs du discours sur l’État ont volontiers une disposition un peu anarchiste, une disposition de révolte socialement instituée contre les pouvoirs ».

Pierre Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), 2012, p. 17

« Je ne connais pas d’anarchiste qui ne change pas d’heure lorsqu’on pense à l’heure d’été ».

Pierre Bourdieu, ibid., p. 21

Dans une scène de La sociologie est un sport de combat, film de Pierre Carles (2001) consacré au travail de Bourdieu, le sociologue réunit ses principaux collaborateurs pour recenser, en vue d’un travail collectif, les conséquences négatives de ce qu’on nomme néolibéralisme. Les chercheurs sont invités à trouver des exemples et ne semblent pas très fortement inspirés par le sujet. Les plus zélés apportent des réponses que les plus sérieux révoquent en doute, notamment lorsque l’espérance de vie et les effets sanitaires dudit néolibéralisme apparaissent dans la discussion. L’épisode surprend les lecteurs les plus anciens de Bourdieu, particulièrement ceux qui ont en mémoire les recommandations quelques peu rigides du Métier de sociologue (co-écrit avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron et publié initialement en 1968) à propos de la nécessité de procéder à la construction de l’objet et de rompre avec les prénotions du sens commun. Rien de tel dans cette séance de brain storming raté. Le néolibéralisme n’est jamais défini comme concept sociologique. Les chercheurs sont pris à contrepied, car ils n’ont pas l’habitude de travailler dans de telles conditions. On a conclu un peu vite de ces images, mais aussi, plus généralement, de la surprenante fébrilité politique du Bourdieu des dernières années, à sa radicalisation. La célébrité internationale aurait convaincu le sociologue de sa puissance politique et l’aurait conduit à se saisir de l’occasion pour diffuser un message révolutionnaire. Les plus savants en apparence des commentateurs mettent en œuvre la notion d’habitus clivé pour expliquer un revirement qui serait autrement mystérieux. D’autres, victimes d’une forme d’illusion rétrospective, voient au contraire des germes de radicalisme politique dans les premiers travaux de Bourdieu.

Bourdieu 1995

Lorsqu’il fait état de son nouvel engagement, Bourdieu l’exprime en termes d’obligation. Reconnaissant que ses écrits politiques sont moins robustes que ses écrits scientifiques, il affirme les avoir rassemblés dans les volumes intitulés Contre-feux pour fournir « des armes à tous ceux qui s’efforcent de lutter contre le fléau néolibéral »1. Il ajoute que ses propos lui ont été doublement inspirés par « une sorte de fureur légitime » et par « un sentiment du devoir ». Il ne s’agit pas d’imposer à ces brefs textes une grille de lecture qui pourrait s’appliquer à la production scientifique de l’auteur. Ils accompagnent incontestablement un tournant dans la pratique scientifique du sociologue, plus proche dans ses dernières années d’une approche de type « chronique » des objets sociaux, dont la Misère du monde (livre collectif dirigé par Bourdieu et publié en 1993) est l’exemple le plus frappant. L’engagement du sociologue est contemporain de la fin de la censure théorique et méthodologique qu’il s’était imposé en début de carrière. Il n’en reste pas moins qu’il ne serait pas honnête de considérer que Bourdieu ne produit plus que des pamphlets dans les dernières années de sa vie. Les Méditations pascaliennes ont été publiées en 1997, après que Bourdieu soit devenu un des personnages-clés de la protestation publique en France. La véhémence de la maturité n’est ni un renoncement à la science, ni une palinodie épistémologique : elle exprime un bouillonnement intérieur et une exaspération profonde à l’égard de la mise en question de l’État-providence en France. C’est la raison pour laquelle on n’y trouvera pas une critique articulée du capitalisme ni même une investigation poussée sur ce qu’est le néolibéralisme comme idéologie de la forme présente du capitalisme. L’indignation qu’il manifeste, et qu’il communique avec une émotion intense qui n’est jamais jouée, contrairement à ce que ses détracteurs ont souvent prétendu, c’est celle d’un fonctionnaire fils de fonctionnaire qui pressent que le monde dans lequel il a vécu est en train de s’achever. S’il l’a objectivée sans relâche et sans ménagement, Bourdieu ne s’est jamais personnellement dépris de la méritocratie à la française qui l’a porté au sommet de la hiérarchie universitaire et en a fait un intellectuel mondialement reconnu.

L’adresse aux cheminots de la gare de Lyon est significative à cet égard. 1995 est le moment des dernières grandes grèves de la fonction publique, qui s’inscrit dans un vaste rituel social reconnu et accepté par tous. Le mouvement social finira par coûter son poste au premier ministre de l’époque, Alain Juppé, et entrainera le retour de la gauche modérée au pouvoir. La détermination de Bourdieu contre le gouvernement socialiste de Lionel Jospin est un des éléments qui ont fait croire à sa radicalisation politique, alors qu’il avait engagé le dialogue avec le gouvernement du socialiste Michel Rocard une dizaine d’années auparavant, en partie grâce à la médiation de son ami Pierre Encrevé, qui était à la fois un linguiste de grand renom et un membre influent au cabinet du premier ministre. Pourtant, si on prête attention à l’intervention de la gare de Lyon, qui eut une fortune internationale considérable, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une défense et illustration du service public à la française et plus généralement de l’État redistributeur tel qu’il a pu le rencontrer au cours de ses contacts avec la haute administration au cours des années 1960 et particulièrement au moment du colloque d’Arras, dont les actes ont été publiés en 1966 sous le pseudonyme Darras sous le titre La partage des bénéfices dans sa collection « Le sens commun » des Éditions de Minuit. L’introduction du discours de la gare de Lyon offre une explication sans ambiguïté : « Je suis ici pour dire mon soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la recherche, à l’art, et par-dessus tout, au travail »2. Par bien des aspects, le Bourdieu politique est largement en retrait par rapport au Bourdieu sociologue critique de l’éducation. Il considère de manière positive, au moins implicitement, le bilan de la République et particulièrement l’établissement d’un État-providence au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Il fait de l’organisation du service public, la condition de possibilité d’une civilisation, celle qui voit le facteur accéder aux villages les plus reculés, et l’étudiant monter à Paris dans un train à bon marché. Dans son adresse, le sociologue ne semble s’adresser qu’aux agents du service public : « cheminots, postiers, enseignants, employés des services publics, étudiants, tant d’autres… », dit Bourdieu par l’intermédiaire d’un mégaphone devenu objet d’histoire. Personne ne note qu’il ne prononce pas le mot ouvrier dans son appel à la mobilisation. L’univers de Bourdieu est l’univers du service public. Son intervention politique n’est pas très éloignée du projet d’une pédagogie rationnelle, demeuré à l’état d’abstraction, qu’il préconisait avec Jean-Claude Passeron dans Les héritiers (1964) et La reproduction (1970). Il définit ainsi pour les cheminots le projet politique qui consiste à « restituer…la définition éclairée et raisonnable de l’avenir des services publics »3. Il fait de la science le lieu central des luttes : « je pense en effet, dit-il pour conclure, qu’on ne peut combattre efficacement la technocratie, nationale et internationale, qu’en l’affrontant sur son terrain privilégié, celui de la science, économique notamment, et en s’opposant à la connaissance abstraite et mutilée dont elle se prévaut, une connaissance plus respectueuse des hommes et des réalités auxquelles ils sont confrontés »4. Cette adresse au peuple est admirable, à ceci près qu’elle s’adresse exclusivement au peuple du service public, le seul d’ailleurs à s’être mobilisé au cours de ce vaste mouvement social. Si Bourdieu évoque la précarité, c’est uniquement parce qu’elle commence à s’attaquer au service public.

Bourdieu, homme du service public

Comme on le voit, l’intervention de la gare de Lyon n’avait rien de révolutionnaire ; elle témoignait de l’émotion que le sociologue ressentait à se trouver au milieu d’une assemblée de grévistes qui lui ressemblaient au moins par leur appartenance au service public. Il continuait de proposer des solutions rationnelles et raisonnables, et à souhaiter qu’une plus grande place fût faite aux sciences sociales dans l’art de gouverner. Il annonçait, mais sans vrai prophétisme, car il continuait d’y répugner, une extension du mouvement à l’Europe et à l’ensemble de la société. Sur ce point, il se trompait : les grèves de 1995 ont plutôt constitué le chant du cygne d’une forme ancienne de mobilisation et non la préfiguration des luttes de l’avenir. Européen convaincu, et en cela proche des « élites » administratives qu’il fustigeait, il pensait que la France pouvait servir de modèle mobilisateur. C’était ignorer que le modèle du fonctionnariat français est unique, et que les forces idéologiques du nouveau capitalisme étaient en train de gagner la bataille de l’hégémonie culturelle. Il le pressentait sans doute, et c’est ce qui permet de comprendre sa fureur et son indignation morale ; mais il ne pouvait pas envisager d’autres formes de mouvement, qui ne passeraient plus centralement par la défense du service public, mais qui prendraient d’autres chemins, comme la mobilisation des précaires et des chômeurs. Peut-on assimiler l’engagement politique de Bourdieu à une forme d’hystérésis de l’habitus, son engagement tardif prenant inconsciemment l’aspect de formes traditionnelles de mobilisation, comme s’il continuait de penser les chemins de fer avec les images de La bête humaine de Zola et de celle de Jean Renoir à l’heure du TGV et de la transformation de l’usager en client ? Les années 1990 sont le théâtre d’une série de luttes économiques et symboliques, pour parler comme le sociologue, pour la définition légitime du métier de cheminot. L’exécutif de la SNCF a entendu substituer à un modèle fondé sur des principes de bureaucratie administrative, et sur un certain degré de cogestion avec les syndicats, un modèle de « management » totalement étranger à ses traditions d’entreprise et très largement importée de l’étranger. La confrontation a été violente et les transformations ont été lentes : il persiste toujours d’ailleurs des styles traditionnels, chez les conducteurs et les contrôleurs, qui s’accommodent assez mal avec le discours commercial de la SNCF. Le modèle ancien disparaît peu à peu. Le service public constitue peut-être le monde doxique de Bourdieu, un ensemble de schèmes qui suscite une forme d’adhésion préréflexive et qui se constitue sur le mode du cela va de soi : le facteur reste un élément civilisationnel au moment même où la communication électronique domine sans partage. La disparition de cet univers, qui s’est faite depuis le début des années 1990 avec une violence sociale sans précédent en France, comme l’ont montré en particulier les secteurs de la poste et des télécommunications, avait de quoi effrayer un homme dont la constitution intellectuelle et morale s’était développée au cœur du service public, au point de le conduire à croire qu’il occupait la totalité du monde social. Bourdieu ne pouvait pas, et aussi ne voulait pas, voir le changement qui s’esquissait. Il surestimait les capacités de résistance collective. Il n’était sans doute pas capable, du fait de son mode de vie personnel d’universitaire, l’adhésion grandissante des classes populaires à un modèle consumériste qui lui paraissait incongru. Comme son peuple était celui du service public, accoutumé depuis le développement de l’État-providence à une vie décente, il ne pouvait pas s’apercevoir qu’aux marges de ce monde, lui-même menacé mais encore relativement solide, se développaient des formes de vie bien différentes, faites de précarité et d’isolement culturel.

L’État comme espace de luttes

La sensibilité que Bourdieu a manifestée à l’égard du service public permet d’expliquer son rapport à l’État : il se distingue radicalement sous ce rapport d’un marxiste, pour lequel l’État n’est jamais que le bras armé du capital. Dans une intervention devant le congrès de la Confédération générale des travailleurs grecs en 1996, il précise que l’État est une « réalité ambiguë »5. On ne peut jamais, particulièrement dans les cas où son histoire est ancienne, l’assimiler à un pur instrument au service des dominants. Si le pouvoir peut être défini comme un champ, c’est qu’il bénéficie, comme tous les autres champs, d’une autonomie relative. De ce fait, il ne s’agit pas d’une réalité homogène qu’on pourrait définir comme un appareil, mais comme un espace de luttes au sein duquel s’affrontent perpétuellement une main droite et une main gauche. L’État porte en son archive la mémoire des luttes passées : ainsi le ministère du Travail est « une conquête sociale devenue réalité, même s’il, dans certaines circonstances, il peut être aussi un instrument de répression »6. Les ministères dépensiers s’opposent ainsi aux ministères budgétaires dont l’objectif principal semble être de tailler dans la demande des premiers. Bourdieu est ainsi progressivement conduit à mettre en place un véritable plan de défense de l’État, dont la tonalité générale est indissolublement liée à l’histoire particulière de l’État français. Dans ses propositions politiques, qui restent ordinairement à l’état d’abstraction et commencent souvent par « il faudrait », le sociologue entrelace deux thèmes : le premier reste implicite ; il s’agit du rôle paradigmatique de la France dans la montée de la résistance au fléau néolibéral.

Le modèle français a été au cœur de la construction théorique de Bourdieu depuis les origines, qu’il s’agisse du modèle éducatif ou du modèle culturel. Il en est de même du modèle politique, qui cumule l’ancienneté historique et l’ancrage solide de l’État-providence, conforté par le poids du service public dans la vie de la nation. « Par exemple, une des grosses différences entre la France et l’Angleterre, c’est que les Anglais thatchérisés découvrent qu’ils n’ont pas résisté autant qu’ils auraient pu, en grande partie parce que le contrat de travail était un contrat de common law, et non, comme en France, une convention garantie par l’État. Et aujourd’hui, paradoxalement, au moment où, en Europe continentale, on exalte le modèle de l’Angleterre, au même moment les travailleurs anglais regardent du côté du Continent et découvrent qu’il leur offre des choses que leur tradition ouvrière ne leur offrait pas, c’est-à-dire l’idée de droit du travail7. La France présente la caractéristique d’avoir une vraie main gauche de l’État et c’est à ce titre qu’elle peut prétendre à devenir le moteur politique et culturel des luttes du futur.

Le deuxième thème est franchement internationaliste, et constitue une originalité de l’intervention politique de Bourdieu, bien que l’euroscepticisme de la gauche de gauche se soit surtout développé après sa mort. C’est à l’Europe du mouvement social qu’il fait confiance pour combattre les régressions multiples dont le néolibéralisme est porteur. Et c’est dans la perspective d’un mouvement mondial qu’il voit l’horizon des nouvelles mobilisations. Bourdieu a toujours été passionné par l’Europe. Une de ses initiatives culturelles les plus originales a été le montage du projet européen de revue Liber. Revue internationale des livres, une entreprise collective qu’il a très largement portée de 1989 à 1994, avec le soutien du Collège de France, et où il a tenté de fédérer les artistes et les intellectuels de l’Europe de l’Ouest et de l’Est. Il n’y avait nul européocentrisme dans le projet : l’idée qui prévalait était celle de la garantie de l’autonomie du champ de la culture européenne face aux attaques des industries culturelles nord-américaines et de l’hégémonie idéologique dont elles étaient porteuses. Dans les dernières années du siècle, son ton se fit plus véhément et plus anxieux, mais l’orientation générale de son discours ne changea pas substantiellement.

De l’intellectuel de service public dans la France républicaine

L’intellectuel de service public s’est constitué dans les premières décennies de la Troisième République. L’émergence de la revendication d’un monopole de compétence professionnelle de la part des professeurs, et particulièrement des philosophes universitaires, est contemporaine des réformes républicaines du système d’enseignement, qui améliorent nettement les conditions d’exercice de l’activité  du fait de la forte croissance de l’offre, de l’amélioration sensible de la qualification professionnelle des enseignants et de l’arrivée sur le marché de l’édition d’un nombre important de nouveautés et notamment de produits pédagogiques, soutenus par la dynamique des réformes de l’enseignement. L’identification de la fonction universitaire à un corps de savoir technique et spécialisé contrevient à l’image dominante de l’intellectuel généraliste, du littérateur qui a des idées et qui les développe en société. La définition légitime de l’activité intellectuelle est l’objet d’un vif combat idéologique, comme en témoignent la querelle autour de la nouvelle Sorbonne et surtout l’affaire Dreyfus. Le combat est d’ailleurs le meilleur moyen pour les universitaires de constituer la question de la compétence certifiée comme objet central. Une telle démarche vise à la disqualification des pratiques du littérateur idéologue, qui verront dans l’émergence de ces dispositifs une menace pour leur activité.

La figure de Sartre, telle qu’elle a été définie par Bourdieu comme celle de l’intellectuel total, apparaît dans cette perspective comme une recomposition post-républicaine de l’activité philosophique. L’association étroite entre philosophie, journalisme et littérature, la sortie de l’Université, le retour au café au détriment du laboratoire et de la bibliothèque  et l’exigence d’écriture pratiquée dans l’urgence sont autant de composantes d’une attitude intellectuelle qui n’a plus de compte à rendre à l’institution républicaine. Dès les années cinquante, l’œuvre de Sartre, pourtant produite hors de l’université, prend une place non négligeable dans l’enseignement de la philosophie au lycée, comme en témoignent les références citées dans les manuels : ainsi l’ouvrage d’Armand Cuvillier compte dans son édition de 1953 27 références à l’auteur de L’Être et le néant alors que les auteurs classiques les plus canoniques ne dépassent pas la cinquantaine. Bien que les philosophes les plus reconnus des années soixante aient manifesté leur distance à l’égard du style d’intervention intellectuelle de Sartre, ils sont systématiquement sortis de leur univers professionnel pour se rapprocher de l’avant-garde littéraire et pour transformer les formes canoniques de l’exposition philosophique, ou, plus radicalement encore, l’objet même de leur discipline. La contradiction qui se fait jour entre le pédagogue au service exclusif d’un corpus, qui garantit son autorité, et le créateur qui ne se reconnaît pas de maître dans l’histoire disciplinaire érode progressivement la croyance en la solidité et la cohérence d’un univers professionnel dont la cohérence est l’effet de l’inscription dans l’espace républicain. L’humeur anti-institutionnelle se développe : les philosophes tendent à se reconnaître plus dans les marges que dans le sommet. La pensée subversive à l’égard de l’ordre établi a tendu à devenir une nouvelle norme professionnelle. Si Bourdieu s’est régulièrement tenu à l’écart de la tentation avant-gardiste qui a saisi un bon nombre de ses collègues, notamment dans la postérité immédiate de mai 1968, il a progressivement inclut la dimension transgressive au cœur de son personnage public dans la constitution d’un nouveau rapport au politique. Quelques gestes spectaculaires ne suffisent pas à transformer radicalement sa position. Le cours sur l’État (1889-1992, publié en 2012) aussi bien que les brefs adresses publiques rassemblées dans les deux volumes de Contre-feux (1998 et 2001) donnent du sociologue une image plutôt conforme à la définition « républicaine » de l’activité : défense constante de l’autonomie scientifique et de la liberté du professeur, opposition déterminée à l’intellectuel mondain et souci permanent de l’intérêt public. Tous ces éléments contribuent à inclure Bourdieu dans une filiation qui s’est constituée au début de la Troisième République dans une double référence à deux philosophes qui avaient vécu en marge des institutions de l’Etat, Auguste Comte et Charles Renouvier. L’auteur du Sens pratique (1980) n’a jamais été un intellectuel de parti. S’il a tempêté contre les énarques et contre le parti socialiste, il n’a jamais désespéré de la République.

Dans la typologie qu’il propose de l’engagement intellectuel anti-colonialiste, Pierre Vidal-Naquet se situe explicitement dans une filiation républicaine, en associant clairement sa propre action à la compétence professionnelle qu’il détient : « J’ai tenté de combattre la guerre d’Algérie en historien »8. On se souvient que l’auteur du Chasseur noir distingue, à l’occasion de son analyse de la lutte intellectuelle contre les guerres coloniales, trois types de position : les dreyfusards, parmi lesquels il se range, les bolcheviks et les tiers-mondistes. Les dreyfusards, qui sont souvent des universitaires, se déterminent par rapport à une tradition intellectuelle et en fonction d’une exigence de justice, mais pas en liaison avec un projet politique. Ils se préoccupaient, note Vidal-Naquet, plus des bourreaux que des victimes. À l’inverse, les bolcheviks se situent explicitement dans la logique du révolutionnaire professionnel et les tiers-mondistes ne sont pas situables en termes de modèle professionnel, bien qu’ils viennent souvent de l’univers journalistique, et qu’ils préfigurent sans doute l’engagement de type humanitaire. L’engagement de Pierre Vidal-Naquet montre bien comment le mode d’articulation républicain entre des principes, des compétences et un cadre d’action peut être réactivé dans des conjonctures historiques passablement différentes de celles du moment fondateur de la Troisième République.

Le cours sur l’État et Durkheim

Le cours sur l’État est l’occasion d’une comparaison constante entre sa propre position et celle de Durkheim pour ce qui est de leur relation à l’État. Il n’est pas indifférent que Bourdieu commence son cours par une référence à l’auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse. Il renvoie à la distinction qui est faite dans ce livre entre intégration logique et intégration morale. « L’État, tel qu’on l’entend d’ordinaire, est le fondement de l’intégration logique et de l’intégration morale du monde social »9. Si l’auteur du Cours ne s’arrête pas à cette définition, il n’en fait pas moins le point de départ de son investigation, en tant qu’elle fixe le consensus fondamental qui est la condition des conflits qui se développent dans le monde social. Bourdieu s’emploie, tout au long de sa démonstration, à ouvrir l’écart entre le sociologue de service public et l’État. Il y voit même une difficulté inhérente à la construction de cet objet particulier. Il rend pourtant hommage au sociologue d’État que fut Durkheim, et il met souvent ses pas dans les siens, en réactivant sa théorie de la religion et sa conception des formes primitives de classement pour construire son enquête sur la genèse des formes étatiques. « Un très beau texte de Durkheim identifie le sociologue à l’État. Il dit que, au fond, le sociologue fait ce que fait la connaissance du second genre selon Spinoza : il produit une vérité débarrassée de la privation liée à une particularité…Le sociologue, disait Durkheim, est celui qui est capable de se situer en ce point d’où les vérités particulières apparaissent comme particulières et il est donc capable d’énoncer la vérité des vérités particulières qui est la vérité tout court. Ce faisant, le sociologue est proche de l’État ; et ce n’est pas par hasard que Durkheim avait une vision dans laquelle le sociologue est spontanément un agent de l’État : il est celui qui met cette connaissance départiculariséee au service de l’État dont la fonction est de produire des vérités officielles, c’est-à-dire particularisées »10.

On mesure sans peine à travers la proximité presque affective avec Durkheim la distance qui sépare Bourdieu des théories marxistes de l’État. S’il est impossible, parce que dangereux pour une sociologie critique, de reproduire à l’identique le geste durkheimien, l’utilité de son travail, y compris lorsqu’il ne parle pas de l’État, est essentielle : l’État est l’incarnation du collectif ; il peut être défini comme un méta-champ qui englobe tous les champs. Une telle analogie est incontestablement liée à l’ancienneté et à la centralité de l’État en France. Un sociologue des États-Unis aurait très probablement un point de vue différent. Pour Bourdieu, les sciences sociales ont partie liée avec le Welfare State. Si le sociologue ne se considère plus à la fin du XXe siècle comme un agent de l’État seul capable d’exprimer le point de vue de l’État, très souvent pensé par Bourdieu sur le modèle du point géométral de Leibniz, le point de vue de tous les points de vue, il est l’héritier direct des luttes qui ont abouti à l’extension de sa « main gauche ». La sociologie a participé elle-même à la constitution de l’État, et l’ensemble des sciences sociales ont joué un rôle considérable dans la préparation d’un espace de possibilités pour qu’advienne l’État-providence. Elles ont partie liée avec l’entreprise de socialisation des risques, avec la constitution de problèmes comme problèmes publics sur lesquelles une réponse de la puissance publique est attendue. La sociologie a eu aussi une importance cruciale dans le fait que les femmes et les hommes ont cessé d’être considérés comme les responsables de leur propre malheur, de leur mauvaise santé ou de leur pauvreté. La discipline a donc partie liée avec la naissance et le développement d’un domaine public.

Des trois pères fondateurs de la sociologie (Marx-Durkheim-Weber), Durkheim est le plus cité dans Sur l’État. Là où l’on n’aurait pu attendre Weber, qui est évidemment présent avec les concepts de domination et de légitimité, c’est plutôt l’auteur des Leçons de sociologie qui s’impose. Le cours est sans doute le plus antimarxiste des ouvrages de Bourdieu. On peut voir dans ce retour à Durkheim la préoccupation constante de Bourdieu pour l’intérêt public tel qu’il est défini par les catégories de l’intervention publique. Ce qui inquiète le sociologue à la fin de la longue enquête sur la genèse de l’État, c’est la rapide déconstruction du socle sur lequel s’était bâti l’édifice républicain, qui est, bien qu’il ne le dise jamais puisqu’il se considère comme un miraculé du système, celui qui lui a permis d’arriver là où il est arrivé, au cœur de l’État universitaire français, quintessence du raffinement intellectuel de la puissance publique dans la longue durée. Le monde que décrit le sociologue critique est un monde de décombres : il est difficile d’y reconnaître les vestiges de ce que fut le long combat pour l’intérêt public dans l’histoire du pays. Ce qui est détruit en premier lieu, c’est la morale collective, la morale publique, d’une philosophie de la responsabilité collective. La fidélité au lexique durkheimien est frappante. L’association entre la sociologie, au moins en sa définition traditionnelle, et l’intérêt public est prise comme allant de soi. La tristesse de la conclusion n’est pas feinte. Le cours s’achève sur le paradoxe que constituent les sociologues qui contribuent consciemment au délitement de la puissance publique, alors que leur discipline est par définition du côté du collectif. Par définition, certes, mais uniquement si l’on se situe dans un paradigme durkheimien. Un individualiste méthodologique ou un théoricien du choix rationnel ne sont aucunement prédisposés à associer leur travail à une définition de la réalité des collectifs. Peu importe à Bourdieu.

Un Bourdieu déçu par la sociologie à la fin de sa vie

La coopération de certains sociologues avec le démontage de deux siècles de constitution d’un espace de pensée collectif apparaît à Bourdieu comme une trahison. « Mais il y a des gens, conclut tristement le maître du Collège de France, qui réalisent ce tour de force de faire une sociologie en contradiction avec les postulats centraux de la discipline, sociologie qui est du côté des démolisseurs, peut-on dire, de tout ce qui était associé au public, au service public, à cette forme d’universalisation par le public »11. Le Bourdieu de la maturité est un homme qui souffre, moins de l’opération de désenchantement du monde que d’une déception par rapport à la sociologie, qui n’a pas pu constituer sa force en l’alimentant à la source de la force du social, et qui semble contribuer joyeusement à sa propre annihilation.

Jean-Louis Fabiani est sociologue, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris). Il est notamment l’auteur de Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque (Paris, Seuil, 2016)

1 P. Bourdieu, Contre-feux, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, p. 7.

2 P. Bourdieu, « Contre la destruction d’une civilisation » (Intervention à la gare de Lyon lors des grèves de décembre 1995), ibid., p. 30.

3 Ibid., p. 32.

4 Ibid., p. 33.

5 P. Bourdieu, « Le mythe de la mondialisation et l’Etat social européen » (Intervention à la Confdération générale des travailleurs grecs à Athènes, en octobre 1996), ibid., p. 39.

6 Ibid., p. 38.

7 Ibid.

8 P. Vidal-Naquet, Face à la raison d’État. Un historien dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1989.

9 P. Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 15.

10 Ibid., pp. 70-71. Bourdieu fait allusion aux Leçons de sociologie d’Émile Durkheim, Paris, PUF, 1990 (1e éd. : 1922), pp. 79-141.

11Ibid., p. 583.

Texte de F. Poupeau_1

Lire Sur l’État de Bourdieu : aperçus libertaires

Notes issues du séminaire ETAPE du 31 mars 2017

Par Franck Poupeau

Slavoj Žižek dit quelque part que le problème d’une recomposition de la gauche n’est pas tant de prendre acte de la fin des imaginaires politiques de « l’État providence » ou, symétriquement du « socialisme réellement existant », mais de savoir quoi faire de l’imaginaire des social-démocraties. Ce texte est animé par la conviction que le cours de Bourdieu Sur l’État1, s’il ne résout pas la question, fournit des éléments de réflexion essentiels pour repenser la question politique. Ce que j’entends proposer ici, c’est en fait un itinéraire de lecture de sa sociologie, à travers quelques jalons scientifiques et politiques. Á l’image d’un Bourdieu défenseur des services publics des États socio-démocrates, il est tentant d’opposer une critique des pouvoirs, une volonté de repenser « le politique ». Mais le problème n’est peut-être pas de savoir si Bourdieu est plutôt un défenseur des services publics, version social-démocrate, ou s’il est, sur le fond, le porteur d’une « critique libertaire » plus rétive aux formes instituées d’autorité, quelles qu’elles soient, conforme à « l’humeur anti-institutionnelle » de sa génération. Comme toute fausse question, celle-ci appelle plusieurs réponses, ou non-réponses : d’abord par ce que l’on pourrait à la fois dire qu’il est l’un et l’autre, simultanément ou alternativement, et qu’il n’est ni l’un ni l’autre, parce que ses positions sont trop complexes pour être tranchées dans un camp, ou dans l’autre ; on pourrait aussi dire que la réflexivité de sa démarche lui interdit, comme une censure théorique, d’accepter pleinement toute assignation de ce genre. La lecture que je propose consiste plutôt à dire que cette alternative renvoie à une autre ligne de partage qui traverse l’œuvre de Bourdieu, une tension essentielle à sa démarche, entre la science et la politique.

Bourdieu-défenseur de l’État-providence et Bourdieu libertaire

Il est possible de commencer par examiner le positionnement de Bourdieu sur l’État. Défenseur de l’État-providence, il l’est sans aucun doute: des rapports sur l’enseignement des années 1980 à la critique de « notre État de misère »2, qui prélude à l’élaboration de Misère du monde en 1993, jusqu’à l’intervention à la gare de Lyon en décembre 1995, et même aux derniers textes d’analyse du néolibéralisme (Contrefeux 2, 2001) au tournant des années 2000. Á ces prises de position publiques, il faut cependant mettre en contrepoint le Bourdieu libertaire, celui qui grandit de l’autre côté de la frontière de la Guerre d’Espagne, qui se souvient des militants chassés par le franquisme qui traversent les Pyrénées, de sa mère qui les aide et de son père dont il décrit les dispositions « anarchistes » dans l’Esquisse pour une auto-analyse (Paris, Raisons d’agir, 2004, p.113) – on ne peut éviter de penser ici, de façon spéculative, à ce qui a sans doute pu contribuer à son hostilité à l’égard d’un vague type d’engagement en politique inspiré par le marxisme mais contrôlé par le Parti – ce même parti qui sacrifie les anarchistes à la répression franquiste.

Il y a d’autres indices, comme le texte de décembre 1981 où, après l’intervention pour Solidarnosc en 1981, Bourdieu affirme, contre la censure politique affichée du tout récent gouvernement socialiste de Mitterrand, la nécessité de « retrouver tradition libertaire de la gauche » (le texte se trouve là encore dans Interventions, pp.165-169). Ce n’était pas sa première hostilité aux appareils, à la critique desquels il consacrera certains de ses meilleurs textes dans les années 1980 : « La représentation politique » (1981), « La délégation ou le fétichisme politique » (1984), etc. (des textes que l’on peut trouver dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001) : il avait déjà, au tournant des années 1980, soutenu la candidature de Coluche, dont on peut encore apprécier la déclaration d’intention:

« Avis à la population

Coluche candidat

J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards, les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes, les Français, les chevelus, les fous, les travestis, les anciens communistes, les abstentionnistes convaincus, tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques à voter pour moi, à s’inscrire dans leur mairie et à colporter la nouvelle.

Tous ensemble pour leur foutre au cul avec Coluche

Le seul candidat qui n’a pas de raison de mentir »

(reprise dans Interventions, p. 162).

Dualité de Mai 68

C’est peut-être le cours texte qu’il écrit, dans la même période de basculement de la gauche, en mai 1983, sur l’ambiguïté de Mai 68, qui livre des indices essentiels de son intérêt pour ce qu’il appelle la « critique libertaire » :

« Mai 68 a pour moi deux visages. D’un côté, comme dans toutes les situations de crise où la censure sociale se relâche, le visage du ressentiment de bas clergé qui, dans l’Université, les journaux, à la radio, à la télévision, règle des comptes et laisse parler à voix haute la violence refoulée et les fantasmes sociaux. De l’autre, le visage de l’innocence sociale, de la jeunesse inspirée qui, entre autres choses par le refus de mettre des formes, met en question tout ce qui est admis comme allant de soi, produisant ainsi une extraordinaire expérimentation sociale dont la science sociale n’a pas fini d’analyser les résultats. Qu’est-il resté de ce grand ébranlement de l’ordre symbolique ? Dans le champ politique proprement dit, à peu près rien : la logique des appareils et des partis, que la critique libertaire n’avait pas épargnés, est mieux faite pour exprimer la rationalisation vertueuse des intérêts corporatistes que l’humeur anti-institutionnelle qui restera pour moi la vérité du rire de Mai. » (Interventions, p. 62)

Dualité de mai, ou « double vérité » de maints espaces de la vie sociale, dont l’analyse renvoie aussi à la double vérité de la trajectoire de Bourdieu, qui se décrit lui-même comme un « hérétique consacré », expression contradictoire qui renvoie bien à la dualité de sa vision de l’État telle qu’elle est exprimée dans le cours : l’État est une réalité double, à la fois instrument de domination et vecteur d’émancipation, de la même façon que l’action pédagogique, analysée dès ses premiers travaux sur l’éducation, est vue à la fois comme porteuse de violence symbolique et un instrument nécessaire de libération (par le savoir notamment). Bourdieu, pur produit de l’État français, fils de petit fonctionnaire devenu produit de l’excellence scolaire, qui doit penser la domination d’une institution, et d’un système social, qui l’a pourtant produit, et produit dans sa capacité à penser le système. Un État dont il affirme dans son cours au Collège de France, qu’il est à la fois instrument de domination et vecteur d’universalisation.

Assumer la tension de l’État

Cette tension de l’État, dans l’État et contre l’État, s’exprime après le cours dans le fameux texte de La Misère du monde sur « La main gauche et la main droite de l’État ». L’intérêt du cours sur l’État est de rappeler que Bourdieu la découvre aussi par la méthode génétique qu’il emploie, dans son élaboration d’un modèle de genèse de l’État, en particulier dans l’analyse de la constitution d’un État dynastique, de la maison du Roi à la Raison d’État – un moment bien antérieur à la lente et non linéaire apparition de l’État providence. Modèle génétique, où il s’agit de penser non l’origine, mais les variables permettant l’apparition de ce qui fait la spécificité de l’État : au sein du processus de différenciation des sociétés, sur lequel convergent les analyses de Marx, Durkheim et Weber (mais aussi, Polanyi ou Braudel), c’est l’apparition d’un processus de concentration de capitaux (militaire, fiscal, etc.) qui est corrélatif de l’apparition d’univers relativement autonomes – dont le champ économique, mais aussi, le champ bureaucratique. L’analyse de la genèse et de la structure du champ bureaucratique, que l’on retrouvera dans « Esprits d’État » (1994), un texte où est repris l’essentiel des deux premières années du cours, met en scène l’apparition d’un groupe dont l’intérêt à défendre l’universel est conforme à leurs intérêts propres. Cette vision de processus paradoxaux à l’origine de la dynamique des champs et, en particulier de la dynamique de l’État moderne, n’est pas tant une référence à la dialectique hégélienne des « ruses de la raison » que Bourdieu a pu utiliser pour penser l’international, que post-kantienne – le Kant du « projet de paix perpétuel » qui valorise « l’insociable sociabilité », à la suite de Rousseau et… Pascal (voir les Méditations pascaliennes de 1997, qui est un livre sur la violence symbolique). Elle ouvre sur des considérations très pessimistes sur l’État, toujours suspect de basculer dans la corruption et l’oppression – monopole de la violence physique et symbolique légitime.

Telle est la tension qu’il faut penser pour penser l’État : un mal, mais un mal nécessaire (?), un instrument de domination qui peut, sous conditions, ou sous certaines fins, se convertir en instrument d’émancipation. Cette tension traverse le mouvement scientifique de Bourdieu lui-même : entre le marxisme dont il faut retenir l’analyse des rapports de force sans tomber dans le matérialisme aveugle aux rapports de sens, et le spontanéisme dont il faut accompagner la critique (libertaire) sans oublier les conditions sociales d’accès à la politique et à la construction d’alternatives organisationnelles. Cette tension explique sans doute pourquoi Bourdieu ne finit pas le cours sur l’État, et qu’il transforme ses analyses de l’État comme producteur du « marché du logement » (1988), en une critique de l’économie. Assumer cette tension, c’est sans doute assumer aussi la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, d’une théorie générale de l’État, et plus largement du politique, autour de laquelle tourne, inlassablement, la philosophie critique contemporaine (Butler, Laclau, Mouffe, Žižek, etc.). Le cours sur l’État offre, en creux, une façon de repenser cette contradiction.

Franck Poupeau est sociologue, directeur de recherche au CNRS ; il est notamment co-éditeur de deux ouvrages posthumes de Pierre Bourdieu : Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique (Marseille, Agone, 2002) et Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) (Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012).

1 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

2 Voir Pierre Bourdieu, Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique, textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Marseille, Agone, 2002.

Texte de F. Poupeau_2

Pierre Bourdieu et l’impensé de l’État colonial

Contribution au séminaire ETAPE du 31 mars 20171

Par Franck Poupeau

Nous sommes pénétrés par la pensée d’État, répète plusieurs fois Pierre Bourdieu dans son cours au Collège de France Sur l’État2. Mais curieusement, alors qu’il mobilise, pour penser cette notion impensable, les acquis de la plupart de ses enquêtes passées, il ne fait pas référence à l’État colonial français, dont il a pourtant vu les effets en Algérie : regroupement de plus de 20% de la population dans des camps de déplacés ; intrusion d’une logique marchande garantie par l’administration coloniale dans l’économie précapitaliste ; et donc destruction des structures de la société traditionnelle produisant notamment la transformation des paysans en sous-prolétaires dans les faubourgs des grandes villes3.

Il y a bien quelques allusions dans le fil du cours : « on ne peut pas comprendre la logique spécifique du colonialisme français et de la décolonisation, qui a pris des formes particulièrement dramatiques, si on ne sait pas que la France, du fait de la particularité de son histoire, du fait de la particularité de sa Révolution, s’est toujours pensée comme porteuse d’un universel4 ». Mais la présence de l’État français, dans ce contexte de domination coloniale, reste véritablement hors du cadre d’analyse de Pierre Bourdieu, qui y est pourtant arrivé en tant qu’appelé du contingent et y est resté en tant qu’enseignant à l’Université d’Alger5. Cette absence, ou cette présence invisible autour du cours sur l’État, interroge de toute évidence l’impensé d’une sociologie qui a fait de l’analyse de l’impensé une des conditions de la pensée scientifique du monde social. Il ne s’agit pas ici de dénoncer, comme le font les théories postcoloniales6, la sociologie comme relevant d’un « inconscient impérial et occidental », mais de voir au contraire dans quelle mesure l’analyse de la domination coloniale constitue la matrice à partir de laquelle Bourdieu construit un modèle d’analyse de l’État « universel », dont l’Europe et en particulier la République française, s’est fait le représentant auto-proclamé.

Si le projet bourdieusien de reconstituer l’invention de l’État par-delà les pièges de la pensée d’État ne relève pas d’une interprétation univoque, n’est-on pas condamné à rester dans le cercle du pur commentaire, à moins de le défaire par un simple acte de rupture et de contestation de la parole professorale ? Ou n’est-on pas tenté de revenir au sens d’un acte d’enseignement inaugural et magistral, qui a fonctionné comme une maïeutique, une ouverture à d’autres possibles intellectuels, scientifiques et politiques – de retrouver cette liberté permise par la volonté pédagogique de transmettre un métier ou une posture plus que des thématiques ou des topos, qui caractérisent une discipline en quête de légitimité scientifique comme la sociologie ? Même si une fois cela dit, on échappe difficilement à cette « conscience malheureuse » du disciple, écrivait Derrida dans son texte sur Foucault7, lorsqu’il commence non à contester mais « à proférer le dialogue interminable et silencieux qui le constituait en disciple ». Et s’il s’agit, ici aussi, de « commencer à parler », ce n’est pas tant pour découvrir que « comme la vraie vie, le maître est peut-être toujours absent », mais pour restituer la présence tout à la fois insistante et fugace de la parole vive, qui s’efface devant chaque tentative de remettre en chantier la volonté de savoir sociologique, et qui ramène à une indiscipline première, et fondatrice.

Il s’agit ici d’opérer un travail de déconstruction de cet impensé d’État qui œuvre au cœur même de la pensée de Pierre Bourdieu sur l’État : non pour le ramener aux contradictions d’un inconscient colonial, ni pour le soumettre aux impératifs normatifs érigés a posteriori par une science sociale soucieuse de pureté académique, ou pour le passer au crible d’une critique postcoloniale de la sociologie comme expression de la « pensée occidentale8 » ; mais pour tenter de cerner, au cœur de l’ambition de produire une sociologie de l’État, de sa genèse et de son efficace propre, les conditions mêmes d’une pensée sur l’État et de son surgissement. Il faut alors reprendre le texte en tentant de cerner cet impensé bien particulier, qui renvoie d’abord à l’État colonial mais sans doute aussi, au principe même de tout État.

En partant de l’hypothèse selon laquelle le projet de Pierre Bourdieu renvoie à l’exploration d’un rapport impensé à l’État colonial dans la pensée d’État, il s’agira donc de poser une série de questions à propos du projet de sociogenèse de l’État élaboré dans le cours. Premièrement, cette élaboration d’une sociologie de la pensée d’État a-t-elle la signification que l’on veut lui bien assigner à la lecture du cours de Bourdieu, et surtout la signification même que Bourdieu lui-même lui assigne ? L’impensé auquel renvoie Bourdieu est-il bien cet impensé d’État dont il parle ? Et est-ce bien à un autre impensé d’État qu’il renvoie lorsqu’il tente de penser l’État ou, plus exactement, est-ce bien l’État pensé par Bourdieu dont il est question dans cet impensé d’État rencontré au cours du projet sociologique? L’impensé d’État dont il parle n’est-il pas bien plus l’impensé du sociologue élaborant une théorie de l’État à partie d’une analyse de la domination coloniale ?

En restituant la sociologie dans son contexte historique, qui ne se réduit pas à la période éditée du tournant des années 1980-1990 mais qui incorpore l’histoire sédimentée dans le champ sociologique du moment, et qui définit l’espace du possibles scientifiques du sociologue, il faudra voir aussi si le projet de penser l’État s’épuise dans le projet sociohistorique de reconstituer l’invention de l’État : l’amnésie de la genèse que le cours entreprend de retracer concerne-t-il la genèse de l’État dont le cours présente un modèle ou, plus exactement, sa sociogenèse pour reprendre le concept d’Elias que Bourdieu commente largement ? Ne concerne-t-elle pas plus profondément l’amnésie de la genèse elle-même et le rapport lui-même impensé du sociologue face à la pensée d’État ? Il faudra revenir ici sur un aspect de cette entreprise menée par Bourdieu dans son cours, qui est trop complexe, trop ambitieuse, trop démesurée peut-être, pour se laisser ramener à un unique projet, à une seule signification : et en commenter seulement certains aspects, non pour le « dépasser », le « compléter » ou en « dévoiler » les présupposés, mais pour en retrouver une signification peut-être moins évidente qu’il n’y paraît, qui touche au partage de la pensée d’État et de son impensé, et qui révèle les ressorts profonds du travail sociologique.

1. « Raison des effets » de la domination coloniale

On peut partir d’une remarque incidente de Pierre Bourdieu, une remarque faite presque en passant, lors de la troisième année du cours : « tout ce que je raconte depuis des années est un long commentaire de la formule ‘’République française’’9 », cette réalité dont il rappelle qu’elle est symbolisée par le sigle RF, le drapeau, le buste de Marianne, le président de la République. La République française, laïque et universaliste, coloniale et nationaliste à la fois10. Cette remarque sur la République française situe d’emblée un point sensible : ce que la République définit, est aussi ce qu’elle exclut et rejette comme son autre. Si être français c’est se situer dans cet espace symbolique, le devenir c’est en passer le seuil, saluer le drapeau, chanter l’hymne national, reconnaître l’autorité de l’État et de ses représentants. On le voit lors d’un acte de « naturalisation », tel qu’il est étudié par Abdelmalek Sayad : l’immigration est une introduction privilégiée à la pensée de l’État11.

La particularité d’un État colonial est justement de donner la nationalité française aux résidents des territoires conquis, mais sans forcément leur en donner la citoyenneté, ni les droits qui y sont associés. Ainsi le Sénatus-consulte édicté le 14 juillet 1865 pour l’Algérie coloniale définit-il le statut civique des musulmans : « l’indigène musulman est français, néanmoins, il continuera à être régi par la loi musulmane ». Jusqu’à l’ordonnance du 7 octobre 1944, les indigènes musulmans ne peuvent être citoyens que s’ils renoncent à leur statut personnel coranique12. Dans son premier texte sur « Le choc des civilisations », paru en 1959, Bourdieu s’attarde sur le Sénatus-consulte dont il explique qu’il agissait comme une loi foncière et qu’il répondait à un objectif de restructuration des sols et de désorganisation des tribus, perçues comme des obstacles à la « pacification ». L’action de l’administration coloniale est présentée comme un mouvement de « dépossession foncière » qui a fait « disparaître les unités sociales traditionnelles (fraction et tribu) pour les remplacer par des unités administratives abstraites et arbitraires, les douars, transposition approximative de l’unité municipale métropolitaine13 ». Le mot État n’est pas employé, mais dans Sociologie de l’Algérie, il écrit de cette période que « entre les années 1830 et 1880, l’État s’efforce d’installer des colons sur les terres qu’il accapare, achète ou libère14 ».

L’État en question dans ce dernier texte est l’État français « métropolitain » pourrait-on dire, ce n’est pas l’État colonial, au sens sociologique du terme défini par Georges Steinmetz15 : les colonies étaient des territoires dont la souveraineté était accaparée par une puissance politique extérieure, et qui sans posséder le statut juridique formel d’État, constituaient « des institutions permanentes et coercitives exerçant un monopole relatif de la violence sur des territoires définis ». Autant préciser ici qu’il y a une spécificité de l’Algérie française : les colonies sur la côte d’Afrique du Nord deviennent des départements français à partir de 1848, diminuant ainsi les prétentions souverainistes des gouvernements coloniaux sur place. De ce point de vue, la proximité géographique de l’Algérie redouble le projet assimilationniste français, si l’on pense à l’administration indirecte et à l’éloignement des colonies allemandes ou anglaises par rapport à leurs métropoles respectives16.

On peut voir que Bourdieu n’ignore pas la façon dont l’État français a modelé les sociétés colonisées, avec les douars par exemple – ce sera un des points clés de l’analyse, sur lequel il faudra revenir (Cf. infra point 3). On peut se contenter de remarquer ici qu’il n’est pas surprenant que Pierre Bourdieu ne pense pas l’Algérie française sous la catégorisation d’État colonial : d’une part, parce que l’Algérie était formellement l’assemblage de trois départements français17 ; et d’autre part parce que, contrairement à la notion de « situation coloniale » théorisée en 1955 par Georges Balandier18, celle d’État colonial n’était pas  encore formulée : la question de sa spécificité ne se posait même pas, le colonialisme étant perçu comme une simple transposition des formes de l’État occidental sur les sociétés étrangères19. Les travaux des néo-wébériens sur la diversité des modes d’administration coloniaux, selon lesquels les intérêts économiques et politiques de l’État métropolitain déterminent la forme des institutions de l’État colonial, sont largement postérieurs non seulement aux travaux de Bourdieu sur l’Algérie, mais aussi à son cours sur l’État20. Il est cependant curieux de constater que Bourdieu, intégrant une logique culturelle aux analyses de la déstructuration économique des sociétés traditionnelles21, n’a pas tenté de comprendre, à cette époque « la logique socioculturelle de la formation de l’État », telle que l’ont permis, selon Daniel Goh, les cultural studies  par la suite : « ces travaux ont en commun l’idée que les représentants officiels des pays occidentaux ne sont pas seulement allés s’installer dans les colonies avec des projets visant à développer une politique fondée sur l’intérêt, mais qu’ils ont aussi apporté avec eux des représentations concernant les sociétés indigènes22 ». L’urgence de la violence guerrière, et de ses effets destructeurs sur la société coloniale, explique sans doute la mise en suspens de la réflexion sur les aspects culturels de la situation.

Il y là une différence de perspective : les travaux de Pierre Bourdieu sur l’Algérie étudient la situation coloniale comme la rencontre entre deux économies, à partir desquelles sont prises en compte les caractéristiques « culturelles » qui en conditionnent le fonctionnement. Cette analyse des effets de l’économie capitaliste sur l’économie précapitaliste se focalise ainsi sur la désagrégation de la société traditionnelle et pas seulement sur le fonctionnement de l’administration coloniale : Bourdieu ne s’intéresse pas à la situation coloniale en tant que domination étatique mais aux « effets de domination », concept qu’il reprend à François Perroux23. Effets de déstructuration, on l’a dit, au niveau socio-spatial des camps de regroupement étudiés dans Le Déracinement ; au niveau du rapport au travail et au temps chez les sous-prolétaires algériens de Travail et travailleurs en Algérie ; et plus largement, dérèglement généralisé de l’économie symbolique de la société colonisée (honneur, parenté, temps, etc.). Il ne s’intéresse donc pas à ce qui constitue l’unité de la situation coloniale : l’emprise d’un État qui s’exerce de part et d’autre de la Méditerranée, en France et en Algérie, et qui revêt peut-être des formes spécifiques dans les territoires périphériques.

Mais le fait qu’au moment où Pierre Bourdieu enquête en Algérie la question de l’État ne se pose pas en tant que telle ne suffit pas, toutefois, à expliquer pourquoi il n’utilise pas cette expérience de l’administration coloniale pour penser l’État par la suite. Il faut donc en chercher la clé ailleurs, au croisement de ses textes et de sa trajectoire, ou de l’espace du pensable qui s’offrait à lui, dont il ne cessait de « penser les limites » : notamment dans l’imposition d’un ordre culturel dominant sur la société paysanne française.

2. Villages et paysans : Kabylie et Béarn

Dans son texte « Pour Abdelmalek Sayad », issu d’une conférence prononcée en 199824, Bourdieu évoque ses relations avec le sociologue algérien, en termes très forts : il compare leur relation de compréhension silencieuse avec celle qu’il avait avec son propre père, alors que Sayad, de trois ans son cadet, a été successivement son étudiant, son informateur principal, son guide de terrain, puis son co-auteur, à partir de 1958. Il dit l’avoir emmené dans son village des Pyrénées, où il menait l’enquête sur les causes du célibat des aînés des familles paysannes : « il avait compris aussitôt, m’aidant ainsi à le comprendre moi-même, comme en d’autres temps Yvette Delsaut, les racines de mon intérêt pour les paysans kabyles ».

Le mot « racines » n’est pas anodin ici25 : plus tôt dans le texte, il est fait allusion à des « causes », il aurait pu s’agir tout aussi bien de « raisons », mais les « racines », renvoient à quelque chose de plus profond, de plus « enraciné » chez un intellectuel qui se dit parfois lui-même « déraciné ». Et plus loin, il retrace le travail de Sayad, sur l’émigration et l’immigration, en évoquant ce qui fait que l’émigré-immigré n’est « ni ici ni là, ni d’ici ni de là-bas » : « le plus déterminant, le plus insurmontable peut-être, c’est la pensée de l’État, ce système de catégories de perception et d’appréciation incorporé qui impose une grille nationale (et nationaliste) sur tout le perçu et qui renvoie l’émigré-immigré à l’étrangeté, à l’altérité, notamment lorsque, pour une infraction quelconque aux règles de la bienséance qui s’imposent aux non-nationaux, toujours menacés d’apparaître comme des intrus, il rappelle à ses ‘’hôtes’’ son statut d’étranger ».

Ce n’est pas la seule fois où Bourdieu évoque cet impensé d’État lié à l’immigration, thématique largement reprise et développée par Sayad dans un texte de 199626 : la science reprend souvent sur l’immigré les présupposés ou les omissions de la vision officielle, écrit Bourdieu dans un autre texte27, où il précise que l’immigré « oblige à repenser de fond en comble la question des fondements légitimes de la citoyenneté et de la relation entre l’État et la Nation ou la nationalité. Présence absente, il oblige à mettre en question non seulement les réactions de rejet qui, tenant l’État pour une expression de la Nation, se justifient en prétendant fonder la citoyenneté sur la communauté de langue et de culture (sinon de « race ») mais aussi la ‘’générosité’’ assimilationniste qui, confiante que l’État, armé de l’éducation, saura produire la Nation, pourrait dissimuler un chauvinisme de l’universel. Entre les mains d’un tel analyste [Sayad], l’immigré fonctionne, on le voit, comme un extraordinaire analyseur des régions les plus obscures de l’inconscient ».

La grille nationale imposée conduit le chercheur à analyser les phénomènes comme des faits nationaux, et à les mettre en relation, au mieux, sur un mode comparatiste. Il faut alors revenir aux textes de Bourdieu sur l’Algérie pour voir ce qui échappe à la compréhension ordinaire de ses enquêtes sur les paysans kabyles et sur le célibat en Béarn. Il n’y a pas de « comparaison », méthodique et suivie, sur des critères déterminés (types d’activité, indicateurs économiques, systèmes de parenté, etc.) 28, mais un lien bien plus fort, presque un entrelacement des textes et des thèmes. Kabylie et Béarn, pensés ensemble, permettent de sortir du cadre « national » dans lequel la pensée d’État enferme le chercheur – l’ethnologue et le sociologue tout à la fois. Pensés ensemble : non pas la Kabylie pensée à partir du Béarn, ou le Béarn retrouvé après la Kabylie, comme on l’a souvent dit, mais Kabylie et Béarn pensés ensemble et simultanément, le Béarn dans la Kabylie, et inversement29, dans un travail de « dénationalisation » des catégories d’analyse et de la violence symbolique qui affecte les deux situations30. Evoquant dans « Entre amis31 » son rapport aux objets traditionnel de l’ethnologie en Algérie, Bourdieu dit ainsi : « il faudrait évoquer également le travail que j’ai mené sur les paysans kabyles et ceux du Béarn. Pourquoi le Béarn ? Pour éviter de tomber dans le travers de l’ethnologue attendri, émerveillé par la richesse humaine d’une population injustement méprisée, etc., et mettre entre moi-même et mes informateurs cette distance que permet la familiarité. Il m’est arrivé souvent, en face d’un informateur kabyle, de me demander comment, dans une pareille situation, aurait réagi un paysan béarnais32 ».

Les dénominations elles-mêmes sont révélatrices : des « informateurs », et non des « enquêtés », terme banalisé aujourd’hui en sciences sociales. La « distance objectiviste » créée par le rapport d’extériorité avec les situations les plus familières, comme le bal, ne conduit pas à traiter les faits sociaux comme de pures « choses », des « objets d’enquête », elle a un pendant affectif et subjectiviste : on a des informateurs lorsqu’on cherche à mieux connaître un monde où l’on a déjà pénétré, un monde auquel les interlocuteurs donnent forme, de l’intérieur – ils l’in-forment. Cette relation affective, Bourdieu la relève lorsqu’il se réfère au texte qu’Yvette Delsaut lui avait consacré, et qu’il rapprochait du regard de Sayad sur son Béarn natal : elle « avait écrit un texte à mon propos, où elle disait très justement que l’Algérie est ce qui m’a permis de m’accepter moi-même. Le regard d’ethnologue compréhensif que j’ai pris sur l’Algérie, j’ai pu le prendre sur moi-même, sur les gens de mon pays, sur mes parents, sur l’accent de mon père, de ma mère, et récupérer tout ça, sans drame, ce qui est un des problèmes de tous les intellectuels déracinés, enfermés dans l’alternative du populisme ou au contraire de la honte de soi liée au racisme de classe. J’ai pris sur des gens très semblables aux Kabyles, des gens avec qui j’ai passé mon enfance, le regard de compréhension obligé qui définit la discipline ethnologique. La pratique de la photographie, d’abord en Algérie, puis en Béarn, a sans doute beaucoup contribué, en l’accompagnant, à cette conversion du regard qui supposait – je crois que le mot n’est pas trop fort – une véritable conversion33 ». Pratique de la photographie initiée en anthropologie – ce n’est pas un hasard –, par Margaret Mead, dont Bourdieu avait fait la lecture au moment où il écrivait la première édition de Sociologie de l’Algérie en 195834, et dont il publiera des extraits dans les Actes de la recherche en sciences sociales quelques années plus tard.

Si l’empreinte de l’anthropologie culturaliste disparaîtra dans les éditions ultérieures de Sociologie de l’Algérie35, il est bien connu que l’expérience algérienne a été décisive dans la formation de Bourdieu, comme il l’écrit lui même à plusieurs reprises : « revenu d’Algérie avec une expérience d’ethnologue qui, menée dans les conditions difficiles d’une guerre de libération, avait marqué pour moi une rupture décisive avec l’expérience scolaire36 ». Par expérience scolaire, on peut bien évidemment comprendre le « biais scolastique » associé à une certaine posture philosophique37, ainsi que l’objectivisme structuraliste examinant les sociétés dites « froides » comme en surplomb. Mais on peut aussi lire dans ce terme, la référence à deux expériences proprement scolaires : l’arrivée en classe préparatoire au lycée Louis Legrand à Paris, et le passage par l’internat au lycée de Pau, dans lesquelles s’exprime, à chaque fois, le sentiment de n’avoir jamais été réellement à sa place, comme une expérience du déracinement38 – mais aussi, sens doute, la résolution de maîtriser les codes dominants que les « colonisés de l’intérieur » subissent généralement.

Dans l’Esquisse pour une auto-analyse, Bourdieu évoque ainsi les particularités de son habitus liées aux particularités culturelles de sa région d’origine qu’il a « mieux perçues et comprises par analogie avec [ce qu’il lisait] à propos du ‘’tempérament’’ de minorités culturelles ou linguistiques comme les Irlandais39 ». Des minorités dont les spécificités sont niées par le processus d’invention de l’État : telle était la fonction assignée à l’École et à l’Armée sous la Troisième République40. L’Armée, à la conquête de l’Algérie41 ; l’École, qui met Bourdieu sur la voie d’un autre « avenir probable », celui des « sur-sélectionnés42 », au prix d’un écart social avec son milieu d’origine43. Ainsi lorsqu’il évoque « le contraste, immense, entre le monde de l’internat et le monde, normal, parfois même exaltant, de la classe », c’est pour y retrouver « d’un côté l’étude, les internes venus des campagnes ou des petites villes des environs […] » et « de l’autre, la classe, avec les professeurs dont les observations et les interpellations les plus éprouvantes – le passage au tableau, en mathématiques – avaient, surtout chez les femmes, une sorte de douceur affectueuse, inconnue de l’internat, mais aussi les externes, sorte d’étrangers un peu irréels, dans leurs vêtements apprêtés […] qui tranchaient avec nos blouses grises, et aussi dans leurs manières et leurs préoccupations, qui évoquaient toute l’évidence d’un monde inaccessible44 ». Et de poursuivre : « J’ai retrouvé, beaucoup plus tard, à la khâgne de Louis-le-Grand, la même frontière, entre les internes, provinciaux barbus aux blouses grises ceinturées par une ficelle, et les externes parisiens, qui impressionnaient beaucoup tel prof de français de petite origine provinciale et avide de reconnaissance intellectuelle par les élégances bourgeoises de leur tenue autant que par les prétentions littéraires de leurs productions scolaires45 ». Un rapport colonial qui ressurgit, entre le centre et la périphérie, intérieur et non extérieur à la métropole cette fois.

Le retour sur la dualité de ces expériences scolaires l’amène à comprendre que sa « très profonde ambivalence à l’égard du monde scolaire s’enracinait peut-être dans la découverte que l’exaltation de la face diurne et suprêmement respectable de l’école avait pour contrepartie la dégradation de son envers nocturne, affirmée dans le mépris des externes pour la culture de l’internat et des enfants des petites communes rurales » avec lesquels il partageait « entre autres choses, le déconcertement et le désarroi éprouvés devant certains faits de culture46 ». Ce qu’il appellera une « tension entre les contraires, jamais résolue dans une synthèse harmonieuse47 », est justement au cœur de sa théorie de l’invention de l’État.

3. Une réalité à double face

Bourdieu a en effet clairement conscience de la façon dont l’État français a remodelé la société « traditionnelle » depuis le XIXe siècle – les travaux ne manquent pas sur le sujet48. Il le mentionne de façon indirecte dans le cours – et c’est dans doute un avantage de l’oral par rapport au contrôle de l’écrit, que de faire surgir des associations d’idées liées à cet impensé d’État –, à un moment particulièrement révélateur, lorsqu’il aborde la double face de l’État, domination et intégration, monopolisation et unification49 : il ne s’agit pas d’une antinomie « entre deux théories » – à savoir la théorie marxiste contre la théorie républicaniste –, mais d’une antinomie « inhérente au fonctionnement même de l’État » : l’État moderne est à la fois progrès vers l’universalisation (dé-particularisation, etc.) et vecteur de la monopolisation de ce même universel (concentration du pouvoir). Et Bourdieu d’ajouter : « Dans une certaine mesure, on pourrait dire que l’intégration – qu’il faut entendre au sens de Durkheim, mais aussi de ceux qui parlaient de l’intégration de l’Algérie […] – est la condition de la domination ». Il cite l’unification culturelle comme condition de la domination culturelle, l’unification du marché linguistique qui « crée le patois, le mauvais accent, les langues dominées », de la même façon que l’unification du marché des biens symboliques explique le célibat (dans l’article « Reproduction interdite50 ») Cette idée d’un processus d’unification qui est en même temps processus d’universalisation, que Bourdieu présente comme une rupture avec Weber et Elias, renvoie à la construction d’un espace social unifié, lié à l’État comme « détenteur d’un méta-capital permettant de dominer partiellement le fonctionnement des différents champs ». Cette unification d’un espace homogène et départicularisé se fait par rapport à un lieu central, qui « atteint sa limite dans le cas français », et qui tend à substituer, dans la constitution des groupes, les relations territoriales (jus loci) aux relations personnelles et de parenté (jus sanguinis). Il est significatif que Bourdieu évoque ici la Kabylie et le conflit entre les principes d’unification clanique et territorial51.

Il explique ainsi son exemple : « le village [c’est le village de Sayad] sur lequel j’ai travaillé était composé de deux clans à base agnatique : tous les membres se pensaient comme descendants d’un même ancêtre, comme cousins – les termes d’adresse étaient des termes de parenté –, ils avaient en commun des généalogies plus ou moins mythiques ; en même temps, l’unité village rassemblait ces deux moitiés en une unité à base territoriale et, donc, il y avait une espèce de flottement entre ces deux structures. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre parce que, transportant dans mon inconscient la structure locale, je n’étais pas clair sur cette unité territoriale – le village – qui, finalement, n’existait pas. A côté de la famille, du clan et de la tribu, l’unité village était un artefact qui finissait par exister comme conséquence de l’existence de structures bureaucratiques – il y avait une mairie… Dans beaucoup de sociétés, on a encore ce balancement entre deux formes d’appartenance, l’appartenance à un groupe lignager et l’appartenance à un lieu. L’État instaure donc un espace unifié et fait prédominer la proximité géographique par rapport à la proximité sociale, généalogique ». Bourdieu a donc très bien conscience du fait que la « société traditionnelle » est un produit de la domination coloniale, comme le montre le passage déjà cité sur le village algérien, dont il avoue avoir eu du mal à comprendre que cette unité administrative française « finalement, n’existait pas », qu’elle était « un artefact qui finissait par exister comme conséquence de l’existence de structures bureaucratiques » transportées de la métropole vers la colonie.

Á cet exemple succède un développement sur l’unification de l’État national et l’enseignement obligatoire – l’École étant un instrument d’intégration qui permet la soumission –, puis un autre exemple d’unification du marché matrimonial, résumé de la colonisation des campagnes françaises. Il évoque alors le phénomène du célibat des hommes en Béarn comme « incarnation de l’unification du marché des biens symboliques sur lequel circulent les femmes52 ». Le marché local protégé était annexé au marché national, par l’école et les médias notamment. Et d’évoquer, de nouveau, l’Algérie : « la soumission et la dépossession ne sont pas antagonistes à l’intégration, elles ont l’intégration pour condition. Ce mode de pensée un peu tordu est difficile parce qu’on a tellement l’habitude de penser l’intégration comme le contraire de l’exclusion : on a du mal à comprendre que, pour être exclu comme pour être dominé, il faut être intégré. Si on prend l’exemple de la lutte ‘’Algérie française’’, pourquoi les plus défavorables à l’intégration sont-ils devenus à un certain moment intégrationnistes ? C’est parce que pour dominer les Arabes, il fallait les intégrer et en faire des ‘’bougnoules’’, des dominés racialement méprisés53 ».

Le projet réflexif de Pierre Bourdieu

Il n’y a donc pas « deux Algéries » dans l’œuvre de Bourdieu, mais une réalité double de l’État : intégration et domination, unification et monopolisation. Cette double réalité qui fait que Bourdieu n’aurait pu devenir ce qu’il est devenu, sans avoir été en quelque sorte « arraché » à son milieu d’origine, par l’école française et la réussite scolaire puis universitaire. Certes, Pierre Bourdieu n’a pas été jusqu’à dire : c’est l’État républicain, laïc et universaliste, qui est colonial dans son principe54. Un État colonial qui se love au cœur du projet d’émancipation égalisateur et homogénéisateur, qui en est l’envers et le double, ou plus encore : la condition de possibilité. Et l’échec algérien est justement celui du modèle laïc et républicain55, dont Pierre Bourdieu est le produit, à la fois miraculé scolaire et révolté.

Au terme de cette lecture, il apparaît que l’impensé de l’État colonial apporte un autre éclairage sur le projet réflexif de Pierre Bourdieu lui-même, et sur l’entreprise d’auto-socioanalyse qu’il mènera par la suite dans les années 1990. C’est peut-être aussi pour cela qu’à part quelques articles ou conférences, l’analyse de l’État reste inachevée et impubliée, à l’état de cours, dont il a extrait la dimension la plus « objective » : le modèle sociohistorique et l’analyse du double processus de monopolisation et de division du travail de domination qui accompagne l’invention de l’État56. Le projet réflexif fait apparaître, dans sa structure même, cette remontée du champ académique (philosophique, puis sociologique), jusqu’aux schémas les plus impensés qui incarnent la réalité double de l’État : de l’Algérie coloniale au Collège de France, comme les deux faces d’une même réalité.

Franck Poupeau est sociologue, directeur de recherche au CNRS ; il est notamment co-éditeur de deux ouvrages posthumes de Pierre Bourdieu : Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique (Marseille, Agone, 2002) et Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) (Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012).

1 Ce texte est la version française d’un texte publié en anglais : « Pierre Bourdieu and the Unthought Colonial State », in The Oxford Handbook of Pierre Bourdieu, Thomas Medvetz and Jeffrey J. Sallaz (eds.), Oxford (UK), Oxford University Press, 2018.

2 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

3 Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement, La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964.

4 P. Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 562-563. Voir aussi Pierre Bourdieu « Deux impérialismes de l’universel », in C. Fauré et T. Bishop (éds), L’Amérique des français, Paris, Editions François Bourin 1992, pp. 149-155.

5 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004.

6 Julian Go, « The ‘New’ Sociology of Empire and Colonialism », Sociology Compass, 2009, 3/5, p.775-788; « For a postcolonial sociology », Theory and Society, 2013, 42, pp. 25-55.

7 Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, pp. 51-97.

8 Sur cette critique: Julian Go, « The ‘New’ Sociology of Empire and Colonialism », Sociology Compass, 2009, 3/5, pp. 775-788.

9 P. Bourdieu, Sur l’État, op.cit., p. 462 

10 Sur ce point, voir, entre autres, Alice L. Conklin, A Mission to Civilize. The Republicean Idea of Empire in France and West Africa (1895-1930), Stanford, Stanford University Press, 1997 ; ou la précise analyse de la mission civilisatrice réalisée par Pierre-Jean Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », in Jean-Pierre Luizard (dir.), Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, pp. 89-120.

11 Abdelmalek Sayad, « L’immigration et la ‘’pensée d’État’’. Réflexions sur la double peine », Délit d’immigration. La construction sociale de la déviance et de la criminalité parmi les immigrés en Europe, textes réunis par S. Palidda, rapport COST A2, Migrations, Communauté européenne, Bruxelles, 1996, p.11-19, repris dans Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, pp. 393-413. Voir aussi dans ce même volume « La ‘’naturalisation’’ », pp. 319-391.

12 Patrick Weil, « Le statut des musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française dénaturée », EUI Working Paper HEC 2003/3.

13 Pierre Bourdieu, « Le choc des civilisations », in Esquisses algériennes, Paris, Seuil, 2008, p. 66.

14 Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, 1990 [1958], p. 108. L’État n’est donc pas absent de la sociologie bourdieusienne de l’Algérie, mais il est saisi à travers les effets de domination qu’il exerce, à travers l’humiliation, la destruction de « l’honneur » et la violence symbolique qui réduit le colonisé à un inférieur.

15 Georges Steinmetz, « L’État colonial comme champ », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, 2008, pp. 122-143.

16 Georges Steinmetz, The Devil’s Handwriting: Precoloniality and the German Colonial State in Qingdao, Samoa, and Southwest Africa, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

17 Frédérick Cooper, dans Le colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire (Paris, Payot, 2010, p. 233), montre cependant que la fiction selon laquelle l’Algérie n’était pas une colonie mais une composante de la France est contredite par le fait que la majorité de ses colons non musulmans avaient des racines pan-méditerranéennes, et que la majorité de la population musulmane s’identifiait aux Arabes et plus précisément aux Bédouins.

18 Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol.11, 1951, pp. 44-79.

19 Sur ces points, voir aussi Daniel P. S. Goh, « Genèse de l’État colonial », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, 2008, pp. 56-73.

20 Il s’agit notamment des travaux de Athul Kohli et Matthew Lange, analysés par D. Goh, art. cit.

21 P. Bourdieu, « Entre amis », Esquisses algériennes, op.cit., p.352 : « j’ai présenté un premier bilan critique de tout ce que j’avais accumulé de mes lectures et mes observations dans l’ouvrage publié dans la collection « Que sais-je ? » intitulé Sociologie de l’Algérie, en me servant des instruments théoriques dont je pouvais disposer à l’époque, c’est-à-dire ceux que fournissait la tradition culturaliste, mais repensée de manière critique (avec par exemple la distinction entre situation coloniale comme rapport de domination et ‘’acculturation’’) ». Pour plus de détail sur son rapport à l’anthropologie culturaliste nord-américaine et son utilisation des patterns culturels dans Sociologie de l’Algérie, voir Enrique Martín-Criado, Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, Bellecombe-en-Bauge, Editions du Croquant, 2008, pp. 41 sq.

22 D. Goh, art. cit., p. 58.

23 P. Bourdieu, « Le choc des civilisations », art. cit., p. 63.

24 P. Bourdieu, Esquisses algériennes, op.cit., pp. 357-362.

25 Sur l’usage de la métaphore arboricole, voir Paul Silverstein, « De l’enracinement et du déracinement », Actes de la recherche en sciences sociales, 150, 2003, pp. 27-42.

26 Abdelmalek Sayad, « L’immigration et la ‘’pensée d’État’’. Réflexions sur la double peine », op.cit.

27 Pierre Bourdieu, préface à Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1- L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 14 

28 Sur la comparaison entre la Kabylie et le Béarn, voir Alban Bensa : « L’exclu de la famille. La parenté selon Pierre Bourdieu », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, pp. 19-26. Et dans le même numéro, le texte de Pierre Bourdieu, « Du bon usage de l’ethnologie » (avec Mouloud Mammeri), pp. 9-18.

29 Loïc Wacquant a noté cet entrelacement dans « Following Pierre Bourdieu into the Field », Ethnography, vol. 5, n° 4, 2004, pp. 387-414. Le numéro qu’il coordonne est du reste construit sur le couplage des deux expériences ethnographiques, avec des textes « algériens » et « béarnais » mis sur le même plan.

30 A son retour en France, Bourdieu traite alors le système scolaire comme une puissance coloniale qui soumet et humilie les classes sociales dépourvues de la culture bourgeoise légitime qu’il reconnaît et institue.

31 P. Bourdieu, « Entre amis », Esquisses algériennes, op.cit., pp. 349-356.

32 Dans son Esquisse pour une auto-analyse (op.cit.), Bourdieu évoque aussi que lorsqu’il étudiait le passage d’une langue à l’autre en Algérie, il le faisait aussi au Béarn, « où c’était plus facile pour moi » (p. 64).

33 Pierre Bourdieu, « Voir avec l’objectif. Autour de la photographie. Entretien avec Franz Schultheis », Esquisses algériennes, op.cit., pp. 363-374. Voir aussi Pierre Bourdieu et Mouloud Mammeri, « Du bon usage de l’ethnologie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, pp. 9-18.

34 E. Martín-Criado, Les deux Algéries…, op.cit., p. 41. Pour une analyse de la fonction de la photographie dans les premiers travaux ethnographiques de Pierre Bourdieu, voir la remarquable introduction de Loïc Wacquant, « Following Pierre Bourdieu into the Field », op.cit.

35 E. Martín-Criado, Les deux Algéries…, op.cit.

36 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 54.

37 Sur la notion de biais scholastique, voir Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997 ; et aussi « Fieldwork in Philosophy », in Choses dites, Paris, Minuit, 1987. Pour une analyse des relations de Bourdieu au champ philosophique de son époque, voir Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Seuil, 2002.

38 On retrouve une autre allusion à ce sentiment de ne pas être à sa place dans ce que Bourdieu raconte a posteriori de sa panique lors de la leçon inaugurale au Collège de France : il y décrit son sentiment d’être pris en faute en termes tout à fait similaires à ce que Sayad écrira de la « faute » de l’immigré et des normes de politesse qu’il doit respecter pour rester politiquement correct. On en retrouve la trace dans son récit de s’être ensuite perdu dans Paris, encore paniqué par l’énormité de sa provocation tout en étant parvenu au sommet de la hiérarchie académique nationale, et parisienne.

39 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 115.

40 Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010 ; voir aussi Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, notamment le chapitre 12 : « État providence et ‘’colonisation du monde vécu’’. L’exemple de la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes », pp. 289-208, où l’État-providence est caractérisé comme un universel « national ».

41 Il faudrait compléter ce travail par une analyse de la façon dont Pierre Bourdieu a traversé l’institution académique française en Algérie. En effet, comme le remarque Laure Blévis (« Une université française en terre coloniale. Naissance et reconversion de la faculté de droit d’Alger (1879-1962) », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n° 76, 2006, pp. 53-73) : « L’histoire de la faculté de droit d’Alger est symptomatique de l’ambition, pour le moins ambiguë, du projet colonial en Algérie qui cherchait à garantir à la population européenne la jouissance de l’ensemble des institutions politiques ou ici académiques existant en métropole, tout en maintenant les populations algériennes dans une situation d’infériorité juridique et sociale ». Sur l’institution académique en milieu colonial, on renverra aux travaux suivants de Pierre Singaravelou, Professer l’empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIème République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 (p.369 : « l’empire français a fondé sa légitimité sur l’idée que la politique coloniale pouvait être guidée par la science ») ; Claude Collot, Les institutions de l’Algérie pendant la période coloniale, Paris, Editions du CNRS, 1987 ; Sylvain Laurens, « La noblesse d’État à l’épreuve de ‘’l’Algérie’’ et de l’après-1962. Contribution à l’histoire d’une ‘’cohorte algérienne’’ sans communauté de destin », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n° 76, 2006, pp. 75-96. Sur l’expérience de Bourdieu, en dehors de ses écrits : Fabien Sacriste, Germaine Tillion, Jacques Berque, Jean Servier et Pierre Bourdieu: Des ethnologues dans la guerre d’indépendance algérienne, Paris, L’Harmattan, 2011.

42 Sur cette notion, voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.

43 Alors que Jacques Derrida connaît l’Algérie comme écolier, Bourdieu n’y arrive que comme militaire puis universitaire et chercheur.

44 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., pp. 124-125.

45 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 126.

46 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., pp. 126-127.

47 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 136.

48 A la fin des années 1980, au moment où il prépare le cours sur l’État, dans le prolongement des derniers chapitres de La Noblesse d’État (Paris, Minuit, 1989), Bourdieu revisite le Béarn et reprend son enquête des années 1960 en écrivant « Les fondements symboliques de la domination économique ». Voir à ce sujet Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires, Paris, Seuil, 2000.

49 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 351 sq.

50 Voir P. Bourdieu, Le Bal…, op.cit.

51 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 353 sq. On retrouve cette référence au jus sanguinis et jus solis chez Sayad (op.cit, p. 343), lorsqu’il remarque que le Code de la nationalité arrêté par la loi du 9 janvier 1973 déclare comme automatiquement français dès leur naissance tous les enfants nés en France à compter du 1er janvier 1963, dans les familles algériennes.

52 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 360 sq.

53 Bourdieu diffère ici des analyses de Frédérick Cooper (Le colonialisme en question…, op.cit.) lorsque celui-ci affirme qu’il est faux de voir les colonisés comme une production de la France, quand celle-ci avait besoin de les représenter comme féodaux pour légitimer sa domination.

54 Sur ce point, voir Loïc Wacquant, « Following… », art. cit., pp. 393 sq .

55 Voir sur ce point notamment les analyses de Jean-Pierre Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », in Jean-Pierre Luizard (dir.), Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, pp. 89-120, voir aussi Jean-Pierre Rioux, La France coloniale sans fard ni déni, Paris, André Versaille Editeur, 2011.

56 Voir notamment Pierre Bourdieu, « Esprits d’État » (in Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1993) et « De la maison du roi à la raison d’État » (Actes de la recherche en sciences sociales, n° 118, 1997, pp. 55-68).

Approche critique et compréhensive de l’institution policière. Contribution à une analyse de l’Etat

A partir d’un texte de Fabien Jobard  (directeur de recherche au CNRS « Police et État : quel rapport? »

* Rapport compréhensif : Wil Saver (co-animateur du séminaire ETAPE, membre de l’organisation politique Alternative Libertaire)

* Rapport critique : Irène Pereira (philosophe et sociologue, sympathisante de l’organisation politique Alternative Libertaire)

 

Texte de Fabien Jobard

Police et État : quel rapport ?

Texte discuté lors de la séance du séminaire ETAPE du 24 février 2017

Par Fabien Jobard

Pour préparer la séance, je me suis permis de jeter quelques éléments de réflexion sur le papier concernant État et police, de manière malheureusement trop rapide et imprécise. Pour des raisons de clarté, je pars d’un aphorisme tiré d’une autre époque, ou en tout cas d’une certaine époque, et essaie de tirer quelques fils de réflexion.

« L’État n’est pas fasciste, mais sa police l’est déjà ».

C’est par ces mots que Jean-Paul Sartre, dans La Cause du peuple, qualifiait les rapports de la police et de l’État. On peut entendre cette affirmation de deux manières.

L’État est le monopole de la force, la police son instrument.

La première : la police est ce que l’État réussit à masquer qu’il est ; la police est le visage vrai de l’État. L’aphorisme sartrien présente en effet une tension entre les deux noms « État » et « police » : apparemment sur le même plan, chacun sujet d’une proposition, les deux termes sont en réalité ordonnés l’un à l’autre. Nous avons l’État, dans sa plénitude, son autonomie, son auto-suffisance, et nous avons sa police, ce en quoi précisément il y a contradiction ou à tout le moins tension : la partie d’un tout est fasciste, mais le tout ne l’est pas. Lever cette tension passe par l’assignation à chacun des deux noms de deux natures différentes : la police est réellement ce qu’elle se donne à voir, mais l’État est de nature trompeuse, sa nature réelle est celle que la police donne à voir. La police d’aujourd’hui annonce l’État de demain.

Dans cette acception, la police est l’instrument de l’État, son bras armé. L’État peut s’autoriser une certaine pluralité d’expressions (il peut par exemple garantir la pleine et entière liberté d’expression), mais il s’efforce dans le même temps de masquer que, comme disait Trotski à Brest-Litovsk et Max Weber après lui, il est fondé sur la force et réalise le monopole de la violence physique. Dans cette acception, réfléchir au rapport de la police à l’État ou de l’État à sa police, comme dit Sartre, c’est mettre à la lumière l’État en sa qualité de détenteur exclusif de la force, qualité qui lui confère l’assise sur laquelle il peut (se) permettre à ses assujettis la jouissance d’un certain nombre de libertés, sauf celle de remettre en cause sa prétention au monopole de la violence physique.

Si elle devait être ainsi interprétée, l’affirmation de Jean-Paul Sartre confierait aux militants anti-fascistes la tâche de combattre la police, ou le fascisme dans la police, pour mieux combattre, ou abattre, l’État. Le caractère de subordination de la police à l’État implique que la police n’est pas la cible d’un combat politique, mais seulement l’État derrière elle, cet État d’autant plus confortablement libéral qu’il laisse en son sein se développer une police dont la vraie nature est celle d’être fasciste. Le Président François Hollande ne s’y est pas trompé qui après divers épisodes d’affrontements avec les policiers (consécutifs à la mort de Rémi Fraisse le 26 octobre 2014 ou à l’interdiction de la COP21), il déclarait dans Le Monde que ces manifestations politiques n’avaient pas pour ambition de peser sur le pouvoir et d’infléchir voire de déterminer des politiques publiques mais de détruire l’État. L’inquiétude était reprise par Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur, dans un étrange entretien au quotidien Libération, la veille des attentats du 13 novembre, dans laquelle il annonçait son intention de modifier le régime de l’usage des armes à feu par les policiers (je le souligne : avant les attentats de novembre) et disait sa désapprobation de lire l’hypothèse de la consubstantialité de la police et de la violence.

Deux remarques de nature théorique sur l’État et la force, l’État et la police.

– La première consiste à revenir au texte de Weber sur le Gewaltmonopol. Max Weber ne parle pas du monopole de la violence physique, mais du monopole de la violence physique légitime et toute une tradition d’interprétation aujourd’hui (en France Catherine Colliot-Thélène) estime que ce groupe nominal (violence physique légitime, das Monopol legitimer physischer Gewaltsamkeit) désigne en quelque sorte rien d’autre que le droit ou plus précisément le pouvoir normatif. Si la violence est légitime, alors ce monopole est le monopole d’édicter les normes et de disposer des institutions qui les font respecter en toutes circonstances (« force reste à la loi »). Ce n’est donc pas seulement la police qui est en jeu ici, mais la normativité étatique.

– La seconde est offerte par les cours de Pierre Bourdieu au collège de France sur l’État, qui ont été publiés il y a quelques années (Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Raisons d’agir/Seuil, 2012). Pour Bourdieu, « L’État n’est pas un simple instrument de coercition, mais un instrument de production et de reproduction du consensus » (p. 232). Et dès le premier cours, Bourdieu met Weber sur ses pieds, comme d’autres avant lui Marx, comme un autre avant eux Hegel. Il dit ceci : « Si je devais donner une définition provisoire de ce que l’on appelle « l’État », je dirais que le secteur du champ du pouvoir, qu’on peut appeler « champ administratif » ou  » ‘champ de la fonction publique », ce secteur auquel on pense particulièrement quand on parle d’État sans plus de précision, se définit par la possession du monopole de la violence physique et symbolique légitime. J’ai fait, il y a déjà plusieurs années, une addition à la célèbre définition de Max Weber qui définit l’État comme le « monopole de la violence légitime », que je corrige en ajoutant : « monopole de la violence physique et symbolique » ; on pourrait même dire : « monopole de la violence symbolique légitime », dans la mesure où le monopole de la violence symbolique est la condition de la possession de l’exercice du monopole de la violence physique elle-même. » (p. 14). Il faut insister ici : chez Bourdieu, la violence symbolique est la condition nécessaire de félicité de la violence physique. On pourrait prolonger en disant que, au fond, un État policier est un État privé, précisément, de toute légitimité et confié à la police. C’est sous le rapport de ce qui nous intéresse aujourd’hui la forme la plus simple d’État, mais c’est aussi une forme dégénérée d’État. Car l’État, nous dit Bourdieu, suppose le consentement à la domination. Il faudra y revenir.

L’autonomie relative de la police

La seconde acception de l’aphorisme sartrien sur l’État et sa police prendrait le contre-pied de la première. Elle lit deux propositions distinctes et met un voile sur le possessif de « police ». L’État n’est pas fasciste ; la police est fasciste. Selon cette lecture, qui fait injure à la grammaire mais pas forcément à l’intention de l’auteur, la police est une institution qui jouit d’une autonomie certaine à l’égard de l’État. Certes, elle est sa police, mais a su conquérir une indépendance telle que le pronom possessif ne rend plus compte que d’un lien formel. Cette piste est prometteuse, mais particulièrement complexe. Une remarque préalable toutefois : elle a pour effet d’autonomiser l’action militante. Combattre la police fasciste devient une lutte en soi, dotée de sa raison et de ses limites. Il s’agit de prendre la police comme objet de lutte pour circonscrire la menace fasciste sur un terrain/terreau bien délimité. Un des effets secondaires de cette disposition est bien sûr une autonomie symétrique/mimétique de la lutte : la police devient un objet en soi, elle appelle des techniques propres de lutte, une division et une spécialisation de la lutte, et l’éventuel cortège de militarisation des organisations militantes qui va avec. Le prix à payer, peut-être, face à l’autonomie relative de la police.

La complexité de la proposition naît encore de ce foutu possessif « sa », qui suggère l’unité de la police (« de sa » = « de la sienne police »). L’État d’un côté, l’institution policière fasciste de l’autre. Prêter une unité à la police est une opération quelque peu audacieuse, pour des raisons organisationnelles évidentes : la police réunit des corps de métier qui dans une large mesure sont très différents les uns des autres.

Une institution, trois organisations

On peut distinguer la police du Prince, celle censée obéir au doigt et à l’œil au titulaire du pouvoir, au gouvernement, qui est la police du maintien de l’ordre (CRS, Gendarmes mobiles et tout policier placé sous l’autorité du préfet à l’occasion d’un maintien de l’ordre – y compris, donc, normalement, les policiers en civil dans et autour des manifestations) ; la police du quotidien, qui est le gros des forces de police (trois quarts voire quatre cinquième des effectifs) et qui assure une telle pluralité de missions qu’un collègue canadien aujourd’hui décédé, Jean-Paul Brodeur, disait que ce qui définit le policier, ce n’est pas qu’il emploie la force, mais qu’il est « bon à tout faire » (indétermination des tâches) ; la police de l’information, selon la typologie que Jacques de Maillard et moi avons proposé dans Sociologie de la police (Paris, Armand Colin, 2015), qui est une police qui cherche à savoir ce qui s’est passé (police judiciaire ou police criminelle, comme on dit en Allemagne ou en Angleterre) ou ce qui se passera (intelligence comme on dit en anglais, renseignement comme on dit en français). Je pose le décor organisationnel, mais je signale d’emblée qu’affirmer « L’État n’est pas fasciste, mais la police de maintien de l’ordre l’est déjà » exacerbe la tension mentionnée plus haut puisqu’il s’agit ici de la police particulière qui est celle du Prince… La tension débouche sur une contradiction intenable. « L’État n’est pas fasciste mais sa police de l’information l’est déjà » est moins évident qu’il n’y paraît : on voit mal comment une police judiciaire serait fasciste et même si l’on sait combien l’information est cruciale dans les régimes autoritaires, je ne suis pas d’accord pour affirmer que le fascisme consiste seulement en la surveillance (mes amis allemands ne partagent pas cette opinion…) : l’État autoritaire, c’est la surveillance + la violence. « L’État n’est pas fasciste, mais sa police du quotidien l’est déjà » est une affirmation un peu curieuse, mais « L’État n’est pas fasciste, mais sa police dans les quartiers l’est déjà » donne quelque gage de crédibilité, ce qui appelle plusieurs remarques.

La police comme pure instrumentalité : le maintien de l’ordre

La première est celle-ci : la question de la consubstantialité de l’État et de la police (sa police) ou au contraire de la distinction entre État et institution policière se pose différemment selon les circonstances d’emploi voire les sous-organisations policières. Si dans l’imaginaire collectif, notamment dans l’imaginaire militant, le CRS est l’incarnation d’une police autoritaire, il faut convenir que le CRS est le policier qui a pour spécificité de jouir d’une liberté d’action réduite au strict minimum – et encore : la question de la légitime défense du policier en maintien de l’ordre est une question disputée. Les épisodes durant lesquels des policiers assistent au tabassage de lycéens par d’autres jeunes au cours de diverses manifestations (projet Lang en 1999, projet Fillon en 2005, CPE en 2006…) illustre cette difficulté. Le CRS est l’incarnation de l’État en ce que l’État est défini par la force et ne dit pas grand-chose de la police, pure instrument. Au contraire, en police-secours ou police quotidienne, l’autonomie des agents et surtout des multiples brigades qui forment la police est considérable, et si une vraie nature de la police devrait s’exprimer, ce serait sur ce terrain. Mais alors l’État ne serait plus immédiatement en cause : pour le coup, la police pourrait être d’une nature particulière, l’État d’une autre.

La police et les policiers

Un exemple : l’affaire Théo. Lorsque le policier torture un jeune homme sur la voie publique, par pénétration anale au moyen de sa matraque télescopique, qui agit ? L’État ? Le policier ? La police ? La brigade à laquelle le policier appartient ? La police d’Aulnay-sous-Bois ? On voit l’avantage à mettre en cause le policier individuel comme l’ont fait les politiques, le président de la République en tête : la police est une institution aimée des Français, il ne faut pas qu’elle soit salie par tel ou tel agent individuel. Cette position exprime la doctrine du fruit pourri ou du rotten apple aux USA, par laquelle l’institution policière se défait de toute responsabilité. La pluralité policière est alors un moyen de soustraire l’institution à la responsabilité. Bien sûr, l’acte du policier est imputable à d’autres facteurs qu’à sa seule volonté libre, et notamment aux facteurs qui ont permis la création des BST (brigades spécialisées de terrain) en 2010, isolats virilistes au sein d’une institution policière plus large et plus diversifiée.

La ville et l’État

Deuxième remarque sur l’autonomie de la police par rapport à l’État. On qualifie souvent, notamment en France, la police d’institution « régalienne ». Mais cette qualification est en réalité une déformation idéologique jacobine (on dit aujourd’hui : « républicaine »). Car la police est une institution non pas étatique (comme l’est la justice), mais urbaine. Ce sont les villes qui se sont dotées de polices, non pas les États. Dans certains pays comme l’Angleterre, les élites bourgeoises se sont même défendues de toute force pour contrer tout projet de création de forces de police centrales et ont tenu à garder leurs prérogatives en matière de sécurité. C’est que, en effet, la police n’a pas pour premier objet la défense de l’État, mais la défense de l’ordre public, c’est à dire du bon ordre, des bonnes mœurs et de la tranquillité publique. L’ordre public est-il un ordre étatique ? C’est contestable. L’un des premiers sociologues de la police, qui est aussi l’un des pères de la sociologie de la question raciale, Michael Banton, avait montré, en comparant les polices d’Ecosse et des États-Unis, que les styles de police sont extrêmement différents d’un pays à l’autre, et d’une ville à l’autre. D’autres après lui, comme David Bayley de pays à pays ou James Q. Wilson de ville américaine en ville américaine, ont montré que la police reflète dans sa pratique même moins l’État que la population locale ou, pour être précis, et cette précision fait une différence considérable : la pratique policière reflète l’attente des élites urbaines locales. L’exacerbation de cet état de fait est offerte par la situation dans laquelle un État central (l’État américain à Washington) aspire à civiliser ses polices les plus violentes et les plus racistes, comme les polices des comtés des États du sud des USA, et échoue. Dans cette perspective, la police est une institution locale, ancrée dans les rapports de forces locaux, plus qu’elle est une émanation de l’État central.

L’ordre social

Dans cette perspective, la police est une institution sociale plus qu’une institution politique. « Social » serait ici entendu en deux sens : la police est une institution sise sur la frontière entre les classes sociales et contribue à conserver les rapports de classe au sein des villes, elle est une institution qui relève de la lutte des classes plus que de l’ordre politique ; la police est une institution ancrée dans la société ou à tout le moins dans sa société locale, institution urbaine et institution de l’urbain par excellence, entretenant à l’État un rapport soit très spécialisé (la police du maintien de l’ordre), soit de pure fonctionnalité (les policiers sont en France des agents de l’État – mais ils sont en Allemagne des agents du Land, aux USA des agents municipaux). Regardons ainsi la forme que prend l’installation du « gardien de la paix », la police de Napoléon III, à Belleville dans les années 1860 : « Les agents prennent leurs repas chez un restaurateur, jouent aux cartes avec les habitués, participent aux micro-réseaux de crédit. Beaucoup pratiquent également une polyactivité (confection de sacs, de bijoux…), mobilisant alors un autre type d’identité sociale […]. Il semble qu’ils se marient assez facilement dans le quartier, manifestant alors leur pleine intégration. Constamment définis comme policiers, ils sont donc en même temps des personnages frontières » (Quentin Deluermoz, « Présence d’État. Police et société à Paris (1854-1880) »,  Annales HSS, 2009/2, vol. 64, p. 451, https://www.cairn.info/revue-annales-2009-2-page-435.htm). Les agents baignent dans la société, tout en se maintenant du bon côté des barrières sociales. L’État est loin de leurs préoccupations, mais la demande sociale locale leur est proche. En ce sens, la police gouverne bien par le consentement préalable des habitants, comme le souligne Pierre Bourdieu, tout en sachant que d’autres mécanismes (économiques et scolaires, notamment, migratoires aussi) perpétuent les inégalités d’accès à la notabilité urbaine, les inégalités d’accès au pouvoir dans la ville. La police, en ce sens, est un agent qui renforce et perpétue la conservation sociale.

L’ordre public

Troisième remarque : les policiers sont des agents de l’espace public, de la voie publique. Soit l’espace privé leur est soustrait (on pense ici notamment à la délinquance économique et financière, la seule qui soit à même peut-être d’ébranler les structures de l’État), soit ils répugnent à y entrer (on pense ici aux violences intra-familiales, notamment violences entre époux). Sur la voie publique, les policiers exercent une mission constante : assurer la tranquille circulation des personnes et des biens (de la Maréchaussée, instituée pour protéger les voies commerciales, à la police de la route, la seule qui confronte véritablement le policier à la bourgeoisie – haute bourgeoisie, à l’introduction du Code de la route, toutes classes sociales avec la massification du véhicule individuel), faire respecter le partage entre nuit et jour (le tapage est une préoccupation constante, de même que tout ce qui relève de la police des débits de boisson), l’urbanité (la décence publique, les bonnes mœurs, l’alcool et les stupéfiants) et enfin le respect de l’ordre territorial local (la cité/le centre-ville ; la banlieue/la ville-centre). A la police échoit de marquer et rappeler les séparations entre groupes sociaux et leur bon ordonnancement dans l’espace urbain, comme les montrent les stratégies des contrôles d’identité dits « préventifs » et leurs effets (les jeunes banlieusards, peu importe leur couleur de peau, sont contrôlés lorsqu’ils franchissent les limites de leur ville). En ce sens, la police est l’institution en charge de l’ordre public, qui est avant tout un ordre urbain, ainsi social, sexuel et racial.

Cet ordre que la police protège est-il l’ordre étatique ? Quel lien entretient l’ordre public à l’État ? Notre vue française de l’ordre politique, jacobine et autoritariste, impute au pouvoir étatique beaucoup de ce qui relève en réalité de la polis locale. La police dans nos cités européennes est l’héritière de la milice bourgeoise (le posse anglais) et est instituée avant tout à l’avantage des titulaires du pouvoir local et de leurs soutiens (les commerçants, les notables, les électeurs de centre-ville). Si l’État est le détenteur du monopole de la violence symbolique, celle-ci est assise sur tout un ensemble de mécanismes qui éloignent diverses catégories du pouvoir urbain. Le consentement sur lequel repose la police est celui des catégories qui ont tout à gagner de l’édification de l’ordre urbain ou de l’ordre public tel qu’il se présente aujourd’hui : une répartition spatiale bien ordonnée des richesses et des patrimoines, une appropriation de l’expression électorale par les titulaires des capitaux économiques et scolaires, le maintien des exclus à la périphérie des villes ou dans certains quartiers particuliers, le respect des convenances et des assignations dans les usages des espaces publics. Utile en ce sens à la conservation de l’emprise de l’État sur les existences quotidiennes, la police n’en est pas, et de loin, l’instrument essentiel.

Fabien Jobard est directeur de recherches au CNRS en science politique ; auteur notamment, avec Jacques de Maillard, de Sociologie de la police. Politiques, Organisations, réformes (Armand Colin, 2015) et il a coordonné, avec Jérémie Gauthier, le livre collectif Police : questions sensibles (PUF, collection « La Vie des idées », 2018)

Texte de Charles Macdonald

Quelques réflexions sur l’État

Remarques à la suite de la séance du séminaire ETAPE du 24 février 2017 sur la police

Par Charles Macdonald

Sur la suggestion de Philippe Corcuff, après la séance sur l’État et la police –à partir du texte de Fabien Jobard et de la discussion qui a suivi—je fais part de quelques remarques. Celles-ci n’ont, je pense, rien de vraiment original mais offrent un cadre de réflexion peut-être utile aux discussions de notre groupe.

L’État : deux phénomènes

Tout d’abord, l’État. Á mon sens, l’État recouvre deux phénomènes qu’on a parfois du mal à séparer.

D’une part, l’État est quelque chose de tout à fait réel et concret, un ensemble d’institutions, de corps, d’organisations qui règlent la vie des membres de la société dans presque tous les aspects de leur existence et de leurs activités. Ces institutions, corps, etc. opèrent sur la base de textes écrits (constitution, lois, réglementations, codes, décrets). Tout cela, ces institutions avec leur personnel, leur hiérarchie, leur bureaucratie, leurs codes, sont des choses réelles, matérielles, concrètes. L’État est aussi une machine compliquée qui n’a pas un seul mais plusieurs centres de décision souvent en contradiction entre eux.

D’autre part, l’ensemble de ce dispositif, dans toutes ses parties, suppose un principe de souveraineté. Celle-ci est un phénomène de représentation, c’est une réalité mentale, abstraite, une fiction, un imaginaire. Mais cette fiction est douée d’un pouvoir psychologiquement contraignant qui ne réside pas dans la force exercée par l’appareil concret de l’État, mais dans l’intériorisation par les agents de sa nécessité, de sa force morale et hégémonique. Elle domine l’intériorité des acteurs. C’est une force morale agissante qui détermine leurs actions. Elle permet leur obéissance.

Ainsi en va-t-il, par exemple, de la justice et du droit. L’État concret a un ministère de la justice, un Garde des Sceaux, des tribunaux, des juges, une bureaucratie, des codes (civil, pénal, du travail, etc.). Tout cela est réel et concret, matériel, s’appuie sur la force physique, est acté par des personnes concrètes et par des statuts définis dans les textes (lois, codes, règles, décrets). Mais tout cela ne peut exister sans une définition du juste et de l’injuste, du légitime et de l’illégitime, de ce qui est permis et de ce qui est interdit, de ce qui doit être puni et comment. Le juste, le droit, le permis, le légitime – et leurs contraires – à quoi renvoient toutes ces définitions écrites et tout l’appareil qui en effectue l’application, renvoient à leur tour à autre chose qu’eux-mêmes, à une idée du Juste ultime et du Droit ultime qui sont des représentations de « réalités » transcendantes (c’est-à-dire abstraites, éternelles, universelles, extérieures aux consciences individuelles et douées d’un pouvoir de contrainte dans les consciences). Le juste et l’injuste sont définis par ceux qui, au parlement, au Conseil d’État, dans les ministères et les cours de justice ont la légitimité pour le faire et cette légitimité est celle dont l’État est le seul dispensateur. Le ministère de la justice est donc le représentant sur terre de la Justice. C’est une entité concrète qui réalise une abstraction pure. L’État est ainsi le représentant sur terre de la transcendance. Il est souverain.

Double fiction, double aliénation

Si le ministère de la justice est le représentant sur terre de la Justice (abstraite, transcendante, divine) telle que définie par l’État et ses instances, de quoi l’État est-il le représentant ? Il renvoie à quoi exactement ? D’où vient sa souveraineté ? On ne sait pas au juste. Je trouve personnellement cette situation assez comique. Prenez les candidats à la présidentielle. Quel dieu invoquent-ils ? Les uns la République, les autres le Peuple, d’autres la Nation, la Patrie, la France, d’autres encore la Démocratie, la Communauté Nationale, les Citoyens. Ce sont des notions abstraites, non exactement définissables, ou alors des entités collectives floues. Leur problème est celui de la souveraineté et de ce qui la fonde. Ils veulent un ordre mais qu’est-ce qui fonde cet ordre et le légitime ? La souveraineté de l’État est-elle fondée sur le Peuple, la Démocratie, la République, la Nation, les Citoyens, tout cela à la fois ou un peu de chaque ? Impossible de le savoir parce que, dans ce jeu de miroirs en abîme, on n’arrive jamais à faire correspondre une réalité concrète (les agents concrets de la société, leurs activités, leur existence de personnes vivantes, leurs intérêts, leurs besoins particuliers) avec la fiction hégémonique de l’abstraction étatique. Nos politiciens s’épuisent dans cet exercice de pure quadrature du cercle. Que la réalité concrète de la société et que la souveraineté transcendante de l’État puissent coïncider exactement est le vœu le plus cher de tous les gouvernants. Mais c’est une duperie.

Cette supercherie s’accompagne d’une autre qui lui est organiquement et logiquement liée. Celle de la personne et du citoyen. Les agents de la société sont d’abord des personnes concrètes, singulières, irréductibles les unes aux autres, douées d’autonomie, souveraines en elles-mêmes. Pour qu’une souveraineté extérieure, transcendante, puisse s’appliquer aux personnes autonomes (qui ne relèvent pas d’un droit extérieur à elles-mêmes mais qui sont souveraines en elles-mêmes et pour elles-mêmes) il faut que ces personnes soient définies comme des entités abstraites, substituables les unes aux autres, non autonomes, soumises aux valeurs transcendantes qui légitiment l’État. Il faut faire abstraction des personnes et les remplacer par des citoyens. Il faut que la personne perde sa souveraineté et soit réduite au statut d’agent soumis à une souveraineté extérieure à elle-même. La souveraineté de l’État ne peut s’exercer complètement et absolument que sur la fiction du citoyen. La transformation de la personne en citoyen est la condition nécessaire pour que puisse s’appliquer la souveraineté transcendante (abstraite, fictive, représentationnelle) de l’État. La réduction de la personne autonome en un sujet abstrait hétéronome est la condition d’aliénation dans laquelle nous vivons. Ainsi, par exemple, la personne concrète peut vouloir se faire justice, mais le citoyen ne peut pas le faire, n’est pas autorisé à le vouloir. Le juge, le tribunal, le policier font justice à sa place, en son nom de citoyen abstrait.

Il y a donc une double fiction : la souveraineté transcendante de l’État et la réduction de la personne au statut de citoyen, et parallèlement une double réalité : l’appareil concret de l’État et la réalité existentielle de la personne vivante et des collectifs de personnes. Les agents sociaux sont ainsi doublement aliénés (« aliéné = fait autre que soi ») dans leur identité et dans leur action. Mais tout cela se passe dans une sorte de brouillard conceptuel. Parce que l’État est aussi une chose concrète, que chacun est aussi citoyen, on en arrive à croire que l’abstraction de l’État et du citoyen sont aussi des choses concrètes, bien réelles, incontestables, fondées en vérité, justes, indispensables. Parce que la justice d’État peut aussi être conforme à un sens concret de la justice (quand elle punit un crime odieux par exemple), on arrive à croire que l’État est effectivement détenteur de la justice et qu’il agit en fonction d’une démarche automatiquement souhaitable et rationnelle. On parle de contrat social. Mais ceux qui sont liés par ce soi-disant contrat (qu’ils n’ont pas signé, mais qui a été promulgué et signé par d’autres) ne sont pas des personnes mais des agents abstraits.

La police et l’État

La police, quant à elle, est d’abord un élément tout à fait concret et réel de l’appareil de l’État. Elle est formée de corps armés qui obéissent aux ordres de la justice et de l’exécutif. C’est, notons-le, une institution qui fait usage de la force, de la violence physique. La police n’est en rien différente de l’armée dans son principe. La police est l’armée qui défend l’État (les citoyens, le droit, la collectivité, etc.) contre l’ennemi intérieur, l’armée est la police qui le défend contre l’ennemi extérieur. Qu’un corps armé puisse être l’un ou l’autre, la preuve en est apportée par le statut de la gendarmerie, par exemple, dépendant à un moment du ministère des armées et à un autre du ministère de l’intérieur. Le policier quant à lui est tout à la fois un agent de l’appareil concret de l’État et un représentant de l’ordre transcendant (de la justice, dans un cas, de la Nation dans un autre). Il n’est pas différent en cela du magistrat ou du juge. Il représente l’État dans sa personne, mais il représente aussi et de façon prédominante l’appareil concret de l’État dans son action physique – la force armée – sur les citoyens.

En résumé, je ne vois aucune difficulté à lier la police à l’État en tant que celui-ci est un appareil concret et que celle-là en est un simple organe, un rouage de la machine. Mais derrière la police, l’État, le Citoyen, il y a une fiction qui justifie, autorise, permet et valide leur existence d’agents abstraits. Cette fiction à laquelle on croit, à laquelle on attribue une réalité et une force contraignante est un piège, une arnaque idéologique. L’État a besoin de citoyens obéissants, d’agents soumis par définition. Le paradoxe est que, lorsque le citoyen se substitue à la personne, il est dans une position de soumis et accepte sa condition de soumis. Ce n’est pas du tout de la violence symbolique, c’est de l’inertie symbolique. Ce qui est violent, c’est le refus de l’ordre.

Et l’anarchiste ?

Ainsi, pour moi, l’anarchiste, le libertaire, est quelqu’un qui refuse la transcendance, qui conteste l’ordre, qui revendique son autonomie, qui ne se pense pas comme citoyen soumis à l’État, mais comme une personne singulière, un agent lié à d’autres par la solidarité, par l’interaction, par l’entraide, par les liens de personne à personne, qui se pense comme un agent mutualiste qui dépend du bien commun et qui agit pour le bien commun, et non pour des fictions transcendantistes qui le néantisent, qui lui dénient la faculté de se déterminer, de choisir son destin. L’anarchisme vise à remplacer l’État par la communauté vivante des personnes.

Charles Macdonald est anthropologue, directeur de recherche honoraire au CNRS. Il est notamment l’auteur de L’ordre contre l’Harmonie. Anthropologie de l’anarchie (Paris, Editions Petra, 2018, https://www.editionspetra.fr/livres/lordre-contre-lharmonie-anthropologie-de-lanarchie). Il a participé au livre collectif Anarchic Solidarity. Autonomy, Equality, and Fellowship in Southern Asia, Thomas Gibson and Kenneth Sillander (eds.), New Haven, Yale University Southeast Asia Studies, 2011 (voir http://cseas.yale.edu/anarchic-solidarity).

Arts, cultures, spiritualités : enjeux libertaires

Séminaire du 29 juin 2018

Autour d’un texte de Jérôme Alexandre (théologien catholique de sensibilité libertaire, co-auteur avec Bernard Marcadé de L’urgence de l’art, Parole et Silence, 2015, et avec Alain Cugno de Art, foi, politique : un même acte, Hermann, 2017)

Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel

Rapporteur « critique » : Philippe Corcuff

Texte de Jérôme Alexandre

La corrélation entre art, spiritualité et politique va de soi quand on saisit l’art et la spiritualité comme actes relevant du plus vif de la relation à l’altérité. La politique étant ce qui régit la possibilité d’une juste réciprocité de la relation du soi-même aux autres, l’expression artistique et l’expression spirituelle en sont un stimulant essentiel. Seule la conception libertaire de la culture et de la politique, en ce qu’elle porte l’inconnu de l’altérité au cœur de ce qui la mobilise, serait à même de le montrer.

Trop souvent la réflexion politique, parée du concept vertueux de « science », méconnaît le présupposé qui la motive. Ce présupposé n’est pas interrogé car il est considéré comme étant la définition même du politique, à savoir ce qui concerne la vie collective, ce qui l’organise, par opposition au domaine strictement privé. Si la fonction première de la « science politique » est précisément de veiller à la bonne articulation du privé et du public, ou encore de l’individuel et du commun, c’est sur un a priori de différentiation stricte du commun et de l’individuel que tout repose. L’individu peut certes vouloir être respecté, protégé, et même servi par le commun, mais dans tous les cas, l’individualité de l’individu n’intéresse pas la science politique.

En raison du même présupposé non vu, la politique est aussi ce qui tente de penser le commun en termes d’objectivité, celle-ci marquant la garantie de la stabilité, de la paix sociale. Ce qui est objectif, c’est la reconnaissance partagée du même objet comme valant au-delà de l’accord des subjectivités. L’objectivité s’impose par elle-même, comme si ceux qui en décident abandonnaient leur droit d’en décider autrement ou à nouveau. L’objectivité est en somme un gouvernement de droit divin. Elle fait autorité au-delà de ceux qui en décident. Elle révèle comme tombée du ciel de la vérité l’intangibilité de tel ou tel ordre social plus qu’elle ne le garantit. Quand un individu ne comprend pas spontanément l’ordre collectif, on le lui apprend, et c’est tout le travail de l’éducation publique. Quand un individu ne se souvient pas ou ne veut plus se souvenir de l’ordre qu’il est pourtant sensé avoir appris à reconnaître, l’objectivité se charge de le lui rappeler, au besoin en le punissant, en le tenant pour défaillant, en lui imposant de se soigner. En France, une centaine de millier de personnes sont internées en hôpital psychiatrique sans leur consentement. Beaucoup souhaitent sortir. Les juges des libertés n’accordent que peu de libérations (comme l’a documenté le récent film de Raymond Depardon, 12 jours)

Ce fonctionnement insidieux de l’autorité publique qui finalement dépossède l’individu de sa souveraineté au nom du bien objectif (pour lequel toujours le bien de chacun est aligné sur l’idée du bien de tous), laisse le domaine privé hors de portée du politique, mais en le cantonnant dans un espace évidemment très limité. Il est le fait de toutes les théories politiques au caractère idéologique marqué. Le terme « idéologie » exprime précisément le primat de l’objectivité appréhendée comme telle, portée par la logique de l’idée, sur les subjectivités. Idéologique veut dire nécessairement domination de l’idée sur la réalité, qu’il s’agisse en politique du libéralisme ou des formes nombreuses de socialisme étatique.

Bien qu’il puisse être lui aussi idéologique, c’est-à-dire ne pas échapper à l’impensé de sa propre autorité, l’anarchisme semble être l’une des rares propositions politiques à prendre en charge comme question ouverte et non comme réponse idéologisée la distinction du commun et de l’individuel. Dès l’origine, dans une pensée comme celle de P-J. Proudhon, le souci du bien commun et du bien individuel ne se traduit pas en termes de distinction et de règles de cohabitation d’un espace public et d’un espace privé, chacun se définissant par sa démarcation ontologique avec l’autre. La question politique de Proudhon n’est pas comment le commun préserve l’individuel et réciproquement, mais comment le bien de l’un est dans un rapport naturel au bien de l’autre. C’est par exemple tout le sens de la différence entre la propriété et la possession ou l’usage. La première tient pour unique et absolu le droit pour l’individu de disposer de la chose, il produit ce faisant une « abstraction, une métaphore, une fiction1 », tandis que la seconde diversifie et relativise ce droit en montrant qu’il suppose d’emblée une relation de l’acte individuel de disposer au reste de la société. Quand Proudhon dit de la propriété qu’elle est une fiction, il pointe l’arbitraire idéologique, l’autorité d’une abstraction, qui prévaut dans ce supposé droit. Il fonde en revanche sa réflexion sur le sens de la possession en partant de l’observation de la réalité. La nature subsiste dans l’usage et s’y laisse voir ; elle est visiblement contredite quand s’applique un droit fictif. La référence à la nature, en dépit de son caractère daté, est plus intéressante qu’il n’y paraît (on a tort de l’opposer à la culture). Elle dit cette fois l’autorité de la réalité, sa primauté sur l’idée.

En centrant la réflexion sur le présupposé impensé du politique qu’est sa délimitation à l’espace collectif, dans l’indifférence portée aux affaires de l’intimité individuelle, et en interrogeant par cette approche la conception libertaire, nous allons voir assez facilement apparaître deux terrains particuliers, où elle peut éprouver sa pertinence : 1) le terrain artistique, celui de la création d’objets à la fois inutiles et pourtant omniprésents dans la vie sociale ; 2) le terrain spirituel ou religieux, exercice proprement individuel, dont l’expression cependant est largement collective. Ces deux sujets seront vus successivement, pour la clarté de l’exposé. En réalité, ils se rejoignent, ce dont rendra compte l’examen d’un troisième sujet dont on pourrait penser qu’il n’est que collectif : la culture, les cultures. Si quelque chose se joue entre le singulier qu’est telle culture et le pluriel, la diversité et la coexistence des cultures, alors c’est que le concept de culture, éclaire lui aussi la problématique unique de notre réflexion présente.

On fera droit ici au programme paradoxal du § 89 des Recherches philosophiques de Ludwig Wittgenstein : « Ce que nous voulons comprendre est quelque chose de déjà pleinement manifeste2. » La question se pose à lui de savoir comment quelque chose de pleinement manifeste peut demeurer ou devenir un motif de compréhension. Pour illustrer cette contradiction, il reprend l’interrogation célèbre de saint Augustin qui écrit à propos du temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si je veux l’expliquer à qui me le demande, je ne le sais pas3. »

Mon hypothèse est que les arts, les spiritualités, les cultures sont de l’ordre du « pleinement manifeste ». Ils relèvent du spontané et du plus intime des sociétés humaines, et n’ont pas à s’en expliquer. Leur force tient à ce que nous ne savons ni ce qu’ils sont ni où ils vont. Ils sont pour cette raison des lieux privilégiés où devrait s’interroger la politique pour y trouver les ressorts de ses jugements et de ses propositions. A partir de cette hypothèse je déduis, d’une manière simplement logique, que seule la voie libertaire peut réellement satisfaire le bien politique, sans lequel d’ailleurs les arts, les spiritualités, les cultures ne peuvent manifester que l’angoisse de leur asphyxie.

Arts

Les pratiques artistiques, cela va de soi, relèvent à la fois de l’individuel et du commun. De l’individuel, puisqu’elles sont l’expression de chaque individu qui entre dans la démarche artistique, dont le principe est précisément de ne pas taire le vécu individuel. Du commun, puisqu’elles sont expression, sortie hors de soi. Exprimer quelque chose, c’est toujours risquer l’acte d’adresser, de porter ce que l’ont fait sur la place publique, de pro-poser. Il s’agit d’un risque, car les autres qui reçoivent l’adresse artistique, en deviennent nécessairement eux aussi les acteurs, les responsables. Il est impossible d’être indifférent devant l’œuvre d’art qui se montre, ne serait-ce que parce qu’elle pose la question du pouvoir d’un individu particulier d’entrer par son expression dans le champ du commun. Il ne suffit évidemment pas de décréter que chacun a droit de s’exprimer pour que la question soit d’emblée évacuée. C’est ce que fait pourtant une pseudo-conception démocratique, tout-à-fait hypocrite, tant est patente la contradiction entre la générosité affichée de l’ouverture à tous et la négation effective du pouvoir agissant de l’acte artistique, dont on comprend vite qu’elle est la condition nécessaire pour clamer à peu de frais l’ouverture à tous. « Vous pouvez tous vous exprimer, à condition qu’il soit bien convenu entre nous que votre expression n’a aucune importance, qu’elle n’entraînera aucun risque de sortie de la communauté hors de son identité, qu’elle sera une mais dans une pluralité neutre, qu’elle ne changera rien aux règles de la vie commune ». Il faudrait ici entreprendre une critique du traitement des pratiques artistiques au nom du « bien commun » que serait l’art dans nos sociétés démocratiques. On verrait clairement que la véritable ambition des pouvoirs publics n’est pas de servir les arts et les artistes, pas davantage de servir le bien de tous par l’usage des arts, mais de neutraliser le plus possible la subversion inhérente aux arts, de vider leur pouvoir naturellement subversif, en leur conférant une valeur symbolique parfaitement abstraite, entièrement détachée de la réalité vécue.

L’expression artistique est individuelle, elle manifeste l’individualité, mais elle procède du commun pour revenir au commun. Ce qu’elle exprime n’est peut-être d’ailleurs rien d’autre que le trouble qu’est cette interdépendance. Lors d’une émission récente, une journaliste demande à l’acteur Vincent Cassel sa définition de l’art. Celui-ci répond : « c’est d’arriver à rendre compte de l’émotion d’un instant4 ». Tout me semble intéressant dans cette définition banale et d’abord qu’elle semble être le reflet authentique de l’expérience de l’acteur. L’émotion, en principe n’est pas un état qui dure. Elle se tient plutôt dans l’ordre de l’événement, du choc, de l’irruption soudaine et forte d’un quelque chose jusque-là ignoré et qui déstabilise l’état psychique, le provoque. L’émotion peut être une douleur ou une jouissance, parfois elle est les deux ensemble, ou tour à tour l’une puis l’autre. L’instant de l’émotion peut se voir comme l’envahissement dans les zones les plus profondes de la conscience – ce que l’on désigne par ‘sensibilité’ – d’un état du monde qui se fait soudainement très attirant ou très menaçant. Cette perception sensible est aussitôt ressaisie par l’esprit dans une mise à distance salutaire. On parle alors de représentation, de vision. Passer de la réception esthétique passive à la traduction en vision artistique puis en proposition extériorisée, tangible, tel est ce que Vincent Cassel désigne par l’expression ‘arriver à rendre compte’. Les mots ‘rendre compte’ m’intéressent parce qu’ils disent de l’acte artistique sa capacité à parler le langage commun. La réponse à l’émotion, sa mémoire assumée, par la distance du jeu artistique, n’est rien d’autre que la traduction de la subjectivité en termes de vérité. Si, comme l’écrit Gadamer, « celui qui joue éprouve le jeu comme une réalité qui le dépasse (…) si c’est seulement dans le spectateur que (l’œuvre d’art) parvient à la plénitude de son sens5 », alors ce dont il s’agit dans l’acte artistique est bien un contenu de vérité, un ‘rendre compte’ entraînant l’autre non pas dans le monde de la subjectivité fermée de l’artiste, dans la gratuité plus ou moins signifiante et insignifiante de son jeu, mais dans celui de l’appel du monde commun au réveil commun, à l’attention partagée quant à l’inévidence du monde6. Une proposition artistique est toujours un ‘rendre compte’ de la vérité du monde, en tant qu’elle questionne la communauté des hommes, en tant qu’elle fait brèche dans l’ordre indifférent du monde.

C’est ici que s’éclaire la dimension intrinsèquement politique de l’art, et, pour le dire d’une seule idée, sa puissance libératrice. Dans la saisie rejouée du monde comme inévidence, l’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme, comme être dont la conscience qu’il a de lui-même se tient entièrement dans l’intrication totale du moi et du nous : le fondement sans fond du moi est de l’autre. Cette intrication est uniquement dynamique, c’est-à-dire, épreuve de souffrance et de jouissance. Elle peut se taire et s’oublier elle-même dans la projection d’une image de soi et de la société articulés dans la stabilité des droits et des devoirs. C’est alors au prix de sa vérité, de la vraie configuration du désir de chaque moi, qui est au contraire de ne jamais se stabiliser sinon quand il disparaît.

L’art exprime la tension du désir, qui reflète celle existant nécessairement entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société. Il faudrait plutôt dire que seul l’art exprime véritablement cette tension et que cette expression est indispensable à ce que la société peut permettre de meilleur pour chaque individualité. Seul l’art exprime cette tension parce qu’il rejoue ouvertement le monde comme question. Répondre à la question du monde par des savoirs objectivants (la science), par des programmes gestionnaires ou des rêves idéologiques (l’offre politique habituelle), revient à méconnaître cette question, sans doute par intuition, aussitôt refoulée, du danger qu’elle représente. Ce danger c’est l’émotion, la prise au sérieux de la souffrance et de la jouissance comme exprimant la vérité d’un monde qui ne se donne pas comme quelque chose, mais comme nous-mêmes tout ensemble individus irréductibles dans leur individualité, et communauté toujours parfaitement incertaine de ce qui la constitue. La communauté ne signifie pas l’addition d’individus mais le tissu complexe des relations interindividuelles, dont la source, le foyer et l’horizon sont le commun, pas un commun neutre, par conséquent. Ce que la politique peut permettre de meilleur est d’assumer sans détour cette tension. Elle le peut à partir du moment où non seulement elle reconnaît la valeur de vérité de l’art (et où elle permet en conséquence une réception esthétique du monde), mais surtout dès lors qu’elle reçoit positivement le risque de bouleversement qu’apporte son expression.

Mais qu’est-ce qu’une réception esthétique du monde et en quoi appelle-t-elle un positionnement politique ? Je voudrais suggérer une idée principale en réponse à cette question. Aux difficultés de l’existence humaine, qu’elles soient d’ordre matériel, psychologique, ou politique, les hommes répondent habituellement par des éléments d’analyse et des préconisations purement conceptuels. L’action sur les réalités n’est elle-même comprise que comme l’application seconde de ce qui est d’abord conceptualisé. Cette démarche, qui se prévaut d’une supposée capacité de maîtrise de l’esprit sur le réel, fait l’impasse sur la manière dont la vie habite le monde, sur la manière aussi dont l’esprit participe de la vie. L’esprit, fier de sa distance critique vis-à-vis du monde, ne perçoit plus dans son ambition de maîtrise, sa dépendance foncière, sa soumission formelle à la vie, une vie dont il ne peut rien savoir puisque sa manière de savoir n’est qu’un décalque de la manière d’être du monde. Dans sa maîtrise supposée des problèmes de l’homme, l’esprit produit des réponses morales, psychologiques, économiques, politiques. Tandis que seule l’écoute de la manière d’être du monde, c’est-à-dire seule la réception esthétique, peut inviter à correspondre à cette manière d’être, à traiter des problèmes non comme des entités objectives, frontalement analysables, mais comme des manières de vivre auxquelles nous appartenons que nous le voulions ou non, et en lesquelles seulement nous pouvons exercer nos libertés.

En résumé, à la question du monde, au monde comme question, ne peut être offert comme réponse une sortie de la question, mais doit être proposée une manière de vivre la question. Wittgenstein, dans un passage des Remarques mêlées le dit dans les mêmes termes : « La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème7. » Cette pensée, loin d’être une parade désinvolte par l’oubli volontaire du problème, situe exactement l’enjeu du changement d’attitude que représente la position esthétique : il s’agit d’abord et seulement d’assumer de l’intérieur la question, de la penser dans l’expérience en la vivant et non soi-disant à partir d’elle, en s’en abstrayant. Comprendre le monde ne saurait être l’affaire de l’intellect, qui ne peut agir que dans la maladresse du différé, mais de la sensibilité qui d’emblée est agissante, adaptée dans sa manière d’agir au dépassement de la fausse distinction de la théorie politique et de l’action politique. A cette dialectique et ses impasses, une visée esthétique oppose le vécu politique comme tel, c’est-à-dire la vie relationnelle.

Cette vie relationnelle, quand elle est vécue dans une manière esthétique de vivre, donne toute sa place à la créativité sensible. J’appelle ‘créativité sensible’ ce qui donne la parole chez chaque individu au regard singulier sur le monde, sur ses énigmes, sur ses potentialités infinies, pour sans cesse susciter et autoriser l’imagination et la création. La créativité sensible met en scène ouvertement les différences individuelles, comme autant de rappels vifs de la fragilité, de la violence possible, et de la jouissance jamais épuisée qu’offre le monde. La différence qu’est l’autre (le monde, l’autre homme) est toujours une violence. Cette violence peut être destructrice. A moins qu’elle ne soit reçue comme l’est la violence de l’œuvre d’art : une provocation à transgresser soi-même l’interdit de la différence, en la produisant soi-même, autrement dit en créant. Il ne s’agit plus alors de surmonter la violence par un effort moral, par un redoublement de contrainte en somme, mais d’en convertir l’énergie en la rejouant.

Le mode esthétique de la vie relationnelle vise naturellement à remplacer l’autorité impersonnelle des normes, des valeurs, des lois, par l’attention féconde de chacun à la portée commune des incertitudes, des fragilités, des différences. L’impersonnalité des vérités produites par les théories politiques, leur abstraction, leur nécessité formelle, n’ont plus gain de cause dans une société ou les individus sont devenus simplement attentifs à la sollicitation concrète permanente de l’altérité. Ce point ouvre un autre espace de réflexion, celui de cette réalité sociale où se composent en tissu serré le singulier et le commun, et tout autant l’esthétique et l’éthique : l’espace des spiritualités et vécus religieux.

Spiritualités

Où commence et où s’arrête le domaine des spiritualités ? Chacun, même non religieux, n’est-il pas habité par un ensemble de croyances, de réflexes mentaux, par un imaginaire formé depuis l’enfance, qui lui donnent d’occuper en esprit un espace et une mémoire bien plus étendus que ce qui forme l’environnement immédiat de sa conscience utile ? Admettons cependant qu’on entende par spiritualité le religieux, c’est-à-dire la référence et le sentiment d’appartenance à un monde dont l’un des traits essentiels est qu’il obéit à un sens, qu’il se présente comme une élucidation plus ou moins rationnelle et plus ou moins mythique des questions difficiles que se pose l’esprit, en termes le plus souvent d’origine et de fin.

Les spiritualités et croyances, sont-elles un comblement de l’incertitude par de la certitude ? Une réponse à l’angoisse du vide par une plénitude de sens désirée, imaginée puis possédée ? Ne sont-elles pas plutôt, elles aussi, une manière de vivre en assumant ce que Michel de Certeau appelait avec malice « la faiblesse de croire » ? « Peut-être, écrivait-il en clôture du livre qui porte ce titre, une théorie ou une pratique devient-elle chrétienne lorsque, dans la force d’une lucidité et d’une compétence, entre comme une danseuse le risque de s’exposer à l’extériorité, ou la docilité à l’étrangeté qui survient, ou la grâce de faire place, c’est-à-dire de croire, à l’autre8. » De la spiritualité, quelle qu’elle soit, on pensera qu’elle est soit une réponse raisonnable aux « questions difficiles », soit le repli dans le secret de l’intériorité, une démarche et une expérience entièrement subjectives, permises par une liberté qui ne devrait gêner personne puisqu’elle ne concerne que le soi intime. Certeau parle à l’inverse de « s’exposer à l’extériorité ». Ce mouvement n’est pas celui de l’intériorité s’extériorisant, mais la survenue d’une « danseuse », accueillie au risque de perturber complètement la sécurité d’un quant à soi que tout épargnerait tant qu’il demeure caché ou protégé dans ses réponses. On peut certes continuer à voir sans se tromper les spiritualités comme des aventures intérieures silencieuses, fermées sur elles-mêmes. Ce serait une erreur de les limiter à cela car en réalité, dans toutes les aventures spirituelles, ce qui est silencieusement agissant, ce qui est solitaire, et s’effectue à l’évidence dans le retrait, n’existe en fait que comme adresse, expression, projection de soi sur le reste du monde, dans une prise en charge indispensable de celui-ci. Décidément, ce qui est en cause dans l’aventure spirituelle n’est pas le soi-même qu’il s’agirait de satisfaire ou de construire, mais l’autre, c’est-à-dire ce qui n’est justement pas le moi auto-suffisant. Un simple indicateur parle dans ce sens. Toute spiritualité, outre qu’elle se situe dans des traditions, et se reçoit par conséquent d’autres que soi, n’existe que pour se transmettre à son tour. Ne serait-ce que la vérification qu’elle fait de son pouvoir d’agir, elle la produit en se nommant, en témoignant, en s’exprimant d’une façon ou d’une autre. L’expression spirituelle fait nécessairement écho à l’extériorité qui la génère. Elle « rend compte », elle aussi comme l’art, de sa nature relationnelle. S’il s’agit de Dieu dans la relation, n’est-il pas l’instance légitimant ce qui arrive à un individu précis comme ce qui peut arriver à tous ? La spiritualité est alors l’expression de cette relation non pas à l’indicible divin comme tel, mais à tous, comme pouvant expérimenter le même rapport à l’indicible. La chose est si vraie que le plus souvent elle a pour terrain d’expression le groupe. Son milieu naturel est celui du partage, de la célébration collective, avec ses rites et ses symboles, ses liturgies. Parce que toute spiritualité, toute religion, implique de l’autre, elle n’appartient jamais en propre à quelqu’un et doit toujours être dite à plusieurs voix.

En quoi tout ceci intéresse-t-il la politique ? Pour être respectées et même protégées les aventures intérieures de chacun n’appellent-elles pas surtout une nette délimitation du public et du privé ? Mais poser ainsi la question, n’est-ce pas décidément refuser d’interroger le présupposé lié à la définition des deux entités « public » et « privé » comme s’opposant, l’une se définissant comme étant ce que n’est pas l’autre et réciproquement ? Même dans la conception la plus ouverte de la laïcité, quand on prend acte positivement d’une zone de recoupement des deux ensembles, le présupposé reste pour l’essentiel inchangé. Il n’est pas indifférent que la question, quand elle se pose, vienne de l’aventure spirituelle qui, dans la plupart des traditions, ne peut se concevoir et se vivre dans l’isolement du privé, étant incapable de comprendre le sens de sa mise à l’écart de l’espace commun.

Un sujet, de première importance pour la réflexion philosophique autant que pour les spiritualités et religions, peut aider à saisir pourquoi les spiritualités sont portées logiquement à se prolonger jusqu’au domaine politique. Ce sujet est le mal. La réflexion politique prend rarement de front cette question, qui est certes trop profonde et trop large, trop métaphysique aussi, pour qu’elle se sente apte à s’en saisir. Il existe une évidente différence entre l’analyse politique du mal et l’approche spirituelle. La première établit des causes en observant les fonctionnements juridiques, économiques et sociaux déficients ; la seconde ne recherche pas des causes, elle sait que c’est inutile, mais tente d’agir sur les effets, sur le mal subi dans la réalité douloureuse de chaque individu. Rarement ou jamais, les doctrines spirituelles ne prétendent donner d’explications sur l’origine première du mal. En revanche elles s’offrent toutes comme des voies pratiques de délivrance, s’estimant capables de prendre en charge le malheur à son niveau le plus obscur. Conceptualisé sous ce seul mot, le mal, saisi comme la négativité absolue, dépasse donc l’approche technicienne du politique. Il excède l’ordre de l’organisation de la vie commune. Le projet politique même le plus totalisant sait que son pouvoir s’arrête au seuil du mystère des différences individuelles, là où, à conditions matérielles et légales identiques, un individu proteste contre son sort, tandis que son voisin en jouit, un autre subit la folie ou la maladie, tandis que son frère connaît l’épanouissement personnel et la réussite sociale. La force aveugle du mal, l’incompréhensible élection de certains au bonheur, et d’autres au malheur, l’aléatoire des destins, tout ce sur quoi la politique est dépourvue de pouvoir, la spiritualité y trouve au contraire sa raison d’être.

Sur ce point cependant, on ne saurait envisager la spiritualité ou les spiritualités comme équivalentes. Un critère permet en particulier de discerner leur pertinence, et c’est précisément celui de leur positionnement par rapport au champ politique devant le problème de la résorption du mal. Il n’y a pas de spiritualité ou de religion politiquement innocente. Certaines se disent étrangères à la question politique et prétendent agir au seul plan personnel. Ce faisant, elles autorisent des formes politiques pouvant contredire leurs propres principes ou modes d’agir. Elles sauvent peut-être l’individu, mais elles le sauvent contre le monde. Elles obéissent quoi qu’il en soit à la segmentation des savoirs et de leurs applications pratiques, et rejoignent pas là le consumérisme généralisé de notre temps (la spiritualité est hélas aussi un marché florissant). D’autres en revanche n’ignorent pas que le mieux-être apporté aux individus non seulement produit des conséquences dans la marche de la société, mais elles sont de fait agissantes politiquement par leur portée intrinsèquement ouverte, et plus que cela, adhérente à l’autre et au monde. Celles-là savent que le mal d’un seul est en réalité aussi le mal de tous, que si le grand enjeu est personnel, il est tout autant commun.

Parce que la question du mal interroge foncièrement le lien du personnel et du commun (comment les autres peuvent-ils répondre à mon mal ?), de l’unique et du pluriel (pourquoi suis-je si différent ?), pour cette raison, le travail spirituel met à l’épreuve ensemble le regard sur soi, et le regard sur la société. Pour cette raison encore, les spiritualités authentiques (appelons ainsi celles de la relation assumée à autrui) s’avèrent être un véritable aiguillon critique du politique. Elles questionnent l’ordre établi comme capable ou incapable d’autoriser l’extériorisation de l’aventure intérieure de chacun, l’aventure librement choisie, l’aventure spirituellement créative de la délivrance. Elles agissent comme provocation permanente face au repli du politique sur lui-même. Elles remettent en question la politique comme système d’acceptation du contrôle des idées sur les hommes, comme légitimation infondée du pouvoir. Saisie dans la démarche spirituelle, la politique ne peut plus se penser seulement en termes d’idées et de système, mais doit être appréhendée dans la nécessité d’une attention véritable à l’existence de ce qui la dépasse : la souffrance non seulement des exclus de la bonne santé sociale, mais aussi des victimes de l’inexplicable mal.

De ce point de vue, par exemple, la démocratie ne peut être comprise comme étant simplement la possibilité abstraite pour chaque citoyen d’agir à égalité de droit avec tous les autres. La démocratie théorique est le pouvoir de la majorité sur la minorité, mais la démocratie vécue n’est pas l’obéissance aveugle à ce principe quantitatif comptable. Elle devrait être, avant toute considération de pouvoir, la reconnaissance du droit de toutes les minorités, et plus que cela, des individus pas même comptabilisables, puisqu’ils ne se tiennent que dans l’ordre du qualitativement différent et non dans celui du numériquement équivalent. Une telle démocratie pourrait être dite spirituelle, répondant au fait qu’une authentique spiritualité porte en elle nécessairement le souci démocratique. Elle tiendrait sa pratique de l’attention aux perdants de l’histoire, au-dessus même de sa propre loi. Sous l’aspect de son extériorisation politique, la spiritualité doit être considérée comme une mémoire dangereuse de la liberté. Mémoire dangereuse, parce que la liberté a toujours été un risque partagé, celui de surmonter la violence qu’est toute liberté pour celle d’autrui, la violence qu’est toute altérité.

En somme, les spiritualités, en leur principe même, sont révolutionnaires. Elles engagent ceux qui les vivent à accueillir en permanence la déstabilisation, la désinstallation, dans l’accueil positif de la différence. Si le principe spirituel, comme le principe esthétique, est un fond sans fond de recherche de soi, alors il est par définition ouvert, ce qui veut dire promis à l’extériorité, ouvert sur l’A(a)utre. En ce sens qui intéresse le fondement « blessé » de l’humain et sa quête éperdue du sens de son existence (pour lui donner non une explication mais du goût et de la capacité réelle au mieux être), le spirituel est l’aiguillon du politique, son cœur et sa raison.

Cultures

Pourquoi maintenant parler de culture ? Et d’abord à quoi reconnaît-on une culture ? A un certain nombre de traits saillants permettant de situer, même de façon diffuse, la configuration d’une société, spatialement et historiquement. Une culture c’est généralement une langue commune, une histoire, des règles de vie, des rites, pas toujours un territoire, des productions, et cette forme de proximité entre des personnes, qui, au-delà de la communauté linguistique dessine une communauté de comportements, de manières de penser et de vivre, un ethos. L’anthropologie sociale et culturelle sait que la matière de sa recherche, parce qu’elle est le fait de groupes humains vivants, ne se laisse pas contenir par des catégorisations étanches et objectives. Une culture peut cultiver en son sein des modes culturels variés, des sous-ensembles multiples et changeants. Il est notable que parmi les traits saillants les plus marquants des cultures, on relève ordinairement la langue, l’art, la religion, le système économique, l’organisation politique. Dans l’étude des cultures primitives, de E.B. Tylor (Primitive culture, 1871) jusqu’à Claude Lévi-Strauss, l’art et la religion sont nettement des marqueurs des cultures en tant qu’elles se distinguent les unes des autres et signalent le noyau dur de la cohésion sociale.

Or, les arts et les croyances, les spiritualités, nous l’avons vu, sont autant l’expression des choix et des pratiques intérieures des individus. Ils sont en même temps ce qui permet de caractériser le niveau du commun visible extérieurement, qu’est la culture, que sont les cultures, par définition différenciées, multiples, et le niveau de l’individualité, à savoir celui où un seul assume de manière unique ce qu’il reçoit des autres. Ceci confirme, s’il en était besoin, le fait que les arts et les spiritualités, tout en procédant de l’aventure intime n’ont de cesse de s’exposer sur la scène collective et d’y chercher le lieu de leur expression. Disons plus. Arts et spiritualités représentent dans la scène collective la traduction vive des forces cachées qui à la fois font des individus autant d’individualités irréductibles et montrent l’individualité comme appelant nécessairement la relation aux autres, l’interaction relationnelle étant constitutive tant des groupes, ce qui va de soi, que des personnes. Mieux, la relation crée l’individualité et ne cesse de l’appeler à s’individualiser pour toujours plus de fécondité de la relation à autrui.

La culture est tout autant du singulier partagé, de la transmission mémorielle, et de la création continue. De sorte que sa structure, sociale du seul fait du groupe humain qu’elle qualifie, est strictement analogue à la structure de l’individu. En somme, si les arts et les spiritualités caractérisent fortement la culture comme tissu de singulier et de collectif, on peut en déduire que seule une véritable adéquation entre l’ordre politique et la culture peut offrir la garantie d’une prise en charge de l’individualité (et non l’affichage fallacieux de la liberté et de l’égalité des individus) par la politique. Mieux, la culture, qui n’est certes ni la juxtaposition des individualités, ni leur plus petit dénominateur commun, parce qu’elle expose le commun en tant qu’il porte l’individualité, induit de fait un ordre politique et pas n’importe lequel. Cet ordre ne peut être que démocratique dans son principe fondamental d’écoute de chaque différence individuelle, et ne peut être que libertaire dans la mesure même où sa préoccupation essentielle doit être de réduire le plus possible la contrainte sur les individus, afin de favoriser a contrario l’épanouissement de chaque autodétermination de soi, de chaque capacité créatrice. Une société libertaire ne peut en conséquence que donner toute leur place aux expressions artistiques et aux expressions spirituelles qui sont sa ressource première. Au risque de ne jamais s’immobiliser dans la bonne conscience et la bien-faisance de ses propres principes, puisqu’elle sait pouvoir attendre de l’art et de la spiritualité les ressorts de sa remise en question permanente.

On notera l’effet logique et politique de l’analogie de structure entre le groupe et l’individu. Dès lors que l’on soutient l’irréductibilité de l’individualité dans la prise en compte de sa constitution relationnelle, il devient évident qu’il faut soutenir celle de chaque culture, dans la prise en compte analogue de son positionnement au sein de multiples cultures, dans la libre possibilité de toutes les confrontations, de toutes les influences et de toutes les évolutions. Rappelons qu’aujourd’hui, comme l’a dit le premier Tocqueville, une société qui n’aurait de compte à rendre qu’à elle-même ne serait pas démocratique.

Rapportée aux autres cultures, chaque culture est comme l’individu rapporté au reste de la société. Mais cette simple affirmation appelle de passer de la comparaison intellectuelle, à la relation réelle. Et celle-ci engage à son tour une autre affirmation : la culture, qui n’est jamais qu’une culture située dans un espace où cohabitent bien d’autres cultures, et dans un temps qui oblige à la saisir comme évolutive, est une individualité, à savoir un croisement vivant d’unique et de commun. Un croisement vivant signifie que ce qu’il y a d’unique ne se laisse jamais contenir et encore moins diminuer par le commun (lois, objectivité, science). En ce sens une culture ne se laisse pas identifier à elle-même. Elle ne se laisse pas davantage mesurer à aucune autre, ce qui supposerait de l’évaluer et de la comprendre de l’extérieur comme identité, ce qui est contraire au fait qu’elle est vivante, et finalement toujours inconnaissable de l’extérieur. La seule manière d’appréhender la culture autre, c’est d’en risquer la rencontre vécue, en surmontant le choc qu’est nécessairement cette rencontre. La paix, qui est la seule raison d’être de la politique, c’est le vécu interculturel qui entend que l’unique possibilité de surmonter la violence est de refuser absolument la domination culturelle, dont la racine est toujours l’autosatisfaction identitaire.

Prenons pour finir une image simple. La culture est à la société ce que l’âme est au corps, ce qui lui donne par conséquent d’être en vie, d’être un corps vivant. Mais l’âme de la culture n’est-ce pas ce dont témoigne l’art ? N’est-ce pas également ce vieux fond jamais vraiment endormi des traditions spirituelles et religieuses transmises au long des siècles ?

En sept 2016, pour la première fois, le Tribunal Pénal International a reconnu comme crime de guerre la destruction de biens culturels. Et l’Italie a proposé récemment que l’Unesco forme des agents de l’ONU pour la préservation des cultures. Velléités naïves peut-être. Cependant, quelque chose semble peu à peu mieux se comprendre de l’extrême importance de la préservation des cultures, la destruction de celles-ci étant vues comme anticipant les pires destructions humaines. Si l’on tue l’âme, le corps, même s’il continue à bouger, ne vaut pas plus qu’un cadavre.

Conclusion 

L’art et la spiritualité ont en commun de témoigner du vacillement du moi qui sait qu’il ne peut atteindre ce qui le fonde. Le moi n’est pas son propre fondement. Cette seule affirmation, qui relève de l’expérience la plus commune, invalide totalement la logique libérale basée sur l’idée fausse de la souveraine indépendance du moi, qu’il ne faut surtout pas confondre avec la valeur supérieure de l’individualité. Si le moi n’est pas son propre fondement, il n’est qu’une façon de surmonter l’effondrement redoublé qu’est cette prise de conscience, c’est d’en partager l’expérience avec d’autres. Les arts, les spiritualités, les croyances religieuses et, par suite, les cultures ne sont rien d’autre que ces expériences partagées, en lesquelles toujours le singulier se constitue comme principe et fin du commun. Principe : le singulier procède de l’altérité. Il est sans nécessité et sans cause et il ne tombe d’aucun ciel théorique. Il est la vie même donnée à elle-même, reliée à l’ensemble du vivant. Fin : le commun, tel que le paysage infiniment varié des arts, des spiritualités, des cultures l’éclaire, ne peut servir qu’une seule fin, celle de l’ouverture à tous les possibles. L’individualisation et la création sont l’acte réalisant cette fin. Ces deux mots ont le même sens, et c’est ce que permet la fonction d’apaisement du politique (la politique définie ci-dessus comme ce qui permet et organise la paix) contre toutes les tentations d’étouffement, de réduction ou de domination des différences.

Tant que l’ordre politique demeure extérieur aux pratiques artistiques et religieuses, sous prétexte de respecter la subjectivité libre de l’art et la neutralité laïque de la « chose commune », il se méconnaît lui-même en refusant de s’assumer comme culture, comme éthos absolument solidaire des expressions individuelles. L’ordre politique qui place sous sa tutelle les arts, les spiritualités et les cultures, au prétexte d’en garantir la liberté, ou d’en sauvegarder l’identité, ne se comprend pas lui-même et ne se donne pas les moyens de construire la paix. Il ne comprend pas ce qui est pourtant « pleinement manifeste », pour reprendre le mot de Wittgenstein évoqué en introduction. Il ne comprend pas qu’il lui faut, avant toute idée, écouter et tirer les enseignements manifestement politiques des pratiques artistiques et spirituelles, des cultures que ces pratiques forment, déforment, et reforment sans cesse au gré des rencontres, au gré du temps, au gré des libertés humaines. Ecouter le réel même, seul principe spirituel, seul principe libertaire.

24 février 2018

Jérôme Alexandre est un théologien catholique de sensibilité libertaire, co-auteur avec Bernard Marcadé de L’urgence de l’art (Parole et Silence, 2015), avec Alain Cugno de Art, foi, politique : un même acte (Hermann, 2017), et avec Philippe Corcuff, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente de Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière (Le Bord de l’eau, 2018).

1 P.-J. Proudhon, Qu’est ce que la propriété ? , Garnier, 1849, p. 61.

2 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 89, Gallimard, « Tel », 2017, p. 77.

3 Saint Augustin, Confessions, Livre XI, 14.

4 Emission intitulée « Stupéfiant », diffusée sur TV5 monde, le 7 janvier 2018.

5 Hans Georg Gadamer, Vérité et méthode, Seuil, 1996, p. 127.

6 Point développé dans Jérôme Alexandre, Alain Cugno, Art, Foi, Politique : un même acte, Hermann, 2017.

7 L. Wittgenstein, Remarques mêlées, GF Flammarion, 2002, p. 84.

8 M. de Certeau, La faiblesse de croire, Seuil, 1987, pp. 313-314. La « faiblesse » n’est pas entendue ici comme un défaut mais comme un avantage.

rapport compréhensif

Émancipation, désir et spiritualité

Rapport compréhensif sur un texte de Jérôme Alexandre, « Arts, spiritualités, cultures : enjeux libertaires contemporains », pour le séminaire ETAPE du 29 juin 2018

Par Didier Eckel

Avant-propos

Comment peuvent se construire des théories politiques ?

  • A partir du réel ? Ou, probablement, et plus humblement, de bribes de réalités ? S’il s’agit bien de « bribes de réalités » alors ces théories sont partielles sinon partiales).
  • A partir d’une réflexion, à partir d’une logique ? Mais il ne faut pas oublier que si le logos est une logique, il est également une relation (entre les bribes de réalités et le discours construits, notamment). Sans cette relation la logique devient rapidement une idéologie « hors sol » toujours dangereuse.

La construction d’une théorie politique serait donc une mise en relation de l’empirique et de la production logique (et inversement). Mais l’empirique peut-il, de façon pure ou totale, être appréhendé en logique ? Et la logique peut-elle être validée absolument par l’empirique ? Il me semble qu’un troisième élément de construction devrait être ajouté aux deux premiers, généralement admis, que j’ai cités :

  • Les portions de réels évoquées ne peuvent-elles pas être appréhendées par le sensible ? Ces appréciations sensibles des réels, certes subjectives donc partiales, permettraient-elles de mettre à distance les risques idéologiques dans la mesure où elles reconnaîtraient leurs propres fragilités (partialités hésitantes du sensible et non absolue dureté de la seule logique) ?

Enfin, pour terminer ce paragraphe qui est, de fait, une critique à ma façon de la « neutralité axiologique » je propose un quatrième élément à cette conception des théories politiques :

  • Il est souvent convenu d’annoncer d’où l’on parle avant d’exposer un point de vue (de quelle place dans l’espace social, intellectuel…), je crois qu’il serait intéressant de prendre en compte également de quels désirs sont issues nos réflexions. Il me semble en effet que de nombreuses (probablement toutes ?) théories politiques sont travaillées à partir d’envies ou de désirs. L’envie étant, pour moi, liée plutôt à une finalité clairement définie voire totalement figée et le désir étant tentatives d’approches d’une portion d’horizon à affiner ou déplacer continuellement…

Si j’introduis ainsi le « rapport » qu’on m’a demandé d’écrire sur le texte de Jérôme, c’est parce que je pense que ses points de vue sont constamment travaillés par cette notion de désir qui, comme pour moi, semble radicalement lié à une spiritualité.

Si Jérôme me parait travailler les trois derniers éléments de ma proposition introductive, il délaisse peut-être un peu trop le premier (les « bribes de réalités »). Le souci empirique (avec les sciences sociales notamment) est donc un peu délaissé, ce qui masque les complexités des inter-relations dans le monde social. Toutefois, ce peu de références aux les sciences sociales pourrait-il être revendiqué comme capacité à produire des pistes politiques orientées vers un bouleversement utopique (comme une ouverture à d’autres lieux) ?

 

Utopie – désir – croyance – spiritualité

En effet, il m’a semblé que ce texte pouvait être pris comme un appel à une utopie, au sens que donne Miguel Abensour dans son livre d’entretien avec Danielle Cohen-Levinas : Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain (Hermann, 2012)

Une utopie à la fois comme portion d’horizon, c’est-à-dire comme direction possible (dans le « concret du réel ») mais jamais atteignable dans un absolu. Donc horizon à la fois comme démarche pragmatique s’appuyant sur des possibilités humaines réellement existantes et comme croyance en un but inatteignable qu’il faudrait sans cesse poursuivre… et redéfinir… Si Jérôme délaisse un peu trop l’apport de sciences sociales ce n’est pas, à mon avis, un problème pour concevoir le potentiel réellement existant des émancipations possibles mais c’est un probablement un problème pour tenter de construire des stratégies « concrètes » d’action. Mais les problèmes stratégiques sont tellement complexes qu’ils peuvent paraître (qui me paraissent souvent) insolubles.

La poursuite incessante de ce but lointain (l’émancipation de tous) ne met pas en action une volonté qui, elle, peut se contenter d’un parcours fini. La volonté ne se concevant qu’avec un aboutissement, un terme quasi absolu. Le chemin infini de l’utopie, qui permet les mutations voire des ruptures, ne peut qu’être un désir jamais assouvi… qui, d’ailleurs, ne recherche aucun assouvissement (à l’inverse de l’envie). Ce type de désir ne souffre pas de son inassouvissement, il ne connait pas la frustration liée à l’envie non satisfaite. Ce désir est une foi dans les apports et dans la nécessité de l’altérité (sans altérité il n’y a pas de singularité, nous dit Jérôme). Ce désir, sans objet, serait donc une croyance, ou plutôt une foi ai-je dis. Une foi sans limite, d’une puissance bien plus grande que la volonté qui se satisfait d’une fin.

Alberto Giacometti disait qu’il était condamné au travail, qu’il ne pouvait pas ne pas travailler. Non pas à cause d’une décision, « d’une volonté » (c’est le terme qu’il emploi) de faire ou de produire mais par nécessité vitale. Il semblerait que, pour lui, vivre était créer. Peut-être croyait-il à une possibilité de relation aux autres au travers de ses créations. Partageait-il cette foi, ce désir sans objet, lié à l’utopie ?

L’utopie elle-même serait-elle une forme de croyance ? Une croyance qui ne serait pas certitude mais une sorte d’affirmation-interrogation toujours renouvelée.

Michel de Certeau a écrit que la croyance pouvait être vue comme « la grâce de faire place, c’est-à-dire de croire, à l’autre » (cité par Jérôme). Il me semble qu’on pourrait juste dire : « croire, c’est la grâce de faire place » puisqu’on ne peut réellement faire place qu’à de l’altérité. Faire place à l’infini serait encore faire place à l’autre.

J’ai parlé de foi sans évoquer Dieu. Je pense en effet que la spiritualité n’est pas obligatoirement une croyance en Dieu. Elle peut évidemment l’être, mais ce n’est pas une nécessité absolue. La différence entre ces deux façons de croire (avec ou sans Dieu) ne m’apparait pas abyssale, j’ai l’impression que ma foi dans « un autre monde aux altérités possibles » est potentiellement en lien avec la spiritualité telle que je la pressens chez Jérôme.

 

La philosophie politique classique

Le souci de la politique « classique » n’est pas l’individualité mais le commun ou, plus exactement, cette politique a le souci d’un commun en mesure de soumettre l’individualité aux exigences collectives. Par exemple, quand un individu ne « comprend pas spontanément l’ordre collectif, on le lui apprend », nous dit Jérôme. C’est le rôle de l’école publique.

La politique « classique » est portée par le primat de l’objectivité étayée par l’idée, sur les subjectivités. Peut-on faire un parallèle avec « les prémices », chez Hannah Arendt ? Prémices à l’origine d’un enchainement rationnel qui ne se souci que de sa logique, prémices déterminant une idéologie, une construction abstraite qui ne considère pas les multiples « vivre » des subjectivités.

Pierre-Joseph Proudhon, lui, a le souci de comprendre « comment le bien de l’un est dans un rapport naturel au bien de l’autre« . D’où la dénonciation de la fiction qu’est la propriété contre laquelle il prône l’usage. La « nature » subsiste dans l’usage, elle est en contradiction avec le droit fictif de propriété. (Le terme de « nature » me pose problème car ce terme est piégé. Personnellement je ne l’emploierais pas sans lui donner une définition la plus claire possible… mais c’est sans doute un détail).

 

Les arts

L’art procède à la fois du singulier et du commun car l’art exprime quelque chose et exprimer c’est « s’exposé à l’extériorité« . S’exprimer est également un risque, car les autres deviennent responsables de cette expression dès qu’ils la reçoivent. Il faut donc avoir une foi infinie dans l’autre (au sens vu dans le premier paragraphe) pour oser lui adresser son art. Il « faut place » (de Certeau encore)… et la place est un lieu (physique ou mental) où « l’en commun » est possible.

On voit bien là que le mot « expression » prend le sens très fort de la prise de risque. Il ne s’agit pas de cette expression que tolère le pouvoir (voire qu’il soutient). Cette expression convenue qui ne prend pas le risque de la sortie de la communauté.

La création artistique ne peut être que singulière pour atteindre un « en commun » (je n’écris pas avec le substantif « le commun » car je pense que Pierre Dardot et Christian Laval ont raison de dire qu’il y a de l’en commun lorsqu’il y a de l’agir en commun. Il n’y aurait pas de commun dans une réification du commun, dans les choses communes. Dans les choses communes, il y aurait de l’identique mais pas « d’en commun »… Si on demeure dans une communauté établie, donc stable, le commun devient une chose et la communauté (que j’ai parfois appelée la commune ôtée) n’est que reproduction du même et non production toujours renouvelée de « l’en commun » (le mot état, comme le mot stable viennent du même mot latin stare : être debout mais aussi être immobile). Il n’y a pas d’en commun éternellement figé. On bâtit (ou l’on vit, ou l’on crée) en commun… Donc l’en commun ne pourrait être qu’action. D’ailleurs, je pense comme Holloway, qu’il faudrait pouvoir ne parler qu’avec des verbes d’action (évidemment pas des verbes d’Etat… avec ou sans majuscule)… mais c’est bien sur impossible… Pourtant n’y aurait-il pas, dans cette exigence du verbe, comme une forme d’utopie à explorer ? (Peut-être avec la poésie ?).

Bref, revenons aux propos de Jérôme avec cette création artistique qui ne peut exister que dans la singularité pour espérer atteindre l’en commun (d’autres ont déjà dit des choses similaires, mais en utilisant le terme réificateur d’universel). Pour ma part, j’ai envie de dire que cette création, toujours singulière, ne peut exister que dans la sincérité la plus profonde. Celle qui recherche la plus juste note (la note bleue du jazz), c’est-à-dire cette sincérité qui tente (sans jamais y arriver totalement) l’évacuation de toutes les routines de pensée et de convention, cette sincérité qui se coltine, sans prérequis idéologiques, l’effroi et l’excitation mêlés de l’altérité du monde. Peut-être est-ce cette sincérité radicale d’une expression qui peut interpeler (éveiller ?) la sincérité de celui ou de celle qui reçoit cette expression et en devient responsable ? L’en commun de l’art ne proviendrait pas de la connaissance vraie de l’autre dans son caractère unique inatteignable mais cet en commun pourrait, peut-être, jaillir des désirs sans cesse renouvelés du réveil des sincérités ? C’est à dire « Un réveil partagé à l’inévidence du monde » dit Jérôme.

Jérôme parle d’une « manière esthétique de vivre« . Cette manière esthétique de vivre est l’inverse de l’abstraction du monde qui est, elle, tentative de fabriquer une réalité « comme application seconde de ce qui est d’abord conceptualisé« . C’est-à-dire peser sur le monde en s’extériorisant du monde : en pesant sur… et non en agissant dans… Penser la question du monde en s’abstrayant de l’expérience, au lieu de « penser la question dans l’expérience en la vivant« . Penser l’expérience en la vivant, procède de cette manière esthétique de vivre, ce serait assumer l’altérité grâce à des créations sensibles qui mettent en scène les différences individuelles en les rejouant.

Lorsque, comme le fait la politique classique, on s’abstrait de l’expérience pour produire des concepts sensés produire des effets sur le monde, on agit nécessairement à partir de l’expérience passée (ou à partir du début, déjà passé, de l’expérience observée en surplomb). C’est donc s’appuyer sur une chose morte pour prétendre agir sur le vivant… l’effet probable serait donc une reproduction du monde à peu près à l’identique de ce qu’il était, de ce qu’il est, de ce qu’il sera… Mais quand on « pense l’expérience en la vivant« , cette expérience pourrait-elle rester dans les corps comme une marque vivante d’un passé vivant ? Un passé vivant dans le présent pour des à venir déjà présents ?

Il y aurait donc deux formes d’expérience : une qui pourrait être assimilée au souvenir ou à la mémoire (qui est aujourd’hui un devoir), de celle sur laquelle s’appuie le pouvoir, et une autre forme d’expérience qui vivrait au-delà du passé qui se réactualiserait.

Est-ce-que ceci nous rapprocherait de Patrick Boucheron qui, dans son intervention du 31 mai pour ETAPE, cite Nietzsche en disant « les études d’histoire sont nocives pour la vie » ? Puis il continue son propos en parlant de mémoires et enfin de comparaison des expériences passées (avec Chateaubriand notamment). Ces expériences passées sont l’objet d’une étude comparée dans le but de les invalidées (de les désarmer dit Boucheron). Notons que si l’on peut comparer des expériences passées, c’est qu’on s’en extrait nécessairement. On en fait des choses mortes donc manipulables à volonté (qui, encore une fois, est absence de désir). Pourtant (est-ce mon vieux fond militant qui parle ?) il ne faudrait pas renoncer aux expériences passées, il faudrait trouver une manière de les réchauffer pour les reconnaître (les connaître à nouveau) et les vivre chargées de tous les potentiels d’hier, d’aujourd’hui (et de demain ?)…

 

Le mal

Le mal vu par l’action politique ne peut être appréhendé que dans sa forme juridique, économique ou sociale. La politique cherche à connaître les causes de ce mal pour tenter d’agir globalement sur celui-ci grâce à une organisation de la vie commune plus supportable (ou moins insupportable).

L’approche spirituelle du mal tente d’agir sur les effets du mal subit dans la réalité douloureuse de chaque individu. L’origine du Mal est trop obscure pour qu’il soit possible de l’appréhender. Pourquoi alors que deux individus semblent partager des conditions semblables, l’un en jouit et l’autre en souffre ?

Si toutes les approches spirituelles semblent partager le souci de tenter des aides individualisées pour contrer les effets délétères du mal auprès de celles et ceux qui souffrent, il est possible cependant de trouver des différences entre elles car « il n’y a pas de spiritualité ou de religion politiquement innocente« . Certaines approches spirituelles ne se préoccupent que de l’individu pris isolément (prennent-elles le risque de l’isoler ?), d’autres savent que l’individu, dans sa singularité même ne peut être qu’en relation avec le monde (elles savent qu’il ne peut y avoir de singularité sans altérité). En revendiquant singularité et altérité (en revendiquant l’individu en relation au monde), ces spiritualités ont une obligation critique face aux politiques, notamment sur la question démocratique. Montrer que la démocratie n’est pas un principe qualitatif comptable qui se concrétise dans le « jeu » majorité minorité. Reconnaître que l’individu se tient dans le (dés?)ordre du qualitativement différent et non dans l’ordre du numériquement équivalent. Une spiritualité qui serait comme une mémoire dangereuse de la liberté. Une mémoire dangereuse de la liberté parce que la spiritualité (liée indéfectiblement à l’altérité) ne peut être que liberté qui ne pourrait se réaliser que dans l’acte de surmonté la violence qu’est toute altérité.

 

En guise de conclusion militante… en m’éloignant du texte de Jérôme… mais à partir de son texte… (comme une bonne partie de ce qui précède)…

 Il me semble qu’une grande partie des populations européennes n’ont plus guère d’illusion sur le monde actuel et sur les possibilités de s’en sortir grâce aux diverses actions des politiciens professionnels. Je crois donc assez peu efficace de baser l’intégralité des luttes politiques sur la dénonciation du « système », pas plus que sur des critiques du capitalisme aussi détaillées que récurrentes (fussent-elles pertinentes). Les populations connaissent très bien les effets de ce capitalisme sur leur vie (même si elles ne maîtrisent pas un argumentaire serré sur les causes précises du problème). Par-contre ces populations n’ont, peut-être, pas suffisamment d’outils ou de lieux pour tenter de bricoler des utopies agissantes (des armes contre une « servitude volontaire » ?). Des colères partagées contre le monde tel qu’il est permettraient, peut-être, de le changer mais ne garantiraient en rien les orientations de ces changements (vers le pire ou le meilleur)…

Il me semble donc que des actions militantes pragmatiques devraient remettre la dimension utopique au centre de ses préoccupations. Des utopies où l’art, et donc la spiritualité, aurait toute sa place…

Didier Eckel est membre du collectif éditorial du site de réflexions libertaires Grand Angle

rapport critique

Vagabondage libertaire dans les arts, les spiritualités et la politique

Rapport critique sur un texte de Jérôme Alexandre, « Arts, spiritualités, cultures : enjeux libertaires contemporains », pour le séminaire ETAPE du 29 juin 2018

Par Philippe Corcuff

Mon rapport critique sur le texte de Jérôme ne va pas être seulement critique, mais va naviguer entre le compréhensif et le critique. Il ne va pas avoir le bel ordonnancement structuré de ce que l’on appelle couramment « rapport », mais va plus tenir du vagabondage, les arrêts de mon butinage étant d’inégale longueur et n’ayant que des liaisons lâches entre eux. En chemin, je rencontrerai des questions posées à Jérôme et/ou à moi-même.

 

Science politique, théorie(s) politique(s)

Jérôme critique les termes « science politique » (au singulier) et « théories politiques » (au pluriel), en tant qu’ils se présenteraient souvent comme des découpages ontologiques séparant le public du privé, le commun de l’individuel, et donc mettant de côté l’individualité, dans une logique de réification de la politique comme « objectivité » intangible dans une perspective de gestion dominante d’un ordre social. Cela pointe des problèmes effectivement rencontrés hier et aujourd’hui dans ce qui est appelé « science politique » et « théories politiques ». Ce n’est toutefois pas exactement ce que je pratique professionnellement sous les noms de « science politique » et de « théorie politique » (au singulier). Ma science politique, comme les autres sciences sociales modernes, se présente comme une science de l’enquête quant aux réalités dites « politiques ». Elle dérive d’une certaine façon d’une remarque de Machiavel dans Le Prince : « il m’est apparu plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que l’image qu’on en a »[1]. Elle est donc soucieuse du « réel » contre la domination « idéologique » de « l’idée », selon les termes de Jérôme. Certes, elle a des limites et rencontre des difficultés : qu’est-ce que l’on va appeler « politique » ? comment ne pas exclure nombre d’expériences individuelles du politique ? de quelle manière ne pas redoubler alors la gestion dominante d’un ordre politique ?, etc.

La science politique comme une des sciences sociales de l’enquête n’a pas de réponse définitive à ces questions et bricole alors pour apporter des éclairages partiels et provisoires sur le réel. Elle est donc justiciable des questions de Jérôme, mais déborde largement le découpage qu’il nous propose.

Quant à « la théorie politique », c’est une des branches académique de la science politique contemporaine, une branche plus développée dans le monde anglo-américain que français. Le principal politiste qui a contribué à introduire cette branche dans la science politique française au milieu des années 1980, Jean Leca, l’a située comme espace de dialogue et de tensions entre philosophie politique et théorie sociologique[2]. C’est-à-dire un espace s’abreuvant aux savoirs empiriques de la science politique tout en faisant son miel des interrogations philosophiques, et notamment de sa réflexivité vis-à-vis des présupposés. Et c’est là qu’intervient mon deuxième arrêt de vagabond dans le texte de Jérôme.

 

Du réel, de sa polyphonie et du risque de clôture ontologique

Pourquoi ne pas considérer les secteurs les plus intéressants de la science politique et de la théorie politique comme des éclairages, à côté de ceux des arts et des spiritualités, sur le réel, plutôt que comme nécessairement une déformation du réel ? Le risque chez Jérôme consisterait ici en une prise de position ontologique, dans le domaine des idées sur le réel, fermant trop vite par avance les polyphonies du réel et ses ambiguïtés. Car certaines formulations de Jérôme semblent clôturer hâtivement, dans la théorie, ce qui serait quelque chose comme une architecture logique du réel. Quelques exemples :

– « L’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme, comme être dont la conscience qu’il a de lui-même se tient entièrement dans l’intrication totale du moi et du nous ». Est-ce qu’« essentiel » et « intrication totale » n’écornent pas quelque peu ce qu’il y a ici d’ouvert dans cette approche relationnelle de l’individuel et du collectif ? D’ailleurs, « intrication totale » sera contrebalancée ensuite par une vue plus nuancée de la tension « entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société ».

– « La vérité d’un monde » blesse à la fois les incertitudes et la pluralité des vérités ; pluralisme qui ne mène pas nécessairement au relativisme du « tout se vaut ».

– « Seul l’art exprime véritablement cette tension » et « seule l’écoute de la manière d’être du monde, c’est-à-dire seule la réception esthétique, peut… » : le « seul(e) » triplé, renforcé par le « véritablement » dans le premier cas, tend aussi à refermer, par avance, autour du canal privilégié que serait l’esthétique. L’expression « le mode esthétique de la vie relationnelle », qui vient après dans le texte, est plus ouverte de ce point de vue. Tout une série des sociologies les plus dynamiques aujourd’hui sont aussi relationnalistes, c’est-à-dire envisagent l’individuel et le collectif à travers des relations en mouvement, et non comme des substances pré-données. Il y a convergence entre ces savoirs et ce que dit Jérôme  sur ce plan : « l’interaction relationnelle étant constitutive tant des groupes, ce qui va de soi, que des personnes ».

– « L’esprit, fier de sa distance critique vis-à-vis du monde, ne perçoit plus dans son ambition de maîtrise, sa dépendance foncière, sa soumission formelle à la vie, une vie dont il ne peut rien savoir puisque sa manière de savoir n’est qu’un décalque de la manière d’être du monde. ». La critique de l’intellectualisme, dans le sillage de Ludwig Wittgenstein, Emmanuel Levinas, Maurice Merleau-Ponty ou Michel Henry porte globalement juste. Mais pourquoi le « rien savoir » ? Or, un des tenants d’un savoir sociologique critique, Pierre Bourdieu, est aussi une figure de la tradition critique vis-à-vis de l’intellectualisme (puisant, pour sa part, dans Wittgenstein et Merleau-Ponty). Les nuances de Maurice Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception me semblent plus ajustées : « La tâche d’une réflexion radicale, c’est-à-dire de celle qui veut se comprendre elle-même, consiste, d’une manière paradoxale, à retrouver l’expérience irréfléchie du monde, pour replacer en elle l’attitude de vérification et les opérations réflexives, et pour faire apparaître la réflexion comme une des possibilités de mon être. »[3] « Un des possibilités de mon être », seconde, sur fond d’une « expérience irréfléchie du monde », corporelle, sensible, première, mais pas un « rien savoir ».

Le type de risque engagé par une telle tentation de construction ontologique des liens entre l’humain, l’esthétique, le spirituel et le politique, en les figeant, a été bien perçu méthodologiquement par Ludwig Wittgenstein dans ses Recherches philosophiques :

« Car nous ne pouvons échapper au manque de pertinence ou à la vacuité de nos affirmations qu’en présentant un modèle pour ce qu’il est : comme un objet de comparaison – un étalon de mesure, en quelque sorte, et non comme une idée préconçue à laquelle la réalité devrait correspondre. (Dogmatisme dans lequel nous tombons si facilement quand nous philosophons.) »[4]

La culture des sciences sociales pousse également vers une telle prudence méthodologique.

Mon butinage se fera moins critique dorénavant, en signalant surtout où faire son miel dans le texte de Jérôme. Comme Jérôme indique de manière stimulante que tant le terrain esthétique que le terrain spirituel constituent des déplacements de la séparation individuel/commun vers « la vie relationnelle » – en restant prudent, après mes remarques précédentes, sur le fait de ne pas considérer a priori qu’ils sont les seuls dans ce cas -, je m’arrêterai successivement sur la portée politique des arts, sur celle du spirituel et sur le couple politique anarchisme/démocratie.

 

Portée politique des arts

On trouve chez Jérôme une belle caractérisation  de « l’acte artistique » : « l’attention partagée quant à l’inévidence du monde ». Et c’est à partir de là que se jouerait la portée politique de l’art : « Dans la saisie rejouée du monde comme inévidence, l’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme ». Enlevons « essentiel » qui pourrait être remplacé par « important » et continuons sur cette lancée : « L’art exprime la tension du désir, qui reflète celle existant nécessairement entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société. » Dans cette perspective, la politique, et particulièrement la politique libertaire, repère un de ses chemins principaux d’avenir : « Ce que la politique peut permettre de meilleur est d’assumer sans détour cette tension. »

 

Portée politique du spirituel

 

C’est la question du mal qui va, chez Jérôme, être motrice dans le trajet politique du spirituel. Il avance tout d’abord : « Rarement ou jamais, les doctrines spirituelles ne prétendent donner d’explications sur l’origine première du mal. En revanche elles s’offrent toutes comme des voies pratiques de délivrance, s’estimant capables de prendre en charge le malheur à son niveau le plus obscur. » Pourquoi alors la politique ? Jérôme répond : « Parce que la question du mal interroge foncièrement le lien du personnel et du commun (comment les autres peuvent-ils répondre à mon mal ?), de l’unique et du pluriel (pourquoi suis-je si différent ?), pour cette raison, le travail spirituel met à l’épreuve ensemble le regard sur soi, et le regard sur la société. » Or, la politique libertaire a là aussi un rôle particulier à jouer. En tout cas, si l’on entend « spiritualité » aussi comme « une mémoire dangereuse de la liberté », en ce qu’elle accueille « la déstabilisation, la désinstallation ». Jérôme conclut en faisant du spirituel « l’aiguillon du politique ». Je préfèrerais : un aiguillon libertaire du politique.

 

L’anarchisme et la démocratie

Pour Jérôme, « l’anarchisme semble être l’une des rares propositions politiques à prendre en charge comme question ouverte et non comme réponse idéologisée la distinction du commun et de l’individuel ». Et il a raison de souligner, contre tout à la fois le « logiciel collectiviste » (marginalisant à gauche l’individualité) et l’individualisme monadique (à la Max Stirner) : « individus irréductibles dans leur individualité, et communauté toujours parfaitement incertaine de ce qui la constitue ». Ce qui permet d’identifier des limites au libéralisme politique : « la logique libérale basée sur l’idée fausse de la souveraine indépendance du moi, qu’il ne faut surtout pas confondre avec la valeur supérieure de l’individualité ». Il ne faut toutefois pas oublier, contre les illibéralismes en vogue aujourd’hui dans l’amalgame erroné du libéralisme économique et du libéralisme politique (par exemple, chez Jean-Claude Michéa), que les libertaires ont le libéralisme politique en héritage critique, ne serait-ce qu’avec la précieuse question de « l’individu », même si nous le traitons de manière relationnaliste.

Une telle perspective anarchiste s’accroche chez Jérôme à un idéal démocratique, ce qui est controversé dans la galaxie anarchiste. Jérôme écrit de manière suggestive : « Cet ordre ne peut être que démocratique dans son principe fondamental d’écoute de chaque différence individuelle, et ne peut être que libertaire dans la mesure même où sa préoccupation essentielle doit être de réduire le plus possible la contrainte sur les individus, afin de favoriser a contrario l’épanouissement de chaque autodétermination de soi, de chaque capacité créatrice. »

Jérôme ajoute une piste complémentaire heuristique avec ce qu’il appelle « la démocratie vécue » ou « spirituelle » : « Elle devrait être, avant toute considération de pouvoir, la reconnaissance du droit de toutes les minorités, et plus que cela, des individus pas même comptabilisables, puisqu’ils ne se tiennent que dans l’ordre du qualitativement différent et non dans celui du numériquement équivalent. »

Cette attention nécessaire à la singularité individuelle devrait toutefois éviter, selon moi, les formulations trop unilatérales, en continuant à penser la tension et dans la tension entre singularité individuelle et institutions, incommensurable et commensurable. Je rappelle en ce sens la phrase d’Emmanuel Levinas : « Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l’incomparable. »[5]

 

En guise de conclusion

Les anarchistes pourraient donc tirer amplement parti, pour actualiser leur pensée, des pistes fournies par Jérôme. Malheureusement, le dogmatisme athée qui marque tant la galaxie anarchiste, et particulièrement en France, risque de leur faire louper cette occasion, parce que c’est un théologien catholique qui l’énonce. Misère d’un certain dogmatisme anarchiste, qui a bien besoin d’un aiguillon libertaire théologique pour s’émanciper de ses préjugés !

 

Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE et membre du collectif éditorial du site de réflexions libertaires Grand Angle ; il est notamment l’auteur de Pour une spiritualité sans dieux (Textuel, 2016) et, avec Jérôme Alexandre, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente, de Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière (Le Bord de l’eau, 2018).

 

[1] Machiavel, Le Prince (écrit en 1513, publication posthume en 1532), traduction et commentaire de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Paris, PUF, 2000, p. 137.

[2] Dans Jean Leca, « La théorie politique », dans Madeleine Grawitz et Jean Leca, Traité de science politique, tome I, Paris, PUF, 1985, pp. 47-174.

[3] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1e éd. : 1945), Paris, Gallimard, collection « TEL », 1976, pp. 278-279.

[4] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques (manuscrits de 1936-1949), traduction  de Françoise Dastur et al., Paris, Gallimard, 2004, partie I, §131, pp. 88-89.

[5] Emmanuel Levinas, Éthique et Infini. Dialogues avec Philippe Nemo (1e éd. : 1982), Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 84.

Hommage à R. Guédiguian et à sa « troupe »

La Villa

-Film de Robert Guédiguian-

 

Touché par le dernier film de Robert Guédiguian (comme ce fut le cas à chacun de ses autres films) je me devais d’écrire un petit texte en hommage à ce réalisateur… et aux acteurs qui l’accompagnent depuis si longtemps.

Ce bouleversement à chaque fois renouvelé vient, peut-être, du fait que R. Guédiguian me semble faire un lien (que je revendique moi-même) entre art, philosophie et une politique que je nomme « agissante ». Ce lien se fait, pour ma part, autour de la notion de désir. Un désir proche d’une forme de spiritualité, qui n’a pas nécessité de Dieu (sans en exclure, pour autant, les « croyants »). Je ne sais pas du tout si R. Guédiguian pourrait partager ce sentiment

 

Si ce film, « la Villa », est selon moi un film radicalement « anticapitaliste », il ne s’agit pas là d’une dénonciation de l’existant mais plutôt d’une « peinture-conte-proposition ». C’est-à-dire une description agissante d’un monde ou l’homme n’est pas un loup pour l’homme… ou plutôt, d’un monde où les loups, à peine évoqués, ne réussissent pas à anéantir les humains de bonne volonté.

On a parfois reproché à R. Guédiguian de faire dans un irénisme béat. Pour ma part, il me semble que cet auteur a compris que pour tenter de contribuer à changer le monde (ou plus modestement tenter de proposer de fragiles pistes d’émancipation) la dénonciation n’est plus vraiment indispensable. Une grande majorité d’individus n’a plus, je crois, d’illusions sur la dureté inhérente au capitalisme… sans pour autant trouver l’énergie ou le désir de changer ce monde. On peut, bien sûr, proposer des analyses fines de la situation délétère actuelle qu’a engendré ce capitalisme (elles sont toujours intéressantes et même utiles) mais elles ne suffisent pas à faire tomber les multiples dominations qui nous assomment. Il ne suffit donc pas de faire une critique (légitime) du capitalisme, il faudrait encore, voire surtout, montrer que des possibilités alternatives sont déjà là ! Déjà existantes dans les cœurs d’humains de toutes sortes. Je crois que les contes de R. Guédiguian sont des propositions positives et potentiellement actives mises en chair au travers d’un quotidien éthique. Ces contes, puisés dans un ordinaire visionnaire, sont des utopies. Je ne sais pas si les termes « conte » et « utopie » peuvent être approuvés par R. Guédiguian… mais ce sont ceux que j’ai envie d’utiliser. Je pense que le conte (qui s’appuie toujours sur des désirs profondément humains) sont des lieux où peuvent s’élaborer des utopies qui se formulent comme des portions d’horizons incertains mais possibles (et non comme des programmes établis et incontournables).

 

Les « contes » populaires de R. Guédiguian (qui ne constituent pas l’intégralité de sa filmographie) ne sont pas seulement de belles histoires sensibles (même si elles le sont aussi), elles sont également des histoires politiques cohérentes. Il me semble qu’il n’est aucunement besoin de défendre ces films du point de vue de leur mise en chair (ou mise en scène). Les regarder suffit à être convaincu, ou emporté… tout du moins si on aime, comme moi, le « cinéma populaire » et « ordinaire », termes qui n’ont aucune connotation méprisante, bien au contraire. A mon sens, rien n’est plus beau qu’une belle histoire ordinaire capable de produire à la fois des émotions et des réflexions profondes, voire complexes.

Je précise que je n’ai jamais été séduit par le communisme, et encore moins par celui qui fut (et est encore) « français ». Ma tradition « anticapitaliste » (plutôt libertaire) pourrait paraître, à priori, assez différente de celle de R. Guédiguian (qui aurait eu une proximité avec le P.C.F ou, en tous cas, avec le marxisme ?). Je vais pourtant essayer de vous proposer une interprétation politique (« libertaire non orthodoxe ») du travail subtil de R. Guédiguian, déclinée en quatre points :

 

1/ La mélancolie comme possibilité (et même comme impératif ?) révolutionnaire.

2/ Contre les processus d’individuation capitaliste (que j’aborde avec la figure du Héros), R. Guédiguian semble nous proposer des constructions d’individualités plurielles, fragiles et ordinaires.

3/ La communauté comme lieu d’invention et non d’identité (l’identité ne fonderait que la commune ôtée).

4/ La question (très discutée) de la banalité du mal que je poserai en termes de « facilité du mal ».

 

1/ La mélancolie comme possibilité révolutionnaire :

 

J’ai entendu, dans un entretien filmé, Ariane Ascaride dire qu’elle ne voulait pas de la mélancolie mais qu’elle admettait la nostalgie. Je vais, de mon côté, essayer de défendre la proposition inverse à partir du film la Villa. Mais comme A. Ascaride n’avait pas développé son point de vue (qui ne me semble pas cadrer complétement avec les propos du film) je pense qu’il pourrait, peut-être, s’agir d’un simple problème de définition de ces deux termes ?

Je vais donc commencer ce paragraphe par ma définition, rapide, de ces termes : celle que je donne pour la nostalgie est celle portée par un certain romantisme qui se résume par ces mots fameux : « c’était mieux avant » (locution gentiment moquée dans le film). En ce qui concerne la mélancolie, j’en donnerai une définition à la fois peu conventionnelle et politique : il s’agirait d’une sorte de nostalgie inversée où le « c’était mieux avant » pourrait se dire : « ça aurait pu être mieux avant si… » … Si les actions passées avaient été plus efficaces. Il n’est pas, là, question de jeter la pierre aux révolutionnaires d’hier qui ont fait ce qu’ils ont pu et qui ont parfois (souvent) payer le prix fort pour leurs actions (prison, bagne, expatriation forcée, exécutions), il s’agit seulement de tenter de comprendre le pourquoi tous ces échecs répétés. Donc pas une nostalgie du « bon vieux temps » mais une nostalgie de ce qui aurait pu être… mais qui n’est pas advenue. Avec cette « nostalgie inversée » que je nomme mélancolie, il ne s’agit pas de juger le passé mais de travailler le présent pour tenter de ne pas répéter les échecs déjà subis. Or beaucoup de révolutionnaires (et de réformistes) que je qualifierais de dogmatiques ne font que répéter encore et encore des stratégies qui n’ont jamais réussies.

La seconde dimension de ce que je viens d’appeler mélancolie est la prise de conscience de nos fragilités humaines qui rendent plus ou moins aléatoires (ou limitées ?) l’efficacité nos actions… Efficacité incertaine qui impliquerait une remise en cause quasi constante des stratégies d’action et même des objectifs initialement avancés, dit autrement, délaisser l’idéologie (qui trace un chemin clair mais trop abstrait) au profit de tâtonnements certes réfléchis (la raison) mais également sensibles (prise en compte de la chair du réel humain).

S’il me semble que la mélancolie du film se confond parfois avec la nostalgie du « c’était mieux avant » (il est sans doute très difficile de s’en départir), ce « c’était mieux avant » me semble pouvoir être interprété comme un « c’était quand même bien avant » ce qui modère le potentiel réactionnaire du « c’était mieux… ». D’ailleurs Joseph (J.P. Daroussin), un -ex?-révolutionnaire se moque lui-même de sa propre propension au « c’était mieux avant ». A la fin d’une scène où il se remémore, et regrette, les noëls prolétaires de son enfance (une fête en plein-air partagée par plusieurs familles où la dimension « cohésion de classe » est appuyée) il clôt la scène en disant (je cite de mémoire) : « … en tout cas en ce qui concerne le sapin, c’était mieux avant…« . Avec Joseph (J.P. Daroussin), je crois que le regret des ratés passés (notamment les propres erreurs de Joseph) prend le pas sur une simple nostalgie de la renonciation. En effet, ce « c’était quand même bien avant (le sapin en l’occurrence) » n’exclut pas un potentiel du : « on peut encore agir aujourd’hui »…

Et, de fait, les personnages agissent dans le film ! Ils agissent collectivement, en secret, en s’occupant illégalement d’enfants migrants orphelins (et activement recherchés). Ils agissent également individuellement et publiquement : Joseph (J.P. Daroussin) en se mettant (très probablement) à écrire sur son histoire militante (« d’établi ») pour tenter d’en tirer des « leçons » et Angèle (A. Ascaride) en modifiant (très probablement) l’orientation future de son propre travail de comédienne. Nous avons donc, là, des agirs éthiques individuels et des agirs politiques collectifs profondément liés.

Bien sûr mon interprétation mettant au cœur du film une mélancolie éthique et agissante est très personnelle et même, probablement, tendancieuse. On peut ne pas partager cette interprétation… La propention d’un film à s’ouvrir à des interprétations différentes (mais pas contradictoires) me semble révéler une dimension généreuse (des réceptions différentes mais pas des points de vue opposés qui impliqueraient de grosses ambiguïtés de la part de l’auteur… ou des contresens gênants de la part du spectateur).

Ma réception de ce film, revendiquée comme singulière, sera à l’œuvre tout au long de ce texte.

 

2/ L’individuation capitaliste et des singularités fragiles :

 

Le capitalisme a été, et est encore, une forme sociale qui engendre un type d’individuation très particulière en s’appuyant avant tout sur les potentiels de performances humaines. Pour aller vite, je dirais que le Héros pourrait être la meilleure figure de cette individuation. Le Héros qui sort du lot commun, qui se démarque, est donc sensément un individu. Ces Héros peuvent être internationalement reconnus comme des grands patrons d’entreprises qui transforment le monde (Henry Ford ou Steve Jobs) ou reconnus à l’échelle d’une petite entreprise (le créateur de l’entreprise puis, plus tard, le super manageur qui lui redonnera de la compétitivité). Ce sont aussi les grands savants (utiles au monde économique) ou les grands sportifs et même certains musiciens virtuoses (les « guitar-heros », par exemple) …

Les héros sportifs me semblent assez emblématiques (paradigmatiques) de cette individualité capitaliste qui se construit sur le mode de la souffrance guerrière. Être performant exige des sacrifices en termes de rapports à autrui (en privilégiant les rapports agonistiques) et exige une souffrance des corps (horaires de travail, entrainements, accaparation mentale…). Ces exigences sont souvent violentes, et l’aide nécessaire, qu’il n’est pas possible de trouver dans un fonctionnement coopératif (d’entraide), va être parfois (souvent ?) recherchée auprès de coachs, d’entraineurs spécialisés voire de gourous. Quand ces professionnels de l’aide individualisée ne sont pas suffisants, il reste l’aide médicale à la performance (opérations, dopages, drogues…). La consommation de drogue du « guitar-heros » déjà évoqué, est-elle la conséquence d’un mode de vie « libre et débridée » (comme c’est parfois présenté) ou est-elle, comme pour le sportif, une conséquence de la recherche de performance telle qu’elle est exigée du héros capitaliste ? A des degrés divers, l’ensemble des individus soumis à la compétition capitaliste subissent ce même rapport agonistique au monde… et une hiérarchie de l’Héroïsme s’impose.

Le paradoxe de l’individuation directement liée à la notion de performance (qui ne se préoccupe pas des singularités) est de produire des individualités fondées sur la même nécessité. Une individuation quasi sérielle, une individuation de l’identique (qui s’exprime, d’ailleurs, dans l’injonction à l’identité).

Il est nécessaire de conclure ce petit paragraphe en précisant qu’il s’agit bien là d’une description d’un type idéal sommaire, c’est-à-dire d’une modélisation globale effaçant de très nombreuses complexités.

 

Face à cette « individualité sérielle » (que j’ai caricaturée) R. Guédiguian nous propose des personnes fragiles qui tentent de se débrouiller dans ce monde capitaliste sans s’y laisser engloutir. Des singularités fondées par un désir très particulier que je nomme (après d’autres) un « désir sans objet« , c’est-à-dire un élan sans but précis, qui ne recherche aucune satisfaction précise. Un désir qui n’a aucune finalité et jamais de fin… Un désir qui ne peut se vivre que dans l’action pour et avec autrui… Un désir qui réussit encore et encore à tenir l’abdication à distance… Un désir qui me parait indéfectiblement lié à la notion de spiritualité que j’ai évoquée en introduction de mon texte… Un élan vers autrui permettant des « agirs en communs » dans l’invention permanente face aux aléas du vivre. Les « agirs en commun » ne sont donc pas une fabrication du commun qui, lui, est figé en chose, en état de fait. Le commun réifié, comme un état à pérenniser (dans toutes les acceptions, politiques ou non, du terme « état »). Autrement dit agir en commun ne veut pas dire « être comme » (identique)…

 

Les personnages centraux du film sont une fratrie plus un père « absent-présent » qui semble ne plus pouvoir s’exprimer (A.V.C.). Les autres personnages sont en lien direct avec cette fratrie… Pourtant, les membres de cette famille et leurs voisins et amis ne sont pas identiques. Certes les origines sociales de tous les personnages sont très proches (sauf pour Bérangère -Anaïs Demoustier- la jeune compagne de Joseph), elles induisent un certain rapport initial au monde relativement homogène (notamment une socialisation autour de la « lutte des classes » qui a, probablement, permis de doter ces personnages d’une capacité critique face à la doxa capitaliste. Notons que cette « lutte des classes » (jamais évoquée en tant que telle, mais bien présente en filigrane dans les mémoires des personnages) est d’une nature très particulière. Peut-être est-ce une « lutte de classes propre au soleil de l’Estaque » ? C’est-à-dire une lutte de classes idéalisée, comme dans les autres films de R. Guédiguian. Cette idéalisation je la crois nécessaire à cette narration cinématographique très particulière car cette lutte pourrait être un modèle d’action dans le réel. La « lutte de classes au soleil de l’Estaque » semble posséder une dimension idéologique très faible pour une dimension éthique très forte. C’est-à-dire que la lutte est d’abord fondée sur le vivant du moment et non sur une idée abstraite préconçue. La stratégie semble donc pouvoir s’adapter constamment en fonction des effets vécus (et vivants), l’éthique étant la boussole principale de l’action. Cette référence, récurrente dans les films de R. Guédiguian à cette « lutte de classes au soleil de l’Estaque« , pourrait-elle être nommée conte ? Dans une « réalité observable », il me semble que la dimension éthique n’est pas absente des groupes en lutte mais ces groupes sont très majoritairement constitués au sein d’organisations (politiques, syndicales, voire associatives) fortement idéologisées ou (et) structurées par des enjeux de pouvoirs institutionnels qui réduisent fortement l’expression d’une possibilité éthique. Cette possibilité éthique se manifestant plutôt dans une entraide « au coup par coup » au sein de groupes plus ou moins mouvants. Bref la « lutte des classes au soleil de l’Estaque » serait un conte et le conte est, je l’ai déjà dit, un support de l’utopie… Qui porte elle-même le désir (« sans objet« ).

Cette dimension utopique et éthique de la « lutte des classes au soleil de l’Estaque » conçue comme capacité à extirper de la puissance et de la joie dans les relations aux autres aurait autorisé un parcours de vie (social, affectif, intellectuel…) particulier à chacun des personnages centraux du film. Des personnages devenus des personnes singulières, donc non identiques… malgré une socialisation préalable assez commune. Non seulement ces personnes ne sont pas identiques mais un conflit très profond sépare la fratrie… et pourtant, ils vont agir ensemble (malgré ce grave conflit familial).

Ils arrivent à faire en commun sans avoir besoin de fabriquer Le commun, de l’identique.

 

La forte singularité de ces personnages (devenus, pour moi, des personnes) est, peut-être, le ferment même d’une possibilité d’action transformatrice (voire révolutionnaire ?). Je crois que plus une singularité est forte, plus la conscience de la fragilité humaine est présente. Plus l’autre est différent (inatteignable ?) plus cette singularité ressent le poids du monde sur ses minuscules épaules. Mais dans le même temps la singularité est une force extraordinaire car elle nous oblige à agir pour ne pas nous endormir dans l’abdication face à l’identité, l’identique). La singularité rendrait alors possible une nouvelle conception de l’héroïque. L’extraordinaire force de la fragilité ordinaire permettrait d’admirables (mais improbables… dans le monde d’aujourd’hui) constructions d’espaces politiques et de temps sensibles dans des actions en commun. Un « agir en commun » qui ne serait pas la « lutte des classes » (le commun réifié, dans son acception idéologique marxisante orthodoxe).

3/ La communauté lieu d’invention et non d’identité :

 

De la singularité sans fard pourrait naitre des individus ordinaires (mais pas routiniers) qui ne seraient jamais des Héros mais qui sauraient inventer d’héroïques agirs en communs.

Il est intéressant de noter que Angèle (A. Ascaride) est, dans ce film, une personne qui pourrait être prise au piège de « l’Héroïne de type individuation capitaliste » puisqu’Angèle est une comédienne connue (ne parle-t-on pas d’Héroïnes pour désigner certaines actrices dans certains films ?). Angèle (A. Ascaride) semble être à la fois légitime en tant que comédienne d’un théâtre jugé savant et connue en tant qu’actrice d’une série T.V. Certains des attributs de « l’Héroïne de type individuation capitaliste » sont donc présents chez Angèle (Héroïnes ou Héros que l’on pourrait également qualifié-e-s : « d’individu-e-s adapté-e-s au fonctionnement dominant »). Pour Angèle, ces attributs semblent être plus un facteur d’isolement qu’un élément de reconnaissance et de satisfaction. La figure de l’Héroïne ne semble pas la tenter. Peut-être parce que les Héro-ïne-s sont toujours seul-e-s faces aux admirateurs… qui sont toujours, potentiellement, des juges ? Angèle pourrait-elle trouver de nouveaux chemins vers de nouveaux horizons réactivés grâce à sa rencontre avec Benjamin, un jeune pécheur passionné de théâtre (Robinson Stévenin) ? La singularité de Benjamin, étonnamment et volontairement théâtralisée (en lien avec cette notion de conte ?), semblerait-elle pouvoir faire naitre (ou renaitre), chez Angèle, le goût de « l’agir héroïque du vivre » ? Au détriment de l’être solitaire (l’Héroïne « plus ou moins médiatisée ») qui la hantait ?

 

Je pense donc (et je crois reconnaître cela dans la Villa) que seuls des individus différents (des singularités), grâce à des agirs en commun, peuvent fonder une communauté (toujours mouvante, voire aléatoire) alors que la communauté constituée sur l’identité (fut elle prolétaire) ne peut véritablement fonder une action réellement transformatrice. Dit autrement, l’avant-garde et ses Héros guerriers, forgés par la lutte des classes (ou par le parti qui s’y substitue ?), ne pourraient qu’instituer une communauté fondée sur une identité (sur l’identique) au mieux inopérante, au pire reproductrice de dominations. Les Héros de la lutte des classes, dans la réalité comme dans certains films propagandistes, sont des Héros qui ressemblent étrangement aux Héros capitalistes de la virilité guerrière acquise dans l’identité et la sérialité. Par-contre, la communauté mouvante (et émouvante) de la Villa (et de ses alentours) me semble une communauté du désir créateur. C’est à dire une communauté fondée et refondée sans cesse par les individus qui la créent et la recréent… et non une communauté pré-établie qui agglomère dans l’identité-identique (ce que j’appelle une commune ôtée).

Il me plait de croire que les comédien-e-s et le metteur en scène (une troupe en mouvement ?) qui réalisent depuis de nombreuses années tous ces films que j’apprécie, recherchent et bouleversent ensemble un quotidien agissant. Une communauté comme lieu où se fabrique et se refabrique une capacité à faire et à désirer… Avec les autres…

 

4/ La facilité du mal :

 

Ce dernier point : la « banalité du mal » est une notion très discutée. Pour ma part, je l’appellerai « facilité du mal ».

Y-a-t-il effectivement « facilité du mal » ?

Si on admet que oui d’où peut bien provenir cette facilité ? Pour ma part je proposerais l’hypothèse suivante (à discuter et critiquer) : Il me semble que la soumission est potentiellement un terreau puissant de la capacité à produire le mal. Une soumission plus ou moins « douce » et acritique à la hiérarchie peut permettre d’espérer un maintien (voire une amélioration) de son statut social. Ce type de soumission à l’ordre social concernerait autant les « dominants » que les « dominés » puisque chacun est attaché à sa position. Le grand patron subit l’injonction de se maintenir dans son statut bien identifié de « grand Héros capitaliste » et l’ouvrier subit une injonction similaire pour un autre statut… Sans, pour autant, évidemment, en tirer les mêmes avantages ! Si je pense que les soumissions sont du même ordre dans ces deux cas, je ne dis évidemment pas que les situations sociales qui en résultent sont identiques. Ces soumissions routinières seraient alors de potentiels vecteurs de la « facilité du mal ». En se laissant aller à l’obéissance aux injonctions habituelles et répétées, il doit être possible de finir par accepter toutes sortes de commandements, fussent-ils délétères.

Il me semble également que la volonté « d’être » qui se dit souvent « volonté d’être soi-même » qui se dit parfois « volonté d’être quelque chose dans la vie » et qui pourrait s’entendre comme envie d’être comme ceci, ou comme cela… pourrait être un moteur de ce besoin d’être à sa place dans l’ordre social (ce qui ne s’apparente pas, pour autant, à une réification). L’expression « Être soi-même », injonction formulée par des prescripteurs de tous ordres, est souvent entendu comme « trouver son identité propre ». Or l’identité (l’idem entité ?) s’oppose à la singularité car l’identité se mesure, s’identifie par comparaison (« être comme ceci ou comme cela » est très proche de « être comme celui-ci ou celui-là »). La singularité, elle, est incommensurable (non mesurable donc incomparable). Une singularité incommensurable qui met, sans le garde-fou de l’obéissance aux ordres, l’individu face à ses actes toujours incertains.

 

Cette soumission (de « l’être » ?) à un ordre social stable où il faut conserver (ou améliorer) sa propre place entrainerait-elle une capacité à faire le mal sans avoir à en éprouver une culpabilité insurmontable ?

Il me semble que l’officier (Dioucounda Koma) à la recherche des migrants qui viennent d’accoster à proximité de la Villa, pourrait incarner cette « facilité du mal ». Il s’agit là d’un homme convaincu du bien-fondé de son travail. Il est probablement un homme serviable ou, à minima, un homme qui sait agir avec civilité et respect. Face à la non coopération de ses interlocuteurs (les occupants de la Villa qu’il soupçonne de vouloir protéger les migrants) il émet la possibilité que ceux-ci soient racistes, puisqu’ils ne veulent pas l’aider (l’officier étant noir). Ne pas aider l’armée dans son travail est à priori suspect. Si cette attitude n’est pas illégale, elle est tout de même illégitime. En accusant, la fratrie séjournant dans la villa, de racisme se dédouanerait-il de sa propre culpabilité de « chasseur » de migrants ? Mettre de côté cette culpabilité est d’autant plus aisé que cet officier pense que la recherche des migrants est une mission non seulement légale mais aussi légitime. C’est une question d’ordre (voire une aide à ces migrants « lâchés dans la nature » ?).

Heureusement ce « mal » lié à une certaine soumission (qui peut aller beaucoup plus loin que ce qui est à l’œuvre dans le film) peut être maintenu plus ou moins à distance dans une ambivalence entre « facilité du mal » et désir, lié à l’éthique :

– Le personnage de Bérangère (Anaïs Demoustier), la jeune compagne de Joseph qui ne provient pas du même environnement social que celui de la fratrie et leurs amis, peut évoquer cette ambivalence. Issue d’un milieu bourgeois elle semble privilégier une carrière rémunératrice qui habituellement se soucis assez peu d’éthique, pourtant elle partage le souci de Joseph et des autres personnages en participant pleinement à l’accueil (illégal) des enfants orphelins et sans papiers. Sans avoir bénéficié d’une socialisation à la manière de la « lutte des classes du soleil de l’Estaque« , elle est tout de même capable de prendre part à une action éthique (et politique) avec tous les risques que cela comporte.

– Yvan (Yann Trégouët) est également dans cette sorte d’ambivalence. Médecin et fils des voisins de la « Villa » où se retrouve la fratrie suite à l’A.V.C. de leur père, il est manifestement sensible aux préoccupations éthiques et politiques de son environnement initial. Il envisage cependant (malgré la socialisation au « soleil de la lutte des classes de l’Estaque ») d’ouvrir un laboratoire d’analyse médical qui sera plus rémunérateur et moins prenant que son statu actuel de médecin généraliste.

L’individuation sérielle, évoquée au deuxième paragraphe, n’est donc pas absolue (ou totale) elle peut laisser place à des ambivalences entre l’envie de réussite sociale (dans un travail bien rémunéré et valorisé socialement) et le désir (au sens éthique, voire spirituel évoqué supra).

Ces deux personnages (Bérangère et Yvan) montrent que, malgré sa (relative) domination idéologique, le capitalisme n’est pas aussi fort qu’il n’y parait. Les ambivalences (de chacun-e ?) peuvent, parfois (souvent ?), favoriser la reproduction sociale dans un laisser-aller passif… mais ces mêmes ambivalences peuvent, dans le même temps, faire pencher la balance du côté d’une dynamique émancipatrice (engagée par d’autres dans le cas de Bérangère).

C’est aussi pour cela que des transformations du monde vers une possible émancipation est envisageable. C’est également pour cela que les utopies sont nécessaires pour activer le désir (sans objet) plus ou moins enfoui (en chacun-e ?).

 

 

En guise de conclusion :

 

Ce texte a d’abord été, pour moi, une nécessité. La nécessité de rendre hommage à l’équipe de ce film (et des autres films déjà réalisés). J’espère qu’il sera reçu comme tel par celle-ci… si ce texte lui parvient…

Certes, je me suis volontairement attaché à la seule dimension politique, voire « révolutionnaire », du film… mais la dimension politique quand elle a pour horizon l’émancipation est, pour moi, nécessairement porteuse de sensibilité éthique, donc esthétique… car je pense, avec d’autres que « l’esthétique est une éthique »… (Forme et fond étant intimement liés).

 

La Villa (comme une bonne partie des autres films de R. Guédiguian et de la « troupe ») est, je crois, un conte extrêmement émouvant et possiblement porteur d’utopie… qui ne détermine rien par avance… si ce n’est la joie de sentir, et presque de toucher (et je suis effectivement touché par ce film) les possibles concrets des à venir déjà présents (dans le film… et dans le réel)…

Mais, ça, je l’ai déjà dit et redit ! …

 

 

Didier Eckel

Lutte Ouvrière : émancipation et domination dans une organisation politique. Éléments d’auto-analyse coopérative et critique

Retranscription du séminaire ETAPE n° 24, « Apports et écueils pour l’émancipation d’une expérience militante : dialogue réflexif sur Lutte Ouvrière », 27 janvier 2017

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Le texte qui suit constitue un document exceptionnel d’autoanalyse coopérative et critique de pratiques militantes, issu du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE. C’est une démarche fort rare. Il porte sur le cas de l’organisation politique Lutte Ouvrière, par quatre anciens membres de ce groupe et une sympathisante actuelle. Bien qu’il s’agisse d’un groupe trotskiste aux références théoriques éloignées des anarchistes, cet effort de distanciation proprement libertaire intéressera les anarchistes et bien au-delà, c’est-à-dire tous ceux qui se préoccupent des écueils autoritaires et des limites oligarchiques des formes organisationnelles existantes se réclamant pourtant de l’émancipation.

La rédaction de Grand Angle

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Contexte

Hervé, Ivan, José et Silien Larios (auteur du roman L’usine des cadavres. Ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris, Les Éditions libertaires, 2013) ont été militants à Lutte Ouvrière (LO) et ne le sont plus depuis plusieurs années. Ils ont eu des liens croisés et se sont retrouvés dans le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) animé par Philippe Corcuff et Wil Saver. Ce séminaire réunit des savoirs académiques et militants dans la perspective d’éclaircir les enjeux politiques et sociaux autour de l’émancipation. Jeanne est, quant à elle, une jeune et récente sympathisante de LO. Ivan Sainsaulieu et Philippe Corcuff ont pris l’initiative, dans ce cadre, de monter une séance pour faire parler et réfléchir sur leur expérience les quatre anciens et la jeune sympathisante de LO.

Introduction à la séance

Philippe Corcuff ouvre la séance en indiquant qu’il s’agit de mieux cerner, autour de la question de l’émancipation, comment LO favorise ou empêche l’émancipation. Chacun des cinq protagonistes principaux de la séance présentera son parcours, avant d’engager une discussion plus transversale avec la salle, reposant sur ces expériences pratiques. Il s’agit de la seule séance enregistrée du séminaire ETAPE, l’objectif est de nourrir une discussion sur le site Grand Angle.

I – CINQ TRANCHES DE VIE

1) José Chatroussat, 72 ans, 32 ans à LO, traducteur

José Chatroussat. J’ai milité 32 ans à LO. Quand j’ai rejoint Voix Ouvrière en 1965, j’étais passé par la Fédération anarchiste. On cherchait le groupe Socialisme ou Barbarie1, mais comme il apparaissait en perte de vitesse, on s’est rabattu sur Voix Ouvrière2. On se disait qu’ils avaient des déformations bureaucratiques mais qu’on verrait bien. J’étais plutôt très convaincu de positions conseillistes. J’habitais sur Rouen et le groupe n’existant pas on a créé le groupe, sur le conseil des anciens, mais la moyenne d’âge était de 25 ans. J’avais lu beaucoup de choses avant. On a vécu mai 68 joyeusement et toute cette période était dynamique. Il y avait aussi beaucoup d’affrontements avec les staliniens. J’ai fait quelques séjours à l’hôpital grâce aux camarades staliniens… Il y a eu aussi la visite du groupe de Madelin à la fac de Rouen, bref c’était une période agitée, dans laquelle VO faisait de très bonnes analyses, il y avait des choses qui nous déplaisaient, mais dans l’ensemble ça nous plaisait. En 68 on faisait ce qu’on voulait, Paris était loin, les consignes… bof. Mais en 1971-72 il y a une tentative de reprise en main, et il y a eu du tiraillage. Ceci dit, on ne voyait pas quoi faire d’autre… Et puis on avait développé tout un secteur ouvrier, hospitalier et administratif, une vingtaine de bulletins.

En tant que représentant rouennais, j’ai assisté pendant 20 ans aux réunions du comité exécutif (CE) de LO, donc ça c’est bon, je connais (rires dans la salle) ! C’est une position spéciale, on voit un contraste incroyable entre le vécu sur le terrain et la manière dont ça se passe au CE. J’insiste pas. La grosse cassure s’est passée plus tard, il y a eu des crises avortées. En 1995, j’ai constaté que LO n’était pas à la hauteur des enjeux. Dans ma tête, je me suis dit que c’était foutu, qu’on n’arriverait pas à changer cette organisation en saisissant les opportunités. Restait à savoir comment faire. J’ai ouvert la bagarre en 1996. J’ai eu la pression. Exclu du CE, j’ai été exclu ensuite du Comité central puis on a tous été virés, le groupe rouennais et le groupe bordelais, environ 120 militants. Ensuite on a continué sous le nom de Voix des travailleurs (VDT) mais on reproduisait le schéma de LO de façon caricaturale. Il y avait le projet de rentrer à la LCR mais sur des bases qui ne me convenaient pas. Entre temps, le stress accumulé m’a valu quelques problèmes de santé, une péritonite aigue opérée en urgence lors de l’exclusion de LO. J’ai failli y rester, puis, en 1999, un break down. J’ai rompu avec VDT en novembre 1999. J’ai rompu avec toutes ces organisations, je n’ai pas cru non plus au lancement du NPA. Depuis j’ai fait différentes activités, participé à la revue Carré Rouge, et à la revue Variations, je continue de faire des traductions, comme celles de John Holloway.

Dans la salle, un militant dit ne pas comprendre la position de LO lors de la grève des cheminots de l’hiver 1986-1987.

Hervé : Il me semble que c’est l’histoire de la coordination intercatégorielle, menée par LO et l’UTCL3 ensemble. C’est l’époque où j’ai rejoint LO, et la coordination des agents de conduit, plus corporatiste, était plutôt menée par la LCR. Moi j’étais plutôt anar, j’ai assisté à une réunion de l’OCL, où un camarade, au grand damne des camarades de l’OCL dit « je milite avec LO et je n’ai rien à leur reprocher durant cette grève des cheminots ». Et moi qui étais plutôt d’obédience anar, j’étais en train d’être gagné par LO, je me posais des questions, et ça a renforcé mes convictions pour rejoindre à l’époque LO, lors donc la grève avec Daniel Vitry, figure de la coordination intercatégorielle.

2) Hervé, 53 ans, 20 ans de militantisme à LO,

Maître de conférences en psychologie et militant syndical à Sud Education

Hervé : Oui, oui, et donc j’étais à une réunion de l’UTCL. Je voulais voir les contradictions de LO, je discutais avec un camarade de LO et ce qui était drôle, c’est que celui qui menait la réunion disait « je suis désolé les gars, mais LO et nous on marche main dans la main parce que j’ai rien à reprocher aux camarades trotskystes ».

Philippe : Du coup tu peux peut être poursuivre ?

Hervé : Moi, j’ai connu LO en 1986, je finissais mes études, j’avais 23 ans. En fait, je suis un de ces camarades gagnés un peu sur le tard. J’ai été un militant de base, intégré dans l’organisation, j’ai cautionné l’exclusion de Nestor (Ivan), et quand VDT s’est créé, je les ai exclu : « c’est quand même incroyable que des dirigeants n’osent pas dire leurs divergences, les salauds ! » J’ai donc voté l’exclusion de José. J’étais un bon petit soldat.

1995 a quand même été pour moi, particulier, car on a éclaté, avec les 5% d’Arlette. Le discours officiel étant « on ne peut rien faire les camarades, la période n’est pas pour nous, 5% c’est pas assez ». Et moi j’étais de ces jeunes camarades venus de l’extérieur, on était jeunes, LO n’a rien fait durant cette grève ! On ne nous a donné aucun boulot militant, on avait envie de faire des choses, on allait aux manifs, on allait voir les copains, moi je me suis invité à des AG de cheminots parce que j’y avais des potes, mais on était en absence de discussion et t’oses pas le dire. Parce que LO, c’est pas que t’es pas d’accord, c’est que t’as pas compris, tu n’as pas le droit de dire que tu n’es pas d’accord. Quand j’ai commencé à dire que je n’étais pas d’accord, là c’était le début de la fin.

J’ai milité à Paris jusqu’en 2001 puis j’ai été à Nantes pour des raisons personnelles, je suis arrivé à Nantes, qui était la caricature de LO.

En 2006, éclate la grève du CPE (Contrat Première Embauche), là je faisais le boulot vers les lycées, les étudiants, y’a une grève, y’avait des AG de 5000 étudiants ! Ils pouvaient même plus tenir dans les amphis, ils occupaient un gymnase pour faire leur AG. A cette époque-là, j’étais militant 100 % car au chômage, et j’entendais dire dans ma cellule de LO : « les petits bourgeois qui tapent sur des tambours on connait, il ne se passe rien ! ». Et moi je leur disais « attendez les camarades (rires), j’étais toute la journée à la fac, j’ai discuté de politique, de communisme, de la révolution » et on me disait que j’étais « gauchiste ».

Donc j’ai fait un bilan du CPE par écrit que j’ai donné au responsable de cellule, en revenant sur ce que j’avais fait, j’avais gagné des gens à LO, je faisais deux cours marxistes sur deux facs différentes suite à ça, donc j’ai fait le bilan, et je ne comprends pas pourquoi j’étais le seul camarade de LO. Et là, j’ai signé mon arrêt de mort politique. A l’époque, le responsable du secteur grand ouest, qui va de Saint Brieux jusqu’à Tours, était mon responsable de cellule et il en avait parlé « aux camarades » (c’est-à-dire à Hardy4) et « ils n’avaient pas du tout apprécié mon texte ». J’ai dû faire mon autocritique devant ma cellule, sur le texte que j’avais écrit. En gros je disais que LO méprisait les jeunes. Ce que je n’ai pas compris, c’est qu’à partir de ce moment-là, le responsable de la cellule s’est positionné contre moi et ce camarade m’a savonné la planche, tout était prétexte, mais ça je ne m’en suis rendu compte qu’après.

Y’a eu la campagne de 2007. Je ne sais pas si les camarades s’en souviennent, mais la campagne d’Arlette Laguiller en 2007, a été une horreur, les affiches, ce que Arlette a dit durant cette campagne, c’était l’antithèse de ce que LO avait toujours dit, c’était d’une niaiserie ! Les affiches disaient « gauche molle, gauche dure » donc on se rapprochait des slogans de la LCR comme « 100% à gauche ». C’est moi qui m’occupait du matériel et quand j’ai ouvert et que j’ai vu les affiches j’ai dit : « C’est pas possible, on va pas coller ça ». On a collé ça !

Et la campagne de 2007, la première qui a appelé a voté Ségolène Royal, c’est Arlette Laguiller, le soir du premier tour, à 20h, habillée en blanc en plus, elle a tout de suite appelé à voter Royal et moi j’ai osé dire que j’étais pas convaincu. Donc là, AG de section, tous les camarades se réunissent et là, je m’en prends plein la gueule, « gauchiste ». Donc il y avait un doute.

Immédiatement après, on nous réunit en septembre 2007, pour nous dire que, pour sauver l’organisation, on allait devoir s’allier parce que Arlette Laguiller allait disparaître, qu’il fallait qu’on ait des Arlette locales pour concurrencer Olivier Besancenot, donc des élus locaux qui puissent faire parler de nos idées dans la presse locale. On s’allie avec qui on peut pour avoir des élus. Y’aura trois semaines de campagne, tout le monde s’en foutra après… Le soir, bouffe de congrès, comme on dit, tous les camarades sont là, et moi je dis «  je ne suis pas complètement convaincu ». Mais si Hardy a dit qu’il fallait s’allier avec le PS, alors tous les camarades suivent. C’était l’antithèse de ce que LO avait toujours dit. On reprend les arguments du PC, ce que LO a toujours critiqué. Là j’ai essayé de discuter, mais c’était en fait impossible et j’ai quitté LO à ce moment-là, et j’ai rejoint la Fraction5 en 2008, mais ça a vite pété entre moi et eux parce que la Fraction c’est la caricature de LO. J’ai rejoint le NPA, c’est là que j’ai croisé Philippe dans le petit réseau libertaire du NPA, et quand le NPA a décidé d’aller aux élections en 2012, j’ai dit stop. J’ai dit non à l’électoralisme trotskyste qui prend trop d’énergie. J’ai donc tout coupé, mais c’est grâce à des gens comme José, honnêtement, José Chatroussat est important pour moi, c’est à travers toi, que j’ai découvert, dans ma recherche des gens comme Holloway, au travers de ce que tu écris, ça m’a permis d’aller fouiller ailleurs.

Aujourd’hui je suis auto-militant politique sur des bases anarcho-communistes, je ne sais pas comment dire.

Ivan : Auto-militant, ça je ne connaissais pas… (rires). Non, non, mais je respecte, faut trouver des inventions hein, vu la situation (rires) !

3) Ivan, 51 ans, 17 ans de militantisme à LO, professeur de sociologie à l’Université de Lille 1 – IUT A

Ivan : J’ai commencé à militer en 1983, j’étais au lycée Henri-IV à Paris, de parents de gauche assez engagés. Mon père avait dirigé la section du 13eme arrondissement au PSU. Ma mère avait eu des engagements à la CFDT, dans l’aide psychanalytique aux jeunes (BAPU), puis dans le milieu associatif. J’étais de gauche, mais pas aussi marxiste que LO : je me souviens de ma première question au cours de LO (j’avais 17 ans) : « vous parlez des ouvriers mais c’est quoi les ouvriers ? ». J’ai eu des activités de recrutement dans la jeunesse, on faisait des groupes de jeunes, on organisait des cours marxistes à Henri-IV et ailleurs. J’ai développé un groupe de jeunes étudiants aussi à Rennes, et même à Berlin. J’étais spécialisé dans le recrutement, mais, paradoxalement, si LO y consacre beaucoup de forces, c’est pas une super situation pour l’intégration dans LO. Par définition, on est orientés vers l’extérieur et moins sous le contrôle interne. Or, on était plus apprécié pour sa capacité à être docile que pour sa capacité à construire.

Première exclusion de LO : « T’es trotskiste mais pas de chez nous »

Cinq ans après mon enrôlement à LO, j’ai commencé à critiquer le fonctionnement. J’ai écrit un texte interne (un « bulletin intérieur ») dans lequel je critiquais le manque de débat contradictoire et d’initiative des jeunes « extérieurs » (ou intellos). Par exemple, après avoir recruté pas mal de jeunes lycéens, on échouait à trouver des jeunes travailleurs. Du coup, il me semblait normal voire souhaitable qu’on fasse une commission entre recruteurs pour proposer des idées. Mais en fait on ne pouvait rien proposer, la politique n’était pas de notre ressort. La parenthèse de l’armée en 1989 m’a permis de réfléchir, loin de la pression du groupe. A mon retour, ils m’ont viré au bout d’un moment parce que je critiquais le fonctionnement, avec le prétexte d’un grave manquement au service d’ordre (SO) : « On peut pas faire confiance à ce camarade ». En réalité, quand on commence à douter et que l’on veut davantage de droit à l’initiative, on se met forcément en dehors des clous, dans une telle organisation. D’ailleurs le chef du SO le savait bien. On m’a donc mis à pied puis on ne m’a jamais réintégré. Si cela se trouve, je suis encore juridiquement membre ! Mais à ma demande d’explication, on m’a répondu : « t’es trotskiste mais pas de chez nous ».

Construction d’un groupe et seconde exclusion, de la Fraction-L’Étincelle

Alors j’ai dit que cette réponse ne me satisfaisait pas et que j’allais essayer de trouver des réponses par moi-même, en militant de mon côté. J’ai fait un groupe de jeunes entre temps, pendant 3 ou 4 ans (groupe Istrati) et puis ensuite on s’est rapproché de la Fraction-L’Étincelle. Ils étaient trop contents de trouver du sang neuf, une bande de jeunes parce qu’ils avaient eux aussi été mis au ban de l’organisation. Et quand on est mal vu à LO, on se retrouve tout seuls et tout nus ! Alors la Fraction nous a accueilli à bras ouverts, vu qu’ils étaient 40-50 assez atteints par leur mis au ban et nous on leur apportait 30 jeunes… Ils nous ont associé à la direction de la Fraction. Et puis une fois qu’ils ont digéré les jeunes, ils m’ont viré. Le prétexte a d’ailleurs changé, ils ont commencé par dire que j’avais parlé à des sympathisants de choses internes, mais comme un vieux militant de boite s’est solidarisé, ils ont laissé tomber ce grief. Ils en ont trouvé un autre quand je me suis engueulé avec une militante, que j’ai poussée dans un geste d’énervement. Le grand chef a dit que c’était le procédé classique des staliniens… Moi, après une phase d’intégration et de collaboration, j’étais à nouveau mal à l’aise devant la reproduction du moule LO qui se dessinait et eux ils pensaient donner des gages de conformité à LO en virant le vilain petit canard dont LO ne voulait plus.

Dans la Fraction, on avait formé une opposition avec deux copains ouvriers, Nesca et Granier, dans le but explicite de ne pas reproduire LO et de saisir l’occasion qui se présentait après 1995 pour faire un regroupement politique différent avec des bouts de la LCR et de VDT, qui avait été viré de LO (cf. récit de José). On s’est vite retrouvés isolés. Les réunions de direction du vendredi soir étaient devenues un enfer, comme celles du CE de LO. On ressortait tout pâles, et Granier avait coutume de dire : « il faut manger de la salade et boire de l’eau fraîche ! ». Mon exclusion a eu lieu en public, en AG, à main levée (60 pour, 10 contre, 5 abstentions, de mémoire).

Ce qui m’a le plus frappé, ça été l’attitude d’une jeune militante, J, que j’avais recrutée au lycée et avec qui on s’était défoncés comme rarement je ne l’avais fait, durant un mouvement lycéen. Elle avait été un peu médiatisée. Pour voter mon exclusion, elle s’est balancée sur sa chaise, de façon à se cacher derrière quelqu’un, pour que je ne la voie pas… Ensuite, quand je lui ai demandé pourquoi elle m’avait viré, elle m’a dit : « pour intégrer le groupe ». Il y a un conformisme assez fort dans ces groupes. Cela dit, les efforts de conformité avec LO n’ont pas vraiment réussi à la Fraction, car LO a fini par les virer aussi, collectivement. Et la plupart des jeunes sont partis – mais après en avoir trouvé d’autres, ce qui fait que le turn over est compensé par les nouveaux remplaçants, comme à LO.

Après, j’en ai eu marre de cette matrice organisationnelle devenue artificielle, souvenir lointain du léninisme. Ce qui m’importait, c’était de saisir les occasions, d’être réactif. C’est ce que j’ai essayé de montrer avec le groupe que j’ai créé, que l’on pouvait se construire en tirant partie des occasions (on a fait de l’entrisme à la JC et au PCF, on a aidé Droit au logement…), alors même que la situation n’était pas favorable (d’après eux-mêmes). C’est toujours un peu ce que je fais, en essayant d’être réactif aux opportunités d’action qui se présentent. Je suis militant d’occasion(s)… ! D’ailleurs c’était ce qui était proposé à l’origine, je me souviens encore de Hardy qui disait : « notre sport, c’est le vol à voile dans la tempête ! ». Au lieu de cela, on a bien ramé !

4) Silien, 47 ans, 4 ans de militantisme à LO, 12 ans dans sa succursale

(Fraction L’Étincelle de LO), ouvrier et écrivain

A propos de l’exclusion d’Ivan, ce qui suit, prouve le pas net de l’entreprise. A la dernière Fête de l’huma où j’ai mis les pieds, vers 2009, je dirais, au détour d’une allée, avec Ivan, nous tombons sur un ancien militant de la Fraction L’Étincelle. Le zigue va tout droit adhéré au PCF de sa ville, Alès. Tout indisposé, il se justifie. On lui a rien demandé. Ses explications rapport à l’exclusion d’Ivan, tout aussi tortueuses. Après des tours et détours, il finit par sortir : « C’était un emmerdeur, cherchant toujours la petite bête ! »

Prisonnier d’un rituel

Je suis rentré à Lutte Ouvrière en 1992. Rentré entre guillemets. Jamais intégré. Sympathisant pour parler avec leurs termes. Très vite, l’entité te montre qu’il y a hiérarchie entre les individus. Liaisons, liaisons évolutives, non évolutives, sympathisant, bon mauvais, très bon, militant… sont leurs jargons. Même en restant à la périphérie, ces appellations arrivent à tes oreilles, au détour d’une activité militante. Faut pas chercher bien loin, pour voir ce qui tourne pas rond là-dedans. Très vite on voit, il y a des trucs qu’ils cachent. Ils disent pas tout à tout le monde. Je voyais ça au rendez-vous au café avec La camarade. Pour être formé au trotskisme que j’y allais au café. Tu contestes, tu te trouves très vite à la marge. Tes dires sont notés. Être ouvrier chez Citroën Aulnay sert à rien. L’envie de se battre contre un patron de choc, pas plus. Au lieu de cela, mon activité militante pendant quatre ans : aller jouer au billard, voir des navets au cinéma pour gagner du monde au trotskisme. Le tout encadré par des jeunes militants étudiants. Point culminant de la semaine, la vente du journal au marché du dimanche matin. Le tout orchestré par les rendez-vous hebdomadaires avec La Camarade au café.

Un jour, un militant de la Fraction vient me voir : « T’as raison d’être contestataire ! »… Je me dis : Voilà, la porte tant cherchée pour me battre contre mon patron !… A ce moment, le rituel évolue, en plus des activités Lutte Ouvrière, je vois clandestinement un dissident.

D’un rituel à l’autre

A la Fraction, très vite, je constate idem que ça tourne pas très rond non plus. Ils veulent pas jouer franc jeu. Ça éclaire : « Ne dis pas que tu nous vois ! Essaye de leur gagner du monde ! »… Malgré tout, on parlait tant du sésame : Être intégré ! Être un vrai militant !… Banco, je rentre à la Fraction. Ça finit par se savoir chez Lutte Ouvrière, malgré les précautions imposées par Mody. Quatre années de camaraderie militante rayées d’un trait de plume. Mes anciens camarades, me connaissent plus. Hardy fera même passer un mot pour qu’ils ne m’adressent plus la parole à Aulnay.

La Fraction, c’est la caricature en pire de Lutte Ouvrière. Je vois déjà que ça va pas là-dedans non plus. J’étais pas grande gueule. Pas l’aisance pour parler en public. Incapable de prendre la parole dans une réunion où il y a du monde. Impressionné. Les réunions sont animées par un trio, je découvre : Nesca, Bill (Granier), Ivan. Un drôle de trio. Infernal pour la direction de La Fraction L’Étincelle. Pour moi, leurs dires sont des plus intéressants. Largement plus que celui des autres. Je dis ça, dans l’une de mes premières réunions de cellule. Que n’ai-je pas dis là …

Le Trio infernal

La Fraction L’Étincelle, c’est comme le reste du trotskisme. Du micro stalinisme. Bill (Granier), Ivan, Nesca proposaient une autre politique vis-à-vis des sections exclues de Rouen et Bordeaux. Faire un nouveau parti d’égal à égal. L’élite des gérontocrates : Illy, Flores, Zara, Oba, Romain, Fanny, Mody, Ropa… voyaient les choses autrement. Leurs ambitions, refaire Lutte Ouvrière en plus petit. Convaincre des militants exclus de continuer, de quémander envers les liquidateurs une réintégration, ça relève de la folie pure. Ils en avaient soupé. Le terme est faible. Une exclusion, c’est un traumatisme très grave, traumatisme pouvant mener loin…

La fusion entre les deux entités ne pouvait pas se faire. De la mauvaise politique des gérontocrates, c’est Bill, Ivan et Nesca qui ont payé la note. Harcèlement jusqu’à départ pour Bill et Nesca. Exclusion pour Ivan. Un jour Nesca m’a déclaré à titre privé : « Après chaque AG, j’étais vidé ! La vie des sectes c’est fini pour moi !… ». Il a quand même rejoint le NPA à Besançon.

Alain Delon à dit un jour : « Je rends hommage à Jean Gabin où je veux et quand je veux ! »… A Bill dirigeant de plusieurs grèves chez Renault, qui a quitté le PCF pour rentrer chez les trotskistes, je rends hommage quand je veux et où je veux. Quitter le parti (PCF), ça voulait dire quelque chose. Voir comment les trotskistes de tout bord l’ont traité, j’en suis toujours révolté, meurtri… Une des causes principales faisant que je peux plus blairer les trotskistes vient de là. Je rends hommage à Ivan pour le texte qu’il a dit aux funérailles de Bill (en annexe). Les hypocrites étaient remis à leurs places. Les dirigeants de la Fraction L’Étincelle ne sont jamais allés le voir pendant sa maladie. Ils le dénigraient auprès des jeunes. A cause de son charisme, fallait pas qu’il gagne en influence.

Bill n’était plus trotskiste à la fin de sa vie. J’affirme ici ne l’avoir jamais été. Avec Lutte Ouvrière je n’ai jamais adhéré à cette idéologie. Ma vie, La révolution trahie, c’est barbant, ça m’a jamais donné l’envie d’en lire une ligne de plus. Les mauvaises langues diront : « Il n’a rien compris ! » Il n’y a pas besoin de comprendre pour pas être d’accord !… Proustien, célinien, balzacien !… Ça oui. La Fraction, loin d’être étincelante, m’a jamais rien demandé là-dessus. Hommage lui soit rendu…

A propos de l’exclusion d’Ivan

Ivan a été exclu, par vote à main levée, en AG. J’ai levé la main contre son exclusion. Tout tremblant que j’ai voté contre. Sous les regards inquisiteurs électriques… J’avais peur de voter contre, ça veut tout dire. Mody avait briefé tous les camarades de sa cellule. Il a mis tout son poids pour faire voter l’exclusion d’Ivan. Je précise, c’était la cellule dont je franchissais les portes tous les dimanches… Dénigré Bill et d’autres… était aussi une des spécialités du bonhomme. Mes rapports avec lui, n’ont jamais été amicaux. Ils étaient cordiaux par obligation… Mody a jamais apprécié que je rapporte ça. Son image de sympa, ouvert en prenait un coup auprès des anars de Saint Ouen. A un vieux militant mao de ma ville, il trouve rien de mieux à dire : « C’est la Fraction L’Étincelle qui a obligé Lutte ouvrière à constituer un comité de grève à Aulnay !… » Pour avoir vu sa constitution dans les trois grèves, je réplique : « C’est un affabulateur, les propositions fractionnaires tombaient comme un cheveu dans la soupe. Le comité, c’était dans leurs cartons pour manipuler les ouvriers !… » .

Inutile de préciser : les autres gérontocrates ont fait pareil dans les autres cellules pour faire exclure Ivan… Ironie du sort, J, qui a sûrement voté pour s’intégrer à un groupe : pendant tout son séjour à la Fraction L’Étincelle, Ropa, chantre du futur site Matière et révolution, n’a cessé de lui pourrir la vie : « C’est une petite-bourgeoise ! »…

L’éternel retour

A la Fraction, j’ai tenu jusqu’à 2008. Toute exclusion ou départ est forcément politique. Ils veulent faire croire le contraire. En culpabilisant, dénigrant le militant qui part ou est viré. Tout procès politique est perdu d’avance par l’accusé. Ils connaissent les procès de Moscou sur le bout des doigts. Pour eux, c’est dans un dé à coudre. C’est l’une de leur spécialité. Ils ont un appareil pour ça… Appareil renouvelé au gré des départs compensés par des arrivées. L’entreprise de lavage de cerveau est présente avant, pendant, après… Le devenir psychologique des partants, le cadet de leurs soucis : « C’est des petits-bourgeois ! »… La meilleure, c’est que ces clanculs ! Cires pompes Lutte Ouvrière !… viennent dire, après tout ce que je leur ai balancé dans les réunions, que je ne suis pas parti sur des bases politiques !… Que j’ai jamais mentionné qui je voyais à l’extérieur de la secte !… Les camarades qui sont partis, sans rien dire, sont des victimes aussi. J’ai toujours une pensée pour eux. Même pour ceux cachant leurs divergences… Le leitmotiv des dirigeants trotskiste après le départ : « On découvre qui c‘était ! »… se passe de commentaires.

Dernière citation

En quittant la Fraction L’Étincelle, la dernière phrase de Mody : « Tu vas te retrouver tout seul ! »… Où est l’émancipation là-dedans ? Paradoxe, depuis mon départ, une fois les messages stéréotypés abandonnés, créant des barrières, car débités sans écouter l’autre, je connais beaucoup de monde. Tous milieux confondus, des portes se sont ouvertes. La vie est vue autrement. J’écris…

5) Jeanne, 29 ans, 5 ans à LO, au chômage

Alors moi je pense que je vais avoir un discours un peu différent de ce qu’on a entendu précédemment. Déjà, je fréquente toujours Lutte Ouvrière, mais disons que j’ai un statut vraiment particulier, je ne suis pas capable de vous dire si je suis militante, sympathisante (rires dans la salle), je ne sais pas vraiment ce que je suis et je pense que c’est déjà un truc à analyser.

Un statut particulier

En écoutant les interventions, je me souviens petit à petit, de comment j’ai rencontré LO. En fait, j’étais lycéenne à Paris, et y’avait un jeune qui venait souvent devant le lycée distribuer des tracts et avec qui je discutais souvent, je discutais avec lui pendant des heures de politique, mais il ne m’a jamais dit clairement, à quelle organisation il appartenait. Grâce à lui, j’ai commencé à lire et à m’intéresser de plus en plus à la politique. Ensuite je me suis inscrite à la fac, et je suis sortie avec un militant de LO de longue date et il me parlait déjà de toutes les critiques que vous venez de faire, sur le fait que c’était une secte, sur le fait qu’on pouvait pas les critiquer, mais moi je l’avais pas vraiment vécu donc je m’en rendais pas compte.

Avant tout une étudiante

Je me suis inscrite en socio, et pour mon sujet de mémoire j’ai décidé de travailler sur l’idée de révolution chez les militants révolutionnaires et c’est comme ça que j’ai rencontré LO, pas en tant que sympathisante, mais en tant qu’étudiante. Pour mon mémoire, j’ai dû faire des entretiens avec des militants du NPA, de LO, du POI et les anarchistes de AL et FA et unanimement, les camarades que je fréquentais me disaient que j’arriverais jamais à pouvoir faire des entretiens avec des militants de LO et puis même si j’y arrivais, ils me feraient un discours tout fait et me diraient ce que je voulais entendre…J’ai quand même tenté ma chance et j’ai contacté comme je l’ai fait pour toutes les orgas, via le site de LO, les responsables de deux arrondissements de Paris, j’ai eu des réponses négatives, mais aussi positives.

Alors effectivement, un des deux responsables d’arrondissement que j’ai rencontré, m’a posé plein de questions, croyait que j’étais journaliste, se méfiait beaucoup et me donnait des réponses lisses, globales, peu personnelles. Il me disait qu’il n’aimait pas les sociologues, quel était le métier de mes parents… (rires dans la salle), personne ne s’intéresse à LO, pourquoi je veux travailler là-dessus, c’est bizarre… J’ai tenté de le rassurer, en lui disant que j’avais des idées proches des leurs, mais que je ne connaissais pas assez et que justement, j’espérais mieux les connaître. Je me souviens qu’il m’avait demandé que je lui envoie les retranscriptions d’entretiens (je me souviens maintenant qu’une militante de la FA qui était d’ailleurs sociologue, m’avait demandé cela elle aussi). Je constatais donc qu’effectivement, ils étaient assez méfiants et fermés.

Des témoignages alarmants

Par la suite, j’ai rencontré des militants du NPA, notamment un, qui m’a beaucoup marqué, il avait été exclu de LO, c’était un ancien de la Fraction qui était chargé de TD à la fac. J’ai fait un de mes entretiens les plus longs avec lui, je m’en souviens parce qu’il s’est mis à pleurer, mais vraiment à chaudes larmes, en me parlant de son exclusion. Il avait exclu parce qu’il parlait trop, critiquait trop, posait trop de questions et remettait trop en cause ce qu’on lui disait notamment parce qu’il ne s’était pas identifié aux bons personnages lors des formations de lectures obligatoires (rires dans la salle), lui s’identifiait aux « méchants » on lui disait donc que c’était pas normal, qu’il se trompait, au bout d’un moment on lui a donc dit qu’il ne pourrait pas rentrer à LO et à donc il a été exclu. Il a rejoint la Fraction.

Les préjugés : du vrai et du faux

Du coup, avec tout ce que j’avais entendu sur LO, je n’étais plus assez neutre, j’avais perdu « la neutralité axiologique ». Il fallait que j’oublie tout cela, et que je me fie simplement aux entretiens et aux observations. Et c’est à ce moment-là, que j’ai réussi à obtenir un entretien avec un responsable d’arrondissement, et dès le premier entretien je me suis très vite entendue avec ce retraité. C’est pour ça que je pense avoir un rapport assez particulier avec LO, en tant qu’ancienne étudiante mais aussi personnellement, parce qu’en fait je n’ai découvert LO qu’à travers cette personne-là et maintenant c’est une personne dont je suis très proche. Évidemment, j’ai pu vite constater la gérontocratie, LO manque cruellement de jeunes, j’ai pu aussi remarquer l’uniformisation et la similitude, les ressemblances entre les militants, notamment chez les femmes.

Sympathisante, un statut privilégié ?

J’ai des amis à la Sorbonne, qui distribuent le journal de LO, à l’entrée de la bibliothèque, je leur demande s’ils vont à la fête de LO le week-end suivant, ils me répondent que oui, ils y seront, mais qu’ils ne pourront pas aller aux concerts, parce qu’ils seront de corvée de poubelles…Je leur demande donc depuis combien de temps ils militaient à LO, ils me répondent depuis 10 ans, et me retournent la question, à laquelle je réponds, depuis à peine deux ans, je leur dis que je trouve cela bizarre, puisque je serai moi-même chargée de tenir un stand à la fête, ce que je croyais réservé aux vieux militants. Moi-même étonnée, je comprends vite que j’ai ce privilège car je suis amie avec un militant important du parti. Je voyais bien que j’avais le droit à un traitement de faveur…

Une relation sincère ?

En fait, ce que je me demande maintenant, et ce qui est un peu difficile pour moi à envisager, c’est si cette amitié a été et est sincère, du coup, je suis dans une espèce de dissonance cognitive. J’ai des doutes quant aux intentions de mon ami. Cette amitié est-elle vraie ou est-ce qu’au fond c’est pour me faire rentrer dans le parti, pour garder un œil sur moi parce que cette personne sait que j’ai fait un mémoire sur les organisations anticapitalistes, puis que j’ai commencé une thèse, depuis arrêtée, je sais pas trop… J’ai déjà pu assister donc à des réunions, des discussions avec des militants de LO, des préparations de meeting, mais c’était toujours en tant que thésarde, même s’il ne me présentait pas comme ça aux autres camarades que je rencontrais.

Pendant un moment j’ai complètement arrêté de les fréquenter, j’étais plus proche du NPA, mais pour des raisons d’affinités personnelles, de liens ou même d’ambiance j’ai toujours préféré mes liens avec LO bien que je ne partage pas toutes leurs idées mais plus celles de la FA et du NPA. Même en ayant arrêté ma thèse, ce que mon ami sait, je continue toujours à les voir, le voir lui, avoir quelques privilèges parfois. Je n’ai pas d’activités et de militantisme réguliers, je leur donne un coup de main de temps en temps, sans qu’on me demande de rendre des comptes sur quoi que ce soit.

II – DISCUSSION THÉMATIQUE

La liberté des sympathisants

Ivan : Voilà, y’a des poches comme ça. Ce militant, il ferme un peu les yeux sur ton cas, parce que ça lui permet d’exister en dehors de son quotidien militant, y’a des zones comme ça, de liberté, et même, bien souvent, une schizophrénie, chez des militants qui d’un côté sont des purs et durs, et de l’autre… ils s’éclatent, j’ai vu des gens de la génération un peu avant moi, qui étaient d’un côté, des soixante-huitards accomplis, par exemple, Arlette, elle avait des tonnes de petits copains, enfin une vie pas du tout monacale, mais à côté de ça elle pouvait incarner l’autorité la plus austère quoi !

Hervé : Ce camarade n’est plus tout jeune, et LO c’est complètement déprimant. Moi quand j’ai quitté LO, l’idée c’était, « on va crever » donc les camarades de cette génération-là, tiennent, mais ils ont besoin d’une bouffée d’air, ils ont besoin de s’aérer, mais sans être en confrontation avec l’orga. A partir du moment où quelqu’un est sympathisant à LO, il n’est plus évolutif, donc de ce fait le camarade qui l’a en charge fait un peu ce qu’il veut, car il n’y a, plus de contrôle de l’organisation. Quand il a une relation évolutive, la cellule fait gaffe, demande des comptes. Comme sympathisante, tu es un peu devenue la chasse gardée du vieux camarade. Beaucoup ont trois, quatre sympathisants à gérer, ça leur donne de l’air. Ils vont à des concerts ensemble, des choses que LO interdirait, mais là, en fait c’est leur manière de respirer en dehors du parti. Et je suppose que la relation, elle est sincère avec toi. Cette personne a besoin de ces bouffées d’air tout en ayant un rapport politique, on se voit dans des cafés, en mélangeant discussions politiques et vie personnelle. J’ai partagé ma vie pendant longtemps avec une sympathisante LO, qui était donc non évolutive qui était en liaison avec une militante, ça discutait de tout sauf de politique au final. En voyant les sympathisants, ça leurs permet de respirer, la vie elle est là ! C’est compliqué pour eux, parce que c’est à la fois sincère, tout en étant dans un cadre dit « militant ».

Entrer et sortir

La salle : Vous critiquez forcément pour expliquer votre départ, mais pourquoi vous êtes entrés et restés ?

Silien : Je suis resté pour avoir un soutien à PSA Aulnay. Problème de taille, mon boulot de boite était uniquement axé sur le recrutement de collègues de travail ! Secte Moon quand tu nous tiens !

Ivan : Pour ne pas se trouver tout seul après LO, il faut pouvoir bénéficier de l’aide « d’ambulances », notamment d’ex-militants qui s’occupent des ex-militants. Et puis il y a des événements comme la grève, ou le fait d’écrire un bouquin, qui permettent de faire de nouvelles rencontres.

En rentrant dans LO on a un élargissement des horizons, sur l’histoire internationale. Une fois que le carburant est emmagasiné, il ne s’évapore pas comme cela. Donc on dure. Et puis il y a la crainte de se retrouver tout seul, vu que l’on a tout mis dans un seul panier. Même si, justement, ceux qui partent en ont aussi les moyens : moi j’avais par exemple comme ami-e-s des sympathisants pas totalement inféodés, je venais d’un autre milieu politique et j’avais des contacts avec la LCR.

Hervé : Quand je voyais les autres groupes après 1986, les seuls qui ont discuté politique avec moi c’était LO. Ça t’ouvre. Tu découvres une cohérence et tu as une ouverture sur le monde. Après toi, manipuler les concepts, tu n’as pas le droit. Tu dois rester un technicien de la révolution. Qui tu es toi pour avoir des idées nouvelles. Marx et Trotsky ont inventé des choses dans une période révolutionnaire, maintenant il se passe rien. Et puis il y a la pression du groupe, tu es entouré par un groupe dont tu partages la vie, les vacances, tout. Après la phase d’enthousiasme tu as la phase où tu t’accroches. Durant le CPE je chialais tous les soirs : « ils sont devenus fous ! »

José : Moi j’avais vraiment comparé tous les groupes dans ces années-là, et VO avait les meilleures analyses. Avec Hélène, ma compagne, on ne voyait pas les choses comme les anars du coin, qui restaient entre eux. A LO, il y avait des grandes gueules, il y avait Vic6, qui envoyait balader Hardy. LO était les seuls à vouloir s’imposer aux staliniens. Le stalinisme c’est un barrage mais on ne va pas s’arrêter. Il y avait des incidents partout, devant Berliet ou Rhône Poulenc. Les idées de LO étaient raccord avec les ouvriers. La belle formule de Hardy indiquait que LO voulait jouer un rôle : il fallait « saisir les événements par les cheveux ». Jusqu’en 78, après ça a changé. Mais on avait plein d’activités et de liens créés au travers ces activités. Il y avait aussi la volonté de mettre en avant les femmes. On bossait sérieusement pour les exposés publics, on faisait des recherches. Par contre, au CE c’était des psychodrames terribles. Et, avec la création de la Fraction, l’ambiance était devenue irrespirable. Du coup, je laissais les sympathisants à l’extérieur pour ne pas les intégrer : « ils sont très biens, on en reste là ».

Garder la cohérence empêche la diversité

Wil Saver : Je voudrais pointer le lien entre la doctrine, la formation, la cohérence, la discipline et le manque de démocratie. Une organisation disciplinée ne peut pas souffrir de divergences en son sein. Faire des propositions alternatives menace l’unité de l’organisation. Il y a fermeture de l’organisation pour éviter la contradiction. Par contre, moi j’aimais bien la sobriété des militants de LO, et je les respectais pour cela, ils étaient humbles. Ils ne fanfaronnaient pas.

Hervé : Dans ce cadre, il y a une vérité politique, scientifique. Elle est détenue par les camarades les plus compétents. Il y a une hiérarchie implicite et explicite. Tu n’as pas le droit d’être en désaccord : tu n’es pas en désaccord, tu n’as pas compris. Et puis le particularisme individuel est le résultat d’une pression petite-bourgeoise.

Est-ce que la domination dans LO était celle des petits-bourgeois sur les prolétaires ?

Patrick Bruneteaux : Je ressens une schizophrénie : on parle des classes, mais aussi des gens. On ne fait pas son auto-analyse. Est-ce que vous ressentiez une culpabilité d’être des petits-bourgeois quand vous l’étiez ?

Ivan : Ça dépasse l’analyse sociologique. Hardy ou le système d’Hardy mettait en cause tout un chacun : tu pouvais être complexé parce que tu n’étais pas un prolétaire ou bien tu pouvais être mis en cause parce que tu n’étais pas un intellectuel. J’ai entendu par exemple un militant ouvrier répondre à mes questions sur le fonctionnement : « Mais moi je sais pas, moi, c’est vous les intellectuels, les futurs Lénine et Trotsky ! ». Il y avait une distribution généralisée du complexe, une culture très élitiste et à certains moments elle était renforcée. Dans les années 80, le slogan officiel de recrutement de jeunes c’était : « Il faut trouver les meilleurs élèves des meilleures classes des meilleurs lycées ». Et d’ailleurs, pour défendre Hardy qui n’a pas fait que du mauvais dans cette histoire, je dirais que lui aussi avait une espèce d’humilité incroyable. Je me souviens de l’avoir vu pour la première fois dans une réunion interne à la Mutualité qui disait, en faisant le geste d’un espace avec ses bras, « Moi je ne suis pas un grand intello. Entre Trotsky et moi, il y a de la marge ! ». Il ne se considérait pas comme un grand intellectuel et au fond il n’en voulait pas autrement que comme des lieutenants fidèles. Ce refus de penser par soi-même, il se l’appliquait à lui-même. Il avait un acte de contrition permanent et il fallait que tout le monde le fasse aussi, il fallait fermer sa gueule devant les grands ancêtres.

D’ailleurs Barta7 avait aussi le culte des ancêtres : il y avait les gens de la IIIème Internationale, dont il était issu, c’était des gens sérieux et il y avait des petits-bourgeois occidentaux. Il faut quand même faire passer un peu de ce sérieux bolchevik qui vient de la Grande Révolution et qui risque de disparaître. En même temps, il avait une capacité d’analyse du monde. Et je dirais que ce que Barta avait comme rapport vis-à-vis de la transmission, Hardy l’avait encore plus et puis ses successeurs encore plus : une espèce de montée en puissance du rôle des ancêtres au fur et à mesure que les ancêtres disparaissaient ! Barta au moins a du s’autoriser à penser par lui-même parce que Trotsky avait disparu. Hardy a repris sa pensée, mais pour conserver sa pensée, car les grands éclairages avaient été donnés par Barta avant et il ne s’agissait pas d’innover. Pour donner un exemple, les cours marxistes qu’on faisait ils arrivaient rarement à mai 68 : à raison d’un par semaine et en commençant au Moyen Âge, c’était difficile !

Alors la question posée, c’est peut-être le rapport à la formation. Quand ça finit la formation ? A LO, cela ne finissait jamais. Les militants sont de plus en plus savants, ce sont des mémoires, ils ont tout lu, on peut les brancher sur n’importe quoi. Mais il n’y a pas d’actualisation de la pensée. Pour se lancer dans ce vaste monde qui n’est plus celui des ancêtres. La transmission c’est très bien, tu ne vas pas ignorer la culture, et lire trois lignes, mais cela doit s’arrêter. Les ingénieurs reçoivent une formation générale intensive, ça les marque à vie. Mais ça dure deux ans. Après, ils sont confrontés à la vraie vie et ils disent d’ailleurs souvent que cela n’a rien à voir avec ce qu’ils ont appris ! A LO, ça s’arrête jamais, on est toujours en présence d’un formateur, ou de gens à former. Ça n’a rien à voir avec la classe sociale, ça n’a rien à voir avec l’ancienneté. Je me suis souvent trouvé en situation de me faire briefer par des plus jeunes que moi. Je me souviens d’un petit gars qui débarquait, moi j’avais milité dix ans, et il m’expliquait sur un ton docte ce qu’il fallait faire dans les lycées. Parce qu’il était dans la ligne, donc moi j’étais une merde.

Hervé : Oui, le rapport à la tradition, Hardy répétait : « Il faut passer la coupe propre ».

L’art et la révolution

José : Oui mais le paradoxe, c’est que dans les topos, il ne fallait pas mettre des citations de Marx, Lénine ou Trotsky. Je me suis fait critiquer un article sur la tragédie grecque, avec une citation de Marx tirée des Grundrisse. Un petit groupe de militants zélés, dont Florès et Zara, sont venus m’engueuler sévèrement à la fin du CE « parce que cet article n’avait pas sa place dans notre journal ».

Silien : Le trotskisme n’a produit aucun écrivain, cinéaste, peintre, artiste digne de ce nom au XXème siècle. Le PC a eu ses artistes. L’art participe au rayonnement d’une idéologie. Le trotskisme en est incapable, il n’y a aucun roman trotskiste ! Il s’accapare les œuvres des autres, les romans des anars tant méprisés pour commencer. Leurs chanteurs aussi. Ils peuvent bien se dire révolutionnaires. La pensée unique les bloque. Toute production artistique ou politique n’avance qu’avec la recherche de nouvelles voies. Sans cette recherche, on n’évolue pas. Le monde évolue sans cesse. L’air du numérique commence à être dépassé. Eux, tellement supérieurs dans leurs têtes, imbu de leur idéologie… s’en rendent pas compte.

Hervé : Il y avait la volonté de donner un bagage général. Il y avait des stages romans aussi.

Irène Pereira : Il faudrait embaucher LO à l’Education Nationale !

Silien : Je serais resté à la Fraction je n’aurais jamais écrit une ligne. Tout texte est revu, il devient impersonnel. Le style qui en ressort est morne. Ils n’aiment pas les recherches formelles. Toute création stylistique se trouve ainsi tuée dans l’œuf. Même dans les feuilles d’usine, qui devraient être des ateliers d’écriture pour les ouvriers…  Je suis cinéphile, ils ne se sont jamais intéressés à ce que je pouvais dire sur le cinéma. Bill disait bien : « Pour eux, tu n’es qu’un ouvrier! »…  A présent, je parle souvent de cinéma avec des spécialistes. Beaucoup sont devenus mes amis…

Lutte Ouvrière aurait une fonction d’émancipation exclusive pour les masses, la bonne blague… Les anars de Saint Ouen que je fréquente souvent, font des cours de français. Ils essayent de faire lire beaucoup de défavorisés. « Chez Madeleine » est un lieu de valorisation de la culture (voir http://chezmadeleine93400.blogspot.com/). Les structures de droite doivent faire pareil. Les cathos, ils font lire les gens. A La Ferté-Gaucher dans ma lointaine enfance, la bibliothèque de la paroisse intégriste avait en même temps que des histoires de paysans ou chevaliers du Moyen Âge, les grands classiques en bibliothèque verte. Les auteurs de droite sont aussi émancipateurs, Balzac a écrit : « Je fais partie de l’opposition qui s’appelle la vie ». Une fois j’ai dit à Romain un militant historique de Lutte Ouvrière : « C’est pas Fanny qui m’a fait lire, c’est ma mère !… »

Patrick Bruneteaux : Il y a une culture autodidacte dans les milieux anars qu’on ne retrouve pas à LO, où au contraire on se réfère à la culture bourgeoise. De même, la prise de parole est plus longue à LO que chez les libertaires ! Zola a été évoqué comme un patrimoine minimal, ça me choque. Il y a plein de formes d’émancipation. Plein de gens qui vivent dans les squats, la biffe, la jungle pour la Martinique. Je trouve une espèce de condescendance des militants qui évoquent une pensée unique pour aller donner la becquée. Le prolétariat dans le monde est dans l’informel et dans la démerde au jour le jour. Il y a plein de lieux de créativité, on peut faire sans la grande culture, même s’il ne s’agit pas de la renier.

La force du lien social

Guy Lagrange : Je regrette de ne pas avoir de connaissances en psychologie de groupe. Je comprends bien l’attachement, mais il y a une sclérose sans volonté d’actualisation. En tant qu’anars, on disait : « On ne voit pas LO. On ne les connaît pas trop. Ils n’ont pas de volonté d’exister ? » Ca me dépasse.

Hervé : Tu intègres l’idée que tu es un petit soldat de la révolution. J’ai mis deux-trois ans après ma rupture avec LO à m’autoriser à avoir mes idées personnelles.

Ivan : Si tu mets tous tes œufs dans le même panier, tu es assez prisonnier des liens qui t’enchaînent. Je me souviens quand j’ai fait mon groupe à l’extérieur de LO, le groupe Istrati, j’ai dit à une copine : « Au fond vous êtes ma famille ». Je n’étais plus dans LO, mais je passais toutes mes journées à militer un peu comme on le faisait dans LO. Sauf qu’on avait davantage de marge d’initiative, on faisait ce qu’on voulait, avec le DAL, dans le PCF, ici et là, et donc c’était une possibilité d’élaboration tactique qu’on n’avait pas dans LO. Mais là où c’est pareil, c’est que si tu fais les mêmes activités tout le temps avec les mêmes personnes, tu vas être prisonnier. Ça me fait marrer, par exemple, les professeurs de sociologie qui parlent d’individualisme. Ce qui me plait pas dans cette idée, c’est de nier la force des liens sociaux qui les attache, parce qu’il faut voir comment certains professeurs prêchent l’individualisme, alors que c‘est tout un milieu de professeurs qui se voient souvent. On est tous dans un milieu social, plus ou moins riche, après on peut faire des cloisons étanches, peut-être qu’il faut cloisonner ses relations sociales entre elles, au boulot, la famille, les activités. Parce que nous on avait tout au même endroit et du coup si tu quittes tu perds tout et il faut tout recommencer.

Philippe Corcuff : C’est justement ce qu’un des pionniers de la sociologie allemande, Georg Simmel, a pensé sur l’individualisme. La différence entre la communauté rurale traditionnelle et la société urbaine moderne, c’est que les cercles sociaux s’élargissent, on ne vit plus sous le regard et le contrôle d’un petit milieu. Mais, en ce sens, l’individualisme, ce n’est pas l’absence de liens sociaux, c’est plutôt une configuration différente de liens sociaux.

Cependant, malgré vos critiques qui décryptent des procédures stabilisées de micro-domination, est-ce que l’apprentissage militant que permet LO n’est pas aussi, en tension avec l’autoritarisme interne, de manière plus atténuée en passant dans les mailles des contraintes, le vecteur d’une certaine émancipation ?

Ivan : Alors pour l’émancipation, je sépare la période de l’apprentissage de la suite, la formation et la déformation ! En période de stage, on avait une liberté de discussion. On était une bande de jeunes, avec une brochette de moniteurs expérimentés. Politiquement, ils ne craignaient rien. Mais nous on avait une ambiance de liberté de discussion extraordinaire. On lisait et on discutait toute la journée c’était super intéressant. Mais après on accède à une conscience personnelle. Si on a pu prendre la tangente à un moment, être dissident, ce n’est pas du fait de l’autonomie que nous a donné LO, c’est du fait de nos liens avec l’extérieur. Moi, par exemple, je passais mon temps à l’extérieur. Chaque fois que je convainquais quelqu’un, j’avais l’impression que je le perdais. En fait c’est qu’il lâchait ses arguments les plus forts, ses derniers arguments. Ce que je veux dire c’est que si on a pu prendre la tangente, c’est aussi parce qu’on était en contact avec d’autres milieux et d’autres choses.

Silien : Ceux qui m’ont conforté dans mon esprit de contradiction en plus des lectures non conventionnelles (Proust, Céline…), c’est Bill et Ivan. Boker dans une autre mesure. Les seules émancipations viennent d’eux. Pour les autres, des névroses qui me handicapent encore. Boker travaillait à Aulnay comme moi. Niveau syndical, je lui dois tout. Paradoxe de taille, Boker m’a appris à gueuler et à contester dans l’usine. A la Fraction L’Étincelle, c’était antinomique. Il gueulait à chaque débat important, après il se rangeait derrière les chefs. Un jour, il me dit : « Je vais partir ! C’est Bill qui a raison ! »… Je raconte ça à Bill, sa réponse fuse : « Il ne partira pas ! »… Pour Boker, un adage s’applique : Le parti n’a pas besoin de toi ! Tu n’es rien sans le parti !

Ivan m’a introduit dans un milieu qui n’est pas le mien. Le pied à l’étrier pour ouvrir des nouveaux horizons de connaissances. Parler avec des intellos au début, j’avais le cerveau qui bouillait. C’est comme courir un cent mètres pour qui n’a pas l’habitude. Les intellos de la Fraction L’Étincelle avaient honte de moi. Si j’exagère, j’en ai eu toujours cette impression. Pratiquement personne n’a jamais rien fait pour démentir ces sentiments. Les jeunes restaient entre eux… Ils ne m’invitaient qu’en cas de besoin d’ouvrier.

Voir des amis en périphérie m’apportait un air de liberté et de contradiction. La panique engendrée aux noms d’Ivan et Bill en dit long. Ils ne m’ont jamais interdit formellement de les voir, mais c’est tout comme. Ne rien cacher : plus ça marginalise, plus ça pousse vers la liberté !…

Est-ce une domination propre à LO ou transversale aux organisations ?

Dans la salle (résumé) : Des interrogations s’expriment en sens inverse pour savoir si l’expérience de LO est purement conforme à un modèle léniniste ou s’il s’agit de problèmes transversaux aux organisations politiques. Par exemple, il est fait état de la hiérarchie informelle à la Fédération anarchiste, où il n’y a pas officiellement de chefs, mais où les chefs sont connus, et d’autant plus puissants qu’informels. Et même dans les milieux religieux, où les traditions sont différentes, sur le fond, on est bien dans l’enjeu de la vérité, du bien et du mal, du pouvoir, de l’acceptation des différences. Enjeux de pouvoir, enjeux d’école, enjeux humains… D’autres pensent que le modèle léniniste accentue la pression élitiste et hiérarchique sur les organisations.

Ivan : C’est un peu délicat de trancher le débat sur les recettes organisationnelles. On ne croit pas qu’une recette organisationnelle nous mette à l’abri de tout pouvoir hiérarchique. Personne n’y croit plus aujourd’hui, mais en même temps on a tous des traditions organisationnelles, qu’il faut faire en carré, en triangle ou en rectangle… Par exemple on pense qu’il faut faire autogéré, c’est super… Alors, réflexions de camarades, anars il y a dix ans, « C’est vrai qu’on s’est fait casser la gueule à la Sorbonne parce qu’on avait fait une défense autogérée ». Donc réflexion des camarades, on va faire un centralisme militaire, mais pas politique ! Ah ça c’est vachement bien, ça veut dire que les militaires sont aux commandes et pas les politiques… (rires). Bref, c’est compliqué les recettes organisationnelles et à mon avis cela veut dire que faut que le truc soit pensé en fonction des situations et pas de toute éternité. D’ailleurs les ancêtres pensaient cela, Lénine a fait son truc en fonction d’une situation, mais il ne pensait pas que c’était généralisable partout. L’histoire ensuite a fait les choses d’une certaine manière. Les institutions persévèrent dans leur être…

Après, est-ce qu’on peut se faire tout seul ? Moi j’étais à Henri-IV et c’est par curiosité intellectuelle que j’ai voulu aller voir le gars avec qui discutait mon pote qui était devenu bon en histoire. Ça c’était la période de formation. C’est vrai qu’il y a deux moments dans ma trajectoire individuelle à LO, la formation et… la déformation, c’est à dire l’acceptation ou le refus d’un moule organisationnel. Et cette trajectoire est à replacer dans l’histoire, ou la période, dans laquelle on peut dire qu’il y a aussi deux LO, jeune et vieux. Les militants qui ont connu les années soixante témoignent de la liberté qu’ils avaient dans l’organisation par rapport aux années 1980, ils y allaient, il y avait la chape de plomb des staliniens qui structurait le combat. Par contre, il n’y avait pas que la tradition de la démocratie ouvrière, comme Charles Piaget qui disait à Lip que la réussite c’est quand les gens peuvent se passer des leaders…car Ils ont accédé à un niveau de conscience.

Mais en même temps dès le départ, il y a cette histoire de double ligne et il y avait toujours un aîné. D’ailleurs je n’ai connu que cela à LO : il y avait toujours un aîné, jamais de situation égalitaire. Il y avait toujours un responsable au-dessus, c’est le truc de l’avant-garde. Et Hardy s’était arrangé, d’après Richard Moyon, pour dégager tout alter ego. Donc la bande de jeunes égaux était drivée par un type au-dessus. Cela donne des bons effets dans tel contexte, mais dans un autre ça en produit des mauvais.

Alors est-ce que tout est rapportable à la question du léninisme ? Bon je pense que ça a été pensé pour une époque et que la société s’est transformée. Il y a juste un problème commun à toutes les traditions qu’on a : c’est la crise structurelle du support ouvrier. Aujourd’hui il y a plus d’hôpitaux que d’usines, ce sont eux qui quadrillent tout le territoire. C’est peut-être un peu vain de débattre de la bonne conception organisationnelle quand il y a un problème au niveau des forces vives.

Hervé : Le rôle des soviets a marché pour la révolution. Mais après, quand Trotsky construit l’armée rouge par exemple, il écrit qu’il faut qu’elle soit structurée. Exit le pouvoir soviétique ! Quand il parle des soviets ouvriers il dit que c’est des masses informes. D’ailleurs il y a très peu d’ouvriers en Russie, ce sont des soviets partout donc sans ouvriers. LO c’est pareil : face aux staliniens, elle s’appuie sur les comités de grève pour concurrencer les stals. Après, ils ont des positions syndicales, ça passe par la CGT. C’est une question de circonstances historiques, mais dès qu’ils ont la possibilité de verrouiller ils verrouillent. La démocratie ouvrière ce n’est que tactique.

Philippe Corcuff : Je ne crois pas à une intention permanente, un noyau dur complètement imperméable à la vie appelé « léninisme ». Là-dessus, les anars ont une vision trop figée du « modèle léniniste ». En réalité, le modèle peut se déplacer​ en fonction des situations, se modifier en fonction des circonstances. Et il y a des groupes plus ou moins sectaires, plus ou moins ouverts qui se réclament du même « modèle léniniste ». Cependant, la codification même de pratiques plus ou moins circonstancielles en « modèle léniniste » dote l’action d’inerties autoritaires et dogmatiques, qui entravent, de manière variable en fonction des moments, le pouvoir perturbateur et interrogateur de la vie.

La double nature contradictoire de LO : démocratie ouvrière et avant garde

Ivan : Lénine avait la volonté de prendre le pouvoir, bien plus que le respect de la démocratie tout court ou même de la démocratie ouvrière. Mais on ne peut pas réduire un parti à l’obsession de la prise du pouvoir, l’expérience ne se réduit pas à cela. D’ailleurs, il y a des gens qui sont débarqués à chaque fois que le parti fait des embardées. Dès le départ de LO, il y a deux lignes : Vic l’ouvrier anar, Hardy l’intellectuel trotskiste. Vic rejoint Hardy parce qu’il pense que c’est la meilleure chose à faire, mais avec un bagage anar qui va être plus ou moins transmis aux ouvriers de LO pour qui il est la référence.

José : Il y avait une structure dans LO, la commission ouvrière, c’était Vic qui était responsable. On discutait de manière très ouverte et intéressante des cas problématiques rencontrés dans les entreprises, et Vic donnait le ton. Il n’a jamais été désavoué dans ses points de vue par Hardy. Il y a une vraie contradiction. Je suis bien d’accord qu’il y a dès le début une ligne avant-gardiste, décrite dès la première phrase du programme de transition (« la crise de l’humanité se résume à la crise de la direction du prolétariat »). Là-dessus se greffe la dimension moraliste de LO. C’est un fil permanent à partir de Barta, l’importance de l’avant-garde et du moralisme qui l’accompagne. Il prend une importance invraisemblable à certains moments et puis après cela se tasse. A certains moments, on est plus dans l’aspect rencontre. Par exemple, quand Marcos rencontre les indiens zapatistes, c’est une rencontre. Il s’agit alors de s’élever ensemble, il n’y a plus d’hégémonie. Et puis à d’autres moments, il y a de la manipulation, comme dans certains mouvements jeunes, dirigés en sous-main par de grands manitous.

Moi j’ai été responsable de stage à LO. Les questions des jeunes me lançaient des défis. J’ai lu Descartes et Spinoza de leur fait. Ça me poussait toujours plus loin. On ne se rend pas compte comment se forment les espaces d’émancipation. Le parti bolchevik n’était pas un parti homogène, Lénine était souvent en minorité. Il y a eu des militants qui ont rencontré les masses et ils se sont compris. Idem à notre niveau quand on arrivait à monter un comité ouvrier de grève. La démocratie soviétique elle a fonctionné dans la région rouennaise je vous l’affirme. Il y avait une culture démocratique et même un Lénine anarchiste sur le fond dans son rapport aux masses révolutionnaires d’avril à octobre 1917. Ce n’était pas le cas de la LCR qui était contre les comités de grève et faisait confiance à l’avant-garde syndicale. Il n’y a pas eu de grand chef en 1995 à Rouen. On a fait notre tambouille à plusieurs groupes et le fait d’avoir des idées dans ces moments-là, ça peut marcher.

Silien : Je mets carte sur table ! Certifie ne plus être militant ! La politique en avoir soupé ! Ce qui a tué le communisme : le centralisme démocratique ! Comment changer le monde avec une dictature permanente et surtout comment ne pas continuer, après la prise du pouvoir ? Le mal était déjà à la racine ! Lénine et Trotski, de grands tyrans ! Après le coup d’état bolchévik, suite à la révolution russe, la répression, les camps !… La suite me vaudra de nouveaux amis entre guillemets ! Une habitude !… Mes expériences causent ! Aucune idéologie n’y échappe, autonomes, anarchistes compris !… Si t’es pas d’accord, c’est la marge !… J’attaque pas uniquement Lutte Ouvrière et ses sacripants fractionnaires ! Tout le monde sur le même plan ! Toutes des machines de broyage intégral !… Je suis anar au sens philosophique, pas idéologique ! Ethique !

La salle (une sorte de conclusion-ouverture) : L’art est peut-être ce qui échappe aux mouvements politiques ou religieux. La culture artistique a connu des intersections fortes avec la politique, mais aujourd’hui c’est moins le cas. En tous cas, le parallèle a été fait avec les autres endroits : le fait de dire que l’on n’a pas sa volonté propre existe dans plein d’autres organisations. Quand on a envie d’être accepté dans une organisation, on a tendance à oublier de réfléchir par soi-même, c’est un effort. Du coup si l’on est dans un endroit riche, intéressant, on se laisse aller. Comme l’expérience LO est une expérience forte, les leçons qui s’en dégagent peuvent être appliquées dans plein d’endroits.

1 Le groupe Socialisme ou Barbarie a été créé en 1948, sur une base marxiste, antistalinienne et conseilliste, notamment par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort. Il s’est autodissous en 1967.

2 Voix Ouvrière est un groupe politique, créé en 1956 et dissous en juin 1968, dont Lutte ouvrière prendra la suite.

3 UTCL : Union des Travailleurs Communistes Libertaires, créée en 1978, Alternative Libertaire prenant la suite en 1991.

4 Robert Barcia dit Hardy (1928-2009) était le principal dirigeant de Lutte Ouvrière.

5 La fraction l’Étincelle, dite la Fraction, est un courant oppositionnel au sein de Lutte Ouvrière entre 1996 et 2008, exclu en septembre 2008.

6 Pierre Bois (1922-2002), dit Vic, syndicaliste, animateur des grèves de 1947 à Renault, cofondateur de Voix Ouvrière, puis de Lutte Ouvrière.

7 David Korner (1914-1976) dit Barta, militant trotskyste d’origine roumaine, fondateur et dirigeant de l’Union communiste (1939-1950), ancêtre de Voix Ouvrière et de Lutte Ouvrière.

Les commentaires sont modérés (les points de vue non argumentés et/ou agressifs ne sont pas retenus).

Du national-étatisme dans la gauche radicale

Un débat à écouter entre Amselle, Boltanski, Corcuff et Esquerre

Introduction à un débat sur le confusionnisme national-étatiste à gauche

Par Philippe Corcuff

Le débat public de ce jeudi 10 mars 2016 au bar-restaurant Le Lieu-Dit dans le 20e arrondissement de Paris a été proposé par le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation). C’est un petit groupe pluraliste qui voudrait participer à la reformulation des repères intellectuels d’une gauche de l’émancipation, dans son versant libertaire. Et cela dans une période particulière marquée par une extrême droitisation politique et idéologique, un brouillard intellectuel à gauche ainsi qu’un confusionnisme créant des interférences périlleuses entre extrême droite, droite, gauche sociale-libérale et gauche radicale, les milieux anarchistes n’étant pas épargnés. Le groupe ETAPE fonctionne le plus souvent comme un petit groupe de recherche livrant seulement ensuite dans l’espace public les résultats de son travail. Mais les risques portés par le contexte nous ont conduits dans ce cas à une intervention publique. Il faut prendre alors ce débat du 10 mars 2016 à la fois comme une discussion pluraliste et comme une amorce de contre-offensive intellectuelle et politique face aux brouillages idéologiques qui progressent.

Les quatre intervenants sont des chercheurs en sciences sociales clairement engagés dans une gauche de l’émancipation qui ont publié en 2014 trois des principaux livres décryptant, sous des modalités pour une part différentes, les caractéristiques de l’extrême droitisation en cours :

– les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre avec le livre Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite (Bellevaux, Éditions Dehors) ;

l’anthropologue Jean-Loup Amselle avec l’ouvrage Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient (Fécamp, Lignes) ;

– et moi-même avec Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique »).

Aujourd’hui nous allons nous concentrer sur des ressemblances et des intersections entre certains thèmes ayant un certain succès dans les gauches radicales et des thèmes portés par les néoréacs et l’extrême droite : la double fétichisation de la nation (ou nationalisme) et de l’Etat (ou étatisme). C’est pourquoi l’intitulé du débat parle de national-étatisme. Or, tant les courants marxistes qu’anarchistes ont proposé un critique radicale de l’État, appelant sa disparition, et internationaliste du capitalisme, ouvrant sur une cosmopolitique. La pénétration de modalités diverses de national-étatisme dans les gauches radicales aujourd’hui constituent donc un double recul important.

On peut, avant d’écouter les interventions des uns et des autres, puis le débat qui a suivi, pointer quelques rapports entre les trois livres. Tout d’abord, il faut constater que le principal réside dans les convergences d’analyse des phénomènes idéologiques décryptés. Et surtout nous convergeons tous les quatre dans la prise de conscience des dangers de la période, peu ou mal perçus dans la gauche radicale, dont une certaine arrogance lui laisse penser qu’elle a toujours la main, alors que les dynamiques idéologiques et politiques sont plutôt du côté des ultra-conservateurs et de l’extrême droite.

Ensuite, notons trois différences entre les démarches des trois ouvrages, en tout cas de mon point de vue :

– avec Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, nous pointons une analogie des temps actuels avec les années 1930, alors que Jean-Loup Amselle insiste sur le contexte postcolonial des phénomènes analysés ; ces deux angles peuvent d’ailleurs se révéler complémentaires, car, par exemple, j’insiste sur le fait que l’analogie avec les années 1930 n’est qu’un des éclairages possibles, permettant de souligner à la fois des proximités et des dissemblances avec aujourd’hui ;

– la catégorie « rouges-bruns » est extensive chez Jean-Loup Amselle, visant l’ensemble de la galaxie ultra-conservatrice, intégrant en outre le philosophe Jean-Claude Michéa ou les Indigènes de la République ; pour ma part je vise par « rouges-bruns » des zones plus restreintes de l’ultra-conservatisme comme Alain Soral, passé successivement par le Parti communiste et le Front national ;

– je considère comme Jean-Loup Amselle que la notion d’islamophobie est pertinente pour pointer un racisme antimusulman particulièrement prégnant dans les sociétés occidentales, ce qui n’exclue par une recrudescence de l’antisémitisme ; Luc Boltanski et Arnaud Esquerre n’utilisent pas cette notion, vraisemblablement à cause de ses usages fondamentalistes.

Le débat a été animé par la philosophe et sociologue libertaire Irène Pereira.

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon et co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

Texte J-L Amselle

Frédéric Lordon ou « La Société pour l’Etat »

Par Jean-Loup Amselle

Ce texte est la version écrite de ma contribution au débat public du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) du 10 mars 2016 sur « Du national-étatisme dans la gauche radicale », avec Luc Boltanski, Philippe Corcuff, Arnaud Esquerre, animé par Irène Pereira. J’aborderai rapidement quatre points

1) Nécessité de ne pas faire de procès d’intention à Frédéric Lordon

2) Différences avec Philippe Corcuff, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

3) Souverainisme, nationalisme et infra-nationalisme

4) L’anthropologie souverainiste ou Lordon comme anarchiste à l’envers

1 – Pas de procès d’intention à Frédéric Lordon

Ce qui est visé c’est le souverainisme, le nationalisme et non la personne de Lordon qui se situe clairement à l’extrême-gauche. Il faut d’autant plus y prendre garde qu’actuellement l’analyse critique des idées d’un auteur quelconque est assimilée à un pamphlet, à une fatwa et celui ou ceux qui s’y livrent à des « procureurs de la pensée », des excommunicateurs (je renvoie ici au débat autour des idées de Kamel Daoud). Or, faut-il le rappeler, le débat et la critique des idées sont fondamentalement sains et nécessaires pour la clarification des concepts ainsi que pour l’existence d’une vie intellectuelle satisfaisante, condition première de la démocratie.

2 – Différences avec Philippe Corcuff, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

Dans mon livre Les Nouveaux Rouges-Bruns1, j’établis une différence avec Boltanski, Esquerre et Corcuff. J’estime que l’on n’assiste pas au retour des années 1930, des anticonformistes, etc., mais que l’on se trouve dans une conjoncture nouvelle marquée notamment par le rôle de l’ethnologie chez certains penseurs (Jean-Claude Michéa, Jean-Pierre Le Goff et, d’une autre façon, chez Frédéric Lordon), de l’écologie (Serge Latouche, Pierre Rabhi, Michel Onfray)) et du postcolonialisme. Un personnage comme Dieudonné, black anti-impérialiste, dans un premier temps, puis passé ensuite à l’extrême-droite est inimaginable dans les années 1930, même s’il existe des ressemblances entre ces deux périodes, telle que l’existence de transfuges passant de l’extrême gauche vers la droite-extrême droite et des positions ni droite, ni gauche (cf. Zeev Sternhell2).

3 – Souverainisme, nationalisme et infra-nationalisme

a) Le souverainisme est précisément une position ni droite-ni gauche, soutenue dans toute l’étendue du spectre politique. Il s’agit d’une structure déformable (ou d’un concept mou) qui peut être appropriée par tous les acteurs et qui est donc source de confusion, justement parce qu’elle ne permet pas de discriminer la gauche de la droite. Or, l’époque actuelle est caractérisée par une confusion extrême sur le plan intellectuel, idéologique et politique.

b) Le souverainisme est défendu à droite et à l’extrême-droite par Nicolas Dupont-Aignan, Jean-Pierre Chevènement, Jacques Nikonoff, Jacques Sapir3, Alain Finkielkraut, Eric Zemmour, Michel Onfray, Marianne, Causeur, Yves Roucaute, (passé du PCF à Valeurs actuelles), entre autres. Il est défendu à gauche et à l’extrême-gauche par Frédéric Lordon, Jean-Luc Mélenchon, Bastien Faudot (MRC) et également par Aurélien Bernier qui explique le déclin du PCF par l’abandon des mots d’ordre souverainistes. Mais, comme le dit l’écrivain Jean Rouaud, « le souverainisme est le cache-sexe du nationalisme. Il n’y a pas de souverainisme de gauche. Tout souverainiste est de droite. »

Le souverainisme et le nationalisme ont ainsi le vent en poupe parce qu’ils substituent des clivages et des luttes « verticaux » aux clivages et luttes horizontaux de classes4.

c) L’infra-nationalisme est hexagonal (« Bonnets rouges », nationalisme corse, basque etc..), mais également postcolonial (Parti des Indigènes de la République, CRAN, Brigade anti-négrophobie). Il ringardise la lutte des classes et propose un principe de souveraineté limitée revendiquée par des entrepreneurs d’ethnicité et de mémoire.

Frédéric Lordon est aussi en un sens postcolonial à propos de la nécessité de sortir de l’euro, à propos de la Grèce et de l’idée qu’il ne faudrait pas laisser l’idée de nation à la droite et à l’extrême-droite, car les prolétaires ont également une patrie. Cette idée était d’ailleurs déjà défendue par le PCF dans les années 1980, époque à laquelle Georges Marchais entonnait le mot d’ordre « Produisons français ». Ce courant national-communiste est toujours populaire comme en témoigne le relatif succès éditorial posthume d’un revenant, Michel Clouscard, édité par les éditions Delga. Cette maison d’édition gravite elle-même autour du groupuscule national-stalinien P.R.C.F (Annie Lacroix-Riz).

4 – L’anthropologie souverainiste ou Lordon comme anarchiste à l’envers

Lordon se veut spinoziste et son livre Imperium n’est, à certains égards, qu’une glose interminable de l’œuvre de Spinoza à qui on peut faire dire tout et son contraire à propos de la situation actuelle5. Mais, même si Lordon se veut spinoziste, il me paraît avant tout profondément hégélien. Chez lui, tout conspire dans l’histoire à faire advenir l’Etat, présent en fait, selon lui dès l’origine, dans les formes d’organisation sociale et religieuses les plus « primitives » comme dans les cas, choisis par lui à titre d’exemples, du chef guarani ou des fétiches congolais nommés nkisi. Tout pouvoir est donc assimilé par Lordon à un pouvoir d’Etat. C’est ce qu’il nomme les « Etats généraux ». Il y a donc, chez lui, une téléologie, une métaphysique et même une théologie de l’Etat mais, à la différence de Hegel6, qui classe et hiérarchise les sociétés en fonction de la présence ou de l’absence de l’Etat et de l’écriture – l’Europe étant placée au sommet de cette hiérarchie puisqu’elle possède les deux, et est donc la seule à pouvoir accéder à l’« esprit absolu » – Lordon postule que tout est déjà donné au départ dans une sorte de big bang étatique initial, l’histoire ne faisant que développer des formes primitives de l’Etat, déjà là.

La cible principale de Lordon, au-delà de l’internationalisme (dont il fait à mon sens une critique justifiée – l’internationalisme suppose la nation, personnellement je préférerai la notion d’a-nationalisme) – c’est donc l’anarchisme et ses cibles anthropologiques privilégiées sont les anthropologues anarchistes Pierre Clastres, Marshall Sahlins et James Scott qui, il est vrai, ont projeté leurs idées anarchistes sur les sociétés qu’ils ont étudiées ou commentées. Lordon est donc une sorte d’anarchiste à l’envers. Plutôt que de voir comme Clastres dans « la » société primitive un rempart contre ce monstre froid qu’est l’Etat7, toutes les caractéristiques de « cette » société visant, dans une sorte d’intentionnalité, à la préserver de l’apparition d’un appareil d’Etat coercitif, Lordon considère que toute forme de pouvoir clanique ou religieux préfigure en quelque sorte l’Etat.

Il y a donc chez lui une évacuation de l’analyse du processus historique d’apparition de l’Etat dans les sociétés exotiques, des nouvelles techniques de coercition qu’introduit l’Etat et du fait que les sociétés les plus primitives d’Amazonie, par exemple, n’étaient pas sans lien avec les Etats environnants comme l’Empire Inca. De même, dans d’autres régions du monde, en Afrique notamment, les sociétés dites lignagères sont souvent les sous-produits des empires et des royaumes, de sorte qu’aller rechercher l’origine de l’Etat dans le lignage revient à occulter les rapports synchroniques qu’entretiennent ces deux formes d’organisation sociale8.

Il y a donc chez Lordon, comme chez Clastres d’ailleurs, une sorte de monadisme ethnologique, qui consiste à isoler un type idéal de société « primitive » de son contexte historique et de son environnement géographique pour lui faire porter la couleur de ses idées.

Pour résumer : pas plus « la société contre l’Etat » de Clastres que la « société pour l’Etat » de Lordon ne sont des notions pertinentes et fondées de l’apparition de l’Etat : ce sont pareillement des fictions politiques à usage contemporain.

Jean-Loup Amselle est anthropologue et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris).

1 Jean-Loup Amselle, Les Nouveaux Rouges Bruns. Le racisme qui vient, Fécamp, Lignes, 2014.

2 Zeev Sternhell, Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France (1e éd. : 1983), Paris, Fayard, 2000.

3 Sur le passage de Jacques Sapir de l’extrême-gauche à une position favorable à une alliance s’étendant jusqu’au FN, voir Jean-Loup Amselle, « Jacques Sapir ou le piège du souverainisme », Libération daté du 31 août 2015, [http://www.liberation.fr/france/2015/08/30/jacques-sapir-ou-le-piege-du-souverainisme_1372467].

4 Sur ce point, voir Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France, Fécamp, Lignes, 2011, réédition 2015.

5 Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015.

6 Dans G.W Hegel, La Raison dans l’histoire (cours de 1822-1830), Paris, 10/18, 2003

7 Pierre Clastres, La Société contre l’Etat, Paris, Minuit, 1974.

8 Voir Jean-Loup Amselle, Logiques métisses (1e éd. : 1990), Paris, Payot, 2012.

Texte P. Corcuff

Pièges confusionnistes du national-étatisme dans la gauche radicale en contexte d’extrême droitisation

Par Philippe Corcuff

Ce texte est la version écrite de ma contribution au débat public du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) du 10 mars 2016 sur « Du national-étatisme dans la gauche radicale », avec Jean-Loup Amselle, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, animé par Irène Pereira. Cette intervention synthétique aura deux temps : 1) des repères schématiques quant à la galaxie nationale-étatiste dans la gauche radicale, et 2) quelques pistes alternatives simplement esquissées. Elle prend principalement appui sur mon livre Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014).

1 – Esquisse d’analyse de la galaxie nationale-étatiste dans la gauche radicale en France aujourd’hui

Dans mon analyse de l’extrême droitisation en cours, je distingue deux secteurs : 1) le plan partisan et électoral, avec le Front national, que je qualifie de « postfasciste »1, pour pointer à la fois des continuités et des spécificités avec les fascismes historiques ; et 2) un ultra-conservatisme idéologique, dans les médias, sur le marché éditorial, sur internet et sur les réseaux sociaux, à la fois xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste ; avec deux pôles, celui islamophobe et négrophobe incarné par Eric Zemmour et celui antisémite incarné par Alain Soral.

Je n’inclus pas les personnalités et penseurs plus ou moins associés à la gauche radicale, ou ayant un certain écho en son sein, dans ces deux cadres d’extrême droitisation. Je les situe dans une gauche confusionniste2, qui autorise des zones d’ambiguïtés et participe à désarmer les gauches vis-à-vis de l’extrême droitisation. Ceux qui disent que j’assimile des secteurs de la gauche radicale et l’extrême droite n’ont visiblement pas lu mon livre. Ces zones d’ambiguïtés ne concernent d’ailleurs pas seulement la gauche radicale, mais aussi la gauche sociale-libérale et sécuritaire de gouvernement, avec par exemple l’influence du géographe Christophe Guilluy et le professeur de science politique Laurent Bouvet, avec leur notion d’« insécurité culturelle »3.

Le fait de mettre en avant des « solutions » nationales et étatistes face à la mondialisation néolibérale du capitalisme, en particulier dans les débats autour de « la sortie de l’euro » ou de l’adoption d’un « protectionnisme national », constitue une zone d’intersection avec les thèmes ultra-conservateurs et d’extrême droite. Il faut toutefois préciser que ce ne sont pas les mêmes institutions étatiques et les mêmes conceptions de la nation dans les deux cas. Cependant, le danger, c’est à partir d’un petit ruisseau de gauche, même arrimé à une vision républicaine de la nation et plus démocratique de l’Etat, d’alimenter le fleuve du repli national risquant de principalement profiter, dans le rapport des forces idéologiques actuel, au « postfascisme ».

Je crains donc que les tenants à gauche de la sortie de l’euro et du protectionnisme national ne jouent aux apprentis sorciers de manière incontrôlée par rapport au contexte. Dans une analyse socio-historique, c’est le contexte (dont les rapports de force) qui donne leur sens aux idées, et pas le contenu précis de ces idées elles-mêmes. Pour comprendre les risques, il faut sortir d’une vision idéaliste, où le contenu détaillé des idées serait premier par rapport à leurs usages sociaux et historiques. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que des « solutions » principalement nationales et étatiques seraient largement inefficaces dans le cadre du capitalisme mondialisé actuel. Le national-étatisme contribuerait donc à désarmer les gauches face à l’extrême droitisation, sans vraiment l’armer socio-économiquement.

A partir de cette pente commune, il y a des variantes entre les auteurs et des degrés différents de dangerosité. Certains critiques manichéens des institutions européennes privilégiant conjoncturellement une voie nationale, comme Cédric Durand et Razmig Keucheyan, ou le protectionnisme national, comme François Ruffin, se contentent de désarmer la gauche radicale, en oubliant la critique des institutions étatiques et l’internationalisme. Aurélien Bernier est un des rares, se situant dans des perspectives analogues, à intégrer justement un volet de coopération internationale, mais qui apparaît infime par rapport aux composantes nationales. Aurélien Bernier, Frédéric Lordon et Jacques Sapir tendent, par ailleurs, à amalgamer souveraineté nationale et souveraineté populaire, en relativisant alors la critique des logiques oligarchiques à l’œuvre dans les dispositifs bureaucratiques, le pouvoir technocratique et la représentation politique professionnelle des Etats-nations contemporains.

Frédéric Lordon va plus loin. Tout d’abord, il n’arrive pas à maîtriser des propos essentialisants à tonalités germanophobes, par exemple quant il écrit dans son livre anti-européen La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique (Paris, Les liens qui libèrent, 2014), que « l’Allemagne (…) était mue simplement par le désir, mais frénétique et prêt à tout, de faire droit à ses idées fixes » (p. 87). Mais Lordon apparaît lui-même encore très policé et timide sur la germanophobie, car sur les listes internet des gauches radicales ont fleuri durant l’été 2015 à propos de la Grèce des propos affligeants comparant l’Allemagne actuelle au nazisme ou Angela Merkel à Hitler ! Ce qui, par ailleurs, fleurait bon un relativisme à tonalité négationniste. Et quand on a vu, par la suite, que la politique de Merkel vis-à-vis des migrants était plus ouverte que celle de François Hollande, la bêtise rhétorique au sein de la gauche radicale apparaissait encore plus ridicule rétrospectivement. Si Merkel était Hitler, que pouvait alors être Hollande ?… L’été 2015 a été particulièrement pathétique quant au processus de décomposition éthique, politique et intellectuelle de secteurs de la gauche radicale.

Mais revenons aux figures intellectuelles. Dans son livre de philosophie politique Imperium. Structures et affects des corps politiques (Paris, La Fabrique, 2015)4, Frédéric Lordon propose aussi la vision théorique la plus systématiquement étatiste, en faisant de ce qu’il appelle « l’Etat général » une forme nécessaire dans toute société passée, présente et à venir. Il y a là une intersection forte avec la droite conservatrice classique. Par ailleurs, dans un aspect plus localisé, moins central que la justification de l’éternité de l’Etat dans Impérium, Lordon avance une vision trouble de l’importance de « l’appartenance nationale » dans une approche quasi-organique basée sur les affects, opposée à une condamnation des « communautés politiques disséminées » (p. 190). L’enracinement national contre la dissémination : on a ici une accointance avec un thème de ceux qu’on a appelé « les non-conformistes des années 30 », bricolant entre fascisme et communisme, repris ensuite par le pétainisme. On a dans ce cas une intersection restreinte avec l’ultra-conservatisme et l’extrême droite.

Cependant, celui qui a été le plus loin dans les intersections stratégiques avec l’extrême droite, c’est l’économiste Jacques Sapir en prônant une politique d’union nationale pour sortir de l’euro associant notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen5. Ce point de vue a été condamné, fort heureusement, par Frédéric Lordon ou Cédric Durand.

2 – Vers une alternative anticapitaliste, libertaire et internationaliste

Sur les pistes alternatives, je serais encore plus bref dans le temps restreint qui m’est imparti.

Face aux pentes nationalistes d’abord

Est-ce à dire qu’il ne faille même pas discuter des solutions « techniques » possibles dans le domaine de la politique économique, proposant des protections nationales et/ou un retrait de l’euro, de crainte de nourrir l’extrême droite ? Non, mais il s’agit de prendre au sérieux certaines caractéristiques de la conjoncture idéologico-politique (en France, dans d’autres pays d’Europe et, avec l’élection de Donald Trump, aux Etats-Unis) voyant se développer des nationalismes xénophobes. Encore moins que dans une autre conjoncture, on ne peut pas avancer des mesures nationales qui ne soient pas liées à un volet consistant de coopérations internationales. Par exemple, il apparaît tout à fait envisageable d’explorer la sortie de l’euro comme une des hypothèses possibles, mais en dessinant alternativement une zone de solidarités renforcées entre des pays s’efforçant de décrocher des logiques néolibérales en Europe et ailleurs. Et/ou en faisant de la construction de mouvements sociaux européens et mondiaux un des axes principaux de l’action politique, en l’articulant avec des engagements locaux et nationaux.

Une telle démarche inviterait ceux qui mettent leurs espoirs dans des politiques publiques alternatives à partir des institutions existantes à se saisir des différents niveaux de l’action (local-national-international) et de leurs contradictions, plutôt que de s’enfermer dans un seul niveau (le cadre national). Elle inciterait, d’autre part, les libertaires et plus largement les militants des mouvements sociaux à déployer la mise en réseau des groupements d’individus solidaires du local au mondial, à développer des jumelages dynamiques (entre communes, mais aussi sections syndicales, associations, coopératives, AMAP, etc.), à préparer des grèves européennes et, au-delà, des marches internationales pour la dignité. Cela stimulerait le milieu associatif afin de donner une portée politique aux ressources cosmopolites (comme le bilinguisme, le maintien de liens familiaux et culturels, les échanges associatifs, etc.) présentes dans des milieux populaires et des couches moyennes travaillées par plusieurs vagues d’immigration. Ce qui ouvrirait sur une cosmopolitique populaire.

Face aux pentes étatistes ensuite

Il s’agirait de préserver les fonctions sémantiques et protectrices des institutions publiques tout en se défaisant des habitudes étatiques et de l’Etat. Je parle de fonctions « sémantiques », au sens des analyses fournies par Luc Boltanski des institutions en tant que fournissant des repères partagés d’orientation6, et de fonctions « protectrices », au sens des analyses du sociologue Robert Castel sur les institutions de protection sociale (sécurité sociale, systèmes de retraite et assistance chômage)7. Il s’agit d’envisager l’horizon d’institutions sans Etat ; l’étatisme pouvant être appréhendé comme une logique d’intégration hiérarchique de l’ensemble des institutions autour d’un axe unique. Je renvoie sur ce plan à mon livre de 2015 Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte publié aux éditions du Monde libertaire.

Ces pistes visent à redonner vie aux muscles anti-étatistes/libertaires et internationalistes de l’anticapitalisme affaiblis par la vague national-étatiste actuelle. Dans cette perspective, les nationaux-étatistes de gauche sont autant des adversaires politiques et intellectuels d’une gauche libertaire d’émancipation que les sociaux-libéraux sécuritaires au gouvernement. Gangrénées d’interférences et de complaisances, les gauches radicales sont encore loin d’en prendre conscience en France.

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon et co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

1 Sur la notion de « postfascisme », voir aussi Philippe Pelletier et le groupe Nestor Makhno de la Fédération Anarchiste, Du fascisme au post-fascisme. Mythes et réalités de la menace fasciste. Éléments d’analyse, Paris, Éditions du Monde Libertaire, novembre 1997, et Enzo Traverso, Les nouveaux visages du fascisme, Paris, Textuel, 2017.

2 Voir aussi Philippe Corcuff, « Après le Brexit et Trump : confusionnisme à gauche et extrême droitisation idéologique », revue en ligne Les Possibles (éditée à l’initiative du Conseil Scientifique d’Attac), n° 12, hiver 2017, [https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-12-hiver-2017/dossier-la-droitisation-des-politiques/article/apres-le-brexit-et-trump-confusionnisme-a-gauche-et-extreme-droitisation].

3 Voir Philippe Corcuff, « Christophe Guilluy et Laurent Joffrin : des néocons’ de gauche », site d’informations Rue 89, 8 décembre 2014, [http://rue89.nouvelobs.com/2014/12/08/christophe-guilluy-laurent-joffrin-neocons-gauche-256452], ainsi que « Face à la montée du FN, la dérive des « néocons » de gauche », Libération daté du 31 mars 2015, http://www.liberation.fr/politiques/2015/03/30/face-a-la-montee-du-fn-la-derive-des-neocons-de-gauche_1231682].

4 Pour des critiques, voir Philippe Corcuff, « En finir avec le « Lordon-roi » ? Les intellos et la démocratie », site d’informations Rue 89, 4 février 2016, [http://rue89.nouvelobs.com/2016/02/04/finir-lordon-roi-les-intellos-democratie-263066], et Jérôme Baschet, « Frédéric Lordon au Chiapas », site Ballast, 9 mai 2016, [http://www.revue-ballast.fr/frederic-lordon-au-chiapas/].

5 Voir Jacques Sapir, « Réflexions sur la Grèce et l’Europe », blog RussEurope, 21 août 2015, [http://russeurope.hypotheses.org/4225], et « Quelle campagne présidentielle ? », site Russia Today en français, 13 septembre 2016, [https://francais.rt.com/opinions/26268-quelle-campagne-presidentielle].

6 Dans Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

7 Voir notamment Robert Castel, entretiens avec Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001.

La gauche, les libertaires et les enjeux spirituels

Introduction à un débat passionnant

Par Philippe Corcuff

décembre 2016

Le jeudi 16 juin 2016 a eu lieu au Balbuzard Café dans le 10e arrondissement de Paris un débat public organisé par le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation). Le thème ? La gauche, les libertaires et les enjeux spirituels. Drôle d’idée !

Les participants invités à introduire le débat avec une salle pleine et attentive ?

– Jean Birnbaum, journaliste et directeur du Monde des livres, qui avait publié en début d’année un livre riche en questionnements pour les gauches : Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil, janvier 2016) ;

– Jocelyne Dakhlia, historienne et directrice d’études à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), spécialiste de l’islam, et auteure notamment du livre Islamicités (PUF, 2005) ;

– Michael Löwy, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du « judaïsme libertaire » et de la théologie de la libération en Amérique Latine, auteur notamment des livres Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale (1e éd. : 1989; réédition aux éditions du Sandre en 2009) et Sociologies et religions (avec Erwan Dianteill, tome 2 et 3, PUF, 2006 et 2009) ;

– et moi-même, maître de conférences de science politique, co-animateur du séminaire ETAPE et maître de conférences de science politique, qui avait récemment publié le livre Pour une spiritualité sans dieux (Textuel, avril 2016).

Paul, membre à l’époque de l’ex-groupe anarchiste Regard Noir, animait le débat. Une des originalités du groupe Regard noir dans le milieu anarchiste français a été de s’être engagé sur le terrain antiraciste dans la double lutte associée contre l’islamophobie et contre l’antisémitisme, ainsi que de lier étroitement antiracisme, antisexisme et politique de classe.

Questions spirituelles et raison sensible

Les questions posées initialement étaient celles-ci : la gauche en général et les libertaires en particulier peuvent-ils se saisir des enjeux spirituels, en une acception non nécessairement religieuse, renvoyant à l’exploration individuelle et collective d’un sens à l’existence humaine et de valeurs ? ou sont-ils handicapés par leur méfiance historique vis-à-vis des religions ? Comment répondre au dessèchement spirituel propre à la logique capitaliste de l’argent-roi comme aux absolus meurtriers du djihadisme ?

Il ne s’agissait pas de mettre en accusation le milieu anarchiste, mais de l’aider avec des ressources proprement libertaires comme avec des ressources extérieures, à interroger certains de ses impensés, afin qu’il puisse rebondir pratiquement vis-à-vis de certains enjeux politiques actuels :

– participer à l’émergence d’alternatives face à un djihadisme mortifère, en menant donc de manière plus soutenue un combat politique contre les fondamentalismes islamistes passant par la réactivation d’un imaginaire émancipateur ;

– mettre davantage en avant la composante du sens et des valeurs face à l’assèchement existentiel généré par le capitalisme ;

– prendre à bras le corps le combat contre l’islamophobie, entendue comme la stigmatisation et l’essentialisation des « musulmans » dans les espaces publics occidentaux justifiant des discriminations à leur égard, sans pour autant faire aucune concession aux ennemis irrémédiables de l’humanité que sont les djihadistes.

Les interventions introductives des invités ont éclairé des aspects complémentaires dotés d’intersections, avec aussi des différences. Ce fut un débat pluraliste. Mais le plus passionnant et émouvant vint de la salle, notamment à travers les récits d’expériences singulières, porteuses de tensions ou d’articulations entre spiritualités, croyances religieuses et orientations libertaires. Un exemple significatif : le témoignage de la chanteuse Catherine Le Forestier (sœur de Maxime), convertie un moment à l’islam au cours des années 1970.

Ce débat fut une expression fragile de la possible mise en relation de la raison critique et de la sensibilité sous la forme d’une raison sensible. Vous pouvez écouter maintenant sur le site libertaire Grand Angle l’intégralité des interventions et du débat qui les a suivies et participer après coup à un moment magique qui ne doit rien à l’irrationnel mais à des interrogations et à des émotions simplement humaines.

Déformations de la vérité dans une brochure de la Fédération Anarchiste sur l’athéisme

En septembre 2016 a paru une étrange brochure publiée par les Editions du Monde libertaire avec le label « Fédération Anarchiste » : Athéisme, de René Berthier et Loran (collection « Repères anarchistes », 26 pages, 3 euros). Elle se présente principalement comme un procès public pour péché d’agnosticisme contre un militant de…la Fédération Anarchiste, moi-même ! Dans la partie rédigée par René Berthier, trois fois est répétée une phrase dont il avance avec certitude qu’elle aurait été prononcée lors de la séance publique du séminaire ETAPE du 16 juin 2016 lors de son introduction : « la FA a un problème avec les religions » (p. 6). Or, cette phrase n’a pas été prononcée en public ce jour-là, l’enregistrement le prouve.

Voilà ce que j’ai dit dans mon introduction du 16 juin qui pourrait avoir un rapport lointain avec cette phrase, mais sans référence critique à la Fédération Anarchiste :

. « C’est plutôt de traiter de l’embarras de la gauche et des anarchistes par rapport à la question religieuse et plus largement aux questions spirituelles »

. « D’abord le premier point c’est peut-être en quoi la gauche et les libertaires sont paralysés par la question spirituelle. »

. « Alors d’abord le problème de la gauche et des libertaires ».

. « Alors la gauche a historiquement un problème avec les religions et, par contrecoup, a souvent du mal à traiter des questions spirituelles. »

. « De larges fractions de la gauche et des anarchistes ont développé une suspicion légitime à de nombreux égards vis-à-vis des religions. »

En réaction à mon intervention, voilà ce qu’a dit René Berthier ce soir-là :

« Je m’appelle René Berthier. Je suis à la Fédération Anarchiste et à la Fédération du livre CGT, retraité. Corcuff dit souvent qu’il est un anarchiste néophyte. Ça fait quand même trois ans qu’il est à la FA, alors il faudrait qu’il arrête (…) Une des premières choses qu’il a dit ce soir, c’est que la FA avait un problème avec les religions. C’est pas vrai. La FA n’a pas de problème avec la religion, elle a un problème avec Dieu. »

Bref, par erreur, Monsieur Berthier a amalgamé dans son intervention les entités très générales « la gauche », « la gauche et les anarchistes », « de larges fractions de la gauche et des anarchistes » et « la gauche et les libertaires », dont j’avais parlé dans mon intervention à laquelle il répondait, à « la FA ».

Or ce qui peut apparaître comme un détail sans guère d’importance constitue une des principales justifications (une critique publique de la FA face à laquelle une critique publique sous forme de brochure aurait été légitime) donnée par les promoteurs de cette brochure et à sa labellisation par la Fédération Anarchiste. Depuis que l’on sait, grâce à l’écoute de l’enregistrement ci-dessous, que cette phrase n’a pas été prononcée, la brochure a continué à être diffusée et l’erreur n’a pas été corrigée. D’une erreur, la déformation de la vérité est donc devenue un mensonge, utilisé publiquement par René Berthier et par la toute petite minorité qui a souhaité et appuyé la réalisation de cette brochure au nom de la FA contre un de ses membres.

Quelques anarchistes influents de la FA ne manquent pas seulement de spiritualité, au sens non nécessairement religieux discuté dans notre débat du 16 juin, ils associent à des pratiques micro-bureaucratiques empruntées paradoxalement à leurs ennemis staliniens d’hier le ridicule.

Questionner plutôt que dogmatiser

Á l’inverse, le débat du 16 juin, dans son pluralisme et dans les tensions qui le travaillent, ouvre l’esprit aux questionnements. Plutôt que de dogmatiser, en lançant des bulles para-pontificales et des fatwas prétendument « anarchistes », c’est la voie des interrogations dans le respect mutuel qui a été privilégiée. Il est temps de découvrir ce moment éthique, politique et intellectuel intense in vivo !

Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

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Séminaire ETAPE n° 22 : Les libertaires et le Commun

Séance à partir d’un texte du sociologue Christian Laval, professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, co-auteur avec le philosophe Pierre Dardot de Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte, 2014, réédition La Découverte/Poche, 2015)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Wil Saver, militant d’Alternative Libertaire et co-animateur du groupe ETAPE
  • Rapporteur « critique » : Ivan Sainsaulieu, professeur de sociologie à l’Université de Lille 1
  • Une contribution de Philippe Corcuff, sociologue, membre de la Fédération anarchiste

Texte de Christian Laval

Commun : de quelques rapports que nous entretenons avec la « tradition libertaire »

Par Christian Laval

Répondre à la question des liens entre « libertaires » et « commun » supposerait que l’on identifie clairement une doctrine ou un courant politique homogène et que l’on cherche une proximité ou une distance entre cette doctrine ou ce courant avec ce que nous tenons pour principe politique révolutionnaire émergent. Je prendrai une autre voie. Ce que nous avons voulu faire, c’est saisir dans ses multiples dimensions ce principe du commun, doublement articulé comme forme d’autogouvernement et comme prévalence du droit d’usage sur le droit de propriété, tel qu’il se dégage des luttes, mobilisations et expérimentations contemporaines. Car pour Pierre Dardot et moi-même, ce qui importe n’est pas tant l’affiliation à tel ou tel courant historiquement constitué et codifié dans un corpus, mais la configuration nouvelle des luttes et des discours pouvant donner lieu à la constitution d’un nouvel imaginaire et à une gamme de pratiques ayant une rationalité semblable, que nous appelons « raison du commun » ou « principe du commun ». Ce principe n’est pas une abstraction vide. Il renvoie à des institutions concrètes que nous appelons des « communs ». Cela veut dire que les activités sociales de toute nature doivent pouvoir trouver des formes institutionnelles qui ont la double caractéristique de la démocratie et de la supériorité normative des usages collectifs sur l’appropriation privée. La révolution du commun, qui a commencé, ne prendra toute sa portée que lorsque dans tous les secteurs on passera de la domination néolibérale de la forme « entreprises » à la généralisation de la forme « communs ».

Pour étayer nos propos, nous avons, de la façon la plus libre, puisé dans l’histoire politique et philosophique ce qui pouvait nous servir de repères quant à une généalogie des figures du commun. Ce qui nous a amené à donner une certaine importance – ce qui était déjà le cas dans notre livre sur Marx d’ailleurs- à un certain nombre de propositions, de thèses et d’analyses qui sont inscrites dans cette tradition « libertaire ». C’est surtout sinon essentiellement Proudhon qui nous a intéressés. Plus encore, c’est à son endroit que nous nous sentons endettés. Ce qui ne veut pas dire que nous soyons de quelque manière des disciples. Il convient de comprendre qu’il y a là une filiation qui dépasse de loin le camp des « libertaires ».

La « force collective »

Proudhon nous intéresse sous de multiples aspects, et depuis assez longtemps. Sa théorie de la force collective comme son analyse de la captation de cette même force collective par la propriété et l’État sont à nos yeux des références fondamentales. Nos travaux ont toujours eu pour intention assez explicite de lui rendre justice sur un certain nombre de ses apports philosophiques et politiques. Dans Commun, c’est plutôt sous un angle critique et de façon indirecte que nous faisons référence à la théorie proudhonienne de la force collective, en mettant en question la manière dont les théories de Hardt et Negri supposent une spontanéité de la coopération sociale donnant déjà consistance sociale au communisme en faisant fi du rôle structurant du capital sur la coopération productive. C’est en effet pour nous revenir en arrière de Marx si l’on pense à l’usage très particulier qu’il fait (sans le dire d’ailleurs) de la théorie proudhonienne au chapitre XIII, IVe section du Livre I du Capital.

Il y a chez Proudhon une idée absolument fondamentale, qui est que toute production est œuvre commune et que la division du travail « à la Smith » n’est qu’une modalité très particulière d’une donnée générale, à savoir que la coopération est la base de toute activité économique, sociale et politique. Il n’est pas le seul à le dire. Vingt ans avant lui les coopérativistes anglais l’avaient dit de façon très explicite, mais Proudhon a une façon radicale de poser ce principe de la force collective et d’en tirer une sociologie et une philosophie qui mérite d’être reconnue et saluée.

Il y a donc chez Proudhon l’idée de ce que nous nous avons appelé l’agir commun et dont les premières formulations les plus explicites se trouvent bien avant chez des philosophes comme Aristote, que Proudhon d’ailleurs connaissait. « Vivre en commun, c’est agir en commun » écrit Aristote dans l’Éthique à Eudème. Ce dernier précise dans sa Politique que l’être parlant et politique vit avec les autres en mettant constamment en commun ses idées et ses paroles, la communauté (koinon) n’étant que le produit ou l’effet d’une participation à cette mise en commun. Ce que retrouve Proudhon, mais avec lui tout le socialisme naissant et une partie de la sociologie, c’est cette idée dynamique de la société comme production permanente issue d’une activité collective. C’est ce que Jaurès appellera joliment  la « grande action collective ».

Nous nous raccordons donc à une tradition qui est celle de l’agir commun, et qui est évidemment liée à l’émergence et plus tard à la résurgence de la démocratie comme forme politique de l’agir commun. De façon restreinte à Athènes, de façon élargie à l’époque du socialisme naissant. Cette idée du commun comme agir s’oppose évidemment à toute l’histoire archi-dominante qui a attribué pratiquement à des institutions politiques, religieuses puis économiques le monopole du « bien commun ». Car cette histoire est marquée par l’opposition constante à la conception démocratique de la société comme mise en commun et production commune. Toutes les grandes doctrines de philosophie politique, de théologie politique ou d’économie politique sont des doctrines de la dépossession, de l’appropriation du commun comme agir par les institutions politiques, théologiques et économiques. C’est précisément ce que Proudhon a saisi, comme on le voit très bien à la lecture de son ouvrage majeur de 1858, De la justice dans la Révolution et dans l’Église.

Communauté, communisme et commun

Proudhon nous permet de faire une distinction majeure entre des versions à beaucoup d’égards contraires de ce que l’on peut et doit entendre par « commun ». Ce point est décisif. Il oppose la force collective à la transcendance propriétaire et étatique, la coopération à la communauté, laquelle a trouvé dans le « communisme » sa forme théorique et politique nouvelle. Proudhon est certainement l’auteur qui a le mieux fait ressortir le caractère nouveau du socialisme, à partir d’une théorie de la société comme force collective. C’est à Proudhon que l’on doit, après les saint-simoniens, l’attaque la plus vive et la plus constante contre l’utopie communautaire considérée comme une régression vers un âge ancien de l’humanité. Dès son Premier mémoire sur la propriété en 1840, Proudhon fait du communisme une réaction archaïsante au triomphe insupportable de l’ordre propriétaire. Loin d’en être le dépassement, la théorie politique de la communauté ne fait que cultiver une nostalgie impuissante pour un ordre antérieur et révolu de l’humanité.

Sa critique de la communauté porte principalement sur les contraintes qu’elle fait peser sur la personnalité individuelle : « l’irréparabilité de ses injustices, la violence qu’elle fait subir aux sympathies et aux répugnances, le joug de fer qu’elle impose à la volonté, la torture morale où elle tient la conscience, l’atonie où elle plonge la société, et, pour tout dire enfin, l’uniformité béate et stupide par laquelle elle enchaîne la personnalité libre, active, raisonneuse, insoumise de l’homme, ont soulevé le bon sens général et condamné irrévocablement la communauté ». La communauté primitive est asservissement de l’individu à une autorité qui est oppression et servitude : « l’homme (…) dépouillant son moi, sa spontanéité, son génie, ses affections doit s’anéantir devant la majesté et l’inflexibilité de la commune ». Phrase étrange quand on sait combien, plus tard, Proudhon fera justement de la commune l’unité de base naturelle de son système fédératif. Mais il faut entendre ici que c’est bien la communauté ancienne, hiérarchisée et « totale » qui est récusée, de même que l’État qui contient pour lui tous les vices de la vieille structure. C’est ce qu’il condamnera dans le « système du Luxembourg », du nom de la commission dirigée par Louis Blanc en 1848, c’est-à-dire l’idée selon laquelle c’est à l’État de contrôler la production. « Le système communiste, écrira-t-il, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire, part du principe que l’individu est essentiellement subordonné à la collectivité ». Peu importe ici qu’il ne conçoive pas la modernité de la forme étatique, ce qui nous paraît plus important est l’opposition conceptuelle qu’il fait entre deux formes de « commun » : entre la forme communautaire asservissante et la forme communale comme cadre et expression de la liberté individuelle. C’est ce que Marx ne voit pas chez Proudhon qui à ses yeux reste un « petit-bourgeois » cherchant à concilier des inconciliables. En réalité, Proudhon conçoit mieux la voie propre du socialisme, celle d’un ordre nouveau qui ne reconduirait pas les vieilles formes de domination holistique. La grande « invention » de Proudhon, est double, elle est celle de l’autonomie des modes de coordination sociale et celle de l’immanence des règles normatives qui président à l’ordre social, en un mot elle tient à l’existence de la « société » comme forme d’organisation fondée sur une auto-genèse des normes de son propre fonctionnement. Ce « système d’immanence » de la « constitution sociale », de facto antérieure et de jure supérieure à toute constitution politique, est le résultat spontané des relations qui se développent dans la société. D’où la stratégie proudhonienne d’agir sur les relations elles-mêmes de toutes les manières possibles afin de développer et « d’équilibrer » les forces collectives, sources de bien-être et d’épanouissement. La solution proudhonienne est la « commutation » équilibrée contre la communauté despotique, c’est la justice dans l’échange contre l’égalité obligatoire imposée par un pouvoir centralisé niveleur. C’est une nouvelle logique de « faire ensemble » reposant sur la « mutualité » comme principe englobant (« l’idée »), et débouchant sur la « démocratie industrielle » comme moyen de contrer la « féodalité industrielle » par la création de « compagnies ouvrières », capables d’établir entre elles des modes d’échanges équilibrés, et sur un nouveau système politique fédéraliste qui traduira sur le plan institutionnel cette immanence de la norme à la vie sociale, seule façon d’enrayer l’essor « métaphysique » de l’Etat.

Comme l’a montré Pierre Ansart, ce mutuellisme doctrinal est largement issu des pratiques ouvrières des années 1830, en particulier celle des canuts lyonnais. C’est le besoin de solidarité entre ouvriers, c’est la lutte de résistance contre la pression de la concurrence et le chantage des négociants qui les poussent à vouloir créer des liens de solidarité pour ne pas être divisés face au poids de la « féodalité industrielle » et à l’arbitraire des négociants qui, par le monopole de leur accès au marché, imposent des prix bas aux producteurs.

Une société d’individus coopérant

Il n’est évidemment pas question de promouvoir aujourd’hui un « proudhonisme » à la manière d’une doctrine complète, à la fois scientifique et politique, comme on a pu fabriquer jadis un « marxisme » jouant sur tous les registres à la fois. Il convient plutôt de ressaisir un mouvement de pensée qui pour être essentiellement créatif ne cesse pas de s’appuyer sur une profonde compréhension du « social » comme dynamisme normatif issu de la coopération inter-individuelle. C’est sous cet angle que Proudhon nous aide à penser aujourd’hui l’émergence du commun comme principe politique, dans un contexte qui, évidemment, n’a plus grand chose à voir avec l’état de l’économie du milieu du XIXe siècle. Ce qui en fait, à nos yeux, l’actualité est le dépassement de l’opposition entre individualité et communauté, et sur le plan plus sociologique, de l’opposition entre individualisme et holisme.

Pour Proudhon, la liberté chez les Modernes, pour reprendre la formule dogmatique de Constant, ne peut s’entendre comme repli sur la vie privée. Elle est à définir non comme séparation de la vie sociale mais comme capacité à développer des « initiatives » prises seul ou à plusieurs. La liberté sociale est toujours « composée », ce qui veut dire qu’elle passe par la capacité de se lier aux autres et d’agir avec eux. Pour Proudhon, à la différence de Marx, le capital ne produit pas les bases de la coopération future. De la nécessité ne sort pas la liberté. La liberté sort d’elle-même, soit de la capacité de créer des formes autonomes de production et d’échange. Pour le dire autrement, et de façon assez anachronique, l’alternative à la propriété et à la concurrence n’est pas la communauté mais la coopération. Cette dernière compose certes une totalité irréductible à ses éléments mais sans se cristalliser en transcendance extérieure aux éléments composés. Le principe de la fédération qui structurera la vie sociale dans son ensemble, sera de même type : il mettra en relation des foyers différenciés mais sans les envelopper et les subordonner dans une hiérarchie gouvernementale.

L’institution de la force collective

Proudhon n’est pas seulement celui qui « découvre » la force collective à l’origine de la richesse des sociétés. C’est aussi celui qui réfléchit en termes d’institution alternative à la propriété privée et à la propriété d’État. En d’autres termes, c’est l’un des premiers théoriciens de l’institution de l’agir commun. Proudhon lutte sur deux fronts à la fois, puisqu’il condamne aussi l’individualisme libéral qui a perverti le droit. Contre l’« universalisme », qu’il soit traditionaliste ou communiste, pour lequel la communauté n’est qu’un super-individu qui absorbe toutes les personnalités singulières, et contre l’individualisme, qui ne voit dans l’individu qu’un être abstrait, isolé des relations sociales, il faut saisir la société comme un système complexe de relations et trouver une forme d’organisation qui corresponde à la nature même de ce système : « L’humanité comme un homme ivre, hésite et chancelle entre deux abîmes, d’un côté la propriété, de l’autre la communauté : la question est de savoir comment elle franchira ce défilé, où la tête est saisie de vertiges et les pieds se dérobent. » Comment échapper à ce balancement tragique entre propriété privée et propriété communautaire, entre l’« hypothèse individualiste » et l’« hypothèse communiste » ? La réponse qu’il apporte est des plus importantes. C’est par le droit social, le droit qu’invente la société, par l’institution que la société se donne à elle-même, que l’on peut dépasser l’antinomie.

Pensant la société future sous un angle résolument juridique et institutionnel, Proudhon écrit : « La civilisation est le produit du droit. » Dans De la Capacité politique des classes ouvrières, il affirme que l’infériorité des ouvriers réside dans leur ignorance de ce grand fait social qu’est la création juridique de nouvelles formes d’institution. Or c’est par le développement d’un droit économique et social qui leur est propre que les ouvriers trouveront la voie de leur libération. Comme le souligne Georges Gurvitch, interprète scrupuleux de la pensée proudhonienne, si la vie sociale est avant tout un tissu de relations les plus diverses, le droit, « chose capitale de la société », est la base de toute refondation sociale. Il s’agit de construire un « ordre juridique de la vie en commun », extra-étatique, qui réglera les rapports entre les individus sociaux, un droit qui ne s’imposera pas d’un coup mais se développera progressivement à partir du sol même de la société. Si un monde nouveau est possible, il ne peut se créer qu’à partir d’institutions établies sur les bases d’un droit social, c’est-à-dire d’un droit créé par la société et pour la société, en ceci différent de la tradition juridique d’origine romaine qui a fait du législateur la source de la loi. La ligne du Proudhon juriste est d’assurer la prééminence de la souveraineté du droit social sur la souveraineté étatique. Dans la dernière partie de l’œuvre, la constitution fédérale qu’il imagine obéit à l’idée que l’État n’est jamais ou ne devrait jamais être autre chose qu’une coordination d’unités locales ou fonctionnelles. Ce droit social qui renvoie à l’existence d’une société comme ensemble de relations doit être considéré comme supérieur au droit public de l’État et au droit privé de la propriété. Il leur est antérieur et a des sources incontestables dans l’existence d’une communauté sociale qui préexiste à toute constitution politique. Forme juridique de la nouvelle démocratie ouvrière, il se fonde sur un droit social coutumier fondamental qui organise la société à partir de ces groupements élémentaires, qu’il s’agisse de la famille, de la commune ou de l’atelier.

Le droit « redonne à la société à nouveau pleine possession de ses forces collectives originaires ». Cette récupération de la force collective est le véritable but à poursuivre, ce que n’ont pas compris la plupart des communistes et socialistes. Il s’agit pour Proudhon de faire cesser le « scepticisme juridique » des socialistes et des communistes, non pour des motifs purement théoriques, mais pour des raisons pratiques. La négation du droit aboutit au despotisme communiste.

Il convient d’organiser par le droit la force collective sans écraser l’initiative individuelle. La grande tâche du socialisme proudhonien est de la faire reconnaître et de l’organiser comme réalité sociale spécifique. Contre Louis Blanc, Proudhon montre que ce n’est pas d’en haut, par l’État, que la révolution va s’opérer, mais par le bas. Comme l’écrit Bouglé, qui résume la pensée de Proudhon, « il suffit que les citoyens s’entendent directement pour régler les conditions de l’échange égal. Une sorte de révolution moléculaire, une auto-régénération de la société civile s’opèrera ainsi, qui rendra inutiles toutes les reconstructions rêvées pour la société politique ».

C’est donc une nouvelle voie qu’il faut emprunter, celle de la « constitution sociale », contre l’« idée gouvernementale ». Pas de « plan du communisme », pas d’Idée utopique ou de grand principe moral – « l’attraction » pour Fourier ou le « dévouement » pour Cabet ou Louis Blanc –, mais une organisation juridique de la force de la collectivité. La méthode consistera à partir des rapports sociaux et des forces économiques, comme la division du travail ou la concurrence, pour aller vers la justice sociale et l’organisation du travail. C’est ce que désigne chez Proudhon l’expression de « socialisme scientifique » dans Qu’est-ce que la propriété ? Il ne s’agit pas de tout inventer à partir de rien, mais de s’en tenir à la vie même de l’organisme social qui réclame un règlement, il s’agit de partir des activités de travail, de production et d’échange, pour réaménager la société selon un droit nouveau issu des pratiques et des relations concrètes entre les individus, les groupes et les fonctions.

La « constitution sociale »

La constitution sociale n’est rien d’autre que l’auto-organisation juridique de la société qui, partant du constat des droits particuliers des différents groupements, en fait un droit commun formalisé des co-producteurs de toute la société. Les groupements de producteurs, de consommateurs, les mutualités, les copropriétés, les associations, les services publics secrètent un droit autonome et spécifique qui, tous ensembles, forment un ordre juridique propre qu’est la constitution sociale. La constitution sociale est donc la reconnaissance des formes juridiques plus ou moins organisées et explicitées qui régissent selon un principe de mutualité la vie collective à l’intérieur des groupes particuliers aussi bien qu’entre eux. L’action de ces forces collectives conduit à un ensemble de réglementations capables de résoudre les conflits, une sorte de justice commutative complexe et immanente aux rapports sociaux qui s’oppose au droit individualiste et au droit étatiste issus du droit romain traditionnel. Ce droit est en fait un « droit social », selon la formule de Gurvitch, issu des pratiques économiques et sociales, qui vise à organiser la division sociale du travail et à assurer la justice, c’est-à-dire la désaliénation des forces collectives, qu’elles soient économiques, sociales ou politiques, pour autant qu’on puisse distinguer les domaines. Ce qui fait l’originalité de Proudhon, c’est qu’il confie à ce droit social la fonction de la réappropriation des forces exploitées et aliénées.

Comment naît et se développe ce droit social ? Il est issu de la pratique collective, laquelle engendre une raison commune qui, à son tour, donne naissance à des règles sociales. Le droit est une instance intermédiaire, une médiation entre les pratiques et les idées. La société ne produit pas seulement des biens, elle secrète des idées et engendre des règles. Elle génère spontanément sa raison collective et sa conscience juridique propre. Ainsi, l’association effective des travailleurs, leur « co-participation » pratique à la production de cette force collective, conduit les associés co-responsables à combattre la concurrence en développant un idéal propre à leur classe. L’« idée ouvrière », c’est le principe de solidarité qui naît de la pratique co-productrice des travailleurs et qui doit régler, une fois trouvée la forme institutionnelle adéquate, la répartition du produit entre eux.

Le fédéralisme comme organisation sociale et politique

Chez Proudhon, c’est l’ensemble de l’organisation sociale et politique qui doit être remaniée par la constitution sociale. L’association nouvelle est dans un premier temps destinée à remplacer l’État, où l’on retrouve la grande idée saint-simonienne reformulée par Proudhon, selon laquelle le principe d’autorité, le gouvernement et la loi d’État seront remplacés par une nouvelle structuration « horizontalisée » de la société. C’est bien à partir de cette réalité première du travail, véritable substance de la société, que pourra et devra se réorganiser toute la société, selon la formule célèbre qui veut que dans la société future « l’atelier fera disparaître le gouvernement ». Cette idée générale de la révolution est bien résumée par la formule « dissolution du gouvernement dans l’organisme économique », qui constitue le titre de la septième étude de l’ouvrage Idée générale de la révolution. Cependant, à la différence de Saint-Simon, qui se défiait du droit et des juristes, l’unité est produite ici, non par le seul jeu des forces économiques, mais par le droit. « Ce que nous mettons à la place du gouvernement, nous l’avons fait savoir, c’est l’organisation industrielle, ce que nous mettons à la place des lois, ce sont les contrats […], ce que nous mettons à la place des pouvoirs politiques, ce sont les forces économiques, ce que nous mettons à la place des anciennes classes de citoyens, noblesse et roture, bourgeoisie et prolétariat, ce sont les catégories et spécialités de fonctions, Agriculture, Industrie, Commerce, etc., ce que nous mettons à la place de la force publique, c’est la force collective, ce que nous mettons à la place de la police, c’est l’identité des intérêts, ce que nous mettons à la place de la centralisation politique, c’est la centralisation économique. »  Proudhon a toujours marqué sa plus grande défiance à l’égard du gouvernement, qui est incompétent par essence lorsqu’il s’agit de changer la société, comme on l’a vu selon lui en 1848. Le nouveau droit ne sera pas étatique, il sera la forme juridique de l’association ouvrière, de la mutualité et de la fédération. Mais n’est-il nul besoin d’une organisation politique quelconque ? L’économie peut-elle absorber le politique en entier ou peut-on inventer une forme organisationnelle non gouvernementale ?

Quelle forme donner à l’ensemble ? Quelles relations doivent s’établir entre les unités collectives qui composent la société ? Dans ses derniers écrits, Proudhon cherche à faire coexister un ordre économique juridique et un ordre politique spécifique, qui n’en est pas moins homologue à la construction économique. La réponse est fondamentalement « fédéraliste ». Le principe fédéral exige que le pouvoir central soit toujours limité par les réglementations ou les droits des groupements particuliers. La fédération en tant que telle est un frein à la centralisation et à l’aliénation des forces collectives produites par les groupements locaux ou professionnels. Thème qui le hante depuis le début des années 1850, la fédération doit s’entendre chez Proudhon à la fois comme fédération des unités de production et fédération des unités communales. C’est par conséquent un fédéralisme universel appelé à englober tous les pays mais aussi tous les aspects de la société. La construction d’un système fédératif, aussi bien politique qu’économique, doit assurer l’équilibre entre deux formes de démocratie, la démocratie politique des communes et la démocratie industrielle des compagnies ouvrières. Là encore, le droit apparaît comme cette force d’équilibrage. Le principe fédératif permet d’équilibrer le conflit entre deux droits, le droit économique des associations et le droit politique des communes, grâce à la double fédération politique et économique agricole-industrielle.

Cette fédération politique de type communaliste reposant sur des liens de mutualité entre les cités n’annule pas la démocratie économique, elle la complète, elle se surajoute à la « fédération industrielle-agricole », laquelle permet le dépassement du particularisme de chaque groupement économique dans la fédération sans réduire son indépendance. Il semble bien que Proudhon, plutôt que de prolonger son antigouvernementalisme radical, se soit dirigé vers une conception de l’« autogouvernement » politique. L’idéal démocratique n’est-il pas «que la multitude gouvernée fût en même temps multitude gouvernante ?” écrit-il en paraphrasant Aristote.

Le principe du commun et la tradition libertaire

J’en viens maintenant à ce que nous avons repris de cette pensée à de nombreux égards fulgurante. Proudhon est sans aucun doute l’un des théoriciens majeurs de l’institution de la société par elle-même, de l’auto-mouvement (autokinesis) de la société dont la possibilité même est l’invention institutionnelle, ce que nous appelons quant à nous la praxis instituante. Être en dette vis-vis de Proudhon, si je puis dire, c’est faire toute sa place à la question de l’institution, et s’opposer à ce que Bourdieu avait appelé à propos de 68 une « humeur anti-institutionnelle ». C’est aussi tirer un lien entre la percée théorique de Proudhon et ce qu’a pu dire et faire un théoricien comme Castoriadis.

La grande question qui est posée par ces auteurs porte sur l’institution de l’activité collective, mieux : sur l’institution de l’agir commun. Quelles formes institutionnelles faut-il créer qui coïncident avec la définition de la société comme grande coopérative ? On sait que la question du commun telle qu’elle se pose aujourd’hui déborde le seul cadre de la production à laquelle on essayait de donner une forme associative ou coopérative. Et c’est là que Proudhon nous est utile, et surtout le dernier Proudhon, celui du communalisme et du fédéralisme généralisé.

Ce qui est en train de se passer excède et l’associativisme du XIXe siècle et la problématique de l’autogestion des années 70. Ces formes correspondaient à certains types de société et de production. La revendication actuelle des communs définis comme formes institutionnelles reposant sur l’autogouvernement et l’usage collectif des ressources, des connaissances et des espaces concerne un champ considérablement plus vaste que la seule production de biens matériels. Depuis l’habitat, la consommation, les activités de culture, la production des connaissances jusqu’à la question majeure du climat. Cette sorte de dilatation du commun à laquelle on assiste est un signe qui ne trompe pas : c’est toute la forme de l’existence qui est en question, à la mesure de l’extension de la forme de vie capitaliste opérée par le néolibéralisme.

C’est donc vraiment maintenant que l’on peut apprécier la portée imaginante de l’œuvre de Proudhon, l’audace de son imagination politique devant des problèmes inédits qui prend appui sur les pratiques ouvrières de son temps. Nous ne sommes évidemment pas adeptes d’un quelconque « retour à Proudhon » comme il y a eu des « retours à Marx ». Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit de revisiter et de réactiver un certain nombre de propositions comme celle d’un fédéralisme universel pour montrer de quelle alternative elles seraient porteuses en liaison avec cette émergence polymorphe et polyglotte du commun qui caractérise la période. C’est le sens de nos « propositions politiques » à la fin de l’ouvrage Commun. La partie du livre intitulée « Propositions politiques » se termine par une expérience de pensée politique d’inspiration fortement proudhonienne, puisque nous essayons de réfléchir à ce que pourrait être une fédération mondiale des communs.

Vertu de l’imagination politique

« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». Cette fameuse phrase de Frederic Jameson nous invite à réfléchir à la place et à la part de l’imagination politique dans nos pratiques. Pourquoi est-ce si important ? L’analyse de la situation est fondamentale, personne n’en doute. Faire la généalogie de notre présent comme disait Foucault est essentiel pour saisir le sens et les enjeux de ce que nous vivons, de ce pour quoi nous luttons. Mais ce n’est pas suffisant. Nous sommes comme privés de futur, interdits d’avenir. Il y a des mouvements, des luttes, des révolutions mais ces processus paraissent encore dispersés dans l’espace et discontinus dans le temps. Est-ce irrémédiable ? Est-ce simplement de la patience qu’il nous faut ? Devrait-on attendre des décennies ou des siècles ? C’est Perry Anderson comme le rappelait Razmig Keucheyan dans un numéro ancien de la Revue internationale des livres et des idées qui expliquait qu’un scénario historique possible était le long délai entre la révolution anglaise et la révolution française. Faut-il donc attendre un siècle et demi pour renverser le cours des choses ?

Ce n’est pas seulement de patience que nous devrions nous armer, mais d’imagination politique. L’imagination politique est importante devant ce qui semble être une sorte d’anomie politique, de vide politique, qui est due à une raison que nous connaissons  : la puissance pratique autant qu’idéologique du néolibéralisme, qui trouve dans les processus de mondialisation de multiples leviers et points d’appui, ce qui pousse à la résignation, à l’impuissance et finalement au ressentiment haineux et au nationalisme.

Il s’agit donc de ne plus nous en tenir à des diagnostics ou à des mesures immédiates d’urgence, mais vraiment de repenser avec tous les outils à portée de main ce que nous pourrions le monde d’après, si après il y a là. Ouvrir et élargir l’horizon des possibles, pour reprendre l’expression en usage, voilà la tâche de l’époque. Le temps est venu, et on le voit un peu partout dans le monde, de passer à autre chose en mobilisant l’imagination politique. Ce que nous pouvons faire, donc, ce n’est pas d’inventer une utopie, mais d’imaginer une société à partir de pratiques qui sont déjà là, qui ne sont pas encore pensées dans leur originalité et leur portée. Non pas seulement en faire le récit, mais essayer de dégager leur signification et leur cohérence possible pour en faire de façon synthétique un projet et un principe. C’est ce que Pierre Dardot et moi-même avons cherché à faire dans le livre Commun, en nous inscrivant dans une tradition de réhabilitation de l’imagination.

Dans l’ouvrage, nous suivons d’assez près la démarche de Castoriadis, qui nous semble d’un grand appui pour nous aider à surmonter les difficultés présentes. Mais, comme je l’ai dit, Proudhon a eu avant lui une démarche assez semblable. L’émancipation ne vient que de l’action. Une société libre ou autonome ou démocratique, peu importe le terme, doit inventer elle-même le chemin qui mène à sa liberté. Mais elle ne peut le faire que si elle fait fonctionner la faculté imaginante par la voie(x) poétique, pratique et théorique. Il ne s’agit pas d’inventer de toute pièce une société idéale, mais d’imaginer et de mettre en place des institutions permettant à cette société de s’inventer et de se réinventer sans cesse. Castoriadis appelait cela une société autonome, ce qui n’est jamais que la formule d’une démocratie radicale, c’est-à-dire bien comprise. Cela suppose donc de « projeter » un certain style de société, qui ne serait plus complètement asservie à son institué, mais qui pourrait laisser place à la praxis instituante. Castoriadis expliquait justement que « nous ne pouvons viser qu’à changer le rapport ente la société instituante et la société instituée. Nous ne pouvons donc vouloir qu’une société qui condamne une fois pour toute le règne de l’institué et qui cherche le rapport correct, le rapport juste instituant/institué. » C’est la définition même que l’on peut attendre d’une société qui assume son auto-institution. Or, c’est ce qui est le plus précieux dans la tradition « libertaire ». Et c’est justement ce qui renaît aujourd’hui sous le nom de « commun », un nom à la fois très ancien et très neuf.

Christian Laval est professeur de sociologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, co-auteur notamment avec le philosophe Pierre Dardot de Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte, 2014, réédition La Découverte/Poche, 2015).

Texte de I. Sainsaulieu

Le Commun : imaginaire ou mouvement réel qui abolit l’ordre existant ?

Le livre Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle de Pierre Dardot et Christian Laval (La Découverte, 2014) s’attache à définir le concept de Commun qui apparaît comme revendication dans divers mouvements alternatifs. Auteurs prolixes, Pierre Dardot et Christian Laval n’en sont pas à leur premier ouvrage imposant. Après avoir montré ensemble les complicités entre l’Etat et le marché (La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2010), puis comment Marx élabore sa pensée (Marx, Prénom : Karl, Gallimard, 2012), ils en viennent ici à s’interroger sur l’actualité du Commun défini comme principe antithétique aux règnes du Capital et de l’Etat.

Un Commun émergent face au capitalisme

Le Commun est d’abord dit « émergent » et actuel, en tant que revendication sociale « paradigmatique » face au mouvement mondial de marchandisation et de privatisation. La croissance de la propriété privée intellectuelle (les brevets), indispensable aux monopoles, conduit à une « bio-piraterie » préjudiciable pour les peuples dépossédés (ainsi Monsanto détient-il 95% de la production du coton en Inde). Les auteurs voient là un effet de l’extension de la violence du capital : loin de se limiter à la période de « l’accumulation originelle » définie par Marx, celle-ci, disait Rosa Luxemburg, est un acte permanent contre les activités non capitalistes.Pierre Dardot et Christian Laval avancent que, « loin d’être une pure invention conceptuelle, le commun est devenu le principe effectif des combats et des mouvements » de résistance au capitalisme (p. 16). Ces combats visent à préserver l’accès aux ressources naturelles (l’eau, la terre, le gaz…) face aux politiques publiques dictées par des multinationales prédatrices et exportatrices. Ils sont parfois victorieux, comme à Cochabamba, où l’Etat a dû renoncer à la privatisation de l’eau. Les auteurs montrent le côté offensif, généraliste, rassembleur et démocratique de cet étendard du commun qu’ils veulent reprendre à leur compte en le redéfinissant. Les luttes en question mettent en mouvement des acteurs multiples, que les auteurs se contentent d’identifier de façon pragmatique : selon les contextes, ils évoquent les usagers (pour rendre communs les services publics), les ouvriers (pour les usines récupérées en Argentine), les électeurs et citoyens (pour le contrôle de l’eau à Naples ou de l’espace public à Istanbul), les citoyens insurgés (dans les bidonvilles de Rio), les communautés indiennes et les paysans (pour la terre en Bolivie ou en Inde)… Le terme de classe figure plutôt dans l’exposé d’analyses historiques classiques.

Du mouvement social à la reconceptualisation

En écho au mouvement social, il s’agit de faire œuvre théorique, « de refonder le concept de commun de façon rigoureuse » (p. 17), dans une perspective pluridisciplinaire héritière de Marx (« être héritiers de ne signifie pas être les héritiers », p. 16), mais aussi de Proudhon (à propos des coopératives, du fédéralisme) et de Castoriadis (à propos du rôle instituant du politique). S’il est tributaire du communisme, le Commun rejette désormais tout devenir étatique absolutiste. Le modèle de l’association démocratique des producteurs est mis en avant ; il se distingue à la fois du socialisme communautaire et de l’Etat bureaucratique, également despotiques.
Qu’est-ce que le Commun ? Après un chapitre d’érudition gréco-latine sur les racines philosophiques et juridiques du terme, le Bien commun n’apparaît pas comme spirituel (transcendant), ni comme assimilable à une chose (publique), mais s’inscrit dans un rapport social. Rejetant naturalisme et essentialisme, les auteurs font du substantif commun un « principe politique » fondé sur l’activité pratique des hommes, semblant se confondre avec la définition-même de « l’activité humaine » comme « co-activité, co-obligation, co-opération et réciprocité » (p. 50). Mais le fondement de la co-obligation entre tous est la co-activité : « l’obligation politique procède entièrement de l’agir commun, elle tire toute sa force de l’engagement pratique de tous ceux qui ont élaboré ensemble des règles de leur activité, elle ne vaut que relativement aux coparticipants d’une même activité ». Donc il y a une double légitimité du Commun, citoyenne (en rapport avec la cohabitation territoriale) et socio-économique (liée à la co-production).
Pour les auteurs, l’alternative à la propriété privée n’est pas la propriété commune (étatique) : ils lui préfèrent « l’inappropriable » : « le commun à instituer ne peut l’être que comme l’indisponible et l’inappropriable, non comme l’objet possible d’un droit de propriété » (p. 240). La propriété (privée et publique) n’est pas condamnée : elle pourra subsister si on lui ôte, par la loi et le droit, le pouvoir d’abuser (jus abutendi) et d’être le seul maître à bord (p. 582-583).
S’il n’advient pas tout seul, comment instituer le Commun ? A la collaboration productive construite historiquement par le capital doit répondre une institution du Commun par le mouvement social. Les auteurs rappellent le pouvoir instituant du prolétariat, sa créativité historique – celle-là même qui poussa Marx à faire l’économie d’une réflexion sur les institutions à venir. Face à la faillibilité des institutions ouvrières (syndicats, coopératives, partis), les auteurs ne se replient pas sur les Conseils (comme Hanna Harendt), institution jugée trop fugace. Empruntant à Castoriadis, ils recherchent une forme de « praxis instituante » actualisée. Rejetant à la fois un penchant de la sociologie pour l’institué et la réduction de l’institution au processus de réification défini par Sartre, ils prônent, en s’inspirant de Michael Hardt et de Toni Negri, des institutions « non souveraines », n’éliminant pas le conflit. La solution avancée est celle d’un double fédéralisme coopératif, incluant à la fois les entreprises (communs sociaux-économiques) et les communes territoriales (des communs politiques). Ainsi la politique du Commun se met-elle en œuvre au travers d’assemblées parallèles, régulant entreprises et territoires.

Apports foisonnants de Dardot et Laval

Les apports de ce livre sont foisonnants. Le plus frappant est son double aspect synthétique – celui de manuel instructif, aux emprunts nombreux – et analytique, en ce sens qu’il explore toutes les notions invoquées. Il décortique et opère par distinctions. Il fait avancer le débat (intra- et post) marxiste, l’ouvre aux questions du droit, hybride Marx avec Castoriadis et Proudhon. Pour ce qui est de la teneur du concept de Commun, il a une vertu paradoxale : si le devenir de la société n’est pas immanent, nécessaire, et si la question du sujet social compte moins que la capacité politique d’auto-institution de la société, alors le politique prend le pas sur le social et l’économique (« le commun est avant tout affaire d’institution et de gouvernement », p. 581). Plaçant Castoriadis au cœur du débat politique alternatif, les auteurs (re)posent ainsi la question du primat entre les sphères de la vie sociale.

Impasses et amalgames

Malgré l’actualité et le caractère synthétique du propos, il y a cependant des impasses et des amalgames. Ainsi les auteurs laissent-ils de côté les objections centralistes concernant les capacités planificatrices (et destructrices) de l’Etat. On se demande parfois si l’enjeu est la définition d’un Etat fédéral ou d’une société autogouvernée : ainsi, si le principe de séparation des pouvoirs est retenu, on ne voit ni l’armée, ni la police, ni la justice fédérale « alternatives ». Devant la teneur philosophique de l’ouvrage, on peut se demander dans quelle mesure les auteurs, inspirés par Marx, n’ont pas amalgamé les genres livresques du Capital et du Manifeste. C’est un mélange d’analyse (la définition du Commun) et d’engagement (le Manifeste du Commun). Le statut conceptuel du Commun n’est donc pas complètement clair : ni catégorie d’analyse (comme la plus-value, ou la lutte de classe), ni objet d’analyse (i.e. le Capital), ni sujet de l’histoire (i.e. le mouvement ouvrier), ni nouvelle institution politique (en lieu et place du Parlement), mais un peu tout à la fois. Le contraste est frappant entre la volonté omniprésente d’établir des distinctions conceptuelles précises dans les champs économique, juridique, historique et politique, et le fait que les auteurs s’autorisent à poser un principe politique peu différencié.
Mais la question centrale est celle de la teneur sociologique de l’ouvrage. C’est sur le plan empirique qu’il est le moins riche : il explore peu les expériences et enseignements des mouvements sociaux et ne dit pas grand-chose par exemple sur la mise en commun des entreprises, jugée pourtant centrale pour l’émancipation du travail (p. 482). Les acteurs n’apparaissent pas, ou peu. On ne sait pas de qui il est question : de classes, de peuples, de multitude, de citoyens, de jeunes, de femmes, etc… Comme on l’a vu, la présence des acteurs sociaux varie selon les contextes. De façon générique, il est parfois question de « forces sociales et écologistes », derrière quoi se profile apparemment une préférence pour les acteurs organisés : les collectifs sociopolitiques, les institutions (anciennes et nouvelles : associations, coopératives, syndicats, communes). On pourrait comprendre que le Commun n’admet ni « appartenance » de classe, ni sujet de l’histoire. Mais s’il concerne par addition beaucoup de monde (usagers, travailleurs, citoyens, électeurs), il ne peut plaire à tout le monde. Globalement, la relégation des acteurs pourrait être l’effet d’un choix : si l’on pense l’institution transhistorique, alors l’acteur social historique passe au second plan. Si l’on pense l’acteur social, alors l’institution passe au second plan.
Pierre Dardot et Christian Laval n’ont pas inventé les questions qu’ils se posent (ni d’ailleurs toutes les réponses), et, si elles sont bien approfondies, ils ne se posent pas toutes les questions utiles (de qui parle-t-on, où, quand, comment ?) pour faire coller leur pensée au mouvement réel, pour qu’elle devienne l’expression de ce mouvement – en sus de combler des lacunes logiques de la pensée émancipatrice. D’où le côté arbitraire du fondement du Commun : faut-il revendiquer le droit à l’imagination ou exprimer le mouvement réel ? Et si l’on ne s’appuie pas sur des tendances objectives, sur quoi repose le raisonnement ?
Cela dit chapeau bas, devant toute cette érudition éclairante et stimulante, qui suppose certes, pour l’auteur comme le lecteur, d’avoir (et de se donner) une grande disponibilité, mais qui dresse, non sans raisons, un rempart contre la bêtise, l’aveuglement idéologique et l’égoïsme.

Ivan Sainsaulieu est professeur de sociologie à l’Université de Lille 1.

Texte de P. Corcuff

Rééquilibrer le commun par l’individualité : la piste Levinas

Quelques réflexions à propos d’un texte de Christian Laval

Par Philippe Corcuff

Le texte présenté par le sociologue Christian Laval au séminaire de recherche libertaire ETAPE du 20 mai 2016, sur « Commun : de quelques rapports que nous entretenons avec la « tradition libertaire » », constitue une contribution majeure à une actualisation de la pensée anarchiste se sentant redevable des apports de la tradition, et dans ce plus particulièrement de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865).

Générosité intellectuelle

Le séminaire ETAPE, dispositif hybride entre le militantisme et la recherche, a l’habitude de bénéficier de la bienveillance de ses invités, qui nous font des cadeaux exprimant la possibilité de l’amitié intellectuelle, trop absente, malheureusement, des milieux académiques professionnels (1). La guerre des egos, des « écoles » et des réseaux fait ainsi souvent rage dans le monde universitaire et les blessures de la reconnaissance apparaissent souvent abyssales. Cependant, il y a des contre-tendances dans une réalité socio-historique, qui comme la plupart des zones du réel, n’est jamais univoque, percée de grains de sable et de résistances au mainstream. Quelle belle contre-tendance que le texte de Christian Laval !

Christian Laval offre ainsi un texte inédit dans le cadre d’un « séminaire » non reconnu comme tel par les canons scientifiques et qui ne compte en rien pour les progressions de carrière. Plus, de formation marxiste, ce foucaldo-marxien s’expose sur le terrain de ses invitants en explorant la composante anarchiste de la démarche entreprise avec Pierre Dardot dans leur livre Commun (2), peu explicitée de manière systématique jusqu’à aujourd’hui.

Et Christian Laval, hérétique par rapport au poids des préjugés dans sa famille politico-intellectuelle d’origine, les marxistes, va jusqu’à réhabiliter la figure de Proudhon. Or, cette dernière a vécu si longtemps sous les crachats marxistes depuis que le bourgeois Marx lui-même, après l’avoir admiré, a stigmatisé ce prolétaire comme un « petit-bourgeois, ballotté constamment entre le capital et le travail » dans Misère de la philosophie en 1847 (3) ! Une leçon d’anti-dogmatisme. Une fraternité de l’émancipation. Un antidote aux aigreurs trop souvent actives dans les relations interpersonnelles dans les univers intellectuels ou politiquement organisés.

Les apports de Proudhon nourrissent donc profondément la démarche de réactualisation et de reformulation du commun qu’il a élaborée avec Pierre Dardot, nous dit Christian Laval dans son texte pour le séminaire ETAPE :

« Proudhon nous intéresse sous de multiples aspects, et depuis assez longtemps. Sa théorie de la force collective comme son analyse de la captation de cette même force collective par la propriété et l’État sont à nos yeux des références fondamentales. Nos travaux ont toujours eu pour intention assez explicite de lui rendre justice sur un certain nombre de ses apports philosophiques et politiques. »

Les analyses de Proudhon alimentent, partant, une reproblématisation du commun, qui refuse nombre d’usages actuels essentialistes, ceux qui en font une essence, une entité homogène, donnée et stable. Contre ce qu’ils nomment fort justement « la réification du commun » (4), la piste principale de Pierre Dardot et Christian Laval, c’est celle du processus, du faire, de l’action, du mouvement de la coopération :

« Le commun est à penser comme co-activité, et non comme co-appartenance, co-propriété ou co-possession. » (5)

Et d’ajouter :

« Contre ces façons d’essentialiser le commun, contre toute critique du commun, qui réduit celui-ci à la qualité d’un jugement ou d’un type d’homme, il faut affirmer que c’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes, de même que c’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif, bien loin qu’un tel sujet puisse préexister à cette activité au titre de titulaire de droits. » (6)

Dans ce cadre, Christian Laval souligne dans son texte pour le séminaire ETAPE, en réorientant le regard vers Proudhon :

« Proudhon nous permet de faire une distinction majeure entre des versions à beaucoup d’égards contraires de ce que l’on peut et doit entendre par « commun ». Ce point est décisif. Il oppose la force collective à la transcendance propriétaire et étatique, la coopération à la communauté ».

Substituer la co-activité à la co-appartenance, la coopération à la communauté, voilà bien un déplacement pour penser le commun qui nous éloigne de dérives identitaristes fort actuelles, dans la valorisation des « communautés » et des « appartenances », débouchant sur nombre de résurgences communautaristes (au sens dans l’enfermement dans une « communauté » exclusive) et nationalistes en cours. Je pense notamment à l’éloge de « l’appartenance » en général et de « l’appartenance nationale » en particulier dans l’ouvrage Imperium du penseur dit « critique » Frédéric Lordon (7). D’ailleurs, cette divergence conduit le même Frédéric Lordon à caricaturer dans l’amalgame l’orientation du livre de Pierre Dardot et Christian Laval, en l’associant à « la pensée libérale » qui infecterait « toute la pensée libertaire » (8). Mazette, pour un prétendu « radical » infecté par le national-étatisme ! On préfèrera, en nos temps troublés par la montée de néoconservatismes identitaires et nationalistes, la rencontre de la lucidité internationaliste et de la générosité cosmopolitique chez Pierre Dardot et Christian Laval :

« Une politique du commun effective doit prendre acte du caractère mondial des luttes qui se mènent aujourd’hui, comme des interdépendances de toutes natures qui structurent nos univers de vie et de travail, notre imaginaire et notre intelligence. Un nouvel internationalisme pratique est d’ores et déjà à l’œuvre dans les combats qui se mènent » (9).

La focalisation sur le commun ou les pièges du « logiciel collectiviste »

Cependant, l’énorme travail de reconceptualisation du commun effectué par Pierre Dardot et Christian Laval, à partir de l’histoire des débats philosophiques et politiques comme des enjeux portés par les mouvement sociaux actuels, a des points aveugles. La générosité intellectuelle appelle l’honnêteté critique entre pairs, une critique amicale et généreuse, privilégiée par les séminaires ETAPE. Je ne traiterai que d’un point. Le commun, pensé comme co-activité, est présenté comme l’axe principal de l’alternative au capitalisme aujourd’hui ; alternative déjà en action dans les mouvements sociaux s’opposant au moment néolibéral du capitalisme. Selon moi, cette configuration oublie un autre pôle central pour les anarchistes comme pour Marx (pas le Marx des marxistes mais, par exemple, celui redécouvert par le philosophe Michel Henry, 10), en tension avec le pôle du commun : l’individualité.

Au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle, une variété de courants ouvriers et socialistes nouaient, sous des modalités particulières, individualités et liens sociaux :

* Les penseurs anarchistes ainsi que les militants libertaires qui ont animé le syndicalisme révolutionnaire fin XIXe/début XXe siècles, celui des Bourses du travail et de la première CGT (Pelloutier, Pouget, etc.), ont tout particulièrement mis en avant la promotion de l’autonomie individuelle au sein de relations de réciprocité contre la double tyrannie du capitalisme et de l’État (11). Par exemple, Émile Pouget, militant anarchiste et secrétaire national adjoint de la section des fédérations de la CGT de 1901 à 1908, va jusqu’à parler en 1910 dans sa brochure L’action directe de « l’exaltation de l’individualité » (12). Tout en précisant : « l’indépendance et l’activité de l’individu ne peuvent s’épanouir en splendeur et en intensité qu’en plongeant leurs racines dans le sol fécond de la solidaire entente. » (13)

* Le socialisme républicain de Jean Jaurès, en association avec le thème de « la propriété sociale » des grands moyens de production et d’échange, a fait de « l’individu » l’une des valeurs cardinales de la gauche. Il n’a pas alors hésité à avancer dans son article « Socialisme et liberté » de 1898 : « Le socialisme est l’individualisme logique et complet. Il continue, en l’agrandissant, l’individualisme révolutionnaire » (14). Pour lui, le socialisme créerait les conditions sociales de l’avènement pour tous de « l’individu » annoncé par la Révolution française (à travers la figure du citoyen, de la raison individuelle, etc.).

* Les figures socialistes et associationnistes comme Pierre Leroux, Benoît Malon ou Eugène Fournière, sorties de l’ombre, dans laquelle les avait plongées la prégnance des références marxistes, par le sociologue Philippe Chanial (15), ont su également penser ensemble individus et association.

Cette liste n’est qu’indicative et on peut y ajouter un Marx marqué par de nettes composantes individualistes le plus souvent passées sous silence par les lectures marxistes.

Toutefois, à un certain moment – après la guerre de 1914-1918 dans le cas de la France (16) – le thème de « l’individu » va s’effacer progressivement de l’espace des questions centrales des gauches dominantes, dans les familles socialiste, communiste et syndicales, au profit de thèmes plus « collectivistes ». La jambe individualiste des gauches va ainsi se trouver anémiée, sauf dans les courants libertaires. Un « logiciel collectiviste » va alors largement prédominer à gauche, que l’on parle de « socialisme » ou de « communisme ». Le risque ici, c’est que le commun, même repensé de manière ouverte et mobile par Pierre Dardot et Christian Laval, ne devienne un nouvel avatar de ce « logiciel collectiviste ».

Il m’apparaît qu’une piste plus heuristique consiste à déplacer le regard vers les tensions entre commun et individualité. Au croisement de la tradition juive et de la phénoménologie, le philosophe Emmanuel Levinas est justement un philosophe de la singularité du visage d’autrui. Ce qui signifie que l’individualité est immédiatement appréhendée chez lui dans un cadre intersubjectif, relationnel. Il a ainsi insisté sur le fait qu’on ne peut jamais complètement comprendre autrui, au double sens du mot : le connaître totalement et l’englober. Car il y a quelque chose dans autrui qui échappe à nos prises totalisatrices : justement l’unicité irréductible de son visage.

Pourtant, amorçant quelque chose comme une philosophie politique, Levinas a aussi suggéré une piste quant à la mise en rapport de deux dimensions : la part de l’incommensurable – en ce que l’individualité saisie de manière intersubjective tend à déborder toute mesure commune tout en étant tissée d’’une variété d’expériences collectives – et la part du commensurable – le commun saisi comme co-activité. Il écrit ainsi dans un livre d’entretiens, Éthique et infini :

« Comment se fait-il qu’il y ait justice ? Je réponds que c’est le fait de la multiplicité des hommes, la présence du tiers à côté d’autrui, qui conditionnent les lois et instaurent la justice. Si je suis seul avec l’autre, je lui dois tout, mais il y a le tiers […]. Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l’incomparable » (17).

Levinas a donc commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable de la singularité d’autrui, d’une part, et l’espace commun de mesure, de justice et de solidarité, outillé d’institutions, d’autre part. C’est ce qu’il appelle « comparer l’incomparable ».

Une telle perspective ne caractérise pas l’émancipation comme un cadre « harmonieux » (selon une expression d’inspiration religieuse) ou comme un « dépassement » des contradictions sociales (selon une certaine vision marxiste du communisme inspirée de la philosophie dialectique de Hegel). Car la formule « comparer l’incomparable » assume et affronte une dynamique infinie de contradictions entre la logique de l’individualité et la logique du commun, dans une inspiration proche de la figure proudhonienne de « l’équilibration des contraires » (18).

Cette piste levinassienne ne fait que compléter les solides appuis que nous fournissent Pierre Dardot et Christian Laval dans Commun, en s’efforçant d’éviter les dérives « collectivistes », et donc en approfondissant une perspective libertaire qu’ils ont eux-mêmes amorcé, et que Christian Laval a prolongé dans le beau texte qu’il a offert au séminaire ETAPE.

Notes :

(1) Je l’ai déjà souligné dans le cas de la séance sur Michel Foucault avec Geoffroy de Lagasnerie, dans « Pragmatiser l’horizon révolutionnaire et désétatiser la gauche. Quelques remarques critiques sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie « Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme » », site de réflexions libertaires Grand Angle, 8 octobre 2016, [http://www.grand-angle-libertaire.net/pragmatiser-lhorizon-revolutionnaire-et-desetatiser-la-gauche/].

(2) P. Dardot et C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, réédition La Découverte/Poche, 2015.

(3) K. Marx, Misère de la philosophie. Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon (1e éd. : 1847), dans Œuvres I, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 93.

(4) P. Dardot et C. Laval, Commun, op. cit., version 2015, pp. 32-40.

(5) Ibid., p. 48.

(6) Ibid., p. 49.

(7) F. Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015, pp. 37-53 et p. 190 ; pour des critiques, voir P. Corcuff, « En finir avec le « Lordon roi » ? Les intellos et la démocratie », Rue 89, 4 février 2016, [http://rue89.nouvelobs.com/2016/02/04/finir-lordon-roi-les-intellos-democratie-263066], et Jérôme Baschet, « Frédéric Lordon au Chiapas », site de la revue Ballast, 9 mai 2016, [http://rue89.nouvelobs.com/2016/02/04/finir-lordon-roi-les-intellos-democratie-263066].

(8) F. Lordon, Imperium, op. cit., p. 74.

(9) P. Dardot et C. Laval, Commun, op. cit., version 2015, p. 461.

(10) Voir P. Corcuff, « Le Marx hérétique de Michel Henry : fulgurances et écueils d’une lecture philosophique », revue Actuel Marx, n° 55, pp.132-143, [http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2014-1-page-132.htm].

(11) Voir, entre autres, Irène Pereira, L’anarchisme dans les textes. Anthologie libertaire, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2011.

(12) É. Pouget, L’action directe (1e éd. : 1910), Nancy, édition du « Réveil Ouvrier », s. d., repris sur le site de la Bibliothèque nationale de France, [http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k84028z], p. 6.

(13) Ibid.

(14) J. Jaurès, « Socialisme et liberté » (1re éd. : 1898), repris dans Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par J.-P. Rioux, Paris, Omnibus, 2006, p. 346.

(15) P. Chanial, La délicate essence du socialisme. L’association, l’individu & la République, Lormont, Éditions Le Bord de l’eau, 2009.

(16) Sur cette césure de 1914-1918 quant aux rapports entre la gauche et l’individu en France, voir P. Corcuff, « Individualisme », dans A. Caillé et R. Sue (éds.), De gauche ?, Paris, Fayard, 2009, p. 199-208.

(17) Dans E. Levinas, Éthique et infini (1e éd. : 1982), dialogues avec P. Nemo, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 84.

(18) Sur « l’équilibration des contraires » chez P.-J. Proudhon, voir Théorie de la propriété (1e éd. posth. : 1866), Paris, L’Harmattan, collection « Les introuvables », 1997, p. 206.

Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE et membre de la Fédération Anarchiste.

Aperçus synthétiques pour un anarchisme pragmatique

Par Philippe Corcuff

Maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE, membre de la Fédération Anarchiste

Avant de passer la parole à Irène Pereira, philosophe et sociologue, pionnière dans les rapports entre anarchisme et pragmatisme, puis à Sandra Laugier, philosophe, spécialiste de ce pragmatisme particulier qu’on appelle le perfectionnisme dans la pensée américaine, associé à la question de la désobéissance civile, je voudrais donner un aperçu global du livre qui constituera le point de départ du séminaire (exceptionnellement) public du groupe ETAPE de ce vendredi 27 novembre 2015, dans le bar-restaurant Le Lieu-Dit du 20e arrondissement de Paris. Il s’agit d’un livre de philosophie politique anarchiste publié il y a quelques semaines aux Editions du Monde libertaire : Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (octobre 2015). Nos échanges se poseront plus particulièrement la question : « L’anarchisme peut-il être pragmatique ? ». Je serais volontairement court pour laisser largement place au débat.

Le livre est d’abord un livre théorique, il ne faut pas la cacher, alors que la théorie à mauvaise presse aujourd’hui. Car, dans le contexte actuel de désintellectualisation au sein des gauches, il y a pas mal de mépris ou au mieux de l’indifférence pour la réflexion théorique. Ce cadre désintellectualisateur apparaît couplé avec une montée d’une haine néoconservatrice du statut universitaire, qu’avait amorcée le sarkozysme et qui peut avoir des effets dans la gauche radicale, soit en se mêlant à des formes plus classiques d’anti-intellectualisme dans la tradition du mouvement ouvrier, soit aux rancœurs vis-à-vis de l’institution universitaire de surdiplômés et d’« intellectuels précaires ». Ce qui d’ailleurs facilite les passages dans ce secteur social entre une radicalité de gauche et des bricolages néoconservateurs amalgamant des références à Guy Debord, à Jean-Claude Michéa, à la critique de la valeur, à Eric Zemmour, à Alain Soral et à des thèmes conspirationnistes, tout cela avec la posture de ceux qui parlent au nom du « vrai peuple contre les élites » (tout particulièrement universitaires). Les commentaires sur les sites des médias de gauche sont pas mal affectés aujourd’hui par cette nouvelle tendance.

Cette exploration théorique prend sens dans un contexte historique particulier dont j’ai commencé à dire quelques mots. Nous sommes situés à un moment charnière, où nous devons dans le même temps résister à la possibilité du pire (tant la prégnance idéologique et politique du néoconservatisme et de l’extrême droitisation que les violences fondamentalistes islamistes) et recomposer un imaginaire émancipateur cosmopolitique largement parti en lambeaux. Et cela dans un choc des temporalités, entre les urgences face aux puanteurs du court terme et le temps moyen de la reconstruction. En sachant que la reconstitution d’une boussole émancipatrice peut être utile pour donner plus de force aux résistances du court terme, en les réinsérant dans un cadre globalisant.

1. Anarchisme ?

Mais qu’est-ce que signifie dans ce livre l’anarchisme ainsi revendiquée ? Globalement, je l’envisage comme une organisation de la société alternative au capitalisme et à l’étatisme. Ce qui est en rupture avec le préjugé qui en fait principalement un « désordre » ? Puis je l‘appréhende dans ses intersections avec des idéaux de démocratie radicale, ce qui est loin de faire l’unanimité dans les galaxies anarchiste et démocratique : en ce qu’ils sont susceptibles d’associer la visée d’autogouvernement de soi et celle d’autogouvernement des collectivités humaines. Cela implique de valoriser les dispositifs d’auto-organisation et d’auto-émancipation.

Ce qui va à rebours des tendances dominantes historiquement à gauche, de social-démocratie en social-libéralisme, de léninisme en stalinisme, de républicanisme en gauche radicale actuelle, c’est-à-dire une politique largement tutélaire, de mise sous tutelle plus ou moins soft des opprimés en leur nom. C’est-à-dire le passage subreptice et peu conscient du verbe pronominal s’émanciper (au sens donc d’une autoémancipation) au verbe transitif émanciper (l’émancipation sous tutelle, par une avant-garde, une poignée de gens supposés non-aliénés et intelligents, etc.).

Récuser cette autoroute tutélaire ne conduit pas nécessairement, pour autant, à tirer un trait sur les indispensables minorités actives, militants sur la durée ou mobilisés plus occasionnels. C’est cependant une invitation à ne plus promouvoir ces minorités à l’avant-garde des opprimés, comme si elles menaient un troupeau, mais comme ayant à fabriquer une politique émancipatrice avec les opprimés à partir de leur vie quotidienne, et non pas par en haut et à leur place en répétant des mots d’ordre généraux descendus des milieux dirigeants ou de penseurs supposés omniscients.

2. Un anarchisme pragmatique ?

Ce livre a donc d’abord une tonalité théorique, ce qui pourrait être considéré comme contradictoire. Cependant, ce qui établit un joint entre la démarche théorique du livre et la visée pragmatique, c’est qu’il s’agit d’une théorie au sens méthodologique. Le livre tente tout au plus de fournir un appui méthodologique dans la formulation des questions et des problèmes. C’est-à-dire modestement de mettre à disposition des outillages susceptibles d’aider des individus et des groupes – ceux qui souhaitent s’en saisir – à bâtir leurs propres réponses. Et donc de ne pas fournir les réponses, ce qui irait à l’encontre du double horizon d’autogouvernement de soi et des collectivités. Il s’agit donc de théorie en tant qu’outils méthodologiques destinés à être utilisés dans des pratiques à travers la confrontation au réel. C’est en ce premier sens que l’on peut parler ici de pragmatisme dans la démarche suivie. C’est un pragmatisme qui emprunte au philosophe Michel Foucault sa vision de « la théorie comme boîte à outils ».

Ainsi les discussions théoriques menées ne le sont pas dans l’univers éthéré du « ciel pur des idées ». Elles viennent d’une certaine façon des rugosités de la pratique (et le premier chapitre constitue une analyse critique de mon parcours militant à travers la gauche, du PS à la FA, sur 40 ans) et ces discussions théoriques ont vocation à retourner à la pratique. Ici le pragmatisme d’une figure pionnière de l’anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon, nous sert de poteau indicateur :

« L’idée, avec ses catégories, naît de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent. » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise, 1858).

Les questionnements conceptuels poursuivis dans ce livre sont bien issus de l’action : ils ont une insertion dans une biographie militante et, plus largement, ils sont hérités de l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste, de ses espérances, de ses embellies, de ses écueils, de ses impasses et de ses horreurs. Ensuite, ils sont mis en rapport avec des caractéristiques socio-historiques de la période, empoignent certains aspects du monde de ce début du XXIe siècle, plutôt que de répéter indéfiniment des recettes ou des dogmes supposés intemporels indépendamment des moments et des lieux où vivent les opprimés. Et, enfin, ils sont mis à disposition afin de pouvoir renouer avec des actions, si des lecteurs se les approprient pragmatiquement, à leurs façons.

Ma démarche est en un second sens, convergent, pragmatiste, parce qu’elle s’efforce de trouver des hybridations entre l’anarchisme et le pragmatisme philosophique américain, c’est-à-dire un courant ayant émergé à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, avec Charles Sanders Peirce, William James ou John Dewey. Dans cette perspective, je me situe dans le sillage du défrichage de ce terrain opéré par Irène Pereira dans différents textes (dont Peut-on être radical et pragmatique ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2010). Le pragmatisme s’intéresse de manière privilégiée aux effets de l’action. Un anarchisme pragmatiste s’intéressera surtout aux effets émancipateurs, individuels et collectifs, de l’action sur le réel. Bref se préoccuper des effets sur le réel à travers une action plutôt qu’aux vaines et dérisoires rhétoriques ou aux postures identitaires anarchistes, si courantes dans les milieux anarchistes.

3. Plan du livre

Le livre se décompose en deux parties d’inégale longueur. La première partie propose un regard critique sur quelques expériences politiques et surtout sur une série d’auteurs. La seconde partie, beaucoup plus longue, dessine des repères critiques et émancipateurs pour le XXIe siècle. Douze chapitres développent alors des pistes dotées d’intersections et d’interférences :

* Le chapitre 1 revient sur ma biographie militante d’anarchiste néophyte (depuis moins de 3 ans).

* Le chapitre 2 prend à parti les simplifications et les écueils d’une critique des médias ayant de l’audience dans les milieux radicaux et libertaires (Theodor Adorno, Guy Debord, Noam Chomsky, etc.).

* Le chapitre 3 tire des ressources de l’écologie politique et la décroissance, tout en les questionnant.

* Le chapitre 4 dialogue avec le sociologue britannique vivant au Mexique John Holloway, pas mal discuté dans la galaxie altermondialiste.

* Le chapitre 5 pose des questions au « postanarchisme » de Michel Onfray, et en tire principalement la critique d’un anarchisme identitaire, se préoccupant surtout d’afficher une identité anarchiste et pas d’avoir des effets sur les réel.

* Le chapitre 6 s’interroge, en prenant appui sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, sur « la responsabilité » dans la production de la situation actuelle : collective, individuelle… ?

* Le chapitre 7, le premier de la seconde partie reconstructrice, se penche sur le couple liberté/égalité chez Bakounine.

* Le chapitre 8 repère des résonances et des tensions entre Marx et des penseurs anarchistes, en un sens qui n’est pas celui du « marxisme libertaire », comme celui de Daniel Guérin ou, plus récemment, celui d’Olivier Besancenot et Michael Löwy.

* Le chapitre 9 pointe des ressources libertaires chez des penseurs ne se réclamant pas de l’anarchisme : Rosa Luxemburg, John Dewey et André Gorz.

* Le chapitre 10 dresse un tableau des rapports entre capitalisme, individualités et individualisme dans une optique émancipatrice.

* Le chapitre 11 se sert des écrits de Michel Foucault comme d’une boîte à outils pour la pensée anarchiste.

* Le chapitre 12 développe les notions d’anarchisme pragmatiste, de social-démocratie libertaire et d’anarchisme institutionnaliste.

* Enfin le livre se conclue et s’ouvre sur une réflexion quant à certaines possibilités actuelles d’une Fédération anarchiste par rapport à la FA existante. Il s’agit d’avoir d’emblée un rapport critique à l’état de l’organisation politique dans laquelle je milite aujourd’hui, en pointant des écarts avec ses potentialités.

Ce ne sont là que quelques aperçus rapides, qui pourront servir de premiers points d’appui à notre débat de ce soir.

Séminaire ETAPE n°23 – John Dewey, la démocratie radicale et les libertaires

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Juin 2016 –

 

John Dewey, la démocratie radicale et les libertaires

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Séance à partir d’un texte de la philosophe Joëlle Zask, professeure à l’Université de Provence, auteure notamment de Introduction à John Dewey (La Découverte, collection « Repères », 2015) et de La démocratie aux champs (Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2016)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel, militant associatif dans la banlieue lyonnaise
  • Rapporteur « critique » : Samuel Hayat, chargé de recherche en science politique au CNRS (CERAPS-Université de Lille 2), auteur notamment de Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848 (Seuil, 2014)

Texte de Joëlle Zask

La démocratie, entre la radicalité de Dewey
et les expériences paysannes

Par Joëlle Zask

1 – La démocratie radicale chez John Dewey (1859-1952)

« … la démocratie n’est pas seulement dans les fins que même les dictatures revendiquent aujourd’hui comme les leurs : la sécurité des individus et l’égalité d’opportunité quant au développement de leur personnalité. Elle signifie aussi qu’une priorité absolue est donnée aux moyens par lesquels atteindre ces fins. Les moyens sur lesquels elle repose consistent dans l’activité volontaire des individus, par opposition à toute coercition ; dans l’assentiment et le consentement, par opposition à la violence ; dans la force d’une organisation intelligente, par opposition à l’organisation imposée de l’extérieur et d’en haut. Le principe fondamental de la démocratie est que les fins de liberté et d’individualité pour tous ne peuvent être atteintes que par des moyens en accord avec ces fins. » John Dewey, « La démocratie est radicale », 19371.

Aujourd’hui, de nombreux textes paraissent sur la démocratie radicale, en faveur d’une participation politique des citoyens plus effective que celle que nous connaissons. La démocratie dite participative en est la forme la plus aboutie. La particularité du point de vue Dewey sur la démocratie radicale, outre son antériorité qui en fait un pionnier, tient à deux aspects ailleurs fort peu développés : le premier est la continuité entre les activités individuelles et les activités sociales, entre le privé et le public, entre le social et le politique. Cette continuité, souvent en défaut, et que l’action politique a pour but de restaurer, est un idéal à décliner dans chaque domaine de l’existence. Quant au second, il s’agit de l’idée que la démocratie « radicale » ne dépend ni des fins visées, ni des moyens utilisés, mais d’une articulation telle qu’ils sont placés sous le contrôle les uns des autres. Contre à la foi un « absolutisme » qui postule des fins « finales » et un mécanisme déterministe à l’égard duquel tout est moyen, Dewey s’intéresse là encore à leur mise en continuité : l’accord entre les moyens et les fins constitue le cœur du pragmatisme donc il faut dire quelques mots pour commencer.

Se préoccuper des conséquences

1 — Premièrement, le pragmatisme de Dewey comme des autres fondateurs, Peirce et James, opère un changement de perspective dans l’histoire la philosophie mais aussi dans l’histoire des représentations culturelles : au lieu de se focaliser sur l’origine ou la cause des phénomènes afin de les comprendre (cognition), de les provoquer (action) ou de les juger (morale), il développe une attention pour les conséquences, les effets, les résultats. C’est dire que le pragmatisme s’inquiète des corrélations empiriquement établies ou rationnellement imaginables entre des moyens pour réaliser telle ou telle activité et les fins qui sont effectivement atteintes.

Cette perspective modifie le rapport moyen-fin et la signification de chacun des deux termes. Reliée aux moyens, une fin ne peut être qu’une « fin en vue », et non une fin ultime, fixe, finale, « en soi ». Selon les activités, elle joue le rôle de préférence ou de but, d’hypothèse ou de projet. Si elles servent de guide à l’action et l’orientent, elles ne sont pas « en soi » : au contraire, être pragmatiste, c’est accepter de définir les fins que nous poursuivons en fonction des moyens réellement disponibles et en considération des conséquences envisageables de l’action entreprise sous leur influence. Contrairement au sens courant qui veut qu’être pragmatique signifie être expédient, trouver les bons moyens, être efficace, le pragmatisme impose de placer les fins sous le contrôle de l’expérience et des moyens que par l’observation, la connaissance, les savoir-faire, les ressources, nous parvenons à identifier dans la situation qui est la nôtre.

Réciproquement, sous l’angle d’un tel conséquentialisme, les moyens cessent d’être considérés comme étant purement des moyens, comme le sont par exemple des outils alignés dans un rayon de magasin ou des instruments voués à une tâche spécifique. Au contraire, chaque moyen réellement existant résulte d’un dispositif qui a été élaboré en fonction d’une fin en vue précise ; il intègre cette fin et entre en dialogue avec elle dans le détail même de sa facture.

L’expérience

2— Une autre manière de penser le rapport moyen-fin est de l’intégrer dans un autre concept de clé du pragmatisme de Dewey, le concept d’expérience. Ce concept est proche de celui d’expérimentation à condition de ne pas le réserver au domaine des sciences de laboratoire. Expérimenter, c’est par exemple entraîner ses perceptions, comme en art, c’est observer, être attentif, faire varier les conditions de son observation, construire des hypothèses directrices (ou des fins) et, agissant sous la conduite de ces hypothèses, observer les changements que nous produisons ce faisant. Lorsque le rapport moyen-fin est bien assuré, ouvert à la fois sur l’expérience passée et sur l’expérience future, il forme alors une expérience conclusive, complète. « Faire une expérience » signifie aller d’une situation troublée ou « douteuse » dans laquelle soit les fins sont inaccessibles faute de moyen pour les atteindre (Merton), soit les moyens éloignent toujours des effets recherchés, soit encore les moyens occupent tout le terrain, comme dans le cas du travail aliéné ou des habitudes ritualisées. Par expérience, on doit donc penser le fait d’associer un cours déterminé d’action à quelque chose qui nous affecte, non une pure et simple réceptivité passive comme le veut l’empirisme classique, ni une agitation compulsive ou des mouvements inconscients, comme le sous-entendent partiellement les théories déterministes. Une expérience est réussie quand le continuum moyen-fin est restauré de telle manière que le cours de l’expérience, et donc de l’existence, peut reprendre –, continuum en l’absence duquel, comme l’analyse Marx à travers l’association entre aliénation et dépossession dans le travail moderne, Dewey à travers la figure de « l’individu perdu » ou plus tard Merton par l’intermédiaire de « l’anomie », nous souffrons ou nous mourons.

La méthode de l’expérience comme méthode de la démocratie

3— Cette méthode qui situe « l’expérience » en tant que lien entre moyens et fins au centre de l’existence humaine et lui reconnaît une priorité pour régler les problèmes, quelle qu’en soit la nature, est la démocratie. Dewey l’affirme dans de nombreux textes : la méthode de la démocratie c’est la méthode de l’expérience. Une démocratie radicale est un régime sociopolitique qui, au lieu de faire appel à des fins sanctifiées et à des moyens coûteux, notamment à la force et à la violence, intègre au cœur de ses institutions et des modes de vie qui leur sont liés la méthode de l’expérience. Cet énoncé met en jeu de nombreux facteurs et de conditions mentales que je ne peux ici que schématiquement mentionner.

A. Le premier concerne l’apport humaniste d’une telle conception : en effet, la méthode de l’expérience est la méthode sans laquelle le processus d’individuation, conçu comme la finalité « humaine » de la politique, ne se produit pas. Ceci implique non seulement que l’individualité n’est pas un donné, ni l’individu une substance originelle, mais aussi que le processus d’individuation dépend de conditions environnementales précises dont la prise en charge correspond à la « démocratie » au plan politique ou à la « culture démocratique » au plan social. Une société juste ou bonne est celle dans laquelle le respect et le maintien de ces conditions sont visés et deviennent un but collectif. Que les préférences pour la démocratie reposent sur le constat de son utilité pour apporter et consolider ce processus d’individuation par l’expérience est un point de vue fondateur dont Thomas Jefferson en particulier a fait l’exposition systématique. Dewey reconnaît sa dette à son égard et publiera une importante sélection de ses textes à une époque où l’idéal démocratique sera contesté de toute part et finalement mis en échec par les régimes totalitaires.

Pour Jefferson dont les premières mesures sont la distribution d’un lopin de terre comme « RMI » et l’éducation pour tous, comme pour Dewey, la « croissance » (growth) de l’individu, sa maturation, peut-être même sa majorité au sens kantien, dépend d’un rapport expérimental au monde qui veut que la personne ne se construise qu’en transformant son environnement physique ou humain, et en ajustant sa conduite future et ses prévisions aux conséquences attestables de son action transformatrice. En éducation, dans les sciences, dans le domaine de la création artistique, cette orientation de l’action en fonction des résultats observables de l’action antérieure est une condition nécessaire. Dans le domaine de la confection de la loi et de l’organisation commune du gouvernement, il devrait en aller de même.

B. Il faut ici insister sur le fait que ces pratiques ne sont constitutives de l’individualité que dans la mesure où l’individu « participe », c’est-à-dire prend activement part, contribue en ré-agissant à ce que lui apportent le ou les groupes auxquels il est lié Je reprends ici une distinction que j’avais proposée dans mon livre Participer (2011). Comme le répète Dewey au fil d’un grand nombre de ses textes, la liberté et l’expérience qui suppose la liberté (c’est-à-dire l’invention d’un plan d’action), ne peuvent être apportées de l’extérieur : elles ne peuvent être procurées à l’individu par un chef, par un père, par un supérieur hiérarchique ou par un expert. Le fait que l’individuation dépende de l’exercice que l’individu fait personnellement de ses propres facultés pour restaurer en continue le rapport moyen-fin interdit qu’elle puisse être prise en charge par quelque institution, logique impersonnelle, paternalisme, despotisme ou « moteur » que ce soit.

Autrement dit la démocratie radicale est » une démocratie où « chacun compte pour un » ; c’est une démocratie où les modes de vie démocratiques, à savoir l’habitude de recourir à l’expérience afin de juger, d’agir ou de se situer, sont présents au niveau de chacune des institutions et des manières de faire personnelles.

C. Troisièmement, qu’en est-il des citoyens par rapport aux personnes privées ? Comment s’en distinguent-ils et quelle est la nature de leur « participation » ? Tout ce qui précède suggère que si la fonction de la citoyenneté est de restaurer un continuum moyen-fins d’activités, elle n’appartient pas pour autant à règne séparé. L’homme est animal politique en même temps qu’il est un animal social, parlant, économique, jouant, etc. Penser la continuité entre les plans de la personne singulière, de l’être social et du citoyen est un intérêt majeur de la philosophie de Dewey et une entrée privilégiée dans le monde de la théorie de la démocratie. Ceci étant, la citoyenneté à l’époque de Dewey comme hier et comme aujourd’hui est sans doute l’institution la plus excluante, la moins aboutie, la moins « participative » et la moins expérimentale qui soit. C’est également l’une de celle qui, à l’instar du religieux et des superstitions, est restée prisonnière de conceptions pré-scientifiques dont l’abandon explique ailleurs la technique, les sciences et l’industrie.

Dans Le public et ces problèmes, Dewey développe une conception pragmatisme de la naissance de l’État, de la citoyenneté et des principes sur lesquels repose la démocratie libérale. C’est dans ce texte qu’il explique le public peut être défini comme l’ensemble des personnes affectées par les conséquences indirectes d’activités sociales qui leurs sont étrangères, qui leur sont préjudiciables, qui pervertissent le cours de leurs expériences et souvent l’interrompent et, par conséquent, qu’ils ne peuvent directement gouverner. Les personnes qui gèrent les conséquences de leurs propres activités sont les personnes privées, qu’elles agissent seules ou avec d’autres. En revanche, celles qui ont affaire aux conséquences « graves, étendues, persistantes » (précise Dewey) des activités menées par d’autres sont des personnes publiques : elles forment le public ou un public. Ce dernier est d’abord passif, dispersé, chaotique. C’est par l’intermédiaire de la perception des conséquences qui le font naître (y compris de celles que génèrent les activités du gouvernement qui a cessé d’être le mandataire du public et agit au nom d’intérêts non publics) et dans leur régulation, soit pour les encourager, soit pour les empêcher, soit pour les répartir, soit pour les supprimer, etc., qu’il devient éventuellement un public actif, au sens vrai du terme. Et le degré de démocratie de l’organisation du public dépend simplement du degré auquel est réalisée l’équation entre le nombre d’individus affectés, le nombre d’individus participant, le nombre d’individus représentés et, au final, le nombre d’individus pouvant rétablir le continuum expérientiel de leur existence. L’individu qui fait jouer sa capacité de réguler les conséquences donc il est affecté dans le détail de sa vie est le citoyen. Il entre avec les autres dans une relation de gouvernement tout en restaurant le continuum de sa propre existence dont la citoyenneté est une phase, comme la victime restaure le sien en obtenant des pouvoirs publics que justice soit faite.

À cet égard, la démocratie doit bien évidemment être également radicale : les moyens de formation des publics et la finalité de leur formation sont identiques. Comme l’a clairement montré Osborn, les moyens qu’utilisent les publics afin de sortir de l’« éclipse » où les plonge la Grande Société sont aussi les fins d’organisation démocratique qu’ils visent : au terme d’une action publique destinée à identifier et à réglementer les conséquences indirectes, c’est bien le degré de conscience du public et d’organisation du public par l’intermédiaire de ses mandataires (les citoyens et leurs représentants) qui est atteint qui est la preuve expérimentale du degré de pertinence des moyens qu’il a utilisés pour constituer une force politique. Autrement dit, un public démocratique ne peut se former qu’en recourant à un ensemble de moyens eux-mêmes libres et démocratiques : l’enquête et la pleine publicité de ses résultats.

L’utilité de cette conception pour nous est double : elle est d’abord d’apporter des critères très clairs pour différencier les uns des autres des programmes politiques dont la finalité proclamée est la même, par exemple la liberté de tous et l’émancipation collective. La citation suivante, extraite du même texte de 1937, n’a rien perdu de sa pertinence : « Il y a comparativement peu de différences entre les divers groupes de gauche concernant la manière dont ils définissent les fins sociales à atteindre. Il y a en revanche une différence considérable concernant les moyens grâce auxquels on pourrait et devrait les atteindre. Cette différence est la tragédie de la démocratie dans le monde actuel. Les dirigeants de l’Union soviétique annoncent que, grâce à leur nouvelle constitution, ils ont créé la première démocratie dans l’histoire. Presque au même moment Goebbels annonce que le socialisme nazi allemand est la seule forme de démocratie possible dans le futur. » À quoi il faut ajouter (ou plus exactement ce à qu’il faut faire précéder par) la mouture économique, capitaliste du libéralisme qui s’est imposée dans le monde industriel et qui, au nom des défenses des libertés, justifie les inégalités et l’exploitation les pires.

Dans cet ordre d’idée, le texte de Dewey contre Trotski (« Á propos de Leur morale et la nôtre », 1938) est remarquable2. Schématiquement, la théorie de la lutte des classes comme moyen nécessaire, exclusif et « inévitable » afin d’atteindre une fin considérée comme un absolu est un condensé de faussetés : elle est nécessairement dogmatique et donc pré-scientifique ; elle ne repose pas, tant s’en faut, sur la pleine participation des individus concernés, et elle justifie les moyens les plus coûteux. Comme le fera remarquer Éric Weil, ce qui est sous-jacent à l’idée que la fin justifie les moyens est qu’elle justifie n’importe quel moyen. La dissociation entre les moyens et les fins est une justification de la guerre et du meurtre.

Toutes proportions gardées, la lutte des classes est au communisme ce que la « solution finale » est au nazisme et ce que l’expertise est au libéralisme économique. Il faut dire quelques mots de cette dernière que, dans de nombreux textes Dewey met en cause pour les raisons qui viennent d’être énoncées. L’observateur prétendument neutre et désengagé et l’intermédiaire entre le public et le gouvernement qu’est pas définition l’expert est également la marque (voire le symptôme) d’une situation dans laquelle moyens et fins ont été. En effet, en raison de sa position, il ne peut observer directement, en passant par sa propre complexion, les effets de ses préconisations. Contrairement au public, son statut ne dépend pas des conséquences de la mise en œuvre de ses recommandations. En outre, comme l’a montré Wright Mill, l’expert n’a pas à engager sa responsabilité comme doit le faire le citoyen ordinaire ; en outre les intérêts attachés à sa fonction sont distincts des intérêts publics, ce qui explique que les experts forment une classe à part avec des intérêts distincts et souvent détournés. Chez Dewey, le rejet épistémologique des savoirs « experts » accompagne rejet sociopolitique de la classe des experts et repose sur une considération commune : la séparation des moyens et des fins.

L’intelligence collective

4— Finalement, s’il y a un test décisif de la démocratie radicale, c’est bien le recours à « l’intelligence collective » que l’auteur appelle aussi « intelligence organisée » et dont il est en quelque sorte pionnier. Cette « organized intelligence » est la condition d’une « organisation intelligente », c’est-à-dire d’une organisation qui repose non sur des dogmes ou des habitudes mais sur l’esprit expérimental (voir How we Think, 1910) et l’exploration du rapport moyen-fin. Plusieurs aspects de la fabrique de cette « intelligence collective » peuvent être distingués. Premièrement cette intelligence repose sur les dispositifs de collecte des découvertes des connaissances des générations antérieures et leur transmission. « L’intelligence collective » pourrait être alors profitablement rebaptisée en termes d’intelligence commune ou de culture partagée. Pour l’auteur, il s’agit de la forme d’intelligence la plus cumulative, la plus développée et la plus efficace, mais aussi la plus confisquée. Par exemple, d’après lui le capitalisme industriel n’est rien d’autre que l’accumulation d’un capital reposant sur la privatisation d’une intelligence à laquelle tout le monde a contribué et qui est détournée du ou des services publics au profit de fins pécuniaires.

D’autre part l’intelligence collective est un modèle de communauté démocratique : en effet, par exemple, toute communauté scientifique ou toute communauté de goût peut être pensée dans ces termes : dans une communauté scientifique, chaque énoncé est soumis à une épreuve de vérification publique. Comme le disait Peirce, quelque chose qu’un individu est seul à voir ou à croire n’est pas un fait ni une vérité mais une hallucination. De même, l’existence d’une œuvre d’art dépend de son voyage public depuis l’atelier vers le monde extérieur etc. et des interprétations et conversations publiques qui accompagnent son voyage et en viennent à faire partie d’elle (Rainer Rochlitz). En outre, ces deux exemples font apparaître une caractéristique particulière du jugement public dont l’intelligence commune dépend : elle ne consiste pas en l’agrégation d’opinions individuelles identiques ou ressemblantes mais tout au contraire en la composition stratifiée d’un ensemble de d’idées vérifiées qui, pour être vérifiées, n’en sont pas moins toutes personnelles. En art comme en sciences, le consensus ou l’unanimité ne sont pas des conditions mais au contraire des obstacles. Un objet qui suscite les mêmes opinions et les mêmes expériences chez un grand nombre de gens différents, et même chez une seule personne à des moments différents, ne peut être qualifié d’articité.

Finalement il appartient à la définition même de « l’intelligence » d’être partagée. Contrairement à l’entendement ou à la raison, l’intelligence est la méthode de l’expérience étendue à « la pensée de la communauté future » (Peirce). La communauté des enquêteurs qui est analogue à la communauté démocratique est un « câble formée de nombreux brins tressés » ; contrairement à « la chaîne de raisons » qui fait l’idéal de la méthode cartésienne, elle est plurielle et peut perdre certains de ses brins sans perdre sa force et son intégrité. Elle « devrait se fier à la multitude et à la variété de ses arguments plus qu’au caractère conclusif de n’importe lequel d’entre eux ». Penser est non s’acheminer vers tel ou tel but fixe mais créer le rapport moyen-fin dans une perspective qui est tout aussi cognitive qu’éthique. Contrairement à « l’usage public de la raison privée » ou du « penser par soi-même » que Kant par exemple et Habermas qui le reprend instituent comme le fondement du vivre ensemble, l’intelligence partagée est la méthode démocratique par excellence et le moyen radical de réaliser une démocratie radicale.

Au final la démocratie radicale nous concerne au plus haut point. Elle implique une révision assez complète d’un grand nombre de nos croyances et une revalorisation de l’expérience même de la citoyenneté et plus généralement, de l’autogouvernement, — finalités par rapports auxquelles les partages (au sens de Foucault) entre qui est compétent et qui ne l’est pas, qui agit et qui réagit, qui gouverne et qui proteste, cessent d’avoir toute pertinence.

Pour finir, citons à nouveau Dewey :

«…les moyens démocratiques et l’atteinte de fins démocratiques ne font qu’un et ne sont pas séparables. Nous devons souhaiter de toutes nos forces le renouveau d’une foi démocratique énergique, activiste et militante. La campagne en sa faveur ne mènera qu’à une victoire partielle si elle ne repose pas sur notre foi en notre nature humaine commune et dans le pouvoir des actions volontaires fondées sur l’intelligence publique collective. » (« La démocratie est radicale »)

2 – De la culture de la terre à la démocratie

Mettre en relation les paysans et l’essor des démocraties dans le monde, c’est donner du relief à diverses perplexités souvent occultées. C’est d’abord constater que les paysans ont été exclus de l’histoire qui a progressivement mené à l’établissement des démocraties libérales et des pratiques qui s’inspirent des valeurs de liberté, d’égalité, d’individualité, d’indépendance, ou encore d’auto-gouvernement. Pourquoi ? Deuxièmement, c’est rechercher dans le fait même de cultiver la terre ce qui est aussi culture de soi et culture de la communauté, « civilisation ». Et c’est enfin affirmer que sans les paysans, sans leur dialogue avec la terre cultivée et les solidarités qui s’en dégagent, l’écologie qui est aujourd’hui un programme urgent à réaliser, ne pourra pas être pleinement démocratique.

Tout d’abord, une précision : l’agriculture comme culture de la terre exclut l’agriculture industrielle. Autant la première préserve la terre, la renouvelle, l’amende, la fait vivre, autant la seconde la fait mourir. Cultiver des plantes n’est pas forcer la terre ou lui arracher ses fruits, c’est à la fois faire grandir, donner vie, et prendre soin : une éthique du care avant la lettre !

Le lien entre travailler la terre et la préserver est au cœur de la pensée écologique, de la permaculture, du jardin biologique, sans bêchage, etc. Aujourd’hui, quantité de manuels destinés à transmettre l’art de maintenir ce lien sont publiés chaque mois. Mais ils ne témoignent pas d’une invention récente destinée à répondre au récent désastre humain, économique et écologique de l’agriculture industrielle. Ce lien entre travailler la terre et la préserver est vieux comme le monde et consiste précisément en une alliance.

Elle est déjà recommandée dans la Genèse quand Dieu « met » Adam dans le jardin d’Éden pour qu’il le cultive et le « garde » à la fois. Cultiver est garder, garder est cultiver ; l’un implique l’autre. De même que les hommes ne trouvent pas spontanément leur nourriture mais doivent la produire, la terre est un processus vivant qui nécessite qu’on en prenne soin et qu’on le préserve en vue de l’existence des générations futures comme de son renouvellement. Cette terre est ici « terre des hommes » (adama), c’est-à-dire la terre que l’expérience humaine intègre dans le détail de ses moments comme une donnée fondamentale et sa condition d’existence.

Le lien entre préserver et cultiver n’est certes pas réservé à l’agriculture. Il touche aussi l’éducation, la science, l’art, la « civilisation ». Ceci étant, même s’il est souvent occulté par des siècles d’histoire culturelle et sociale, l’agriculture nous le fait apparaître dans sa nature basique, inaugurale, vitale. L’économie retrouve un sens réel et concret : produire non en vue de la richesse mais en vue d’assurer les conditions d’existence sans lesquels l’humanité, je, tu, elle, nous, vous, ils, périraient.

Culture de la terre et culture de soi

La position du cultivateur est donc tout à fait singulière. Il tient en effet le juste milieu entre deux positions aussi extrêmes que répandues : d’un côté, la domination, la maîtrise ou la destruction et, de l’autre, la fusion, la quête de l’origine, l’allégeance, l’adhésion, l’idéal d’indistinction. Chacun de ses extrêmes englobe une large palette de positions politiques et d’organisations sociales. Dans le premier cas, nous identifions une croyance englobante : l’idée que l’homme au sens générique ne se réalise qu’en se détournant de sa nature physique et corporelle, c’est-à-dire de l’animal qui est en lui. Il n’accomplit « sa » nature qu’en dominant la nature. L’idée associée est celle de conquête. Descartes, souvent cité en la matière, subit une certaine injustice. Car il n’a préconisé que de « se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Au cours de l’histoire, le « comme » a sauté et la civilisation a été associée à la conquête des contrées sauvages, à la colonisation des peuples bestiaux et barbares, à la destruction des traditions nécessairement obscurantistes, et donc à la marche forcée vers les Lumières. Quant au pôle opposé, c’est celui d’une nébuleuse de doctrines aux effets liberticides comme l’idéal d’authenticité, l’hygiénisme, les théories d’un retour purificateur à la nature originelle, la réalisation d’un plan de la nature, l’abandon de l’individualité au profit de la fusion dans la communauté organique. Schématiquement, si la traduction politique du premier cas a été le libéralisme comme laisser-faire, celle du second a été le système totalitaire.

Se situer du côté de l’un ou de l’autre de ses extrêmes n’est pas affaire de connaissance ou de fait mais d’idéologie : pensons par exemple au contraste saisissant entre le Robinson de Daniel Defoe, considéré par Smith, Ricardo ou Marx comme l’ancêtre du capitaliste, qui n’a de cesse de domestiquer, de fortifier, de dominer son île afin d’en supprimer l’adversité, la pluralité ou l’indépendance et, aux antipodes, le Robinson de Michel Tournier qui retrouve ses conditions d’existence dans « les limbes du Pacifique » et l’inconscience salvatrice.

L’agriculteur-cultivateur dont il est question ici se situe à un point d’équilibre : il est à la fois paysan et jardinier : paysan au sens où il produit la nourriture et le pain sans lesquels lui, sa famille, son pays, le genre humain, ne pourraient subsister, et jardinier au sens où il prend soin de la nature, veille à chaque élément qui constitue le tout, et à la cohérence du tout par rapport à ses éléments constitutifs. Artiste et esthète, il est aussi savant, patient, attentif et expérimentateur.

Toutefois, cette situation équilibrée n’est pas exceptionnelle, elle est simplement normale. Elle est sans doute la plus ancienne mais aussi, y compris aujourd’hui, la plus répandue. À preuve, un rapport de la FAO (Food and Agriculture Organization) d’octobre 2015 qui montre que la première agriculture dans le monde, l’agriculture familiale, est « la gardienne d’environ 75 pour cent des ressources agricoles mondiales » ; elle représente environ 500 millions d’exploitations, soit 9 exploitations sur 10, qui produisent plus de 80 % des denrées alimentaires mondiales. C’est elle qui est la clé de la sécurité alimentaire. Quant à l’agriculture urbaine, elle concerne un citadin sur quatre, soit 700 millions de personnes3.

L’agriculture industrielle reste donc à la marge, mais il convient d’éviter son extension non seulement pour préserver les équilibres alimentaires et écologiques, mais aussi pour sortir les agriculteurs du piège dans lesquels le capitalisme industriel les a plongés.

Les poubelles de l’histoire sont pleines des paysans

La question posée au départ revient avec un caractère d’urgence accrue. Si les paysans sont si nombreux, si d’ailleurs au XVIIIe siècle, au moment des révolutions démocratiques, ils formaient jusqu’à 90 % des populations, s’ils sont la clé de la survie de l’humanité et des équilibres écologiques de la planète, pourquoi ont-ils été « jetés dans les poubelles de l’histoire » (selon l’expression de Trotsky) et y sont-ils restés ?

Le premier argument souvent allégué est tout bonnement que le paysan n’est pas un « animal politique » (l’expression est d’Aristote, qui définit l’homme comme tel) : sa condition même l’en empêche. Penché sur son sillon du matin au soir, abruti par son labeur, isolé par son activité, obsédé par des considérations matérielles, individualistes et égoïstes, affreusement conservateur en raison de son attachement viscéral à son morceau de terre, il est incapable d’une pensée du bien commun, d’une conscience de sa position ou d’une connaissance des modalités même de son travail. Entre l’image du sauvage hirsute ou du « rustre », celle des « 35 millions de brutes » qui jouent un rôle décisif pendant la IIIe République en France, celle d’une masse représentant « la barbarie au sein de la civilisation » selon Marx, ou encore celle de « frelons impatronisés dans une ruche qu’ils n’ont pas construite » que formula celui qui fut considéré comme « le dieu de la IIIe République », Ernest Renan (dont le mépris pour les paysans était sans limite), les paysans sont à peine considérés comme faisant partie de l’humanité. Même Mao Zedong, dont la révolution « paysanne » fut tout sauf paysanne, ce qui jeta 50 millions de paysans dans la famine, y voyait « un cul-de-sac du développement ». Il convient d’ailleurs de rappeler que le mot « politique » vient de « polis », la ville en Grec, tandis que la « citoyenneté » est étymologiquement, par définition, le fait de l’habitant de la Cité, la ville cette fois en latin. En France, avant les citoyens, nous avions les « bourgeois », c’est-à-dire les habitants des bourgs qui seuls jouissaient d’un « droit de cité ». Quant aux autres, c’étaient les « manants ». S’il leur arrivait de se révolter, ce n’était pas comme citoyens mais comme « croquants », « tard-avisés », « nu-pieds » et autres termes péjoratifs.

Au XVIIIe siècle et depuis, le discrédit sur la capacité à l’action commune et au jugement politique des paysans ne repose sur aucune observation empirique. Il obéit à des motifs idéologiques et, semble-t-il, avant tout stratégiques : car ce discrédit qui pèse sur environ 80 % de la population va servir à justifier que la participation du peuple au gouvernement soit très encadrée et fort limitée. Il justifie d’adopter un système de représentation indépendante qui donne les coudées franches aux députés et autres gouvernements. En France, vers 1850, les « opportunistes », dont Jules Ferry fut un bon représentant, affirmeront contre les « radicaux » soulager les paysans de leurs devoirs de citoyens qu’ils sont incapables d’honorer, en créant un « gouvernement de délégation » et une école assimilationniste. La représentation-mandat et balayée dans la foulée ; elle ne reviendra pas.

À ce resserrement du pouvoir en faveur de ce qu’on a appelé selon les siècles despotisme éclairé, aristocratie naturelle, supériorité morale, expertise ou compétence, s’ajoute une seconde finalité tout aussi importante : c’est qu’en réalité les paysans cultivaient l’art de gouverner depuis fort longtemps ; ils formaient des assemblées, élisaient des représentants, instituaient des magistratures tournantes auxquelles d’ailleurs les femmes prenaient souvent part, proclamaient les droits de l’homme et rédigeaient des constitutions, bref pratiquaient depuis des siècles le self-gouvernement, l’auto-gouvernement local. Leur capacité à s’organiser d’eux-mêmes, par eux-mêmes et pour eux-mêmes est avérée de toute part, quelle que soit l’époque considérée. Ainsi le système qui se met en place à la fin du XVIIIe siècle et qui va se renforcer jusqu’à aujourd’hui a peut-être trouvé dans l’argument de l’abrutissement des paysans une bonne raison de détruire les sociétés qu’ils formaient et les conditions d’indépendance qu’ils avaient créées depuis des siècles.

Indépendance du paysan et démocratie

Mais d’où vient cette indépendance ? Sur quoi repose-t-elle ? Qu’y a-t-il dans la culture de la terre qui lui soit favorable et qui mène à la chérir comme le souverain bien ? La réponse se trouve à Éden : en cultivant son jardin, Adam se cultive lui-même, il réalise et développe son humanité. Cette conviction est aussi celle du mythe de Déméter, déesse à la fois de l’agriculture et des civilisations ; on la retrouve chez Hésiode pour qui l’agriculture est une activité grâce à laquelle toutes les vertus humaines se développent harmonieusement. La revoici au cœur de la pédagogie progressiste qui veut le jardin au centre de l’école parce qu’en jardinant, l’enfant entraîne sa sensibilité et son intelligence : là, il apprend à observer et à patienter, il réalise que la culture est à la fois indépendante de lui et reliée à lui. Outil pédagogique par excellence, le jardin fait pousser les enfants et les conduit plus sûrement à la majorité que beaucoup d’autres enseignements.

C’est encore la conviction de millions de paysans qui trouvent dans le travail de la terre un lieu d’expérience propice au développement de soi. Les États-Unis d’aujourd’hui ne sont pas le pays rêvé par ses pères fondateurs. Ces derniers furent pourtant nombreux à juger que la démocratie commençait à la ferme. La figure du paysan indépendant fut au centre de leur pensée politique. Selon Jefferson par exemple, « les cultivateurs de la terre sont les citoyens les plus précieux. Ils sont les plus vigoureux, les plus indépendants, les plus vertueux. Ils sont les plus attachés à leur pays ; leurs liens avec les libertés de leur pays et ses intérêts sont les plus durables. »4 Ailleurs, il affirme que le paysan est le dépositaire « d’une vertu évidente et authentique », et ajoute que « la corruption massive des mœurs parmi les paysans est un phénomène dont aucune époque ni aucune nation n’offrent d’exemple »5.

Jefferson est une grande exception par rapport à la majorité de ses contemporains, notamment européens, des années 1780-1820. Mais sa croyance en la vertu du paysan ne repose ni sur une foi romantique ni sur quelque pensée puriste ou organique : le paysan est vertueux non parce qu’il est proche de la nature mais parce qu’il est indépendant. Entendre : aux commandes de sa propre activité, responsable de ses initiatives comme de leurs conséquences, non soumis à un maître ni même à sa tâche mais en dialogue avec son coin de terre et sa ferme, en position de self-gouvernement.

L’indépendance en question n’a donc aucun rapport ni avec l’autonomie — qui concerne la volonté et sa prétendue liberté (le libre arbitre) — ni avec l’isolement, l’égoïsme et le repli sur soi. Elle est au contraire la condition de la communauté au sens vrai du terme, — c’est-à-dire de l’ensemble des individus qui à la fois bénéficient des ressources communes pour se développer comme personne singulière et apportent aux groupes qui sont les leurs de nouvelles contributions.

Rappeler, comme je l’ai suggéré ici, que la démocratie inclut le souci de l’individuation, (c’est-à-dire du développement du sujet humain jusqu’à sa pleine stature), ce n’est pas décentrer la politique vers les intérêts privés et l’individu tout fait, c’est penser la politique comme un système de répartition des opportunités d’individuation dans une société donnée. Un tel programme, seule la démocratie l’assume explicitement. Les Déclarations des droits de L’Homme et du citoyen sont là pour l’attester. Mais le souci de l’individuation n’a rien à voir avec l’individualisme. Dans sa phase économique, le libéralisme se révèle tout aussi opposé à la démocratie que peut l’être, à l’autre extrême, le collectivisme selon lequel plus l’individu s’affirme plus la société fragile, et plus il est effacé, mieux la société se porte.

Pour penser et pratiquer la communauté, pour inclure sans opposition rigide le devenir de l’individualité dans la société et la participation sociale, l’agriculture est une fois encore un poste d’observation privilégié. La forme récurrente et planétaire du jardin partagé en est un paradigme. On en trouve en effet des exemples en tous lieux et de tout temps. Le terrain commun subdivisé en lopins individuels est la norme. Il peut être la propriété de Dieu, du seigneur, du monarque, du peuple, de la commune ou de l’État, peu importe. Mais traditionnellement, il entre dans la catégorie d’une propriété multiple sur laquelle s’exercent divers droits ; en ce qui concerne les paysans, certains droits sont communautaires, comme le pacage, la collecte de tourbe ou de combustible, la cueillette, la pêche ou la chasse, et d’autres apportent à l’individu ou à la famille une parcelle sous la forme de concession, bail emphytéotique, partage, allocation, etc.

L’accès de tous à la terre et le droit de cultiver sont des préoccupations à la fois économiques, sociopolitiques et morales, par rapport auxquelles la propriété privée, exclusive et absolue, qui nous est devenue familière depuis le Code Civil issu de la Révolution française, n’a aucune pertinence ni aucune valeur.

La forme juridique du jardin partagé (que nous redécouvrons aujourd’hui à travers les travaux d’économistes comme Elinor Ostrom sur les biens communs) s’accompagne souvent d’une configuration bien précise : les lopins individuels, souvent organisés dans une grille et d’une taille équivalente, voisinent avec des terrains qui restent à la disposition des usages de tous, avec des friches et des réserves de terre pour l’avenir ou pour la rotation des plantations, avec des locaux à outils accessibles à tous ; aujourd’hui, dans les jardins communautaires des centres villes, avec des pépinières, des centres d’accueil, des ateliers, une école, un lieu de conférence, parfois une unité de soin, etc. Que ce terrain se trouve à la ville ou à la campagne, il est lieu d’exercice de droits complexes qui limitent l’arbitraire et les caprices de l’individu autrement mieux que ne le fait le système de la propriété privée absolue et exclusive.

Mais le point important est surtout de remarquer la continuité, la complémentarité, la convergence entre le commun et l’individuel, et ce à un degré rarement atteint. Non seulement les gens associés aux jardins partagés n’ont pas à faire le sacrifice de leur individualité mais au contraire en protègent le développement et l’alimentent : c’est le cas par exemple des jardins communautaires new yorkais qui, à partir des années 1960, vont se multiplier dans les quartiers pauvres et servir de refuge ou de lieux de socialisation pour les personnes démunies qui complètent leur alimentation, pour les femmes trop à l’étroit dans leur logement sordide, pour les gens maltraités, pour les enfants que la drogue et la violence attendent dans la rue, pour les Noirs et les Portoricains qui ailleurs se heurtent à la discrimination et au racisme, etc. Les jardins partagés ont été et sont encore des lieux où les différences culturelles et individuelles peuvent exister pleinement sans être séparatistes, monistes ou simplement victimaires.

Ces processus de socialisation par l’individuation et d’individuation par la sociabilité sont aussi le propre du jardin thérapeutique dans lesquels certains vétérans ont été accueillis depuis la deuxième guerre mondiale, du jardin pédagogique des écoles progressistes, des jardins ouvriers et familiaux qui sont sans doute les lieux où les ouvriers ont continué de s’associer et de converser entre eux tandis que l’usine les réduisait au silence, du vieux système du lopin que les paysans russes ont réussi à sauver de la marche forcée vers la collectivisation imposée par Staline et ses kolkhozes à partir de 1928, des Grecs qui aujourd’hui trouvent dans leur campagne et leur jardin urbain un moyen de se serrer les coudes et de faire face à la crise, et ainsi de suite, sans fin. On retrouve ces processus équilibrés dans des systèmes, parfois très anciens, de solidarité sans allégeance, de mise en commun des forces lors des moissons ou des vendanges, de distribution de semences et de nourriture, de prise en charge des pauvres et des handicapés, de coopératives autogérées qui ont été les ancêtres de nos pensées socialistes et anarchistes.

On les voit finalement à l’œuvre au centre même de la science agronomique sans laquelle, contrairement aux préjugés les plus répandus, l’agriculture ne serait pas possible. Car cultiver la terre suppose des connaissances précises, leur partage et leur transmission. Comme dans n’importe quel autre champ de la connaissance, cela suppose l’existence d’une communauté scientifique à tous les sens du terme : or il existe des preuves que dès l’âge de fer, à la fin du 3e millénaire, les hommes savaient fertiliser les sols par des apports minéraux ou organiques, alternaient les cultures légumineuses et les céréales, consignaient leurs connaissances et les transmettaient. On a récemment découvert qu’en Galilée, il y a 10200 ans, les paysans cultivaient rationnellement les fèves dont ils connaissaient les qualités nutritionnelles (elles sont très riches en protéines), qu’ils savaient les stocker, les faire sécher, les sélectionner, ce que montre la taille uniforme de 469 graines retrouvées sur le site, — et ce qui met singulièrement en cause la thèse de l’antécédence des chasseurs-cueilleurs et l’idéologie politique anti-paysanne qui l’accompagne6. L’agriculture repose depuis toujours, non pas, contrairement à ce que beaucoup soutiennent, sur des savoir-faire incorporés, un solide « bon sens paysan » inné, des habitudes irréfléchies dont les acteurs n’auraient aucune conscience claire, ou des traditions non questionnées7, mais sur des milliers de connaissances patiemment accumulées, sur des méthodes éprouvées d’attention et d’observation, sur des systèmes complexes de transmission orale et écrite, sur la patiente formation des jeunes. Depuis l’Antiquité, elle repose aussi sur d’innombrables traités d’agronomie dont les cultivateurs sont parfois les rédacteurs et toujours les partenaires, puisqu’ils mettent en pratique les enseignements qui s’y trouvent, les vérifient, les rectifient et les complètent. Partout sur la planète, concernant l’irrigation, la récupération des eaux de ruissellement, le repos de la terre et sa fertilisation, la sélection des semences, leur protection contre les maladies, l’agriculture est inséparable de méthodes délibérées d’observation, d’expérimentation et de transmission.

Ainsi, quel que soit l’angle sélectionné, ce n’est pas l’individualisme qui s’impose mais cette subtile combinaison entre l’individuel, le social et le monde, qui est la source du « bien vivre » et la condition de la coexistence humaine. Que cette combinaison, souvent en défaut, doive toujours être restaurée et rééquilibrée est une évidence, comme est évident le fait que l’humanité est constituée d’ascendants et de descendants, d’une multitude d’êtres qui se succèdent dans le temps et qui tous à la fois héritent des générations antérieures et contribuent à l’histoire commune. La formule qui convient à la pensée écologique est une conclusion qu’on peut tirer de tout ce qui précède : de même que la culture au sens anthropologique du terme consiste, en recourant à aux ressources et à la force commune, à répartir les opportunités d’individuation de chacun, cultiver la terre implique de faire communauté avec le monde et d’en préserver les conditions d’existence.

Joëlle Zask est professeure de philosophie à l’Université de Provence, auteure d’Introduction à John Dewey (La Découverte, collection « Repères », 2015) et de La démocratie aux champs (Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2016)

1 D’abord paru dans Common Sense, n° 6, janvier 1937, pp. 10-11 ; repris dans Later Works (1925-1953) (1e ed. : 1977), Boydston J. A. (ed.), Carbonale, Southern Illinois University Press, 1983, vol. 11 (1935-1937); sur internet : [https://books.google.fr/books?id=t7QTC8NuGL8C&pg=PA296&lpg=PA296&dq=John+Dewey+Democracy+is+radical&source=bl&ots=1nvf5OFSkD&sig=QEJV3h2PIHN7GW8vqxoqcXZoejs&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi349O6lbvNAhXGDBoKHepiB7MQ6AEIQDAD#v=onepage&q=John%20Dewey%20Democracy%20is%20radical&f=false].

2 Léon Trotski, John Dewey, Leur morale et la notre (1e ed. : 1938), préface d’Émilie Hache, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2014.

3 FAO : [http://www.fao.org/news/story/fr/item/260735/icode/].

4 Thomas Jefferson à John Jay, 23 aout 1785 ; outes les lettres de Jefferson sont en ligne : [http://www.let.rug.nl/usa/presidents/thomas-jefferson/letters-of-thomas-jefferson/#1794].

5 Cité par A. Whitney Griswold, « The Agrarian Democracy of Thomas Jefferson », The American Political Science Review, Vol. 40, N° 4, 1946.

6 « The onset of faba bean farming in the Southern Levant », article paru dans Nature, le 13 octobre. 2015, [http://www.nature.com/articles/srep14370].

7 Sur le mouvement agronomique français au 18e siècle et le rôle des « praticiens » pour comprendre la grande transition agricole, voir par exemple Jean-Marc Moriceau, « Au rendez-vous de la « Révolution agricole » dans la France du XVIIIe siècle », revue Annales. Histoire, Sciences Sociales, Vol. 49 n° 1, 1994.

Texte de Didier Eckel

Un compte-rendu plus une question

Par Didier Eckel

Préambule : Le texte qui va suivre ne reflète pas forcément mes points de vue (même si je peux être en accord avec de nombreux points). Il tente seulement de faire un compte-rendu du livre de Joëlle Zask : Introduction à John Dewey (La Découverte, 2015).

1/ Le pragmatisme dans son acception la plus répandue, puis le pragmatisme selon John Dewey (1859-1952)

a : Le pragmatisme est généralement associé au fait de se servir de tous les moyens possibles pour atteindre un but précis. Exemple (pris dans l’actualité immédiate) : Pour certains acteurs de l’État, la priorité des priorités est que la « loi travail » passe. Il faut alors trouver une solution pragmatique (c’est-à-dire permettant d’atteindre l’objectif). Il est donc nécessaire d’appliquer le « 49.3 » ! La conséquence de ce positionnement (supposé) pragmatique est que « tous les moyens sont bons », seul le but originairement défini est important.

b : Pour John Dewey1, il y a bien des buts à tenter d’atteindre mais ces buts restent plus ou moins imprécis. Ce sont, ce que je nomme dans ma petite panoplie métaphorique, des portions d’horizon vers lesquels on essaie de naviguer. Et plus on s’en approche, plus il est possible (voire souhaitable) de dévier de cette portion initialement choisie :

– Soit le désirable de cet espace apparait de moins en moins évident.

– Soit des orages trop violents empêchent de l’atteindre…

Ceci veut dire que les contours des fins recherchées sont suffisamment flous pour pouvoir s’adapter à la réalité des moyens dont on dispose. Autrement dit, les fins sont, dès le départ, en partie déterminée par les moyens dont on semble disposer. Et si ces moyens s’avèrent, en chemin, avoir été mal évalués, buts et moyens seront alors révisés (pas uniquement les moyens).

Dans la version a, le « pragmatisme » est en fait une pure volonté qui masque une idéologie et qui autorise n’importes quels moyens (même les pires) du moment que la finalité (fixe, non interrogeable) est préservée.

Dans la version b, moyens et buts viennent ensembles et évoluent ensembles. La fin est une hypothèse à travailler.

Le lien fait entre but et hypothèse montre une perspective commune entre approche scientifique et approche démocratique (lien dans les enjeux mais aussi dans les méthodes).

2/ Philosophie sociale, démocratie, expériences

Ce qui m’a paru le plus important (central ?) dans cette philosophie, est qu’elle n’a pas pour objectif de montrer ce qu’est le monde social (d’objectiver le monde social ?), de montrer ce qui a fait que le monde social est tel qu’il est (travail dévolu à la pensée critique). Pour Dewey, il s’agit de contribuer à trouver les moyens d’un changement possible de ce monde social, vers quoi il pourrait tendre (et surtout comment). Bref, ce que pourrait être un monde social en marche vers la démocratie (sachant que cette marche n’aboutira jamais). Cette philosophie est donc directement branchée sur l’action. Elle ne prône pas une (pseudo ?) neutralité axiologique. Pour autant, elle revendique une scientificité qui se retrouve en premier lieu, me semble-t-il, dans la référence omniprésente à l’enquête2. Dewey n’élabore pas une théorie qui pense la société en termes de domination et d’aliénation par le biais d’une structuration sociale donc d’une reproduction sociale. Cette théorie, dite critique, mène à une vision « avant-gardiste » de l’émancipation : la masse aliénée ne peut échapper à la domination sans l’aide d’un éclairage critique (tentative de dévoilement faite par « l’école de Francfort », notamment). La culture de masse est réduite à des croyances directement dépendantes de la culture dominante, ou idéologie dominante. Les croyances sont donc une idéologie (au sens de Marx). Dewey ne pense pas la société en terme de structure reproductive mais en terme d’interactions (ou « transactions » qui évoquent plus précisément le fait que des acteurs se modifient mutuellement dans l’interaction). Notons que cette notion d’interaction-transaction possède une dimension descriptive mais également normative, voire une fonction d’idéal qui n’aurait pas pour effet de nous écarter du réel mais au contraire de nous y unir dans la recherche d’une « fin en vue » et non d’une fin en soi.

Cependant, ces interactions peuvent être gênées par l’apparition de nouvelles donnes sociales non repérées (le processus d’industrialisation capitaliste en l’occurrence) qui brouillent la perception du réel. Les « idées conscientes et normes » mobilisées par les acteurs peuvent être « héritées d’une époque qui a disparu » (le capitalisme marchand), idées et normes qui ne sont plus pertinentes face aux réalités du moment. Il y a donc bien des croyances mais celle-ci ne sont pas le résultat d’une idéologie. Les croyances ne sont pas aliénation mais peuvent être « démoralisation » due à l’inadaptation des moyens et des fins mises en œuvre pour l’action. L’enjeu n’est pas de dévoiler des structures cachées de dominations mais de permettre une adéquation entre les moyens et les fins recherchées par les acteurs. Si la philosophie sociale a bien un rôle à jouer dans cette recherche, ce n’est pas en tant que guide mais en tant qu’acteur parmi d’autres car le philosophe est lui-même pris dans les croyances du moment. Le philosophe est donc intégré au « dêmos », par conséquent il est partie-prenante (comme tout autre acteur) de la question démocratique.

Etre partie-prenante n’exclut pas d’être doté de fonctions spécifiques, en l’occurrence pour Dewey contribuer à une élaboration méthodologique pour atteindre un but politique essentiel : la démocratie. Comme cette démocratie est un mode d’organisation social extrêmement complexe et extrêmement fragile, elle n’est jamais assurée et elle n’est jamais totalement aboutie. Le but est donc essentiel, mais il ne peut pas être final. Si le philosophe détermine un but, celui-ci est suffisamment plastique voire quasi indéfinissable, en tous cas non totalisable. Ce philosophe ne détermine donc pas une fin (au sens d’une fin de l’histoire), il ne peut que proposer une méthode pour retrouver une adéquation entre moyens et fins sans déterminer quels sont ces moyens et quelles sont précisément ces buts. Autrement dit, comment « analyser le présent sous l’angle des opportunités d’action sociale » du moment. L’enquête, outil méthodologique s’il en est, devient centrale dans ce travail. Le lien entre science et démocratie ne réside pas dans la seule appartenance du philosophe au peuple, il réside dans la méthodologie même prônée par Dewey : à savoir l’attention extrême portée aux moyens et aux fins qui doivent être les plus pertinents possibles, dans les sciences comme en démocratie. La démocratie est en effet pensée comme une succession permanente d’expériences et d’enquêtes permettant d’aboutir à un but recherché par les acteurs… ce but étant lui-même considéré comme une hypothèse à retravailler sans cesse. Cette succession permanente d’hypothèses, d’expériences et d’enquêtes qu’est la démocratie évoque évidemment la (supposée ?) linéarité infinie des cheminements scientifiques.

La démocratie semble cependant avoir la particularité de fondre les buts et les moyens dans un même mouvement. Si les enquêtes et les expérimentations guident la science dans ces cheminements, ces moyens sont plus que des outillages (ou méthodes) pour la démocratie. Ils sont la démocratie même puisque la démocratie est interaction (transaction) et que les interactions ne sont possibles que dans l’expérience liée à l’enquête. La démocratie est ce qui permet à chaque individu (ou groupe d’individus) d’être acteur, c’est-à-dire de pouvoir réellement poser des actes pour soi-même (et non pour les autres) et d’être responsable de leurs effets. C’est-à-dire agir, c’est-à-dire expérimenter. Notons au passage qu’un gouvernement qui prend seul des décisions (pose des actes) concernant d’autres individus qu’eux-mêmes (hors du groupe gouvernemental) est un gouvernement non démocratique.

Si j’ai évoqué, dans ce texte, le pragmatisme sans évoquer la dimension collective c’est parce que Dewey vise en priorité l’individu qui est l’objet même du souci démocratique. Cependant, il évoque bien évidemment la question de l’action avec les autres. Je terminerai donc en évoquant très rapidement la notion d’intérêt relationnel chez Dewey grâce à une série de courtes citations du livre de Joëlle Zask :

Pour un individu « l’intérêt coïncide avec l’ensemble des moyens mis en œuvre pour atteindre une fin en vue. Comme le développement du moi est socialement conditionné, l’intérêt est social ».

« La forme des intérêts dépend de la nature de l’association : parfois elle produit l’égoïsme, la cupidité, l’envie, parfois la solidarité, la générosité, l’indépendance ».

« La pure et simple interdépendance n’est pas un fait social. Le spécifiquement social se produit quand l’association est questionnée, perfectionnée, critiquée, […] bref quand elle est perçue comme objet transformable ».

« Repérer les effets de l’action connectée pousse les hommes à réfléchir sur la connexion elle-même et sur ses finalités ».

En guise de conclusion (personnelle)

Je souhaite évoquer une dimension souvent ressentie lors de certaines luttes inventives avec des dimensions politiques évidentes (de type « Lip » par exemple) : un sentiment de liberté nouvelle souvent décrit par les acteurs. Ce sentiment fut longtemps interprété par moi comme un effet de la nouveauté de l’action engendrant une excitation particulière, comme l’éveil d’un désir sans objet (le désir comme moteur de l’action, à différencier de l’envie … de possession de l’objet). Aujourd’hui j’ajouterais à ma première interprétation une seconde qui pourrait sembler en opposition… mais je ne suis pas à un paradoxe près (ou une tension pour faire plus proudhonien). L’expérience d’une lutte dont les effets sont tangibles, c’est-à-dire repérés réellement (analysés mais aussi ressentis), renforce la légitimité de l’action puisque « ça marche » (on produit, on vend, on se paye disaient et expérimentaient les Lip). Une action légitime (parce qu’elle change effectivement la donne ici et maintenant) est une action désirable, une action qui libère. Si cette action dure un temps suffisamment long, comme ce fut le cas pour les Lip, il deviendrait important d’entrer dans une dynamique du quotidien. Pourrait-on dire alors qu’une sorte d’ordinaire viendrait étayer l’extraordinaire de la lutte : le possible d’un ordinaire agissant ?

Pour finir avec une question (sans réponse… pour l’instant ?)

Bien que critique de la « philosophie critique », Dewey constate une démoralisation des individus qui n’est, certes, pas l’aliénation mais qui met chaque individu démoralisé dans une situation guère plus enviable que l’aliénation. La quinzaine de pages qui débute le livre de Joëlle Zask sur Dewey dépeint une société tout aussi hostile que celle décrite par les philosophies critiques. La perte de contrôle de chaque citoyen sur sa propre existence est due à la grande société qui correspond à la grande industrialisation capitaliste du tournant du XIX° et XX° siècle.

Réification et aliénation chez Marx puis « l’école de Francfort » – démoralisation pour Dewey (et désolation de Hannah Arendt) – : si les mots ne sont pas identiques, les maux subis par les individus dans notre société contemporaine sont les mêmes. Pourtant le choix des concepts a une importance considérable puisqu’il sous-tend des stratégies politiques très différentes. Risque d’une « avant-garde révolutionnaire » autoritaire chez les uns et pragmatisme chez Dewey.

Dit ainsi, le pragmatisme gagne la partie, mais le problème du réel pragmatisme de ce pragmatisme reste posé : pour l’instant, si les émules (revendiqués ou non) de Dewey n’ont pas produit les dégâts totalitaires de l’option marxiste, ils n’ont pas réussi à stopper (même partiellement) les processus de démoralisation des individus. Il me semble pouvoir imaginer qu’une fois mise en route, l’expérimentation démocratique telle qu’elle est décrite dans le livre de Joëlle Zask peut être tout à fait efficiente. Il me semble même que toute stratégie politique qui a l’émancipation comme horizon devrait intégrer la dimension pragmatique dans son élaboration. Cependant, cette intégration ne dit malheureusement rien du comment initier le processus démocratique. S’agirait-il de s’appuyer sur un (ou des) petit(s) noyau(x) d’individu(s) non démoralisé(s) qui en entrainerai(en)t d’autres grâce à des expériences localisées ? Pourtant, John Holloway, qui promeut les expérimentations de ce type (qu’il appelle des brèches) prend la mesure du caractère aléatoire de ces brèches : si celles-ci apparaissent sans cesse, elles disparaissent de la même manière et n’arrivent donc pas réellement à s’étendre. Les expérimentations localisées sembleraient donc très utiles (et même nécessaires) mais ne seraient pas suffisantes.

S’il ne m’apparaît plus nécessaire de montrer le danger des avant-gardes révolutionnaires, la stratégie de luttes politiques et sociales ne devrait pas être abandonnée pour autant, car elle possède, je crois, une capacité à rassembler et parfois à interroger des individus (futurs acteurs ?). Mais il faut, là aussi, noter que cette stratégie de lutte n’a pas réussi dans ses objectifs politiques initiaux : se débarrasser du capitalisme. Pourtant, la notion de révolte reste pour moi centrale (mais elle est ignorée par Dewey, en tous cas dans le livre de Joëlle Zask). La révolte me parait très importante mais elle aussi problématique car elle peut invoquer le pire des passions tristes… comme le meilleur des passions gaies : pour moi, l’énergie incommensurable du désir (sans objet).

Dans ce cadre, la question stratégique semble donc être une aporie. Á moins qu’un « bricolage pragmatique » entre expérimentations locales, luttes sociales, questionnements critiques (et non dévoilement de structures intangibles) soit une piste possible ?

Didier Eckel est militant associatif dans la banlieue lyonnaise.

1 Chaque fois que je mentionnerai John Dewey, ce sera à partir du livre Introduction à John Dewey de Joëlle Zask.

2 Á ce propos, je me pose une question (de détail ?) sur la différence faite, dans le livre, entre philosophie sociale et sciences sociales. Quand une seule fonction semble être attribuée aux sciences sociales (l’étude des phénomènes), trois autres fonctions spécifiques sont attribuées à la philosophie sociale :

– Elle analyse les croyances concernant les phénomènes.

– Elle entreprend « un exposé intellectuel systématique des opérations d’enquêtes, de test et de formulation en jeu dans la découverte de conclusions accompagnées d’une prétention légitime à l’acceptation, à la croyance ».

– Quand « chaque science sociale étudie de manière spécialisée un certain ordre de faits, la philosophie met en évidence la signification sociale de ces faits et leur portée sur les interactions sociales ».

Il me semble que les sciences sociales ne peuvent pas faire l’impasse sur ces fonctions dévolues à la philosophie. Mais je mélange peut-être indument sciences sociales et philosophie (faire du sociologue un philosophe et faire du philosophe un sociologue) ?

Texte de Samuel Hayat

Les libertaires sont-ils des démocrates radicaux qui s’ignorent ?

Par Samuel Hayat

Joëlle Zask nous invite à réfléchir sur « John Dewey, la démocratie radicale et les libertaires », à partir de deux petits textes tout à fait stimulants, « La démocratie radicale » et « De la culture de la terre à la démocratie »1. Ces deux textes me plongent un peu dans l’embarras, pour une raison simple : seul le premier parle de Dewey, et aucun des deux ne parle des libertaires. Ils ont en commun un objet, la démocratie, dont le moins que l’on puisse dire est que c’est un objet qui ne va pas de soi, pour les libertaires.

Les libertaires contre l’État démocratique

Ecoutons Proudhon en parler, en 1848 :

« La démocratie, loin d’être le plus parfait des gouvernements, est la négation de la souveraineté du peuple, et le principe de sa ruine […]. La démocratie n’est rien de plus qu’un arbitraire constitutionnel succédant à un autre arbitraire constitutionnel. […] La démocratie est une aristocratie déguisée. […] La démocratie n’est autre chose que la tyrannie des majorités, tyrannie la plus exécrable de toutes ; car […] elle a pour base le nombre, et pour masque le nom du Peuple. »2

Alors oui, Proudhon parle ici de la démocratie représentative, du suffrage universel, mais quelques années plus tard, en 1851, dans L’idée générale de la révolution, il précise bien un point qui me semble au cœur de la pensée libertaire : la démocratie directe, le vote direct de la loi par les citoyens, n’est pas désirable. Les libertaires ne veulent pas d’un gouvernement direct, ce qu’ils veulent, c’est pas de gouvernement du tout, pas d’un État démocratique, mais plus d’État du tout. Je cite Proudhon encore :

« La formule révolutionnaire ne peut plus être ni Législation directe, ni Gouvernement direct, ni gouvernement simplifié : elle est, PLUS DE GOUVERNEMENT. Ni monarchie, ni aristocratie, ni même démocratie, en tant que ce troisième terme impliquerait un gouvernement quelconque, agissant au nom du peuple, et se disant peuple. Point d’autorité, point de gouvernement, même populaire : toute la Révolution est là. »3

Et soyons clair : Proudhon est beaucoup moins radical que la plupart des libertaires qui ont suivi. C’est un point commun à tous les courants libertaires que de poser comme fondement politique et théorique la destruction de l’État. Pour reprendre Léo Ferré, ce que veulent les anarchistes de tous les temps, c’est « l’ordre moins le pouvoir », c’est-à-dire la justice sans la loi.

Apports de la démocratie radicale ou le message de Zask-Dewey aux libertaires

Et pourtant, Joëlle Zask nous propose de nous parler de démocratie, de démocratie radicale même, avec l’idée qu’il y a certainement pour les libertaires quelque chose à prendre, mais elle ne nous dit pas explicitement quoi. Tout le jeu, donc, et c’est un jeu plutôt plaisant, est de se faire détective, pour comprendre ce que Joëlle Zask peut bien vouloir nous dire, à nous libertaires, avec ces deux petits textes. Lire entre les lignes, donc, chercher ce que l’on est censé comprendre, le message censé nous éclairer, nous convaincre que tout compte fait, la question de la démocratie, ça peut être intéressant, et que la façon qui nous intéresserait, en tant que libertaires, pour penser la démocratie, c’est du côté de Dewey que ça passerait.

Après lecture, voilà en gros ce que je me dis, le texte caché derrière les deux textes apparemment hors-sujet proposés par Joëlle Zask. Je parle là à sa place :

« Le mouvement libertaire s’est construit contre la démocratie, c’est vrai ; mais ce qu’il rejetait et rejette encore, c’est une conception de la démocratie que l’on peut qualifier de formelle, électorale, libérale. Or il existe une autre conception de la démocratie, appelons-la démocratie radicale, qu’on peut trouver développée à la fois théoriquement et pratiquement.

Théoriquement, c’est chez les pragmatistes, et particulièrement chez Dewey, qu’on la trouve : alors que la démocratie électorale organise la séparation entre l’individu et la communauté, séparation incarnée par l’urne électorale où chacun met, en silence, en cachette, son petit bulletin de vote, la démocratie radicale de Dewey fait se rejoindre individu et communauté. N’est-ce pas le rêve des libertaires ? Alors que la démocratie électorale sépare les moyens et les fins, en demandant aux individus, par le biais du vote, de se prononcer sur les fins, mais en mettant tous les moyens dans les mains des gouvernants, la démocratie radicale de Dewey instaure la continuité entre les moyens et les fins. Et ça, libertaires, ça doit vous plaire, vous qui voulez que la communauté ne se fasse pas au détriment des personnes, et qui pensez que l’action politique doit faire advenir, ici et maintenant, les rapports sociaux désirés, plutôt qu’emprunter les moyens du système (ou pire, de l’autoritarisme) pour faire advenir plus tard, après la prise du pouvoir, un monde juste. Du coup, libertaires, embrassez la cause de la démocratie radicale de Dewey. Voilà pour la théorie.

D’un point de vue pratique, nous dit toujours Joëlle Zask, là plutôt dans le deuxième texte, la démocratie radicale s’oppose aussi à la démocratie libérale, dans ce qu’on pourrait appeler sa base de classe. La démocratie libérale a une base bourgeoise, sa figure est l’habitant du bourg, c’est la politique au sens de la polis, la cité. En revanche, la démocratie radicale a pour figure privilégiée le paysan, ou plutôt le cultivateur, joli mot effectivement, qui selon Zask pratiquait de tout temps l’autogouvernement. Alors que la démocratie bourgeoise se nourrit de la dépendance du citadin, forcé d’exploiter son prochain pour survivre, la démocratie radicale du cultivateur repose sur son indépendance et sur la vertu, la rectitude éthique qu’elle engendre. C’est la convergence entre le commun et l’individuel, alors que la vie citadine nie à la fois l’un et l’autre. C’est dans le monde des cultivateurs, donc, que se sont développées les « coopératives autogérées qui ont été les ancêtres de nos pensées socialistes et anarchistes » (seule mention explicite, dans les deux textes, de la question des libertaires). Alors donc, libertaires, retrouvez vos racines politiques, quittez vos habits de rats des villes pour devenir des rats des champs. Voilà pour la pratique. »

Je ne sais pas si j’ai bien résumé les textes, c’est comme ça en tout cas que je les lis lorsque je me dis qu’ils sont adressés à des libertaires, ou en tout cas qu’ils cherchent à nous dire comment Dewey et la démocratie radicale doivent parler à des libertaires.

Une alliance des libertaires avec la démocratie radicale, pas un ralliement

Alors, allons au plus simple : est-ce convaincant ? Est-ce que la démocratie radicale, incarnée par Dewey dans le monde théorique et par les cultivateurs dans le monde social, est convaincante en tant que modèle possible pour des libertaires ? Sans trop d’hésitation, on peut dire que oui. S’il s’agit de dire aux libertaires qu’ils ont plus d’affinités avec Dewey qu’avec Hobbes, avec la démocratie participative qu’avec la démocratie libérale, avec le petit paysan indépendant qu’avec le grand bourgeois capitaliste, alors, oui. Sauf à être complètement doctrinaire, il faut bien admettre que la participation est plus adéquate aux idées libertaires que le vote, et la vie des champs que la vie de banquier.

Oui, donc, mais, mais, mais. Mais la pensée libertaire, là encore sans être doctrinaire d’aucune manière, n’a jamais fait bon ménage avec les oppositions dichotomiques. On n’aime pas trop ça : « Ou bien vous êtes pour le communisme, et alors vous l’êtes à tout prix, ou bien vous êtes pour le capitalisme. Ou bien vous êtes pour la démocratie libérale, et alors il faut l’être entièrement, ou bien pour êtes pour le fascisme ». Non. Historiquement, le mouvement libertaire s’est toujours situé dans le rejet de ce qu’Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, des pragmatistes, d’ailleurs, ont appelé des « alternatives infernales »4. Ca n’empêche pas les alliances, mais une alliance n’est pas un ralliement.

La démocratie radicale, donc ? Plutôt que la démocratie libérale, oui, mais comme voie d’émancipation, non. Le cultivateur ? Plutôt que le banquier, oui, mais comme voie d’émancipation, non. Les textes de Joëlle Zask me semblent convaincants pour dire qu’il y a, dans le pragmatisme, une pensée de la démocratie avec laquelle il est sûrement plus facile de faire alliance qu’avec la démocratie libérale. Mais ce n’est ni une pensée libertaire, ni une pensée qui, à mon sens, apporte grand-chose aux libertaires, ou à la pensée libertaire, ou aux analyses libertaires, et je vais dire quelque mots de pourquoi.

Limites libertaires de la démocratie radicale

Commençons avec la théorie, Dewey, la démocratie radicale, le premier texte de Joëlle Zask. L’idée de la démocratie radicale, dans sa forme participative, est qu’un système démocratique est un système où l’individu fait en permanence l’expérience de la démocratie par la participation aux outils de détermination des choix collectifs. Je me répète : est-ce préférable que la démocratie électorale ? Oui. Mais d’une, ça n’a rien de nouveau, on trouve déjà cette idée à Athènes dans l’Antiquité, ou dans la Constitution de 1793 en France, ou chez certains pères fondateurs des États-Unis comme Thomas Jefferson, pour ne rien dire des avatars non occidentaux de cette pensée démocratique. Et de deux, face à cette profession de foi démocratique radicale, le libertaire a trois choses à dire :

1°) On ne peut pas, par des procédures, fussent-elle radicalement démocratiques, éliminer la question du pouvoir. Il existe des relations de pouvoir, inscrites dans la texture même des sociétés capitalistes, qui ne disparaissent pas simplement parce qu’on fait participer les individus à l’exercice de la démocratie. Faîtes autant de participation que vous le voulez, si vous ne mettez pas en échec les rapports sociaux de domination, les résultats de la participation, même la plus démocratique, seront dans le sens des puissants. Et quand bien même vous auriez éliminé toute forme de domination (mais alors, pourquoi avoir un État, fût-il démocratique, mais c’est une autre question), votre système serait toujours autoritaire, car il ferait subir le résultat de la participation de tous aux individus, même ceux en désaccord, et parce qu’il y aurait toujours un extérieur de la société, un étranger, quelqu’un qui n’aura pas été compté. Tout ça, c’est le pouvoir, le pouvoir « sur », c’est indissociable du gouvernement, indissociable de l’État, et c’est ça que la pensée libertaire rejette. L’expérience démocratique, sans la mise en question du pouvoir, est tout simplement, du point de vue libertaire, un mensonge.

2°) Une des manières de justifier la démocratie participative, et de dissimuler la question du pouvoir, est d’éliminer la question du conflit. Lisez Dewey, dans Le public et ses problèmes (1e éd. : 1927), la question du conflit social est complètement absente. La sphère du public est la sphère de la gestion des conséquences non voulues des transactions privées, qu’il faut collectivement prendre en charge. Qu’en est-il des relations de pouvoir dans ces transactions privées ? Qu’en est-il des conflits irréductibles dans les manières de gérer le public, c’est-à-dire l’État ? On n’en parle pas. Et ce n’est pas là une spécificité de Dewey. Lisez les défenseurs de la démocratie participative. La question du conflit, du caractère agonistique de la politique, est généralement absente5. Or, pour les libertaires, le conflit est au cœur de la question politique. Et parmi ces conflits, la lutte des classes. Joëlle Zask nous dit que la lutte des classes est l’équivalent pour les communistes de la solution finale pour les nazis ou de l’expertise pour les libéraux (je passe sur la pertinence de la comparaison) ; mais pour les anarchistes, la lutte des classes est une réalité fondamentale de la société capitaliste, une réalité première, organisatrice, qui justifie le maintien et l’attisement de la conflictualité sociale. Nous l’interprétons différemment des communistes, et notamment pour nous la lutte des classes ne rend pas l’histoire prévisible ; mais elle en est effectivement l’un des faits majeurs.

3°) Enfin, et c’est lié à ce qui précède, le problème de la démocratie radicale, c’est qu’en tant que pragmatique elle n’a pas de visée définie a priori ; c’est très important, la démocratie radicale n’a pas de but prédéfini, c’est ça qui unit les moyens et les fins, la gestion démocratique est à elle-même son propre but et son propre moyen. Or les libertaires ont bien un but, et c’est le socialisme. Á part quelques courants minoritaires, nous avons bien une fin, une fin qui détermine certes nos moyens, c’est la différence avec les marxistes, mais une fin qui a un contenu, qui n’est pas seulement procédurale : l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, l’abolition de la propriété privée, en tout cas des moyens de production, l’émancipation des travailleurs. La démocratie radicale, sans le socialisme, c’est du point de vue libertaire une procédure qui tourne à vide, et dont d’ailleurs peuvent bien se satisfaire les néolibéraux les plus purs ; il suffit de voir l’importance qu’ils donnent à la participation des usagers. De même que le socialisme, sans l’émancipation politique, c’est la possibilité ouverte de la gestion autoritaire de la société, la démocratie sans l’émancipation sociale, c’est le règne des parleurs et la possibilité ouverte du maintien de l’exploitation capitaliste. La pensée libertaire a deux pieds, le socialisme et la démocratie, et ça c’est problématique, pour un pragmatiste, parce que cela veut dire qu’on se donne un but, qu’on peut appeler la justice, a priori de l’expérience. Quand Irène Pereira se demande « peut-on être radical et pragmatique ? », elle répond oui ; mais je rajouterai : oui, mais pas si l’on est seulement pragmatique6. Il faut une croyance a priori dans la justice, dans le socialisme, sinon effectivement on est plutôt dans la pensée démocratique pragmatiste américaine, celle de Dewey, celle de l’associationnisme, c’est très bien, mais ça n’a rien à voir avec le mouvement libertaire, en tout cas pas plus que le communisme autoritaire n’a à avoir avec l’anarchisme.

Paysans ou ouvriers ?

Qu’en est-il maintenant si l’on quitte le ciel des idées pour passer à la réalité des classes sociales et de leur organisation ? Je vais passer plus vite. Joëlle Zask nous propose un modèle démocratique dont la base est le paysan cultivateur indépendant. Et c’est vrai qu’il y a là un modèle que ne rejettent pas unilatéralement les libertaires, au contraire des marxistes (pensons notamment aux analyses de Marx sur la paysannerie dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte de 1852 : pour lui, leur indépendance, leur éclatement, implique que les paysans ne peuvent pas former une classe sociale). Et c’est vrai aussi qu’il ne faut pas nécessairement voir, dans cette image du paysan indépendant, un fanatisme de la propriété, ou un triomphe de l’individualisme. Joëlle Zask le montre, à la campagne, cette indépendance va toujours de pair avec du commun, de la sociabilité. Cependant, c’est passer à côté d’un élément crucial de la pensée libertaire, du modèle social souhaité par les libertaires, là aussi je laisse de côté les anarchistes individualistes ou les libertariens.

Pour les libertaires, la division du travail, la situation de dépendance extrême dans laquelle sont mis les individus, et notamment les prolétaires, par la révolution industrielle, est à la fois une cause de leur exploitation, et un moyen de leur émancipation. Là, pas vraiment de différence significative avec Marx. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est que radicalement dépendant, l’humain est forcé de coopérer avec son prochain. On ne parle pas ici de gestion de terres communes en plus de son lopin individuel. On parle d’une nécessité absolue de coopérer en tout, on parle de l’impossibilité radicale de l’auto-suffisance. C’est cette dépendance mutuelle des hommes qui crée le pouvoir et les inégalités, mais c’est aussi elle qui crée, dans l’anthropologie libertaire, le sens et les règles de la justice. Pour Proudhon, c’est la mutualité : dépendants les uns des autres, les ouvriers doivent échanger, et toute la question est celle des institutions permettant un échange sur un mode mutuelliste, juste. Pour Kropotkine, c’est plus qu’un principe anthropologique, c’est un principe biologique : la coopération, l’entraide, est une loi de la nature. Dans L’Entraide, un facteur de l’évolution, écrit en 1902 contre une interprétation étroite du darwinisme, Kropotkine dresse une fascinante fresque de l’entraide chez les animaux et chez les humains, jusqu’à l’âge industriel.

C’est pour cela que la classe centrale, pour les libertaires, c’est les ouvriers ; pas seulement parce qu’ils sont exploités, mais parce qu’exploités, ils doivent être solidaires, et que donc la classe ouvrière est dépositaire d’une tradition de la solidarité, qu’il faut maintenir et développer, et qui pour les anarcho-syndicalistes en tout cas formera la base de la société future. C’est ce que montre Pierre Ansart, dans Naissance de l’anarchisme. Esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme (1970) : l’anarchisme, ici proudhonien, a pour base de classe la réalité vécue et les projets de réforme des canuts lyonnais, des ouvriers de métier pris dans des réseaux de solidarité complexes, soumis à l’arbitraire des marchands, et inventeurs du mutuellisme. Dès lors, le modèle paysan peut bien être désirable d’un point de vue démocratique, on y revient ; mais il n’est pas intrinsèquement socialiste (sauf à se lancer dans des délires maoïstes), alors que d’une certaine manière, pour les libertaires, l’expérience ouvrière l’est au moins potentiellement.

En guise de conclusion

Vous aurez compris le sens de mon propos : la démocratie radicale telle que la présente Joëlle Zask, par le biais de Dewey ou des cultivateurs, peut certes sembler préférable à la démocratie bourgeoise. Mais sans réflexion sur les rapports de pouvoir, sans critique de l’État, fût-il démocratique, sans perspective socialiste, elle ne saurait être considérée à mon sens comme une option sérieuse par les libertaires.

Samuel Hayat est chargé de recherche en science politique au CNRS (CERAPS-Université de Lille 2), auteur notamment de Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848 (Seuil, 2014).

1 Deux textes regroupés sur le site Grand Angle en un seul texte sous le titre « La démocratie, entre la radicalité de Dewey et les expériences paysannes » (NDR).

2 Pierre-Joseph Proudhon, Solution du problème social. Banque d’échange – Banque du peuple (1e éd. : 1848), Antony, Editions Tops/H. Trinquier, 2003, pp. 55-67.

3 Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolution au XIXe siècle (1e éd. : 1851), Antony, Editions Tops/H. Trinquier, 2000, p. 146.

4 Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005.

5 Je me permets de renvoyer ici à Samuel Hayat, « Démocratie participative et impératif délibératif : enjeux d’une confrontation », dans Marie-Hélène Bacqué et Yves Sintomer (dir.), La démocratie participative : histoire et généalogie, Paris, La Découverte, 2011, pp. 102-112.

6 Irène Pereira, Peut-on être radical et pragmatique ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2009.

Séminaire ETAPE n°21 – Des marxistes et l’Etat : dialogue anarcho-marxiste avec Nicos Poulantzas et Antoine Artous

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Avril 2016 –

 

Des marxistes et l’Etat : dialogue anarcho-marxiste avec Nicos Poulantzas et Antoine Artous

 

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Séance autour de deux interventions :

 

  • Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, co-animateur du groupe ETAPE, militant de la Fédération Anarchiste
  • Antoine Artous, militant et penseur marxiste, docteur en science politique, auteur notamment de Marx, l’État et la politique (Syllepse, 1999) et coordinateur et co-auteur de Nature et forme de l’État capitalistes. Analyses marxistes contemporaines (Syllepse, 2015)

 

 

Séminaire ETAPE n°20 – Entre théorie et pratique : le Comité invisible et Notre-Dame-des-Landes

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Février 2016 –

 

Entre théorie et pratique : le Comité invisible et Notre-Dame-des-Landes

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Séance à partir d’un texte de la sociologue Sylvaine Bulle, spécialiste de sociologie pragmatique

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel, militant associatif dans la banlieue lyonnaise
  • Rapporteur « critique » : Gilles Durand, artiste et militant anarchiste à Nantes

 

Texte de Sylvaine Bulle

Une expérimentation territoriale utopique : la ZAD Notre-Dame-des-Landes.

Premiers éléments de genèse politique

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Attention : Les analyses proposées par cette article sont provisoires et partielles, parties-prenantes d’un work in progress.

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Les luttes territoriales sont identifiées dans la sociologie des mouvements sociaux lorsqu’elles traitent de causes à défendre dans les milieux urbains et ruraux, menacés par des interventions publiques : luttes territoriales contre les déchets nucléaires, contre les infrastructures de transport, contre les projets immobiliers en ville, que la sociologie sait appréhender1. Ainsi, un grand nombre de travaux actuels font revivre la pensée d’Henri Lefebvre2, en éclairant la dimension spatiale de ces luttes. De même, des recherches sur les occupations sauvages, spontanées et disruptives accompagnent l’agenda sur la démocratie radicale (de Judith Butler à Chantal Mouffe3) ou participative. Cependant le caractère proprement utopiste de ces contestations demeure limité, et peu d’entre elles comportent un caractère proprement expérimental, où une forme d’économie politique basée sur la sécession et l’autonomie est proposée.

Nous nous intéressons ici à la dimension proprement sociologique et politique d’une action territoriale et expérimentale atypique : il s’agit de l’occupation des terrains de Notre-Dame-des-Landes en Bretagne, par 200 occupants permanents qui construisent, cultivent, réoccupent des fermes expulsées, se confrontent à l’autorité judiciaire et policière. La Zone à défendre est avant tout une occupation à des fins de transformation sociale, même si elle prend pied dans une lutte territoriale plus vaste, concernant le refus de la construction d’un futur aéroport régional de Bretagne. En effet, depuis 40 ans, les riverains et villageois dénoncent ce « grand projet inutile » et se battent pour éviter sa réalisation, en mobilisant l’expertise citoyenne, mais aussi la résistance physique. Ils sont aidés depuis 2010 par ces collectifs plus radicaux, ayant décidé de s’installer sur la zone, désormais appelée Zone à défendre (que les occupants écrivent en lettres minuscules).

Le terme de ZAD par détournement d’un acronyme institutionnel (la Zone à Développer qui est une procédure publique d’aménagement) rappelle de loin les TAZ4, cherchant elles-mêmes à s’émanciper des interventions institutionnelles et libérales. Mais la comparaison s’arrête provisoirement ici. Á la différence des zones temporaires et des zones de libération subalternes5 la ZAD de Notre-Dame-des-Landes met en son cœur une réflexion sur les instruments de l’émancipation (de Karl Marx à Jacques Rancière). Á cet effet, les activités qui s’y déroulent sont tournées vers l’expérimentation politique, les occupants s’auto-organisant pour faire de leur lieu de vie une « Commune » révolutionnaire et utopique, bien au-delà de la critique du capitalisme. On émet alors l’hypothèse, non pas d’une politisation de l’espace local, ou d’un mouvement social, mais un moyen de parvenir à une praxis, que les activistes définissent comme projet, tantôt anarchiste, tantôt révolutionnaire. Cet aspect nous renvoie à la dimension proprement imaginative et imaginaire de l’espace, que les situationnistes6, parallèlement à la critique marxiste d’Henri Lefebvre7 ou de Michel de Certeau8 ou à la pensée libertaire, ont pu saisir à partir de lignes, d’espaces tracés par des habitants. Dans cet esprit, les pratiques occupantes ne sont pas de simples taxinomies scientifiques, mais peuvent être décrites comme une œuvre collective, s’appuyant sur le langage, des expériences de vie et des descriptions issues du sens commun.

La sociologie de la ZAD qui sera ici entreprise brièvement renvoie ainsi à l’articulation entre sociologie critique et langage ordinaire. Dans son ouvrage séminal De la critique, Luc Boltanski9 appelle à distinguer deux moments de la sociologie, dans le contexte actuel de domination complexe introduisant sans cesse de nouveaux repères illisibles par les acteurs (normes, lois, statistiques, épreuves, management). Les moments critiques (à forte réflexivité) reviennent à s’interroger sur les fonctions de stabilisation de la réalité par les institutions, à la différence des moments pratiques (interrogeant la sociologie pragmatique) prenant en compte les possibilités des acteurs d’accomplir quelque chose ensemble, et de réinterroger l’ordre social. Afin de prolonger cette proposition épistémologique, nous parlons de moments pratiques à haute valeur critique ou d’une radicalité ordinaire. Située dans le local, arrimée au présent, plutôt que vers l’horizon historique de l’utopie non réalisée, l’occupation de Notre-Dame-des-Landes procède simultanément d’une mise en forme du monde, d’attachements ou de formes de vie et d’un dévoilement des institutions, ou de ce qui est nommé par les activistes comme « le système ». Pour rendre compte de cette expérience, on doit donc prendre au sérieux les acteurs dans la façon dont ils pensent la réalité, élargissent10 la description de cette dernière à la critique des institutions de pouvoir (ou effets de totalisation). Á cet effet, l’analyse livrée ici découpe deux moments de l’analyse. Le premier concerne les conditions sociales donnant forme à une trajectoire de contestation dans la mesure où les occupants inscrivent individuellement et collectivement leur présence dans une critique forte de l’ordre politique et du capitalisme. On mettra en relief un aspect de cette « lutte » contre des totalités instituées : « le capitalisme urbain » et la question métropolitaine associée à cette critique. Dans le second temps, il sera proposé de voir l’activité collective, qui consiste à Notre-Dame-des-Landes (NDDL) à penser l’hypothèse de la communalité et de l’auto-organisation comme projet politique, celui-ci étant incarné par un territoire défini (un bocage et une cinquantaine de maisons d’habitations) et tout un ensemble de gestes ordinaires faisant partie du langage politique11.

Ce texte ne livre pas d’ethnographie exhaustive de l’occupation comme instance de contestation d’une décision autoritaire de construction d’un aéroport, mais identifie des points d’appui critiques, matériels et cognitifs, auxquels les individus tiennent et par rapport auxquels ils s’orientent pour faire quelque chose ensemble. Les activistes mettant en avant la nécessité d’articuler « théorie » et « pratique », les discours qui émergent dans ce travail sont ceux émanant des acteurs, le texte procédant d’une sorte de « décantation », en recourant, par moments à des auteurs comme points d’appui extérieurs.

Quitter la métropole, quitter l’État : le moment critique

Plusieurs phases contrastées caractérisent la lutte contre l’aéroport : un relatif calme jusqu’en 2011 que l’on peut appeler phase d’alerte avec la création d’associations de riverains, de la confection de contre-expertises au projet d’aéroport. La phase d’intensité offensive de 2010 à 2012 est marquée par l’éviction et la destruction des maisons d’agriculteurs, en raison de l’application de procédures d’État pour démarrer le chantier de l’aéroport. C’est dans cette période que des activistes, appelés « ZADistes » par la presse, s’installent sur le bocage12 pour le défendre, lancent les premières cultures agricoles, suivies de toute une série de reconstruction des maisons. En octobre 2012, une importante opération de police appelée César, destinée à expulser tous les occupants (y compris les six derniers agriculteurs présents sur place ayant refusé l’expropriation), se solde par un échec. Á partir de 2012, la résistance est passive, la ZAD est devenue une « réserve humaine » pratiquant la guerre d’usure. Toute une génération politique est formée au sabotage, à la surveillance des check points, aux black blocs, le bocage permettant de se dissimuler en cas d’incursion policière. Elle oblige les forces de l’ordre à des techniques plus créatives : le renseignement, l’usage de drones pour connaître l’ensemble des activités qui s’y déroulent. On compte aujourd’hui une soixantaine d’habitations squattées ainsi qu’un certain nombre de constructions légères et éphémères en bois, et de campements (caravanes, vans…). Toutes les occupations sont illégales (à l’exception des deux fermes habitées par des locataires « historiques » et métayers). On y trouve également une Université Populaire anarchiste, une « salle des fêtes », le « non-marché » pour distribuer les surplus agricoles, à l’intérieur et l’extérieur, différents restaurants, divers ateliers et coopératives, de produits agricoles ou d’outils et des ateliers de réparation.

Il est important en particulier de souligner la genèse politique ou les linéaments intellectuels de cet activisme récent, sans porter nécessairement l’attention sur des trajectoires individuelles politiques. L’occupation et la constitution d’une zone libre ou à défendre est l’initiative, non pas des agriculteurs riverains, mais de différents activistes régionaux et français ou européens, en affinité avec l’esprit autonome (libertaire ou socialiste) ou révolutionnaire, dotés ou non d’une culture politique et intellectuelle. On compte également des écologistes primitivistes (refusant toute mécanisation de l’agriculture), des féministes radicales (pratiquant la non mixité), des transsexuels ainsi que des réfugiés de la Corne d’Afrique, tout comme des ex-urbains « de la rue », des saisonniers agricoles et habitués aux petits boulots. L’expérience de NDDL marque donc la rencontre entre des mondes qui ne se côtoyaient guère : des militants autonomes fortement politisés, aux sans-abri désocialisés marqués par l’expérience de la rue, aux paysans.

Ce sont en particulier des jeunes qui sont impliqués dans cette occupation et peuvent être analysés comme le sujet collectif possible de l’émancipation. Il s’agit en effet d’une vaste frange floue de l’extrême gauche (anticapitaliste, antiautoritaire) renouvelant les « grammaires » militantes. On peut ici se rapporter aux références à la jeunesse, faite par tout un courant de la pensée critique. Des penseurs, d’André Gorz à Toni Negri ou Patrick Cingolani, considèrent, à l’âge de la modernité avancée, la jeunesse précarisée des villes comme renouvelant la classe ouvrière et susceptible de mener l’offensive contre le capitalisme13.

Plus récemment, un courant intellectuel comme le Comité invisible a fait rejaillir un postsituationnisme révolutionnaire qui inspire les luttes actuelles, de NDDL à la mobilisation contre la loi « Travail ». En faisant du capitalisme le cœur d’une contestation, porteuse d’un sens politique disruptif, propre à retrouver des linéaments révolutionnaires et anarchistes (de Pierre-Joseph Proudhon à Rosa Luxemburg), le Comité Invisible réveille un esprit « opéraïste » des années 1990, Il s’agit, dans des écrits comme L’insurrection qui vient14, de retrouver une perception abrupte du réel, de faire sécession avec l’ensemble d’un système urbain, économique qui représente le gouvernement des vies à travers une série de normes et par une obéissance généralisée. La critique des différents paradigmes : écologie, loisirs et consommation est largement présente. Dans le même sens, ce jeune « anarchisme révolutionnaire » est indissociable de la critique des flux et des métropoles comme lieu d’accomplissement capitaliste et donc de la critique de la vitesse désignant la destruction de l’espace authentique par les flux, la circulation du capital et des personnes :

« Attaquer physiquement ces flux, en n’importe quel point, c’est donc attaquer politiquement le système dans sa totalité. (…). Aussi faut-il voir chaque tentative de bloquer le système global, chaque mouvement, chaque révolte, chaque soulèvement, comme une tentative d’arrêter le temps, et de bifurquer dans une direction moins fatale. » (Comité invisible, Á nos amis, Paris, La Fabrique, 2014, pp. 93-94)

« Nantes est pacifiée, rénovée, nettoyée, vidée de son âme et de ses habitants. Elle est une métropole. Tout y est pensé, conçu, agencé pour que rien ne se passe, pour que se reproduise sans cesse la routine aliénante de la consommation, du salariat, de la répression. (…). milles couleurs sont projetées sur les façades des mornes bâtiments gris, milles manières de s’exprimer face à l’architecture totalitaire de la métropole». (Brochure : Défendre la ZAD, Paroles publiques depuis le mouvement d’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 2013-2014).

La position théorique et stratégique du Comité invisible, à la fois situationniste et révolutionnaire est, sur la base de textes ayant eu une forte audience, une référence assumée ou implicite des occupants. Ainsi, le projet contestataire de la ZAD raisonne avec les textes du Comité Invisible :

« La commune, c’est peut-être ce qui se décide au moment où il serait d’usage de se séparer. (…) Toutes les communes ont leurs caisses noires. Les combines sont multiples. Outre le RMI, il y a les allocations, les arrêts maladie, les bourses d’études cumulées, les primes soutirées pour des accouchements fictifs, tous les trafics, et tant d’autres moyens qui naissent à chaque mutation du contrôle. Il ne tient pas à nous de les défendre, ni de nous installer dans ces abris de fortune ou de les préserver comme un privilège d’initié. Ce qu’il est important de cultiver, de diffuser, c’est cette nécessaire disposition à la fraude, et d’en partager les innovations. Pour les communes, la question du travail ne se pose qu’en fonction des autres revenus existants. Il ne faut pas négliger tout ce qu’au passage certains métiers, formations ou postes bien placés procurent de connaissances utiles. (…) D’un côté, une commune ne peut tabler sur l’éternité de l’ »État providence », de l’autre elle ne peut compter vivre longtemps du vol à l’étalage, de la récup’ dans les poubelles des supermarchés ou nuitamment dans les entrepôts des zones industrielles, du détournement de subventions, des arnaques aux assurances et autres fraudes, bref : du pillage. Elle doit donc se soucier d’accroître en permanence le niveau et l’étendue de son auto-organisation. Que les tours, les fraiseuses, les photocopieuses vendues au rabais à la fermeture d’une usine servent en retour à appuyer quelque conspiration contre la société marchande, rien ne serait plus logique. » (L’insurrection qui vient, op. cit., pp. 89 et 92-94)

On se limitera à donner relief à deux aspects de cette « lutte » contre des totalités instituées : en premier lieu l’État, les grands groupes de construction relevant de l’économie politique néolibérale, ou encore les classes sociales. La question métropolitaine15 est associée en second lieu à cette critique du cosmo-capitalisme qui commande tous les temps de la vie, bien au-delà du travail.

Le doute jeté sur les institutions d’État

Une partie de la résistance se traduit à une échelle vaste par une controverse publique sur la nature et le bien fondé de l’aéroport, largement contesté par l’opposition de riverains, agriculteurs et militants régionaux (ACIPA, COPAINS, Cedpa). A l’intérieur de la ZAD, fondée elle sur un projet plus large d’opposition aux institutions de pouvoir, la lutte est alimentée par le soupçon, dans la mesure où pour les activistes, il existe une coalition cachée et manipulatrice entre représentants étatiques et groupes privés propres à dénaturer le bien commun et l’environnement. Cette tendance conspirationniste peut rejoindre une simplification courante de la critique sociale contemporaine16. Elle peut s’apparenter, sous une forme manichéenne, déformée par un intentionnalisme du caché, à une simplification d’une une analyse structurelle des modes de domination, que l’on trouve au sein de la gauche radicale, révolutionnaire ou anarchiste, ne dissociant pas, dans une tradition marxiste, l’État des intérêts de classe et de la confiscation de la propriété collective17. Ce type de dénonciation peut être lu comme une version dégradée de thèmes de la sociologie critique, de Pierre Bourdieu à Luc Boltanski, voyant l’État comme l’instance de confirmation de l’ordre social, même lorsqu’il prend prétexte du changement et des réformes. Dans le cas présent, la présence d’intérêts officieux (comme la rente financière, le soupçon pesant sur les alliances privées entre les cabinets politiques et les dirigeants du groupe Vinci, opérateur de l’aéroport) jette un trouble sur la réalité, telle qu’elle est construite par les institutions. Le projet d’aéroport qui doit être implanté est présenté comme une anomalie, dont témoignent les documents d’advocacy et de contre-expertise effectuée par les associations démontrant l’inutilité de cet ouvrage, son impact négatif sur l’environnement18. Pour les plus simplistes des anti-étatistes et anticapitalistes, il s’agit d’un complot de l’État, démoniaque, prédateur et vicieux, destructeur des milieux, pour satisfaire à la logique capitaliste, sans consultation des riverains.

Á cet égard, le grand projet inutile d’aéroport est un prétexte pour s’affronter physiquement ou symboliquement à l’État policier. Concrètement, le territoire de la ZAD est, pour les occupants, le résultat d’une série d’opérations judiciaires, policières, urbaines à travers lesquelles l’État n’est pas une entité abstraite, mais pourvue de formats juridiques (comme les procédures d’éviction, les décisions de justice sur l’utilité publique). La présence physique (par le renseignement policier) et à distance justifie pour les occupants de s’attaquer aux médiateurs (juges, huissiers) aux officines des maitres d’ouvrage du projet (bureaux d’études), de se montrer agressifs avec les médias (ennemis de la ZAD) ou avec les représentants du pouvoir : magistrats, commissaires enquêteurs, ingénieurs, ou intermédiaires comme les sociétés de sécurité. De même, l’importante confrontation aux forces de l’ordre (opération César en octobre 2012) a été un tournant dans la mesure où l’état de siège durant un mois a soudé la confiance entre occupants et agriculteurs, la solidarité face aux incursions violentes, les agriculteurs n’hésitant pas à mobiliser leur temps et leur équipement pour soutenir les occupants. La face à face avec les forces policières vivant sur place durant un mois, filtrant les allées venues a également forgé l’image « répressive » et intrusive de la police faisant usage de la force et achevant d’affirmer la « violence symbolique » de l’État. Plusieurs slogans résument ce moment critique comme : « le projet d’aéroport renversé par le bocage », « Pour faire du fric il faut du flic ».

Ainsi, et contrairement à une théorie du pouvoir relationnel (de Michel Foucault à Giorgio Agamben, Pierre Dardot et Christian Laval), l’État n’est pas perçu par les occupants comme un agencement complexe de forces éparses et invisibles. On se rapproche d’avantage d’une tradition critique de Marx à Lefebvre à Bourdieu, où les relations entre Etat et espace sont déterminantes : comme dans le contrôle du foncier, des procédures urbaines et juridiques en faveur de la concentration du capital19. Dans la mesure où l’État « concret » concentrerait les différents pouvoirs, l’affrontement physique avec les institutions et représentants de l’État20 prend un sens aigu21. Comme le déclare un occupant, il convient de remporter cle rapport de forces au sein d’une confrontation ultime : « faire tomber l’État ».

Quitter « Babylone » : le retrait réparateur

Le « refuge » hors des métropoles est un second moment critique qui contraste avec les représentations sociologiques urbaines. En effet, dans une certaine tradition sociologique et philosophique, la ville demeure pensée comme l’espace d’émancipation et d’autonomie et aujourd’hui comme lieu l’accomplissement libéral, mais aussi libertaire. La description de parcours sociaux au sein de la jeunesse européenne, l’apparition des « classes créatives »22 vivant des TIC, ou des classes intellectuelles, confirment, dans les villes d’Europe, ces qualités urbaines. La perception collective de la jeunesse des villes européennes, salariée ou étudiante, épanouie et autonome comme l’avant garde des nations européennes est souvent une catégorie floue, dans la mesure où l’activité créatrice, imaginative que l’on lie aux villes, dissimule des situations individuelles hétérogènes23 La précarité de la jeunesse liée au « cognitariat », industries culturelles et visuelles se traduit en terme de difficulté de logement, insertion, protection sociale, d’autant que la ville internationale ou régionale, accentue les fragmentations, la fabrication de l’entre soi, auquel participe les classes créatives. Les composantes de NDLL traduisent cette difficulté de cerner la catégorie « jeunes des villes », qui ne recouvre ni la jeunesse dorée, ni la « bohème » artiste, mais des conditions de vie difficiles. On trouve dans la ZAD des artisans, architectes ou travailleurs de grandes entreprises de production (verre, fer), ou encore des enseignants. La plupart des occupants proviennent du salariat occasionnel (graphisme, NTI, etc.). Pour eux, la recherche d’un mode de vie alternatif, les ruptures familiales sont des éléments qui déclenchent une venue en ZAD pour un séjour plus ou moins long, suivi d’une installation plus régulière.

Á cet égard, la conception d’un « nouvel esprit du capitalisme » (ou du capitalisme cognitif) autour des activités créatives, ne cadre pas avec le vécu et l’expérience des activistes de NDDL. Ceux qui ont quitté « Babylone » témoignent de leurs salaires précaires, de leur logement en squat, de la fragilité de leurs droits sociaux et de la flexibilité de leur statut : étudiant, intermittent, saisonnier, salarié au revenu minimum24 :

« Je suis venue progressivement à la ZAD, par des amis qui venaient pour les fêtes. J’ai décidé de quitter mon emploi de bibliothécaire quand j’ai vu que je n’étais plus soutenue par ma chef de service, qui nous demandait de ne pas faire un travail de bibliothécaire mais de gestionnaire, ni par le Maire »25.

Á NDDL, cette installation est l’expression de différents échecs ou expériences liés à ces logiques de pouvoir :

« Un matin j’ai décidé de ne pas aller travailler dans l’entreprise (métallurgie). J’étais bien dans cette entreprise mais j’ai pris conscience du cycle marchand dans lequel était engagé, et même broyé mon corps et comment celui ci était otage du capitalisme. J’ai décidé de venir ici et d’être forgeron sans avoir à donner quelque chose à l’Empire »26.

Les occupants franchissent un pas et affirment que le principe d’une force collective (l’occupation avec l’autonomie politique comme apprentissage), passe par le retrait dans un bocage résistant, qui n’a rien à envier aux expérimentations urbaines des squats ; d’autant que la ZAD permet à « n’importe qui » de s’installer, cultiver ou non, sans contact préalable. D’autre part, l’installation apparaît comme un projet réparateur, mais indissociable d’un imaginaire politique :

« Á la ZAD, jai réappris à kiffer la vie, à vivre bien, bouffer bien »27.

L’entrée en ZAD est une façon de quitter le monde urbain du travail et de la consommation, et ce territoire se traduit par l’arrivée convergente de différents ex-salariés et militants, d’étudiants et de déclassés. De cette sécession exprimée avec la ville et le monde marchand, découle une problématique de la réparation sociale liée à une somatique urbaine (qu’exprime la souffrance au travail, les difficultés économiques et de logements). Sur place, les occupants le plus anciens (arrivés en 2011) ont instauré un véritable rapport à la maintenance de la terre et du territoire. Bon nombre des occupants sont appelés « arrachés » (au sens de la désocialisation), sont marqués par la drogue, l’alcool, l’expérience de la rue, leur installation en ZAD demeurant une expérience de resocialisation. L’étendue de la zone permet une large tolérance par rapport à des personnes alcoolisées, en voie de sevrage de psychotropes, cherchant à bénéficier d’un refuge réparateur et à se socialiser. Les différentes activités permettent de renouer avec des gestes enfouis et des activités « oubliées dans le monde d’avant » : réparer un toit, participer à un chantier, tenir une boulangerie mais aussi monter une barricade. Ce type de gestes concernent également des occupants se cachant de l’appareil judiciaire, en raison de délits passés (comme la violence sur personne dépositaire de l‘ordre public, lors de manifestations ou de rapports aux administrations), mais également les réfugiés, déboutés du droit d’asile. Ces derniers, originaires de la Corne d’Afrique ou du Moyen Orient, peuvent profiter de la solidarité et dans le même temps retrouver des attachements avec les éléments concrets d’existence. Dans chacun de ces cas, la production alimentaire (fromages, pain) et les chantiers de réparation sont les activités qui font que les occupants sont reconnus et légitimes. En d’autres termes, être identifié comme occupant « régulier », et non pas « un touriste », suppose une autonomie alimentaire, énergétique qui traduit un « vouloir faire » collectif. L’autonomie alimentaire et matérielle de chaque installation est elle-même indissociable des activités collectives : la participation à l’entretien des chemins, à la coopérative de réparation de matériel ou tout un ensemble d’éléments organisant les rapports continus entre le bocage et la présence humaine comme forme de vie.

On le voit, dans cette approche, ce ne sont pas tant les trajectoires socialement dissonantes qui sont en jeu que l’effacement des traces du passé individuel. Venir en ZAD suppose, certes une rupture intellectuelle et politique avec « Babylone » ou la galère de la rue, mais également un oubli de ses racines personnelles. Il est alors impossible de connaître, pour le sociologue, les trajectoires privées et politiques des occupants quand ceux-ci déclarent que « leur vie commence à la ZAD ». Le refus de s’inscrire dans des temporalités qui décrivent l’ordre social traduit d’abord une sensibilité exacerbée par rapport au « conformisme » ou au pouvoir en raison d’épreuves personnelles. Mais elle reflète aussi une vision politique et d’inspiration révolutionnaire, qui fut celle de la Commune de Paris, quand les citoyens détruisaient les horloges pour suspendre le temps. Les affiches que l’on trouve sur place sont les suivantes : « L’erreur est urbaine », « Diviser pour mieux régner, rassembler pour se libérer », « Demain c’est plus très loin », « Nous sommes l’étoffe dont sont tissés nos rêves », « Une autre fin du monde est possible »28.

Écologie sociale d’une lutte et ambiances révolutionnaires

Le mythe de la ville comme ressource politique et poétique, implique la production de contre-récits, consistant à faire de la campagne un champ de bataille. Le retour à la campagne est bien connu de certains mouvements ruraux, pour défendre des terres paysannes contre l’Etat29, mais peut être considéré également, pour certains mouvements d’occupation, comme un dépassement de l’approche anarchiste marxiste et philosophique, qui s’est longtemps concentrée sur la ville, comme promesse de nouveaux rapports entre homme et nature. C’est le cas des TAZ, cherchant à s’émanciper des interventions institutionnelles et libérales, ou des zones libérées30. C’est également le cas de la ZAD faisant de la séparation, avec l’abondante figure de la ville structurante, la base d’une politique d’habitation révolutionnaire, en mettant en son cœur une réflexion sur les instruments de l’émancipation (de Karl Marx à Jacques Rancière), tout en construisant une « culture » de « l’authenticité » opposée aux modes de vie urbain et « capitalistes ». Ce moment pratique de l’occupation (qui, notons-le, donne une signification à la notion de praxis) doit être éclairé.

L’attraction du bocage apparaît ici comme un élément central, dans sa double dimension critique et expérimentale. Ce type de territoire permet de se libérer des structures de domination et de réarmer la critique. Mais ici, et contrairement à la théorie marxiste où l’espace n’est pensé que comme une médiation entre l’État et les processus économiques31, le bocage est pratiqué comme un connecteur entre des acteurs (paysans et occupants), entre humains et non humains, avec la place prise dans les récits, la production visuelle et l’habiter, par une faune et une flore peuplant le bocage et présentés comme des résistants. Le bocage est en quelque sorte une mise en relation entre des lignes imaginaires ou réelles32 permettant de relier des micro-territoires (les installations) entre eux ou avec d’autres luttes. Il est enfin un lieu de détournement, d’imaginaire créatif sous l’influence passive des situationnistes et source d’inspiration33.

Ce double aspect explique que la conservation du bocage, sa maintenance agricole soit devenu un espace de déploiement offensif34, tout en visant le retrait, loin des métropoles. En quelque sorte, l’activisme territorial consiste à socialiser le ressentiment (comme le sentiment de déclassement), tout en permettant une création d’environnement. Dans un langage pragmatiste, le bocage offre des prises critiques pour des actions individuelles et autonomes concrètes, mais qui porte le nom de « révolution », « zone à défendre », « zone de refuge ». Ces appellations sont différentes en intensité, selon les installations, les affinités politiques des acteurs, leur rapport à l’utopie, bien que ceux-ci aient en commun le refus d’être gouvernés. Mais elles traduisent, à l’échelle de l’occupation, des modalités novatrices d’articulation de la critique et de l’activité ordinaire, et une conception concrète de l’anti-pouvoir qui s’apparente à l’anarchisme insurrectionnel, la guérilla du Comité invisible ou du Chiapas, les TAZ (que David Graeber tente de promouvoir), voire l’art de ne pas être gouverné (James Scott).

Toutefois, ce qui est prégnant dans l’occupation de NDDL est la réaffirmation d’une dimension anthropologique du bocage. En premier lieu, l’occupation du bocage devient le moyen d’affirmer des formes de vie authentiques, de créer contre la Métropole, des environnements et de « cultiver » des ambiances.

Politiques d’occupation révolutionnaires

Le rapport continu au territoire est une différence par rapport à des mobilisations traditionnelles ou aux rassemblements basées sur des temporalités discontinues et évènementielles (comme Occupy, Indignados ou Taksim). En effet l’occupation n’est pas destinée ici à créer des publics, des performances voire des « dispositifs de sensibilisation » ou encore des « répertoires d’action ». Il permet de structurer une praxis (dans le rapport à la lutte, à l’autonomie) et de l’instituer comme mode de vie. On l’a évoqué, cette radicalité ordinaire ne prend pas appui sur les voies procédurières (les assemblées ou la démocratie participative) ou sur un langage savant (la controverse, l’expertise), mais sur le langage ordinaire35. Celui-ci compris comme un ensemble d’usages, de gestes, voire une esthétique, a cette particularité de rassembler des personnes dans la qualification des évènements, et d’autre part d’assembler des récits individuels dans une narration collective36.

Une des particularités de NDDL tient à l’attention portée aux lieux de vie, compris comme un ensemble matériel de signes sensibles, d’indices et de traces, mais ceux-ci étant articulés dans un plan d’action, dans une certaine continuité argumentative et pratique37. Quitter « le paradigme du gouvernement » (Comité invisible), quitter les flux capitalistes, c’est entrer, selon les occupants, dans celui de « l’habitation ». La désertion des flux et de la modernité liquide doit permettre le tissage de nouvelles relations, affinités, alliances par le territoire rural. Il s’agit de tenir la place construire un territoire et faire que le pouvoir ne trouve de prise, en créant autant de zones d’opacité :

« Le territoire est territoire des jeux d’enfants, des amoureux ou de l’émeute, territoire du paysan, de l’ornithologue ou du flâneur. La règle est simple : plus il y a de territoires qui se superposent sur une zone donnée, plus il y a de circulation entre eux, et moins le pouvoir trouve de prise » (texte issu de l’occupation).

« Occuper et mener la lutte, c’est savoir, crocheter des serrures, soigner des animaux construire un émetteur radio pirate, monter des cantines de rue, produire le fromage et le pain ; rassembler les savoirs épars et constituer une agronomie de guerre, comprendre la biologie du plancton, la composition des sols, étudier les associations de plantes et ainsi retrouver les intuitions perdues » (texte issu de l’occupation).

Aussi, la ZAD réactive un mode de résistance connue des guérilleros, qui passe par la vie et la connaissance intimes du territoire habité. Des textes circulent à l’intérieur de la ZAD ou sont distribués par son facteur, concernant les techniques de dissimulation dans le bocage. De même, la ZAD a ses propres instruments de résistance : radio pirate, hackerisme, textes et tracts, dessins et tags qui recouvrent les lieux de « pouvoir » et renvoyant à un imaginaire surréaliste ou situationniste. Ainsi les occupants ont rebaptisé les lieux où ont eu lieu des opérations de police ou judiciaire. La route nationale devient « la route des mensonges avec toutes ses stèles », l’Etat est nommé « mouvement armé », le carrefour principal devient « le carrefour de la libération ». Dans le même sens, les panneaux de circulation conventionnels sont supprimés, tout comme la possibilité de se déplacer en véhicule motorisé, pour créer un monde propice à l’exploration et la curiosité. Cette géographie propre à délimiter un territoire se superpose à la cartographie étatique, brouille cette dernière, tout en rendant aux habitants une connaissance intime des lieux, un art de se mouvoir et de se fondre dans le bocage.

Michel de Certeau dans L’invention du quotidien (op. cit.) avait souligné la portée imaginative et transgressive de ces « milles pratiques » des utilisateurs, de tactiques articulées sur le détail du quotidien comme forme de narration, qui sont également évoqués par James Scott dans sa conception du texte caché (hidden script). Car si le territoire est un lieu de retrait discret, c’est pour mieux préparer la contre-offensive : une contre-insurrection par l’occupation. Chaque maison, cabane, jardin est un enjeu ou une modalité de la « résistance à l’envahisseur » qui en retour configure l’habitation. L’ensemble des éléments comme les routes, maisons, bords de route et communaux, points d’eau et d’électricité, tout comme les objets usuels et les ressources (bois) sont pris au sein d’un plan de bataille. S’ils sont « gagnés » contre la police, ils sont rendus au bien commun et permettent de soutenir l’ancrage. Ainsi, au sein de cet activisme territorial, détruire et construire sont pris dans la même temporalité dans la mesure où la violence cohabite avec la félicité, les moments de la destruction avec ceux de l’ancrage, l’agriculture devient une arme de guerre. Autrement dit, cette temporalité de l’occupation fait que chaque geste est directement inséré dans des usages politiques et que toutes les ressources se situent dans cette perspective de la défense ou de l’engagement.

En conséquence, il est difficile de discerner le registre de la clandestinité et de la légalité, d’attribuer des rôles professionnels aux occupants (même si certains savoir-faire sont spécialisés) ou encore de séparer les autonomes supposés violents des riverains agriculteurs38. Il est question, selon les occupants, « d’être le territoire ». Autant que d’être un mouvement révolutionnaire, les activistes veulent s’indistinguer, par un ensemble de gestes ordinaires, qui permettent la constitution d’un monde sensible, par la lutte, sinon de régimes d’intensité sensible gradués, selon les usages du territoire : du passant, au paysan, au forgeron. Nous pourrions parler alors de politique révolutionnaire de l’occupation, mais qui prend son véritable sens parce qu’elle permet la construction d’une intelligence collective et polyphonique. Elle permet d’ouvrir des échappées politiques (ou des lignes de fuite) vers d’autres luttes semblables : migrants de Calais, autres territoires menacés (Bure, Sivens, etc.). Cette mise en convergence ici n’est cependant pas véritablement problématisée dans un discours politique, comme cela peut être le cas dans certains mouvements anticapitalistes. Elle relève de la ligne de fuite traçant des champs de possibles, utopiques et poétiques :

« Le tracé arbitraire localisant une ZAD ne saurait contenir ce qui la lie à son au-delà, depuis les nuages et les vents qui la traversent jusqu’aux ruisseaux qui s’y dessinent et s’enfuient librement. Elle est aussi faite de calleux qui l’habitent, ou ne s’y arrêtent qu’un temps : végétaux, animaux, humaines » (texte issu d’occupation).

L’autonomie ou le commun ? Formes politiques de l’occupation

Au-delà de la « figuration » d’un certain être ensemble (passant par le partage d’une même sensibilité à la matérialité du monde), existe-t-il une visée instituant d’un imaginaire politique ? Á quels principes politiques se réfèrent les occupants ? Avec quelle portée ? Il est impossible ici de traiter ici des opportunités d’expériences collectives, de redéfinition des paradigmes et de choix de société qui se construisent. Il est suffisant d’aborder la question du « commun » et du projet d’autonomie de la ZAD, par référence aux grammaires anarchistes (comme celle de Pierre-Joseph Proudhon) et par contraste à la structure doxique du « commun ».

En effet, les termes de « commun » ou « communs » occupent la scène politique et intellectuelle depuis dix ans, avec toutes les ambivalences engendrées. Un certain nombre de propositions pratiques (mais aussi théoriques, comme celle de Pierre Dardot et Christian Laval précédés de celle d’Elinor Ostrom), visent une façon de dépasser le capitalisme par des Commons, définis comme des règles de fonctionnement, ou des instruments permettant de gérer des ressources et des biens en dehors du marché et de l’État, qu’il s’agisse de ressources naturelles ou de communs de connaissances (comme Internet). « Les communs » désignent alors aussi bien les régimes paysans et coutumiers d’usages, que des comités de gestion d’eau, ou le droit à la ville. Comme le rappellent Dardot et Laval dans leur état de l’art39, il est devenu un signifiant opposable au processus de marchandisation. Le slogan est scandé au sein des mouvements sociaux, de Taksim à Occupy, ou dans des luttes pour le droit des minorités menacées. Succinctement, il désigne un ensemble de paradigmes, de l’écologie au subalternisme et à l’anticapitalisme, tournés vers la protection de la propriété publique contre la privatisation (enclosure) et le pillage des nations (que Karl Polanyi avait déjà mis en exergue). Plusieurs propositions pour refonder les communs se sont déployées dans la théorie critique et politique, voire l’économie politique : comme celle des Common Goods de David Bollier, Charlotte Hess et Elinor Ostrom40, contenant des formes culturelles (la préservation d’une communauté) ou normatives (le sens de la justice sociale), pour repenser l’action politique. Il s’agit ici d’un paradigme défensif des communs, mais également offensif par la promotion de pratiques de mise en commun pour des services publics.

Une critique intuitive des « communs »

Ce que propose l’occupation de NDDL est de repenser en premier lieu la critique du rapport à la propriété privée, en tant que celle-ci est à la racine de problèmes des individus, si ce n’est une menace sur la vie des personnes. Ce qu’exprime un tel mouvement est un principe politique du commun, non pas au sens des discours antilibéraux et quelquefois néolibéraux (par exemple dans l’open access), mais comme forme politique de l’autogouvernement, rejoignant ici la tradition anarchiste de Proudhon, réactualisant le terme de « Commune ». Celle-ci peut être renvoyée aux évènements originels de la Commune française, ou encore à une activité sociale produisant un sujet collectif (au sens des mouvements ouvriers, au sein desquels des groupes se saisissent d’un projet). Nous sommes donc en face d’une conception sociale autant que politique, qui donne sa pleine mesure à la praxis (comme pratique vouée à la transformation sociale, et primant, pour une partie des occupants sur la constitution politique), ou d’une praxis instituante, valorisant non pas des sociétés pacifiées où le conflit serait absent, mais au contraire à des microsociétés concrètes basées sur la non domination, l’autonomie et l’association. L’émancipation est indissociable de l’action, notamment dans le domaine de la vie collective, des règlements et de la propriété41, de même qu’elle est indissociable du maintien de la liberté individuelle au sein du collectif.

Á cet égard, l’expérience de la Commune de NDDL ne se limite pas à un principe abstrait de solidarité, ou inversement à une économie morale des conduites ordinaires de personnes résistant à des intérêts des classes dominantes (à la Edward P. Thompson), ni à une vague construction, par apprentissage des « communs » (à la Elinor Ostrom), bien que cet apprentissage puisse être celui des règles permettant l’action collective, et que cet apprentissage peut être artisanal et horizontal).

D’une part, à NDDL le maintien dans les lieux et l’occupation « révolutionnaire » suppose de l’expérimentation, de la négociation, et par dessus tout de l’imagination sociale. En effet, la particularité de NDDL ne réside pas dans le processus fusionnel et donc homogénéisant des multitudes, mais au contraire dans la tension perpétuelle entre individu et collectif, économique et social, nécessitant des inventions quotidiennes : celle des institutions « communes » et des règles de vie, voire des formes de vie. Inventer des institutions est un processus collectif qui suppose de reconnaitre la part de liberté individuelle au sein d’une habitation et d’un territoire collectifs, et donc de ne pas freiner la créativité individuelle, de la part d’occupants cherchant à se dégager des contraintes sociétales et gouvernementales. Simultanément, la dimension économique des institutions (comme on le verra plus loin) et des pratiques quotidiennes n’est évacuée ni des discussions, ni de la praxis politique où se mêlent l’échange, la production, le questionnement sur le rapport aux modes de production.

D’autre part et au delà de la vulgate sur « le commun », l’occupation de NDDL questionne les principes d’une propriété commune au sens du socialisme durkheimien, mais aussi proudhonien, visant l’organisation collective de la production économique qui a pour objectif de reconstituer le lien marchand défait par le capitalisme. La dimension économique de l’occupation (comme on le verra plus loin), tout comme les problèmes posés par la coopération interindividuelle ne sont évacuées, ni des discussions, ni de la praxis politique où se mêlent l’échange, la production, le questionnement sur le rapport aux modes de production. De ce point de vue, là où des textes ou d’autres expériences (notamment anticapitalistes) peuvent découpler le lien entre mouvement social et émancipation, voire entre « commun » et politique, voire entre social et politique, l’expérimentation de NDDL ne peut être dissociée du projet politique qui est celui de l’émancipation individuelle et collective, ou de la transformation sociale jamais clôturée.

Les institutions sociales de NDDL

La ZAD est une forme autonome, où des institutions, c’est-à-dire un ensemble de règles sont mises en pratique par un ensemble d’individus, ces règles définissant des principes de vie (grammaires). Ces principes libertaires et anarchistes conviennent à définir très sommairement les règles de vie de la ZAD. Les terres y sont recollectivisées, chacune des 60 installations a sa propre temporalité, demeure autonome dans sa production de nourriture, son choix de techniques agricoles ou son mode de vie (végétarien ou non, mixte ou non). Chacun est libre de son engagement envers les autres, et du « niveau » de travail en commun, mais on parle ici plutôt de circulation, d’échanges d’informations sur les techniques agricoles de plantation, de production, de construction, plutôt que de groupements et de communautés de travaux. Cependant, le mutualisme est présent par la redistribution d’une partie des productions des installations, qui rééquilibrent les disparités de niveaux, entre ceux qui plantent et ceux qui ne plantent pas, en respectant ainsi la liberté individuelle. Ainsi, une partie des productions peut être redistribuée aux non-marché chaque semaine, ou à des occupants moins productifs. De même, les moyens agricoles sont mis en commun, certains jardins sont plantés et récoltés collectivement.

L’autogouvernement, terme ordinaire qui circule sur la ZAD, désigne le fait que le commun est organisé en dehors de l’État, mais également d’une assemblée générale. Car, s’il existe une assemblée populaire hebdomadaire, celle-ci est à géométrie variable, sans organisation et animation, comme ce peut être le cas dans un certain nombre de mouvements de la démocratie radicale (Indignados, Occupy, Nuit Debout…). Il n’existe pas de parlement de la ZAD ou d’assemblée populaire qui unifierait le contenu ou les formes éparses d’intelligence collective, mais au contraire la reconnaissance de l’hétérogénéité des 200 occupants dont la créativité débridée est en elle-même le tissu de la coopération sociale.

Les seuls moments de rassemblement planifiés sont les grands moments festifs auxquels sont conviés les riverains et les soutiens comme les moments d’urgence (une crainte d’expulsion, un besoin de renforcer l’occupation comme c’est le cas en 2016). Il est impossible de décrire ici le système de règles informelles gérant la propriété collective, les discussions de voisinage pour le fonctionnement matériel et comme système de constitution sociale. Un des principes supérieurs est d’éviter toute logique de domination.

« Personne ne peut prendre de décision à la place des autres … C’est pour cela que les réunions ne peuvent pas prendre en charge la vie de la zone »42.

Cette non-limitation du réel et du social qui passe par la reconnaissance de l’hétérogénéité, des participants, la disparité des sensibilités est un moteur de la ZAD. Il en va des attitudes politiques alimentaires ou écologiques et technicistes (cohabitation des végans et des végétariens, des primitivistes et des mécanistes, des partisans de la mixité et de la non mixité). Dans le fonctionnement ordinaire, aucune discussion collective ne peut aboutir à une sanction, ou au rétrécissement des libertés au motif de la nécessité d’une « régulation »43. Ainsi, le règlement de litiges : par exemple sur les chiens laissés en liberté, les animaux vagabonds mangeant les productions, un individu alcoolisé troublant la vie nocturne, se fait par la discussion « au coin d’un champ », ou par les excuses. Il peut également se solder par un déménagement. Les principes de la solidarité et du « commun » sont toujours discutés par rapport au projet d’émancipation individuelle, notamment dans le cas des personnes les plus fragiles qui sont protégés (par exemple par l’absence de propriété privée et de loyer). Ce sont ces deux polarités de l’émancipation (ou de l’individuation) et de la solidarité qui rendent possible une créativité ordinaire, l’émergence de relations interindividuelles, toujours situées dans un mouvement politique.

Constitution sociale ou constitution politique ? Le rapport contrasté à la production et le dilemme posé par l’économie

Abordons un point crucial de cette occupation : l’économie politique où se jouent particulièrement des dilemmes entre rôle du collectif et maintien de la liberté individuelle. Non pas qu’il existe des conceptions différentes du rapport au travail, à l’ordre marchand et à la propriété : on l’a dit tous les occupants sont en rupture avec monde marchand, salarial et capitaliste. Mais le rôle de l’activité monétarisée ou symbolique, comme modalité de lutte contre l’aéroport, ou d’un véritable projet de transformation sociale, est à l’origine de différentes perceptions et conceptions.

Le fait que des éléments matériels, comme les habitations soient reconnues comme faisant partie de la « commune » n’est pas discuté. La propriété est de facto collective, puisque l’on peut passer d’une maison à l’autre, s’installer, fabriquer des lieux de vie. L’absence de propriété privée et de clôture, le vagabondage des animaux, le calendrier agricole libre, les savoirs acquis par les échanges, donnent une valeur aux choses et sont propres à mettre en avant le modèle de sociétés collectives (le modèle de la Commune ou le modèle des communautés ouvrières utopistes44). Mais cette primauté de la valeur d’usage cesse cependant, quand il s’agit de monétariser des productions au bénéfice du projet « révolutionnaire ». Concrètement, certaines installations organisent des buvettes payantes pour les « étrangers » (à prix fixe), des évènements festifs autour de la résistance, appellent à collecter de fonds pour la restauration de bâtiments, organisent des concerts drainant un public militant extérieur. Les gains sont redistribués vers d’autres luttes ou réinvestis dans des achats de biens matériels (en particulier agricoles et de première nécessité), bien que les revenus de ces évènements ne fassent l’objet d’aucune comptabilité. Ce passage de l’entraide anthropologisée à une solidarité payante suscite une interrogation critique de la part de certains occupants moins « productifs » qui craignent de voir apparaître des caisses centralisées, voire des institutions comme les assemblées, et par conséquent redoutent de perdre leur autonomie.

L’autonomie et plus concrètement, l’utilisation de l’économie marchande renvoie à deux temporalités et deux visions différentes de la lutte, qui fonde un rapport différencié à la praxis. Dans un premier cas, l’occupation consiste, dans une visée stratégique, à utiliser toutes les ressources et toutes les formes de capital social, culturel, technique (par exemple les savoir-faire acquis au sein de l’ordre marchand) pour renforcer le processus « révolutionnaire » (c’est-à-dire le signifiant politique). Celui-ci, selon une partie des occupants, doit s’étendre au-delà des groupes constitués, au voisinage. Pour cette tendance, l’aspect productiviste n’est alors pas un tabou. Les ressources fussent-elles au prix de concession éthique doivent « nourrir » la révolution et démultiplier les forces révolutionnaires. Á cet égard, les véritables stratèges appelés « puissants » par les autres (moins actifs), sont ceux qui pratiquent la dissimulation des véritables enjeux politiques (la destitution) sous le couvert d’une activité productive et agricole honorable ou de fêtes conviviales élargies à un vaste public. Ils n’hésitent pas alors à revêtir le vêtement de l’agriculteur, à circuler en voiture sur la zone et à se rendre aux assemblées des coopératives agricoles des agriculteurs « historiques ». Comme le déclare un de leurs opposants :

« Tu vois, tous les fromages, tous les légumes repartent vers X…. (Une lutte). Nous, on produit moins, on doit aller au supermarché de X (village à côté). Quelquefois sur le non marché, il n’y a rien. Tout est parti à l’extérieur »45.

En ce sens, et dans une vision politique, l’auto-organisation est mise au service d’un projet politique constituant. Á l’inverse, dans une autre partie de la ZAD, la constitution sociale est la référence, avec le maintien de formes plus ou moins organisées et explicitées, mais pluralistes, l’autonomie devant être maintenue dans une conception où les institutions sociales doivent être domestiquées et locales, et la praxis doit demeurer instituante46.

En effet, l’autre esprit de la lutte, est d’avantage tourné vers des représentations sensibles et vers un imaginaire du maquis. Il consiste à rendre la lutte improductive, à développer des formes de vie, à suspendre le référentiel moderniste et progressiste. Dans ce cadre, la production agricole a une fonction vitale et minimale. La débrouille est un canal de résistance mais aussi de communalisation (au sens du partage des ressources et de l’apprentissage delà vie en commun) :

« Je n’en ai rien à faire d’aller vendre des cannettes de bière pour des gens de l’extérieur. On a quitté Babylone et le système, ce n’est pas pour le voir revenir ».

Pour ces occupants, être là signifie que la « bataille » a déjà eu lieu, que l’occupation est une victoire sur les habitudes et la distribution des places47, sans « besoin de monter à l’assaut ». Comme le dit un occupant à propos du rapport du village voisin :

« Ce sont nos voisins, ils habitent ici. Mais on nest pas obligé dadhérer à notre point de vue. Moi je n’en ai rien à faire des habitants de X, par rapport à nous, ceux de la ZAD. ».

La constitution sociale est ici la référence au sens praxis doit demeurer instituante, privilégier l’auto-constitution de la société sur la destitution de la société, la domestication du territoire sur les luttes politiques non maitrisables. Ce type de propos illustre bien les différences d’appréciation entre ceux portant l’idée d’un autogouvernement de tradition libertaire et sans commandement, et les « puissants » appelés « vrais révolutionnaires ». Mais elle est particulièrement révélatrice d’une série de fractures enfouies. Un habitus culturel et un capital social, comme une conception des rapports individuels, différent selon les occupants. Il existe en effet une division intellectuelle entre les « arrachés », terme qui désigne les occupants venant de la rue, et les « grands bourgeois », qualifiés ainsi en raison de leur passé professionnel, leur culture. Ceux-ci introduisent une valeur d’échange dans la ZAD par la vente de produits à destination de circuits alternatifs, destinés en retour à alimenter les caisses de lutte. Ils sont également les plus présents dans les assemblées, écrivent les textes. Il leur est reproché un rapprochement de façade avec les « réformistes » et « légalistes », agriculteurs extérieurs48. En réalité, les « grands bourgeois », « vrais révolutionnaires », craignent les « vrais squatteurs », peu aptes à maintenir le territoire, à cultiver et produire, et par conséquent susceptible de compromettre des alliances « révolutionnaires ». Ainsi deux « sous- » mondes sociaux apparaissent. Le rapport au réel est rugueux pour les « arrachés », rebelles venant des rues, discrets et en retrait. Ils peuvent devenir black blocs pour défendre leurs occupations contre l’autoritarisme, ne serait-ce qu’avec une idée floue de l’autonomie. Davantage équipés d’un capital social et politique, les insurrectionnels appelés « bourgeois » sont ceux qui utilisent d’avantage la feinte, pratiquent l’art du camouflage social en se fondant dans des relations de voisinage et en utilisant des opportunités politiques. Ces deux types de « vision » empêche une vision de la transformation sociale qui ne soit ainsi clôturée.

Temporalités et visions de l’occupation et devenir du commun

Á travers ce rapide survol, il ressort quelques traits propres à caractériser un tel activisme territorial. Si celui-ci a des grammaires constantes renvoyant à la sécession, les modalités d’action diffèrent. On l’a vu, elles mettent l’accent sur la révolution comme finalité (au sens de la destitution de l’État ou du bouleversement radical de celui-ci), ou sur l’autonomie politique et émancipatrice. Elles assument la coupure nette avec le monde extérieur, y compris avec les riverains, et les stratégies violentes, ou au contraire s’inscrivent dans des rapports de bon voisinage.

En premier lieu, la ZAD relance les débats entre liberté et mutualisme propre à définir un projet politique de l’autonomie territoriale. Ce qui est mis à jour par l’occupation, est le dilemme entre l’autonomie et l’associativisme, y compris dans la régulation des usages et le rapport à la sphère « privée » ou « personnelle ». Mais ce hiatus est le moteur de l’occupation, car s’il n’existe pas de forme instituée du commun, il existe des règles et des formes de vie. In fine comme le rappelle un occupant :

« Personne ne contraindre personne (à respecter les mêmes modes de vie ou esprit de lautonomie, mais tout le monde devra défendre l’occupation, bien que tout le monde ne se sent pas obligé d’être solidaire »49.

En second lieu, une occupation est loin d’être une abstraction vide, une idéalité ou une action sauvage. Elle s’appuie au contraire sur un rapport matériel et charnel au bocage et à ses implantations, qui permet de donner forme à une praxis. Mais la radicalité militante offre différents visages et différentes stratégies : elle peut amener les occupants à jouer les agriculteurs parfaits, à employer des techniques de dissimulation rappelant le hidden script50 ou au contraire à exacerber le registre de la guérilla. De même, le projet politique de l’autonomie ou de l’utopie peut s’exprimer graduellement dans le régime du proche et de l’habiter, à travers l’individualisation (au sens libertaire) ou avec des relations plus diversifiées (avec les voisinages) avec lesquelles les acteurs définissent le devenir de l’occupation.

En troisième lieu, cette expérimentation politique et sociale suppose de nouvelles qualifications : la reconnaissance de la mutualité, comme forme politique plus ou moins appuyée selon les moments, de temporalités, ou encore la dimension pragmatique de l’engagement. Ces deux aspects font que la politique d’occupation ne se confond pas avec la disruptivité de certains mouvements sociaux (comme Nuit Debout, Occupy). Se « donner à la lutte » comme le disent les occupants suppose de dépasser l’opposition entre violence et non-violence, intimité et engagement, et un certain nombre de clivages entretenus par la sociologie entre raisonnement explicatif et évènements quotidiens. Ainsi, le maintien à terme ou non de cette Commune en devenir pose de nombreuses énigmes à la pensée politique et sociologique. Une occupation comme celle ZAD est une mise en abime permanente de l’expérimentation et de l’émancipation, du social et du politique. Elle permet de ne pas oublier que les acteurs ordinaires, « quand ils se révoltent, ont toujours une longueur d’avance non seulement sur les sociologues mais aussi sur les politiques. »51

Sylvaine Bulle, Sociologue, Laboratoire Théorie du Politique (LabTop, composante de l’UMR du CNRS CRESPPA)

1 Voir par exemple en France : Auyero (J.), « L’espace des luttes. Topographie des mobilisations collectives », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 160, 2005, pp. 122-132 ; et à l’international : Sewell (W.H.), « Space in Contentious Politics », in AminZADe (R.), Goldstone (J.), McAdam (D.), Perry (E.), Sewell (W.H.), Tarrow (S.), Tilly (C.), Silence and Voice in the Study of Contentious Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, pp. 51-89.

2 Voir Lefebvre (H.), La production de l’espace (1e éd. : 1974), Paris, Economica, 2000.

3 Voir Butler (J.), Notes Toward a Performative Theory of Assembly, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2015; Mouffe (C.), L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016.

4 Voir Bey (H.), TAZ. Zone d’Autonomie Temporaire, Paris, L’Eclat, 1997 ; Graeber (D.), Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, Lux Éditeur, 2006.

5 Voir Scott (J.), Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013.

6 Debord (G.), Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste (1948-1957), Paris, Allia, 1985.

7 Pour Lefebvre, le Capital « produit » de l’espace « physique » et de l’espace social inextricablement mêlés.

8 De Certeau (M.), L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.

9 Boltanski (L.), De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

10 Cet élargissement peut s’entendre au sens du rapprochement entre des entités différentes qui concerne ces totalités (comme les classes sociales ou l’État) et les conditions exactes dans lesquels vivent les acteurs. Dans la sociologie pragmatique, ce rapprochement est effectué par les acteurs eux-mêmes, dans le cadre d’épreuves existentielles ou de réalité. Voir en particulier : Boltanski (L.), De la critique, op. cit.

11 Voir Ogien (A.), Laugier (S.), Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La Découverte, 2014.

12 Le bocage est une zone végétale humide de 1200 ha, peu construite, et représente pour les opposants à l’aéroport un écosystème à préserver, notamment en raison de présence de plantes et de rongeurs rares.

13 Cette position a été défendue en France au sein du mouvement autonome des années 1970, en Italie au sein du courant marxiste appelé opéraïsme.

14 Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2008.

15 Le terme métropole désigne des formes territoriales du gouvernement des flux, de la circulation des richesses propres à définir un système d’accumulation ou de mobilité, ou un système d’aménagement à des fins fonctionnelles et sécuritaires. Cf. Virilio (P.), L’’insécurité du territoire, Paris, Galilée, 1993.

16 Cette vision se retrouve sur internet, au sein de certains courants critiques. A ce titre, voir Corcuff (P.), « « Le complot » ou les aventures tragi-comiques de « la critique » », Mediapart, 19 juin 2009, [https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/190609/le-complot-ou-les-mesaventures-tragi-comiques-de-la-critique]. Notons que les occupants de la ZAD ne se réclament pas de la « gauche radicale » ou ne s’objectivent pas comme tel.

17 Voir par exemple la thèse marxiste de l’Etat par Antonio Gramsci (années 1920-1930), Nicos Poulantzas (années 1960-1970) et plus récemment de David Harvey. Toutes défendent la thèse d’une économie politique où l’Etat et les forces économiques sont interdépendants, mais aucun ne définit véritablement l’État en dehors de la « force du pouvoir » hégémonique ou de la société politique (Gramsci).

18 Françoise Verchère, élue écologiste de la région Ouest, parle de mensonge d’Etat, en analysant le déroulement des procédures publiques depuis 40 ans pour la construction de l’aéroport. Voir Verchère (F), Notre Dame des Landes : la fabrication d’un mensonge d’Etat, La Colle-sur-Loup, Editions Tim Buctu, 2015. Symétriquement à la critique anti-étatiste le projet d’aéroport donne lieu à une controverse d’ampleur, ayant abouti à la décision politique d’effectuer un référendum sur sa fiabilité (avec un résultat favorable à sa construction). Sociologiquement, la controverse, donnant lieu à des scènes d’argumentation est un espace symétrique au complotisme. Pour une analyse graduelle des controverses et des « prises critiques », voir Chateauraynaud (F.), « L’emprise comme expérience. Enquêtes pragmatiques et théories du pouvoir », « L’emprise comme expérience », revue SociologieS [En ligne], 23 février 2015, [http://sociologies.revues.org/4931].

19 Selon la formule d’H. Lefebvre : un « bon Etat » est impossible, et il est nécessaire d’établir des rapports de contre-pouvoir comme garantie de la démocratie urbaine. Voir De l’Etat IV, Les contradictions de l’Etat moderne, Paris, UGE, 1978.

20 Plusieurs administrations ont été saccagées au printemps 2016.

21 P. Corcuff parle en ce qui concerne les « mouvements sociaux critiques » et la gauche radicale d’une tendance à l’essentialisme ou substantialisme qui caractériserait le rapport au capitalisme ou l’État dans « Guide politique de vigilance anti-essentialiste. Contribution à la critique du national-étatisme montant et d’autres dogmatismes dans la gauche radicale et les mouvements sociaux critiques », revue Les Possibles (revue en ligne éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac), n° 10, été 2016, [https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-10-ete-2016/dossier-droits-justice-et-democratie/article/guide-politique-de-vigilance-anti-essentialiste]. Sociologiquement, on préfère parler des fonctions sémantiques de l’État bien démontrées par John Searle et la philosophie analytique.

22 Voir Florida (R.), Cities and the Creative Class, New York-London, Routledge, 2005.

23 Cingolani (P.), Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation. Paris, La Découverte, 2014, Tasset (C.), Les intellectuels précaires, genèses et réalités d’une figure critique, Thèse de doctorat, EHESS, décembre 2015.

24 Les témoignages consignés dans un recueil récent vont dans le même sens : voir Collectif Mauvaise Troupe, ZAD / NO TAV. Entretiens, Paris, L’Eclat, 2015.

25 Occupante, octobre 2015.

26 Occupant, juillet 2015. Les termes d’« Empire » ou de « Babylone » désignant le monde marchand reviennent souvent dans les conversations, tout comme la souffrance au travail.

27 Occupant, septembre 2015.

28 Ces slogans se retrouvent lors des manifestations contre la loi « travail » au printemps 2016 à Paris et en Bretagne.

29 Voir la lutte pour le Larzac en France. Voir Hervieu-Léger (D.), et Hervieu (B.), Le retour à la nature : au fond de la forêt, l’État, Paris, Éditions du Seuil, 1979.

30 Voir Scott (J), Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013.

31 Harvey (D.), Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014.

32 Ingold (T.), Une brève histoire des lignes, Paris, Zones Sensibles, 2011.

33 Voir les textes comme « À la lisière du bocage. Histoire de luttes territoriales pour la défense des communaux », Nulle terre sans guerre, Lisière n° 1, écrit depuis la ZAD de Notre-Dames-des-Landes, hiver 2014. Les textes du Comité Invisible insistent sur cet ancrage : « La crise n’est pas économique, écologique ou politique, la crise est avant tout celle de la présence », », À nos amis, op. cit, p. 31.

34 C’est à dire mettre en place des stratégies. Voir Deleuze (G), Dialogues avec Claire Parnet, Paris, Flammarion, 2008.

35 Que l’on peut distinguer ici de la démocratie radicale, celle-ci ne réfutant pas le rôle des instruments légalistes et le registre argumentatif, délibératif.

36 D’où le fait que de nombreux ouvrages ou brochures militantes collectent des témoignages. Voir par ex. : Construire la zad, op. cit.

37 Correspondant au terme de « valuation ». Voir Dewey (J.), La formation des valeurs. Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2011.

38 Les agriculteurs se sont montrés très résistants lors de l’opération César, faisant de leurs tracteurs des véhicules de défense. Le fait de renouer avec des techniques quelquefois violentes permet d’historiciser la lutte par rapport à des batailles inscrites dans l’imaginaire politique et dans la violence politique : la lutte du Larzac, Action Directe et ailleurs le Chiapas.

39 Dardot (P.), Laval (C.), Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.

40 Voir Bollier (D.), « The Growth of the Commons Paradigm », in Hess (C.), Ostrom (E.) (eds.), Understanding Knowledge as a Commons. From Theory to Practice, Cambridge, The MIT Press, 2006.

41 Dans le socialisme libertaire de Proudhon par exemple, la mutualisation se substitue à l’autorité et au gouvernement, et la société est une production permanente issue d’une activité collective, incluant l’économie, prenant en compte un territoire de taille respectable : la commune. Voir Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? Garnier-Flammarion, 1966 ; Voir Proudhon (P-J), Idées générales sur la révolution au XIXème siècle, Garnier Frères, 1851. Texte en ligne [https://fr.wikisource.org/wiki/Idée_générale_de_la_Révolution_au_dix-neuvième_siècle]. Voir aussi Scott (K.), Communal Luxury: The Political Imaginary of the Paris Commune, Verso, 2015.

42 Un occupant, septembre 2015.

43 Le seul cas discuté collectivement, à notre connaissance, a été celui d’une violence physique et sexiste. Il a été convenu par le bouche à oreille que l’agresseur devait quitter la zone.

44 Voir par exemple les principes du Phalanstère de Charles Fourier au XIXe siècle. Ces mouvements ouvriers « artistes » que l’on peut retrouver en ZAD ne sont pas assimilables aux makers, fablabs liés au capitalisme cognitif.

45 Une occupante, octobre 2015.

46 Voir Castoriadis (C.), L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.

47 Voir Rancière (J.), Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998.

48 C’est le cas des nombreuses coordinations de riverains (ACIPA, COPAIN) qui coopèrent avec les occupants. Ce volet n’est pas traité ici.

49 Occupant, février 2016.

50 Scott (J.), La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

51 Boltanski (L), « Pourquoi ne se révolte t-on pas ? Pourquoi se révolte t-on ? », revue Contretemps, n° 15, 3e trimestre 2012, p. 120, [http://www.contretemps.eu/pourquoi-ne-se-revolte-t-on-pas-pourquoi-se-revolte-t-on/].

 

Séminaire ETAPE n°19 – Interrogations sur l’État, Foucault et l’anarchisme

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Décembre 2015 –

 

Interrogations sur l’État, Foucault et l’anarchisme

 

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Séance à partir d’un texte de Geoffroy de Lagasnerie, sociologue et philosophe, auteur notamment de : La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique (Fayard, 2012), L’Art de la révolte. Snowden, Assange, Manning (Fayard, 2015) et Juger. L’État pénal face à la sociologie (Fayard, janvier 2016)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Manuel Cervera-Marzal, docteur en science politique
  • Rapporteur « critique » : Rafael Perez, doctorant en histoire de la philosophie et co-fondateur des éditions libertaires Albache

Texte Geoffroy de Lagasnerie

 

Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme

 

Geoffroy de Lagasnerie 

La réflexion que je voudrais proposer porte sur la question du pouvoir, de la théorie du pouvoir et, plus spécifiquement, du problème de l’Etat. Je voudrais réfléchir sur la place que la théorie critique et la théorie de l’émancipation doivent accorder à l’Etat et sur l’image de l’Etat que, pour nous aider dans cette tâche, nous pouvons tirer des analyses de Michel Foucault. C’est une réflexion que j’ai été amené à conduire dans le cadre de mon dernier livre sur le système pénal et l’appareil répressif, puisque réfléchir sur le Jugement, la forme-Tribunal, la peine, c’est nécessairement rencontrer la problématique de l’Etat, du droit et du pouvoir d’Etat.

Je voudrais essayer de dire pourquoi, alors que j’ai longtemps pensé mon travail comme « anarchiste », je le suis de moins en moins – ou autrement dit comment écrire et réfléchir pour moi a consisté à m’éloigner de l’anarchisme et à renouer avec une certaine croyance dans l’Etat et dans le droit.

I. Théories critiques et Etat

La question que je voudrais poser est celle de savoir s’il est possible d’élaborer une théorie critique sans élaborer une théorie de l’Etat, ou, plus spécifiquement, une théorie de l’Etat comme centre et comme lieu du pouvoir. J’ai lu récemment un texte de Louis Althusser consacré aux appareils idéologiques d’Etat où Althusser écrit que, selon lui, il n’y a pas de sens à construire une théorie critique sans la lier à une théorie de l’Etat, et sans associer Etat et pouvoir. C’est autour de l’Etat que tout se joue, écrit Althusser, en sorte que toute théorie qui ferait l’économie du concept d’Etat, et qui ne désignerait pas l’Etat comme lieu du pouvoir, comme espace organisateur et unificateur, s’interdirait les moyens de comprendre comment fonctionne la société et comment agir pour la transformer1. C’est en un sens cette même perception que l’on retrouve chez Pierre Bourdieu, lorsque celui-ci désigne l’Etat comme le « lieu géométrique de toutes les perspectives », selon la formule de Leibniz sur Dieu, c’est-à-dire comme le point vue qui s’impose à tous les autres points de vue et à partir duquel tous ces autres de vue sont contraints de se définir2.

Je voudrais, ici, donner raison à Althusser : une théorie critique ne peut faire l’économie d’une théorie de l’Etat. Une pensée du pouvoir doit accorder une place centrale à un diagnostic de l’ordre étatique et de l’ordre du droit. Mais je voudrais essayer d’affirmer cette position tout en tenant compte de l’analyse foucaldienne. En d’autres termes, il s’agit pour moi de me demander à quelles conditions il est possible de repenser le problème de l’Etat, et peut-être même de la souveraineté, sans régresser par rapport à Foucault et aux apports qu’il a apporté à la théorie du pouvoir. Je voudrais dans ce cadre montrer comment l’on peut tirer des textes de Foucault, non seulement une pensée de l’Etat mais même l’idée selon laquelle l’analyse de l’Etat doit occuper une place essentielle dans un dispositif critique adossé à une pratique de l’émancipation. A mon sens, on a surestimé la critique de l’Etat chez Foucault. Loin de nous détourner d’une théorie de l’Etat et du droit, ses analyses peuvent nous permettre de reposer le problème de l’Etat et de réinvestir une théorie du droit.

II. Un anti-étatisme théorique

Bien sûr, je ne le nie pas et il faut même partir de là, il est incontestable que l’une des grandes ambitions et l’un des grands apports de Foucault a été de proposer d’élaborer une théorie du pouvoir sans l’indexer ou la faire dépendre d’une théorie de l’Etat. Il s’agissait de rompre avec la théorie du pouvoir comme souveraineté et donc l’idée selon laquelle l’Etat constituait le lieu central de production puis de propagation du pouvoir. L’hypothèse de la souveraineté présuppose que le pouvoir a un lieu, qu’il s’applique à la société et aux individus à partir d’un foyer central… et que ce foyer central, c’est l’Etat. Le pouvoir est pensé comme émanant de l’appareil d’Etat, de la structure juridique et exerçant sur la société des effets de conservation.

Selon Foucault, cette représentation est d’abord l’œuvre de la philosophie politique traditionnelle avec ses concepts de Loi, de volonté générale, de République, etc. Mais elle se retrouve également dans le marxisme, et notamment dans le marxisme défendu par Althusser, qui tend selon lui à analyser le pouvoir en privilégiant l’appareil d’Etat et la structure juridique – ce qui revient à rousseausier Marx3.

Comment inventer une analytique du pouvoir qui ne privilégierait plus l’appareil d’Etat ? C’est la grande préoccupation de Foucault à partir du milieu des années 1970. Et contre l’hypothèse de la souveraineté, Foucault va placer au cœur de sa théorie les notions d’« immanence », de « pluralité », de « multiplicité ». Il développe ce point, notamment, dans la section de la Volonté de savoir consacrée à l’élaboration de sa « méthode » (c’est le mot qu’il emploie)4. Foucault s’en prend aux théories qui fabriquent une image trop centralisatrice du pouvoir : celles qui parlent du « Pouvoir » comme « ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un Etat donné » (ce sont les théories du contrat social), ou celles encore qui désignent par là un « système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier » (ce sont les théories sociologiques ou marxistes)5. A ces paradigmes, qui construisent des transcendantaux et pensent en termes d’unité et de totalité, Foucault oppose une autre vision, habitée par les notions d’immanence et de multiplicité : « Par pouvoir, il me semble qu’il faut entendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent et sont constitutifs de leur organisation »6. Rendre intelligible l’exercice du pouvoir jusqu’en ses « effets les plus périphériques » impose dès lors de fabriquer un point de vue qui n’assignera pas le « pouvoir » à résidence, qui ne supposera pas l’existence d’un « point central », d’un « foyer unique » à partir desquels se propageraient les mécanismes de contrôle, etc. : « La condition de possibilité du pouvoir […] c’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables ». Il y a, par conséquent, une « omniprésence du pouvoir : non point parce qu’il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu’il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout »7.

Cette théorie de la dissémination des pouvoirs et des lieux des pouvoirs est, évidemment, très importante et elle a connu une très large postérité et diffusion. Nous vivons toujours dans l’horizon de cette théorie et nous devons y demeurer. Sans doute sa conséquence la plus belle est-elle qu’elle permet de concevoir la politique comme une activité infinie, interminable. Elle ouvre la voie à une politisation de tous les aspects de la vie sociale et à une prolifération des luttes. Penser les pouvoirs au pluriel impose de voir chaque lutte dans la singularité de son émergence et de son développement. Dès lors, une telle attention empêche de fixer a priori le lexique de la politique et la forme de l’action pratique, puisque celles-ci se redéfinissent en permanence, surgissent dans des lieux jamais prédéterminés, autour d’enjeux jamais identiques, à travers le temps et l’espace.

III. Une nouvelle conception de la politique

Cette analytique du pouvoir a contribué à redéfinir la conception de la politique, et c’est dans l’espace ouvert par cette conception que nous devons penser l’activité pratique aujourd’hui. D’abord, si nous acceptons l’idée selon laquelle le pouvoir n’a pas de lieu, alors il est nécessaire d’abandonner la croyance dans une hiérarchie entre les luttes : puisque la société n’a pas de centre, puisqu’elle est hétérogène, incohérente, éclatée, alors toutes les luttes (une grève, une manifestation contre la drogue, une révolte de prisonniers, etc.) restent locales, singulières, spécifiques. Aucune d’entre elles ne contient plus de politiques, ou plus d’enjeux qu’une autre. De la même manière que Pierre Bourdieu disait, contre la fascination spontanée pour les événements extraordinaires, qu’il n’existait pas, dans l’Histoire, de moments plus historiques que d’autres, on doit dire qu’il n’existe pas de combat plus politique que d’autres. Tous importent au même titre – c’est-à-dire pour eux-mêmes – et tous se valent.

Cette conception permet de libérer la gauche de l’obsession révolutionnaire ou, plus exactement, de donner les moyens de ne plus accorder le monopole de la radicalité aux actions qui s’inscrivent dans un horizon révolutionnaire. L’idée révolutionnaire suppose un lieu du pouvoir, un espace central qu’il faudrait s’efforcer de renverser, d’annuler ou d’occuper. Mais si les luttes sont sectorielles, alors les changements le seront toujours nécessairement eux-aussi. Ce qui ne signifie pas qu’ils seront de simples réformes. Ils peuvent être radicaux, ils peuvent bouleverser un état des choses. Mais ils demeureront situés, sectoriels – et dès lors laisseront toujours d’autres régions des mondes inchangés, dans l’état antérieur et appelant transformation. Après Foucault, une critique n’a plus besoin d’être révolutionnaire pour être radicale.

IV. Etat et pouvoirs

La vision du pouvoir introduite par Foucault à partir du milieu des années 1970 s’adosse à ce que l’on pourrait désigner comme un antiétatisme théorique : pour penser le pouvoir, il ne faut pas partir de l’Etat ; il faut rompre avec le modèle de l’Etat.

Elaborer une théorie du pouvoir qui fait l’économie d’une théorie de l’Etat amène Foucault à inverser les perceptions. C’est à partir de là qu’il énonce ce qui, je crois, constitue l’idée essentielle. Contrairement à ce que l’on croit, le pouvoir ne vient pas d’en haut. Il vient d’en bas : il s’enracine dans le jeu des rapports sociaux, des interactions quotidiennes, etc. ; il s’inscrit et se développe à partir de mécanismes infinitésimaux, dans des espaces invisibles et anodins, de manières sourde, etc. Et c’est pour cette raison qu’il est par nature dispersé, incohérent, pluriel et sectoriel. Parce que le pouvoir surgit de partout, il se redéfinit sans cesse, et échappe nécessairement à toute la logique unificatrice.

Affirmer que le pouvoir vient d’en bas, c’est opérer un coup d’Etat dans la théorie. Cela conduit en effet à assigner une place secondaire à l’Etat. L’Etat n’a pas l’initiative du pouvoir. Il n’est pas le lieu d’élaboration des mécanismes du pouvoir ni le point à partir duquel ceux-ci irradient et s’emparent du corps social. Les logiques du pouvoir obéissent à une forme de non-étatisme, voire d’anarchisme.

Cependant, contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture rapide, cela ne signifie en aucun cas que l’Etat soit absent de la vision de Foucault. L’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas ne conduit pas à de désintéresser de l’Etat ou à l’éliminer comme objet de la théorie. Au contraire, la vision foucaldienne est solidaire d’une certaine image de l’Etat, d’une certaine conception de l’Etat dans ses rapports aux pouvoirs8.

Foucault va développer l’idée selon laquelle l’Etat intervient bien sûr dans les jeux du pouvoir, mais uniquement dans un temps second. Par exemple, il assigne à l’Etat la position d’un relai : lorsqu’il y trouve un intérêt, l’Etat (ou la classe dominante) se branche sur des mécanismes de pouvoir préexistants pour les utiliser et, éventuellement, les généraliser, à son profit. C’est ce que Foucault écrit dans l’introduction de son cours « Il faut défendre la société », lorsqu’il souhaite clarifier l’écart entre son travail et la théorie marxiste :

« Il n’y a pas eu la bourgeoisie qui a pensé que la folie devait être exclue ou que la sexualité infantile devait être réprimée, mais les mécanismes d’exclusion de la folie, les mécanismes de surveillance de la sexualité infantile, à partir d’un certain moment, et pour des raisons qu’il faut étudier, ont dégagé un certain profit économique, une certaine utilité politique et, du coup, se sont trouvés tout naturellement colonisés et soutenus par des mécanismes globaux et, finalement, par le système de l’État tout entier. Et c’est en s’accrochant, en partant de ces techniques de pouvoir et en montrant le profit économique ou les utilités politiques qui en dérivent, dans un certain contexte et pour certaines raisons, que l’on peut comprendre comment effectivement ces mécanismes finissent par faire partie de l’ensemble. Autrement dit : la bourgeoisie se moque totalement des fous, mais les procédures d’exclusion des fous ont dégagé, libéré, à partir du XIXe siècle et encore une fois selon certaines transformations, un profit politique, éventuellement même une certaine utilité économique, qui ont solidifié le système et qui l’ont fait fonctionner dans l’ensemble. La bourgeoisie ne s’intéresse pas aux fous, mais au pouvoir qui porte sur les fous ; la bourgeoisie ne s’intéresse pas à la sexualité de l’enfant, mais au système de pouvoir qui contrôle la sexualité de l’enfant. La bourgeoisie se moque totalement des délinquants, de leur punition ou de leur réinsertion, qui n’a économiquement pas beaucoup d’intérêt. En revanche, de l’ensemble des mécanismes par lesquels le délinquant est contrôlé, suivi, puni, réformé, il se dégage, pour la bourgeoisie, un intérêt qui fonctionne à l’intérieur du système économico-politique général. »9

Cette conception de l’Etat comme instance seconde et secondaire, cette représentation du souverain comme force qui utilise des mécanismes élaborés ailleurs, ou qui, selon ses intérêts, y répond, les exploite ou les généralise sera très souvent reprise par Foucault. Elle est d’ailleurs au cœur de Surveiller et Punir. Foucault s’interroge en effet, à la fin de son ouvrage, sur la naissance de la « société disciplinaire » : si la discipline comme contrôle continu, comme mode de répartition et d’individualisation, comme technique de surveillance, etc. est apparue, d’abord, de manière dispersée, locale, dans certaines institutions marginales, closes et austères, elle s’est ensuite généralisée et s’est propagée à l’ensemble du corps social. Comment expliquer cet « essaimage » des mécanismes disciplinaires ? Pour le comprendre, il faut invoquer l’action de l’Etat. La redistribution de la discipline des bords du monde social à son centre s’est opérée notamment à travers l’action de la police, de l’administration, et du quadrillage quotidien de la population qu’elle opère. Ainsi, l’« extension des dispositifs de disciplines » au long des XVIIe et XVIIIe, leur « multiplication à travers tout le corps social », résulte d’une « étatisation » de ses mécanismes10.

On a parfois tendance à croire que l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas constitue une autre manière d’évoquer la manière dont, selon Foucault, le pouvoir fonctionne dans les sociétés contemporaines depuis le XIXe siècle. Cette conception s’opposerait au concept de « souveraineté ». Pourtant, il est frappant de constater que Foucault a donné à l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas une extension et une validité beaucoup plus larges. Il s’en est servi également à la fin des années 1970 pour repenser le concept de souveraineté et le concept de pouvoir souverain. A tel point que l’on peut se demander si Foucault considère que la souveraineté et la discipline constituent, finalement, deux façons de gérer les forces immanentes, ou bien si, au contraire, il décide de récuser l’idée de pouvoir souverain et de faire voler en éclat la distinction souveraineté/discipline mise en place dans Surveiller et Punir en désignant désormais la souveraineté comme une illusion.

Ainsi, dans le texte sur « La vie des hommes infâmes » consacré aux lettres de cachet et à la monarchie absolu, Foucault rappelle que la lettre de cachet évoque d’ordinaire l’arbitraire royal, c’est-à-dire la logique pure de la souveraineté, d’un pouvoir qui, d’en haut, frappe le corps social. Et pourtant c’est une logique inverse qui est ici à l’œuvre : il faut, dit-il, voir l’Etat souverain comme un prolongement de forces venues d’en bas, comme une chambre d’écho. L’Etat, c’est un service public qui répond à une demande :

« La lettre de cachet, l’internement, la présence généralisée de la police, tout cela n’évoque, d’habitude, que le despotisme d’un monarque absolu. Mais il faut bien voir que cet « arbitraire » était une sorte de service public. Les « ordres du roi » ne s’abattaient à l’improviste, de haut en bas, comme des signes de la colère du monarque, que dans les cas les plus rares. La plupart du temps, ils étaient sollicités contre quelqu’un par son entourage, ses père et mère, l’un de ses parents, sa famille, ses fils ou filles, ses voisins, le curé de l’endroit parfois, ou quelque notable ; on les quémandait, comme s’il s’agissait de quelque grand crime qui aurait mérité la colère du souverain, pour quelque obscure histoire de famille, : époux bafoués ou perdus, fortune dilapidée, conflits d’intérêts, jeunes gens indociles, friponneries ou beuveries, et tous les petits désordres de la conduite. La lettre de cachet, qui se donnait comme la volonté expresse et particulière du roi de faire enfermer l’un de ses sujets, hors des voies de la justice régulière, n’était que la réponse à cette demande venue d’en bas. Mais elle n’était pas accordée de plein droit à qui la demandait ; une enquête devait la précéder destinée à juger du bien-fondé de la demande ; elle devait établir si cette débauche ou cette ivrognerie, ou cette violence et ce libertinage méritaient bien un internement, et dans quelles conditions et pour combien de temps : tâche de la police, qui recueillaient pour ce faire, témoignages, mouchardages, et tout ce murmure douteux qui fait brouillard autour de chacun. »11

L’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas (la discipline est l’un des types de pouvoir venu d’en bas) et qu’il s’élabore de façon immanente et disséminée n’amène donc pas à éliminer l’Etat de la théorie politique. Elle amène à forger une nouvelle conception de l’Etat – une conception que l’on pourrait désigner comme instrumentale : l’Etat est relégué au rang d’instrument, de lieu qui distribue et multiplie des mécanismes de pouvoir nés ailleurs et autonomes par rapport à lui. Les logiques du pouvoir ont une certaine autonomie par rapport à l’Etat, qui se les approprie parfois lorsque celles-ci semblent utiles à sa perpétuation : l’Etat généralise certains mécanismes, dont l’émergence se situe ailleurs, pour consolider un ordre donné. Ou bien il utilise des forces qui émergent ailleurs à son profit12.

Dans la théorie contemporaine, la conséquence qui a été tiré de cette vision est une satellisation de l’Etat, à la fois dans la pensée critique et dans la pratique politique. D’un point de vue épistémologique et méthodologique, pour comprendre le pouvoir, il serait nécessaire de détourner le regard de ce lieu unifiant, centralisateur et transcendant, afin de scruter l’espace dispersé des rapports sociaux et interindividuels. D’un point de vue politique également, il faudrait se déprendre d’une certaine obsession pour l’Etat, d’une sorte de fixation politique : il faudrait prendre acte du fait que ce n’est pas en changeant l’Etat que l’on changera les mécanismes du pouvoir. Le lieu de la contestation ne se limite pas à l’espace de la politique et du droit. Ce qui, bien sûr, n’implique en aucun cas de se désintéresser des transformations juridiques : le droit reste un enjeu de mobilisation dans la pensée foucaldienne, mais les techniques de résistances ne se réduisent pas à des questions juridiques, et doivent se déployer sur d’autres plans également (éthique, mode de vie, invention pratique, etc.), cf. John Holloway, James C. Scott, etc.

V. Replacer l’Etat et le droit au centre de la théorie critique

A l’inverse de ce type de perception, j’aimerais ici avancer l’idée selon laquelle il est possible de tirer de l’analytique foucaldienne autre chose qu’une marginalisation de l’Etat. Je voudrais montrer qu’il est possible de placer l’Etat au centre de la théorie politique et du diagnostic de notre présent tout en conservant l’idée de pouvoirs immanents et disséminés – et je voudrais même montrer que ce geste est nécessaire, que ces deux conceptions s’appellent l’une l’autre.

Je crois en effet qu’il est possible de faire un usage critique de la représentation foucaldienne des liens entre Etat et pouvoirs. Foucault présente l’Etat comme une instance qui utilise, fait relai, généralise, centralise, etc. des mécanismes de pouvoirs élaborés ailleurs ; L’Etat consolide, perpétue, instrumentalise des dispositifs venus d’en bas. Dans ce cadre, il est dépeint comme dépendant de logiques élaborées en dehors de lui, et s’adossant à elles. Mais après tout, ce diagnostic pourrait être constitué non pas comme un donné mais plutôt comme un problème qui ouvrirait la possibilité de mener une investigation critique et problématisante. L’Etat est-il condamné en effet, par rapport aux demandes venues d’en bas, à jouer un rôle de chambre d’échos ? Ne pourrait-il pas occuper une autre place – incarner une autre fonction, et, par exemple, jouer un rôle de filtre ? Ne pourrait-on pas imaginer que l’importance de l’Etat soit précisément sa capacité à contrer des forces immanentes au corps social pour imposer une autre rationalité et d’autres modes de perception ? Et dire de l’Etat qu’il instrumentalise des forces venues d’ailleurs n’est-ce finalement pas prendre acte d’un échec de l’Etat, et donc appeler à l’élaboration d’un autre régime politique ?

Plutôt que de marginaliser l’Etat, l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas pourrait donc amener à lui faire occuper une place centrale. Non pas, certes, pour le considérer, comme on le fait traditionnellement, comme le lieu d’élaboration et de diffusion du pouvoir contre lequel les forces de résistances doivent se concentrer. Non, la position nouvelle de l’Etat serait d’être l’un des seuls espaces capables de s’opposer aux pouvoirs qui viennent d’en bas, d’y résister, de les filtrer, de les contourner, pour permettre à la vie sociale d’être moins violente, plus émancipatrice, plus rationnelle (j’emploie le mot à dessein). Si le pouvoir vient d’en bas, alors peut-être que l’un des seuls espaces possibles de la contre-attaque se trouve en haut.

De la même manière que, chez Levinas, la paix n’est pas pensée comme un état opposé à la guerre et à la violence mais est conceptualisée, au contraire, comme un état violent, un état de guerre, mais de guerre contre la guerre, et de violence contre la violence, on pourrait imaginer la possibilité d’utiliser le pouvoir d’Etat pour en faire un pouvoir contre le pouvoir, un pouvoir qui s’opposerait au pouvoir qui vient d’en bas – bref, un pouvoir non violent. Si le pouvoir vient d’en bas, si le système disciplinaire constitue le mode de gouvernement du monde social, le pouvoir d’Etat n’est pas nécessairement discrédité ou renvoyé au passé. Car il peut être autre chose qu’une chambre d’enregistrement et qu’une chambre d’échos à ces forces qui lui échappent. On pourrait penser l’Etat, comme une force qui, parce qu’elle vient d’en haut, pourrait contrer le pouvoir qui vient d’en bas et, ainsi, nous délivrer des forces latérales et des logiques disciplinaires. Ce n’est évidemment qu’une possibilité, ce n’est peut-être pas encore le cas, mais il n’est pas impossible d’y réfléchir et de l’envisager.

Je ne crois pas, en proposant une telle affirmation, solliciter exagérément Foucault, et je crois même que l’on trouve chez lui des analyses qui suggèrent une telle approche.

Par exemple dans un entretien de 1981 intitulé « Est-il donc important de penser », Foucault apporte un relatif soutien aux premières mesures du gouvernement socialiste et de François Mitterrand. Il insiste sur le fait que, selon lui, les premières déclarations sont conformes à ce que l’on pourrait appeler une « logique de gauche »13. Or il est intéressant de noter comment Foucault définit une telle logique de gauche, c’est-à-dire pour quelles raisons il accorde une valeur positive aux premières actions du gouvernement socialiste à ses débuts : « Sur le nucléaire, les immigrés, la justice, le gouvernement a ancré ses décisions dans des problèmes réellement posés en se référant à une logique qui n’allait pas dans le sens de l’opinion majoritaire »14. Une « logique de gauche » est ainsi définie par son écart avec l’opinion majoritaire. C’est la prise de distance de l’Etat avec les sentiments partagés, c’est sa rupture avec la démagogie qui rend possible l’adoption de mesures courageuses et « de gauche ». Foucault dit même explicitement que le plus remarquable à ses yeux dans les premiers mois du gouvernement socialiste est que « les mesures ne vont pas dans le sens de l’opinion majoritaire. Ni sur la peine de mort, ni sur la question des immigrés, les choix ne suivent pas l’opinion la plus courante »15.

Bien entendu, Foucault ne sous-entend pas ici que toute mesure qui irait dans un sens contraire aux opinions majoritaires serait nécessairement positive, ni que la majorité ait systématiquement tort ou incarnerait un pouvoir dangereux. Une telle position, formulée de manière aussi générale, n’aurait aucun sens. Mais, néanmoins, il exprime le fait que l’élaboration de réformes qui vont dans le bon sens suppose une certaine autonomie de l’Etat, du gouvernement, par rapport aux aspirations directes du « peuple », c’est-à-dire des gouvernés. Il y a donc bien ici une sorte de réévaluation peut-être pas le la fonction souveraine – je reviendrai sur ce point -, mais d’une intervention de nature étatique, qui s’impose de l’extérieur au corps social et contrevient à la façon dont il se gouverne de manière transversale. Tout se passe ici comme si la logique de gauche renvoyait à des actions gouvernementales, qui viennent d’en haut, qui s’imposent au bas et à ses aspirations pour générer d’autres régulations et peut-être desserrer les contraintes éprouvées par chacun. Foucault fait ici jouer une fonction positive à une intervention quasi-souveraine de l’Etat sur le corps social.

D’ailleurs, il est frappant de constater que Foucault utilise également ce mode de valorisation de l’Etat dans Naissance de la biopolitique, cette fois à propos du totalitarisme. Dans l’un de ses cours, Foucault prend ses distances en effet avec l’analyse proposées par les ordolibéraux du nazisme. Pour eux, en effet, le nazisme incarnerait les risques d’une croissance indéfinie du pouvoir étatique. Le nazisme serait, au fond, l’une des formes de l’étatisme poussé à l’extrême, en sorte que, si nous ne voulons plus connaître d’expérience totalitaire, il faut poser des limites fortes à l’expansion de l’Etat. Loin de partager cette analyse, Foucault insiste au contraire sur le fait que, selon lui, le nazisme constitue « la tentative la plus systématique de mise en état de dépérissement de l’Etat ». Pour Foucault, le nazisme constitue une organisation juridique dans laquelle l’Etat a perdu sa personnalité, son autonomie et a été relégué au rang d’instrument du peuple. Le totalitarisme représente dès lors non pas un système d’étatisation de la société, mais un mouvement dans lequel la société abolit l’Etat, dans lequel le peuple se représente lui-même directement, et donc dans lequel il n’existe plus de structure juridique qui filtre les aspirations du peuple et qui affirme son autonomie par rapport à elles. « La destruction systématique de l’Etat, en tous cas sa minorisation à titre de pure et simple instrument de quelque chose qui était la communauté du peuple, qui était le principe du Führer, qui était l’existence du parti, cette minorisation de l’Etat marque bien la position subordonnée qu’il avait. »16

Le diagnostic des systèmes juridiques et des systèmes étatiques constituent un enjeu essentiel pour la théorie critique – surtout si l’on adopte la vision foucaldienne du pouvoir. Il s’agit d’évaluer le rapport de ces systèmes aux forces ou aux dispositifs qui façonnent nos vies et nos subjectivités. Les questions qu’il faut poser seraient : l’Etat contribue-t-il à perpétuer des pouvoirs, forces « négatives » ou, au contraire, essaye-t-il de leur barrer la route pour faire vivre une éthique et une relationnalité sociale plus vivable, plus émancipatrice ? Sur quelles bases peut-on fonder un système juridique qui introduirait plus de rationalité, de justice ?

Au fond, de la même manière que, chez Althusser, l’antihumanisme théorique apparaît finalement comme la condition d’un véritable humanisme pratique, l’antiétatisme théorique de Foucault pourrait aboutir à un étatisme pratique, à une pratique de l’Etat, à une vision de l’Etat non pas comme instance négative mais comme un dispositif capable de produire des effets positifs.

VI. Droit, autonomie et invention

Mais évidemment, nous nous trouvons ici devant une difficulté. Car s’inscrire dans cette optique, n’est-ce pas, au fond, réinstaurer un pouvoir de nature souverain et valoriser, réévaluer la souveraineté ? Vouloir lever des contraintes disciplinaires et immanentes, et faire jouer, dans ce cadre, un rôle positif au droit comme filtre et à l’intervention de l’Etat, n’est-ce pas faire retour à la notion de souveraineté, et, avec elle, à une conception régressive du pouvoir comme sujétion, obéissance, régulation, etc. ?

Ce n’est pas sûr. Ce n’est pas forcément comme ça qu’il faut le dire. Un passage du cours « Il faut défendre la société » montre que Foucault a eu conscience de cette difficulté et voulait y échapper. Il y insiste en effet sur le fait que si l’on souhaite défaire l’emprise des disciplines alors il faut nécessairement réévaluer la fonction du droit et se tourner vers des dispositifs juridiques. Déjouer les disciplines requiert l’invention d’un système juridique, d’un nouveau droit. Mais Foucault insiste immédiatement sur le fait que faire retour au droit ne devrait certainement pas signifier opérer un retour à l’idée de souveraineté. Car selon lui, il ne faut pas chercher à opposer souveraineté et discipline ; il faut plutôt tenter d’inventer un nouveau droit – c’est-à-dire un droit qui serait le plus affranchi possible du principe de souveraineté : un nouvel ordre juridique donc qui, tout en étant anti-disciplinaire, serait, en même temps, anti-souverain17.

Il est difficile d’imaginer quelle forme pourrait revêtir un droit « non souverain », un droit qui ne fonctionnerait pas à la souveraineté, et à quelle conception de l’Etat devrait s’adosser ce type de droit.

Mais je voudrais pour conclure souligner que, selon moi, si l’on devait en imaginer la forme, il faudrait se pencher vers les traditions qui ont essayé de penser le droit comme un instrument d’imagination.

En effet, ce que Foucault valorise dans l’Etat, ce qui lui permet de redonner une sorte de valeur à l’Etat, c’est sa capacité à être autonome par rapport au monde social, à le filtrer, à faire émerger une législation qui ne coïncide pas avec l’opinion majoritaire, etc. Cette vision me semble essentielle pour construire une théorie critique du droit et de l’Etat aujourd’hui. C’est une belle conception, que l’on pourrait par exemple rapprocher de la redéfinition de l’idée démocratique que Durkheim proposait dans Leçons de sociologie. Durkheim entendait en effet montrer, dans ces cours, que la démocratie ne saurait s’entendre au sens de représentation : la démocratie ne constitue pas un régime dans lequel les gouvernants représentent les gouvernés,  c’est-à-dire dans lequel l’Etat constituerait un calque de la société et dans lequel sa volonté se confondrait avec la volonté de ses sujets. Au contraire, l’idéal démocratique est un idéal de « rationalité ». L’idée démocratique repose sur la construction d’un groupe autonome par rapport à la société et chargée de poser les problèmes rationnellement. Ce groupe autonome et spécialisé, c’est l’Etat. L’idée d’Etat suppose donc une coupure avec la société, et, surtout, une valorisation de cette coupure. C’est elle en effet qui permet l’existence d’un lieu capable d’élaborer des représentations, des volitions, neuves, originales « Le rôle de l’État, en effet, n’est pas d’exprimer, de résumer la pensée irréfléchie de la foule, mais de surajouter à cette pensée irréfléchie une pensée plus méditée, et qui, par suite, ne peut pas n’être pas différente. C’est, et ce doit être un foyer de représentations neuves, originales, qui doivent mettre la société en état de se conduire avec plus d’intelligence que quand elle est mue simplement par les sentiments obscurs qui la travaillent. »18

Sans doute faut-il rompre avec la rhétorique durkheimienne d’opposition entre les passions de la foule et la raison de l’Etat, dont on sait qu’elle peut être le fondement de certaines pulsions antidémocratiques ou proches du racisme de classe, etc. Mais il y a néanmoins un intérêt certain à cette analyse. Durkheim propose ici une vision singulière de l’idéal démocratique. La démocratie, ce n’est pas le règne de la « volonté générale » mais le règne de la raison ; c’est le fait qu’une société se dote d’un organe spécialisé chargé d’introduire plus de rationalité dans le monde. En ce sens, l’importance de l’Etat réside dans sa coupure avec le monde social. Son autonomie n’est pas un défaut mais, au contraire, sa raison d’être. C’est cette situation qui donne la capacité à contrer les forces sociales immanentes, et à inventer un mode de gestion différent de celui qu’on pense spontanément. L’Etat peut être pensé comme un lieu central d’élaboration de manières inédites de voir le monde.

Une critique du droit devrait mettre en avant ce qui constitue la singularité et la force du système juridique : sa capacité à créer des fictions. L’Etat, à travers l’ordre du droit, construit et impose des réalités différentes de nos manières spontanées de voir. Le système juridique est le monde de l’invention, de l’expérimentation, de la création. L’ordre du droit peut fonctionner à la production d’un ordre émancipé des contraintes des faits et de la nature au nom d’une rationalité immanente propre. Plutôt que de se calquer sur les perceptions spontanées, sur nos manières immédiates de voir, sur le pouvoir qui vient d’en bas, le droit est capable de construire un nouveau monde. L’Etat peut produire et imposer des constructions inédites de la réalité, contre d’autres constructions installées, sédimentées, non interrogées. C’est un lieu d’initiative.

Yann Thomas a analysé le fonctionnement de ces fictions dans le domaine du droit civil romain, avec les règles du testament ou encore de l’adoption. Le droit peut inventer des faits qui n’existent pas, ou nier des faits qui existent, etc. Il fonctionne, dans tous les domaines, à la fiction, positive ou négative19. En d’autres termes, l’Etat dispose des moyens d’introduire une distance avec la réalité, de contrer les perceptions spontanées au nom d’un certain nombre d’exigences. Et c’est dans cet espace de fiction que se loge la possibilité d’élaborer un monde plus rationnel et plus émancipateur. Il arrive que l’on s’amuse des artifices du droit, que l’on point parfois du doigt leur « absurdité », etc. Mais en fait, cet aspect fictif, artificiel, constitue ce pour quoi il n’est pas seulement un instrument de contrainte, mais aussi l’un des lieux possibles de l’invention et de la libération. La grandeur du droit réside dans l’écart qu’il peut prendre avec la construction sociale et spontanée de la réalité. Et c’est peut-être dans cet espace fictif, de fiction, d’expérimentation, que se loge la possibilité, évoquée et appelée par Foucault, de se départir positivement de soi, d’être indiscipliné et d’entretenir en même temps avec l’ordre juridique autre chose qu’un rapport de souveraineté.

VII. Exemple : que signifie élaborer une critique de la pénalité ?

Pour conclure, je voudrais montrer comment fonctionne l’application de la théorie critique de l’Etat que je propose à un objet précis, à savoir la question du droit pénal et de la répression, en prenant un court exemple tiré de mon dernier livre, Juger. L’Etat pénal face à la sociologie.

La question du crime, du droit, de la pénalité, nous confronte à la question du traumatisme et de la réponse à l’agression subie. Il y a une économie psychique de la blessure qui pousse à répondre à la violence par la violence, à transformer le choc du traumatisme en force qui se dirige vers autrui (ou d’autres autrui) pour faire souffrir.

Dans La Généalogie de la morale, Nietzsche décrit la façon dont l’institution de la Justice s’articule à et découle de la logique du traumatisme et de la compensation : être affecté engendre une inclination à vouloir faire souffrir. C’est la nécessité psychique d’accomplir ce cycle de réactions qui pousse à punir, à réprimer et donc à chercher un responsable. En d’autres termes, la Justice ne repose pas, d’abord, sur l’institution d’une logique de la responsabilité. Elle s’articule au fonctionnement d’une économie des blessures. À l’origine du droit pénal, on trouve la croyance selon laquelle il serait possible de trouver une équivalence entre dommage et douleur : le dommage subi semble nécessiter, comme compensation juste, l’administration d’une douleur à un tiers. Et peu importe, au fond, que ce tiers soit l’auteur réel du dommage, qu’il l’ait causé volontairement ou non. La blessure exige de punir quelqu’un, et c’est cette exigence dont découle la construction du droit pénal et de l’institution de la Justice. Ce n’est pas parce qu’un individu est vu comme responsable qu’on veut le punir. C’est parce qu’on veut punir, qu’on veut faire souffrir, que l’on désigne quelqu’un comme responsable :

« Pendant la plus longue période de l’histoire humaine, on n’a nullement puni parce qu’on tenait le malfaiteur pour responsable de son action, donc pas du tout en supposant que seul le coupable doit être puni : – non, comme le font encore aujourd’hui les parents avec leurs enfants, on punissait par colère, du fait qu’on avait subi un dommage. »20

Je suis personnellement convaincu de la très grande force de l’économie psychique décrite par Nietzsche. Elle se situe à la racine de la dynamique de la répression et de la punition. Dès lors, voici la forme que doit prendre une réflexion critique sur le système pénal et l’appareil répressif. Elle doit s’interroger sur la relation de ces dispositifs à ce jeu pulsionnel. L’ordre juridique n’a de sens et d’intérêt que s’il représente un instrument de rationalisation qui filtre les perceptions spontanées, que s’il fonctionne comme une technique de subjectivation qui permet de, voire nous force à, prendre un recul par rapport à nous-mêmes et à nos impulsions premières afin d’apaiser le monde. Élaborer une critique de la répression et des pulsions répressives consiste à se demander dans quelle mesure le système de la pénalité moderne instaure un ordre plus rationnel – et même, pourquoi pas, plus démocratique – par rapport aux logiques spontanées des passions, ou s’il ratifie celles-ci et leur fait une place dans le jeu de la Loi.

Or, de ce point de vue, mon analyse va consister à montrer qu’il y a quelque chose d’étrange, de paradoxal, dans le système du jugement dans lequel nous évoluons et qui s’empare de nous. La figure du procureur ou de l’avocat général qui se substitue à la victime lors du procès représente incontestablement, en un sens, une institution importante, et même un progrès. Elle est solidaire d’un cadre qui entend gérer la réaction au crime d’une manière rationnelle et dépassionnée par rapport aux réactions spontanées. Il s’agit d’instituer un filtre entre la logique judiciaire et la logique passionnelle du traumatisme et de la réaction à la blessure. C’est souvent important dans les affaires de légitime défense, où les revendications de sanction de la part des parties civiles peuvent ne pas être relayées par l’accusation, au nom d’impératifs juridiques ou rationnels.

Mais, bizarrement, l’appareil pénal ne rompt avec les passions spontanées qui viennent d’en bas que pour procéder, à son tour, à un traitement fantasmatique des illégalismes qui traduit une passion de la répression peu justifiable d’un point de vue rationnel. Que signifie, en effet, la logique pénale ? Elle veut dire que, quand un crime survient, l’État dépossède la victime de ce qui s’est passé et prend sa place ; il se pose lui aussi comme victime – et même, plutôt, comme la victime principale. Autrement dit : il ajoute un crime au crime commis. Il ajoute une victime. D’un acte violent, il en fait deux : l’un qui se déroule sur le plan civil, et l’autre, parallèlement, qui se déroule sur le plan pénal. L’État pénal crée deux crimes là où il n’y en avait qu’un : l’un contre la victime, l’autre contre l’État.

Construire le crime comme crime contre l’ordre public, désigner chaque acte délictueux comme agression contre « la société », ce n’est pas, on le comprend, instaurer un ordre rationnel. C’est, plutôt, reproduire un cycle de la violence et nous installer dedans, répondre violemment à la violence et traumatiquement au traumatisme ? (Et ce dispositif peut exercer de la violence et du traumatisme sur la victime elle-même) D’où l’importance de se demander pourquoi l’Etat institue un tel système, dans quel but, dans quel intérêt… On voit qu’il ne s’agit pas ici de critiquer le droit en tant que tel. Il y a différentes conceptions de la Loi et de la Justice, et toutes ne relèvent pas d’une telle construction. Je m’interroge sur la logique pénale, sur le système répressif, afin d’évaluer si ces institutions sont fidèles à l’usage émancipateur que l’on pourrait faire d’elles – ou si, au contraire, elles sont gouvernées par des logiques contestables dont il faut évaluer la nature, comprendre les effets et saisir les finalités. Autrement dit, s’en prendre à la pratique de la répression et au droit pénal comme je le fais dans mon livre, ce n’est pas s’en prendre à l’Etat. Ce serait même plutôt s’en prendre à ce qui demeure non étatique dans l’Etat, non juridique, non démocratique dans la souveraineté. C’est chercher à diagnostiquer les failles du droit, les lieux où celui-ci ne produit pas les effets émancipateurs qu’il devrait produire s’il était fidèle à son concept.

A partir de ce moment-là, le rôle d’une théorie critique est de se demander dans quelle mesure le raisonnement sociologique, des préoccupations éthiques, des valeurs libertaires ou pluralistes, etc., peuvent être un point de départ pour imaginer d’autres dispositifs, nous apprendre à comprendre le crime autrement, à regarder la causalité et la responsabilité autrement, à construire d’autres narrations de ce qui arrive afin d’introduire plus de rationalité et moins de violence, plus de liberté et moins de répression. Peut-on envisager une autre construction de la pénalité ? Quels sont les limites et les impensés des dispositifs actuels ? Comment échapper aux impasses des systèmes du jugement et de la répression tels qu’ils existent pour concevoir une prise en charge plus démocratique et plus artificiel de ce que rendre la Justice pourrait vouloir dire ? Ce sont ces analyses que j’essaie de mener.

Conclusion : Au nom de la Loi

Pour conclure, je voudrais dire que selon moi, l’adoption d’une position globalement et unilatéralement anarchiste n’a pas grand sens parce que l’État ne constitue pas une substance immuable à laquelle serait nécessairement adossée telle ou telle caractéristique. Certains cadres qui, à un moment, définissent la pratique de l’État peuvent être démantelés, disparaître, être abattus, et d’autres peuvent les remplacer. Ce qui constitue l’État n’est pas une chose donnée, mais une construction politique, sujette à transformation et à choix. Ce qui est étatique à un moment donné peut cesser de l’être. Et des dispositifs qui ne le sont pas peuvent le devenir. En d’autres termes, critiquer le système étatique (par exemple de la pénalité) veut dire proposer que certaines pratiques étatiques cessent et essayer, à l’inverse, que l’État se donne à lui-même d’autres règles, que d’autres pratiques deviennent les pratiques de l’État. Critiquer l’État, c’est toujours questionner ce qui est étatique à une période précise. Et c’est donc aussi s’interroger sur la possibilité d’un autre État ou, du moins, sur des transformations souhaitables et possibles. La pratique qui interroge sans cesse et toujours plus méticuleusement le fonctionnement de l’ordre juridique et ses fondements est non seulement légitime, mais fidèle à l’esprit de la Loi et de l’État.

1 Louis Althusser, Initiation à la philosophie pour les non philosophes, Paris PUF, 2014, p 233-236.

2 Pierre Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 16.

3 Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 1008.

4 Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 121.

5 Ibid.

6 Ibid., pp. 121-122.

7 Ibid., pp. 121-122.

8 Voir Arnault Skornicki, La Grande soif de l’Etat. Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2015.

9 Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Gallimard, 1997, pp. 29-30.

10 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, pp. 244-248.

11 Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 246.

12 Michel Foucault, « Il faut défendre la souveraineté », op. cit., pp. 52-53

13 Sur le rapport de Michel Foucault à la gauche, cf. Didier Eribon, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Paris, Leo Scheer, 2007.

14 Michel Foucault, « Est-il donc important de penser » in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 998.

15 Ibid.

16 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard-Seuil, 2004, pp. 115-116.

17 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 35.

18 Emile Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1995, pp. 125-126.

19 Cf. Yann Thomas, « La fiction » in Les opérations du droit, Paris, Seuil/Gallimard, 2011. Et Marcela Iacub, Le crime était presque sexuel, Paris, Flammarion, 2005.

20 Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, in Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 256.

Rapport compréhensif

Á propos de Foucault, de l’Etat et de l’anarchisme
Rapport compréhensif sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie pour un séminaire ETAPE

Manuel Cervera-Marzal

Auteur de Pour un suicide des intellectuels (Textuel, 2016) et Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? (Bord de l’eau, 2016)

Le texte soumis à discussion pour ce séminaire de recherche libertaire ETAPE du 11 décembre 2015 par le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie s’articule autour de l’interrogation suivante : Quelle place la pensée critique doit-elle accorder à l’Etat, et comment conceptualiser celui-ci ? Cette question est aussi au cœur du dernier livre de l’auteur, consacré à la justice pénale (Juger. L’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, 2016). Partant, ce texte est guidé par deux enjeux. D’abord, réintroduire l’analyse du droit et de l’Etat dans la théorie critique et, éventuellement, dans la pratique émancipatrice. Ensuite, explorer les possibilités d’une conception positive du droit et de l’Etat.

Préalables : Dans le contexte des travaux précédents de Geoffroy de Lagasnerie

En guise de contextualisation, soulignons que ce texte s’inscrit dans une réflexion de longue haleine. Par trois voies différentes, il est lié aux précédents ouvrages de son auteur.

D’abord, il participe d’une tentative de refonder une théorie critique, émancipatrice, sur une base radicalement pluraliste. L’ambition est de réarmer intellectuellement la gauche en l’aidant à dépasser une série d’apories conceptuelles et de postures incantatoires. Ce défi passe notamment, aux yeux de l’auteur, par la rupture avec une pensée fondée sur le commun, la communauté, le public, l’appartenance, le lien social et l’unité. Ce à quoi nous devrions nous montrer davantage sensible repose du côté de la subjectivation politique, qu’elle prenne la forme de la fuite, la sédition ou de l’individuation. La théorie critique promue par Lagasnerie repose sur une triple exigence d’immanence (saisir les résistances à l’œuvre pour les thématiser), d’interdisciplinarité (philosophie/sociologie) et d’imagination (explorer les conditions favorables à l’innovation intellectuelle).

Deuxièmement, à l’image des précédentes réflexions de Lagasnerie, le texte discuté lors de ce séminaire ETAPE assume une importante dette intellectuelle à l’égard de Pierre Bourdieu et Michel Foucault. Dans La dernière leçon de Michel Foucault (Fayard, 2012), Lagasnerie relit les cours au collège de France de 1978-1979 (Naissance de la biopolitique) afin d’élaborer une critique (immanente) du néolibéralisme, qui ne revienne pas en deçà du libéralisme, c’est-à-dire qui évite les impasses d’une critique pré-libérale du libéralisme, nostalgique de l’Unité et de ses incarnations (la Société, l’Etat, la Politique). Dans Sur la science des œuvres (Cartouche, 2011) et L’empire de l’université (Amsterdam, 2007), Lagasnerie part de Bourdieu afin de critiquer l’idée qu’il faille défendre « l’autonomie » de l’université et de montrer qu’il convient davantage d’œuvrer à la démultiplication des paroles hérétiques. Mais le recours à Bourdieu et à Foucault n’est jamais dogmatique car, comme le savent ceux qui ont pensé dans les pas de leur maître, les véritables disciples sont, au fond, des hérétiques. Ils se tiennent à distance des gardiens du temple qui, en voulant conserver intacte la pensée du maître, ne font que la pétrifier.

Enfin, en s’attaquant à la question de l’Etat, Geoffroy de Lagasnerie prolonge des questionnements déjà entamés dans L’art de la révolte. Snowden, Assange Manning (Fayard, 2015 : comment l’Etat impose des appartenances à ses sujets, s’arrime à la Nation et exige la publicité des actions citoyennes ?) et dans Logique de la création (Fayard, 2011 : comment les marges de l’université favorisent-elles la créativité artistique, littéraire et scientifique ?).

Le texte soumis à la discussion propose un raisonnement en quatre étapes. Après un rappel des vertus de la conceptualisation foucaldienne du pouvoir, il esquisse les voies d’une théorie critique pour laquelle l’Etat ne serait considéré ni comme un phénomène marginal ni comme une instance souveraine. Dans un troisième temps, Lagasnerie invite à imaginer l’Etat comme un filtre des dispositifs de pouvoir plutôt que comme un écho de ces dispositifs. Cette révolution conduit à se défaire d’une vision exclusivement négative du droit (comme domination) et permet d’explorer ses potentialités émancipatrices. Le dernier moment du texte opère un gros plan sur le droit pénal afin d’interroger la possibilité d’une gestion démocratique du crime.

1. L’analyse foucaldienne du pouvoir

Le principal apport de La volonté de savoir (1e tome d’Histoire de la sexualité, 1976) est d’avoir désindexé la catégorie de pouvoir de celles d’Etat, de souveraineté et de centralisation. Par ce geste, Foucault prend à revers la philosophie politique contractualiste (qui associe le pouvoir à la volonté générale, la république, la loi) et la tradition marxiste qui, par des voies différentes, réduisent le pouvoir à la souveraineté. Le déplacement suggéré par Foucault est donc double. D’une part, le pouvoir vient d’en bas (les rapports sociaux, les interactions quotidiennes, les espaces souterrains) davantage que d’en haut. D’autre part, le pouvoir est plus dispersé, éclaté et diffus qu’on ne le croit d’ordinaire. S’élabore finalement une intelligence politique pour laquelle le pouvoir désigne une multiplicité de rapports de forces immanentes au social.

Geoffroy de Lagasnerie endosse cette théorie de la dissémination des pouvoirs et en explicite les deux principales conséquences. Sur le plan théorique, l’omniprésence du pouvoir (il n’englobe pas tout mais il vient de partout) exige qu’on le traque dans tous les domaines de la vie (y compris dans des sphères insoupçonnées comme l’intimité, la sexualité, la psychiatrie et la prison). Sur le plan pratique, l’approche foucaldienne déconstruit toute tentative de hiérarchisation des luttes dans la mesure où celles-ci sont toujours locales et singulières. Le caractère illusoire de la révolution repose dans le fait qu’elle s’attaque à un homme de paille, puisque le pouvoir central qu’elle cherche à renverser n’existe tout simplement plus. A partir de ces prémisses foucaldiennes, Lagasnerie propose de revisiter notre analyse de l’Etat.

2. L’Etat face à la pensée critique

Lagasnerie souligne le paradoxe suivant : l’idée que le pouvoir serait diffus et dispersé a conduit plusieurs interprètes de Foucault à se méprendre sur le sort de ce phénomène. Ils ont en effet considéré que, le pouvoir résidant ailleurs que dans l’Etat, ce dernier serait un problème secondaire pour la théorie critique. Or Foucault n’invite par à éliminer l’Etat de la théorie critique mais à le reconceptualiser. Dans quelle direction ? Le sens commun voit dans cette instance une pure souveraineté, une puissance arbitraire sans autres limites que celles qu’elle se fixe. L’originalité de Foucault consiste à relativiser le rôle et la puissance de l’Etat en montrant que, au départ, les dispositifs de contrôle et de surveillance ne naissent pas en son sein. A ce titre, le meilleur exemple est celui des lettres de cachet via lesquelles, au cours de l’époque médiévale, le roi tentait de répondre à une demande sociale (conflits au sein de la cour).

La théorie de l’Etat suggérée par Lagasnerie dans le prolongement de Foucault se présente ainsi en trois temps. D’abord, les mécanismes disciplinaires (contrôle, surveillance) naissent hors de l’Etat, dans les méandres de la société et de ses conflits. Dans un second temps, l’Etat se saisit des mécanismes de pouvoir (qui s’exercent sur les fous, les délinquants, la sexualité des enfants, etc.) lorsqu’il peut en tirer un profit économique ou une utilité politique. Enfin, l’exploitation étatique des dispositifs de pouvoir produit un essaimage de ces dispositifs. Aux XVIIème et XVIIIème, l’étatisation des mécanismes disciplinaires a ainsi engendré leur extension (via l’action de la police, de l’administration, des recensements). Mais l’Etat n’a pas créé ces mécanismes ex nihilo. Il les utilise et, ce faisant, les consolide.

Le texte de Lagasnerie peut être lu comme une répétition du geste de Foucault. Le second avait désindexé pouvoir et souveraineté et, dans la même veine, le premier propose de désindexer l’Etat de la souveraineté. Pourquoi l’Etat n’est-il pas souverain ? Parce qu’il est dépendant de logiques de pouvoir élaborées ailleurs, hors de son domaine d’action. Ce faisant, Geoffroy de Lagasnerie ouvre une petite porte, par laquelle peut s’engouffrer l’idée d’un Etat et d’un droit non souverains. Comme souligné dans le texte, l’Etat n’est pas une chose donnée et immuable, mais une construction politique sujette à la discussion, au choix et à la transformation. Reste alors à explorer la potentielle fonction émancipatrice de l’Etat.

3. Une fonction émancipatrice de l’Etat ?

Le travail théorique ne se limite pas à une analyse de l’ordre social. Bien compris, il fait place à l’imagination. C’est en convoquant cette faculté trop souvent oubliée par les philosophes que Geoffroy de Lagasnerie explore les possibilités d’un Etat qui filtrerait les mécanismes de pouvoir au lieu de les relayer. Un tel Etat participerait ainsi d’une résistance à la domination et de l’élaboration d’une vie sociale moins violente et plus rationnelle. Si le pouvoir vient d’en bas alors, suggère Lagasnerie, la contre-attaque peut venir d’en haut. L’enjeu devient d’inventer un nouvel ordre juridique, anti-souverain et anti-disciplinaire et, pour instaurer un tel ordre, de mettre en œuvre une stratégie qui utiliserait le pouvoir contre le pouvoir.

Foucault entrevoit d’ailleurs cette possibilité de mettre l’Etat au service de l’émancipation lorsqu’il salue la « logique de gauche » des premières mesures socialistes de 1981 (sur le nucléaire, la justice, l’immigration). Dans quoi résiderait la potentialité émancipatrice de l’Etat ? Dans sa capacité à introduire de l’écart, de la disruption. Selon Lagasnerie, l’Etat peut effectivement introduire quatre écarts qui se recoupent sans se superposer parfaitement : écart entre la raison et la volonté générale ; écart entre le politique et le social ; écart entre la réflexion et la spontanéité ; et, enfin, écart entre la fiction et la réalité.

Finalement, la théorie critique de l’Etat proposée dans ce texte n’est pas un refus de l’Etat mais une tentative de le rendre fidèle à son concept, de le purger de ce qui, en lui, demeure non étatique. Dans la dernière partie du texte, cette idée d’un Etat émancipateur est mise à l’épreuve d’un cas concret : le droit pénal et la répression.

4. Vers une gestion démocratique du crime ?

Ici, Geoffroy de Lagasnerie reprend le diagnostic de son dernier livre, Juger, dans lequel il constate que le droit pénal fonctionne actuellement à l’envers : ce n’est pas parce qu’une personne est responsable qu’on veut la punir ; c’est parce qu’on veut punir quelqu’un, faire souffrir, venger, qu’on désigne un responsable. Autrement dit, le droit pénal serait foncièrement animé par une logique pulsionnelle que Nietzsche avait décrite de la sorte : la blessure engendre une inclination à faire souffrir. On réagit au dommage par le désir d’administrer de la douleur à un tiers.

Ce fonctionnement est hautement problématique. D’abord, parce qu’en répondant à la violence par la violence, en opérant un traitement traumatisant du traumatisme, le droit pénal alimente le cycle de la violence, que par ailleurs il prétend désamorcer. Ensuite, parce qu’une telle logique pulsionnelle entraîne la disparition des considérations de justice et de rationalité. Le droit pénal ne cherche pas à établir si celui qu’on punit est réellement responsable du dommage pour lequel on punit. Si ce scandale est possible, c’est que le jeu des passions l’a emporté sur les principes de la raison.

La plus probante illustration de ces dysfonctionnements réside, d’après Lagasnerie, dans la figure du procureur. Ce dernier ajoute une seconde victime – l’ordre public, la société – à la victime initiale – la personne ayant subit le tort. Ce faisant, l’Etat prend la place de la victime réelle. Lagasnerie voit dans cette défaillance de notre système juridique une véritable dépossession. Face à cela, l’objectif d’une théorie critique et d’une pratique émancipatrice est de lutter pour un ordre juridique qui rationalise nos pulsions réactives, violentes et répressives.

5. Les trois principaux apports du texte

Dans la théorie critique, le droit a souvent mauvaise presse. Soit parce qu’on lui reproche de figer les rapports sociaux : le droit est statique (alors que l’action génère du changement). Soit parce qu’on lui reprocher de voiler les rapports de domination : le droit est mystificateur (alors que la théorie critique dévoile la réalité). A cet égard, le premier apport du texte soumis à la discussion du séminaire ETAPE est de mettre l’accent les potentialités émancipatrices et transformatives du droit, trop souvent négligées par la théorie critique, pour les deux raisons mentionnées à l’instant. La potentialité émancipatrice du droit réside essentiellement, précise l’auteur, dans sa capacité à créer des fictions, c’est-à-dire à inventer et/ou à nier des faits. Ici, la fiction n’est pas une spéculation coupée du réel, mais une imagination productrice d’une nouvelle réalité. Le droit dispose de ce pouvoir, de même que la littérature.

Une autre idée assez largement répandue dans la tradition critique est que le social se suffirait à lui-même, que les rapports sociaux pourraient s’agencer spontanément, hors de toute médiation politique. Contre ce mythe d’un social limpide, harmonieux, horizontal, vierge de toute souillure politique, le texte de Geoffroy de Lagasnerie rappelle à juste titre que le social est traversé par des mécanismes de pouvoir, des pulsions et des passions. En vain s’appliquera-t-on à ignorer ces impuretés. Elles n’ont pas à être niées mais à être contrôlées, maîtrisées, rationalisées. N’est-ce pas là le rôle spécifique du politique ?

Enfin, le texte de Lagasnerie semble guidé par un principe d’ambivalence tout à fait salutaire dans une époque où règnent encore les vieux réflexes manichéens. Les objets abordés dans ce travail – le droit, l’Etat, le procureur – ne sont soumis à aucune détermination univoque, à aucune vérité intangible. Ils sont abordés à partir d’une grande sensibilité à l’ambiguïté, aux hésitations, aux contradictions. « Polemos est père de toute chose », trouve-t-on écrit dans le fragment 80 d’Héraclite. Il y a quelque chose d’héraclitéen dans la réflexion de Geoffroy de Lagasnerie, pour qui la réalité n’est jamais unidimensionnelle. Le monde politique est le monde du conflit. D’où il s’ensuit que toutes les choses ont deux faces, qui ne se révèlent que dans leur combat. L’Etat et le droit peuvent être une ressource autant qu’un obstacle vers l’émancipation. Cela dépend de ce qu’on en fait. De sorte que ce qui compte, au final, n’est rien d’autre que notre lutte. Ce principe d’ambivalence permet d’éviter un double écueil : l’idéalisme, qui prend ses désirs pour des réalités, et le réalisme, qui prend la réalité présente pour la seule possible.

contribution P. Corcuff

Pragmatiser l’horizon révolutionnaire et désétatiser la gauche

 Quelques remarques critiques sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie « Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme »

Philippe Corcuff

Co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE et membre de la Fédération Anarchiste

Le texte présenté par le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie au séminaire de recherche libertaire ETAPE du 11 décembre 2015, sur « Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme », est passionnant tant pour des militants anarchistes que pour des intellectuels critiques, et bien sûr ceux qui appartiennent aux deux catégories comme moi. Car c’est un texte qui, tout d’abord, leur fournit des ressources renouvelées, en prenant appui sur les analyses du philosophe Michel Foucault, dans la perspective d’une critique radicale de l’État moderne. Mais c’est également un texte propre à leur hérisser le poil anarchiste, bref à les inciter à penser contre leurs propres évidences, ce qui est sans doute quelque chose de plus radicalement libertaire encore. Cependant toute une série d’anarchistes estampillés comme tels, et en particulier ceux qui le sont depuis une longue durée, risquent de ne pas entendre un tel appel à l’esprit libertaire contre sa lettre, tant l’assoupissement dogmatique est actif dans les univers anarchistes comme dans d’autres secteurs militants et critiques.

Amitié intellectuelle

Les milieux intellectuels contemporains, et en particulier au sein des cadres universitaires, apparaissent souvent marqués par des tendances pathologiques rendant difficile l’intercompréhension et la mutualisation des pensées : blessures aigues de la reconnaissance, prégnance du ressentiment après avoir longuement mariné dans l’aigreur, guerres des egos, avidité des luttes des places, exclusivisme d’« écoles », de disciplines ou de sous-disciplines, entre soi de petits groupes, automaticité de l’hostilité et des louanges, concurrences et jalousies variées, crocs-en-jambe, agacements à l’égard de l’originalité chez les autres, etc. Il est plus rare qu’on ne le croit que l’amitié intellectuelle vienne contrecarrer ces logiques socio-psychologiques. C’est le cas ici et le texte de Geoffroy de Lagasnerie est en ce sens un véritable cadeau fait au séminaire ETAPE.

Manuel Cervera-Marzal a fort bien dégagé les apports principaux de ce texte dans son « rapport compréhensif » du séminaire ETAPE, « Á propos de Foucault, de l’Etat et de l’anarchisme. Rapport compréhensif sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie pour un séminaire ETAPE », et je ne reviendrai pas dessus ici. Je les considérerai comme acquis. Cependant une amitié intellectuelle, cela ne suppose pas nécessairement l’accord, et en tout cas l’accord sur tout. Et elle se révèle même encore plus belle quand elle se coltine des différences et des divergences, et donc qu’elle permet aux amis de se déplacer dans l’échange, et pas nécessairement dans le sens de chacun des interlocuteurs, mais à partir des problèmes que chacun a formulé. L’amitié intellectuelle n’est pas, en ce sens, une prison ou une église : elle stimule à l’inverse la polyphonie, en incitant à l’exploration.

Ce court texte esquissera alors deux grandes séries de remarques critiques sur le texte de Geoffroy de Lagasnerie, qui me permettront de reformuler et de préciser mes propres analyses : sur la révolution sociale et sur l’État. Ces reformulations demeureront provisoires, tant il s’agit de questions vives et en mouvement pour les réflexions coopératives et individualisées générées par le séminaire ETAPE.

Pragmatiser la révolution sociale plutôt que l’abandonner

Geoffroy de Lagasnerie aborde de manière périphérique la question de la révolution dans son texte. Il écrit ainsi en tirant des conséquences stratégiques en politique radicale de la théorie foucaldienne de la multiplicité et de la dispersion des pouvoirs :

« D’abord, si nous acceptons l’idée selon laquelle le pouvoir n’a pas de lieu, alors il est nécessaire d’abandonner la croyance dans une hiérarchie entre les luttes : puisque la société n’a pas de centre, puisqu’elle est hétérogène, incohérente, éclatée, alors toutes les luttes (une grève, une manifestation contre la drogue, une révolte de prisonniers, etc.) restent locales, singulières, spécifiques. Aucune d’entre elles ne contient plus de politique, ou plus d’enjeux qu’une autre. De la même manière que Pierre Bourdieu disait, contre la fascination spontanée pour les événements extraordinaires, qu’il n’existait pas, dans l’Histoire, de moments plus historiques que d’autres, on doit dire qu’il n’existe pas de combat plus politique que d’autres. Tous importent au même titre – c’est-à-dire pour eux-mêmes – et tous se valent. Cette conception permet de libérer la gauche de l’obsession révolutionnaire ou, plus exactement, de donner les moyens de ne plus accorder le monopole de la radicalité aux actions qui s’inscrivent dans un horizon révolutionnaire. L’idée révolutionnaire suppose un lieu du pouvoir, un espace central qu’il faudrait s’efforcer de renverser, d’annuler ou d’occuper. Mais si les luttes sont sectorielles, alors les changements le seront toujours nécessairement eux-aussi. Ce qui ne signifie pas qu’ils seront de simples réformes. Ils peuvent être radicaux, ils peuvent bouleverser un état des choses. Mais ils demeureront situés, sectoriels – et dès lors laisseront toujours d’autres régions des mondes inchangés, dans l’état antérieur et appelant transformation. Après Foucault, une critique n’a plus besoin d’être révolutionnaire pour être radicale. »

Dans un premier temps, cela peut hérisser le poil d’un vieil anticapitaliste (depuis environ 40 ans) et d’un anarchiste néophyte (un peu plus de 3 ans) comme moi, qui continue à faire de la révolution sociale un horizon. Mais tentons justement de faire son miel de ce poil hérissé. En quoi cette piste nous oblige à bousculer et à réagencer nos propres évidences ? Une certaine vision de la révolution sociale, en tant que processus visant à abolir de manière globale (et pour certains, encore plus péremptoires et définitifs, totale) le capitalisme, l’État et d’autres modes de domination, telle qu’elle a été mise en avant de manière dominante par les courants marxistes comme par certains anarchistes et anarcho-syndicalistes, a effectivement révélé historiquement de lourds écueils pour une perspective radicale. On peut identifier au moins trois gros problèmes :

– sacrifier la vie et l’action présentes à un futur supposé régler définitivement la plupart des problèmes ; futur se révélant fort évanescent à l’expérience ;

– imposer un schéma transcendant a priori quant à l’ensemble des luttes, en fonction d’une certaine architecture des relations entre les différentes rapports de domination posée à l’avance sur le papier par des théoriciens et/ou des avant-garde révolutionnaires (et pas seulement les avant garde de type léniniste, mais aussi des avant garde anarchistes, ne se reconnaissant pas comme telles mais fonctionnant de manière analogue mais dans la dénégation), en écrasant alors certains fronts (considérés comme « secondaires » : historiquement les femmes, les colonisés, les homosexuels…) en étant peu attentifs à leurs spécificités et en passant largement à côté des conjonctures au profit d’une vision fixe des structures ; ce qui constitue une façon d’aplatir la double pluralité des formes de domination et des mouvement sociaux au nom d’une vue totale du réel socio-historique organisé autour d’un centre (souvent une contradiction principale, comme la contradiction capital/travail chez nombre de marxistes) ;

– fétichiser ce qui est supposé constituer un nœud central des rapports de domination, l’Etat, qu’il suffirait de trancher (« prendre le pouvoir d’État » pour le faire dépérir chez les marxistes, le détruire immédiatement pour nombre d’anarchistes) pour ouvrir une phase nouvelle et émancipatrice de l’histoire de l’humanité ; ce qui sous-estime la dissémination (dans les corps et dans les têtes, dans les institutions, dans les mailles de la vie quotidienne, etc.), la prégnance et l’enchevêtrement des rapports de domination.

S’efforcer de se débarrasser de ces écueils suppose de repenser substantiellement l’idée révolutionnaire et son cadre stratégique, mais pas nécessairement de l’abandonner. Geoffroy de Lagasnerie nous aide beaucoup ici, mais je ne le suivrai pas jusqu’au bout. Il ne s’agit pas de prétendre proposer un nouveau cadre stratégique, alors que c’est un des impensés les plus manifestes de la période pour une gauche d’émancipation, mais d’avancer quelques repères dans la voie de sa reformulation :

– La dichotomie « réformistes »/« révolutionnaires » ne concerne pas historiquement au sein du mouvement ouvrier et socialiste l’objectif – car cette séparation s’est effectuée aux débuts du XXe siècle entre des courants tous partisans de la révolution sociale comme finalité – mais les moyens permettant de mener à la révolution sociale, le « comment » stratégique. Les « réformistes » croyaient en l’action électorale et parlementaire pour beaucoup d’entre eux et/ou en l’extension des expériences alternatives (type coopératives) au sein même du capitalisme dans un temps progressif. Les « révolutionnaires » privilégiaient les moyens extra-institutionnels (insurrections, grève générale, dynamique des conseils ouvriers…) permettant des ruptures qualitatives au sein de moments révolutionnaires. Au XXe siècle, ni les « réformistes », ni les « révolutionnaires » n’ont permis à une révolution sociale émancipatrice de s’installer durablement. Cette dichotomie stratégique est donc à revoir et à déplacer significativement. On peut déjà avoir quelques pistes. Par exemple, la piste du pluralisme : pourquoi privilégier un type de moyens et ne pas tenter d’en combiner plusieurs ? Piste du pluralisme qui pourrait être complétée par celle du pragmatisme : pourquoi choisir un type de moyens indépendamment des circonstances où ils sont mis en œuvre et ne pas imaginer une diversité de moyens plus ou moins adaptés à des circonstances diverses ?

– Il y a des intersections et des interactions entre les différentes formes de domination, qui sont autonomes mais pas hors relations avec le reste des rapports sociaux. Par ailleurs, les crises politiques, telles que le politiste Michel Dobry les analyse en tant que « mobilisations multisectorielles »1, constituent des moments où les barrières entre secteurs sociaux s’affaiblissent. Ce sont des éléments qui créent des possibilités de convergences entre les luttes « sectorielles » dont parle Geoffroy de Lagasnerie dans le sillage de Foucault.

– Le global, en tant qu’ensemble de repères établissant des connexions intersectorielles, se distingue de l’arrogance d’un total prétendant épuiser le principal du réel dans une architecture transcendante posée à l’avance. Et il n’est pas nécessairement organisé autour d’un centre, mais peut tenter de prendre en compte une pluralité des dominations et de mouvements sociaux, en se faisant global pluriel. Les sentiers du global ainsi considérés se distinguent des autoroutes les plus fréquemment empruntées : celles de la totalité, nous aveuglant dans leur prétendue clarté, et celles de l’émiettement « postmoderne », nous entraînant un peu plus dans le brouillard2. Pourrait se dégager alors, contre les transcendances surplombantes comme contre les immanences intégrales et intégristes, la possibilité d’une immanence à boussole3.

– Une boussole émancipatrice globalisante n’a pas pour fonction de sacrifier le présent au futur mais d’aider l’action présente.

– Pour une telle boussole, il n’est pas nécessaire de penser qu’il y aurait à trancher un nœud principal (comme l’État) pour ouvrir la voie à des avancées émancipatrices. Il peut y avoir plusieurs nœuds à traiter pour elle et peut-être avec des façons différentes pour chaque nœud. Et ces nœuds ne dépendent pas seulement de données structurelles, mais aussi de caractéristiques conjoncturelles (voir encore les apports de Michel Dobry sur ce plan). Si une telle boussole se fixe comme horizon une société sans capitalisme, sans État et sans dominations, cela n’empêche pas qu’elle puisse guider des actions susceptibles d’obtenir des améliorations sectorielles ou globales limitées dans le cadre des sociétés capitalistes et étatistes existantes. Ce n’est d’ailleurs pas quelque chose de très nouveau : syndicalistes révolutionnaires, anarcho-syndicalistes, socialistes révolutionnaires ou communistes de diverses obédiences ne crachaient pas sur des augmentations de salaires, des améliorations des conditions de travail ou une réduction du temps de travail tout en s’inscrivant dans un horizon révolutionnaire. Ce sont seulement des courants gauchistes et révolutionnaristes plus marginaux qui sont historiquement passés à côté de cette dialectique pour des raisons de purisme intégriste.

– Même du point de vue des luttes « sectorielles », une telle globalisation pourrait se révéler bénéfique. Elle fournirait un paysage global à l’action, en leur permettant de tenir compte de contraintes (par exemple, la contrainte de l’extrême droitisation politique et idéologique aujourd’hui en France pour les luttes antiracistes) et de possibilités (par exemple, on peut penser que le mouvement contre le Contrat Première Embauche en 2006 bénéficia de la victoire du non au référendum sur le Traité constitutionnel de 2005) hors des secteurs concernés et propres à la conjoncture. Elle serait par ailleurs susceptible de leur donner plus d’élan et d’allant en resituant le sectoriel par rapport à une utopie pragmatique. Enfin, les liaisons avec d’autres luttes permettraient tactiquement que certains secteurs se reposent pendant que d’autres prennent le relai au sein d’une guérilla sociale durable4.

Ces quelques repères visent à pragmatiser l’horizon révolutionnaire, au sens de la philosophie pragmatiste américaine, c’est-à-dire à recentrer la pensée révolutionnaire sur l’action présente et sur ses effets émancipateurs, individuels et collectifs, sur la réalité, tout en réarrimant cette action présente aux traditions émancipatrices passées et à la perspective d’autres mondes possibles dans l’avenir5.

Désétatiser la gauche en la réinstitutionnalisant plutôt que de réinstaller l’État au centre

Geoffroy de Lagasnerie décentre remarquablement et opportunément le regard de la pensée critique, grâce à la théorie des pouvoirs de Foucault, par rapport à la prétendue centralité de l’État. C’est ce qu’il appelle l’« anti-étatisme théorique » de Foucault. Ce qui rejoint ce que j’appelle un anarchisme méthodologique, dont Foucault constitue une des références principales avec le sociologue Pierre Bourdieu et le philosophe Ludwig Wittgenstein, défétichisant l’État et faisant notamment éclater sa prétention à incarner le cœur de la vie sociale moderne6. Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, de penser l’État comme une configuration seconde de pouvoirs ; ce que proposent tant l’anti-étatisme théorique que l’anarchisme méthodologique.

Cependant, cela débouche chez Geoffroy de Lagasnerie sur un second temps moins convaincant et nettement plus contestable. Il écrit ainsi :

« j’aimerais ici avancer l’idée selon laquelle il est possible de tirer de l’analytique foucaldienne autre chose qu’une marginalisation de l’Etat. Je voudrais montrer qu’il est possible de placer l’Etat au centre de la théorie politique et du diagnostic de notre présent tout en conservant l’idée de pouvoirs immanents et disséminés – et je voudrais même montrer que ce geste est nécessaire, que ces deux conceptions s’appellent l’une l’autre. »

L’État réoccuperait donc, mais d’une autre façon, le cœur. Dans un premier moment, voyons encore comment tirer partie positivement de notre poil anarchiste une nouvelle fois hérissé. Par exemple, ce que dit Geoffroy de Lagasnerie sur le droit apparaît heuristique pour des anarchistes :

« Le système juridique est le monde de l’invention, de l’expérimentation, de la création. L’ordre du droit peut fonctionner à la production d’un ordre émancipé des contraintes des faits et de la nature au nom d’une rationalité immanente propre. Plutôt que de se calquer sur les perceptions spontanées, sur nos manières immédiates de voir, sur le pouvoir qui vient d’en bas, le droit est capable de construire un nouveau monde. »

La question du droit n’est pas inconnue des grandes figures de l’anarchisme comme Proudhon, dont la pensée et la pratique ne correspondent guère à l’anti-juridisme primaire souvent associé spontanément dans les représentations courantes aux anarchistes. Plus récemment, des pistes ont été formulées, comme celles particulièrement intéressantes de Pierre Bance7, mais il est vrai que c’est un domaine où l’anarchisme contemporain est plutôt globalement défaillant.

Par ailleurs, Geoffroy de Lagasnerie, en tirant partie de textes du sociologue Émile Durkheim comme de Foucault, fait de l’État un lieu possible de filtre et de distanciation rationalisatrice par rapport à des passions majoritaires régressives (par exemple répressives ou conservatrices sur le plan des mœurs) :

« On pourrait penser l’Etat, comme une force qui, parce qu’elle vient d’en haut, pourrait contrer le pouvoir qui vient d’en bas et, ainsi, nous délivrer des forces latérales et des logiques disciplinaires. »

Est-ce que cela n’est pas une incitation à ce que les anarchistes et au-delà nombre de révolutionnaires se débarrassent d’un certain « basisme » moral qui voudrait que, par essence, le Mal serait en haut et le Bien en bas ? Et est-ce que la piste de dispositifs de distanciation par rapport aux passions n’est pas à considérer positivement d’un point de vue libertaire ?

Mais pourquoi associer nécessairement la créativité juridique et les dispositifs de distanciation à l’État ? C’est sur ce plan que je me sépare une nouvelle fois de Geoffroy de Lagasnerie, alors qu’il nous a encore aidé à nous débarrasser d’impensés paralysants présents dans les milieux anarchistes. Ici il apparaît alors utile de distinguer institutions et État.

La conception sémantique des institutions proposée récemment par le sociologue Luc Boltanski8 dans le sillage du linguiste américain John Searle9 éclaire tout particulièrement cette distinction. Dans cette perspective, les institutions permettraient de stabiliser des repères partagées quant à la définition de la réalité (par exemple, les sens de « feux vert » et de « feu rouge » dans le domaine de la circulation urbaine) afin de mieux pouvoir s’orienter dans cette réalité (quand on veut traverser une rue). Sémantique renvoie à l’univers du langage et de ses significations, et la façon dont il participe à construire le réel. Et l’État ? Les États réellement existants apparaissent, à l’analyse socio-historique, composites, mais une des logiques principales qui tend à les travailler est l’étatisme, c’est-à-dire la logique d’intégration verticale et hiérarchique de l’ensemble des institutions génératrice de nœuds de concentration de pouvoirs. Bref, la créativité juridique comme la mise en place de dispositifs de distanciation rationalisante pourraient s’adosser à des institutions, mais pas nécessairement à un État. Point besoin de réinstaurer un centre étatique après l’avoir magistralement déconstruit avec Foucault ! Cela ouvre la voie à un anarchisme institutionnaliste et anti-étatiste10.