Séminaire ETAPE n°3 – Roberto Michels : critique des partis politiques, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme

Troisième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Octobre 2013 –

 

Roberto Michels : critique des partis politiques, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme

A partir d’un texte de Jean-Christophe Angaut

 

Maître de conférences de philosophie à l’ENS Lyon, auteur notamment d’une thèse de doctorat sur Liberté et histoire chez Michel Bakounine (Université de Nancy 2, 2005), co-directeur du livre collectif Philosophie de l’anarchie : théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie (avec Daniel Colson et Mimmo Pucciarelli, Lyon, Atelier de création libertaire, 2012), membre du comité de rédaction de la revue de recherches et d’expressions anarchistes Réfractions et en cours d’une nouvelle traduction du classique de Roberto Michels, Les partis politiques (1911)

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Rapporteur compréhensif : Didier Eckel (ex militant LCR-NPA, membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et Nouvelles Tentatives)

Rapporteur « critique » : Frédéric Burnel (enseignant en physique-chimie, militant au NPA et Objecteur de Croissance)

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Texte de JC Angaut 1/2

 

Intervention au séminaire ETAPE

le 25 octobre 2013

 

Par Jean-Christophe Angaut

 
Le sociologue allemand puis italien Robert Michels est demeuré célèbre pour avoir publié à la fin de l’année 1910 son ouvrage Sociologie du parti dans la démocratie moderne [1], enquête critique sur les tendances oligarchiques au sein d’organisations qui pourtant soutiennent des formes radicales de démocratie.
 

Traditionnellement, quatre obstacles barrent l’accès à la Sociologie du parti de Robert Michels. Le premier est spécifique à la France. Son ouvrage a fait l’objet en 1914 d’une traduction lacunaire et approximative par Samuel Jankélévitch, la seule existante à ce jour [2], qui représente à peine les deux tiers de l’ouvrage de départ, dont le titre a été fortement altéré, la dédicace, l’introduction et les notes évacuées, des passages entiers non traduits ou résumés, et même deux chapitres intervertis. Le deuxième est relatif à l’image que l’histoire des idées a conservée de cet auteur dont on a fait l’exemple type d’un théoricien et d’un militant passé du syndicalisme révolutionnaire au fascisme, son travail sur les partis politiques, qui marque la fin de son parcours de militant socialiste, étant alors considéré comme constituant le tournant de son itinéraire politique [3]. Le troisième consiste dans la réduction de la Sociologie du parti à la fameuse « loi d’airain de l’oligarchie » formulée par Michels à la fin de l’ouvrage, par laquelle Michels a laissé son nom dans l’histoire de la sociologie politique mais qui a conduit à passer sous silence les riches analyses empiriques qu’il contient. Le dernier obstacle relève de la situation de cet auteur dans l’histoire de la pensée sociologique, puisqu’on le définit d’une manière exclusive ou bien comme un élève de Max Weber qui aurait développé, avec quelques imperfections, un travail de recherche établi par son maître [4], ou bien comme le troisième larron d’une école élitiste italienne, dont les deux autres membres sont Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca [5].

 

Ces dernières années, ces obstacles ont toutefois commencé à être levés, notamment en Allemagne grâce aux travaux de Timm Genett, auteur d’une monumentale description de l’itinéraire théorique et biographique de Robert Michels qui a pu notamment exploiter les archives du sociologue, conservées à Turin [6]. Après ces travaux, il n’est plus possible de faire de Michels le représentant par excellence d’un passage du syndicalisme révolutionnaire au fascisme. D’une part, Timm Genett a discuté de l’étiquette de syndicaliste révolutionnaire qui avait été accolée au nom de Michels, et en distinguant plusieurs syndicalismes révolutionnaires (français, italien et allemand), est parvenu à spécifier celui de Michels, qui est moins un partisan de Georges Sorel que le défenseur d’une stratégie consistant à remédier à l’attentisme des partis socialistes en prônant la grève générale politique, seul moyen selon lui de parvenir à des réformes politiques profondes. D’autre part, ce commentateur a montré, preuves à l’appui, que le ralliement de Michels au fascisme italien était beaucoup plus tardif qu’on ne l’avait cru jusqu’alors (1928, et non l’immédiat après-guerre), et sans doute davantage motivé d’un côté par le carriérisme universitaire (son adhésion au parti fasciste intervient juste avant sa nomination par Mussolini à un poste de professeur à Bologne) et d’un autre côté par une fidélité au gouvernement de sa patrie d’adoption, quel qu’il soit (Michels a acquis la nationalité italienne en 1921, mais il a soutenu la cause de l’Italie dès son entrée en guerre en 1915).

 

S’agissant des problèmes de traduction, j’ai pour ma part entrepris une retraduction complète de la Sociologie du parti qui permet de se confronter aux deux obstacles restants : il est en effet possible de prendre en considération la riche matière empirique de l’ouvrage de Michels (fondée notamment sur une connaissance intime du fonctionnement et de la littérature internes aux partis socialistes allemand et italien et aux différentes écoles du socialisme français), et de constater in situ ce que sa Sociologie du parti doit respectivement aux traditions sociologiques allemande et italienne, mais aussi à la psychologie des foules de Tarde et Le Bon.

 

L’un des aspects qui frappe celui qui étudie la Sociologie du parti, notamment lorsque, comme moi, il a abondamment travaillé sur l’anarchisme classique, c’est la place particulière que cette tradition de pensée tient dans l’économie générale de l’ouvrage, mais aussi dans sa réception. Il y a de la part de Michels un usage intensif de la critique que les anarchistes ont produite de la démocratie représentative et de la pente autoritaire des organisations socialistes, mais aussi une interrogation critique sur la capacité de l’anarchisme à représenter une alternative, ou à tout le moins une mesure prophylactique, contre les tendances oligarchiques des organisations politiques. Il existe en outre une réception que l’on peut qualifier, au sens le plus large, de libertaire de sa Sociologie du parti (notamment chez Guy Debord [7] et chez les premiers Verts), au point d’ailleurs qu’on a pu considérer que le sociologue germano-italien devait être rattaché à ce courant de pensée [8], du fait aussi que son œuvre ne se limite pas à cette recherche sur les partis, mais touche à des questions relatives à l’émancipation personnelle, notamment au travers de la question sexuelle [9], qui sont en partie portée à l’époque par des anarchistes, au sein d’expériences communautaires comme Monte Verita. Il y a donc de sérieux motifs pour interroger les affinités de Michels avec une critique libertaire de la démocratie partisane, motifs qui ne tiennent pas seulement, d’ailleurs, à l’histoire des idées : à une époque où ce que l’on appelle démocratie est structuré par le système des partis, à une époque aussi où se pose toujours la question de la démocratie dans les organisations politiques, le fait de revenir sur l’étendue et les limites de la critique que Michels a proposée de la forme parti peut être éclairant pour le présent. Mais la figure de Robert Michels étant en outre controversée, il s’agit aussi de savoir, à tout le moins, si le sociologie germano-italien est un bon client pour ceux qui entendent montrer que toute remise en cause de la démocratie partisane conduit à rallier des idéologies autoritaires, voire totalitaires.

 

Discuter des possibles accointances entre la sociologie du parti de Michels et les critiques libertaires de la démocratie représentative implique trois mises au point, que je vais développer successivement. La première consiste à savoir si Michels se fait le défenseur d’une conception de la démocratie qui le rapprocherait des idéaux libertaires (pour le dire vite : un idéal de démocratie directe et d’autogestion). Elle interroge donc les options politiques de Robert Michels, et du coup aussi l’idée selon laquelle entre le syndicalisme révolutionnaire de sa jeunesse et son fascisme tardif, le point commun serait un refus de la représentation politique. La deuxième mise au point porte sur ce à quoi on a souvent réduit l’ouvrage de Michels, à savoir la loi d’airain de l’oligarchie en tant qu’elle est construite sur le terrain particulier de la démocratie interne aux partis. Il s’agit dans ce cas d’interroger les affinités entre la pensée de Michels et la critique produite par les penseurs libertaires de la délégation et de l’organisation. La troisième mise au point, centrale pour mon propos, porte sur le passage de la démocratie dans les partis à la démocratie en général. J’essaierai de montrer sur ce point que le propos de Michels ne se limite pas à une critique de l’absence de démocratie au sein des partis, mais opère à partir de cette perspective interne le passage à la démocratie en général, ce en quoi Michels, dans son refus de séparer les fins démocratiques des moyens démocratiques, pourrait s’avérer le plus proche d’un certain type d’approche libertaire. Et je conclurai sur les perspectives que cette sociologie du phénomène partisan permet d’ouvrir.

 

1) Démocratie directe et syndicalisme révolutionnaire : quelle démocratie ?

 

Repartons de l’image que la réception nous a laissée de Michels, celle d’un cas crucial pour étayer la thèse plus générale d’un passage naturel du syndicalisme révolutionnaire au fascisme, passage qui ne correspondrait pas seulement à des trajectoires individuelles (Michels, Lagardelle [10], etc.), mais à des affinités profondes entre les deux idéologies, affinités que l’histoire se serait chargée d’actualiser. Pour le propos qui nous intéresse, le point commun entre le supposé terminus a quo et le terminus ad quem de l’itinéraire politique de Robert Michels serait son refus de la démocratie représentative, qui se manifesterait dans un cas par un attachement à la démocratie directe, et dans l’autre par une adhésion à la démocratie plébiscitaire : au refus de la délégation succéderait l’idéal d’un lien direct entre la masse et le dirigeant charismatique, le passage entre les deux étant une déception vis-à-vis du modèle d’autogestion, qui se serait heurté à la réalité politique et historique. Plus largement, cette réception de Michels a permis d’établir une affinité profonde entre les critiques de la démocratie, voire entre les critiques des partis, qu’elles soient d’inspirations révolutionnaire ou réactionnaire.

 

Cette lecture d’apparence séduisante se heurte toutefois à un obstacle de taille : on ne trouve nulle part, et à aucun moment de son parcours politique, de textes où Michels prendrait expressément position en faveur de la démocratie directe. Une manière commode de faire saisir la singularité de la position politique de Michels au cours de son engagement socialiste est de partir de ce qu’on trouve dans l’ouvrage de Zeev Sternhell lorsque celui-ci décrit la rencontre, qu’il estime nécessaire, entre soréliens, nationalistes et futuristes dans le mouvement fasciste :

Soréliens, nationalistes et futuristes ne pouvaient plus ne pas se rencontrer. Leur haine pour la culture dominante va les placer sur la même ligne de front contre la démocratie bourgeoise. Au prolétariat défaillant, le nationalisme fournit la masse critique capable de transformer un système d’idées en force politique. Ainsi se trouve exaucé le vœu du syndicaliste révolutionnaire Robert Michels, qui en appelait à « l’union grandiose » de l’Idée révolutionnaire avec la grande force révolutionnaire du moment. Michels avait espéré voir le prolétariat remplir ce rôle. À défaut, lui aussi se rabat sur la Nation. Vers la fin de la première décennie du siècle, le syndicalisme révolutionnaire fournit l’Idée, le mouvement nationaliste lui procure les troupes. [11]

 

Le premier problème porte sur le rattachement de Michels à un courant « sorélien », et plus largement sur l’identification générale du syndicalisme révolutionnaire à la seule figure de Georges Sorel. En effet, le syndicalisme révolutionnaire renvoie avant tout à une pratique, certes théorisée par Sorel, mais pas seulement par lui. Or la pratique de la grève générale peut avoir au moins deux sens bien distincts. Dans un cas elle peut consister à postuler la nécessaire résorption de la lutte politique (ou antipolitique) dans la lutte économique, au nom d’une forme de séparatisme ouvrier, comme ce fut le cas en France dans les premières années de la CGT et comme la charte d’Amiens de 1906, dont on affirme aujourd’hui abusivement qu’elle affirme la neutralité politique du syndicat, en porte encore la trace, en tant qu’elle tourne le dos à une politique confisquée par les partis politiques et leurs élites. Dans l’autre, elle désigne un courant au sein des partis socialistes, courant représenté par exemple dans l’Italie d’avant-guerre par Arturo Labriola, qui prône la grève de masse pour parvenir aux conquêtes politiques que la direction réformiste du parti ne peut obtenir (du fait de l’exclusion de plus de la moitié de la population italienne des élections). Dans ce cas, il ne s’agit ni de prôner la désertion des partis politiques, ni de refuser l’autonomie du politique, mais de s’appuyer sur des mouvements extra-parlementaires en vue d’obtenir des conquêtes politiques (donc de politiser la pratique syndicale). C’est de cette dernière version que Michels est le plus proche, en raison des analogies qui existent entre les situations allemande et italienne.

 

Ne pas apercevoir cette distinction conduit Z. Sternhell [12] à proposer une lecture erronée du débat qui oppose en 1907, dans Le Mouvement Socialiste de Lagardelle (qui est à l’époque la grande revue syndicaliste révolutionnaire en France), Michels à Édouard Berth, disciple de Sorel [13]. À suivre Sternhell, Michels produirait une critique du syndicalisme révolutionnaire que les Soréliens tarderaient à comprendre et qui marquerait une étape dans la dissolution de ce courant et son rapprochement avec les nationalistes. Or cette lecture ne tient que si l’on considère que Michels produit une critique interne, c’est-à-dire s’écarte d’un credo sorélien qu’il aurait d’abord épousé, ce qui n’est pas le cas puisqu’il s’en prend précisément à la version française du syndicalisme révolutionnaire au nom d’une autre tactique, également syndicaliste. En outre, on relèvera la manière tout à fait caractéristique qu’a Z. Sternhell de lire les textes. Michels écrivait que le prolétariat n’était pas par essence révolutionnaire, qu’il y avait des socialistes avant l’existence du prolétariat, et que le mouvement socialiste était né de la rencontre entre un élément éthique extérieur au prolétariat et l’égoïsme de classe de ce dernier [14]. Voici ce que cela devient sous la plume de Z. Sternhell :

C’est bien ce qui ressort de l’analyse de Michels : le socialisme peut exister indépendamment de la classe ouvrière. Toute la classe ouvrière n’est pas socialiste, tous les syndicats ouvriers dans le monde ne sont pas socialistes, et tous les socialistes ne sont pas ouvriers. Les relations entre socialisme et prolétariat ne sont donc pas des relations essentielles. Et puisqu’il peut y avoir un socialisme sans prolétariat, pourquoi n’y aurait-il pas de socialisme pour toute la Nation ? Henri De Man et Marcel Déat, théoriciens socialistes, parviendront à cette même conclusion à la suite de Michels. [15]

 

Évidemment, le lecteur ne peut pas deviner que Michels, dans son article, ne parvient pas du tout à cette conclusion (et que De Man et Déat n’ont aucun lien avec Michels, et ont eux-mêmes des trajectoires bien distinctes). Or Michels affirmait simplement que le socialisme, comme idéologie, a existé avant la nouvelle forme de prolétariat dont on attend la réalisation de l’idée socialiste, mais que le mouvement socialiste ne peut pas exister sans le prolétariat. Cet effort pour faire rentrer Michels dans le moule du socialisme national demeure aveugle aux buts politiques qui sont proprement ceux de Michels, qui ne cesse de répéter à l’époque qu’il s’agit, en Allemagne, d’obtenir la création d’un « État démocratique et républicain, qui donnera aux forces ouvrières un milieu libre, où il n’y aurait qu’un seul obstacle au développement des forces prolétariennes : l’ignorance – à vaincre – des masses » [16]. Ce qui est manqué notamment, c’est la visée pédagogique qui est alors celle de Michels.

 

Mais en second lieu, dans le cas de Michels, on peut douter précisément que l’idée révolutionnaire ou même simplement socialiste demeure chez lui vivante à partir du moment où il se rallie au nationalisme italien, puis au fascisme – et on peut douter, de surcroît, qu’il mette la même chose que (ce que Z. Sternhell attribue à) Sorel derrière l’idée révolutionnaire (à savoir la violence comme génératrice du sublime). Dans la polémique avec Berth, on voit par exemple que Michels fait résider le problème principal dans l’organisation, qui tend nécessairement à l’embourgeoisement, qu’il voit dans le syndicalisme révolutionnaire une sorte de contre-tendance démocratique, mais qui aboutit moins à faire du syndicat une panacée qu’à remettre en question l’oligarchie dans les partis. L’intérêt du syndicalisme révolutionnaire, à suivre Michels, c’est qu’il se place sur le terrain politique et fait intervenir les masses comme contrepoids à la direction des partis, mais l’oligarchie se manifeste aussi nécessairement dans le syndicat que dans le parti. Le problème réside en effet dans l’unité entre l’idée et le prolétariat, qui seule permet de rendre compte du mouvement socialiste. Le prolétariat n’est pas une catégorie homogène, il est élevé par la pédagogie socialiste à la conscience de son existence comme classe. Ce que viennent apporter les intellectuels dans le prolétariat (pourvu du moins qu’ils coupent les ponts avec leur classe d’origine), c’est un certain nombre d’éléments éthiques qui permettent de dépasser l’égoïsme de classe. Michels s’écarte donc du syndicalisme révolutionnaire sorélien sur au moins trois points : 1) il prend en considération des buts spécifiquement politiques ; 2) il n’est pas hostile à la coexistence des partis et des syndicats, dans laquelle il voit la source d’une dynamique progressiste, et par conséquent il ne fait pas du syndicat (pas plus que du parti) une fin en soi ; 3) il ne considère pas que le prolétariat serait par essence socialiste et que son égoïsme de classe en ferait à lui seul un élément révolutionnaire.

 

Précisément, quels sont ces buts spécifiquement politiques que poursuit alors Michels ? À cette époque, Michels, qui connaît de l’intérieur les partis allemand et italien (SPD et PSI), se montre critique envers leur stratégie parlementaire dans des pays où le suffrage universel n’existe pas, et il considère la grève générale comme une tactique à même de mobiliser les masses, notamment pour le conquérir. Dans l’extrait cité ci-dessus, la mention de la pédagogie est décisive : il s’agit moins pour Michels, dans sa Sociologie du parti, d’exprimer sa déception devant l’impossibilité de réaliser la démocratie directe que de dissiper des illusions. Pour le dire en langage pédant, il ne s’agit pas d’un texte déçu, mais déceptif. Il faut souligner que c’est précisément sur cette question de la pédagogie que s’achève l’ouvrage [17].

 

Maintenant, quel concept de démocratie Michels mobilise-t-il dans son ouvrage ? On peut d’abord rappeler la manière dont semble fonctionner le raisonnement qui sous-tend l’ouvrage : la démocratie, pour s’imposer comme cause politique, doit en passer par l’organisation, dont la vie moderne a révélé l’efficacité ; or l’organisation conduit à l’oligarchie, qui est l’opposé de la démocratie ; par conséquent l’idéal démocratique est irréalisable. Qu’entendre donc par démocratie ? Contrairement à une légende tenace qui voudrait que Michels soit un partisan, finalement déçu, d’une démocratie directe conçue sur le modèle rousseauiste, on trouve au moins quatre concepts différents de démocratie dans la Sociologie du parti [18]. Le premier définit la démocratie par l’égalité formelle, donc selon des critères de droit public très lâches [19]. Le deuxième concept de démocratie est en effet emprunté à Rousseau, mais il s’agit alors de dire que la limite entre démocratie et aristocratie se situe à 50% de participants aux fonctions officielles, au droit de vote, etc. [20] Ce n’est qu’en troisième lieu que la démocratie est définie comme démocratie directe et domination immédiate de la masse, par différence avec la simple république, et parmi les exemples que prend Michels, on trouve évidemment les quelques cantons suisses qui la pratiquent encore [21]. Enfin, Michels définit en plusieurs endroits la démocratie par la possibilité pour tout un chacun d’accéder aux fonctions dirigeantes (et non par la disparition de telles fonctions), c’est-à-dire par le principe qui veut que tous soient électeurs et éligibles.

 

Il s’agit moins pour Michels de s’en tenir à un concept unique de démocratie pour s’affirmer le défenseur d’une idée politique, que d’en repérer les différentes déclinaisons et finalement l’absence de rigueur conceptuelle. Ou bien la démocratie est un idéal irréalisable, celui de la domination directe des masses (je vais revenir sur ce concept de masse), ou bien elle est un concept incomplet, peu rigoureux, qui finit par développer les contradictions qu’il renferme. La recherche d’une conception de la démocratie propre à Michels aboutit donc à une première critique de la démocratie qui est une critique du concept de démocratie, d’un point de vue scientifique, pourrait-on dire, comme concept plastique, idéologique. Cette critique est dirigée aussi bien contre la science politique que contre les tenants des idéaux démocratiques, puisqu’elle porte aussi bien sur l’inadéquation de tels concepts pour rendre compte de la vie des peuples que sur les illusions qui s’attachent à un concept maximal de démocratie. Comme le dit la conclusion de l’ouvrage, il s’agissait pour Michels de « dissiper quelques illusions démocratiques superficielles et trop légères par lesquelles la science était égarée et les masses abusées. »

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2) Critique de la démocratie ou critique de l’oligarchie : la question des masses

 

J’en viens maintenant à l’autre élément que la postérité a gardé de Michels : la loi d’airain de l’oligarchie, c’est-à-dire la nécessité que s’expriment, dans les partis politiques (comme dans tout groupe) des tendances oligarchiques. Je laisse volontairement de côté ce qui, pourtant, constitue l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage de Michels, à savoir la description concrète de la domination des dirigeants dans les organisations socialistes (avec son double aspect dynamique – comment l’organisation engendre ce qu’on pourrait appeler un phénomène dirigeant – et statique – comment se compose sociologiquement l’élite dirigeante) pour m’intéresser plus directement à ce qui encadre cette analyse, à savoir d’un côté la recherche des causes (ce que Michels, dans la 1ère partie, nomme « étiologie », en usant d’un vocabulaire qui assimile donc les phénomènes oligarchiques à des pathologies sociales), et de l’autre les conclusions. La notion de tendance oligarchique, utilisée dans les deux moments, a ceci de décisif qu’elle implique que des contre-tendances puissent s’y opposer – mais sans jamais qu’aucun des deux groupes de tendances disparaisse, ce qui est d’ailleurs la leçon finale de la Sociologie du parti, laquelle affirme :

Dans l’histoire, les courants démocratiques sont […] semblables au battement des vagues. Toujours ils s’écrasent sur les brisants. Mais toujours également ils sont renouvelés. Le spectacle qu’ils offrent comporte en même temps des éléments d’encouragement et de désolation. Dès que la démocratie a atteint un certain stade dans son développement, un processus de dégénérescence s’installe, elle adopte ce faisant un esprit aristocratique, parfois aussi des formes aristocratiques, et devient similaire à ce contre quoi elle était jadis entrée en campagne. Alors surgissent de son propre sein ses nouveaux accusateurs qui la dénoncent comme oligarchie. Mais après une période de luttes glorieuses et une période de participation peu honorable à la domination, ceux-ci se fondent aussi en définitive dans l’ancienne classe dominante. Contre eux s’élèvent cependant derechef de nouveaux combattants de la liberté au nom de la démocratie. Et il n’est pas de fin à ce jeu cruel entre l’idéalisme incurable des jeunes et l’incurable soif de domination des vieux [22].

 

Plusieurs éléments s’opposent à une lecture fixiste de cette loi d’airain de l’oligarchie, quoique certaines formulations de Michels assimilant directement l’organisation à une oligarchie puissent induire en erreur et exagérer le pessimisme qui se dégage de l’ouvrage.

 

Pour comprendre cela, il faut faire le détour par le rôle que fait jouer Michels à la psychologie des masses (traduction allemande de la psychologie des foules développée à la même époque en France et en Italie par des auteurs comme Scipio Sighele, Gustave Le Bon et Gabriel Tarde), là encore dans la première et la dernière partie de l’ouvrage. Dans la réédition de 1925 de sa Sociologie du partie, Michels estimera d’ailleurs que « la psychologie de masse […] appliquée à l’histoire […] constitue […] le contenu ultime de [son] ouvrage » [23]. S’agissant du rapport de Michels à la psychologie des foules, on peut retenir les trois points suivants. En premier lieu, Michels s’intéresse moins à la foule en tant qu’elle est potentiellement criminelle (Sighele), ou révolutionnaire, ou rebelle, qu’à la foule docile, reconnaissante et vénératrice, ce qui ne l’empêche pas de reprendre par exemple à Le Bon l’idée selon laquelle le meneur est lui-même hypnotisé par une idée qui hypnotise à son tour d’une manière transitive les foules. En second lieu, Michels substitue au discours essentialiste sur la foule une description de situations de masse, de sorte par exemple que les mêmes hommes qui sont en position de meneurs ou de dirigeants dans un cas peuvent se retrouver gouvernés par les lois de la psychologie des masses, ce qui est le cas, signale Michels, des délégués du parti lors d’un congrès et des députés au sein d’un groupe parlementaire. En troisième lieu, Michels tourne le dos aux accents biologisants du discours de la psychologie des foules (particulièrement présent chez Le Bon, pour qui l’érosion de la personnalité dans la foule fait resurgir un fond commun d’ordre racial) au profit d’un discours plus historico-national, qui met par exemple l’accent sur les habitudes de soumission au sein du peuple allemand. Ce dernier point est intéressant, dans une optique d’ailleurs peut-être plus critique que ne l’est celle de Michels, puisqu’on pourrait prolonger cette analyse en se demandant si l’avènement de l’ouvrier masse, caporalisé par la grande industrie au début du XXe siècle, ne pose pas des problèmes similaires, qui conduisent à remettre en question les espoirs que plaçaient en lui un auteur comme Gramsci [24].

 

En somme, il y a des processus de massification, pourrait-on dire, c’est-à-dire des situations de masse qui font intervenir d’une manière nécessaire des tendances oligarchiques. Cela signifie aussi qu’il faudrait envisager, si l’on veut échapper à ces tendances, d’autres situations où ces phénomènes ne se manifesteront pas. Et si la sociologie du parti développée par Michels est une critique de la dérive oligarchique de la démocratie partisane, c’est moins en tant qu’elle critique ces tendances oligarchiques que ces processus de massification dans lesquelles ces tendances s’originent. Mais précisément, la sociologie du parti est-elle de la part de Michels à proprement parler une entreprise de critique des partis politiques ? C’est sur ce point qu’une confrontation avec la critique anarchiste de la démocratie partisane (sous sa double composante de délégation à un parti et de délégation au sein d’un parti) devient intéressante. On peut en retenir deux aspects principaux : la manière dont Michels tire profit de la critique développée par les anarchistes de la démocratie partisane et la manière dont il se confronte aux alternatives développées par les anarchistes à ces pratiques politiques dites démocratiques.

 

S’agissant du premier aspect, on peut dire que la Sociologie du parti de Michels se nourrit de la tradition anarchiste sur au moins trois points. Le premier, c’est la critique du processus de délégation, critique par laquelle, pour Michels, les anarchistes se situent dans la continuité des premiers penseurs de la démocratie au XIXe siècle : Errica Malatesta et Ferdinand Domela Nieuwenhuis sont ainsi loués pour l’éloquence et la finesse avec lesquelles ils ont repris les critiques de la représentation développées par les démocrates des années 1840 [25]. En cela, l’anarchisme apparaît comme ce courant de pensée qui réaffirme que déléguer sa souveraineté, c’est la perdre – et les anarchistes comme les héritiers de prophètes du passé. Le deuxième point, c’est la critique du caractère autoritaire des organisations socialistes : Michels mobilise ici des critiques développées par les anarchistes au moment de la deuxième Internationale (dont ils avaient été exclus), critiques qui ont un aspect moral (chez Nieuwenhuis, on trouve une comparaison entre les militants des partis socialistes et des moutons ramenés dans le troupeau par des chiens dès qu’ils s’en éloignent [26]), mais aussi pratique, puisque l’anarchisme est identifié par Michels à un mouvement qui ou bien refuse totalement l’organisation (pour ses composantes individualistes [27]), ou bien refuse, à tout le moins, des organisations fixes dotées de permanents, ce qui permet d’éviter, au moins en première analyse, l’apparition d’un phénomène dirigeant [28]. Le troisième point, qui n’est pas le moins intéressant, consiste à reprendre à certains auteurs de la tradition anarchiste leur analyse de la genèse de ce phénomène dirigeant, non pas comme la conséquence d’une trahison, mais comme la conséquence nécessaire d’une position sociale – c’est le sens de la reprise par Michels, dans le premier chapitre de la 3ème partie, de ce que dit Bakounine sur le fait que même le révolutionnaire le plus honnête, mis en position de dirigeant, tendrait à devenir un tyran [29]. Voilà pour le versant critique, mais précisément, on pourrait dire que l’opération fondamentale à laquelle Michels soumet ces critiques libertaires de la pente oligarchique des organisations consiste à leur ôter leur potentiel critique, avec toujours pour fin moins de critiquer ce qui est que de dissiper les illusions qu’on peut se faire à propos de ce qui est et de ce qui pourrait être. De ce point de vue, on pourrait qualifier Michels de libertaire sceptique ou pessimiste, qui envisage essentiellement son travail comme une pédagogie à destination des masses afin qu’elles se défassent de leurs illusions, non pas pour renoncer à agir, mais pour avoir conscience que leur action sera sans cesse à reprendre.

 

Autrement dit, Michels propose davantage une critique des illusions démocratiques (c’est-à-dire de la croyance dans la possibilité de réaliser les idéaux démocratiques) qu’une critique des partis en tant précisément qu’en eux, c’est la possibilité de réaliser ces idéaux démocratiques qui serait remise en cause – ce qui conduirait à rechercher des formes alternatives d’organisation, voire à l’organisation. C’est aussi ce qu’enseigne son rapport à la composante positive de l’anarchisme. Avant de conclure sa Sociologie du parti, Michels passe en revue, dans la 5ème partie, ce qu’il appelle une série de mesures visant à prévenir l’apparition du phénomène dirigeant au sein des mouvements socialistes, et il en énumère quatre : le référendum, ce qu’il appelle le postulat du renoncement, le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme. Or à y regarder de plus près, et si l’on met de côté l’usage du référendum, dont Michels montre qu’il se heurte ou bien à l’indifférence des masses, ou bien au césarisme, les trois autres mesures prophylactiques (on notera à nouveau l’usage d’un lexique médical) que Michels passe en revue ont un rapport avec la tradition anarchiste. Ce que Michels appelle le « postulat du renoncement » nous situe à la lisière de l’anarchisme et du populisme russe, et le principal auteur qui est mis à contribution est Bakounine. Par postulat du renoncement, Michels entend le fait de renoncer à sa classe d’origine et à toute forme d’ambition sociale lorsque, venant d’un milieu favorisé, on se rallie au mouvement ouvrier – ce qui était le cas des populistes et nihilistes russes, autour du mot d’ordre, relayé notamment par Bakounine, d’aller au peuple. Pour Michels, c’est là trop compter sur les ressources morales des individus, et surtout c’est ignorer qu’une telle attitude sacrificielle peut aisément conduire au fanatisme. Deux remarques toutefois à ce sujet : Michels a à la fois vécu ce qu’il coûtait d’être un militant socialiste lorsque l’on avait certaines ambitions académiques (puisqu’il a dû quitter l’Allemagne pour avoir un poste à l’étranger en raison de son appartenance au SPD), et en même temps n’a jamais renoncé à ces ambitions, au point qu’elles entrent dans le complexe de causes qui l’ont conduit à adhérer au parti fasciste à la fin des années 1920 ; d’autre part, ce postulat du renoncement, comme dit Michels, est loin d’avoir été l’apanage des seuls socialistes russes, puisqu’on le retrouve très actif dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire, notamment autour de la notion, forgée par Albert Thierry au début du XXe siècle, de « refus de parvenir ».

 

Mais en second lieu, cela nous amène aux accointances entre le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme. Même si l’on ne peut réduire le premier à un sous-courant du second, il est clair que le second joue un rôle décisif dans la genèse du premier : historiquement, le syndicalisme révolutionnaire se développe en grande partie chez des militants anarchistes (dont les plus connus sont Fernand Pelloutier et Émile Pouget) qui à la fois tournent le dos à la pratique de la propagande par le fait telle qu’elle s’est développée au début des années 1890 avec la vague d’attentats (Ravachol, Henry, Vaillant, Caserio, etc.), et se désignent eux-mêmes comme syndicalistes parce que, dans un contexte de répression du mouvement, il ne peuvent plus se dire anarchistes. Si l’on considère les théories syndicalistes révolutionnaires, et notamment le fait qu’elles postulent la nécessaire résorption de la lutte politique dans la lutte économique (c’est-à-dire la signification directement politique des luttes économiques, ou encore le refus de la séparation du politique, et donc de la spécialisation de la politique, ou encore de la prise en main des intérêts du prolétariat par quelques spécialistes auto-proclamés), il est aisé d’en retrouver l’ascendance proudhonienne et bakouninienne, notamment dans ce que ces auteurs avaient d’antipolitique. L’objection majeure que fait Michels au syndicalisme révolutionnaire, c’est qu’il s’appuie toujours sur une organisation, et que de l’aveu même de ses promoteurs, il tend à son tour à dégénérer suivant une pente oligarchique, de sorte qu’il n’est pas du tout à l’abri de l’évolution qui a frappé les partis socialistes – on va voir que cette critique se retrouve aussi dans la bouche de certains anarchistes.

 

Restent les anarchistes proprement dits, auxquels Michels reconnaît « le mérite d’avoir, les premiers, signalé infatigablement les conséquences hiérarchiques et oligarchiques de l’organisation partisane » [30]. Leurs dirigeants n’ont pas d’ambitions dans la vie officielle, d’où leur caractère attachant, mais leur soif naturelle de pouvoir s’applique aux esprits : ils ont l’autorité d’apôtres, ce qui revient à une forme de domination prophétique. D’autre part, dès qu’il faut en venir à la pratique, les anarchistes sont confrontés à la question de l’organisation, et partant aux lois sociologiques qui sont attachées à toute organisation, c’est-à-dire à ses dérives oligarchiques et autoritaires. On retrouve ici ce qui constitue, du point de vue de Michels et de sa Sociologie du parti, la particularité de l’anarchisme, à savoir la volonté de se dérober à l’organisation en tant que telle. Or pour Michels, la vie moderne rend l’organisation incontournable : on ne peut posséder d’influence politique (ce qui est précisément refusé aux anarchistes [31]), on ne peut même parvenir à la conquête de buts politiques qu’en passant par l’organisation. C’est dans la continuité de cette critique adressée à l’anarchisme que Michels présente brièvement la solution proposée par Moisei Ostrogorski à la fin de son ouvrage sur les partis politiques, à savoir le modèle de la ligue, c’est-à-dire du regroupement temporaire qui se constituerait en vue d’atteindre une fin pratique précise et se dissoudrait aussitôt que cette fin est atteinte. Une telle ligue donnerait lieu aux mêmes manœuvres que les organisations partisanes. D’une manière plus générale, on peut toutefois être étonné du peu de cas que Michels fait des travaux d’Ostrogorski [32].

 

3) Une organisation non-démocratique pour la démocratie ?

 

J’en viens dès lors à mon dernier point, qui touche à un ressort de l’argumentation de Michels sur la démocratie partisane, argumentation qu’il convient de rappeler : pour s’imposer en tant que cause politique au sein d’une société moderne, la démocratie doit en passer par l’organisation ; or toute organisation tend nécessairement à devenir une oligarchie, laquelle contredit la démocratie ; par conséquent la réalisation de l’idéal démocratique par la voie de l’organisation est à la fois indispensable et impossible. Dans ce raisonnement, une prémisse n’est pas explicitée et mérite qu’on s’y attarde : pourquoi la pente oligarchique des organisations compromettrait-elle la réalisation, à l’extérieur, de la démocratie ? Pour le dire dans les termes ironiques de Michels, pourquoi la démocratie ne serait-elle pas vouée à n’être qu’un produit d’exportation ? Après tout, il y a toute une tradition de pensée politique qui considère qu’il est possible de parvenir à une société débarrassée de toute forme de hiérarchie et d’exploitation en en passant par des organisations fortement centralisées – notamment une tradition conspiratrice, qu’on retrouve, sous des formes et à des degrés divers chez des auteurs comme Blanqui, le Bakounine des sociétés secrètes ou Lénine. En première analyse au moins, on pourrait dire que Michels s’inscrit dans une tradition, fortement représentée chez les libertaires (par exemple chez Malatesta [33]) qui conteste la disjonction entre fins et moyens : on ne peut parvenir à la démocratie par des moyens non démocratiques. Dans la tradition du mouvement ouvrier, cette position a consisté par exemple à affirmer que les organisations ouvrières (Internationale, partis, syndicats) devaient constituer des préfigurations de la société future pour laquelle ces organisations luttaient.

 

On peut à ce propos distinguer plusieurs positions. En premier lieu viennent les tenants d’une conception forte du caractère préfiguratif de l’organisation, avec au moins deux déclinaisons : ceux qui estiment que l’organisation est le lieu où les adhérents font l’expérience de relations non hiérarchiques, ce qui est le cas par exemple chez Bakounine en tant qu’il pense à l’Internationale, et ceux qui estiment, comme Lassale, que si l’organisation préfigure, en interne, ce que sera en externe l’organisation politique de la société, c’est aussi en tant qu’elle donne à voir une combinaison heureuse de liberté et d’autorité. En second lieu, on trouve les tenants d’une disjonction entre la forme de l’organisation et la forme de la société, avec encore deux déclinaisons : d’un côté ceux qui estiment que l’on peut parvenir à une société débarrassée de la coercition par des moyens coercitifs, Blanqui et Lénine, et peut-être Bakounine quand on se situe sur le terrain des sociétés secrètes ; de l’autre ceux qui estiment qu’on ne parviendra jamais à une telle société, mais que ce n’est que dans l’organisation qu’il est possible de faire l’expérience d’autres rapports sociaux : Max Weber lorsqu’il se rapporte, à la fin de sa vie, aux luttes ouvrières [34], et peut-être Marx dans les quelques textes où il insiste sur l’importance des syndicats.

 

Il semblerait d’abord que la démonstration de Michels apporte des soutiens empiriques à la première position puisque la dégénérescence des organisations démocratiques en oligarchies (ou leur caractère initialement oligarchique, voire autocratique [35]) contribue chez lui à expliquer, sinon l’affadissement du message politique (puisque chez les sociaux-démocrates allemands d’avant-guerre, le révolutionnarisme verbal coïncide très bien avec l’attentisme), tout du moins une réserve tactique et une grande absence d’initiative dans la social-démocratie. On ne peut qu’être attentif, à ce sujet, aux nombreux parallèles qu’il propose entre le parti et l’État : initialement construit pour affronter l’État, il devient « un parti de gouvernement, c’est-à-dire un parti qui, organisé comme un gouvernement en petit, nourrit l’espoir d’assumer un jour le gouvernement en grand. » [36] Or ce parti, à mesure qu’il grossit, tend de plus en plus à ressembler à ce qu’il veut conquérir et à adopter une attitude prudente vis-à-vis de celui qu’il est censé affronter. Si l’on cherche à situer dès lors la conception que propose Michels des rapports entre l’organisation politique et les fins qu’elle se donne, on pourrait dire d’elle qu’elle constitue une troisième variante du premier modèle, celui de l’adéquation des moyens et des fins puisque Michels est celui qui affirme que l’impossibilité de réaliser la démocratie dans la société s’avère déjà dans l’impossibilité de la réaliser dans l’organisation. Autrement dit, le choix de l’objet, les partis socialistes, est motivé par le souci de trouver une expérience cruciale : si les idéaux démocratiques ne se réalisent pas dans l’organisation (qui recrute sur une base volontaire), à plus forte raison on voit mal comment il serait possible de les réaliser dans la société tout entière (dans laquelle les membres n’ont, le plus souvent, pas fait le choix d’entrer). Avant d’être l’État en petit, le parti est une société en petit, et si ça ne marche pas en petit, il semble difficile d’imaginer que ça le puisse en grand. Encore une fois, ce n’est pas une raison pour renoncer, mais il faut lutter sans illusions.

 

Encore faut-il préciser que le fait d’affirmer la continuité, ou la nécessaire non-contradiction entre fins et moyens, ne revient pas à faire du moyen une fin en soi. Il faut ici prêter attention à ce passage de la dernière partie de la Sociologie du parti, dans laquelle Michels affirme que chez les sociaux-démocrates allemands, l’organisation, qui était censée n’être qu’un moyen en vue d’une fin, devient une fin en soi [37]. Il s’agit en effet d’une position distincte de celle qui affirme que la fin est déjà dans les moyens. On retrouve ici, d’une manière qui n’est peut-être pas étonnante, la position qui fut par exemple celle de Malatesta au congrès anarchiste d’Amsterdam en 1907, lors duquel il reprocha précisément aux syndicalistes révolutionnaires de considérer le moyen (l’organisation de la classe ouvrière sur des critères d’égoïsme de classe) comme une fin en soi. Il faut donc bien distinguer une conception qui refuse de séparer les moyens et les fins d’une conception qui fait d’un moyen particulier une fin en soi.

 

Le bilan des rapports entre Michels et l’anarchisme est donc le suivant : pour une part, Michels prend au sérieux le projet anarchiste comme radicalisation du projet démocratique, mais pour en affirmer impossible la réalisation ; Michels reprend aux anarchistes leur critique de l’organisation et de la délégation, mais pour lui ôter son potentiel critique ; Michels reprend à certains anarchistes leur conception des rapports entre fins et moyens, mais non pour affirmer la nécessité de ne pas user de moyens qui seraient contraires aux fins visées, bien plutôt pour dire que le caractère irréalisable de la fin se trouve déjà inscrit dans les moyens. Évidemment, ce point d’aboutissement a quelque chose de déprimant, ce qui correspond à la visée déceptive de l’ouvrage.

 

C’est peut-être paradoxalement à Weber qu’il faut faire appel pour trouver une contestation du point de vue de Michels, lorsque le grand sociologue allemand estime que c’est dans les luttes économiques que le prolétariat peut faire l’expérience de formes de démocratie radicales, dans une période qui, par ailleurs, est vouée à demeurer longtemps encore capitaliste. La mention des tentatives anarchistes pour échapper à l’organisation fixe ouvre toutefois une autre voie : celles de communautés qui se soustrairaient à la politique pour faire l’expérience, ici et maintenant, d’autres manières de vivre – ce que Michels connaissait sans doute par la colonie de Monte Verita à Ascona – mais cela implique de faire le deuil de la révolution et, d’une certaine manière, pour reprendre une formule évangélique chère à Max Weber, de déclarer que son royaume n’est pas de ce monde.

 

La seconde réponse à apporter au pessimisme de Michels, c’est qu’il est un pessimisme d’universitaire : Michels développe sa Sociologie du parti au moment même où il s’éloigne du militantisme pour faire carrière sur un plan universitaire. Envisagée par un militant, la question de l’implication et de la mobilisation des adhérents d’une organisation aboutit moins à la formulation de lois sociologiques qu’à des réponses pratiques.

 

La troisième réponse consiste à contester, non pas l’articulation des moyens et des fins, mais le passage de l’organisation en petit à l’organisation en grand, et en particulier l’idée selon laquelle ce qui ne réussirait pas sur un plan préfiguratif condamnerait précisément ce que l’expérience a de préfiguratif.

 

[1] Robert Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie. Untersuchungen über die oligarchische Tendenzen des Gruppenlebens, Leipzig, 1911. Dans cette contribution, je me réfère au texte de la deuxième édition (1925) : Robert Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie, Stuttgart, Alfred Kröner Verlag, 1989 (désormais cité SP, suivi du numéro de page).

[2] Robert Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971. Cette traduction a encore été rééditée en 2010 par les Presses de l’Université Libre de Bruxelles.

[3] L’illustration la plus récente de cette lecture est l’ouvrage de Zeev Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, Paris, Fayard, 1989. Mais elle avait déjà été mise en œuvre, entre autres, par Wilfried Röhrich, Robert Michels. Vom sozialistisch-syndicalistischen zum faschistischen Credo, Berlin, Duncker & Humblot, 1972. Les efforts de Michels, à la fin de sa vie, pour restituer une cohérence à son propre parcours politique ont également joué un rôle dans cette reconstruction.

[4] On trouve la version la plus complète de cette lecture chez Lawrence Scaff, « Max Weber and Robert Michels », The American Journal of Sociology, vol. 86, n° 6 (mai 1981), p. 1269-1286. En France, elle a notamment été soutenue par Jean-Marie Vincent, Max Weber ou la démocratie inachevée, Paris, Éditions du Félin, 1998, et par Yves Sintomer, La démocratie impossible. Politique et modernité chez Weber et Habermas, Paris, La Découverte, 1999.

[5] Ettore Albertoni, Doctrine de la classe politique et théorie des élites, Paris, Klincksieck, 1987.

[6] Timm Genett, Der Fremde im KriegeZur politischen Theorie und Biographie von Robert Michels 1876-1936, Berlin, Akademie Verlag, 2008.

[7] Dans une lettre du 18 décembre 1987, Debord recommandait la lecture de l’ouvrage à Jean-Pierre Baudet. Cette lettre est publiée dans Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, Paris, Le Fin Mot de l’Histoire, 1998, ouvrage retiré de la circulation suite à la revendication de monopole de la veuve de Debord sur la publication de sa correspondance – et au refus, par mesure de rétorsion, de J.-P. Baudet et J.-F. Martos, que leurs échanges épistolaires avec Debord soient publiés par elle.

[8] Michels est ainsi qualifié d’anarchiste par Aurélien Berlan dans sa contribution « Le savant et l’anarchie » in J.-C. Angaut, D. Colson & M. Pucciarelli, Philosophie de l’anarchie, Lyon, ACL, 2012, p. 239-266.

[9] Robert Michels, Die Grenzen der Geschlechtsmoral, Munich/Leipzig, Frauenverlag, 1911. Dans ce texte, Michels s’affirme moins comme un partisan de la révolution sexuelle et de l’abolition de la famille que comme un féministe radical (pour l’époque), partisan d’une émancipation des femmes qui ne remette pas en cause le couple.

[10] Hubert Lagardelle (1874-1958) était en charge de la publication de la revue Le Mouvement Socialiste, d’obédience syndicaliste révolutionnaire, dans laquelle Michels publia de nombreux articles qui ont été réunis en volume dans Robert Michels, Critique du socialisme – Contribution aux débats au début du XXe siècle , Paris, Kimé, 1993. Dans les années 1930, il se rapprocha lui aussi du fascisme, et renoua par la même occasion les liens, depuis longtemps rompus, avec Michels. Il fut ensuite ministre du travail du régime de Vichy, entre avril 1942 et novembre 1943.

[11] Z. Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, ouvrage cité, p. 46.

[12] Ibid., p. 160-162.

[13] Robert Michels, « Controverse socialiste », Le Mouvement Socialiste, 1907, repris dans Critique du socialisme, ouvrage cité, p. 145-148.

[14] On trouve une trace de cette discussion dans le chapitre que la Sociologie du parti consacre au syndicalisme révolutionnaire (5ème partie, ch. 3).

[15] Z. Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, ouvrage cité, p. 166.

[16] R. Michels, « Les dangers du parti socialiste allemand », Le Mouvement Socialiste, octobre 1904, repris dans Critiques du socialisme, ouvrage cité, p. 212.

[17] Le ch. 3 de la 6ème partie affirme ainsi que « le travail principal pour affaiblir, autant que faire se peut, les tendances oligarchiques de tout mouvement ouvrier, se trouve dans le domaine de la pédagogie sociale. » (SP, 376) Timm Genett (Der Fremde in Kriege, ouvrage cité, p. 412) évoque à ce sujet une « pédagogie sociale désillusionnante ».

[18] Nous nous appuyons ici sur le recensement effectué par Timm Genett, Der Fremde im Kriege, ouvrage cité, p. 433.

[19] Le lecteur français de la Sociologie du parti n’en peut rien savoir puisque cette définition de la démocratie se trouve dans le premier des deux chapitres introductifs (SP, 2), évacués de la traduction de S. Jankélévitch.

[20] Dans ce même chapitre introductif, Michels estimait en outre que « dans la vie des peuples, les deux concepts théoriques fondamentaux de l’ordre étatique sont […] si élastiques qu’ils se touchent fréquemment. » (SP, 2)

[21] I, A, 2, sur l’institution de la Landgemeinde (SP, 26-27).

[22] SP, 378. Cet ajout de la seconde édition allemande se trouvait déjà dans les traductions française et anglaise.

[23] Avant-propos à la deuxième édition (SP, li).

[24] Chez Gramsci, l’avènement de l’organisation scientifique du travail est vue comme censée libérer l’esprit par le caractère machinal des tâches accomplies par le corps (Cahiers, V, 22). Lénine considérait, pour sa part, que la grande industrie avait pour effet de discipliner le prolétariat, ce dont l’organisation révolutionnaire pouvait tirer avantage.

[25] 2ème partie, ch. 3, §1 (SP, 133 et 412-413).

[26] Ibid., §5 (SP, 421).

[27] Cf. 1ère partie, section A, ch. 1Er (SP, 25).

[28] 1ère partie, section C, ch. 1Er, §1 (SP, 75).

[29] SP, 205. Michels fait référence à une lettre de Bakounine à Herzen datée de 1866, dans laquelle le révolutionnaire russe prend position sur le régicide.

[30] 5ème partie, ch. 4 (SP, 336).

[31] Voir 1ère partie, section C, ch. 1er, §2 (SP, 79).

[32] Mais c’est le cas aussi avec l’ouvrage pionnier de James Bryce, The American Commonwealth, dont Max Weber lui avait vivement recommandé la lecture et dont il lui reprochera ensuite (dans la lettre qu’il lui adresse en décembre 1910) de n’avoir consulté que la version abrégée. Le peu d’intérêt de Michels pour les phénomènes partisans tels qu’ils se donnaient à voir en Angleterre et aux États-Unis tient peut-être au fait qu’il ne voit pas dans les partis américains le destin des partis d’Europe continentale, mais aussi à sa moindre sensibilité au phénomène bureaucratique.

[33] Voir par exemple le Programme anarchiste de 1920, ou encore « La terreur révolutionnaire » (Pensiero e Volontà, n° 19, 01/10/1924).

[34] Mais bien entendu, Max Weber songeait avant tout à l’importance de ces expériences dans un contexte de guerre, reprochant ainsi à Bismarck et à ses successeurs de n’avoir pas compris « qu’un État qui prétend fonder sur l’honneur et la camaraderie l’esprit de son armée de masses ne doit pas oublier que, dans la vie quotidienne aussi, dans les combats économiques des ouvriers, c’est le sentiment de l’honneur et de la camaraderie qui engendre les seules forces morales décisives pour l’éducation des masses et qu’il faut donc les laisser se déployer librement. Or, c’est cela et rien d’autre que signifie, d’un point de vue purement politique, la ‘‘démocratie sociale’’ dans une période qui, inévitablement, restera longtemps capitaliste. » (Max Weber, Parlement et gouvernement dans l’Allemagne réorganisée in Œuvres politiques, Paris, Albin Michel, 2004, p. 321).

[35] Si l’on suit les remarques de Weber à Michels en décembre 1910, parler de dégénérescence oligarchique des organisations démocratiques n’a pas de sens puisque ces organisations sont dès le départ des groupements créés par les dirigeants et par lesquels ceux-ci entendent parvenir à leurs fins (le pouvoir et/ou le triomphe de leur cause).

[36] SP, 345.

[37] C’est du moins la formulation qu’on trouve dans la deuxième édition (SP, 366). Dans la première, Michels affirmait tout de go que l’organisation était un moyen en vue d’une fin. C’est à nouveau Max Weber qui est à la source de cette modification. Dans sa lettre de décembre 1910, il signale à Michels qu’il s’agit là d’un devoir-être et non d’un être.

Rapport compréhensif

 

Rapport « compréhensif » sur le texte de Jean-Christophe Angaut sur Roberto Michels

Par Didier Eckel

 

(ex militant LCR-NPA, membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et Nouvelles Tentatives)

 

– Séminaire ETAPE du 25 octobre 2013 –

 
 
Ma lecture du texte de Jean-Christophe Angaut n’a rien d’universitaire :

– D’une part, je n’en ai pas les compétences

– D’autre part, n’ayant pas la contrainte de mes pairs, je me contente d’essayer de trouver dans un texte ce qui peut faire bouger mes critères de compréhension du monde. Au risque de manquer des points importants voire de faire des contresens (pas trop nombreux, j’espère).

Ce qui va suivre ne sera donc pas une analyse des propos de R. Michels et encore moins une analyse de l’interprétation qu’en fait J.C. Angaut. Je me contenterai de livrer quelques impressions (réflexions ?) tirées de la lecture du texte proposé à ETAPE.

 

I/ Une première impression globale sur le texte :

 

Pierre Bourdieu présente souvent son travail sociologique comme une entreprise de dévoilement des « mécaniques sociales », qui entretiendraient un monde de domination. Or, celui-ci (dans les méditations pascaliennes, je crois) alertait, au détour d’une phrase sibylline, sur le danger potentiel qu’il y aurait à prendre un certain « plaisir » à ce dévoilement.

La littérature déceptive de Robert Michels (présentée par J.C. Angaut) aurait-elle les mêmes buts… et les mêmes risques ?

Plus globalement, J’ai l’impression que les critiques, parfois légitimes, parfois tendancieuses, faites à (ou contre) Bourdieu et Michels sont d’inspirations similaires (aussi bien sur les versants légitimes que tendancieux). Peut-être est-ce parce que les ambitions des deux auteurs sont assez proches (la pédagogie de Michels serait un dévoilement ?) ?

La pratique intellectuelle du dévoilement risque de créer une position de surplomb (des universitaires en l’occurrence) qui pourrait devenir un positionnement « d’avant-garde éclairée ». Risque-t-elle, également, de démobiliser certain-e-s militant-e-s ? (dont Michels lui-même ?) Notamment en insistant sur cette fameuse loi d’airain (reprise fréquemment par Bourdieu) ? Pour autant, peut-on se passer d’analyses nous permettant de déjouer le plus possible les nombreuses embûches (la grande complexité) qu’il y a à prétendre changer le monde ?

Alors, comment « dévoiler » sans surplomber ou démobiliser ?
 

II/ Une seconde impression :

 

Un certain nombre de points théoriques et de fonctionnements pratiques m’ont tenu écarté des différents marxismes et d’autres m’empêchent d’être un « libertaire heureux ». Il y a enfin une vision, commune celle-ci à certains marxistes et libertaires, que je ne partage pas non plus, à savoir l’objectif d’une société sans classe, pacifiée, libre… : l’avènement du communisme. Un monde quasi parfait.

 

Le texte de J.C. Angaut me paraît montrer une préoccupation de Michels que je partage : ne pas croire qu’une fois la révolution faite, le monde sera parfait. Notamment parce que la démocratie est un combat sans cesse renouvelé. Mais avant même la révolution, il est nécessaire de ne pas tomber dans un irénisme peu à même de triompher de la démocratie bourgeoise. Ce texte me semble évoquer la nécessité d’interroger, et de critiquer, nos propres élans militants « spontanés » (idéologiques ? acception arendtienne) qui peuvent nous rendre aveugle aux nombreux obstacles, plus ou moins cachés, qui jalonnent nos chemins (nos diverses stratégies).

Quelques soient les réserves ou désaccords que l’on peut avoir avec les points de vue de R. Michels, il est certainement utile d’interroger sans cesse nos stratégies et ce qui tente de les légitimer. Pour ma part, j’ai quelques difficultés avec la psychologie des foules. Malgré une méconnaissance approfondie de ce type de travaux, il me semble (mais je me trompe peut-être ?) que la vision développée par ces psychologies font de la foule une instance beaucoup plus homogène qu’elle n’est réellement. Pour autant on ne peut évacuer la question des masses. Poser la question des processus de massification est, je crois, tout à fait légitime (mais discutable) car, de fait, il y a bien soumission des masses (des individus ?), y compris à l’intérieur des partis censés promouvoir l’émancipation.

 

III/ Quelques éléments du texte (choix subjectif) :

 

  • A – L’organisation moderne comme aporie. Elle est efficiente (rationnelle ? influence de Weber ?) mais elle mène inéluctablement à l’oligarchie.
  • B – La démocratie comme but jamais atteint. Lien hasardeux avec Pierre Clastres.
  • C – La question des fins et des moyens. La forme et le fond. L’esthétique est-elle une éthique ?
  • D – Le caractère irréalisable de la démocratie se trouve déjà inscrit dans les moyens mis à l’épreuve dans les organisations socialistes. Mon expérience à la LCR.
  • E – Pas de positionnement « anti-politique » de Michels : politiser la pratique syndicale et s’appuyer sur des mouvements extra-parlementaires. Mon adhésion (trop optimiste ?), à la LCR des dernières années.
  • F – L’éthique et l’égoïsme de classe. Une interrogation sur le parcours politique de Michels.

 
 
A – L’organisation moderne comme aporie :

Je n’ai évidemment aucune prétention à trouver la formule magique permettant de dégager une issue à l’impasse qu’est cette aporie. Seul, le long terme d’expérimentations et de réflexions, sans cesse renouvelées, permettra peut-être d’aboutir ?

Je me contenterai donc de discuter l’idée de ligue, réponse suggérée par Moisei Ostrogorski dans le texte de Jean-Christophe Angaut (page 7) :

Il n’est pas certain qu’une organisation à vocation non pérenne, qui se constitue à partir d’un objectif précis, ne finisse pas par s’institutionnaliser (et donc à se pérenniser). Mais si tel n’était pas le cas, et qu’une multitude de ligues agissent effectivement ponctuellement avec des objectifs sur le court terme [1], une dépolitisation de ces organisations n’est-elle pas à craindre ? Les multiples réseaux sur les questions « humanitaires », sur la question du gaz de schiste, voire sur la question d’un aéroport inutile et polluant, me paraissent peu étayés politiquement… Jacques Ion a, me semble-t-il, assez bien montré le glissement possible du militantisme au bénévolat, dans un contexte « court-termiste » (quand une approche globale, donc une vision politique à long terme, ne soutient pas l’action du moment).

 
B – La démocratie, comme perspective inatteignable :

L’alternance des vagues du processus de démocratisation d’une société et des contre-vagues du processus de reprise en main par l’oligarchie (évoquée par Michels, page 5), rendant impossible une démocratie aboutie et stable m’évoque (dans une comparaison douteuse ?) la description faite par Pierre Clastres d’une société arc-boutée contre un état qui n’existe pas mais menacerait en permanence, la vigilance constante de chacun face au risque de l’avènement d’un pouvoir politique potentiel.

Si l’oligarchie est indéboulonnable pour l’un et l’état possiblement tenu à distance pour l’autre, il me semble que dans les deux cas, la démocratie est vue comme un mode d’organisation fragile, voire précaire. En d’autre terme, si une démocratie acceptable (sinon parfaite) était tout de même envisageable, elle ne pourrait être durable que grâce à l’acharnement constant de la société (acharnement populaire ?) à maintenir (voire à améliorer sans cesse ?) ce fonctionnement démocratique.

 
C – La question des fins et des moyens :

Différentes stratégies d’actions peuvent-elles mener à un même terme ? (Révolutions, réformes. Avant-garde, parti de masse, multitude de communautés d’actions, violence, non-violence…). Cette question me parait centrale et, pour ma part, je serais tenté d’y répondre négativement.

Une stratégie efficiente devrait, dans l’absolu, être élaborée en regard d’une situation réelle donnée (les données objectives du moment détermineraient les options d’actions) mais il est très probable que la rationalité ne soit pas le seul critère d’élaboration de l’action. Si tel était le cas, il n’existerait pas de groupes différents annonçant des buts identiques et employant des stratégiques différentes (le réel imposant une seule voie). Bien sûr, les acteurs ne connaissent pas toutes les données d’une situation, ce qui expliquerait les choix différents (en fonctions des informations que détient, ou ne détient pas, chacun). Pourtant, des individus, se réclamant tous de l’action rationnelle, et partageant des informations identiques (certes jamais totalement les mêmes, mais cependant proches) peuvent choisir des options stratégiques dissemblables afin de tenter d’atteindre un objectif commun (ou annoncé comme tel). Peut-être pourrait-on tenter de comprendre ce phénomène en s’appuyant sur la notion de représentation : les diverses représentations initiales de groupes ou d’individus différents (qui ne relèvent pas nécessairement de l’analyse rationnelle) détermineraient en grande partie des choix stratégiques différents (non plus exclusivement en fonction du but recherché et de la situation objectivée mais en fonctions de représentations initiales diversifiées). Les actions menées à partir de ce choix transformeraient alors, ou renforceraient, les représentations initiales ce qui aurait des conséquences sur le déploiement de la stratégie suivie (« transformation-ouverture », « renforcement-fermeture »…). En conséquence, si différentes représentations déterminent (partiellement) les stratégies, alors le but ne déterminerait pas, de façon rationnelle, les moyens.

Mais ceci ne dit pas grand-chose sur l’hypothèse qui prétend que différentes stratégies d’actions ne peuvent pas mener à un même terme. Un petit pas pourrait être fait en soutenant que la stratégie de départ donc les actions menées feraient évoluer les représentations. En effet, si les représentations sont le fruit d’une histoire (sociale, affective…) alors agir (au sens le plus fort du terme) devrait faire évoluer les représentations (à moins que les représentations ne se forgent que dans l’enfance et ne changent plus ultérieurement. Ce que je ne crois pas). Or les représentations ne déterminent pas seulement le choix stratégique, elles déterminent également le but donc si les représentations évoluent avec l’action, elles feront alors évoluer le but poursuivi, ce qui engendrera de nouvelles stratégies… et ainsi de suite…

Ce paragraphe est bien rapide voire contradictoire : – Notamment, comment des représentations différentes pourraient induire des buts initiaux similaires alors qu’elles conduiraient à des stratégies différentes ? Je répondrais, sans conviction, que les buts annoncés ne correspondent pas toujours aux buts réellement poursuivis (consciemment ou non). Bref, cette piste d’hypothèse (comme le reste du texte) n’est qu’une proposition pour un débat.

Un dernier mot sur cette question des moyens et des buts : en art, il est souvent annoncé que la forme prévaut sur le fond, voire que la forme détermine le fond ou, pour le moins, le fait grandement évoluer. Olivier Neveux (professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre -Lyon 2) dit que ce qui est d’abord politique au théâtre, c’est la façon dont le spectacle traite le spectateur et non ce qu’il lui raconte. Un journaliste (dont j’ai oublié le nom) a écrit à propos de Rémo Garry (auteur-compositeur-interprète) qu’avant d’être engagé il était engageant. En somme, l’esthétique serait une éthique, c’est-à-dire que la forme agit sur le fond. Peut-on transposer (au moins partiellement) ces affirmations dans le domaine de l’action politique ?

 
D – Le caractère irréalisable de la démocratie se trouve déjà inscrit dans les moyens mis à l’épreuve dans les organisations socialistes :

Je me contenterai ici de rapporter succinctement une expérience militante vécue en 2010-2012, au NPA. A cette époque, un groupe (dont j’étais membre), militant dans le NPA se retrouve autour d’un questionnement de type libertaire. Il tente, entre autres objectifs, de créer un mouvement interne au parti pour le démocratiser. Ce groupe est rejoint par deux autres réseaux internes au NPA partageant en partie ses préoccupations. Une énergie considérable est déployée pour faire connaître nos points de vue et nos revendications. Pour quelques membres de ce nouveau réseau, la volonté de changer le fonctionnement du NPA est telle qu’ils passent tout leur temps de militance à travailler à la démocratisation du parti (en vue, notamment, du prochain congrès). Sans surprise, la majorité du noyau des divers « dirigeants » adopte une inertie (polie), voire une opposition (relativement « molle »). L’échec de notre démarche fut, à mon avis, surtout à mettre sur le compte de la passivité, voire pour une minorité, de l’opposition (« parfois musclée ») des adhérentes et des adhérents eux-mêmes. Si, dans un parti qui se réclame de l’émancipation (non limitée à la résorption de l’exploitation) ses membres ne peuvent (ou ne veulent) affirmer une nécessaire démocratisation de leur propre institution, comment imaginer une stratégie militante favorisant une démarche d’émancipation populaire à l’échelle d’une société ?

Pour autant, comme il est écrit dans le texte de J.C. Angaut : ce n’est pas une raison pour renoncer mais il faut lutter sans illusions.

 
E – Pas de positionnement « anti-politique » de Michels (politiser la pratique syndicale et s’appuyer sur des mouvements extra-parlementaires) :

On ne peut, selon J.C. Angaut, partager la critique attribuant à R. Michels une position « anti-politique » amenant logiquement au fascisme car, entre autre, R Michels prône une politisation des syndicats et des luttes s’appuyant sur des mouvements politiques extra-parlementaires.

Là encore j’ai envie d’évoquer mon expérience militante pour illustrer la difficulté à construire des organisations à la fois pérennes et actives sur le plan des luttes sociales et sur la recherche d’horizons politiques nouveaux… et évoquer également le risque de désillusion qui peut advenir après l’échec.

Il me semble que la LCR devenu NPA pourrait être un cas d’école. Dans les années 1990 la LCR est capable de participer activement à la création de syndicats comme les SUD ou d’association comme ATTAC. Aussi petite que soit cette organisation, son influence politique s’est fait sentir dans les réseaux des gauches dites radicales jusqu’à un relatif succès électoral et médiatique dans les années 2000. Cette époque semble correspondre à une « ouverture » de ce parti vers des sensibilités politiques plus diversifiées (c’est à cette époque que j’adhère à la LCR). Cette action militante dans les syndicats et associations et cette ouverture politique aboutit à la grande réussite du congrès fondateur du NPA. Il me semble qu’à ce moment, le NPA porte les espoirs d’une organisation capable d’accompagner les luttes sociales en y insufflant du sens politique (des militants venant d’organisations politiques différentes et des militants syndicaux et associatifs se rejoignent dans un même mouvement). Bien que plutôt prudent au départ du projet (mais en accord avec celui-ci), je me suis laissé aller à un tourbillon d’espoir et d’optimisme… qui fut de courte durée. Le NPA a assez vite perdu de sa capacité à agir dans les mouvements sociaux et la dynamique d’ouverture politique s’est effondrée avec une rapidité impressionnante. Diverses hypothèses peuvent être évoquées face à cet échec ; pour ma part je retiendrai en priorité (et sans détailler) la volonté d’institutionnalisation du parti (« jouer le jeu des grands ») de la part de nombreux-ses militant-e-s détenant des positions de pouvoir dans le parti (suivi-e-s par un nombre conséquent d’adhérent-e-s).

Ce processus brutal d’effondrement du NPA (environ 9000 adhérents à la création, environ 2500 aujourd’hui) pourrait, peut-être, s’expliquer (en partie) par la désillusion subite d’un grand nombre de militant-e-s qui s’attendaient à des jours féconds, heureux et victorieux et qui se retrouvèrent confrontés à de violentes luttes de pouvoir internes. Déstabilisés par de tels espoirs rapidement déçus, ces adhérent-e-s ont immédiatement quitté le NPA plutôt que de tenter de faire entendre leurs voix dans cette organisation. D’un point de vue purement numérique, je crois que le « rapport de force » dans le parti était au départ plutôt du côté d’une certaine ouverture, nouveauté et invention… mais le nombre n’a même pas essayé de peser contre un « pouvoir conservateur ». Bien sûr, la seule explication par la désillusion ne suffit pas à expliquer la chute du NPA (des interactions complexes ont été à l’œuvre) mais cette dimension en a, je crois, été un des éléments ; la désillusion est probablement très démobilisatrice. Quand les dernier-e-s militant-e-s, proches du désir initial de nouveauté, se sont enfin organisé-e-s dans l’organisation, c’était déjà trop tard.

 
F – L’éthique et l’égoïsme de classe :

Le parcours de R. Michels (évolution vers le fascisme) ne peut invalider tout son travail, pour autant je ne peux m’empêcher de m’interroger sur son parcours. Cette interrogation n’aboutira même pas à une hypothèse mais elle me permettra de proposer un point de vue plus général (qui aura, ou non, une part de pertinence dans le cas R. Michels. Peu importe).

– L’égoïsme de classe est, si j’ai compris le texte, l’équivalent des intérêts de classe qui permettent la mobilisation d’une catégorie de la population en vue d’une amélioration de leur condition de vie. Voire qui aboutirait à la révolution (un équivalent de la classe en soi – classe pour soi des marxistes ?). Cet égoïsme de classe serait donc une des conditions de l’action, une force collective face aux dominants.

– L’éthique est, pour moi, liée au désir (et à l’espoir) d’une vie avec -et face- aux autres. Un désir de sens et d’actions qui ne peut exister que dans un rapport aux autres (et qui s’accroit avec l’altérité). Ce désir ne peut, toujours selon moi, qu’aller de pair avec une inquiétude (une non quiétude) proche de la mélancolie évoquée par Daniel Bensaïd (à partir de Walter Benjamin).

Sans égoïsme de classe, sans mobilisation populaire pour défendre ses intérêts, les rapports de domination entre classes ne peuvent pas changer mais sans éthique, les mobilisations pourraient se voir réduites à des rapports de force sans boussole. La défense d’intérêts propres est légitime mais il me semble qu’elle ne peut se suffire à elle-même : d’une part elle ne parviendrait probablement pas à changer les rapports de domination car la satisfaction immédiate de quelques revendications (tirées d’un inventaire d’insatisfactions) arrêterait facilement la lutte, si celle-ci n’était étayée par un projet à plus long terme. D’autre part, sans une réflexion et un désir dépassant le cadre (plus ou moins restreint) de la classe, la lutte pourrait aboutir à des impasses politiques (parfois tragiques). La dimension éthique (donc politique) me parait nécessaire.

Le scepticisme de R. Michels (lié à son choix carriériste ?) aurait-il altéré le souci éthique au profit de la valorisation de la seule force ?

 

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Note

[1] – des objectifs à moyen ou plus long terme amèneraient probablement (c’est du moins ce que semble penser Michel) une institutionnalisation de l’organisation.