Séminaire ETAPE n° 1 – Anarchisme et philosophie pragmatiste

 

A partir d’un texte d’Irène Pereira

 

Philosophe et sociologue, militante du syndicat SUD Education et de l’organisation politique Alternative libertaire
Auteure notamment de :

  • Peut-on être radical et pragmatique ? – Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2009,
  • Les grammaires de la contestation. Un guide de la gauche radicale – Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010,
  • L’anarchisme dans les textes. Anthologie libertaire – Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2011

 

Rapporteur « compréhensif » : Philippe Corcuff (sociologue, membre d’Attac, du syndicat SUD Education et de la Fédération Anarchiste)
Rapporteur « critique » : Michel Torr

 

 

Texte d’Irène Pereira

 

Intervention au séminaire ETAPE

le 14 juin 2013

 

Le texte qui suit vise à présenter les principaux points qui selon moi permettent d’établir des affinités électives entre l’anarchisme[1] en tant que pratique militante, dont il est possible d’extraire une philosophie politique, et le pragmatisme philosophique.

 

1 – L’anti-fondationnalisme

 

L’anarchisme présente comme point commun avec le pragmatisme philosophique d’être non-fondationnaliste. Le fondationnalisme consiste en philosophie à fonder la vérité d’un discours sur un principe transcendant ou immanent. Lorsque cette fondation est transcendante, il s’agit par exemple de l’intuition intellectuelle ou d’une démonstration de l’existence d’un Dieu transcendant. Lorsque cette fondation est immanente, elle consiste à se fonder sur la nature comme totalité. Le pragmatisme philosophique n’étant pas un fondationnalisme, il est donc un conséquentialisme. La vérité d’une assertion est établie à partir de ses conséquences pratiques : « La méthode pragmatique est avant tout une méthode permettant de résoudre des controverses métaphysiques qui pourraient autrement rester interminables. […] En pareil cas, la méthode pragmatique consiste à entreprendre d’interpréter chaque conception d’après ses conséquences pratiques »[2].

L’anarchisme désigne tout d’abord l’absence de principe premier. Il s’agit donc du refus de fonder l’action politique sur une théorie. C’est un anti-intellectualisme au sens où l’action politique ne se fonde pas sur une contemplation intellectuelle ou un raisonnement scientifique qui prétend à une connaissance de la réalité en soi. Elle relève avant tout de l’action. C’est ce qu’explique Proudhon : « je tiens, avant tout, même en traitant des idées, à rester fidèle à mon système d’expérimentalisme […] La science moderne est plus modeste. Elle ne cherche point l’absolu, si difficile à trouver ; elle se contente des rapports, lesquels sont bien plus accessibles à nos intelligences ».[3] Cette critique de l’absolu renvoie à une critique aussi bien du fondationnalisme de Descartes ou de Spinoza ou de l’absolu de Hegel : « [Contre Hegel :] Le Père, le Fils, l’Esprit ; Thèse, Antithèse, Synthèse : nous avons vu de grands philosophes, des hommes doués de tous les dons de l’intelligence, éclectiques, panthéistes, mathématiciens, chimistes, se vouer à cette formule comme au dernier mot de la science, y attacher leur navire comme à l’ancre de salut de la liberté.[…] [Contre Spinoza :] Sans cesse il ajoute, il retranche, il parle de l’abondance de son absolutisme, il façonne, modifie, torture les faits, les convertit en sa propre pensée, en son moi. Là est le principe des erreurs, ou, pour mieux dire, des falsifications humaines, principe que n’avaient garde d’apercevoir, ni Spinoza, ni aucun de ceux qui, ayant à rendre témoignage à la vérité, commencent, sous une forme ou sous une autre, par un acte de foi à l’absolu. […] [ Contre Descartes :] C’est Descartes qui le premier, après la réforme de Bacon, donne ce triste exemple. De quel droit ce philosophe, pénétrant au delà du phénomène, distingue-t-il entre la substance matérielle et la substance immatérielle, entre l’absolu et l’absolu ? »[4].

L’anti-fondationnalisme, et donc le refus de l’absolutisme, est également à l’œuvre en politique. L’anarchisme désigne ainsi également l’absence de principe de commandement. Cela signifie que le pouvoir politique ne saurait se fonder sur l’absolu. Une première forme d’absolutisme politique est la monarchie de droit divin. Cette monarchie absolue est d’ailleurs concomitante de l’édification de l’Etat. Louis XIV ne déclare-t-il pas : « l’Etat, c’est moi ». Le monarque de droit divin est le représentant de Dieu sur terre. Proudhon, et à sa suite Bakounine, met en avant le fait que l’absolutisme n’a pas disparu avec la monarchie de droit divin, mais subsiste dans l’Etat : « N’est-ce pas une chose remarquable que cette similitude entre la théologie – cette science de l’Église – et la politique – cette théorie de l’État –, que cette rencontre de deux ordres de pensées et de faits en apparence si contraires, dans une même conviction : celle de la nécessité de l’immolation de l’humaine liberté pour moraliser les hommes et pour les transformer »[5]. La religion et l’Etat font l’objet d’une critique conjointe car elles fondent leur légitimité sur un pouvoir transcendant à l’humanité dans un cas et dans l’autre à la société. Cette transcendance du religieux et du politique implique le recours à des représentants : dans un cas les prêtres et dans d’autres les hommes politiques. Les hommes politiques représentent l’Etat qui réalise un intérêt général supérieur aux intérêts particuliers et anarchiques de la société : « En un mot, qui remplira les fonctions de l’État ? Les meilleurs citoyens, dira-t-on, les plus intelligents et les plus vertueux, ceux qui comprendront mieux que les autres les intérêts communs de la société et la nécessité pour chacun, le devoir de chacun de leur subordonner tous les intérêts particuliers »[6].

L’anarchisme opère donc une rupture avec le fondationnalisme aussi bien en politique que plus généralement en théorie de la connaissance.

 

2 – L’action directe contre la représentation

 

En politique, et par conséquent également dans l’activité de connaissance, l’anarchisme rejoint le pragmatisme philosophique dans une critique de la représentation.

Proudhon oppose, ainsi à l’intellectualisme de la tradition spiritualiste chrétienne, le fait que les sociétés humaines se sont élaborées sur la base de l’action entendu par Proudhon comme force de travail. C’est de l’action que naissent les théories et non l’inverse : « L’idée, avec ses catégories, surgit de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent »[7]. L’action pour Proudhon, plus exactement le travail, est le nom que prend la notion de force utilisée dans les sciences physiques et en biologie, lorsqu’elle s’applique aux êtres humains[8]. Connaître ce n’est pas produire une représentation intellectuelle de la réalité, mais c’est avant tout expérimenter. L’action permet de produire des hypothèses qui sont expérimentées dans l’action. C’est cette expérimentation qui permet de les justifier.

Au sein des différentes pratiques militantes, le syndicalisme d’action directe, tel qu’il a pu être mis en œuvre dans le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme, est parmi celles qui expriment le mieux le pragmatisme anarchiste. C’est en effet à Fernand Pelloutier qu’est attribué le fait d’avoir utilisé pour la première fois la notion d’ « action directe ». Le syndicalisme révolutionnaire reprend le refus de Proudhon de recourir à la représentation politique pour faire aboutir des revendications de justice sociale. Le syndicalisme révolutionnaire, tout comme l’anarchisme, refuse le recours à une représentation, il s’agit d’agir par soi-même : l’action directe « signifie que la classe ouvrière, en réaction constante contre le milieu actuel, n’attend rien des hommes, des puissances ou des forces extérieures à elle, mais qu’elle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi ses moyens d’action »[9]. L’action directe a donc pour corrélat l’autonomie. Elle suppose que les exploités se constituent en sujets politiques autonomes qui ne délèguent pas à d’autre le soin de les représenter. Cela implique que ce sont les opprimés qui se libèrent eux-mêmes : cela suppose de leur reconnaître une capacité politique. Mais la capacité politique n’existe réellement que lorsqu’il y a constitution d’un sujet politique autonome qui élabore ses propres revendications et qui les met en œuvre : « 1) de se former sur les questions qui intéressent la collectivité sociale une opinion en rapport avec sa condition, son avenir, ses intérêts ; 2) par suite, de rendre sur les mêmes questions, soumises à son arbitrage direct ou indirect, un verdict raisonné ; 3) enfin, de constituer un centre d’action, expression de ses idées, de ses vues, de ses espérances, et chargé de poursuivre l’exécution de ses desseins »[10]. L’action directe présuppose donc la démocratie directe. Celle-ci s’oppose à la démocratie représentative en ce qu’elle suppose une participation directe des exploités[11]. La capacité politique passe donc par la constitution d’espaces publics oppositionnels[12] dans lesquels puissent s’exprimer la « raison collective » (Proudhon) des exploités. Pour les syndicalistes révolutionnaires, la démocratie directe syndicaliste était une démocratie des minorités agissantes contre les majorités passives de la démocratie représentative.

L’action directe se présente comme une force, mais la force ne signifie pas nécessairement violence. Elle peut même prendre la forme d’une action directe légale et non-violente : « L’Action directe, manifestation de la force et de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent être très violents. C’est une question de nécessité, simplement »[13].

 

3 – La force et le droit

 

L’anarchisme, tout comme le pragmatisme philosophique, n’implique pas un réductionnisme, ni un dualisme, mais un continuisme. Tout comme les philosophes pragmatistes (Dewey, Putnam) font l’hypothèse d’une continuité entre les faits et les valeurs, la pratique anarchiste suppose une continuité entre la force et le droit. L’action directe, comme travail militant, est l’expression d’une force. Cette force est créatrice de droit : « l’action directe, c’est la force ouvrière en travail créateur : c’est la force accouchant du droit nouveau – faisant le droit social ! ».

Le social pour Proudhon n’est pas irénéique. Dans les interactions, les individus cherchent à être reconnus les uns des autres. Ils se livrent à une lutte pour une égale reconnaissance de leur dignité. C’est dans le travail en particulier que s’exprime cette lutte. De manière générale : « L’action sera donc une lutte : agir, c’est combattre »[14]. Ce combat est d’abord celui de l’affrontement de l’être humain à son environnement naturel. C’est également le combat qu’il mène pour être reconnu des autres et par lesquels ils parviennent à une reconnaissance mutuelle : « Or, l’homme, être organisé, est un composé de puissances. Il veut être reconnu dans toutes ses facultés ; il doit par conséquent reconnaître les autres dans les leurs »[15]. Néanmoins, ces luttes peuvent conduire à des déséquilibres sociaux lorsque se forment des classes sociales inégalitaires.

Les classes sociales exploitées ne luttent ainsi pas seulement pour leurs intérêts matériels, mais également pour la reconnaissance de leur dignité. Cette dimension morale présente dans l’anarchisme et dans le pragmatisme constitue un point de rupture avec le marxisme et en particulier le léninisme qui revendique un matérialisme amoral.

 

4 – L’individuel et le collectif : société et vie morale

 

Dewey affirme dans Reconstructions en philosophie que le pragmatisme constitue une remise en cause de l’opposition entre égoïsme et altruisme. Il précise ainsi que celui qui est altruiste se comporte ainsi car cela constitue un enrichissement de son moi. L’individualisme que défend Dewey n’est pas l’individualisme atomistique du libéralisme classique : il s’agit d’une individualisme qui conçoit l’individu comme un être d’emblée social.

Cette conception des relations entre l’individuel et le collectif est une constante qui caractérise également les penseurs du socialisme anarchiste et les distinguent de toute forme de libéralisme de gauche.

Proudhon affirme ainsi que l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables[16]. Bakounine précise dans Dieu et l’Etat : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation ». Il ajoute : « On voit que la liberté […] est une chose […] éminemment sociale, parce qu’elle ne peut être réalisée que par la société et seulement dans la plus étroite égalité et solidarité de chacun avec tous.» On le voit pour les penseurs anarchistes, le caractère naturellement social de l’être humain constitue la base du caractère moral de tout organisation sociale et politique juste.

La plus haute affirmation par l’individu de sa liberté est lié à une solidarité qui trouve sa base dans la société, mais au-delà même pour Kropotkine dans l’évolution naturelle et la vie biologique. Kropotkine voit ainsi dans le pragmatisme moral de Jean-Marie Guyau l’expression de la morale anarchiste. Ce dernier affirme : « Je puis, donc je dois. De là l’existence d’un certain devoir impersonnel créé par le pouvoir même d’agir »[17]. Guyau ajoute : « Le caractère de la vie qui nous a permis d’unir en une certaine mesure, l’égoïsme et l’altruisme, — union qui est la pierre philosophale des moralistes, — c’est ce que nous avons appelé la fécondité morale. Il faut que la vie individuelle se répande pour autrui, en autrui, et, au besoin, se donne ; eh bien, cette expansion n’est pas contre sa nature : elle est au contraire selon sa nature ; bien plus, elle est la condition même de la vraie vie ». L’affirmation de soi la plus puissante, et c’est là l’erreur que le penseur anarchiste Gaston Leval, attribue à Stirner ou à Nietzsche, ne se trouve pas dans le souci de soi, mais dans une existence tournée vers les autres.

 

5 – La justice comme équilibre immanent

 

L’usage de la notion de justice par Proudhon a été critique par Marx comme relevant de l’idéalisme. Il s’agit néanmoins d’une mauvaise compréhension de ce que signifie la recherche de la justice dans une perspective anarchiste. La justice n’est pas une idée détachée de toute réalité sociale, elle est un état social d’équilibre entre des forces antinomiques. Proudhon est ici relativement proche de Montesquieu.

La justice comme équilibre est alors une notion clé du pragmatisme de Proudhon et du mouvement anarchiste dans ses pratiques. Le premier équilibre est celui qui doit s’opérer entre les forces économiques. Proudhon le nomme mutuellisme. Il s’agit d’un contrat qui prend appui sur les interêts individuels, mais qui fait naître des obligations réciproques de solidarité économique. C’est cet équilibre entre forces sociales que la société capitaliste se trouve dans l’incapacité de produire.

Les forces sociales s’équilibrent également à travers le fédéralisme. Il s’agit d’une forme d’organisation politique qui doit assurer l’équilibration de la liberté et de la solidarité. L’équilibre économique du mutuellisme trouve ainsi son pendant dans l’équilibre politique constitué par le fédéralisme.

L’équilibre de forces produisant la justice se manifeste également au niveau de la raison publique. Les règles de justice issues de la discussion collective sont la résultante de l’opposition entre des forces individuelles.

Cet équilibre entre forces a donc pour résultante l’idée politico-morale de justice qui est liée à la reconnaissance sociale de la dignité de tous.

 

6 – Une radicalité pragmatique

 

Néanmoins, dès le vivant de Proudhon se trouve posé par l’anarchiste Joseph Déjacque la question de savoir si Proudhon réalise de manière complète et adéquat l’équilibre entre liberté et solidarité dans ses théories. Déjacque reproche à Proudhon de ne pas prendre en compte au côté du rapport social capitaliste et étatique, le rapport social patriarcal en ne défendant pas l’émancipation des femmes. Mais il lui reproche également de ne pas aller assez au bout de la radicalité de son projet en ne défendant pas une économie communiste : « Arrivez-en à la communauté-anarchique, c’est-à-dire l’état social où chacun serait libre de produire et de consommer à volonté et selon sa fantaisie sans avoir de contrôle à exercer ou à subir de qui que ce soit ou sur qui que ce soit, où la balance entre la production et la consommation s’établirait naturellement »[18]

Il le qualifie ainsi d’anarchiste « juste-milieu ». En effet, pour Joseph Déjacque, l’anarchisme ne doit pas se donner pour objectif un équilibre entre communisme et liberté individuelle qui soit une sorte de juste milieu en maintenant la propriété individuelle par exemple. Il s’agit seulement d’une étape pour lui : « Tous leurs efforts doivent être dirigés vers ce point, et on y arrivera avant peu, je l’espère. Mais enfin, ce point n’est pas le but, ce progrès n’est pas la justice, ce n’est qu’une étape sur la route du mieux, un pas de fait dans la direction du juste ». Il s’agit pour lui de se donner un horizon qui est la constitution de l’humanité en une communauté unifiée où chaque individu est libre tout en étant solidaire des autres. C’est ce qu’il appelle le communisme.

Ce qui peut être alors désigner comme radicalité pragmatique qui consiste à utiliser les hypothèses anarchistes (« démocratie directe », communisme) pour transformer la réalité immédiatement. Cela ne signifie pas les réaliser immédiatement. Mais cela veut dire que ces hypothèses sont utilisées pour orienter l’action immédiate et expérimenter des solutions qui soient en continuité avec ces hypothèses.

Une radicalité pragmatique n’est donc pas, par exemple, un juste-milieu entre réforme et révolution. Mais il s’agit d’une politique révolutionnaire pragmatique, c’est à dire qui s’interroge sur la manière dont on peut en partant de la situation telle qu’elle existe mettre en place des pratiques qui puissent conduire à une rupture révolutionnaire.

 

7 – Hypothèses et expérimentation

 

Si la transformation sociale recourt à l’action directe, elle prend avec Fernand Pelloutier et le projet des bourses du travail, une double forme. Celle d’une expérimentation pragmatique hic et nunc. Celle-ci se situe dans la continuité du mutuellisme de Proudhon. Il s’agit pour Pelloutier d’assurer la double tâche du syndicalisme qui commence par des améliorations immédiates.

Mais, il ne saurait être question de considérer le pragmatisme anarchiste, tout comme le pragmatisme philosophique de Dewey, comme une simple adaptation à la situation immédiate. Il s’agit de transformer la situation immédiate, mais en s’appuyant sur les instruments que fournissent le recours à l’idéal. Les idéaux sont ainsi pour Dewey des instruments permettant la transformation de la réalité présente. Cette place accordée dans l’expérimentalisme de Dewey aux idéaux dans la transformation du présent doit être mise en lien avec la place que joue les hypothèses dans l’épistémologie pragmatiste. Le raisonnement par abduction théorisé par Peirce consiste en effet à partir d’une situation donnée à être capable d’imaginer des hypothèses générales qu’il s’agit ensuite de tester par l’expérimentation.

Dans le syndicalisme révolutionnaire, selon Sorel, c’est alors le mythe de la grève générale qui joue ce rôle d’hypothèse issue de l’imagination qui oriente l’action. L’expérimentalisme s’oppose en effet à la conviction de détenir une science permettant de prévoir le devenir historique. L’action militante ne peut donc s’appuyer que sur des hypothèses, des mythes, mais non pas sur un savoir qui peut se réclamer d’une théorie scientifique.

 

8 – Pluralisme et hypothèse d’unité

 

Cette action militante part enfin du pluralisme qui s’exprime dans le monde social. Ce pluralisme est un trait qui caractérise la pensée de Proudhon [19], James ou encore Sorel. Il existe une pluralité de logiques à l’œuvre dans le social. Comme le fait remarquer Sorel, au sujet du syndicalisme, il existe une pluralité même au sein du mouvement syndicaliste.

Néanmoins, le constat de cette pluralité n’empêche pas selon William James, les pragmatistes de se donner la constitution d’un monde unifié comme hypothèse finale : « Prima facie le monde se présente comme un pluralisme ; tel qu’il nous apparaît, son unité est celle d’une collection ; et nos efforts les plus élevés visent principalement à le dégager de cette forme primitive et imparfaite. Nous découvrons, à mesure que nous la cherchons, une unité plus complète que n’en n’apporte notre expérience première, mais l’unité absolue, en dépit de l’impétuosité brillante que nous déployons pour l’atteindre, continue à nous échapper et demeure « une limite conceptuelle » »[20]. Mais cette hypothèse est une limite idéale dans la mesure où l’action elle-même transforme la réalité.

Ni moniste, ni pluraliste, la réalité visée par le pragmatisme anarchiste serait bien mieux qualifié d’holiste c’est-à-dire par une conception unifiée, mais non-réductionniste de la réalité.

 

Conclusion :

 

Les éléments mis ici en avant s’appuient sur des références philosophiques et historiques qui peuvent sembler éloignées des situations concrètes actuelles. Pourtant, l’enjeu est bien à travers ce texte de mettre en avant un certain nombre d’éléments concrets qui me semblent caractériser une pratique militante anarchiste pragmatique :

a) C’est une action militante productrice de théorie et à l’inverse ce n’est pas une pratique militante qui prétend se justifier dans une théorie scientifique qui lui préexisterait.

b) Il s’agit d’une pratique militante qui agit dans l’immédiat à l’amélioration des situations quotidiennes et à l’expérimentation d’alternatives, mais qui se donne également l’horizon d’une transformation révolutionnaire. Cette transformation révolutionnaire se fait sur la base d’une expérimentation d’hypothèses.

c) Il s’agit d’une pratique militante qui articule épreuves de force (qui ne sont pas nécessairement violentes) et épreuves de légitimité. Cela signifie qu’elle accorde une place aux prises de décisions démocratiques dans la définition de la stratégie militante. Cela signifie également qu’il s’agit d’une forme d’action militante qui ne s’inscrit pas dans le cadre de la démocratie représentative qui réduit l’action politique au droit et ne reconnaît les épreuves de force (comme la grève et la réquisition par exemple) qu’à la marge.

d) Ces épreuves de légitimité, face à la pluralité des actrices et acteurs de l’émancipation, supposent que les revendications soient élaborées par le recours à la raison collective. Cela signifie également que les revendications tiennent compte de l’articulation entre liberté individuelle et solidarité sociale : cela implique donc qu’il ne peut pas y avoir revendication d’émancipation des individus sans remise en cause de l’inégalité économique et inversement.

e) Il s’agit d’une pratique militante qui de ce fait ne prétend pas que l’histoire avance nécessairement par la violence. Ce qui ne signifie pas qu’elle s’interdit tout recours à la violence si cela apparaît comme un moyen nécessaire pour garantir la continuité de son action. Mais elle part de l’hypothèse d’une continuité des moyens et des fins dans les prises de décisions, les formes d’organisation et d’action, donc d’une hypothèse de non-violence.


[1] Le syndicalisme révolutionnaire (ou plus largement le syndicalisme d’action directe), qui n’est pas au sens strict un courant anarchiste, mais d’inspiration anarchiste, me servira souvent dans ce texte à illustrer ces affinités. Néanmoins, la notion de « syndicalisme d’action directe » a une fonction plus large ici de simplement référer aux pratiques d’une certaine forme de syndicalisme. Elle me permet de penser toute forme de pratiques militantes qui repose sur : la démocratie directe, l’action directe, l’autonomie (auto-organisation) et qui vise l’abolition de rapports sociaux inégalitaires.

[2] William James, Le pragmatisme

[3] Proudhon Pierre-Joseph, De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise, « Etude : Les idées »

[4] Ibid.

[5] Bakounine Michel, Fédéralisme, Socialisme et antithéologisme

[6] Ibid.

[7] Proudhon Pierre-Joseph, De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise , «Etude : Le travail »

[8] Proudhon Pierre-Joseph, La guerre et la paix

[9] Emile Pouget, L’action directe

[10] Proudhon Pierre-Joseph, De la capacité politique des classes ouvrières.

[11] Au sens stricte, la notion de démocratie désigne « la démocratie directe ». La démocratie directe est un régime mixte entre l’aristocratie où se pratique l’élection et la démocratie où l’on tire au sort parmi une liste de volontaire. La démocratie directe se distingue de la démocratie représentative par le type de mandat mis en œuvre : d’un côté le mandat impératif qui suppose que le délégué doit respecter le mandat pour lequel il est élu et de l’autre le mandat représentatif qui constitue un blanc seing. Dans la pratique, la démocratie directe peut recourir à des formes de mandat semi-impératif dans lesquels le délégué peut dépasser son mandat pour s’adapter à une situation imprévue. Néanmoins, cette pratique doit s’accompagner de mécanismes de contrôle à postériori de la décision par la révocabilité à tout moment des mandatés ou encore par une procédure de retour de vote. La démocratie directe ne doit pas être confondue avec l’assembléisme. Ce dernier terme est utiliser ici pour désigner deux conceptions : la prise de décision sans délégation de pouvoir et plus généralement la prise de décision sans recourir à des règles « juridiques », considérées comme bureaucratiques, qui organisent le débat.

[12] Pour reprendre l’expression du philosophe et sociologue contemporain allemand, Oskar Negt.

[13] Pouget Emile, L’action directe

[14] Proudhon Pierre-Joseph, La guerre et la paix

[15] Proudhon Pierre-Joseph, La guerre et la paix.

[16] Proudhon Pierre-Joseph, Confessions d’un révolutionnaire.

[17] Guyau Jean-Marie, Une morale sans obligation, ni sanction.

[18] Déjacque Joseph, « L’échange », in Le libertaire, n°6, 1858.

[19] Proudhon, Pierre-Joseph De la création de l’ordre dans l’humanité.

[20] James William, La volonté de croire.

 

Annexe – Irène Pereira

Annexe :

De quelques revendications faussement radicales et pragmatiques

 
 

Le parti politique Les verts, ou du moins certains de ses militants, semblent s’être fait les champions de certaines revendications présentées comme libertaires, et qui seraient en outre radicales et pragmatiques. Pourtant, voici bien qui mérite d’être discuté…

Je vais essayé de montrer qu’un ensemble de ces revendications ne peuvent être considérées que superficiellement comme radicales et pragmatiques. Elles s’appuient au contraire sur l’abandon d’un horizon révolutionnaire qui pourrait permettre d’expérimenter un pragmatisme radical. On peut en effet bien se demander comment un parti politique qui n’a cessé d’être inféodé au Parti socialiste et à la politique européenne pourrait être le vecteur de revendications visant à transformer radicalement la société dans un sens émancipateur.

 

1 – « Le mariage pour tous »

 

Il faut rappeler tout d’abord que la revendication du « mariage pour tous », porté initialement par le mouvement homosexuel masculin, s’est fait sur la base d’un abandon d’une revendication féministe et lesbienne, mais également anarchiste : l’abolition du mariage et de la famille.

Il est nécessaire de rappeler que ces revendications se voulaient porteuses d’un horizon révolutionnaire. La révolution sexuelle était une révolution politique. Il ne s’agissait pas avant tout de pouvoir avoir la plus grande liberté possible de pratiques sexuelles avec tous les partenaires sexuels que l’on puisse désirer. Voici bien une définition libérale d’une telle révolution qui s’appuie sur l’idéal d’un individu consommateur. Dans son acception la plus radicale, la révolution sexuelle consistait dans une remise en cause de l’ordre sexuel qui organisait la société : mariage (hétérosexualité et différence des sexes), famille (sexualité reproductive et filiation biologique)…

Bien évidement, un tel projet révolutionnaire se heurte à l’objection suivante : « Oui, mais en attendant il faut bien que les homos aient les mêmes droits que les hétéros »….Certes, mais cette revendication de mariage pour tous en renforçant le mariage comme norme crée une discrimination avec ceux qui pour des raisons diverses ne sont pas mariés, parce que par exemple ils ne s’inscrivent pas dans la norme du couple monogame.

A l’inverse, avoir un horizon de transformation révolutionnaire peut constituer une orientation pour nous aider à trouver des revendications immédiates qui soient en accord avec les finalités vers lesquelles on désire aller. Si effectivement, la revendication intéressante est celle de la lutte pour l’égalité des droits, il faut alors se demander s’il n’est pas plutôt préférable dans l’immédiat de revendiquer, non pas l’élargissement du mariage au couples de même sexe, mais l’élargissement des droits attachés au mariage à tous les individus.

 

2 – « La reconnaissance du métier de prostitué(e) »

 

La revendication de la reconnaissance du métier de prostitué(e) s’effectue à partir de deux arguments : le premier c’est qu’il s’agit d’une revendication portée par les prostitué(e)s elles-mêmes et le second c’est qu’il s’agit d’accorder des droits à la protection sociale lié à un statut professionnel pour améliorer la situation immédiate des prostitué(e)s.

Néanmoins, cette revendication qui se présente comme pragmatique, masque là aussi certaines difficultés. Tout d’abord, cette revendication est certes portée par certaines personnes qui ont eu ou ont une expérience de la prostitution, mais d’autres, qui s’auto-dénoment les Survivantes, revendiquent pour leur part l’abolition de la prostitution. La prostitution pose effectivement une difficulté qui la différencie du libertinage, c’est qu’il s’agit de sexualité tarifée. Or une analyse de la société en termes de rapports sociaux, nous apprend que les relations contractuelles monétaires ne sont pas, contrairement à ce qu’en dit l’idéologie économique libérale, des relations libres et égalitaires. Enfin, dernier aspect, la prostitution est une sexualité sans plaisir pour la prostituée et n’a qu’une finalité pécuniaire. Or le mouvement féministe a justement lutter pour l’émancipation de la sexualité des femmes d’une finalité uniquement reproductive ou économique.

Certes, l’on objectera là aussi que même si on est pour l’abolition de la prostitution, il faut bien dans l’immédiat améliorer la conditions de vie des prostituées et que cela passerait donc par la reconnaissance du métier. Cependant, là aussi, il n’est pas certain que cela soit l’unique voie pour parvenir à une amélioration immédiate des conditions de vie des prostituées. Il est en effet là aussi possible d’axer les revendication plutôt sur l’obtention de droits attachés aux individus : droit à la formation, au logement…

 

3 – La critique du travail et la revendication d’un revenu garanti

 

Assez paradoxalement ceux qui veulent la reconnaissance du métier de prostituées, sont également bien souvent ceux qui prônent la critique du travail et revendiquent un revenu garanti. Il s’agit pour eux de lutter contre l’idéologie productiviste. Contre le travail, norme du système capitaliste, il prônent des formes de revenus garantis qui permettent à chacun de se livrer aux activités qu’il souhaite. Ces revenus pourraient être financés par l’impôt ou la taxation des transaction financière par exemple. Cette revendication serait pragmatique car elle correspondrait aux aspirations d’un certain nombre de jeunes privés d’emploi ou qui de manière générale n’aspirent pas à aliéner leur force de travail dans la production capitaliste.

Cette revendication pose néanmoins problème à plusieurs niveaux. Tout d’abord, elle instaure une confusion discutable entre emploi et travail. En effet, il est possible d’imaginer qu’une expérience alternative menée en marge du système capitaliste reproduise une division sexuée du travail. Si le travail désigne uniquement une activité instituée selon les normes du système capitaliste, on risque fort de se priver des moyens de critiquer les autres formes de division inégalitaire du travail qui peuvent se mettre en place, comme celle liée par exemple à l’inégalité de des rapports sociaux de sexe ou de capital scolaire.

Il est possible de mettre en évidence une seconde difficulté, liée cette fois à la revendication d’un revenu garanti : c’est qu’elle invisibilise la question de l’origine de la création de richesse. Pense-t-on par exemple que la finance créé réellement de la richesse ou que l’argent généré par la finance est une bulle artificielle liée au fétichisme de la monnaie ?

Il existe une revendication plus spécifique qui consiste à défendre un salaire socialisé ou salaire universel. Celui-ci est financé à partir des cotisations et en particulier, il peut être extrait des cotisations patronales. Cette revendication a donc pour conséquence de jouer sur la répartition capital/travail. Le salaire socialisé permettrait de garantir au travailleur, tout au long de son existence, une continuité de revenu : période de formation, de chômage, de maladie, de retraite…

Il est certes possible de rappeler en guise d’objection que le mouvement ouvrier ne revendiquait pas un salaire universel, mais l’abolition du salariat. Néanmoins, il faut comprendre que la revendication d’un salaire socialisé n’est pas une revendication dialectique, mais une transitoire qui permet ainsi de s’approcher de la fin visée. Elle tend en effet à instaurer une égalité des conditions entre les travailleurs qui rende plus facile une communauté de revendication vers l’abolition du salariat en luttant contre la segmentation des travailleurs à travers une multiplicité de statuts.

Les droits attachés aux individus dont il était question au sujet du mariage et de la prostitution peuvent être ainsi financés sur la base de ce qui est conquis au patronat dans la répartition capital/travail.

 

4 – « La défense du voile et la lutte contre l’islamophobie »

 

Il est possible en outre de constater qu’au nom de l’anti-racisme, certains militants sont prêts à abandonner la revendication de l’athéisme. En effet, la critique des religions aurait l’effet non pragmatique de couper les militants des classes populaires immigrées attachées à la religion.

Néanmoins, là encore cette position présente des difficultés. Tout d’abord, elle se présente comme défendant le point de vue des minorités racisées d’origine musulmanes en France. Mais il faut faire attention, le point de vue des jeunes filles voilées, qui sont croyantes, n’est pas forcément le point de vue de toutes les jeunes filles d’origine musulmanes en France dont certaines refusent de porter le voile. Or pourquoi en tant qu’athées, apporterions nous notre soutien plutôt aux première qu’aux secondes ? Cette argumentation repose en réalité sur une confusion mécaniste selon laquelle la position objective des dominées se traduit par un point de vue subjectif homogène.

Seconde difficulté, même si ces jeunes filles ne sont pas contraintes à porter le voile, même si elles le portent sans être des tenantes de l’islamisme politique, cela ne doit pas nous priver d’avoir une analyse politique de la religion. La religion contrairement à ce que nous fait croire le libéralisme n’est pas une simple affaire de conscience individuelle, il s’agit d’une institution qui a une fonction politique de défense d’un certain ordre social dont le fondement se trouverait dans une origine transcendante à la société et aux individus. Or la revendication révolutionnaire d’émancipation de la religion consistait à défendre la thèse qu’un peuple et des individus ne peuvent être libres que lorsqu’ils considèrent que leur existence collective et individuelle n’est pas déterminée par une transcendance divine, mais par leurs propres décisions.

Enfin, dernière difficulté, il y a une confusion en termes de stratégie pragmatique entre une organisation de masse et une organisation politique. Un mouvement de masse – syndicaliste ou féministe – doit réunir les individus sur la base d’une condition sociale objective, et non sur la base d’une unité idéologique. En revanche, une organisation politique anarchiste ou un parti politique islamiste réunit ses membres sur la base de l’adhésion à des positions idéologiques.

 

Conclusion :

 

Pour être véritablement libertaire (et non des anarchistes juste-milieu ou des libéraux), il nous faut être ce que j’appellerai des minorités agissantes. Elles se définissent de mon point de vue de la manière suivante :

– une minorité agissante possède des hypothèses de transformation révolutionnaire (la démocratie directe, le communisme…) qu’elle désire expérimenter ici et maintenant.

– une minorité agissante n’est pas une avant-garde du prolétariat : elle ne se donne pas pour objectif de diriger les mouvements sociaux et de se substituer à l’intelligence collective des opprimés.

– une minorité agissante soutien en priorité les groupes opprimés qui sont en adéquation avec ses hypothèses, mais sans se substituer à eux.

– une minorité agissante gagne la conviction par la propagande par le fait. Celle-ci désigne la promotion de la démocratie directe et de l’action directe dans les mouvements sociaux pour obtenir des améliorations immédiates. La propagande par le fait désigne également la mise en place d’expérimentation alternatives.

– Une minorité agissante utilise ses hypothèses révolutionnaires pour produire des améliorations immédiates qui soient des expérimentations qui aillent dans le sens de ses hypothèses mais en tenant compte de la situation immédiate telle qu’elle est. Elle utilise son imagination pour produire un schème qui permette l’expérimentation d’une hypothèse dans une situation particulière.

 

Rapport compréhensif

 

Rapport « compréhensif » sur le texte d’Irène Pereira « Anarchisme et pragmatisme »

(séminaire ETAPE du 14 juin 2013)

Par Philippe Corcuff

 

Je voudrais vous faire ressentir, à ma façon, l’utilité pour la pensée critique et émancipatrice des réflexions d’Irène Pereira dans son texte « Anarchisme et pragmatisme ». L’utilité, dans ma perspective, ce n’est pas seulement les ressources que l’on peut puiser dans son texte et utiliser telles quelles, mais c’est également les champs d’interrogation qui sont ouverts et les tensions qui sont pointées, explicitement ou implicitement. Ce n’est pas seulement la qualité de ses réponses qui vont m’intéresser, mais aussi les questions qu’elle soulève, et sur lesquelles je ne la suivrai pas nécessairement dans les réponses partielles qu’elle apporte. Travailler aussi sur les questions et l’implicite, et pas seulement sur les réponses et l’explicite : ce sont peut-être des repères pour une lecture libertaire et pragmatique des auteurs et des textes. Libertaire, car ne fétichisant pas l’auteur et le texte, en réfléchissant aussi à partir de ses fragilités et pas seulement de ses points forts. Pragmatique, en n’hésitant pas à démembrer un auteur et un texte à travers les filtres d’une expérience militante notamment.

 

Á propos du pragmatisme philosophique

 

Tout d’abord quelques mots de précision sur la philosophie pragmatiste, l’un des deux pôles de la séance, mais sans doute moins connu des participants au séminaire que l’autre pôle, l’anarchisme (dont quelques auteurs – comme Pierre-Joseph Proudhon, 1809-1865, Mikhaïl Bakounine, 1814-1876 et Pierre Kropotkine, 1842-1921 – et un courant, le syndicalisme révolutionnaire français de la fin du XIXe et du début du XXe siècles) seront seulement signalés dans ce rapport. Le pragmatisme constitue un courant philosophique qui émerge aux États-Unis d’Amérique à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, mais qui a également eu des effets sur les sciences sociales comme sur des formes d’activisme politique. Trois de ses figures classiques sont Charles Sanders Peirce (1839-1914), William James (1842-1910) et John Dewey (1859-1952). Ce courant propose une certaine approche des idées et de la connaissance : les critères de vérité d’une idée ou d’une connaissance sont examinés à l’aune de ses effets pratiques. John Dewey est celui qui tirera le plus de conséquences politiques de cela, en proposant une conception de la politique comme expérimentation, sa vision de la démocratie s’inscrivant justement dans cette logique expérimentale.

Il y a souvent un malentendu dans les milieux militants radicaux avec le mot « pragmatisme », envisagé comme adaptation sans principes à la réalité existante. Et quand, dans ces milieux militants, on parle de la philosophie pragmatiste, surtout dans le contexte français d’anti-américanisme prégnant, on est tenté de la présenter comme une adaptation philosophique au capitalisme américain. Un des apports du travail d’Irène ces dernières années c’est justement de rompre avec ces préjugés dans les milieux critiques.

 

Interférences entre traditions politico-intellectuelles

 

Avant de reprendre un à un les sept points du texte d’Irène, je partirai d’un point transversal implicite : l’utilité d’interférences entre des traditions intellectuelles et politiques différentes, dont les interférences entre tradition anarchiste et la tradition pragmatiste en philosophie ne sont ici qu’un type d’exemple. En rapprochant l’une et l’autre, on est amené à voir des choses que l’on n’aurait pas vues en se fixant sur l’une seulement des deux traditions. Des intelligibilités décalées peuvent ainsi naître de cette démarche par interférences entre deux pôles. Ces intelligibilités décalées peuvent consister à voir ou à mieux voir des ressources utiles dans chacune des traditions concernées. C’est l’axe principal du travail d’Irène sur le rapport anarchisme/pragmatisme philosophique. Ces interférences nous permettraient aussi de mieux voir les limites et les impensés de l’une grâce à l’autre, et réciproquement.

 

Les sept points du texte d’Irène Pereira

 

Je vais aborder maintenant, et succinctement, les sept points du texte d’Irène.

 

1) L’anti-fondationnalisme

Il y a certaines affinités entre le pragmatisme philosophique, d’une part, et Proudhon et Bakounine, d’autre part : la rupture avec absolus posés à l’avance, dérivant dans les pensées laïques de pensées religieuses (conception tendanciellement absolutistes du Progrès, de la Raison, de l’État, du Prolétariat, du Communisme, de la Laïcité, de l’Individu, etc.), comme le fait de prendre l’action et les situations concrètes comme point de départ

On peut en tirer une conséquence politique : développer une politique de l’ordinaire, partant de la vie ordinaire, plutôt qu’une politique descendant d’en haut vers l’ordinaire en l’assommant avec des abstractions.

 

2) L’action directe contre la représentation

On doit retenir ici deux sens de représentation : une image de la réalité et la délégation politique. Le pragmatisme philosophique donne le primat à l’expérimentation pratique, alors que le syndicalisme révolutionnaire privilégie l’action directe sans délégation, l’autonomie et la capacité politique des dominés.

 

3) La force et le droit

Il y a une dialectique, au sens d’un va-et-vient, entre la force et le droit plutôt qu’une séparation nette.

 

4) L’individuel et le collectif : société et vie morale

On a affaire dans les deux pôles à un individualisme inséré dans des rapports sociaux (Dewey, mais aussi Proudhon, Bakounine, Kropotkine), différent de l’individualisme atomistique du libéralisme politique et du libéralisme économique, ou dans la philosophie ultra-individualiste du philosophe Max Stirner (1806-1856), qui a eu des échos dans les secteurs les plus individualistes de l’anarchisme. Des liens sont noués entre égoïsme et altruisme, comme entre liberté et égalité.

 

5) La justice comme équilibre immanent

Un axe central chez Proudhon consiste dans le caractère premier des « antinomies », puis dans leur « équilibre » ou « équilibration des contraires ». Mutuellisme et fédéralisme en sont des conséquences politiques. Dans cette perspective, les biens communs (ou la justice) constituent des résultats provisoires et processuels d’un équilibre. Ce qui est différent d’un intérêt général posé préalablement.

 

6) Hypothèses et expérimentation

Chez Dewey, l’idéal se présente comme hypothèse dans une expérimentation. Chez Georges Sorel (1847-1922), théoricien à partir du syndicalisme révolutionnaire, le mythe de la grève générale constitue une « hypothèse issue de l’imagination qui oriente l’action ».

 

7) Pluralisme

La pluralité n’empêche pas une vue globale de la réalité.

 

Interrogations et tensions

 

Je terminerai ce rapport en signalant quelques espaces d’interrogation et de tension implicitement présents dans le texte.

 

1) Tension 1 : a) « action militante productrice de la théorie » + « une pratique militante qui agit dans l’immédiat à l’amélioration des situations et à l’expérimentation d’alternatives »/b) la place des « idéaux » et de « l’horizon d’une transformation révolutionnaire »

N’a-t-on pas là un espace de tensions intéressant au sein d’un anarchisme pragmatiste, qui réactive, dans un cadre déplacé, l’opposition entre transcendance et immanence, plutôt que la simple sortie de cette polarité au profit de l’immanence ? Cela constitue une invitation à penser en tensions (de manière proudhonienne) plutôt qu’en termes de dépassement des contradictions (de manière hégéliano-marxiste) ou, sous une forme plus soft, en termes d’« articulation ».

 

2) Tension 2 : a) place centrale des « minorités agissantes » dans le syndicalisme révolutionnaire « contre les majorités passives de la démocratie représentative »/b) l’auto-émancipation de la majorité (les opprimés)

Quelles seraient les médiations dans cette tension ? La question est ouverte.

 

3) Tension 3 : a) place de l’individu chez les pragmatistes et les anarchistes/b) conception sociale de l’individu et importance de la solidarité

Entre l’individu et la solidarité, s’agit-il d’harmonie, d’articulation ou d’« équilibration des contraires » ?

 

4) Tension 4 : a) critique des absolus/b) maintien d’une « conception unifiée de la réalité »

On a peut-être dans le texte une piste implicite en germe pour déplacer (et non dépasser) cette tension : la voie d’un global, qui ne serait ni un total, ni un émiettement « post-moderne ».

Avec ces différents éléments, on a amplement matière à réfléchir grâce à Irène !

Rapport critique

 

Rapport « critique » sur le texte d’Irène Pereira « Anarchisme et pragmatisme »

(séminaire ETAPE du 14 juin 2013)

Par Michel Torr

 

Plutôt que de rapporter (comme l’a fait Philippe Corcuff) ou en guise de rapport, je propose de m’attacher à quelques points ou formulations du texte d’Irène Pereira, qui m’apparaissent nécessiter des clarifications ou comporter des contradictions et qui permettront peut-être d’alimenter notre discussion et nos débats.

Contrairement à Irène ou à Philippe, je ne m’appuierai pas sur des références philosophiques, ni – plus largement – intellectuelles (car je ne dispose pas de la connaissance ni des compétences suffisantes pour le faire), mais plutôt sur des expériences ou des interrogations issues des pratiques et des discours militants (la mienne, ainsi que ceux entendus ou celles observées dans le cours de ma propre pratique – en particulier à SUD Travail et au NPA). L’un des fils qui guide mes réflexions et questions pourrait correspondre à ce qui me paraît souvent relever du non-dit (voire de l’impensé) dans la sphère (discursive et pratique) militante « révolutionnaire », de l’extrême gauche et des anarchistes ou des libertaires, des syndicalistes révolutionnaires, etc.

 

1) Démocratie directe, représentation et domination

 

L’un des principes qu’affirme le texte d’Irène est celui du refus de la représentation (politique) et la nécessité de l’action et de la participation directe des exploité-e-s. De la démocratie qu’on dit directe, c’est-à-dire (notre débat a finalement permis de l’expliciter un peu) d’espaces publics de délibération où la décision résulte non pas du vote mais du consensus. La représentation n’en est cependant pas absente, mais sous la forme du mandat impératif, qui implique le contrôle du mandant a priori et a posteriori.

La représentation, même si elle reste rejetée dans le discours et la théorie, est donc bien admise en pratique, mais encadrée par des dispositifs de contrôle.

Les formes de démocratie privilégiées dans le texte d’Irène (et chez les anarchistes) laissent cependant non résolues les questions et problèmes suivants :

– elles n’échappent pas aux phénomènes de monopolisation des pouvoirs qui frappent les groupes qui pratiquent la démocratie représentative et aux dominations qu’elles révèlent ou entraînent, ni à la professionnalisation ou à la bureaucratisation observée chez de nombreu-ses-x militant-e-s et organisations ;

– elles présupposent souvent l’égal désir des exploité-e-s de participer (en tous temps et en tous lieux) à la délibération collective et politique, ainsi que la permanente facilité d’organiser la délibération publique selon ces modalités (quelque soit, en particulier, l’échelle géographique ou numérique) ;

– hors le mandat impératif (dont il est parfois difficile ou impossible en pratique de contrôler l’exécution), elles paraissent exclure différentes modalités ou techniques de représentation, qui visent à assurer l’égale participation ou l’égal pouvoir des sujets de la démocratie, comme par exemple le tirage au sort.

Ne pourrait-on, dès lors, faire appel – dans une perspective de démocratie réelle ou radicale – tantôt ou tout à la fois à des principes, mécanismes et modalités de la démocratie directe et de la démocratie représentative, qui pourraient être alternativement mobilisés (dans le temps et/ou dans l’espace) – Proudhon ne l’envisage-t-il pas lorsqu’il évoque la possibilité de rendre un « verdict raisonné » sur les questions « soumises à son arbitrage direct ou indirect » ?

 

2) Minorités agissantes et genre humain

 

La démocratie accomplie (ou idéale), dans une perspective anarchiste ou révolutionnaire, serait une démocratie des « minorités agissantes », qui s’établirait contre « les majorités passives de la démocratie représentative ». Outre qu’une telle démocratie ne serait (ou n’est pas – dans les organisations qui s’en revendiquent ou tentent de la pratiquer) pas à l’abri des phénomènes de monopolisation ou de bureaucratisation qu’on observe assez largement (voir ci-avant), elle pose la question de la possibilité même de définir un ou des intérêts qui – à défaut d’y être « supérieurs » – dépasseraient ou ne seraient pas réductibles à ceux des individu-e-s qui y seraient engagé-e-s. Dans une telle démocratie des « minorités agissantes », y-a-t-il une place pour quelque chose comme du « commun » qui les déborderaient, pour des libertés et des délibérations qui s’étendraient au « genre humain » de l’Internationale (la chanson) ?

 

3) L’égale dignité des opprimé-e-s

 

Dans la philosophie qu’expose Irène, dans les valeurs ou même la morale qu’elle sous-tend ou à laquelle elle réfère, il est question d’égale dignité des exploité-e-s et des opprimé-e-s, de celles et ceux qui luttent pour qu’on la leur reconnaisse, de la justice, de l’auto-organisation, d’auto-émancipation et d’attention aux situations concrètes, du souci accordé aux conséquences pratiques des discours et des actions. Pourtant, dans la perspective et la pratique révolutionnaires, tous ces droits ou ces visées ne sont pas systématiquement accordés ou reconnues à tous les opprimé-e-s. Je pense, en particulier et par exemple, aux prostitué-e-s et aux luttes qu’une partie d’entre elles et eux engagent sans référence à l’abolition de la prostitution (mais on pourrait également parler du sort réservé en politique aux femmes musulmanes – de culture, de religion – qui portent le foulard). Dans quelle mesure peuvent-elles et ils parler, décider, par elles et eux-mêmes ? Être soutenu-e-s dans leurs luttes contre l’exploitation et pour la dignité, telle qu’elles et ils la conçoivent elles et eux-mêmes ?

 

4) La nécessité de l’unité ou de l’unification

 

L’anarchisme se caractériserait par « l’absence de principe premier », ainsi que par le recours à la pluralité, aux antagonismes et à l’équilibration pour expliquer le monde et agir. Comment cela est-il compatible avec la nécessité ou l’objectif également affirmés dans le texte d’Irène « de se donner la constitution d’un monde unifié » comme hypothèse finale » ?

 

5) La place de l’économie

 

Un peu de la même manière, si l’« action militante part du pluralisme qui s’exprime dans le monde social », au sein duquel « il existe une pluralité de logiques à l’œuvre », comment peut-on considérer qu’« il ne peut y avoir revendication d’émancipation des individus sans remise en cause de l’inégalité économique et inversement » ? Est-ce à dire que les luttes anti-racistes ou féministes sont réductibles avec (ou qu’elles doivent impérativement faire le lien avec) l’économie, le capitalisme pour faire la preuve de leur nécessité ou de leur légitimité ? N’y-a-t-il pas une autonomie relative des champs dans lesquels on peut repérer de l’inégalité et des dominations ? Ou tout est-il « rapport de production »… « en dernière instance » ?

 

6) La fin et les moyens

 

Le texte d’Irène fait une place à la violence comme possibilité, comme ressort de l’action susceptible de convenir à certaines situations, comme « épreuve de force » à laquelle il ne peut être exclut de recourir par principe. Sans jamais perdre de vue la visée : celle d’une société débarrassée des inégalités, de l’injustice… et de la violence. Dès lors, peut-on vraiment affirmer l’égale nécessité de la « continuité des moyens et des fins », serait-ce « pour la garantir la continuité de son action », comme l’écrit Irène ?

 

7) La place du mythe

 

Le syndicalisme révolutionnaire, plus largement, l’action militante ne pourrait s’appuyer « que sur des hypothèses, des mythes », nécessairement mobilisateurs. Comme, par exemple, celui de la grève générale. Le recours à ce « mythe » ne s’avère-t-il pas, au contraire, en certaines circonstances (je pense, par exemple, aux luttes de précaires dans la fonction publique), bloquant ou handicapant, en ce qu’il peut empêcher l’expérimentation d’autres formes de luttes (ou de formes de luttes plus adaptées à la situation de celles et ceux qui s’y engagent ou qui la requièrent) ou l’engagement de certain-e-s militant-e-s (sur le mode de « c’est la grève ou rien ») ?

 

Voilà donc une série de champs d’interrogation, ouvrant – grâce au texte d’Irène – sur des problèmes qui le débordent. Mais assez bavassé, place au débat !

 

 

 

Contributions

 

La servitude volontaire et l’émancipation

Contribution au débat de la séance du 14 juin 2013 du séminaire ETAPE

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De Didier Eckel

 

Je commencerai mon propos en évoquant une anecdote. Il y a quelques années, une dame que je rencontre régulièrement m’a indiqué, lors d’une de nos conversation, ses choix aux élections présidentielles de 2007 : Au premier tour, O. Besancenot. Au second, N. Sarkozy. Cette personne ne me semble ni schizophrène, ni stupide. Elle est simplement très peu, voire pas du tout, politisée mais elle semble être très sensible à certaines questions sociales et évoque volontiers (avec pertinence me semble-t-il) des « problèmes politiques » (le rapport à la hiérarchie et les sans-papiers… notamment).

Cette évocation me parait pouvoir introduire le propos que je vous soumets à partir des points de vue différents de Manolo et d’Irène sur la question de la servitude volontaire de la Boétie (Manolo semblant enthousiasmé par ce texte et Irène assez critique).

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Durant notre débat Irène a lié le texte de la Boétie au point de vue de Bourdieu, dégageant un accord entre ces deux auteurs : les dominés seraient complices (c’est le mot employé par Irène, si j’ai bien noté) des dominants dans l’acceptation de leur soumission. Faire ce type de rapprochement entre eux me parait juste puisque Bourdieu évoque lui-même plusieurs fois la servitude volontaire dans ses ouvrages et interviews (pour saluer l’importance de cet écrit). Pour autant ce lien ne me semble pas vouloir dire similitude exacte des points de vue de Bourdieu et de la Boétie. Bourdieu illustre et explique la servitude par toute une « panoplie » de notions sociologiques (qu’Irène critique fortement), dont la violence symbolique me semble le concept central. La Boétie est plus dans le constat d’une volonté, sans vraiment donner d’explication. J’aurais donc tendance à dire que Bourdieu ne met pas vraiment en avant une volonté (complicité) des dominés à leur soumission. S’il confirme que les dominés sont actifs dans les processus de leur propre domination, il dit, je crois, que c’est (au moins en partie) à leur insu qu’ils y participent. Toute une « mécanique » (non consciente) serait à l’oeuvre qui aboutirait à ce qu’ils contribuent à leur propre domination.

Il me semble également (mais c’est là un point de vue très « impressionniste », donc très critiquable) que si la servitude volontaire de la Boétie est due à une sorte de paresse des individus serviles, elle serait également due à une vision « positive » du souverain (sa valeur, ses grandes capacités intrinsèques) qui justifierait la soumission. Par contre, chez Bourdieu, ce serait principalement la construction d’une vision négative que le dominé a de lui-même (fabriquée par cette « mécanique » complexe de la violence symbolique) qui permettrait une sorte d’«auto»justification de sa propre condition de dominé.

Cette dernière remarque (encore une fois « impressionniste »), si elle n’est pas trop absurde, permettrait de valider en partie le point de vue bourdieusien tout en admettant une possibilité d’action autonome du dominé (une capacité d’auto-émancipation ?)[1]. Si je crois, en effet, qu’un certain nombre de « pratiques sociales » (processus sociaux ?) peuvent parfois aboutir à la construction de « représentations négatives » du dominé sur lui-même lui faisant, partiellement, admettre sa position subalterne [2], je pense pour autant qu’il n’adopte pas nécessairement une « représentation positive » du dominant, qui n’est pas nécessairement une personne de valeur, de grandes capacités intrinsèques (le dominant est seulement plus instruit ou il a des savoir-faire que le dominé n’a pas eu l’occasion d’acquérir ou il a simplement eu de la chance…). Cette vision du monde autoriserait, malgré une part d’acceptation de la soumission, une capacité à la critique du chef donc une capacité à la critique sociale et politique. Une sorte d’ambivalence du dominé entre des tendances à la soumission (plus ou moins non conscientes ?) et des désirs d’émancipation ?

Si je me trompe et que cette ambivalence n’est pas réelle, comment pourrait-on expliquer que des individus ayant participé (parfois au mépris de leur propre sécurité) à une révolution se laissent (si facilement ?) déposséder de leurs libertés nouvelles ? Bien sûr, on peut considérer que la seule peur d’un pouvoir « objectivement » dangereux (aujourd’hui bien plus qu’hier) peut expliquer la soumission. L’héroïsme ordinaire qui donne à certain-e-s anonymes la force de résister, voire de tenter encore et encore de changer le monde, n’est pas donné à tout le monde. Seules des accélérations du temps (des contre temps) pourraient abolir la peur et permettraient la multiplication de ces héroïsmes qui aboutissent à des changements de rapports sociaux et de visions du monde. A des révolutions ? Puis le temps reprendrait son cours. Temporisation des esprits et des corps. Normalisation des comportements. Contrerévolution ? Si cette référence aux contre temps possède une réelle (et belle ?) pertinence descriptive peut-elle avoir une pertinence explicative ? Cette abstraction qu’est le temps permet-elle de dire la complexité des interactions à l’oeuvre durant des périodes d’agitation des consciences et des corps ? Est-ce l’accélération du temps qui agite le monde ou est-ce l’agitation du monde qui accélère le temps ?

Si tout n’était qu’une question de peur (légitime) face à un pouvoir objectivement dangereux : pourquoi la peur cède-t-elle, parfois ? Pourquoi revient-elle ? Est-ce la peur, seule, qui motive la passivité des temps sans temporalité ? Pour ma part il me semble que l’ambivalence entre, autojustification d’une position dominée et désir d’émancipation, pourrait être une part de l’explication (et seulement une part).

Je tiens à signaler que j’ai évoqué ici mes propres réflexions qui, évidemment, ne présupposent en rien des arguments ou contre-arguments de Manolo ou Irène (qui n’ont pas eu l’occasion de développer leur point de vue).

 

Didier Eckel. Juillet 2013

 

[1] Ce que ne permet pas la posture de Bourdieu. Seul le sociologue serait à même de délivrer le pauvre dominé en lui assénant la vérité sur sa condition (idem pour le dominant, d’ailleurs).

[2] Est-ce-que, dans le détail, l’analyse par Bourdieu, de ces « pratiques sociales » est pertinente ? Au moins partiellement ?… C’est une autre question.