Séminaire ETAPE n°8 – Sur la pensée critique, émancipatrice et altermondialiste de John Holloway

Huitième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Mai 2014 –

 

« Sur la pensée critique, émancipatrice et altermondialiste de John Holloway »

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Autour des livres Changer le monde sans prendre le pouvoir (1e éd. : 2002; trad. franç. éditions Syllepse en 2008) et Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. : 2010; trad. franç. aux éditions Libertalia en 2012) de John Holloway (professeur de sociologie à l’Université autonome de Puebla au Mexique), en sa présence exceptionnelle

 

  • rapport « compréhensif » du syndicaliste : Hervé Guyon
  • rapport « critique » de Philippe Corcuff
  • réactions de John Holloway
  • débat avec l’ensemble des participants au séminaire

 

PARTIE 1 – Intervention d’Hervé Guyon – Vidéo Thierry Le Roy Télé Sud Est

 

 

PARTIE 2 – Intervention de Philippe Corcuff – Vidéo Thierry Le Roy Télé Sud Est

 

 

PARTIE 3 – Intervention de John Holloway – Vidéo Thierry Le Roy Télé Sud Est

 

Rapport compréhensif

Rapport « compréhensif » autour de l’œuvre de John Holloway

Á propos de Changer le monde sans prendre le pouvoir (1e éd. : 2002; trad. franç. éditions Syllepse en 2008) et Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. : 2010; trad. franç. aux éditions Libertalia en 2012)

 

Par Hervé Guyon

 

Militant syndical, ex militant trotskiste (LO, NPA)

– Séminaire ETAPE du 13 mai 2014 –

 

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Introduction

 

J’ai la chance de pouvoir introduire la discussion, d’expliquer tout l’intérêt que je trouve dans les deux ouvrages de John Holloway (Comment changer le monde sans prendre le pouvoir et Crack Capitalism).

 

Mon introduction essayera d’expliquer l’apport qu’offre ce qu’écrit John pour un militant révolutionnaire, volontairement sans utiliser des concepts centraux discutés par John, tel que « travail abstrait », « fétichisation », car cela demanderait des explications un peu longues et une compétence que je ne suis pas certain d’avoir.

 

Je suis militant syndical, mais j’ai surtout été pendant 25 ans un de ces militants professionnels prisonniers du carcan léniniste et d’un marxisme orthodoxe propre à bien des courants trotskistes. Comme le dit John, le cadre léniniste « ça ne marche pas ». Si j’ai rompu avec les organisations politiques, je n’ai pas rompu avec le combat politique. Et les livres de John offre un regard qui interpelle un militant comme moi.

 

John discute dans ses deux ouvrages de comment changer le monde en apportant une critique à la réponse des marxistes orthodoxes qui est : construire un parti et prendre le pouvoir. John ne rejette pas le marxisme, il puise dans les écrits de Marx des éléments pour amorcer une réponse.

 

L’écriture de John est tout sauf une écriture affirmative, cherchant à donner un cadre théorique dans lequel un militant puisse trouver des réponses toutes faites à ses questions. John critique le marxisme vu comme la théorie de la vérité (je fais remarquer que nombre de journaux trotskistes s’appelle justement « la vérité ») ; théorie scientiste qui crée une distance entre l’objet de l’étude (le capitalisme) et la théorie (le marxisme). La critique de John de ce marxisme positiviste est faite de questions, avec des réponses qui provoquent d’autres questions. John construit une discussion avec le lecteur. Cette discussion est ouverte, sans fin, si bien que la fin de ses livres est une invitation à continuer cette discussion, ouverture à construire dans la pratique et dans la théorie ce chemin complexe vers le dépassement du capitalisme, sans savoir si ce chemin existe. Si John déconstruit les catégories du marxisme orthodoxe, il se refuse donc à reconstruire de nouvelles catégories figées, mais nous invite à les appréhender d’une façon dynamique et critique. Le marxisme est donc à appréhender comme une arme critique et non comme un savoir avec ses vérités.

 

Le travail

 

John reprend la lecture critique du Capital amorcée par Moische Postone, le courant Krisis entre autres sur la nature du capitalisme. Mais John apporte une analyse particulière qui dépasse à mes yeux des limites de l’analyse proposée par Krisis ou Postone. Le cœur de l’analyse se situe sur ce qu’est le travail. Le travail a souvent été pris comme quelque chose de transhistorique, c’est-à-dire que le concept de travail est vu identiquement dans toutes les époques. De toute époque, les hommes auraient travaillé, et d’ailleurs ce qui définirait l’homme c’est justement le travail. John, et le courant « critique de la valeur » (voir http://critiquedelavaleur.over-blog.com/ ), critiquent ce point de vue.

 

Le concept de travail vu comme une activité transhistorique confond la production de richesses sociales nécessaire à la vie sociale, qui effectivement a toujours existé, et la forme sociale particulière qu’elle prend dans une société particulière. Sous le capitalisme, lorsque qu’une personne travaille, lorsqu’elle produit une richesse, l’objectif n’est pas de répondre à un besoin social, mais de produire du profit, on dira produire de la valeur (au sens marxiste où seul le travail humain est générateur de valeur concrétisé par la vente de la marchandise). Le travail tel que nous le connaissons aujourd’hui se caractérise par la production de marchandises destiné au marché capitaliste. Le travailleur n’a plus la maîtrise de ce qu’il produit ni du rythme à laquelle il produit. Marx disait : « Le travail existe en dehors du producteur, indépendamment de lui, étranger à lui, il devient une puissance autonome ». Le travail sous le capitalisme est devenu une activité considérée comme pénible et complètement séparée des autres activités sociales. Le monde ne devient qu’un système de production et d’échange de marchandises où nous avons perdu le contrôle de ce que nous produisons. Le capitalisme construit un monde complexe mais qui a une unité sous-jacente : toutes les relations entre les personnes se construisent autour des marchandises.

 

Sous le capitalisme, peu importe ce qui est produit, peu importe comment, l’objectif est de créer de la valeur. Il y a donc une différence qualitative entre la forme sociale de production de richesse sous le capitalisme et sous d’autres sociétés. Dans d’autres sociétés, les « travailleu.r.se.s » avaient partiellement ou totalement la maîtrise de ce qu’ils/elles produisaient, ils/elles maîtrisaient le rythme du travail. Le travail était vu qualitativement et non pas sur l’angle purement quantitatif du temps de travail. Le travail productif était intégré à la vie sociale, il n’y avait pas de coupure complète entre la vie sociale des personnes et leur travail. Avec le capitalisme, une personne est payée pour produire des marchandises, destinée au « marché mondial ». Le capitalisme a ainsi rompu le lien entre la personne et ce qu’elle produit, c’est-à-dire le lien entre la production de richesse et la vie sociale.

 

Les relations sociales

 

Les individus sont construits dans le cadre du capitalisme par cette forme de relation sociale qu’est la production de valeurs. De ce point de vue, ce n’est donc pas uniquement le Capital qu’il faut renverser, mais au-delà, le rapport à la production de richesse. Une économie planifiée peut très bien conserver les rapports sociaux actuels ; l’URSS en étant un exemple. Donc poser uniquement la transformation du capitalisme sur le terrain de l’organisation économique sans poser le problème de la transformation des rapports sociaux fondamentaux, c’est-à-dire les rapports liés à la marchandisation, c’est poser l’avenir comme identique à aujourd’hui. Le dépassement du capitalisme doit entrainer une transformation radicale de la façon dont les hommes produisent les richesses. Cela veut dire une société où l’activité de production de richesse sociale ne soit plus séparée du reste de la vie sociale, c’est-à-dire une société où le travail, au sens capitaliste, aura disparu.

 

Dans la tradition marxiste orthodoxe, l’objectif est l’abolition du salariat. Avec la critique du travail, l’abolition du salariat prend une consistance plus forte, car l’objectif ici devient l’abolition du travail, c’est-à-dire l’abolition des activités économiques non-maîtrisées par les producteurs eux-mêmes. Comment y arriver ? On ne sait pas. Il ne peut y avoir de réponse. Cela ne pourra se faire que par construction collective, empiriquement, de quelque chose de nouveau, dont nous ne savons pas ce que cela pourra être.

 

Cette critique du travail n’est pas propre à John, on la retrouve chez Postone ou le groupe Krisis. Mais Postone ou Anselm Jappe ou Robert Kurz (je ne parle que de ceux que j’ai lus) provoquent à mes yeux une autre impasse que le marxisme orthodoxe. En effet, les personnes ne sont alors appréhendées que par cette fonction de producteur de valeur, donc enfermées dans leur rôle social imposé par le capitalisme. On a une vision unidimensionnelle de la personne, comme simple acteur et constructeur du capitalisme. Les personnes deviennent uniquement des agents du capitalisme et adhérant au capitalisme.

 

Bien évidemment, un système social ne tient que parce qu’il a l’adhésion de ses membres. Mais John propose une vision plus contradictoire des individus que cette analyse unidimensionnelle. John discute beaucoup du concept du « faire », (le « faire » est la traduction du « doing » de John). Le faire est tout ce que nous faisons d’utile et désirable et qui ne contribue pas à la valorisation du capital. John repart de la double nature du travail, que Marx a développé, qui peut se décomposer, d’une part, en travail utile, c’est-à-dire la production de richesse sociale, et, par ailleurs, le travail est avant tout dans le capitalisme le moyen de produire de la valeur. Comme c’est la production de valeur qui régente le travail, avec le capitalisme, on perd la jouissance de son « faire », c’est-à-dire de son activité créatrice. Le capitalisme nous enferme dans des identités, dans des rôles sociaux, nous figent, et nous cadrons nos actes par rapport à ce rôle que l’on nous demande de jouer. Nous adhérons tous au capitalisme et en sommes les acteurs plus ou moins inconsciemment.

 

L’au-delà du capitalisme

 

Mais en même temps, nous ne sommes pas que cela. En permanence, chaque personne recherche à retrouver sa force créatrice, ce  que John appelle son faire. Il y a en permanence une contradiction entre le rôle que je joue comme acteur du capitalisme et un désir de m’en échapper pour retrouver mon activité créatrice, c’est-à-dire ma nature d’humain. Cette tension en chaque personne peut se caractériser par exemple par la matinée où l’on décide de dormir plutôt que d’aller travailler, la pause que l’on prend avec les collègues un peu plus longue que d’habitude, la démission d’un poste salarié pour devenir intermittent du spectacle,… Les rapports sociaux que le capitalisme nous obligent à vivre nous poussent à les construire et reconstruire en permanence, c’est-à-dire nous poussent à construire le capitalisme ; et, en même temps, nous pousse à construire autre chose, un « au-delà » du capitalisme comme dit John. Á mes yeux, on trouve des ponts avec toute une littérature sur la psychodynamique du travail comme Christophe Dejours ou ce que des courants sociologiques rapportent du rapport au travail.

 

Ainsi, pour John, s’il faut comprendre le capitalisme en termes de classes, l’antagonisme de classe ne peut être compris comme une relation entre deux blocs figés, car le capitalisme ne nous est pas extérieur. Les rapports sociaux sont fragmentés en nous. La lutte de classe est en nous, comme deux pôles opposés. La lutte de classe passe au sein de chacun de nous comme acceptation du capitalisme et lutte contre le capitalisme. Nous ne luttons pas en tant que classe de travailleurs, mais contre le fait d’être la classe travailleuse, contre le travail aliéné. Nous sommes tous dedans le capitalisme et luttant pour en sortir. C’est cette vision contradictoire de la personne qu’apporte John et à partir de laquelle il discute du potentiel révolutionnaire de notre société.

 

La réaction des personnes contre le rôle social que le capitalisme veut leur faire jouer crée en permanence des millions de toutes petites brèches dans le capitalisme. Bien évidemment, le capitalisme ne sera pas dépassé grâce à l’existence isolée de ces petites brèches, je vais y revenir. Mais l’intérêt de cette lecture de ce qui nous sommes est de montrer que les choses ne sont pas figées, que le capitalisme crée des contradictions au sein de chaque personne, c’est-à-dire un potentiel révolutionnaire.

 

Le potentiel des brèches

 

Si ces brèches restaient individuelles, comme des petits espaces de liberté que nous nous offrions, le capitalisme paraîtrait indépassable. Mais ces brèches prennent parfois, même très souvent, un caractère collectif. Que ce soit la grève, avec l’auto-organisation de la lutte et l’émergence de relations nouvelles entre les personnes ; que ce soit les AMAP, les squats,… la vie est remplie de ces moments où l’au-delà du capitalisme se crée collectivement, où les personnes retrouvent une coopération sociale indépendamment du capitalisme, ce que John appelle le flux social. Ces brèches sont souvent éphémères. Elles sont réprimées, parfois violemment. D’autres s’étouffent. D’autres sont récupérées par le capitalisme et ce que l’on croit être un « contre le capitalisme » devient un moyen pour le capitalisme de canaliser la révolte, ou de créer de nouveaux espaces économiques ou politiques pour imposer son ordre. Le plus souvent, ces brèches reproduisent des rapports sociaux que justement nous voulons combattre. Au sein d’AG, de collectifs, … on voit réapparaitre les formes de rapports de dominations, sexuelles mais aussi sociales, que nous voudrions combattre. Bref, si ces brèches sont des moments qui créent l’au-delà, en même temps elles portent les stigmates du capitalisme.

 

Ce regard sur nous, notre manière d’être contradictoire, avec parfois des moments où c’est la construction d’un anticapitalisme qui prime, montre que l’au-delà du capitalisme n’est pas un moment qui se créera demain, après une révolution victorieuse. L’au-delà du capitalisme se vit dans toutes ces interstices que nous créons, éphémères certes, mais réelles.

 

Ce regard permet d’appréhender le capitalisme comme un système non figé, où ce sont les rapports sociaux construit par le capitalisme qui dominent, mais poussant par réaction des espaces révolutionnaires au sens d’être des « au-delà » de ce que le capitalisme voudrait nous contraindre d’être, des espaces où nous retrouvons la maîtrise de nos relations sociales.

 

On peut dès lors, avec cette approche, analyser les mouvements sociaux passés et présents autrement que par le prisme du marxisme orthodoxe. Lors des situations révolutionnaires (1917, 1936, 1968,…), l’objectif des personnes en action était souvent de « rompre » avec l’ordre social qu’ils subissaient : rompre le rapport au travail, créer de nouveaux rapports sociaux. L’objectif de réappropriation de l’outil de production n’était pas tant la volonté de mettre en place une économie planifiée, mais plus fondamentalement se réapproprier sa vie de façon collective et autodéterminée.

 

Si on raisonne en termes de lutte de classe et de pouvoir, il y a de quoi désespérer, car toute l’énergie de révolte n’arrive jamais à dépasser le cadre local. Dès que la révolte tente de prendre le pouvoir d’État, elle retombe dans l’échec que l’on analyse par la « trahison » des dirigeants ou par « il a manqué un vrai parti » qui est le leitmotiv des analyses léninistes. Or, on ne peut que constater que la démocratie directe, la réappropriation de la vie sociale n’ont jamais dépassé le stade du local. Que ce soit les soviets de la révolution russe, les communes de la révolution espagnole, les comités, AG, etc. ; le contrôle social réellement effectué par la population, c’est-à-dire la réappropriation de ce que John appelle le flux social par les personnes, autodéterminé par les personnes, n’a toujours existé qu’à l’échelle locale. La réappropriation de ce flux social, autodéterminé par les personnes, semble incapable de pouvoir se construire dès que l’organisation sociale agglomère dans un ensemble unique une surface trop importante. Or, le capitalisme a imposé un monde unique, ce qui nous oblige à raisonner à l’échelle de ce monde. Comment alors s’organiser collectivement au-delà du local sans retomber dans les échecs vécus ? On voit dans le monde arabe ou en Grèce une floraison de ces espaces localisés qui vont au-delà du capitalisme, mais dès que ces mouvements s’agrègent pour devenir un mouvement unique dans l’objectif de « prendre le pouvoir », on voit ces mouvements s’étouffer pour laisser place à des pouvoirs qui « trahissent » les espoirs et cette incapacité de s’extraire collectivement du capitalisme au-delà d’une petite collectivité.

 

Les brèches et l’État

 

Nous semblons enlisés dans cette contradiction : le « au-delà » du capitalisme n’existe qu’à de petites échelles, et pourtant il faudrait bien l’imposer à l’échelle planétaire. John apporte un regard qui permet de sortir de cette nouvelle impasse. John a dans Changer le monde… toute une discussion sur l’État. L’État est une structure séparée des personnes, mais il n’est pas un objet, c’est une forme particulière de relation sociale, il doit être considéré comme constitutif du système. S’emparer du pouvoir d’État par les urnes ou par les armes, c’est prendre le contrôle d’une structure intégré aux relations sociales du capitalisme. Orienter l’action révolutionnaire vers la prise du pouvoir étatique, c’est avoir une vision d’un État extérieur aux relations sociales, comme une chose figée. Or briser le capitalisme veut dire briser les relations sociales liées au capitalisme, et donc entre autres l’État. John n  nie pas le besoin de s’organiser au-delà du localisme, donc d’avoir éventuellement une forme de gouvernement, mais dans le sens d’un gouvernement construit en fonction de nouvelles relations sociales. Un tel gouvernement ne serait pas semblable aux formes étatiques que nous connaissons, car il ne serait plus séparé des personnes, c’est-à-dire de la coopération sociale. En dépassant le capitalisme, on ne peut que reconstruire une nouvelle forme de gouvernement, c’est-à-dire une nouvelle forme de gestion du commun entre les individus. Il ne faut donc pas avoir pour objectif de prendre le pouvoir d’État tel que le capitalisme l’a créé, mais de construire autre chose indépendamment des formes que le capitalisme a créées.

 

Si l’au-delà du capitalisme est une société unique à l’image du monde capitaliste, John dit « une totalité », cela est impossible à réaliser pratiquement, car il faudrait un gouvernement-État mondial, donc séparé socialement des personnes. Mais si on comprend que l’au-delà du capitalisme passe par la réappropriation de ce que John appelle notre faire, c’est-à-dire notre activité créatrice, qui doit être au cœur des rapports sociaux de l’au-delà du capitalisme ; et si on comprend que de tels rapports sociaux ne peuvent se construire qu’à une échelle humaine, c’est-à-dire à l’échelle des relations sociales que nous avons, du flux social des personnes ; l’au-delà du capitalisme peut commencer à s’envisager autrement que comme un monde communiste unique, avec une économie centralisée et planifiée à l’échelle mondiale, car une telle organisation nécessiterait un pouvoir étatique qui rentrerait en contradiction avec l’autodétermination des personnes. John discute, à l’image des zapatistes, d’un monde fait de multiples mondes, reliés par un maillage complexe de relations sociales, sans isolat mais sans uniformisation, sans opposition entre le niveau micro et le niveau macro. L’idée dès lors n’est plus de choisir entre deux impasses : construire un monde communiste unique voué à l’échec ou bien s’enfermer dans une petite communauté isolée, elle aussi vouée à l’échec, mais de construire un monde multiple, avec un maillage social complètement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, et donc une forme de gestion du commun complètement différente de ce que nous connaissons.

La globalité capitaliste est un tissage de plus en plus serré des rapports sociaux par le travail. Mais le « au-delà » du capitalisme n’a pas besoin d’un tissage dense similaire. Il faut construire non pas une nouvelle totalité, c’est-à-dire un monde unique, mais « une constellation changeante, une confédération de particularités » comme dit John. C’est-à-dire un maillage par réseaux, sans un État séparé de la société, mais avec des modes de gouvernement intégrés à la vie sociale, avec un maillage souple des différentes structures. Pas des unités isolées, mais un autre type d’interconnexion sociale, une autre forme de socialisation.

 

Est-ce possible ? Techniquement, le développement scientifique permet d’envisager la relocalisation productive, la circulation des richesses, la construction de rapports sociaux qui seraient ni le prolongement productiviste du capitalisme, ni le retour en arrière vers une économie domestique locale. Comment ? On ne sait pas et on ne peut le savoir, car c’est à construire. Ce monde fait de multiples mondes interreliés, considéré comme un processus vivant, donc en modification permanente, ne peut se construire que sur la base de l’action consciente et volontaire de la population au travers de toutes ces espaces qui vont au-delà du capitalisme. L’objectif ne peut pas être la convergence de tous ces espaces en un seul mouvement unique, mais l’objectif ne peut pas être non plus l’isolat. Le changement viendra de leur confluence. Il faut donc œuvrer à la résonance et aux relations entre ces espaces pour construire l’au-delà du capitalisme d’une façon multiple et interreliée.

 

Le potentiel révolutionnaire maintenant

 

Le capitalisme a bien des armes pour freiner, écraser, détourner, de telles tentatives. Si on analyse le capitalisme comme un système figé, capable de se reproduire en permanence à l’identique, l’espoir serait faible d’imaginer de le dépasser définitivement. Les expériences actuelles des luttes dans le monde arabe ou en Grèce ne seraient dès lors que la réplication d’échecs passés sans espoir de voir demain de telles énergies nous permettre de dépasser le capitalisme. Mais la dynamique économique du capitalisme le pousse de plus en plus dans des contradictions. Ces contradictions sont d’ordre écologique bien évidemment. Mais elles sont aussi et avant tout d’ordre social. La mécanisation permanente, qui seule permet aux capitalistes de ne pas perdre au jeu de la concurrence, fait sortir du travail productif de plus en plus de personnes, et oblige le capitalisme à user d’artifices, comme le crédit, qui non seulement ne résolve aucun problème mais ne font que les amplifier. La crise amorcée il y a six ans n’en est qu’une démonstration. Le capitalisme fait des tours de vis continuels pour nous écraser sous sa domination. Le capitalisme oblige donc de plus en plus de personnes à devoir construire cet au-delà pour survivre.

 

La révolution est, pour John, la transformation de la vie quotidienne, c’est donc de la vie quotidienne que doit surgir la révolution. L’important, ce ne sont pas les limites de chaque mouvement, mais la direction de chaque mouvement. La seule manière de concevoir la transformation est de partir des brèches dans la domination capitaliste, et voir comment ces brèches peuvent se lier. Il n’y a pas un but à atteindre, mais un mouvement à amplifier. Mais il n’y a pas non plus un mouvement en deux temps, avec la prise du pouvoir d’État comme pivot. La lutte contre le capitalisme est intégrée dans les pratiques quotidiennes, dans une multitude de fragmentations des relations sociales, donc une multiplicité d’antagonismes, de nature très hétérogène. On a l’impression que notre mouvement est fait d’une multitude de différences. Mais les brèches sont basées sur le même antagonisme. Les luttes ne sont pas atomisées, il y a une résonance entre elle. Il faut imaginer l’anticapitalisme comme un kaléidoscope d’insubordinations dans lequel cela n’a pas grand sens d’établir des distinctions et hiérarchies.

 

Ces formes d’espaces anticapitalistes qui émergent sont l’embryon de la société future. Ces « au-delà » du capitalisme émergent en permanence, avec bien des défauts, des limites, des répressions, des déviances. Il est important de ne pas idéaliser ces brèches. Nos tentatives de construire des « au-delà » du capitalisme sont soit absorbées par le capitalisme, soit réprimées. Nos ruptures portent les stigmates du passé, les contradictions du capitalisme se reproduisent dans nos brèches. Il y a une pression à la conformité et aux rapports sociaux capitalistes. Il n’y a donc aucune pureté dans ces expériences, elles sont toutes contradictoires, car nous essayons de créer de nouveaux rapports sociaux et nous recréons ceux que nous voulons quitter. Il faut appréhender ces brèches comme des ouvertures sur autre chose.

 

Il y a un côté angoissant dans ce regard de John, car on ne sait pas. Il n’y a pas de vérité, de chemin pré-établi, de stratégie à élaborer autre que participer à la genèse d’un flux social, avec toutes les limites qu’ont ces espaces anticapitalistes, mais aussi tout le potentiel qu’ils ont. Comme le dit John, je le cite « Comment changer le mode sans prendre le pouvoir ? (…) nous ne savons pas. (…) Nous avons perdu toutes nos certitudes, mais l’émergence de l’incertitude est essentielle pour la révolution. » Il faut penser en termes d’émulation, contagion, de résonnance. Il faut approfondir les brèches, œuvrer à leurs confluences, les faire se connecter et les aider à être en résonance, car le capitalisme n’est pas infiniment flexible, il a ses propres contradictions. Être révolutionnaire est donc la chose la plus ordinaire du monde, cela fait partie de la vie de tous les jours dans le capitalisme. Il n’y a plus de séparation entre les militants conscients et les gens ordinaires. Il faut œuvrer à la résonance mutuelle des rebellions ordinaires, qui est la seule base possible pour une révolution communiste. Nous sommes tous et toutes partie prenante du processus révolutionnaire, car nous sommes tous et toutes des gens ordinaires. Et il n’y a pas de bonnes réponses, seulement des millions d’expériences.

 

Conclusion

 

Pour conclure, John offre une grille d‘analyse de notre monde et de ses potentialités en rupture complète avec le marxisme orthodoxe. Le marxisme orthodoxe et les organisations révolutionnaires sont en échecs permanents depuis un siècle. Deux voies semblent dès lors ouvertes : le renoncement ou réessayer, tel Sisyphe, ce qui échoue depuis toujours. John déplace complètement l’angle d’analyse à partir de Marx. L’objectif n’est plus de construire un parti révolutionnaire pour une future révolution, mais de participer à un mouvement révolutionnaire déjà là. On dit parfois qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. John offre une lecture du monde où la fin du capitalisme est déjà partiellement là. Il offre un regard qui nous redonne confiance sur la possibilité de dépasser le capitalisme en remarquant que les gens ordinaires participent à un mouvement à la fois de refus et création, les gens ordinaires sont rebelles et non victimes, ils sont sujets et non objets. Il n’y a pas la minorité militante consciente qui a compris et une masse de personnes moutonnières, mais l’anticapitalisme émerge de tout le monde, et c’est de ce potentiel qu’il faut partir. Militer pour la révolution n’est plus militer pour construire un Parti, mais participer à ce mouvement déjà là.

 

Rapport critique

Holloway ou une ouverture stimulante de la pensée critique et émancipatrice pour le XXIe siècle à… ouvrir un petit peu plus

Á propos de Changer le monde sans prendre le pouvoir (1e éd. : 2002; trad. franç. éditions Syllepse en 2008) et Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. : 2010; trad. franç. aux éditions Libertalia en 2012)

 

Par Philippe Corcuff

 

Membre de la Fédération Anarchiste, membre du Conseil Scientifique de l’association altermondialiste ATTAC France, sociologue

 

– Séminaire ETAPE du 13 mai 2014 –

 

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Introduction

 

Ce rapport « critique » ne sera pas que « critique », mais s’inscrira dans un cadre « compréhensif ». Á la différence du précédent rapport d’Hervé Guyon, la part « critique » équilibrera à peu près la part « compréhensive », alors que cette dernière est la plus importante dans mon rapport aux deux livres de John Holloway qui nous occupent aujourd’hui, car je considère appartenir globalement au même sillon de rénovation de la pensée critique et émancipatrice que lui, avec des différences et quelques divergences. Ma démarche relève donc d’une compréhension critique, où la compréhension est première.

 

Pourtant, mon rapport à Changer le monde sans prendre le pouvoir a d’abord été critique, mais par ignorance. J’ai coordonné le n°6 de février 2003 de la revue ContreTemps avec mon ami Michael Löwy dont le thème était justement « Changer le monde sans prendre le pouvoir ? », avec un point d’interrogation et comme sous-titre « Nouveaux libertaires, nouveaux communistes ». Nous y publions un texte de John Holloway, « Douze thèses sur l’anti-pouvoir » et une critique assez acerbe de mon regretté ami Daniel Bensaïd, « La Révolution sans prendre le pouvoir ? Á propos d’un récent livre de John Holloway ». Spontanément, j’ai plutôt partagé l’avis de Daniel Bensaïd sur le livre, mais sans l’avoir lu. Daniel Bensaïd savait, par moments, être un marxiste fort hérétique, dans son travail sur Walter Benjamin notamment, et même sortir des clous marxistes avec Auguste Blanqui ou Charles Péguy. Mais parfois il se voyait en protecteur d’un marxisme classique. Nous avons, pour la plupart, nos polyphonies et nos contradictions qui participent de nos humanités singulières. Je n’ai lu le livre qu’en 2010, alors que j’étais invité en avril par l’Université Autonome de Mexico, sur le campus de Cuernavaca, à traiter du thème « Mouvement altermondialiste et enjeux de l’émancipation au XXIe siècle : en partant d’une discussion critique avec John Holloway et Antonio Negri » (1). Je me suis alors senti plus proche de la démarche d’Holloway, en considérant que certaines critiques de l’ami Bensaïd étaient injustes, mais en gardant des aspects critiques significatifs. Je me suis senti encore plus proche de Crack Capitalism, tout en ayant des différences. Peut-être parce que je l’ai lu après mon départ du Nouveau Parti Anticapitaliste, après une longue série d’expériences, au final décevantes, au sein des partis de gauche français. Ce qui m’a conduit à mettre davantage à distance avec la forme parti elle-même – ce qui ne veut pas dire avec la notion d’organisation politique, qui me semble avoir encore une pertinence – et à développer les ressources libertaires de mes analyses et de mes pratiques militantes (2).

 

Je voudrais ajouter, pour finir cette introduction, une remarque quant à l’écriture de John Holloway. Il hybride une langue théorique ardue de luminosités poétiques, dont les métaphores élargissent le champ d’intelligibilité et de sensibilité de la conceptualisation critique par rapport à sa sécheresse habituelle.

 

1 – Forces de la fragilité Holloway

 

Dans une première partie, avant de passer aux interrogations critiques, je vais rappeler quelques points forts de convergence, ce qui complètera et consolidera ce qu’a déjà dit Hervé Guyon.

 

En premier lieu, je m’arrêterai sur Changer le monde sans prendre le pouvoir :

 

* Holloway avance ainsi : « En réalité, l’apparente impossibilité de révolution du début du XXIe siècle reflète l’échec historique d’un concept particulier de la révolution : celui qui l’identifie au contrôle de l’État.’ » (p.28). Et d’ajouter : « Les deux perspectives, « réformiste » et « révolutionnaire » ont échoué totalement » (p.29).

 

* Ce qui a des conséquences sur le diagnostic sur la forme parti, qu’elle soit avant-gardiste ou parlementaire : « La formation à la conquête du pouvoir devient inévitablement une formation au pouvoir lui-même. Les initiés sont formés au langage rhétorique, à la logique et aux calculs du pouvoir, ils apprennent à utiliser des catégories d’une science sociale forgée exclusivement par cette obsession du pouvoir. Les différences au sein de l’organisation deviennent des luttes pour le pouvoir. Les manipulations et les coups tactiques se transforment en une forme de vie. » (p.33). Crack Capitalisme parle « d’une organisation qui puisse adopter le point de vue de la totalité : le parti » (p.334). Or, selon sa perspective, « Les brèches (…) ne sont pas une lutte pour instaurer une totalité alternative, mais plutôt une lutte pour briser la totalité existante. » (p.240) Il ajoute une vigilance par rapports aux effets desséchants de l’institutionnalisation dans les autres modalités de lutte que les partis : « Nous avons parfois tendance à penser que le rejet du parti comme forme d’organisation résout tous les problèmes mais de nombreux problèmes se reproduisent dans l’institutionnalisation de formes non partidaires de la lutte. » (p.366)

 

* Holloway analyse aussi la dévitalisation du mouvement révolutionnaire pris dans une logique étatiste, la perte de ses insertions dans la vie ordinaire. Il note ainsi « un appauvrissement de la lutte » via une « instrumentalisation/hiérarchisation » (p.34) : « tout en bas, nous plaçons les frivolités personnelles, comme les relations affectives, la sensualité, le jeu, le rire, l’amour. La lutte des classes devient puritaine. Il faut, en effet, supprimer la frivolité, puisqu’elle ne contribue pas à l’objectif central. La hiérarchisation de la lutte passe par la hiérarchisation de nos propres existences et, dès lors, de nous-mêmes » (p.35) Dans Crack Capitalism, il met « les gens ordinaires » au cœur du processus révolutionnaire (notamment p.26 et p.35) et affirme : « Notre force réside dans notre caractère ordinaire. » (p.419)

 

* Holloway insiste sur l’importance de la confrontation avec l’incertitude, après l’hégémonie des philosophies de l’histoire téléologiques comme des scientismes : « notre non-savoir est aussi le non-savoir de ceux qui comprennent que le non-savoir fait partie du processus révolutionnaire. Nous avons perdu toutes nos certitudes, mais l’émergence de l’incertitude est essentielle pour la révolution. « En demandant, nous avançons » (preguntando caminamos), disent les zapatistes. » (p.300). Il renforce dans Crack Capitalism : « Il n’y a aucune certitude. La dialectique est ouverte, négative, pleine de dangers. » (p.410) Ce qui donne un caractère expérimental, pragmatiste au sens philosophique d’un John Dewey, par exemple, à la logique révolutionnaire ainsi conçue. Holloway indique dans ce cadre : « Il vaut mieux faire un pas dans une mauvaise direction et contribuer à créer un sentier que de rester sur place à étudier une carte qui n’existe pas. » (p.39)

On trouve d’autres points forts renouvelés dans Crack Capitalism :

 

* La méthode principale présentée dans ce second livre est « la méthode de la brèche » (thèse 2). La brèche consiste en « une activité pratique et théorique » (p.30) face aux murs du capitalisme s’efforçant « de trouver des fissures, des défauts à leur surface, ou de provoquer des brèches en cognant dessus » (p.30). La méthode marxiste classique cherche à comprendre le mur « à partir de sa solidité » (p.32), d’où la prise du pouvoir d’État comme axe stratégique et la forme parti comme moyen. La méthode de la brèche se coltine le capitalisme « à partir de ses fragilités (…), de ses contradictions, de ses faiblesses » (p.32).

 

* Cette méthode révolutionnaire appelle à rompre avec le révolutionnarisme dans différentes dimensions. Tout d’abord avec sa tentation de la pureté : « Dans une lutte dans-contre-et-au-delà du capitalisme, il n’y a pas de pureté. Ce qui compte plutôt, c’est la direction de la lutte, le mouvement contre-et-au-delà. » (p.107) Elle refuse aussi les « divisions tranchées » dans la lutte (p.72) : entre actions individuelles et actions collectives, actions locales et actions globales, expériences alternatives et mobilisations collectives, logique réformiste visant des améliorations immédiates et ponctuelles et logique révolutionnaire, ou encore entre les pratiques sur les différents terrains de la vie sociale. Sans pour autant donner a priori la même importance à tout de manière relativiste, elle s’intéresse avant tout aux « lignes de continuité » entre les brèches (p.71). Car, en mettant l’accent sur « les lignes dures et les divisions claires » (p.139), « nous fermons les yeux sur le mouvement potentiel de la brèche. Nous condamnons l’extension potentielle de nos brèches et nous nous enfermons dans un ghetto. » (p.140) Les ghettos partidaires ou autres ghettos activistes nous éloignent de la vie ordinaire, dans ce qu’Holloway appelle le « monde autoréférentiel du militantisme et de l’activisme » (p.140). Dans ce cas, même les « anti-avant-gardistes » théoriques s’inscrivent en pratique « dans une situation d’avant-gardisme », relève Holloway, car dans ce schéma « Le monde se divise alors entre d’un côté ceux qui luttent pour le changement et, de l’autre, la grande masse des gens qui doivent être convaincus. » (p.141)

 

* Dans cette perspective, Holloway met en avant une politique du dialogue et de l’écoute à partir de la vie ordinaire : « C’est une politique dialogique plutôt que la politique monologique de la prise de parole du mouvement révolutionnaire traditionnel », écrit-il (p.369). Cette pratique révolutionnaire traditionnelle a des accents misérabilistes : « Les gens ne sont pas compris comme des acteurs mais come des victimes : pauvres gens… » (p.110) On prétend alors « agir au nom du peuple, ou dans l’intérêt du peuple » (p.111). Or, dans une logique auto-émancipatrice, « La seule thérapie possible est une autothérapie. » (p.369) D’où le dessin d’« une politique qui ne consiste pas à parler mais à écouter ou, mieux, à parler-écouter. » (p.369)

 

* Enfin, dernière suggestion stimulante retenue ici : c’est la piste d’une autre articulation des individualités et des cadres collectifs, que la domination des seconds sur les premières (ce que j’ai appelé « le logiciel collectiviste » hégémonique à gauche, voir note 3). Cela conduit Holloway au possible abandon du mot « communisme », qui d’ailleurs selon moi a trop d’accointances avec le « logiciel collectiviste ». Il esquisse ainsi : « Un monde constitué de nombreux mondes ne serait pas une nouvelle totalité mais une constellation changeante ou une confédération de particularités. Ce ne serait pas le communisme mais une mise en commun (« communising »). » (p.341) On aurait à faire à une mise en commun des individualités plutôt qu’à une standardisation des individualités dans un cadre collectif dominant.

 

2 – Apports et grandiloquence de la notion de « fétichisme » dans Changer le monde sans prendre le pouvoir

 

Le concept de « fétichisme », emprunté au Marx du livre 1 du Capital (1867), est présenté par Holloway comme « au centre de l’argumentaire » de Changer le monde sans prendre le pouvoir (p.75). Holloway suit d’abord le déplacement de la thématique de l’« aliénation » dans les textes de jeunesse de Marx (dont les Manuscrits de 1844) à celui de « fétichisme » dans Le Capital. Je dirais, pour ma part, que la notion d’« aliénation » est de plus en plus difficile à utiliser après les critiques contemporaines de Michel Foucault, qui lui reproche d’appeler à un retour à une supposée authenticité plutôt qu’à s’inscrire dans un processus de création de soi-même à travers des relations sociales. C’est l’opposition des thèmes du « se retrouver soi-même » et du « se créer soi-même », que l’on a abordé lors de la deuxième séance du séminaire ETAPE (4). La notion de fétichisme apparaît plus intéressante si on intègre cette critique. Holloway parle ainsi « des formes fétichisées des relations entre producteurs (…) en tant qu’elles nient leur caractère de rapports sociaux » (p.82). Il avance alors que ce fétichisme, entendu au sens large comme « la séparation du faire par rapport au fait », « imprègne totalement notre relation au monde et nos rapports avec ceux qui nous entourent » (mis en ital par moi, p.83). Holloway donne ainsi à de nombreuses reprises dans l’ouvrage une portée totale au fétichisme dans les sociétés contemporaines capitalistes.

 

Holloway assouplit toutefois la toute-puissance dont on pourrait doter le fétichisme capitaliste, en se démarquant de la version qu’il appelle « le fétichisme dur », pour lequel ce fétichisme serait un « fait accompli » (p.124). Il oppose à cette variante, si fréquente dans les mouvements émancipateurs du passé, la voie du « fétichisme en tant que processus » (p.134). Le fétichisme n’aurait pas alors gagné, mais se présenterait comme une tendance hégémonisante. On perçoit ici une hésitation quant à la question de la totalité dans la conceptualisation d’Holloway que l’on retrouvera par la suite.

 

Le « fétichisme », même assoupli, demeure une catégorie à prétention totalisatrice, qui suppose donc faire le tour du réel, au moins tendanciellement, comme processus, à la manière de Hegel. Holloway ne s’est pas tout à fait émancipé des rigidités du cadre hégéliano-marxiste pour appréhender le pluriel et l’hétérogène, tous en ayant une vue globale. Cela percute deux enjeux épistémologiques qui touchent aujourd’hui la pensée critique et émancipatrice :

 

1) La recherche d’un pluralisme conceptuel sans relativisme (au sens d’un émiettement infini mettant tous les points de vue sur le même plan), abandonnant la pente des généralisations hâtives et abusives, et faisant à l’inverse de la plus grande localisation des domaines de validité des concepts un outil de rigueur intellectuelle.

 

2) La recherche d’un global qui ne soit pas un total : ici Holloway va trop vite dans sa discussion avec Michel Foucault qui offre pourtant des pistes pour une forme renouvelée de globalisation, en particulier dans certains textes (notamment un entretien avec Jacques Rancière de 1977 intitulé « Pouvoirs et stratégies », note 5), où il distingue micro-pouvoirs quotidiens et macro-dominations structurelles. Dans cette perspective, Il y aurait bien des logiques globales cristallisées, avec toutefois des décalages avec les formes locales mobiles, mais qui n’épuiseraient pas ces formes locales mobiles.

 

Cette critique n’en n’est que partiellement une, dans le sens où elle invite à pousser un peu plus loin l’assouplissement et l’ouverture théoriques largement entamés par Holloway lui-même.

 

3 – Les tentations d’une autosuffisance de l’ici et maintenant dans Crack Capitalism

 

Dans Crack Capitalism, Holloway insiste à plusieurs reprises pour mettre au cœur de la temporalité de la nouvelle politique des brèches, l’ici et maintenant, à l’opposé des stratégies révolutionnaires classiques sacrifiant le présent à l’avenir. Il écrit ainsi : « La question centrale est de contrebalancer clairement la logique du capital par une logique différente, celle du ici et maintenant. (…) la brèche est une insubordination ici et maintenant, et non un projet pour l’avenir. » (pp.56-57) Á un autre moment, il oppose « la théorie traditionnelle » à la méthode de la brèche : « La théorie traditionnelle considère chaque moment en fonction de son utilité pour construire un avenir. » (p.387). Or, ajoute-t-il, « Chaque moment a sa propre justification : chaque moment de rébellion se tient fièrement avec sa propre dignité » (ibid.). Il est important ici par rapport aux visions les plus classiques de la révolution sociale de réévaluer le moment présent, en le considérant aussi en lui-même et en ne le sacrifiant pas aux supposés « lendemains qui chantent » futurs. Mais le aussi et le refus du sacrifice n’appellent pas nécessairement la focalisation sur le presque seul moment présent des formulations d’Holloway, qui semblent souvent indiquer qu’il ne faudrait considérer le moment présent qu’en lui-même. C’est dans l’écart entre le aussi et le que qu’une critique peut se loger, si on le met en rapport avec certaines caractéristiques de la situation actuelle.

 

L’historien François Hartog a mis en évidence la montée d’un nouveau rapport au temps – ce qu’il appelle « régime d’historicité » – dans les sociétés contemporaines particulièrement adapté à la phase néolibérale du capitalisme : le présentisme (6). Cela pointerait, pour Hartog, « un présent monstre. Il est à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat) » (p.217). Bref il s’agirait d’un présent de plus en plus autosuffisant, de plus en plus déconnecté à la fois du passé et de l’avenir, dans une sorte de surplace de l’immédiateté, en lien avec les logiques d’« accélération » analysées par le théoricien critique Hartmut Rosa (7). Le présentisme nous déboussolerait en participant à nous asservir aux mouvements de la marchandise.

 

Dans le cadre de cette tendance présentiste du néocapitalisme, il y aurait alors un enjeu à redonner son importance à l’action présente, cependant pas dans une autosuffisance mais en renouant des liens avec le passé et avec l’avenir. Des liens avec une mémoire critique des expériences émancipatrices passées, avec ses grandeurs, ses échecs, ses impasses, ses horreurs. Des liens avec des repères dans l’avenir, non pas pour sacrifier le présent au profit de ce qui pourrait advenir, mais pour permettre de nous situer, dans la logique d’une boussole, mais une boussole révisable en chemin, s’inscrivant dans un parcours infini ne s’arrêtant jamais dans la réalisation d’une société idéale. L’horizon, qui nous aide à avancer et qu’on n’atteint jamais, constitue une métaphore complémentaire à celle de la boussole.

 

Ici, l’agencement passé-présent-avenir tracé par Daniel Bensaïd (8), à partir des thèses « Sur le concept d’histoire » de Walter Benjamin (9) mais en le déplaçant davantage vers le nœud pratique d’une action présente sous contrainte d’incertitude et guidée par des paris raisonnés, offre un cadrage méthodologique heuristique pour une telle boussole politique devenant apte à désarmer les pièges du « présentisme » sans déserter pour autant les enjeux du présent en tant que lieu décisif des pratiques émancipatrices. Les analyses de l’historien Jérôme Baschet sur le mouvement zapatiste offrent des pistes convergentes (10). Cela implique un déplacement par rapport à la focalisation trop exclusive d’Holloway sur l’ici et maintenant, tout en intégrant sa réévaluation. Certes, de manière plus implicite et par moments, un tel déplacement plus stimulant se dessine en pointillés chez Holloway. Tout d’abord, le point de départ d’Holloway – le double échec des stratégies « réformistes » et « révolutionnaires » traditionnelles pour sortir du capitalisme – suppose implicitement une mémoire critique des expériences transformatrices passées. Son analyse ménage aussi des ouvertures vers l’avenir, même si cela n’est pas développé : en particulier avec la figure du « pas encore », empruntée au penseur du « principe espérance » Ernst Bloch, en tant que « monde qui n’existe pas maintenant » (p.64), ou celle du « contre-et-au-delà » (notamment pp.129, 132 et 280). Encore une fois n’est-il pas également heuristique de nourrir nos interrogations en se saisissant des tensions et des hésitations travaillant les réflexions d’Holloway autant que de ses réponses provisoires.

4 – Nostalgie de la totalité et critique de la totalité dans Changer le monde sans prendre le pouvoir et dans Crack Capitalism

 

Les problèmes afférents à la question philosophique de la totalité traversent les deux livres d’Holloway. On a commencé à le voir avec le concept de fétichisme : Holloway hésite entre ce que j’ai appelé « la nostalgie de la totalité » (et à laquelle j’associe d’autres figures critiques contemporaines comme Pierre Bourdieu, Fredric Jameson, Michel Freitag, Alain Caillé ou Antonio Negri, voir note 11) et une critique de la totalité. D’une part, il a tendance à enfermer le réel dans une totalité. Par exemple, quand il écrit dans Changer le monde sans prendre le pouvoir : « nous existons contre-et-dans le capital » (p.136). Et nombre d’expressions dans les deux livres (« total », « la totalité de », « totalement », etc.) viennent appuyer cette tentation. D’autre part, la méthode des brèches met en avant les résistances aux totalités comme le capitalisme et l’État, mais aussi leurs fragilités et leurs contradictions dans la perspective d’une suppression de ces totalités. Pour établir une cohérence entre ces deux aspects, Holloway va distinguer dans Crack Capitalism deux concepts de totalité : « la totalité comme concept critique » et la totalité comme « concept positif » (p.239). Concept critique, utilisé, pour la mise en cause des totalités existantes. Concept positif, récusé et associé au marxisme traditionnel, visant l’instauration d’« une totalité alternative » (p.240).

 

Cette solution théorique ne m’apparaît pas au niveau de l’enjeu actuel pour les pensées critiques et émancipatrices de formuler une nouvelle approche globale, car elle demeure empêtrée dans la nostalgie de la totalité. Elle surévalue le caractère tentaculaire du capitalisme et sous-estime ses contradictions et ses fragilités, mais aussi la pluralité du réel, dans ses hétérogénéités mêmes par rapport au capitalisme. Ici deux apports théoriques apparaissent notamment importants pour nous aider à nous déplacer : 1) la sociologie « post-marxiste » de Pierre Bourdieu, en ce qu’elle explore une pluralité de dominations autonomes (domination économique certes, mais aussi masculine, politique, culturelle…on pourrait ajouter coloniale-post-coloniale-raciale ou hétérosexuelle), qui ont des intersections et des interactions, mais qui ne sont pas intégrées dans un tout ; et 2) les analyses dont j’ai déjà parlées de Michel Foucault, avec les rapports et les décalages entre micro-pouvoirs locaux et macro-dominations globales. Ici aussi il s’agit de pousser un peu plus les analyses de John Holloway vers l’élargissement et l’ouverture par rapport au marxisme traditionnel. Peut-être que parler de logiques totalisatrices pour le capitalisme et pour l’État, plutôt que de totalités à proprement parler, permettrait de bâtir un pont entre l’approche d’Holloway et ces visions plus pluralistes de l’ordre social ? Ce déplacement lexical et sémantique apparaît d’ailleurs déjà en germe chez Holloway qui hésite à plusieurs reprises entre le vocabulaire de la totalité et celui de la totalisation.

 

En guise de conclusion

 

On a pu voir dans mes critiques qu’elles prennent acte des renouvellements importants engagés par John Holloway dans la pensée critique et émancipatrice, et qu’elles appellent à ouvrir encore un peu plus les fenêtres du renouvellement par rapport aux vieilles odeurs rances des stratégies réformistes et révolutionnaires traditionnelles.

 

Je voudrais conclure provisoirement sur une piste stimulante de Crack Capitalisme par rapport au contexte français, où à la veille d’élections européennes les courants du « repli national » et de la diabolisation du monde ont progressé au sein de la gauche radicale (on connaît les Frédéric Lordon, Cédric Durand, Razmig Keucheyan, François Ruffin, Aurélien Bernier et d’autres ; voir note 12). Holloway avance ainsi : « le concept de nation est si profondément intriqué avec l’État qu’il n’est pas réaliste de les séparer politiquement. Il est donc préférable d’accepter que le national (et le national-populaire) est irrémédiablement le terrain du capital et d’admettre que la crise du travail abstrait est la crise de toutes les totalités et pseudo-totalités. » (p.336). Cette critique du fétichisme national et cette ouverture cosmopolitique de l’émancipation, particulièrement en Europe avec la résurgence de nationalismes, de xénophobies et de néo-conservatismes sur fond de crise du capitalisme, devraient toutefois peut-être se faire plus lucide par rapport aux ambivalences des réalités existantes et des chausse-trappes qu’elle recèle.

 

Ainsi quand, dans Crack Capitalisme, John Holloway avance que « La dignité est le déploiement du pouvoir du non » (p.45), ne tend-il pas à oublier « le côté obscur de la force » du non, c’est-à-dire les tuyauteries aigres de la frustration et du ressentiment susceptibles d’orienter les refus et les mécontentements vers ce que le sociologue Jean-Claude Kaufmann appelle « le national-racisme » (13), plutôt que d’alimenter ce qu’Holloway appelle justement les « explorations-créations » d’une politique de la dignité (thèse 7) ? Cependant ce type d’interrogations, important pour notre avenir immédiat, nous le devons à ces diverses pistes défrichées par John de manière radicalement hérétique, si loin des langues de bois tellement encore pesantes dans les gauches radicales.

 

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Notes :

 

(1) P. Corcuff, « Mouvement altermondialiste et enjeux de l’émancipation au XXIe siècle : en partant d’une discussion critique avec John Holloway et Antonio Negri », conférence-débat à l’invitation du CRIM (Centro Regional de Investigaciones Multidisciplinarias, Universidad Autónoma de México), campus Morelos, Cuernavaca, Mexique, 16 avril 2010.

(2) Voir P. Corcuff, « Pourquoi je quitte le NPA pour la Fédération Anarchiste », Mediapart, 4 février 2013, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/040213/pourquoi-je-quitte-le-npa-pour-la-federation-anarchiste], et « Enjeux pour la gauche de gauche en France en 2013 : éclairages autobiographiques », Mediapart, 27 mai 2013, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/270513/enjeux-pour-la-gauche-de-gauche-en-france-en-2013-eclairages-autobiographiques].

(3) Dans P. Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

(4) Voir P. Corcuff, « L’authenticité (re)trouvée, la construction de soi, le commun et l’anarchisme. Notes exploratoires à la suite du séminaire ETAPE du 27 septembre 2013 », [http://www.grand-angle-libertaire.net/etape-explorations-theoriques-anarchistes-pragmatistes-pour-lemancipation/seminaire-etape-n-2-les-familles-contemporaines-un-ordre-anarchiste-improvise-2/] (onglet « Contributions »).

(5) M. Foucault : « Pouvoirs et stratégies » (hiver 1977), entretien avec J. Rancière, repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2001, pp. 418-428.

(6) F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

(7) H. Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (1e éd. 2010), Paris, La découverte, 2012.

(8) Voir D. Bensaïd, Le pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997, Walter Benjamin. Sentinelle messianique. Á la gauche du possible (1e éd. : 1990), préface d’E. Traverso, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2010, ainsi que Une radicalité joyeusement mélancolique. Textes (1992-2006), textes réunis et présentés par P. Corcuff, Paris, Textuel, 2010.

(9) W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (manuscrit de 1940), dans Œuvres III, Paris, Gallimard, collection « Folio – Essais », 2000.

(10) J. Baschet, L’Étincelle zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Denoël, 2002 (réédition sous le titre La rébellion zapatiste, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2005).

(11) Dans P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, chapitre 8, « Penser globalement le monde actuel, à l’écart de la totalité et de l’émiettement postmoderne », Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012.

(12) Voir P. Corcuff, « Quand des penseurs « critiques » désarment l’internationalisme : Todd, Lordon, Durand, Ruffin… », Le Monde Libertaire, Hors Série, n°54, mars-avril 2014 ; repris sur Mediapart, 21 mars 2014, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/210314/quand-des-penseurs-critiques-desarment-l-internationalisme-todd-lordon-durand-ruffin].

(13) Voir J.-C. Kaufmann, Identités, la bombe à retardement, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014.