Séminaire ETAPE n° 2 – Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ?

 
Seconde séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :
 

– Septembre 2013 –

 

Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ?

A partir d’un texte de François de Singly

 
Sociologue et auteur notamment de :

  • Sociologie de la famille contemporaine (Armand Colin, collection « 128 », 1e éd. : 1993, 4e éd. : 2010),
  • Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune (Armand Colin, 2000),
  • Les uns avec les autres. Quand l’individualisme créée du lien (Armand Colin, 2003),
  • L’individualisme est un humanisme (éditions de l’Aube, 2005),
  • « Pour un socialisme individualiste » (dans P. Corcuff, J. Ion et F. de Singly, Politiques de l’individualisme, Textuel, 2005)

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Rapporteur compréhensif : Guy Lagrange (militant de la Fédération Anarchiste, animateur des Editions du Monde Libertaire) : rapport compréhensif

Rapporteuse critique : Nathalie McGrath (co-initiatrice et co-animatrice du site libertaire Grand Angle)

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Texte de François de Singly

 

Deux contributions de François de Singly

I – Géométrie conjugale et anarchisme

 

– Texte inédit écrit à la suite du séminaire du 27 septembre 2013 –

 

 

1) Dans Le mariage est une mauvaise action (1907), Voltairine de Cleyre justifie le titre de son texte en affirmant qu’après une première phase où l’appétit sexuel masque tout le reste, la cohabitation conduit nécessairement au désenchantement, avec « les détails mesquins de la vie commune ». La routinisation est un argument classique. Mais l’auteure avance un autre argument, plus important, me semble-t-il : « … les corps, tout comme les âmes, évoluent rarement, voire, jamais de façon parallèle. Ce manque de parallélisme est la plus grave objection que l’on puisse opposer au mariage ». En effet, pour Voltairine de Cleyre, « même si deux personnes sont parfaitement et constamment adaptées l’une à l’autre, rien ne prouve qu’elles continueront à l’être durant le reste de leur existence ».

 

2) C’est une thèse. Dans cette perspective, la vie à deux ne doit être que provisoire, elle ne doit durer que le temps où les corps et les âmes sont accordés, et elle doit s’interrompre dès lors que l’évolution de chacun éloigne les deux partenaires l’un de l’autre. On peut rapprocher cette prise de position d’une autre par Lucienne Gervais, énoncée après la publication de la brochure de Madeleine Vernet sur l’amour libre, publié dans L’Anarchie, la même année que Le mariage est une mauvaise action. Pour Lucienne Gervais, une seule solution pour la vie privée, l’amour libre, « l’amour, enfin libre, faisant le pied de nez aux morales surannées et aux vieilles coutumes. Je vois l’amour, faisant le pied de nez au vieux monde… Comprenons bien que nous sommes des individus qui s’en vont seuls. L’amitié et l’amour ne peuvent nous donner que des compagnons de voyage dont le but ne saurait toujours être le même que le nôtre » (http://www.monde-libertaire.fr/antisexisme/15062-lamour-libre).

 

3) Cette image de « compagnons de voyage », provisoires, est très belle. Elle mérite réflexion en référence à la conception de l’individu. Schématiquement, on peut opposer deux conceptions de l’individu en Occident. La première, dominante, que Charles Taylor retrace l’histoire dans Les sources du moi (1989), repose sur l’idée selon laquelle l’identité individuelle est « cachée au fond de soi », elle présuppose que le soi est défini, en quelque sorte, dès le départ, que le soi a une « nature » spécifique. L’intériorité est à protéger dans cette conception, elle est l’enveloppe du soi. La deuxième conception dont je connais moins la formation, est concurrente, le soi n’est pas pré-défini, il résulte des expériences accumulées tout le long de la vie.

 

4) Revenons à l’amour et à la vie à deux. Selon la première conception, la vie à deux est possible sur la longue durée, éventuellement puisqu’il y a harmonie (éventuelle) entre deux soi, définis dès le départ. En revanche dans la deuxième conception, y compris pendant la vie conjugale, chacun évolue et rien ne garantit que l’harmonie peut continuer à moins de présupposer que les deux évoluent de la même façon ou que l’un se soumette au changement identitaire de l’autre. Sans que cela soit explicite – c’est donc une interprétation personnelle (inédite !) – le point de vue de Voltairine de Cleyre et de Lucienne Gervais renvoie à la deuxième conception. Il y aurait donc un lien assez étroit entre la conception de la construction de l’identité personnelle et la conception de la vie privée. La question que l’on peut se poser est la suivante, l’anarchie repose-t-elle davantage sur le second type de conception de l’individu ? Si la réponse est oui, alors elle ne peut être que très critique vis-à-vis de la vie privée durable… La vie seule constituerait alors l’horizon d’une bonne vie anarchiste.

 

5) Continuons avec l’analogie du « compagnon de route » de Lucienne Gervais. Dans le chapitre 2 de Libres ensemble (2000), j’ai proposé le concept de « socialisation par frottement ». La vie à deux peut autoriser l’ouverture d’un processus de détachement de soi, « une distance vis-à-vis de soi, une forme de regard critique sur soi, amenant à changer sa ligne de conduite pour respecter son partenaire et maintenir sa relation avec lui ». Dans la coexistence conjugale, le respect de l’autre amène, éventuellement, à ce qu’on désigne sous le terme d’empathie, à prendre momentanément la place de l’autre pour comprendre son point de vue, pour tenir compte de lui. Cette attention décentre de soi, et a donc pour conséquence de modifier progressivement l’individu puisqu’il voit le reste du monde social non seulement à partir de lui, mais aussi de quelqu’un d’autre. Cela conduit idéalement à une certaine « ouverture « de soi qui peut avoir pour effet, en retour, de transformer le conjoint qui opère ce mouvement. Á ce niveau cette transformation rapproche, et non pas éloigne, contrairement à ce qu’affirmaient Voltairine de Cleyre et Lucienne Gervais, l’identité des deux partenaires. Nier cette possibilité c’est penser que l’individu se transforme par son expérience sauf par son expérience conjugale ! La socialisation par frottement a pour effet de produire des conjoints qui se ressemblent en partie du fait même de leur coexistence. Le soi ne se perd pas nécessairement à se décentrer. Cette transformation n’est pas automatique, elle obéit à certaines conditions, notamment qu’elle soit réciproque, que l’autre ne soit pas enfermé sur lui-même, égoïste, notamment qu’elle ne conduise pas au renoncement de soi, à un dévouement tel que soi oublie qu’il est soi.

 

La socialisation par frottement, peu institutionnalisé, peu ordré, produit un certain rapprochement des deux partenaires, ce qui peut être vécu comme une preuve de la reconnaissance mutuelle.

 

II – Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ?

– Texte présenté pour le séminaire du 27 septembre 2013 –

 

Introduction (septembre 2013)

 

Il existe plusieurs perspectives en sociologie de la famille pour rendre compte de la forme dominante d’organisation de cette vie privée. Les uns posent que la famille varie avant tout en fonction de la classe sociale dans la mesure où elle a surtout pour fonction de contribuer à la reproduction sociale. D’autres estiment que la vie familiale se construit, moins aujourd’hui avec l’institution matrimoniale qu’avec l’élaboration d’habitudes communes. Enfin celle que nous proposons renvoie à une théorie de l’individualisme relationnel selon laquelle dans les sociétés contemporaines l’individu, pas seulement « petit » mais aussi adulte, est fragile et a besoin de proches pour consolider son identité en le validant (selon les termes de Peter Berger et Hans Kellner) et en le reconnaissant (selon ceux d’Axel Honneth). La famille et le couple sont alors conçus comme des espaces autorisant, éventuellement, la validation de chacun des membres. J’ai, dans Le Soi, le couple et la famille (Nathan, 1996), proposé une relecture du mythe grec de Pygmalion à partir de la pièce de George Bernard Shaw (1912).

 

Ce travail relationnel ne nécessite pas de la part de celle ou de celui qui l’effectue une compétence « psychologique » (au sens universitaire du terme) et n’est donc pas réservé, contrairement à certaines critiques, aux personnes très diplômées. Le support de la validation est, en effet, la conversation ordinaire, et non pas l’interaction avec un spécialiste. Le conjoint n’est pas un thérapeute.

Pour moi, trois problèmes restent posés :

  1. Si on relit Le mariage est une mauvaise action de Voltairine de Cleyre, publié en 1907, l’auteure critique l’institution du lien amoureux qui enferme les amoureux, et conduit la femme à une dépendance vis-vis de son mari. Mais elle défend l’amour comme un type de lien spécifique à la condition que les amoureux ne vivent pas sous le même toit. La question renvoie au rapport entre le sentiment amoureux et la logique spatiale de la vie conjugale. La vie seule constitue-t-elle l’horizon d’une bonne vie anarchiste ? Cela rejoint, me semble-t-il une des interrogations de l’anarchisme sur le rôle des institutions.
  2. L’attention au proche dérive d’une certaine façon (mais pas seulement) du care traditionnel dévolu principalement aux femmes, aux mères. Une des difficultés du fonctionnement des couples contemporains – c’est ce que je développe dans Séparée (Armand Colin, 2013) – c’est que les hommes semblent accorder moins d’importance à ce travail relationnel de telle sorte que les femmes se sentent négligées à titre personnel et ont l’impression d’être surtout considérées comme « ménagères », assurant le confort de la maison. Redoublée par le maintien d’une forte division du travail entre les deux conjoints, cette relative inattention conduit à un malentendu fort entre les sexes à propos de la vie conjugale.
  3. S’il est incontestable que la famille contribue à la reproduction sociale, directement et indirectement par la mobilisation autour de l’école, et à celle des rapports inégaux entre les sexes, la famille et le couple ne jouent-ils que ces deux fonctions ? Selon la perspective de la domination, l’amour et le travail relationnel seraient des illusions, utiles pour créer l’adhésion à la domination notamment de la part des femmes. L’amour est-il un opium pour le peuple ? Ou la famille et le couple ne sont-ils pas traversés par une grande tension (contradiction) entre la fonction de reproduction sociale et genrée et le travail de soutien relationnel ? Dans ce cas, comment penser leur articulation ?

 

1) Extraits de Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune (Paris, Nathan, 2000)

 

. « Le paradoxe de l’individualisme contemporain conduit donc les adultes à rêver d’une vie qui cumule, en même temps – et non successivement – des moments de solitude et des moments de communauté, d’une vie qui autorise à être ensemble tout en permettant à chacun d’être seul, s’il le veut. Par essais et erreurs, ils tentent de mener une double vie : non pas dans le sens de deux vies conjugales, mais dans le sens d’une vie conjugale associée à une vie personnelle. » (p.7)

 

. « Telle est, du moins, la thèse de ce livre : dans une société caractérisée par une forte individualisation de la vie privée dans le même logement contraint chacun des habitants à tenir compte des autres eux-mêmes confrontés à cette coexistence. Les individus « avec » doivent élaborer un espace qui inscrit leur commune appartenance. Mais ils doivent aussi se respecter mutuellement lorsqu’ils veulent, à d’autres moments, se définir comme individus « seuls ». La complexité de la vie commune tient à cette alternance entre espaces-temps de vie commune et espaces-temps de vie séparée. De ce fait, la personne qui vit avec quelqu’un d’autre ne se régule pas uniquement en fonction de ses propres normes ; elle doit résister (selon des degrés variables) à la tentation de l’égoïsme, modalité pathologique de l’individualisme contemporain. Le lien social, à l’extérieur de la sphère privée, ne peut se nouer qu’entre des individus socialisés à l’intérieur de la famille (ou d’un équivalent), c’est-à-dire habitués à vivre avec, et donc à tenir compte d’autrui. » (p.11)

 

. « Il ne s’agit pas de dessiner une vision nostalgique de la communauté où chacun a sa place, où chacun ne se définit qu’en référence à cette position dans le groupe, où chacun n’est qu’un individu « avec ». Le « retour à » est une illusion, aucun contemporain ne le souhaite, à l’exception d’une petite minorité qui, à l’image des troupes scoutes traditionnalistes, rêve de produire l’ »homme nouveau » de triste mémoire : un individu obéissant au chef, sans état d’âme. La vie commune oblige de rompre avec le « tout individu », elle ne contraint pas à l’inverse au « tout collectif ». Pour être attractive, elle doit respecter les individus, y compris lorsqu’ils désirent être « seuls ». Dans la vie privée, un individu se définit ou est défini, à certains moments, avant tout come un être « avec », et à d’autres comme un individu « seul ». L’appartement ou la maison est souvent divisé selon cette dualité, avec ses espaces collectifs et ses espaces personnels. La vie ensemble est faite de ces oscillations alors que la personne qui vit seule est chez elle, de manière dominante, « individu seul ». Derrière ce qui eut apparaître une tautologie, la co-habitation apprend une certaine souplesse identitaire, étant donné les contraintes de la co-existence, du nécessaire partage des territoires. » (p.13)

 

. « Si à l’époque contemporaine, la vie de couple est complexe, c’est qu’elle engage toujours quatre personnes, chacun devant faire avec le soi « seul » et le soi « avec » de son compagnon ou de sa compagne. Dans la relation parent-enfant, des processus comparables se jouent. Un enfant comprend assez vite que son parent n’est pas toujours disponible. (…) Cette socialisation, que nous nommons « socialisation par frottement » est le processus qui, au sein des sociétés contemporaines occidentales, prépare jeunes et adultes à deux dimensions importantes pour la vie ensemble : d’abord le fait d’être sensible aux autres, d’être attentif à ce que ces derniers réclament, d’ajuster quasi-automatiquement ses propres prétentions spatiales et temporelles à celles des personnes avec lesquelles il vit ; ensuite la souplesse identitaire qui autorise chacun à appartenir à un groupe privé sans pour autant renoncer à être soi-même. » (pp.13-14)

 

. « La vie commune n’est pas, toujours, incompatible avec l’individualisation. Les uns et les autres restent vigilants pour défendre leur individualité. Ils ont peur de perdre trop de territoires personnels, de se trouver en quelque sorte « conjugalisés » ou « familialisés » – formes de collectivisme. Devenir et rester soi-même est un objectif qui sert de repère pour estimer la valeur du groupe au sein duquel on vit. Deux procédures préservent l’identité des individus engagés dans une vie commune : faire en sorte que les pratiques communes tolèrent des marques d’individualisation, par exemple en mangeant ensemble mais éventuellement des plats différents ; diminuer ces pratiques communes et multiplier les activités « seules ». » (p.14)

 

. « Dans les relations conjugales, coexistent de manière instable (et variable) deux normes de référence : le droit d’être soi-même et la revendication d’une vie à deux. Leur articulation ne conduit ni à la fusion, ni à la séparation ; elle repose au contraire sur la double négation de ces deux solutions, tout comme la définition de la « bonne éducation » doit se situer entre l’autoritarisme et le laisser-faire. L’entre-deux est construit comme l’horizon normatif des familles contemporaines : trop de « chez soi » trahirait une indifférence à l’autre ; trop de « chez nous » traduirait un risque certain d’étouffement. » (p.145)

 

. « L’injonction d’être soi-même a des effets sans fin sur la production de la vie privée. Une des manières de résoudre l’équilibre entre cet impératif et le souhait d’une vie commune est l’alternance par séquences, de la vie en solo et de la vie ensemble. Une autre façon de procéder est celle d’un cumul d’une vie à soi et d’une vie « avec » au sein du même espace, grâce à une chambre à soi, ou à des temps et des pratiques différenciés. Une troisième affirmation de soi est possible par le dédoublement de sa vie. Il s’agit alors de mener de front deux vies, l’une officielle, l’autre officieuse. Cette dernière apporte le sentiment d’échapper à une relation qui enferme, et ainsi l’impression de rester libre. Passagère ou durable, l’infidélité peut être construite comme affirmation d’un soi qui refuse la seule définition statutaire de la vie privée. (…) Le conflit entre deux dimensions de l’authenticité – avec le souci de découvrir toujours mieux le « au fond de soi », et avec le souci de vivre des relations qui ne masquent rien aux proches – est ouvert. » (avec Florence Vatin, pp.195-197)

 

. « La majorité des hommes et des femmes estiment que la formule magique de la « bonne vie » réside dans le cumul des avantages de la vie seule et de la vie avec, et donc la conciliation de ces apparents contraires. » (p.238)

 

. « Dans les sociétés contemporaines, l’individu veut exister en tant que tel et il pense pour cela qu’il lui faut compter pour quelqu’un, pour quelques-uns. » (p. 241)

 

. « Les hommes et les femmes qui vivent en couple ne pondèrent pas leur identité de la même façon : les premiers insistent plus sur la dimension « l’individu seul » et les secondes sur la dimension « l’individu avec ». Cette différence dans l’expression de soi reflète la différenciation des processus d’individualisation selon le sexe. (..) Si les femmes ont conquis une certaine indépendance en étant moins dépendantes de l’institution du mariage et en pouvant demander la séparation en cas d’une union trop insatisfaisante, elles continuent à avoir dans leur vie privée un « rapport à soi » différent de celui des hommes. Elles mettent en œuvre un individualisme plus altruiste. Certes elles raisonnent moins que les femmes des générations précédentes en termes de dévouement et d’oubli de soi ; mais elles expriment toujours, selon elles, quelque chose de personnel lorsqu’elles se soucient d’un proche. Cet altruisme est devenu individualiste puisqu’il réclame une contrepartie, une attention de la part de ce proche. » (pp.243-244)

 

. « L’identité personnelle se construit dans deux mouvements complémentaires : l’exploration d’un soi original qui requiert l’ouverture à autrui, le soutien d’un ou des proches afin de se connaître soi-même ; la construction d’un soi intime, privé, qui demande le secret, la fermeture, afin d’échapper à la tyrannie de l’identité pour autrui. » (p.248, dernière phrase du livre).

 

2) Extraits de Les uns avec les autres. Quand l’individualisme créée du lien (Paris, Armand Colin, 2003)

 

. « Les hommes et les femmes politiques, chargés du maintien de l’ordre, sont plus portés à la nostalgie des société au sein desquelles les individus étaient tenus et retenus par des liens solides. (…) Selon nous, une autre voie existe, en partie expérimentée dans le secret de la vie privée, qui n’acquiert pas un statut légitime dans le débat démocratique par manque d’explicitation et de théorisation. Ce livre cherche à mettre en forme l’expérience accumulée par les individus dans leur vie et qui ne parvient pas à être visible du fait du décalage entre la réalité et les représentations savantes ou ordinaires. (…) Ainsi la gauche socialiste est rarement parvenue à avoir une vision positive du monde moderne, embarrassée par les individus modernes et leur appréciation de l’individualisation. Elle préfère le collectif, laissant l’individuel aux sirènes du libéralisme capitaliste ou politique. Elle ne se souvient plus de Jaurès : « Rien n’est au-dessus de l’individu. Le socialisme est l’individualisme logique et complet… L’individu est la fin suprême » (« Socialisme et liberté », 1er décembre 1898). Elle oublie que l’individualisation a deux faces : celle de l’individu, pris dans les tenailles du marché mondial ; celle de l’individu, libre de choisir ses proches, ses appartenances, de les rompre. Plus précisément, elle ne l’ignore pas, mais elle ne parvient pas à le penser en l’assumant publiquement. (…) Ce livre repose sur un double refus : celui du modèle du tout libéral, de l’individu ballotté par le marché ; celui du modèle du tout enracinement dans une communauté d’appartenance (fût-elle masquée par une critique du communautarisme, chez les souverainistes). Propre aux sociétés individualistes et démocratiques, un autre lien social est possible, sous certaines conditions. Cette croyance repose sur une réflexion nourrie de l’expérience de centaines d’individus, jeunes et adultes, femmes et hommes, recueillie dans plusieurs enquêtes. » (pp.16-18)

 

. « Le fait que les individus contemporains soient « individualisés » ne signifient pas qu’ils aiment être seuls, que leur rêve soit la solitude. Il veut dire que ces individus apprécient d’avoir plusieurs appartenances pour ne pas être liés par un lien unique. Pour l’exprimer schématiquement, le lien social serait composé de fils moins solides que les fils antérieurs, mais il en comprendrait nettement plus. (…) La multiplication des appartenances engendre une diversité des liens qui, pris un à un, sont moins solides, mais qui, ensemble, font tenir les individus et la société. » (pp.21-22)

 

. « La modernité ne supprime pas l’héritage, les origines, le passé. Elle exige une réflexivité de la part des individus pour qu’ils sachent s’ils veulent ou non assumer cet héritage, pour qu’ils décident de la part conservée et de la part rejetée. » (p.45)

 

. « Le refus de l’enfermement est une des caractéristiques du fonctionnement des sociétés modernes. Le lien ne doit pas être une attache fixe. Il doit rassurer par son existence même. Il doit, aussi par sa souplesse et sa réversibilité, permettre l’affirmation d’un indépendant et autonome. » (p.47)

 

. « Le processus de construction de l’identité doit parvenir, idéalement, à une identité ouverte, à géométrie variable. Il place le soi au centre du dispositif. Ce « moi d’abord » n’est points une déclaration d’égoïsme moral ; il signifie qu’aucune dimension sociale de l’identité, attribuée ou revendiquée, ne peut être la clé de voûte de l’édifice personnel. Là encore évitons les malentendus : ce rejet n’implique pas le refus des appartenances, il ne veut pas d’une hiérarchie fixe, perçue comme réductrice. » (p.78)

 

. « Les individus peuvent revendiquer une dimension identitaire qu’ils jugent insuffisamment reconnue sans pour autant vouloir être réduits à cette dimension. Les partisans du modèle jacobin sont promoteurs en réalité d’un modèle « communautariste » : chacun étant assigné à la dimension nationale, chacun devant être défini selon cette définition, située une fois pour toutes en haut de la hiérarchie identitaire. Et ils s’inquiètent. Á juste raison, il s’agit bien d’une déstabilisation de ce modèle, selon des exigences plus fortes que la démocratie, respectant davantage l’identité des membres de la communauté nationale. Le malentendu peut venir alors d’une mauvaise interprétation des revendications identitaires. Pour se faire entendre, un individu, un groupe concentre son message sur la dimension qui doit être incorporée à l’identité officielle, et qu’il veut déstigmatiser. Ce qui peut créer l’illusion d’une demande de définition, elle aussi, unidimensionnelle de l’identité : les homosexuels veulent être reconnus, on en déduit donc qu’ils désirent vivre uniquement entre homosexuels et créer des communautés. Ce qui n’est pas nécessairement le cas, même si certains peuvent avoir une telle demande. » (p.94).

 

3) Extraits de L’individualisme est un humanisme (La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2005)

 

. « Avec le modèle d’un individu émancipé, l’individualisme est un humanisme, dessinant un monde idéal où chaque être humain pourrait se développer et devenir lui-même, en desserrant le plus possible les contraintes sociales imposées. Cet individu émancipé n’est pas un individu « détaché » de tout lien et du social, heureux sur une île déserte. Il a, idéalement, le pouvoir – reconnu et validé socialement – de définir ses appartenances, de décider de sa vie, de résister aux évidences d’une identité que d’autres lui imposeraient. L’individualisme est un humanisme à certaines conditions, philosophiques – avec une conception de l’individu indépendant et autonome – et sociales, politiques – avec des conditions permettant à chacun de développer un tel projet. L’individualisme n’a de sens que si cet idéal n’est pas réservé aux seules personnes disposant de ressources suffisantes, que si aucune partie de l’humanité n’est exclue d’une telle utopie. Ainsi conçu, l’individualisme est donc intrinsèquement politique, se situant dans le camp opposé au libéralisme politique et économique puisqu’il doit créer des conditions autorisant tout individu, quelles que soient sa couleur, sa nationalité, son origine sociale, quels que soient son genre, son âge, à avoir le droit d’être un « homme » (au sens des droits de l’homme). Au même titre que les autres, afin paradoxalement d’avoir les moyens d’être soi-même. Un « je » possible parce que les « nous » qui l’entourent ne l’enferment pas, mais au contraire soutiennent ce qu’il veut être, un « je » qui en retour, par son développement personnel, enrichit ces « nous ». » (pp.10-11)

 

. « L’individu n’existe que par les liens sociaux. La différence entre les sociétés individualistes et les sociétés non individualistes ne tient donc pas à la diminution des liens sociaux. Elle réside dans l’importance accordée aux liens plus personnels, plus électifs, plus contractuels. La reconnaissance interpersonnelle est centrale. » (p.21)

 

. « Idéalement, l’individualisme est une forme de vie en société permettant à chacune, chacun, d’avoir les reconnaissances dont il a besoin pour écrire sa vie, d’avoir les moyens de réaliser, sur le temps de travail ou de loisir, ce qu’il veut produire. L’individualisme est créateur. Une politique de justice doit redistribuer des ressources de telle sorte que chacun puisse composer, recomposer son identité personnelle à travers ses comportements et ses liens. Très concrètement, par exemple, des femmes, responsables de « familles monoparentales » de milieu populaire, souvent en banlieue lointaine, doivent avoir accès à des transports et des services publics leur permettant de sortir pour reconstruire (si elles le souhaitent) une vie à deux, rencontrer des amies, pour se rendre à un cours de gymnastique ou de musique. Le rêve d’expression et d’épanouissement personnels ne peut pas être réalisé dans le cadre d’une société libérale avancée (au sens économique) pour tous. L’individualisme est, devrait être, aussi un horizon politique. La reconnaissance – expression de la liberté et d’une identité émancipée – et la redistribution – expression de l’égalité – sont, devraient être sœurs jumelles. Différentes donc, et idéalement inséparables. » (p.22).

 

4) Extraits de « Pourquoi nous avons aboli le mariage. Une eutopie privée », La vie des idées.fr, novembre 2011

 

« En référence au bicentenaire de la deuxième loi sur l’abolition de l’esclavage, l’Assemblée nationale vota le 27 avril 2048 une loi portant sur l’abolition du mariage. Il devint désormais interdit de vivre sous une telle institution. Ni le rétablissement du divorce par consentement mutuel dans la seconde moitié du XXe siècle, ni l’indifférence à l’orientation sexuelle, décidée en 2020, n’avaient suffi à déstabiliser les fondements du mariage. La force obscure de cette institution avait résisté à ces changements, continuant à entraîner des effets contraires à l’égalité des conjoints.

 

Le rêve d’un mariage sans effets finit cependant par apparaître illusoire dans les années 2040 : cette vie à deux était dangereuse car elle établissait toujours, d’une manière ou d’une autre, une division du travail néfaste à l’égalité des conjoints, et donc le plus fréquemment à l’égalité entre les sexes. Ce que souhaitait, au milieu du XIXe siècle, John Stuart Mill en se mariant avec Harriet Taylor, s’était avéré impossible à mettre en œuvre, au-delà d’une minorité. Il avait rédigé un contrat pour un mariage idéal et paradoxal : « Étant sur le point, si j’ai le bonheur d’obtenir son consentement, de m’unir par le mariage avec la seule femme avec qui j’aie voulu me marier, et désapprouvant, elle et moi, entièrement et profondément tout le caractère des relations conjugales (…) je déclare que c’est ma volonté, mon intention, et la condition de notre engagement qu’elle garde à tous égards la même liberté absolue d’agir et de disposer d’elle-même et de tout ce qui lui appartient ou peut lui appartenir un jour, comme s’il n’y avait pas eu de mariage ». Cette utopie d’un mariage sans effet sur les conjoints, John Stuart Mill l’élargit, grâce à ses discussions avec Harriet Taylor, au moment du vote du Reform Act en 1867, en proposant un amendement remplaçant « man » par « person« . Ces deux exemples avaient pour objectif de supprimer la suprématie masculine, masquée dans l’institution matrimoniale ou dans les deux sens du terme « homme ». Dans les deux cas, c’est l’abolition du sexe comme élément central de structuration du social qui était visée. Mill aurait pu aussi proposer la fin de l’inscription du sexe sur les papiers d’identité : au nom de quel principe M ou F était-il plus significatif que n’importe quel autre trait de l’individu pour le définir ? (…)

 

Tout s’est structuré autour d’un principe de base : le respect de l’individu. Là encore, on n’a pas craint de puiser dans les textes classiques, notamment dans Une chambre à soi, publié en 1929, quelques années après la Première Guerre mondiale. Virginia Woolf réclamait que chaque femme puisse « avoir cinq cents livres de rente et une chambre dont la porte est pourvue d’une serrure ». Au sens strict, elle dessinait une eutopie : l’existence d’un espace privé dont dispose chaque femme, chaque homme, non seulement pour dormir, mais surtout pour pouvoir avoir des activités personnelles. L’insistance sur la clé indiquait le besoin de se retirer, se mettre à l’abri pour écrire ou pour toute autre activité, sans être soumis aux demandes des autres. Dans le projet de la seconde moitié du XXIe siècle, cette pièce à soi est devenue un appartement permettant de vivre seul, tout en disposant de lieux de réception.

 

Contrairement à nos ancêtres, nous privilégions le ménage sur le couple afin de rendre possible les autres manières de faire du genre. Au delà même du problème de l’égalité, la figure du couple hétérosexuel, dominante jusque dans les années 2040, imposait aux femmes, et aux hommes, une construction du genre toujours relatif à l’autre genre. En effet, ce que produisait le couple hétérosexuel, c’était la quasi-obligation de se penser d’abord comme « complémentaire » du point de vue du genre : la dimension masculine ou féminine de l’identité primait. Il a paru nécessaire, dans la grande période d’émancipation qui suivit 2048, d’éviter les dangers du couple hétérosexuel qui ressemblaient, toutes choses égales par ailleurs, à ceux de la mixité à l’école. Dans une classe, la coexistence des garçons et des filles rendait secondaires d’autres dimensions qui devenaient plus importantes si le groupe était unisexe.

 

Il s’agissait donc d’ouvrir les possibles de l’identité personnelle en la rendant moins dépendante de la relation à l’autre genre. L’égalité ne constituait qu’un des horizons de l’émancipation : la liberté était aussi importante, et notamment la liberté de se définir soi-même. Le couple, légitime ou non, tendait à imposer une identité des conjoints dont la première dimension devait être le sexe. (…)

 

L’abolition des inégalités entre les genres ne passait pas seulement par des mesures prônant l’égalité ; elle requérait aussi, nécessairement – c’était le sens de cette utopie –, des dispositions portant sur le desserrement de l’imposition de la catégorie « sexe ». Car tant que la dimension « genre » restait centrale dans l’identité sociale, les individus éprouvaient le besoin de s’affirmer d’abord sous cette dimension pour pouvoir exister. Or l’incarnation de la dimension sexuée, et notamment de la dimension « féminine », tendait à se faire dans le couple et la famille, du fait de la séparation historique de la sphère publique et de la sphère privée. Le cercle du couple se refermait sur la femme, sommée de faire la preuve de sa féminité ici encore plus qu’ailleurs. (…)

 

C’est pour cette raison que le nom d’eutopie ne devait pas être celui de communauté, l’individualisation restant une valeur de référence. (…) Depuis les années 2050, nous sommes donc habitués à ce que les adultes aient chacun un ménage, disposant d’un logement individuel. À partir de cette base, ils peuvent former, comme ils le veulent, plusieurs types de communauté à géométrie et à contenu variables. Aucune appropriation commune des corps, aucune mise en commun des ressources ne sont requises, comme l’énonçait souvent l’imaginaire de la communauté aux XIXe et XXe siècles. Chacun chez soi, mais dans le cadre d’un « chez nous » dont les frontières relèvent d’une décision commune : tel est le sens de notre « postmodernité réflexive ». (…)

 

Malgré ses limites, cette eutopie nous a surtout permis de nous interroger sur l’au-delà, mais aussi l’en-deçà, de la question de l’égalité entre les genres. Celle-ci était impossible à atteindre tant que le primat de cette catégorisation pour classer les humains n’était pas remis en cause, tant que le sexe servait de repère décisif pour définir l’individu. L’avenir de la vie privée reposait sur ce que John Stuart Mill et Harriet Taylor avaient pensé : tant que le terme « personne » ou « individu » n’aurait pas remplacé les mots « homme » et « femme », non seulement dans les textes juridiques mais aussi dans les manières de faire ménage, alors peu de choses pouvaient troubler l’ordre du genre. Le jeu avec l’identité sexuée et genrée, tel que l’imaginait la pensée queer à la fin du XXe siècle, resta longtemps limité à un terrain trop sexuel, comme s’il suffisait de desserrer les impositions du genre social pour régler le problème. L’utopie dont nous venons de retracer les grandes étapes fut beaucoup plus ambitieuse, car elle mit fin au genre comme mode dominant de classification et d’identification. »

 

 

Rapport compréhensif

 

Rapport « compréhensif » sur le texte de François de Singly « Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ? »

(séminaire ETAPE du 27 septembre 2013)

Par Guy Lagrange

 

Ma lecture n’est bien sûr pas celle d’un sociologue mais elle est plutôt une lecture politique voire militante du texte de François de Singly. Je m’attacherai à voir la relation de la thèse qui y est présentée à quelques éléments importants du corpus idéologique de l’anarchisme. Alors que la référence à l’anarchisme est présente d’emblée avec Voltairine de Cleyre, je l’ai trouvée davantage nécessaire dans la suite du texte.

 

Il me semble que sur la question de la famille, les libertaires sont, et ont toujours été dans leur grande majorité, assez peu différents du « mainstream » progressiste, même si un certain nombre ont été plutôt en avance sur leur temps (Emma Goldmann, Voltairine de Cleyre, René Chaughi, E. Armand et bien d’autres) ; d’autres ont été plutôt en retard (Proudhon, ou même Jeanne Humbert). On retient davantage ceux qui ont été en avance : critique du mariage, amour libre, etc. Parmi les anarchistes, ce sont ceux qu’on qualifie habituellement d’« individualistes » qui ce sont le plus intéressés à la sphère privée.

 

Je voudrais surtout m’attarder sur un concept : la « socialisation par frottement » : ce concept nous intéresse particulièrement, car il est le signe d’un processus d’évolution, en l’occurrence une évolution sensible mesurée sur un temps relativement court. Même si elle est différenciée entre hommes et femmes avec une individualisation plus ou moins « égoïste » selon les sexes, la socialisation par frottement apparaît comme un mouvement de fond dans la société. Ce en quoi le concept me paraît intéressant est que ce qu’il révèle n’est pas la conséquence d’un enseignement mais plutôt la prise en compte au quotidien de manières d’être et d’agir.

Une partie de la population est insensible à cette évolution, voire la refuse (cf. la « manif pour tous »). Indépendamment de l’agitation politique qui l’a accompagnée (d’ailleurs fort mal gérée par le gouvernement si l’on compare à la manière dont cela s’est passé en Espagne qui est une pays non moins influencé par l’Eglise que la France), la contestation du mariage pour tous à plutôt semblé un baroud d’honneur, ce qui vient confirmer l’évolution progressiste de la famille.

 

Ceci étant acquis, la question se pose du déplacement et de la pertinence hors de la famille de ce concept. L’individu qui vit en couple ou en famille, dans son temps personnel, ne vit-il pas des expériences dans d’autres cercles (syndicat, loisirs, ou tout ce qu’on voudra) où là aussi il y a des relations qui nécessitent des compromis et une certaine socialisation par frottement.

Le constat d’une évolution que l’on peut qualifier de progressiste fait revenir en mémoire une thèse connue d’Elisée Reclus. Il défendait que évolution et révolution ne sont pas antinomiques mais peuvent s’entraider pour se succéder l’une à l’autre.

Elisée Reclus (L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, 1902) :

« On peut dire […] que l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère de révolutions futures. »

Peut-on s’en remettre seulement à la « socialisation par frottement » ? Ce serait croire en une main invisible qui n’agirait plus seulement sur le plan économique mais sur le plan social… Le militant a du mal à l’imaginer sans un événement déclencheur (sans attendre 2048 !).

 

Revenons en deux mots sur mai 68. Un mouvement social fort dont les retombées ont peu à peu disparues, mais pas complètement puisque le féminisme en est issu (dans ses différentes composantes et, tout en ayant évolué, il est toujours vivant). Il faut rappeler que sur la question des mœurs mai 68 a fait évolué les choses, il y avait clairement sur cette question-là un problème de soupape sur la cocotte. L’indépendance fut une revendication forte des féministes, celle-ci passant fatalement par le salariat. Le mariage n’était plus le seul moyen pour quitter les parents, comme cela arrivait encore fréquemment pour les femmes. La « socialisation par frottement » n’est-elle pas en fait une retombée d’un mouvement social à un moment donné, avec finalement l’émergence d’un point de vue selon lequel le couple n’est pas un objectif en soi mais un moyen ou une modalité de l’existence individuelle.

« Un « je » possible parce que les « nous » qui l’entourent ne l’enferment pas, mais au contraire soutiennent ce qu’il veut être, un « je » qui en retour, par son développement personnel, enrichit ces « nous ». » (L’individialisme est un humanisme)

Cette phrase peut facilement faire songer à la fameuse phrase de Bakounine « la liberté d’autrui étant la mienne à l’infini ». Il entendait par là que nous sommes tous tributaires du contexte dans lequel nous sommes et nous fait évoluer (positivement ou non). A ce moment-là, l’expression d’« ordre anarchiste improvisé » paraît justifiée.

 

Le rapprochement aussi rapide de la position en quelque sorte traditionnelle (Reclus, Bakounine) des anarchistes avec le concept de « socialisation par frottement » et avec un certain nombre des faits constatés pourrait facilement conduire à un optimisme exagéré.

  • Nous parlons d’une évolution dans la société qui est plutôt celle d’une catégorie de la population des pays développés occidentaux, population active (travail, mais aussi vie sociale, loisirs, etc.).

On voit bien que les moyens économiques sont une limite aux libertés individuelles (exemple de familles monoparentales en banlieue lointaine) et bien sûr que liberté et égalité sont liées.

  • Il ne faut pas oublier pourtant le constat de la domination qui, globalement, perdure dans le couple ; si les tensions que cela engendre peuvent provoquer des révoltes individuelles, ces dernières ne sont pas forcément le gage d’une évolution globale. Cela se saurait.

Cela pose à nouveau la question de la nature du « coup de pouce » – forcément extérieur au couple – qui pourrait provoquer cette évolution ?

  • Cette évolution ne concerne qu’une partie de la population. Peut-on considérer à la manière de Wilhem Reich qu’on pourra réserver un enclos pour que ceux qui ne veulent pas de liberté soient libres de ne pas l’être ?

Ou bien le « frottement » suffirait-il à élargir l’évolution constatée ?

  • Il ne faut pas oublier non plus qu’il existe une limite infranchissable dans les jugements qu’on peut avoir : le domaine privé, même si on le considère comme politique, reste privé. Sans quoi, au-delà de cette limite, on passe dans le champ du totalitarisme.

 

Cela soulève une question récurrente, qui engendre parfois encore des discussions passionnées avec certaines féministes. Le « frottement » à lui seul ne semble pas non plus capable d’y répondre. Alors quel événement qui se situerait peut-être quelque part entre le « frottement » et le « grand soir » ?

 

La disparition du genre pour cause d’obsolescence du concept peut effectivement être considérée comme un objectif – parmi d’autres révélateurs d’inégalités – pour les libertaires.

 

 

Rapport critique

 

Rapport « critique » sur le texte de François de Singly « Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ? »

(séminaire ETAPE du 27 septembre 2013)

Par Nathalie McGrath

 

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Préambule post-séminaire : devant la réaction perplexe des participants à la lecture d’une des parties de ce qui suit, lors de la présentation de ce rapport critique le 27 septembre, il m’a paru nécessaire d’étayer mon analyse (constituée d’éléments atypiques, pour ne pas dire risqués).

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Tout d’abord, je tiens à remercier François de Singly de relier son questionnement sur la famille à l’anarchie car les champs de réflexions autour de cette famille et de son devenir semblent avoir été laissés en friche en milieu libertaire.

– I –

 

Commençons par la référence à Voltairine de Cleyre : le point de vue très radical de celle-ci sur l’institution du mariage et le lien amoureux est peut-être à remettre dans son cadre historique. Il s’agit d’une réponse anarchiste en réaction au plaidoyer de Dr Henrietta P. Westbrook en faveur du mariage ; à une époque où l’émancipation de la femme – et encore moins l’égalité homme/femme – ne faisait consensus dans les milieux « progressistes », même chez les anarchistes, comme en témoigne une des saillies de P.J. Proudhon :

«  L’humanité ne doit aux femmes aucune idée morale, politique, philosophique […]. L’homme invente, perfectionne, travaille, produit et nourrit la femme. Celle-ci n’a même pas inventé son fuseau et sa quenouille ».

Les positions de Voltairine de Cleyre dans Le mariage est une mauvaise action peuvent paraître excessives, voire dépassées pour certaines, à la lueur des avancées sociologiques et scientifiques ou encore juridiques, mais elles restent néanmoins tout à fait valables sur d’autres aspects.

Quant à sa conclusion, écrite en des termes pour le moins provocants, ainsi que toute la partie « les effets catastrophiques de la cohabitation » mentionnée dans le texte de François de Singly, elle me semble être la manifestation d’une femme appréhendant les relations amoureuses exclusivement à l’aune de la période enchanteresse, passionnée, mais fugace des débuts d’une histoire d’amour. Elle rejette de ce fait, et dans des descriptions caricaturales, les phases amoureuses postérieures qui ne sont pas fatalement désagréables à vivre pour ceux qui ont fait l’expérience du couple « longue durée », ce qui ne fut jamais son cas (ne pas oublier par ailleurs que cette auteure était une poétesse exaltée, quasi extatique). Il y aurait peut-être là une part fantasmée de la seule et possible relation amoureuse – par conséquent du couple – apportant la plénitude, basée sur ses peurs personnelles ou des vécus possibles, mais non généralisés.

On peut donc s’interroger sur la pertinence idéologique de l’hypothèse de Voltairine de Cleyre sur ce point précis, comme le fait d’ailleurs indirectement un de ses contemporains anarchistes, Charles Malato, en exergue de son texte l’anarchie dans la famille – l’union et l’amour libres après avoir abordé les rigidités de ce qu’il appelle la « morale nouvelle » avec ses tentations d’indissolubilité de l’Union libre :

« Cet excès de rigorisme, qui démontre tout simplement un fonds bourgeois chez nombre de révolutionnaires, a, pendant quelques temps, produit un excès en sens inverse et on a vu d’aimables fantaisistes, doués sans doute d’un heureux tempérament, proscrire au nom d’amour libre, toute union d’un caractère continu. Cette effervescence s’est calmée depuis : en réalité, nuls autres que les deux intéressés n’ont quoi que ce soit à décider en matière de cœur et de sens » (1897).

 

– II –

– Partie développée à la suite du séminaire

La quatrième partie, issue du texte de fiction prospective « Pourquoi nous avons aboli le mariage. Une eutopie privée » porte essentiellement sur deux axes, tous deux en tension : l’abolition du mariage, considérant cette forme de vie hétérosexuelle à deux comme dangereuse, et l’abolition de l’identité sociale genrée. C’est cette dernière notion qui peut poser question.

Je vais prendre des chemins de traverses pour l’argumentation de ma critique, ou plutôt tenter de faire ce qui est plus admis dans les milieux anglo-saxons qu’en France : s’appuyer sur la transdisciplinarité qui permet de sortir d’un seul cadre d’interprétation.

 

La tendance actuelle, très présente en milieu libertaire, est de considérer deux éléments à distinguer séparément : le sexe et le genre. Ce qui n’est pas sans rappeler des précédents historiques : les visions occidentales de l’humain comme entité pensante non conditionnée par sa constitution biologique (dualisme platonicien influençant par la suite la philosophie chrétienne médiévale, dualisme de substance de Descartes, etc.)

Il ne s’agit pas ici de nier la pertinence de l’analyse bourdieusienne ou les études du genre, mais juste d’ajouter des paramètres à la réflexion. La question est politique, culturelle, philosophique, mais aussi biologique, et en particulier neurobiologique ; et elle se doit de rejeter clairement les tentatives s’appuyant sur les données scientifiques pour cautionner les préjugés et stéréotypes visant à disqualifier l’un ou l’autre des sexes.

 

Du côté de la neurobiologie, un rapide retour sur l’histoire du développement de notre cerveau m’a semblé être un début. En partant du modèle défini par Paul MacLean dans les années 60, le cerveau « triunique » [1] – modèle certes nuancé et affiné par les neurobiologistes depuis -, nous comprenons que l’apparition de la partie limbique du cerveau est une réponse concomitante à l’évolution : les fonctions sexuées parentales apparaissent alors (attachement, soin des petits, transmission par l’éducation, jeu, altruisme maternel), générant de nouvelles organisations sociales animales. C’était il y a 150 millions d’années.

Qu’en est-il aujourd’hui de ce cerveau, uniquement humain cette fois ci, siège de nos fonctionnements cognitifs ? Tout en insistant sur la complexité qui régit les variations du comportement des êtres humains, nombre de neurobiologistes actuels [2] s’accordent, par leurs recherches les plus récentes, à constater des différences sexuées dues à des facteurs imbriqués d’influences génétiques [3], périgénétiques, hormonales, en plus des événements de la vie, de la programmation sociale et culturelle.

 

En poussant plus loin la réflexion, une question se pose : soutenir la toute puissance du « genré », ne serait-ce pas encore considérer qu’une prise en compte de différentiels sexués nuirait à l’individu en le plaçant « en deçà de » ou « au dessus de » selon son identité sexuelle.

Ne serait-ce pas, en d’autres termes, nier les différences essentielles liées à nos sexes dans la construction du soi et du collectif pour ne pas avoir à les accepter – non plus en terme de spécificités valorisées ou amoindries telles que principalement vécues dans l’histoire de l’Humanité jusqu’à aujourd’hui – mais bien en intégrant que celles-ci existent, tout en refusant d’y apposer quelques notions de valeurs que ce soit.

Si cela était le cas, ne pourrait-on pas envisager certaines positions sur l’identité de genre, notamment les plus radicales, comme forme de sexisme « en creux », généré par le rejet du stade de la pensée humaine globalement bloquée, à ce jour, à juger le sensible comme faiblesse, les spécificités sexuelles en marge de l’ensemble de la population comme déviantes, la « maternance » comme improductive, etc. ? Et alors voir cette tendance « notre identité sociale genrée – LE déterminant » comme étape néanmoins nécessaire, tendant à faire contrepoids face à l’inégalité massive de considération de la personne selon que l’on soit homme ou femme.

 

Peut-être pourrions-nous former l’espoir pour la société du futur décrite dans la proposition de F. de Singly, d’arriver à une forme de régulation, où l’acceptation des différences sexuées et individuelles ne rimerait plus avec domination, patriarcat, etc., tout comme la parité parfois imposée aujourd’hui deviendrait enfin parité naturelle ?

– fin de partie

– III –

 

Par ailleurs, la proposition de Francois de Singly appréhende la réflexion qui va peut-être trop peu sur l’aspect politique de la famille et de ses évolutions. Si l’on comprend la notion de famille comme entité privée, espace de vie protégé de celui de l’extérieur, on pourrait s’interroger sur l’incidence qu’à eu – et a – cet environnement extérieur sur la famille, notamment par les changements sociétaux, événements historiques et avancées juridiques. La frontière entre ce monde extérieur et ce monde intérieur/privé qu’est la famille n’est-elle pas poreuse ?

Enfin, la contribution de François de Singly pour ce séminaire d’ETAPE prend le postulat de questionnements vis à vis d’une société occidentale, aux racines judéo-chrétiennes. Or, les formes de structures familiales et leurs évolutions ne varient-elles pas selon que l’on se trouve dans cette partie du globe ou ailleurs ?

 

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Je m’arrête là car même dans le rôle de « rapporteuse critique » de la proposition de François de Singly, je ne peux qu’être en accord avec bon nombre d’éléments qui nous sont présentés. Il est évident que les familles contemporaines ont été en partie imaginées de longue date par des anarchistes, telles que Georges Vincey les décrit dans l’anarchiste d’avril 1952 :

« La seule famille qui puisse compter pour nous est ce petit groupe d’humains dans lequel, l’esprit d’entraide réchauffant les cœurs, chacun donne une bonne part de ce qu’en lui il y a de possibilités affectives et récolte, en échange, une partie de ce que les autres membres de ce même groupe sont capables de donner. Les membres de cette famille-là ne sont pas forcément les fruits d’un même arbre, les « liens du sang » peuvent exister ou ne pas exister. Ce qui importe, c’est que l’harmonie y règne. Et là ou règnera l’harmonie, de quelque horizon que puissent provenir ses membres, la famille, improvisée ou non, existera dans sa plénitude. Au lieu que des préjugés « familiaux » aient contraints ceux qui la composent à végéter dans son sein au nom d’une entente artificielle, c’est en fonction du libre choix qu’ils auront fait de leur entourage, c’est-à-dire dans la liberté, qu’ils pourront alors vivre à la recherche d’un bonheur commun, si tel est leur désir. »

 

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Notes :

 

[1] – Le cerveau humain comprenant 3 parties – source : lecerveau.mcgill.ca – site web interactif sur le cerveau et les comportements humains, soutenu par les IRSC (Ministère de la santé du Canada)

– Le cerveau « reptilien », le plus ancien (500 millions d’années), qui assure les fonctions vitales de l’organisme en contrôlant, la fréquence cardiaque, la respiration, la température corporelle, l’équilibre, etc. Il comprend le tronc cérébral et le cervelet, essentiellement ce qui forme le cerveau d’un reptile. Il est fiable mais a tendance à être plutôt rigide et compulsif…

– Le cerveau « limbique », apparu avec les premiers mammifères (150 millions d’années), capable de mémoriser les comportements agréables ou désagréables, et par conséquent responsable chez l’humain de ce que nous appelons les émotions. Il comprend principalement l’hippocampe, l’amygdale et l’hypothalamus. C’est le siège de nos jugements de valeur, souvent inconscients, qui exercent une grande influence sur notre comportement.

– Le « néo-cortex » (3 millions d’années), qui prend de l’importance chez les primates et culmine chez l’humain avec nos deux gros hémisphères cérébraux qui prennent une importance démesurée. C’est grâce à eux que se développera le langage, la pensée abstraite, l’imagination, la conscience. Le néocortex est souple et a des capacités d’apprentissage quasi infinies. C’est aussi grâce au néo- cortex que peut se constituer la culture

 

[2] – « Bien qu’elles aient été clairement mises en évidence, les différences de comportement entre les hommes et les femmes restent mal comprises. Elles résultent de mécanismes complexes. Les comportements reproducteurs et maternels, les différences cognitives ou en rapport avec l’agressivité résultent tous d’un mélange d’influences génétiques, épigénétiques, développementales et hormonales. Chez l’homme, à tout ceci s’ajoutent les effets de la programmation sociale et culturelle. »

Extrait du communiqué de presse issu des interventions de : Donald Pfaff, Rockefeller University, New York, États-Unis – Eric Keverne, University of Cambridge, Royaume-Uni – Catherine Dulac, Harvard University, Cambridge, États-Unis – Jay Giedd, National Institute of Mental Health, Bethesda, États-Unis – Javier DeFelipe, Universidad Politécnica de Madrid, Espagne – Melissa Hines, University of Cambridge, Royaume-Uni – Phyllis Speiser, Hofstra North Shore LIJ School of Medicine, New York, États-Unis – Simon Baron-Cohen, University of Cambridge, Royaume-Uni – James Swanson, University of California, Irvine, Californie, États-Unis – Jill Goldstein, Brigham and Women’s Hospital and Harvard Medical School, Boston, États-Unis – Francesca Ducci, King’s College, Londres, Royaume-Uni – Phyllis Wise, University of Washington, Seattle, États-Unis

11ème Colloque Médecine et Recherche – « Origines multiples des différences sexuelles dans le cerveau. Les fonctions neuroendocriniennes et leurs pathologies.» – Paris, 2011

 

[3] – les témoignages de personnes nées avec une aneuploïdie à répercutions sexuelles, comme les hommes atteints du syndrome de Klinefelter (XXY), pour ne citer que cet exemple, et découvrant celui-ci durant leur vie d’adultes après une éducation de petits garçons, nous expliquent qu’outre leurs sens exacerbés, ils comprennent parfaitement les femmes et leurs ressentis, étant eux-mêmes très féminins (sic), ce qui nuance la prépondérance du culturel sur le biologique.

 

 

 

 

Contributions

 

L’authenticité (re)trouvée, la construction de soi, le commun et l’anarchisme

Notes exploratoires à la suite du séminaire ETAPE du 27 septembre 2013

 

Par Philippe Corcuff

Deux figures du soi

 

Á partir de la discussion des travaux sociologiques de François de Singly sur le couple et la famille contemporains, le séminaire nous a conduits à envisager deux figures dans une approche relationnaliste (en termes de relations sociales) de l’individu dans les philosophies émancipatrices comme dans divers secteurs des pensées critiques et des sciences sociales :

 

1) La première figure se présente comme une (re)découverte de soi-même, considéré comme une entité pré-définie, et de son authenticité dans une vision relationnaliste (via la médiation des relations avec les proches ou dans des relations sociales plus élargies). C’est celle qui est privilégiée par le philosophe canadien Charles Taylor dans sa monumentale histoire des conceptions occidentales du « moi » (Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, 1989). C’est aussi celle qu’a privilégiée de Singly dans son premier ouvrage consacré à l’individualisme contemporain, Le soi, le couple et la famille (1996), le conjoint y servant de médiation à la découverte de soi au plus « profond de soi ».

 

2) La seconde figure caractérise l’identité personnelle comme un processus, comme le résultat des diverses expériences, comme un mouvement de construction de soi. C’est celle que défend Michel Foucault dans ses derniers travaux autour de « la subjectivation » (en particulier dans Le souci de soi. Histoire de la sexualité III, 1984). C’est une perspective que défend de Singly dans L’individualisme est un humanisme (2005) : « Idéalement, l’individualisme est une forme de vie en société permettant à chacune, chacun, d’avoir les reconnaissances dont il a besoin pour écrire sa vie, d’avoir les moyens de réaliser, sur le temps de travail ou de loisir, ce qu’il veut produire. L’individualisme est créateur. » (La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, p. 22). C’est aussi celle que, au cours du séminaire du 27 septembre 2013, de Singly a associée aux approches anarchistes de « l’amour libre » (Voltairine de Cleyre, Madeleine Vernet et Lucienne Gervais), à travers la figure des « compagnons de voyage ».

 

Critique foucaldienne de l’essentialisme du soi

 

Foucault a été amené à critiquer une tendance essentialiste (au sens d’un « soi-même » posé a priori comme une entité stable et homogène, donc quelque chose comme une essence) dans la première figure, en débouchant sur une lecture plus constructiviste (dans la perspective de « la création de soi-même » au cours d’un processus ouvert). La critique de Foucault vise plus précisément une tentation présente dans les textes philosophiques du jeune Marx consacrés à « l’aliénation » comme à ceux de la théorie critique de « l’École de Francfort » (Max Horkheimer, Theodor Adorno et Herbert Marcuse). Foucault avance ainsi dès un entretien de 1978 :

« Je ne pense pas que l’école de Francfort puisse admettre que ce que nous avons à faire ne soit pas de retrouver notre identité perdue, de libérer notre nature emprisonnée, de dégager notre vérité fondamentale ; mais bien d’aller vers quelque chose qui est tout autre.

Nous tournons là autour d’une phrase de Marx : l’homme produit l’homme. Comment l’entendre ? Pour moi, ce qui doit être produit, ce n’est pas l’homme tel que l’aurait dessiné la nature, ou tel que son essence le prescrit ; nous avons à produire quelque chose qui n’existe pas encore et donc nous ne pouvons savoir ce qu’il sera. » (« Entretien avec Michel Foucault », entretien avec D. Trombadori, fin 1978, 1e éd. : janvier-mars 1980 ; repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2001, p.893).

Il précise dans un entretien publié en 1983, en se distinguant de Jean-Paul Sartre :

« Le thème de l’authenticité renvoie explicitement ou non à un mode d’être du sujet défini par son adéquation à lui-même. Or il me semble que le rapport à soi doit pouvoir être décrit selon les multiplicités de formes dont l’ »authenticité » n’est qu’une des modalités possibles ; il faut concevoir que le rapport à soi est structuré comme une pratique qui peut avoir ses modèles, ses conformités, ses variantes, mais aussi ses créations. La pratique de soi est un domaine complexe et multiple. » (« Á propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu d’un travail en cours », entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow, 1e éd. : 1983 ; repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 200, p.1436)

Dans ce cas, il élargit la problématique de la construction de soi à des « modèles, conformités, variantes », en ne se limitant pas aux « créations ». Le mouvement d’auto-création de soi inclut alors les matériaux antérieurs charriés par la vie de chacun au sein de certains rapports sociaux, tout en laissant ouverts des espaces pour le bricolage de soi, entre métissage et invention.

 

On peut trouver sur des cartes postales ou des magnets aux Etats-Unis un slogan inspiré vraisemblablement du « dernier Foucault » de « la subjectivation », qui en synthétise l’argument :

« Life isn’t about finding yourself. Life is about creating yourself. » (« La vie ne consiste pas à vous trouver vous-même. La vie consiste en la création de vous-même. »).

 

Pièges et avantage du soi essentialiste

 

La première conception a ainsi tendance à s’engluer dans un essentialisme du soi qui va à l’encontre de nombre de résultats des sciences sociales contemporaines : les chercheurs en science sociales observent le plus souvent les identités personnelles comme des produits d’un processus mouvant impliquant une diversité d’interactions dans le cours de la vie d’une personne. Même si tous ne donnent pas le même poids aux diverses expériences : la psychanalyse freudienne comme la sociologie de Pierre Bourdieu donneront un poids plus grand aux premières expériences de l’enfance et de la socialisation familiale, des féministes mettront l’accent sur la division genrée dans la famille et à l’école, nombre de marxistes attribueront une importance particulière aux expériences du travail, etc.

 

Par ailleurs, cette figure peut constituer un lieu favorisant des « pathologisations » essentialistes dans les rapports contemporains aux identités personnelles, que cela soit :

 

1) à travers la sélection d’un axe identitaire collectif autour duquel se reconnaîtrait principalement la personne (identité nationale ou identités « communautaires » niant le métissage identitaire fabriquant chaque individu au profit d’un axe exclusif ou principal) ;

 

Ou 2) la quête de sa « vraie identité », amenant à regarder sa vie dans un rétroviseur, par exemple « biologique » (un des cas concerne la revendication d’« enfants nés sous X » souhaitant lever le secret sur le ou leurs « parent(s) biologiques »).

 

Toutefois, dans l’approche du couple au sein de nos sociétés individualistes, François de Singly a rappelé lors du séminaire que cette première conception, à côté de ses défauts essentialistes, avait l’avantage d’associer l’individu à du commun, à travers un projet commun de vie aux conjoints, à la différence de la figure anarchiste des « compagnons de voyage » contemporains et/ou successifs. Cette figure aurait d’ailleurs plus d’affinités avec les conceptions les plus usitées des liens d’amitié dans nos sociétés.

 

Interrogations sur le soi constructiviste

 

La seconde conception propose une lecture plus ouverte et créative de l’émancipation, et également plus ajustée aux résultats des observations de sciences sociales. Mais certains (dont Wil Saver) ont remarqué lors du séminaire que le mouvement de création de soi-même ne portait pas en lui-même une éthique établissant des passerelles entre l’auto-création individuelle et la solidarité collective. Ou alors le mouvement perpétuel, la mobilité incessante, peut devenir lui-même sa propre valeur, comme on peut le voir dans certaines tentations présentes chez le sociologue des sciences Bruno Latour, par exemple visibles dans un récent entretien (avec le journaliste Nicolas Weill : « L’apocalypse est notre chance », Le Monde, dimanche 22-lundi 23 septembre 2003, où l’exigence d’ « innover » (pour innover ?) est brandie contre les « vieilles lunes ». Ce qui pourrait constituer un accompagnement idéologique du néocapitalisme dans son rouleau-compresseur de la mobilité contre des solidarités antérieurement stabilisées.

 

Sur ce plan, certaines ambiguïtés du « dernier Foucault » devraient être levées. Foucault tend ainsi à détacher, dans l’entretien déjà cité de 1983, les transformations de la « morale individuelle » et celles des « autres structures sociales, économiques et politiques », en semblant supposer que les premières n’auraient pas besoin des secondes (« Á propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu d’un travail en cours », op. cit., p. 1436). Ne sous-estime-t-il pas ainsi les contraintes des rapports de domination sur l’éthique de soi, limitant alors les modifications de soi engagées sur le seul terrain du rapport à soi ? On préfèrera ici la vision plus dialectique de Marx et Engels dans L’idéologie allemande (1845-1846) :

« Dans l’activité révolutionnaire, la transformation de soi-même coïncide avec la transformation des circonstances extérieures » (dans K. Marx, Œuvres III, édition établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p.1182).

Un bémol, toutefois : Marx et Engels ne prennent pas suffisamment en compte, à la différence d’une inspiration foucaldienne, les décalages entre les deux pôles (transformation de soi/transformation des circonstances extérieures) dans une vue trop totalisante.

 

La piste Emerson

 

Ralph Waldo Emerson (1803-1882), penseur d’un individualisme démocratique américain radicalement anti-conformiste (voir Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale d’Emerson à Stanley Cavell, Paris, Michel Houdiard, 2004), nous offre une piste pour doter de composantes solidaires la figure de l’auto-création de soi, en nous aidant à expliciter la voie anarchiste des « compagnons de voyage ».

 

Dans Société et solitude (1870), Emerson avance :

« La solitude est impraticable, et la société fatale. Nous devons garder la tête dans l’une et nos mains dans l’autre. Nous y parviendrons si nous conservons notre indépendance sans perdre notre sympathie. » (Paris, Rivages poche, 2010, p.25)

 

Emerson était par ailleurs attaché à l’amitié (par exemple, celle d’Henry David Thoreau), et voyait idéalement la démocratie comme « une nation d’amis », récusant les comportements « égoïstes » (selfish) au profit de la valorisation du « sentiment moral » et de la quête du « bien commun » (commonwealth), l’individualité étant insérée dans un cadre moral et politique (voir « Politics », dans Essays : Second Series, 1844, dans The Essential Writings of Ralph Waldo Emerson, New York, Modern Library, Paperback Edition, 2000, pp.378-389). Il y aurait dans ce cas un cadre commun, des espaces de solidarité pour les « compagnons de voyage », ménageant toutefois des moments de solitude.

 

Deux figures constructivistes pour un horizon anarchiste, individualiste-solidaire

 
Face aux pièges du soi essentialiste, on aurait au moins deux figures constructivistes que pourrait favoriser, dans une coexistence mouvante et par moments métissée, une éventuelle future société anarchiste, dans le cadre d’un individualisme soucieux de solidarité (pour un tel horizon, voir aussi P. Corcuff, « Explorer articulations et tensions entre individualité et solidarité dans les cités du XXIe siècle », site millenaire3.com, 1er octobre 2013) :

 

* La figure anarcho-emersonienne des « compagnons de voyage » qui associe le goût de la solitude à des amours et des amitiés – plus ponctuelles ou quand ils sont plus durables n’inscrivant pas la vie individuelle dans un projet commun avec eux/elles –, en ménageant des espaces politiques solidaires plus larges.

 

* La figure du « voyage en couple » – ou plus qu’un couple : songeons à la belle exploration cinématographico-utopique de la vie amoureuse à trois par Coline Serreau dans son film Pourquoi pas ! (1977) – qui suppose un projet commun de vie au sein du couple, lui-même participant à des espaces communs politiques plus larges. Les individus du couple peuvent avoir des relations amicales plus ou moins durables par ailleurs, préserver des moments de solitude, mais il y a quelque chose entre eux relevant d’un voyage commun, qui ne correspond pas au voyage solitaire de la figure précédente (celui, par exemple, mis en chanson par Gérard Manset dans « Il voyage en solitaire », 1975, voir vidéo de l’INA).

 

Dans les deux cas, on peut envisager ce que François de Singly appelle une « socialisation par frottement », c’est-à-dire un co-ajustement des individus les uns par rapport aux autres et plus largement par rapport à des espaces communs (voir Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, 2000), mais sous des modalités partiellement différentes. D’autre part, la première figure s’inscrit davantage dans le mouvement de l’individualisme contemporain supposant la substitution d’une multiplicité de « liens faibles » à quelques « liens forts » (voir de Singly, Les uns avec les autres. Quand l’individualisme créée du lien, 2003). La seconde figure, quant à elle, maintient à côté de la diversité des « liens faibles » un « lien fort », conjugal, mais dans la logique individualiste d’un lien électif, et non pas imposé. Et elle apparaît mieux répondre à un souci de protection, dont Robert Castel a mis en évidence qu’il avait accompagné l’individualisation moderne (avec Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001). La figure des « compagnons de voyage » serait plus solitaire et aventureuse ; celle du voyage en couple plus protectrice. En fonction des moments, les mêmes personnes pourraient se rapprocher d’un modèle ou de l’autre. Dès maintenant, l’importance prise par les séparations et par les divorces dans les couples autorise davantage de va-et-vient entre les deux figures.

 

 

 

 

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