Séminaire ETAPE n°19 – Interrogations sur l’État, Foucault et l’anarchisme

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Décembre 2015 –

 

Interrogations sur l’État, Foucault et l’anarchisme

 

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Séance à partir d’un texte de Geoffroy de Lagasnerie, sociologue et philosophe, auteur notamment de : La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique (Fayard, 2012), L’Art de la révolte. Snowden, Assange, Manning (Fayard, 2015) et Juger. L’État pénal face à la sociologie (Fayard, janvier 2016)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Manuel Cervera-Marzal, docteur en science politique
  • Rapporteur « critique » : Rafael Perez, doctorant en histoire de la philosophie et co-fondateur des éditions libertaires Albache

Texte Geoffroy de Lagasnerie

 

Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme

 

Geoffroy de Lagasnerie 

La réflexion que je voudrais proposer porte sur la question du pouvoir, de la théorie du pouvoir et, plus spécifiquement, du problème de l’Etat. Je voudrais réfléchir sur la place que la théorie critique et la théorie de l’émancipation doivent accorder à l’Etat et sur l’image de l’Etat que, pour nous aider dans cette tâche, nous pouvons tirer des analyses de Michel Foucault. C’est une réflexion que j’ai été amené à conduire dans le cadre de mon dernier livre sur le système pénal et l’appareil répressif, puisque réfléchir sur le Jugement, la forme-Tribunal, la peine, c’est nécessairement rencontrer la problématique de l’Etat, du droit et du pouvoir d’Etat.

Je voudrais essayer de dire pourquoi, alors que j’ai longtemps pensé mon travail comme « anarchiste », je le suis de moins en moins – ou autrement dit comment écrire et réfléchir pour moi a consisté à m’éloigner de l’anarchisme et à renouer avec une certaine croyance dans l’Etat et dans le droit.

I. Théories critiques et Etat

La question que je voudrais poser est celle de savoir s’il est possible d’élaborer une théorie critique sans élaborer une théorie de l’Etat, ou, plus spécifiquement, une théorie de l’Etat comme centre et comme lieu du pouvoir. J’ai lu récemment un texte de Louis Althusser consacré aux appareils idéologiques d’Etat où Althusser écrit que, selon lui, il n’y a pas de sens à construire une théorie critique sans la lier à une théorie de l’Etat, et sans associer Etat et pouvoir. C’est autour de l’Etat que tout se joue, écrit Althusser, en sorte que toute théorie qui ferait l’économie du concept d’Etat, et qui ne désignerait pas l’Etat comme lieu du pouvoir, comme espace organisateur et unificateur, s’interdirait les moyens de comprendre comment fonctionne la société et comment agir pour la transformer1. C’est en un sens cette même perception que l’on retrouve chez Pierre Bourdieu, lorsque celui-ci désigne l’Etat comme le « lieu géométrique de toutes les perspectives », selon la formule de Leibniz sur Dieu, c’est-à-dire comme le point vue qui s’impose à tous les autres points de vue et à partir duquel tous ces autres de vue sont contraints de se définir2.

Je voudrais, ici, donner raison à Althusser : une théorie critique ne peut faire l’économie d’une théorie de l’Etat. Une pensée du pouvoir doit accorder une place centrale à un diagnostic de l’ordre étatique et de l’ordre du droit. Mais je voudrais essayer d’affirmer cette position tout en tenant compte de l’analyse foucaldienne. En d’autres termes, il s’agit pour moi de me demander à quelles conditions il est possible de repenser le problème de l’Etat, et peut-être même de la souveraineté, sans régresser par rapport à Foucault et aux apports qu’il a apporté à la théorie du pouvoir. Je voudrais dans ce cadre montrer comment l’on peut tirer des textes de Foucault, non seulement une pensée de l’Etat mais même l’idée selon laquelle l’analyse de l’Etat doit occuper une place essentielle dans un dispositif critique adossé à une pratique de l’émancipation. A mon sens, on a surestimé la critique de l’Etat chez Foucault. Loin de nous détourner d’une théorie de l’Etat et du droit, ses analyses peuvent nous permettre de reposer le problème de l’Etat et de réinvestir une théorie du droit.

II. Un anti-étatisme théorique

Bien sûr, je ne le nie pas et il faut même partir de là, il est incontestable que l’une des grandes ambitions et l’un des grands apports de Foucault a été de proposer d’élaborer une théorie du pouvoir sans l’indexer ou la faire dépendre d’une théorie de l’Etat. Il s’agissait de rompre avec la théorie du pouvoir comme souveraineté et donc l’idée selon laquelle l’Etat constituait le lieu central de production puis de propagation du pouvoir. L’hypothèse de la souveraineté présuppose que le pouvoir a un lieu, qu’il s’applique à la société et aux individus à partir d’un foyer central… et que ce foyer central, c’est l’Etat. Le pouvoir est pensé comme émanant de l’appareil d’Etat, de la structure juridique et exerçant sur la société des effets de conservation.

Selon Foucault, cette représentation est d’abord l’œuvre de la philosophie politique traditionnelle avec ses concepts de Loi, de volonté générale, de République, etc. Mais elle se retrouve également dans le marxisme, et notamment dans le marxisme défendu par Althusser, qui tend selon lui à analyser le pouvoir en privilégiant l’appareil d’Etat et la structure juridique – ce qui revient à rousseausier Marx3.

Comment inventer une analytique du pouvoir qui ne privilégierait plus l’appareil d’Etat ? C’est la grande préoccupation de Foucault à partir du milieu des années 1970. Et contre l’hypothèse de la souveraineté, Foucault va placer au cœur de sa théorie les notions d’« immanence », de « pluralité », de « multiplicité ». Il développe ce point, notamment, dans la section de la Volonté de savoir consacrée à l’élaboration de sa « méthode » (c’est le mot qu’il emploie)4. Foucault s’en prend aux théories qui fabriquent une image trop centralisatrice du pouvoir : celles qui parlent du « Pouvoir » comme « ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un Etat donné » (ce sont les théories du contrat social), ou celles encore qui désignent par là un « système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier » (ce sont les théories sociologiques ou marxistes)5. A ces paradigmes, qui construisent des transcendantaux et pensent en termes d’unité et de totalité, Foucault oppose une autre vision, habitée par les notions d’immanence et de multiplicité : « Par pouvoir, il me semble qu’il faut entendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent et sont constitutifs de leur organisation »6. Rendre intelligible l’exercice du pouvoir jusqu’en ses « effets les plus périphériques » impose dès lors de fabriquer un point de vue qui n’assignera pas le « pouvoir » à résidence, qui ne supposera pas l’existence d’un « point central », d’un « foyer unique » à partir desquels se propageraient les mécanismes de contrôle, etc. : « La condition de possibilité du pouvoir […] c’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables ». Il y a, par conséquent, une « omniprésence du pouvoir : non point parce qu’il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu’il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout »7.

Cette théorie de la dissémination des pouvoirs et des lieux des pouvoirs est, évidemment, très importante et elle a connu une très large postérité et diffusion. Nous vivons toujours dans l’horizon de cette théorie et nous devons y demeurer. Sans doute sa conséquence la plus belle est-elle qu’elle permet de concevoir la politique comme une activité infinie, interminable. Elle ouvre la voie à une politisation de tous les aspects de la vie sociale et à une prolifération des luttes. Penser les pouvoirs au pluriel impose de voir chaque lutte dans la singularité de son émergence et de son développement. Dès lors, une telle attention empêche de fixer a priori le lexique de la politique et la forme de l’action pratique, puisque celles-ci se redéfinissent en permanence, surgissent dans des lieux jamais prédéterminés, autour d’enjeux jamais identiques, à travers le temps et l’espace.

III. Une nouvelle conception de la politique

Cette analytique du pouvoir a contribué à redéfinir la conception de la politique, et c’est dans l’espace ouvert par cette conception que nous devons penser l’activité pratique aujourd’hui. D’abord, si nous acceptons l’idée selon laquelle le pouvoir n’a pas de lieu, alors il est nécessaire d’abandonner la croyance dans une hiérarchie entre les luttes : puisque la société n’a pas de centre, puisqu’elle est hétérogène, incohérente, éclatée, alors toutes les luttes (une grève, une manifestation contre la drogue, une révolte de prisonniers, etc.) restent locales, singulières, spécifiques. Aucune d’entre elles ne contient plus de politiques, ou plus d’enjeux qu’une autre. De la même manière que Pierre Bourdieu disait, contre la fascination spontanée pour les événements extraordinaires, qu’il n’existait pas, dans l’Histoire, de moments plus historiques que d’autres, on doit dire qu’il n’existe pas de combat plus politique que d’autres. Tous importent au même titre – c’est-à-dire pour eux-mêmes – et tous se valent.

Cette conception permet de libérer la gauche de l’obsession révolutionnaire ou, plus exactement, de donner les moyens de ne plus accorder le monopole de la radicalité aux actions qui s’inscrivent dans un horizon révolutionnaire. L’idée révolutionnaire suppose un lieu du pouvoir, un espace central qu’il faudrait s’efforcer de renverser, d’annuler ou d’occuper. Mais si les luttes sont sectorielles, alors les changements le seront toujours nécessairement eux-aussi. Ce qui ne signifie pas qu’ils seront de simples réformes. Ils peuvent être radicaux, ils peuvent bouleverser un état des choses. Mais ils demeureront situés, sectoriels – et dès lors laisseront toujours d’autres régions des mondes inchangés, dans l’état antérieur et appelant transformation. Après Foucault, une critique n’a plus besoin d’être révolutionnaire pour être radicale.

IV. Etat et pouvoirs

La vision du pouvoir introduite par Foucault à partir du milieu des années 1970 s’adosse à ce que l’on pourrait désigner comme un antiétatisme théorique : pour penser le pouvoir, il ne faut pas partir de l’Etat ; il faut rompre avec le modèle de l’Etat.

Elaborer une théorie du pouvoir qui fait l’économie d’une théorie de l’Etat amène Foucault à inverser les perceptions. C’est à partir de là qu’il énonce ce qui, je crois, constitue l’idée essentielle. Contrairement à ce que l’on croit, le pouvoir ne vient pas d’en haut. Il vient d’en bas : il s’enracine dans le jeu des rapports sociaux, des interactions quotidiennes, etc. ; il s’inscrit et se développe à partir de mécanismes infinitésimaux, dans des espaces invisibles et anodins, de manières sourde, etc. Et c’est pour cette raison qu’il est par nature dispersé, incohérent, pluriel et sectoriel. Parce que le pouvoir surgit de partout, il se redéfinit sans cesse, et échappe nécessairement à toute la logique unificatrice.

Affirmer que le pouvoir vient d’en bas, c’est opérer un coup d’Etat dans la théorie. Cela conduit en effet à assigner une place secondaire à l’Etat. L’Etat n’a pas l’initiative du pouvoir. Il n’est pas le lieu d’élaboration des mécanismes du pouvoir ni le point à partir duquel ceux-ci irradient et s’emparent du corps social. Les logiques du pouvoir obéissent à une forme de non-étatisme, voire d’anarchisme.

Cependant, contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture rapide, cela ne signifie en aucun cas que l’Etat soit absent de la vision de Foucault. L’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas ne conduit pas à de désintéresser de l’Etat ou à l’éliminer comme objet de la théorie. Au contraire, la vision foucaldienne est solidaire d’une certaine image de l’Etat, d’une certaine conception de l’Etat dans ses rapports aux pouvoirs8.

Foucault va développer l’idée selon laquelle l’Etat intervient bien sûr dans les jeux du pouvoir, mais uniquement dans un temps second. Par exemple, il assigne à l’Etat la position d’un relai : lorsqu’il y trouve un intérêt, l’Etat (ou la classe dominante) se branche sur des mécanismes de pouvoir préexistants pour les utiliser et, éventuellement, les généraliser, à son profit. C’est ce que Foucault écrit dans l’introduction de son cours « Il faut défendre la société », lorsqu’il souhaite clarifier l’écart entre son travail et la théorie marxiste :

« Il n’y a pas eu la bourgeoisie qui a pensé que la folie devait être exclue ou que la sexualité infantile devait être réprimée, mais les mécanismes d’exclusion de la folie, les mécanismes de surveillance de la sexualité infantile, à partir d’un certain moment, et pour des raisons qu’il faut étudier, ont dégagé un certain profit économique, une certaine utilité politique et, du coup, se sont trouvés tout naturellement colonisés et soutenus par des mécanismes globaux et, finalement, par le système de l’État tout entier. Et c’est en s’accrochant, en partant de ces techniques de pouvoir et en montrant le profit économique ou les utilités politiques qui en dérivent, dans un certain contexte et pour certaines raisons, que l’on peut comprendre comment effectivement ces mécanismes finissent par faire partie de l’ensemble. Autrement dit : la bourgeoisie se moque totalement des fous, mais les procédures d’exclusion des fous ont dégagé, libéré, à partir du XIXe siècle et encore une fois selon certaines transformations, un profit politique, éventuellement même une certaine utilité économique, qui ont solidifié le système et qui l’ont fait fonctionner dans l’ensemble. La bourgeoisie ne s’intéresse pas aux fous, mais au pouvoir qui porte sur les fous ; la bourgeoisie ne s’intéresse pas à la sexualité de l’enfant, mais au système de pouvoir qui contrôle la sexualité de l’enfant. La bourgeoisie se moque totalement des délinquants, de leur punition ou de leur réinsertion, qui n’a économiquement pas beaucoup d’intérêt. En revanche, de l’ensemble des mécanismes par lesquels le délinquant est contrôlé, suivi, puni, réformé, il se dégage, pour la bourgeoisie, un intérêt qui fonctionne à l’intérieur du système économico-politique général. »9

Cette conception de l’Etat comme instance seconde et secondaire, cette représentation du souverain comme force qui utilise des mécanismes élaborés ailleurs, ou qui, selon ses intérêts, y répond, les exploite ou les généralise sera très souvent reprise par Foucault. Elle est d’ailleurs au cœur de Surveiller et Punir. Foucault s’interroge en effet, à la fin de son ouvrage, sur la naissance de la « société disciplinaire » : si la discipline comme contrôle continu, comme mode de répartition et d’individualisation, comme technique de surveillance, etc. est apparue, d’abord, de manière dispersée, locale, dans certaines institutions marginales, closes et austères, elle s’est ensuite généralisée et s’est propagée à l’ensemble du corps social. Comment expliquer cet « essaimage » des mécanismes disciplinaires ? Pour le comprendre, il faut invoquer l’action de l’Etat. La redistribution de la discipline des bords du monde social à son centre s’est opérée notamment à travers l’action de la police, de l’administration, et du quadrillage quotidien de la population qu’elle opère. Ainsi, l’« extension des dispositifs de disciplines » au long des XVIIe et XVIIIe, leur « multiplication à travers tout le corps social », résulte d’une « étatisation » de ses mécanismes10.

On a parfois tendance à croire que l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas constitue une autre manière d’évoquer la manière dont, selon Foucault, le pouvoir fonctionne dans les sociétés contemporaines depuis le XIXe siècle. Cette conception s’opposerait au concept de « souveraineté ». Pourtant, il est frappant de constater que Foucault a donné à l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas une extension et une validité beaucoup plus larges. Il s’en est servi également à la fin des années 1970 pour repenser le concept de souveraineté et le concept de pouvoir souverain. A tel point que l’on peut se demander si Foucault considère que la souveraineté et la discipline constituent, finalement, deux façons de gérer les forces immanentes, ou bien si, au contraire, il décide de récuser l’idée de pouvoir souverain et de faire voler en éclat la distinction souveraineté/discipline mise en place dans Surveiller et Punir en désignant désormais la souveraineté comme une illusion.

Ainsi, dans le texte sur « La vie des hommes infâmes » consacré aux lettres de cachet et à la monarchie absolu, Foucault rappelle que la lettre de cachet évoque d’ordinaire l’arbitraire royal, c’est-à-dire la logique pure de la souveraineté, d’un pouvoir qui, d’en haut, frappe le corps social. Et pourtant c’est une logique inverse qui est ici à l’œuvre : il faut, dit-il, voir l’Etat souverain comme un prolongement de forces venues d’en bas, comme une chambre d’écho. L’Etat, c’est un service public qui répond à une demande :

« La lettre de cachet, l’internement, la présence généralisée de la police, tout cela n’évoque, d’habitude, que le despotisme d’un monarque absolu. Mais il faut bien voir que cet « arbitraire » était une sorte de service public. Les « ordres du roi » ne s’abattaient à l’improviste, de haut en bas, comme des signes de la colère du monarque, que dans les cas les plus rares. La plupart du temps, ils étaient sollicités contre quelqu’un par son entourage, ses père et mère, l’un de ses parents, sa famille, ses fils ou filles, ses voisins, le curé de l’endroit parfois, ou quelque notable ; on les quémandait, comme s’il s’agissait de quelque grand crime qui aurait mérité la colère du souverain, pour quelque obscure histoire de famille, : époux bafoués ou perdus, fortune dilapidée, conflits d’intérêts, jeunes gens indociles, friponneries ou beuveries, et tous les petits désordres de la conduite. La lettre de cachet, qui se donnait comme la volonté expresse et particulière du roi de faire enfermer l’un de ses sujets, hors des voies de la justice régulière, n’était que la réponse à cette demande venue d’en bas. Mais elle n’était pas accordée de plein droit à qui la demandait ; une enquête devait la précéder destinée à juger du bien-fondé de la demande ; elle devait établir si cette débauche ou cette ivrognerie, ou cette violence et ce libertinage méritaient bien un internement, et dans quelles conditions et pour combien de temps : tâche de la police, qui recueillaient pour ce faire, témoignages, mouchardages, et tout ce murmure douteux qui fait brouillard autour de chacun. »11

L’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas (la discipline est l’un des types de pouvoir venu d’en bas) et qu’il s’élabore de façon immanente et disséminée n’amène donc pas à éliminer l’Etat de la théorie politique. Elle amène à forger une nouvelle conception de l’Etat – une conception que l’on pourrait désigner comme instrumentale : l’Etat est relégué au rang d’instrument, de lieu qui distribue et multiplie des mécanismes de pouvoir nés ailleurs et autonomes par rapport à lui. Les logiques du pouvoir ont une certaine autonomie par rapport à l’Etat, qui se les approprie parfois lorsque celles-ci semblent utiles à sa perpétuation : l’Etat généralise certains mécanismes, dont l’émergence se situe ailleurs, pour consolider un ordre donné. Ou bien il utilise des forces qui émergent ailleurs à son profit12.

Dans la théorie contemporaine, la conséquence qui a été tiré de cette vision est une satellisation de l’Etat, à la fois dans la pensée critique et dans la pratique politique. D’un point de vue épistémologique et méthodologique, pour comprendre le pouvoir, il serait nécessaire de détourner le regard de ce lieu unifiant, centralisateur et transcendant, afin de scruter l’espace dispersé des rapports sociaux et interindividuels. D’un point de vue politique également, il faudrait se déprendre d’une certaine obsession pour l’Etat, d’une sorte de fixation politique : il faudrait prendre acte du fait que ce n’est pas en changeant l’Etat que l’on changera les mécanismes du pouvoir. Le lieu de la contestation ne se limite pas à l’espace de la politique et du droit. Ce qui, bien sûr, n’implique en aucun cas de se désintéresser des transformations juridiques : le droit reste un enjeu de mobilisation dans la pensée foucaldienne, mais les techniques de résistances ne se réduisent pas à des questions juridiques, et doivent se déployer sur d’autres plans également (éthique, mode de vie, invention pratique, etc.), cf. John Holloway, James C. Scott, etc.

V. Replacer l’Etat et le droit au centre de la théorie critique

A l’inverse de ce type de perception, j’aimerais ici avancer l’idée selon laquelle il est possible de tirer de l’analytique foucaldienne autre chose qu’une marginalisation de l’Etat. Je voudrais montrer qu’il est possible de placer l’Etat au centre de la théorie politique et du diagnostic de notre présent tout en conservant l’idée de pouvoirs immanents et disséminés – et je voudrais même montrer que ce geste est nécessaire, que ces deux conceptions s’appellent l’une l’autre.

Je crois en effet qu’il est possible de faire un usage critique de la représentation foucaldienne des liens entre Etat et pouvoirs. Foucault présente l’Etat comme une instance qui utilise, fait relai, généralise, centralise, etc. des mécanismes de pouvoirs élaborés ailleurs ; L’Etat consolide, perpétue, instrumentalise des dispositifs venus d’en bas. Dans ce cadre, il est dépeint comme dépendant de logiques élaborées en dehors de lui, et s’adossant à elles. Mais après tout, ce diagnostic pourrait être constitué non pas comme un donné mais plutôt comme un problème qui ouvrirait la possibilité de mener une investigation critique et problématisante. L’Etat est-il condamné en effet, par rapport aux demandes venues d’en bas, à jouer un rôle de chambre d’échos ? Ne pourrait-il pas occuper une autre place – incarner une autre fonction, et, par exemple, jouer un rôle de filtre ? Ne pourrait-on pas imaginer que l’importance de l’Etat soit précisément sa capacité à contrer des forces immanentes au corps social pour imposer une autre rationalité et d’autres modes de perception ? Et dire de l’Etat qu’il instrumentalise des forces venues d’ailleurs n’est-ce finalement pas prendre acte d’un échec de l’Etat, et donc appeler à l’élaboration d’un autre régime politique ?

Plutôt que de marginaliser l’Etat, l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas pourrait donc amener à lui faire occuper une place centrale. Non pas, certes, pour le considérer, comme on le fait traditionnellement, comme le lieu d’élaboration et de diffusion du pouvoir contre lequel les forces de résistances doivent se concentrer. Non, la position nouvelle de l’Etat serait d’être l’un des seuls espaces capables de s’opposer aux pouvoirs qui viennent d’en bas, d’y résister, de les filtrer, de les contourner, pour permettre à la vie sociale d’être moins violente, plus émancipatrice, plus rationnelle (j’emploie le mot à dessein). Si le pouvoir vient d’en bas, alors peut-être que l’un des seuls espaces possibles de la contre-attaque se trouve en haut.

De la même manière que, chez Levinas, la paix n’est pas pensée comme un état opposé à la guerre et à la violence mais est conceptualisée, au contraire, comme un état violent, un état de guerre, mais de guerre contre la guerre, et de violence contre la violence, on pourrait imaginer la possibilité d’utiliser le pouvoir d’Etat pour en faire un pouvoir contre le pouvoir, un pouvoir qui s’opposerait au pouvoir qui vient d’en bas – bref, un pouvoir non violent. Si le pouvoir vient d’en bas, si le système disciplinaire constitue le mode de gouvernement du monde social, le pouvoir d’Etat n’est pas nécessairement discrédité ou renvoyé au passé. Car il peut être autre chose qu’une chambre d’enregistrement et qu’une chambre d’échos à ces forces qui lui échappent. On pourrait penser l’Etat, comme une force qui, parce qu’elle vient d’en haut, pourrait contrer le pouvoir qui vient d’en bas et, ainsi, nous délivrer des forces latérales et des logiques disciplinaires. Ce n’est évidemment qu’une possibilité, ce n’est peut-être pas encore le cas, mais il n’est pas impossible d’y réfléchir et de l’envisager.

Je ne crois pas, en proposant une telle affirmation, solliciter exagérément Foucault, et je crois même que l’on trouve chez lui des analyses qui suggèrent une telle approche.

Par exemple dans un entretien de 1981 intitulé « Est-il donc important de penser », Foucault apporte un relatif soutien aux premières mesures du gouvernement socialiste et de François Mitterrand. Il insiste sur le fait que, selon lui, les premières déclarations sont conformes à ce que l’on pourrait appeler une « logique de gauche »13. Or il est intéressant de noter comment Foucault définit une telle logique de gauche, c’est-à-dire pour quelles raisons il accorde une valeur positive aux premières actions du gouvernement socialiste à ses débuts : « Sur le nucléaire, les immigrés, la justice, le gouvernement a ancré ses décisions dans des problèmes réellement posés en se référant à une logique qui n’allait pas dans le sens de l’opinion majoritaire »14. Une « logique de gauche » est ainsi définie par son écart avec l’opinion majoritaire. C’est la prise de distance de l’Etat avec les sentiments partagés, c’est sa rupture avec la démagogie qui rend possible l’adoption de mesures courageuses et « de gauche ». Foucault dit même explicitement que le plus remarquable à ses yeux dans les premiers mois du gouvernement socialiste est que « les mesures ne vont pas dans le sens de l’opinion majoritaire. Ni sur la peine de mort, ni sur la question des immigrés, les choix ne suivent pas l’opinion la plus courante »15.

Bien entendu, Foucault ne sous-entend pas ici que toute mesure qui irait dans un sens contraire aux opinions majoritaires serait nécessairement positive, ni que la majorité ait systématiquement tort ou incarnerait un pouvoir dangereux. Une telle position, formulée de manière aussi générale, n’aurait aucun sens. Mais, néanmoins, il exprime le fait que l’élaboration de réformes qui vont dans le bon sens suppose une certaine autonomie de l’Etat, du gouvernement, par rapport aux aspirations directes du « peuple », c’est-à-dire des gouvernés. Il y a donc bien ici une sorte de réévaluation peut-être pas le la fonction souveraine – je reviendrai sur ce point -, mais d’une intervention de nature étatique, qui s’impose de l’extérieur au corps social et contrevient à la façon dont il se gouverne de manière transversale. Tout se passe ici comme si la logique de gauche renvoyait à des actions gouvernementales, qui viennent d’en haut, qui s’imposent au bas et à ses aspirations pour générer d’autres régulations et peut-être desserrer les contraintes éprouvées par chacun. Foucault fait ici jouer une fonction positive à une intervention quasi-souveraine de l’Etat sur le corps social.

D’ailleurs, il est frappant de constater que Foucault utilise également ce mode de valorisation de l’Etat dans Naissance de la biopolitique, cette fois à propos du totalitarisme. Dans l’un de ses cours, Foucault prend ses distances en effet avec l’analyse proposées par les ordolibéraux du nazisme. Pour eux, en effet, le nazisme incarnerait les risques d’une croissance indéfinie du pouvoir étatique. Le nazisme serait, au fond, l’une des formes de l’étatisme poussé à l’extrême, en sorte que, si nous ne voulons plus connaître d’expérience totalitaire, il faut poser des limites fortes à l’expansion de l’Etat. Loin de partager cette analyse, Foucault insiste au contraire sur le fait que, selon lui, le nazisme constitue « la tentative la plus systématique de mise en état de dépérissement de l’Etat ». Pour Foucault, le nazisme constitue une organisation juridique dans laquelle l’Etat a perdu sa personnalité, son autonomie et a été relégué au rang d’instrument du peuple. Le totalitarisme représente dès lors non pas un système d’étatisation de la société, mais un mouvement dans lequel la société abolit l’Etat, dans lequel le peuple se représente lui-même directement, et donc dans lequel il n’existe plus de structure juridique qui filtre les aspirations du peuple et qui affirme son autonomie par rapport à elles. « La destruction systématique de l’Etat, en tous cas sa minorisation à titre de pure et simple instrument de quelque chose qui était la communauté du peuple, qui était le principe du Führer, qui était l’existence du parti, cette minorisation de l’Etat marque bien la position subordonnée qu’il avait. »16

Le diagnostic des systèmes juridiques et des systèmes étatiques constituent un enjeu essentiel pour la théorie critique – surtout si l’on adopte la vision foucaldienne du pouvoir. Il s’agit d’évaluer le rapport de ces systèmes aux forces ou aux dispositifs qui façonnent nos vies et nos subjectivités. Les questions qu’il faut poser seraient : l’Etat contribue-t-il à perpétuer des pouvoirs, forces « négatives » ou, au contraire, essaye-t-il de leur barrer la route pour faire vivre une éthique et une relationnalité sociale plus vivable, plus émancipatrice ? Sur quelles bases peut-on fonder un système juridique qui introduirait plus de rationalité, de justice ?

Au fond, de la même manière que, chez Althusser, l’antihumanisme théorique apparaît finalement comme la condition d’un véritable humanisme pratique, l’antiétatisme théorique de Foucault pourrait aboutir à un étatisme pratique, à une pratique de l’Etat, à une vision de l’Etat non pas comme instance négative mais comme un dispositif capable de produire des effets positifs.

VI. Droit, autonomie et invention

Mais évidemment, nous nous trouvons ici devant une difficulté. Car s’inscrire dans cette optique, n’est-ce pas, au fond, réinstaurer un pouvoir de nature souverain et valoriser, réévaluer la souveraineté ? Vouloir lever des contraintes disciplinaires et immanentes, et faire jouer, dans ce cadre, un rôle positif au droit comme filtre et à l’intervention de l’Etat, n’est-ce pas faire retour à la notion de souveraineté, et, avec elle, à une conception régressive du pouvoir comme sujétion, obéissance, régulation, etc. ?

Ce n’est pas sûr. Ce n’est pas forcément comme ça qu’il faut le dire. Un passage du cours « Il faut défendre la société » montre que Foucault a eu conscience de cette difficulté et voulait y échapper. Il y insiste en effet sur le fait que si l’on souhaite défaire l’emprise des disciplines alors il faut nécessairement réévaluer la fonction du droit et se tourner vers des dispositifs juridiques. Déjouer les disciplines requiert l’invention d’un système juridique, d’un nouveau droit. Mais Foucault insiste immédiatement sur le fait que faire retour au droit ne devrait certainement pas signifier opérer un retour à l’idée de souveraineté. Car selon lui, il ne faut pas chercher à opposer souveraineté et discipline ; il faut plutôt tenter d’inventer un nouveau droit – c’est-à-dire un droit qui serait le plus affranchi possible du principe de souveraineté : un nouvel ordre juridique donc qui, tout en étant anti-disciplinaire, serait, en même temps, anti-souverain17.

Il est difficile d’imaginer quelle forme pourrait revêtir un droit « non souverain », un droit qui ne fonctionnerait pas à la souveraineté, et à quelle conception de l’Etat devrait s’adosser ce type de droit.

Mais je voudrais pour conclure souligner que, selon moi, si l’on devait en imaginer la forme, il faudrait se pencher vers les traditions qui ont essayé de penser le droit comme un instrument d’imagination.

En effet, ce que Foucault valorise dans l’Etat, ce qui lui permet de redonner une sorte de valeur à l’Etat, c’est sa capacité à être autonome par rapport au monde social, à le filtrer, à faire émerger une législation qui ne coïncide pas avec l’opinion majoritaire, etc. Cette vision me semble essentielle pour construire une théorie critique du droit et de l’Etat aujourd’hui. C’est une belle conception, que l’on pourrait par exemple rapprocher de la redéfinition de l’idée démocratique que Durkheim proposait dans Leçons de sociologie. Durkheim entendait en effet montrer, dans ces cours, que la démocratie ne saurait s’entendre au sens de représentation : la démocratie ne constitue pas un régime dans lequel les gouvernants représentent les gouvernés,  c’est-à-dire dans lequel l’Etat constituerait un calque de la société et dans lequel sa volonté se confondrait avec la volonté de ses sujets. Au contraire, l’idéal démocratique est un idéal de « rationalité ». L’idée démocratique repose sur la construction d’un groupe autonome par rapport à la société et chargée de poser les problèmes rationnellement. Ce groupe autonome et spécialisé, c’est l’Etat. L’idée d’Etat suppose donc une coupure avec la société, et, surtout, une valorisation de cette coupure. C’est elle en effet qui permet l’existence d’un lieu capable d’élaborer des représentations, des volitions, neuves, originales « Le rôle de l’État, en effet, n’est pas d’exprimer, de résumer la pensée irréfléchie de la foule, mais de surajouter à cette pensée irréfléchie une pensée plus méditée, et qui, par suite, ne peut pas n’être pas différente. C’est, et ce doit être un foyer de représentations neuves, originales, qui doivent mettre la société en état de se conduire avec plus d’intelligence que quand elle est mue simplement par les sentiments obscurs qui la travaillent. »18

Sans doute faut-il rompre avec la rhétorique durkheimienne d’opposition entre les passions de la foule et la raison de l’Etat, dont on sait qu’elle peut être le fondement de certaines pulsions antidémocratiques ou proches du racisme de classe, etc. Mais il y a néanmoins un intérêt certain à cette analyse. Durkheim propose ici une vision singulière de l’idéal démocratique. La démocratie, ce n’est pas le règne de la « volonté générale » mais le règne de la raison ; c’est le fait qu’une société se dote d’un organe spécialisé chargé d’introduire plus de rationalité dans le monde. En ce sens, l’importance de l’Etat réside dans sa coupure avec le monde social. Son autonomie n’est pas un défaut mais, au contraire, sa raison d’être. C’est cette situation qui donne la capacité à contrer les forces sociales immanentes, et à inventer un mode de gestion différent de celui qu’on pense spontanément. L’Etat peut être pensé comme un lieu central d’élaboration de manières inédites de voir le monde.

Une critique du droit devrait mettre en avant ce qui constitue la singularité et la force du système juridique : sa capacité à créer des fictions. L’Etat, à travers l’ordre du droit, construit et impose des réalités différentes de nos manières spontanées de voir. Le système juridique est le monde de l’invention, de l’expérimentation, de la création. L’ordre du droit peut fonctionner à la production d’un ordre émancipé des contraintes des faits et de la nature au nom d’une rationalité immanente propre. Plutôt que de se calquer sur les perceptions spontanées, sur nos manières immédiates de voir, sur le pouvoir qui vient d’en bas, le droit est capable de construire un nouveau monde. L’Etat peut produire et imposer des constructions inédites de la réalité, contre d’autres constructions installées, sédimentées, non interrogées. C’est un lieu d’initiative.

Yann Thomas a analysé le fonctionnement de ces fictions dans le domaine du droit civil romain, avec les règles du testament ou encore de l’adoption. Le droit peut inventer des faits qui n’existent pas, ou nier des faits qui existent, etc. Il fonctionne, dans tous les domaines, à la fiction, positive ou négative19. En d’autres termes, l’Etat dispose des moyens d’introduire une distance avec la réalité, de contrer les perceptions spontanées au nom d’un certain nombre d’exigences. Et c’est dans cet espace de fiction que se loge la possibilité d’élaborer un monde plus rationnel et plus émancipateur. Il arrive que l’on s’amuse des artifices du droit, que l’on point parfois du doigt leur « absurdité », etc. Mais en fait, cet aspect fictif, artificiel, constitue ce pour quoi il n’est pas seulement un instrument de contrainte, mais aussi l’un des lieux possibles de l’invention et de la libération. La grandeur du droit réside dans l’écart qu’il peut prendre avec la construction sociale et spontanée de la réalité. Et c’est peut-être dans cet espace fictif, de fiction, d’expérimentation, que se loge la possibilité, évoquée et appelée par Foucault, de se départir positivement de soi, d’être indiscipliné et d’entretenir en même temps avec l’ordre juridique autre chose qu’un rapport de souveraineté.

VII. Exemple : que signifie élaborer une critique de la pénalité ?

Pour conclure, je voudrais montrer comment fonctionne l’application de la théorie critique de l’Etat que je propose à un objet précis, à savoir la question du droit pénal et de la répression, en prenant un court exemple tiré de mon dernier livre, Juger. L’Etat pénal face à la sociologie.

La question du crime, du droit, de la pénalité, nous confronte à la question du traumatisme et de la réponse à l’agression subie. Il y a une économie psychique de la blessure qui pousse à répondre à la violence par la violence, à transformer le choc du traumatisme en force qui se dirige vers autrui (ou d’autres autrui) pour faire souffrir.

Dans La Généalogie de la morale, Nietzsche décrit la façon dont l’institution de la Justice s’articule à et découle de la logique du traumatisme et de la compensation : être affecté engendre une inclination à vouloir faire souffrir. C’est la nécessité psychique d’accomplir ce cycle de réactions qui pousse à punir, à réprimer et donc à chercher un responsable. En d’autres termes, la Justice ne repose pas, d’abord, sur l’institution d’une logique de la responsabilité. Elle s’articule au fonctionnement d’une économie des blessures. À l’origine du droit pénal, on trouve la croyance selon laquelle il serait possible de trouver une équivalence entre dommage et douleur : le dommage subi semble nécessiter, comme compensation juste, l’administration d’une douleur à un tiers. Et peu importe, au fond, que ce tiers soit l’auteur réel du dommage, qu’il l’ait causé volontairement ou non. La blessure exige de punir quelqu’un, et c’est cette exigence dont découle la construction du droit pénal et de l’institution de la Justice. Ce n’est pas parce qu’un individu est vu comme responsable qu’on veut le punir. C’est parce qu’on veut punir, qu’on veut faire souffrir, que l’on désigne quelqu’un comme responsable :

« Pendant la plus longue période de l’histoire humaine, on n’a nullement puni parce qu’on tenait le malfaiteur pour responsable de son action, donc pas du tout en supposant que seul le coupable doit être puni : – non, comme le font encore aujourd’hui les parents avec leurs enfants, on punissait par colère, du fait qu’on avait subi un dommage. »20

Je suis personnellement convaincu de la très grande force de l’économie psychique décrite par Nietzsche. Elle se situe à la racine de la dynamique de la répression et de la punition. Dès lors, voici la forme que doit prendre une réflexion critique sur le système pénal et l’appareil répressif. Elle doit s’interroger sur la relation de ces dispositifs à ce jeu pulsionnel. L’ordre juridique n’a de sens et d’intérêt que s’il représente un instrument de rationalisation qui filtre les perceptions spontanées, que s’il fonctionne comme une technique de subjectivation qui permet de, voire nous force à, prendre un recul par rapport à nous-mêmes et à nos impulsions premières afin d’apaiser le monde. Élaborer une critique de la répression et des pulsions répressives consiste à se demander dans quelle mesure le système de la pénalité moderne instaure un ordre plus rationnel – et même, pourquoi pas, plus démocratique – par rapport aux logiques spontanées des passions, ou s’il ratifie celles-ci et leur fait une place dans le jeu de la Loi.

Or, de ce point de vue, mon analyse va consister à montrer qu’il y a quelque chose d’étrange, de paradoxal, dans le système du jugement dans lequel nous évoluons et qui s’empare de nous. La figure du procureur ou de l’avocat général qui se substitue à la victime lors du procès représente incontestablement, en un sens, une institution importante, et même un progrès. Elle est solidaire d’un cadre qui entend gérer la réaction au crime d’une manière rationnelle et dépassionnée par rapport aux réactions spontanées. Il s’agit d’instituer un filtre entre la logique judiciaire et la logique passionnelle du traumatisme et de la réaction à la blessure. C’est souvent important dans les affaires de légitime défense, où les revendications de sanction de la part des parties civiles peuvent ne pas être relayées par l’accusation, au nom d’impératifs juridiques ou rationnels.

Mais, bizarrement, l’appareil pénal ne rompt avec les passions spontanées qui viennent d’en bas que pour procéder, à son tour, à un traitement fantasmatique des illégalismes qui traduit une passion de la répression peu justifiable d’un point de vue rationnel. Que signifie, en effet, la logique pénale ? Elle veut dire que, quand un crime survient, l’État dépossède la victime de ce qui s’est passé et prend sa place ; il se pose lui aussi comme victime – et même, plutôt, comme la victime principale. Autrement dit : il ajoute un crime au crime commis. Il ajoute une victime. D’un acte violent, il en fait deux : l’un qui se déroule sur le plan civil, et l’autre, parallèlement, qui se déroule sur le plan pénal. L’État pénal crée deux crimes là où il n’y en avait qu’un : l’un contre la victime, l’autre contre l’État.

Construire le crime comme crime contre l’ordre public, désigner chaque acte délictueux comme agression contre « la société », ce n’est pas, on le comprend, instaurer un ordre rationnel. C’est, plutôt, reproduire un cycle de la violence et nous installer dedans, répondre violemment à la violence et traumatiquement au traumatisme ? (Et ce dispositif peut exercer de la violence et du traumatisme sur la victime elle-même) D’où l’importance de se demander pourquoi l’Etat institue un tel système, dans quel but, dans quel intérêt… On voit qu’il ne s’agit pas ici de critiquer le droit en tant que tel. Il y a différentes conceptions de la Loi et de la Justice, et toutes ne relèvent pas d’une telle construction. Je m’interroge sur la logique pénale, sur le système répressif, afin d’évaluer si ces institutions sont fidèles à l’usage émancipateur que l’on pourrait faire d’elles – ou si, au contraire, elles sont gouvernées par des logiques contestables dont il faut évaluer la nature, comprendre les effets et saisir les finalités. Autrement dit, s’en prendre à la pratique de la répression et au droit pénal comme je le fais dans mon livre, ce n’est pas s’en prendre à l’Etat. Ce serait même plutôt s’en prendre à ce qui demeure non étatique dans l’Etat, non juridique, non démocratique dans la souveraineté. C’est chercher à diagnostiquer les failles du droit, les lieux où celui-ci ne produit pas les effets émancipateurs qu’il devrait produire s’il était fidèle à son concept.

A partir de ce moment-là, le rôle d’une théorie critique est de se demander dans quelle mesure le raisonnement sociologique, des préoccupations éthiques, des valeurs libertaires ou pluralistes, etc., peuvent être un point de départ pour imaginer d’autres dispositifs, nous apprendre à comprendre le crime autrement, à regarder la causalité et la responsabilité autrement, à construire d’autres narrations de ce qui arrive afin d’introduire plus de rationalité et moins de violence, plus de liberté et moins de répression. Peut-on envisager une autre construction de la pénalité ? Quels sont les limites et les impensés des dispositifs actuels ? Comment échapper aux impasses des systèmes du jugement et de la répression tels qu’ils existent pour concevoir une prise en charge plus démocratique et plus artificiel de ce que rendre la Justice pourrait vouloir dire ? Ce sont ces analyses que j’essaie de mener.

Conclusion : Au nom de la Loi

Pour conclure, je voudrais dire que selon moi, l’adoption d’une position globalement et unilatéralement anarchiste n’a pas grand sens parce que l’État ne constitue pas une substance immuable à laquelle serait nécessairement adossée telle ou telle caractéristique. Certains cadres qui, à un moment, définissent la pratique de l’État peuvent être démantelés, disparaître, être abattus, et d’autres peuvent les remplacer. Ce qui constitue l’État n’est pas une chose donnée, mais une construction politique, sujette à transformation et à choix. Ce qui est étatique à un moment donné peut cesser de l’être. Et des dispositifs qui ne le sont pas peuvent le devenir. En d’autres termes, critiquer le système étatique (par exemple de la pénalité) veut dire proposer que certaines pratiques étatiques cessent et essayer, à l’inverse, que l’État se donne à lui-même d’autres règles, que d’autres pratiques deviennent les pratiques de l’État. Critiquer l’État, c’est toujours questionner ce qui est étatique à une période précise. Et c’est donc aussi s’interroger sur la possibilité d’un autre État ou, du moins, sur des transformations souhaitables et possibles. La pratique qui interroge sans cesse et toujours plus méticuleusement le fonctionnement de l’ordre juridique et ses fondements est non seulement légitime, mais fidèle à l’esprit de la Loi et de l’État.

1 Louis Althusser, Initiation à la philosophie pour les non philosophes, Paris PUF, 2014, p 233-236.

2 Pierre Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 16.

3 Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 1008.

4 Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 121.

5 Ibid.

6 Ibid., pp. 121-122.

7 Ibid., pp. 121-122.

8 Voir Arnault Skornicki, La Grande soif de l’Etat. Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2015.

9 Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Gallimard, 1997, pp. 29-30.

10 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, pp. 244-248.

11 Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 246.

12 Michel Foucault, « Il faut défendre la souveraineté », op. cit., pp. 52-53

13 Sur le rapport de Michel Foucault à la gauche, cf. Didier Eribon, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Paris, Leo Scheer, 2007.

14 Michel Foucault, « Est-il donc important de penser » in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 998.

15 Ibid.

16 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard-Seuil, 2004, pp. 115-116.

17 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 35.

18 Emile Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1995, pp. 125-126.

19 Cf. Yann Thomas, « La fiction » in Les opérations du droit, Paris, Seuil/Gallimard, 2011. Et Marcela Iacub, Le crime était presque sexuel, Paris, Flammarion, 2005.

20 Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, in Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 256.

Rapport compréhensif

Á propos de Foucault, de l’Etat et de l’anarchisme
Rapport compréhensif sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie pour un séminaire ETAPE

Manuel Cervera-Marzal

Auteur de Pour un suicide des intellectuels (Textuel, 2016) et Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? (Bord de l’eau, 2016)

Le texte soumis à discussion pour ce séminaire de recherche libertaire ETAPE du 11 décembre 2015 par le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie s’articule autour de l’interrogation suivante : Quelle place la pensée critique doit-elle accorder à l’Etat, et comment conceptualiser celui-ci ? Cette question est aussi au cœur du dernier livre de l’auteur, consacré à la justice pénale (Juger. L’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, 2016). Partant, ce texte est guidé par deux enjeux. D’abord, réintroduire l’analyse du droit et de l’Etat dans la théorie critique et, éventuellement, dans la pratique émancipatrice. Ensuite, explorer les possibilités d’une conception positive du droit et de l’Etat.

Préalables : Dans le contexte des travaux précédents de Geoffroy de Lagasnerie

En guise de contextualisation, soulignons que ce texte s’inscrit dans une réflexion de longue haleine. Par trois voies différentes, il est lié aux précédents ouvrages de son auteur.

D’abord, il participe d’une tentative de refonder une théorie critique, émancipatrice, sur une base radicalement pluraliste. L’ambition est de réarmer intellectuellement la gauche en l’aidant à dépasser une série d’apories conceptuelles et de postures incantatoires. Ce défi passe notamment, aux yeux de l’auteur, par la rupture avec une pensée fondée sur le commun, la communauté, le public, l’appartenance, le lien social et l’unité. Ce à quoi nous devrions nous montrer davantage sensible repose du côté de la subjectivation politique, qu’elle prenne la forme de la fuite, la sédition ou de l’individuation. La théorie critique promue par Lagasnerie repose sur une triple exigence d’immanence (saisir les résistances à l’œuvre pour les thématiser), d’interdisciplinarité (philosophie/sociologie) et d’imagination (explorer les conditions favorables à l’innovation intellectuelle).

Deuxièmement, à l’image des précédentes réflexions de Lagasnerie, le texte discuté lors de ce séminaire ETAPE assume une importante dette intellectuelle à l’égard de Pierre Bourdieu et Michel Foucault. Dans La dernière leçon de Michel Foucault (Fayard, 2012), Lagasnerie relit les cours au collège de France de 1978-1979 (Naissance de la biopolitique) afin d’élaborer une critique (immanente) du néolibéralisme, qui ne revienne pas en deçà du libéralisme, c’est-à-dire qui évite les impasses d’une critique pré-libérale du libéralisme, nostalgique de l’Unité et de ses incarnations (la Société, l’Etat, la Politique). Dans Sur la science des œuvres (Cartouche, 2011) et L’empire de l’université (Amsterdam, 2007), Lagasnerie part de Bourdieu afin de critiquer l’idée qu’il faille défendre « l’autonomie » de l’université et de montrer qu’il convient davantage d’œuvrer à la démultiplication des paroles hérétiques. Mais le recours à Bourdieu et à Foucault n’est jamais dogmatique car, comme le savent ceux qui ont pensé dans les pas de leur maître, les véritables disciples sont, au fond, des hérétiques. Ils se tiennent à distance des gardiens du temple qui, en voulant conserver intacte la pensée du maître, ne font que la pétrifier.

Enfin, en s’attaquant à la question de l’Etat, Geoffroy de Lagasnerie prolonge des questionnements déjà entamés dans L’art de la révolte. Snowden, Assange Manning (Fayard, 2015 : comment l’Etat impose des appartenances à ses sujets, s’arrime à la Nation et exige la publicité des actions citoyennes ?) et dans Logique de la création (Fayard, 2011 : comment les marges de l’université favorisent-elles la créativité artistique, littéraire et scientifique ?).

Le texte soumis à la discussion propose un raisonnement en quatre étapes. Après un rappel des vertus de la conceptualisation foucaldienne du pouvoir, il esquisse les voies d’une théorie critique pour laquelle l’Etat ne serait considéré ni comme un phénomène marginal ni comme une instance souveraine. Dans un troisième temps, Lagasnerie invite à imaginer l’Etat comme un filtre des dispositifs de pouvoir plutôt que comme un écho de ces dispositifs. Cette révolution conduit à se défaire d’une vision exclusivement négative du droit (comme domination) et permet d’explorer ses potentialités émancipatrices. Le dernier moment du texte opère un gros plan sur le droit pénal afin d’interroger la possibilité d’une gestion démocratique du crime.

1. L’analyse foucaldienne du pouvoir

Le principal apport de La volonté de savoir (1e tome d’Histoire de la sexualité, 1976) est d’avoir désindexé la catégorie de pouvoir de celles d’Etat, de souveraineté et de centralisation. Par ce geste, Foucault prend à revers la philosophie politique contractualiste (qui associe le pouvoir à la volonté générale, la république, la loi) et la tradition marxiste qui, par des voies différentes, réduisent le pouvoir à la souveraineté. Le déplacement suggéré par Foucault est donc double. D’une part, le pouvoir vient d’en bas (les rapports sociaux, les interactions quotidiennes, les espaces souterrains) davantage que d’en haut. D’autre part, le pouvoir est plus dispersé, éclaté et diffus qu’on ne le croit d’ordinaire. S’élabore finalement une intelligence politique pour laquelle le pouvoir désigne une multiplicité de rapports de forces immanentes au social.

Geoffroy de Lagasnerie endosse cette théorie de la dissémination des pouvoirs et en explicite les deux principales conséquences. Sur le plan théorique, l’omniprésence du pouvoir (il n’englobe pas tout mais il vient de partout) exige qu’on le traque dans tous les domaines de la vie (y compris dans des sphères insoupçonnées comme l’intimité, la sexualité, la psychiatrie et la prison). Sur le plan pratique, l’approche foucaldienne déconstruit toute tentative de hiérarchisation des luttes dans la mesure où celles-ci sont toujours locales et singulières. Le caractère illusoire de la révolution repose dans le fait qu’elle s’attaque à un homme de paille, puisque le pouvoir central qu’elle cherche à renverser n’existe tout simplement plus. A partir de ces prémisses foucaldiennes, Lagasnerie propose de revisiter notre analyse de l’Etat.

2. L’Etat face à la pensée critique

Lagasnerie souligne le paradoxe suivant : l’idée que le pouvoir serait diffus et dispersé a conduit plusieurs interprètes de Foucault à se méprendre sur le sort de ce phénomène. Ils ont en effet considéré que, le pouvoir résidant ailleurs que dans l’Etat, ce dernier serait un problème secondaire pour la théorie critique. Or Foucault n’invite par à éliminer l’Etat de la théorie critique mais à le reconceptualiser. Dans quelle direction ? Le sens commun voit dans cette instance une pure souveraineté, une puissance arbitraire sans autres limites que celles qu’elle se fixe. L’originalité de Foucault consiste à relativiser le rôle et la puissance de l’Etat en montrant que, au départ, les dispositifs de contrôle et de surveillance ne naissent pas en son sein. A ce titre, le meilleur exemple est celui des lettres de cachet via lesquelles, au cours de l’époque médiévale, le roi tentait de répondre à une demande sociale (conflits au sein de la cour).

La théorie de l’Etat suggérée par Lagasnerie dans le prolongement de Foucault se présente ainsi en trois temps. D’abord, les mécanismes disciplinaires (contrôle, surveillance) naissent hors de l’Etat, dans les méandres de la société et de ses conflits. Dans un second temps, l’Etat se saisit des mécanismes de pouvoir (qui s’exercent sur les fous, les délinquants, la sexualité des enfants, etc.) lorsqu’il peut en tirer un profit économique ou une utilité politique. Enfin, l’exploitation étatique des dispositifs de pouvoir produit un essaimage de ces dispositifs. Aux XVIIème et XVIIIème, l’étatisation des mécanismes disciplinaires a ainsi engendré leur extension (via l’action de la police, de l’administration, des recensements). Mais l’Etat n’a pas créé ces mécanismes ex nihilo. Il les utilise et, ce faisant, les consolide.

Le texte de Lagasnerie peut être lu comme une répétition du geste de Foucault. Le second avait désindexé pouvoir et souveraineté et, dans la même veine, le premier propose de désindexer l’Etat de la souveraineté. Pourquoi l’Etat n’est-il pas souverain ? Parce qu’il est dépendant de logiques de pouvoir élaborées ailleurs, hors de son domaine d’action. Ce faisant, Geoffroy de Lagasnerie ouvre une petite porte, par laquelle peut s’engouffrer l’idée d’un Etat et d’un droit non souverains. Comme souligné dans le texte, l’Etat n’est pas une chose donnée et immuable, mais une construction politique sujette à la discussion, au choix et à la transformation. Reste alors à explorer la potentielle fonction émancipatrice de l’Etat.

3. Une fonction émancipatrice de l’Etat ?

Le travail théorique ne se limite pas à une analyse de l’ordre social. Bien compris, il fait place à l’imagination. C’est en convoquant cette faculté trop souvent oubliée par les philosophes que Geoffroy de Lagasnerie explore les possibilités d’un Etat qui filtrerait les mécanismes de pouvoir au lieu de les relayer. Un tel Etat participerait ainsi d’une résistance à la domination et de l’élaboration d’une vie sociale moins violente et plus rationnelle. Si le pouvoir vient d’en bas alors, suggère Lagasnerie, la contre-attaque peut venir d’en haut. L’enjeu devient d’inventer un nouvel ordre juridique, anti-souverain et anti-disciplinaire et, pour instaurer un tel ordre, de mettre en œuvre une stratégie qui utiliserait le pouvoir contre le pouvoir.

Foucault entrevoit d’ailleurs cette possibilité de mettre l’Etat au service de l’émancipation lorsqu’il salue la « logique de gauche » des premières mesures socialistes de 1981 (sur le nucléaire, la justice, l’immigration). Dans quoi résiderait la potentialité émancipatrice de l’Etat ? Dans sa capacité à introduire de l’écart, de la disruption. Selon Lagasnerie, l’Etat peut effectivement introduire quatre écarts qui se recoupent sans se superposer parfaitement : écart entre la raison et la volonté générale ; écart entre le politique et le social ; écart entre la réflexion et la spontanéité ; et, enfin, écart entre la fiction et la réalité.

Finalement, la théorie critique de l’Etat proposée dans ce texte n’est pas un refus de l’Etat mais une tentative de le rendre fidèle à son concept, de le purger de ce qui, en lui, demeure non étatique. Dans la dernière partie du texte, cette idée d’un Etat émancipateur est mise à l’épreuve d’un cas concret : le droit pénal et la répression.

4. Vers une gestion démocratique du crime ?

Ici, Geoffroy de Lagasnerie reprend le diagnostic de son dernier livre, Juger, dans lequel il constate que le droit pénal fonctionne actuellement à l’envers : ce n’est pas parce qu’une personne est responsable qu’on veut la punir ; c’est parce qu’on veut punir quelqu’un, faire souffrir, venger, qu’on désigne un responsable. Autrement dit, le droit pénal serait foncièrement animé par une logique pulsionnelle que Nietzsche avait décrite de la sorte : la blessure engendre une inclination à faire souffrir. On réagit au dommage par le désir d’administrer de la douleur à un tiers.

Ce fonctionnement est hautement problématique. D’abord, parce qu’en répondant à la violence par la violence, en opérant un traitement traumatisant du traumatisme, le droit pénal alimente le cycle de la violence, que par ailleurs il prétend désamorcer. Ensuite, parce qu’une telle logique pulsionnelle entraîne la disparition des considérations de justice et de rationalité. Le droit pénal ne cherche pas à établir si celui qu’on punit est réellement responsable du dommage pour lequel on punit. Si ce scandale est possible, c’est que le jeu des passions l’a emporté sur les principes de la raison.

La plus probante illustration de ces dysfonctionnements réside, d’après Lagasnerie, dans la figure du procureur. Ce dernier ajoute une seconde victime – l’ordre public, la société – à la victime initiale – la personne ayant subit le tort. Ce faisant, l’Etat prend la place de la victime réelle. Lagasnerie voit dans cette défaillance de notre système juridique une véritable dépossession. Face à cela, l’objectif d’une théorie critique et d’une pratique émancipatrice est de lutter pour un ordre juridique qui rationalise nos pulsions réactives, violentes et répressives.

5. Les trois principaux apports du texte

Dans la théorie critique, le droit a souvent mauvaise presse. Soit parce qu’on lui reproche de figer les rapports sociaux : le droit est statique (alors que l’action génère du changement). Soit parce qu’on lui reprocher de voiler les rapports de domination : le droit est mystificateur (alors que la théorie critique dévoile la réalité). A cet égard, le premier apport du texte soumis à la discussion du séminaire ETAPE est de mettre l’accent les potentialités émancipatrices et transformatives du droit, trop souvent négligées par la théorie critique, pour les deux raisons mentionnées à l’instant. La potentialité émancipatrice du droit réside essentiellement, précise l’auteur, dans sa capacité à créer des fictions, c’est-à-dire à inventer et/ou à nier des faits. Ici, la fiction n’est pas une spéculation coupée du réel, mais une imagination productrice d’une nouvelle réalité. Le droit dispose de ce pouvoir, de même que la littérature.

Une autre idée assez largement répandue dans la tradition critique est que le social se suffirait à lui-même, que les rapports sociaux pourraient s’agencer spontanément, hors de toute médiation politique. Contre ce mythe d’un social limpide, harmonieux, horizontal, vierge de toute souillure politique, le texte de Geoffroy de Lagasnerie rappelle à juste titre que le social est traversé par des mécanismes de pouvoir, des pulsions et des passions. En vain s’appliquera-t-on à ignorer ces impuretés. Elles n’ont pas à être niées mais à être contrôlées, maîtrisées, rationalisées. N’est-ce pas là le rôle spécifique du politique ?

Enfin, le texte de Lagasnerie semble guidé par un principe d’ambivalence tout à fait salutaire dans une époque où règnent encore les vieux réflexes manichéens. Les objets abordés dans ce travail – le droit, l’Etat, le procureur – ne sont soumis à aucune détermination univoque, à aucune vérité intangible. Ils sont abordés à partir d’une grande sensibilité à l’ambiguïté, aux hésitations, aux contradictions. « Polemos est père de toute chose », trouve-t-on écrit dans le fragment 80 d’Héraclite. Il y a quelque chose d’héraclitéen dans la réflexion de Geoffroy de Lagasnerie, pour qui la réalité n’est jamais unidimensionnelle. Le monde politique est le monde du conflit. D’où il s’ensuit que toutes les choses ont deux faces, qui ne se révèlent que dans leur combat. L’Etat et le droit peuvent être une ressource autant qu’un obstacle vers l’émancipation. Cela dépend de ce qu’on en fait. De sorte que ce qui compte, au final, n’est rien d’autre que notre lutte. Ce principe d’ambivalence permet d’éviter un double écueil : l’idéalisme, qui prend ses désirs pour des réalités, et le réalisme, qui prend la réalité présente pour la seule possible.

contribution P. Corcuff

Pragmatiser l’horizon révolutionnaire et désétatiser la gauche

 Quelques remarques critiques sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie « Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme »

Philippe Corcuff

Co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE et membre de la Fédération Anarchiste

Le texte présenté par le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie au séminaire de recherche libertaire ETAPE du 11 décembre 2015, sur « Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme », est passionnant tant pour des militants anarchistes que pour des intellectuels critiques, et bien sûr ceux qui appartiennent aux deux catégories comme moi. Car c’est un texte qui, tout d’abord, leur fournit des ressources renouvelées, en prenant appui sur les analyses du philosophe Michel Foucault, dans la perspective d’une critique radicale de l’État moderne. Mais c’est également un texte propre à leur hérisser le poil anarchiste, bref à les inciter à penser contre leurs propres évidences, ce qui est sans doute quelque chose de plus radicalement libertaire encore. Cependant toute une série d’anarchistes estampillés comme tels, et en particulier ceux qui le sont depuis une longue durée, risquent de ne pas entendre un tel appel à l’esprit libertaire contre sa lettre, tant l’assoupissement dogmatique est actif dans les univers anarchistes comme dans d’autres secteurs militants et critiques.

Amitié intellectuelle

Les milieux intellectuels contemporains, et en particulier au sein des cadres universitaires, apparaissent souvent marqués par des tendances pathologiques rendant difficile l’intercompréhension et la mutualisation des pensées : blessures aigues de la reconnaissance, prégnance du ressentiment après avoir longuement mariné dans l’aigreur, guerres des egos, avidité des luttes des places, exclusivisme d’« écoles », de disciplines ou de sous-disciplines, entre soi de petits groupes, automaticité de l’hostilité et des louanges, concurrences et jalousies variées, crocs-en-jambe, agacements à l’égard de l’originalité chez les autres, etc. Il est plus rare qu’on ne le croit que l’amitié intellectuelle vienne contrecarrer ces logiques socio-psychologiques. C’est le cas ici et le texte de Geoffroy de Lagasnerie est en ce sens un véritable cadeau fait au séminaire ETAPE.

Manuel Cervera-Marzal a fort bien dégagé les apports principaux de ce texte dans son « rapport compréhensif » du séminaire ETAPE, « Á propos de Foucault, de l’Etat et de l’anarchisme. Rapport compréhensif sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie pour un séminaire ETAPE », et je ne reviendrai pas dessus ici. Je les considérerai comme acquis. Cependant une amitié intellectuelle, cela ne suppose pas nécessairement l’accord, et en tout cas l’accord sur tout. Et elle se révèle même encore plus belle quand elle se coltine des différences et des divergences, et donc qu’elle permet aux amis de se déplacer dans l’échange, et pas nécessairement dans le sens de chacun des interlocuteurs, mais à partir des problèmes que chacun a formulé. L’amitié intellectuelle n’est pas, en ce sens, une prison ou une église : elle stimule à l’inverse la polyphonie, en incitant à l’exploration.

Ce court texte esquissera alors deux grandes séries de remarques critiques sur le texte de Geoffroy de Lagasnerie, qui me permettront de reformuler et de préciser mes propres analyses : sur la révolution sociale et sur l’État. Ces reformulations demeureront provisoires, tant il s’agit de questions vives et en mouvement pour les réflexions coopératives et individualisées générées par le séminaire ETAPE.

Pragmatiser la révolution sociale plutôt que l’abandonner

Geoffroy de Lagasnerie aborde de manière périphérique la question de la révolution dans son texte. Il écrit ainsi en tirant des conséquences stratégiques en politique radicale de la théorie foucaldienne de la multiplicité et de la dispersion des pouvoirs :

« D’abord, si nous acceptons l’idée selon laquelle le pouvoir n’a pas de lieu, alors il est nécessaire d’abandonner la croyance dans une hiérarchie entre les luttes : puisque la société n’a pas de centre, puisqu’elle est hétérogène, incohérente, éclatée, alors toutes les luttes (une grève, une manifestation contre la drogue, une révolte de prisonniers, etc.) restent locales, singulières, spécifiques. Aucune d’entre elles ne contient plus de politique, ou plus d’enjeux qu’une autre. De la même manière que Pierre Bourdieu disait, contre la fascination spontanée pour les événements extraordinaires, qu’il n’existait pas, dans l’Histoire, de moments plus historiques que d’autres, on doit dire qu’il n’existe pas de combat plus politique que d’autres. Tous importent au même titre – c’est-à-dire pour eux-mêmes – et tous se valent. Cette conception permet de libérer la gauche de l’obsession révolutionnaire ou, plus exactement, de donner les moyens de ne plus accorder le monopole de la radicalité aux actions qui s’inscrivent dans un horizon révolutionnaire. L’idée révolutionnaire suppose un lieu du pouvoir, un espace central qu’il faudrait s’efforcer de renverser, d’annuler ou d’occuper. Mais si les luttes sont sectorielles, alors les changements le seront toujours nécessairement eux-aussi. Ce qui ne signifie pas qu’ils seront de simples réformes. Ils peuvent être radicaux, ils peuvent bouleverser un état des choses. Mais ils demeureront situés, sectoriels – et dès lors laisseront toujours d’autres régions des mondes inchangés, dans l’état antérieur et appelant transformation. Après Foucault, une critique n’a plus besoin d’être révolutionnaire pour être radicale. »

Dans un premier temps, cela peut hérisser le poil d’un vieil anticapitaliste (depuis environ 40 ans) et d’un anarchiste néophyte (un peu plus de 3 ans) comme moi, qui continue à faire de la révolution sociale un horizon. Mais tentons justement de faire son miel de ce poil hérissé. En quoi cette piste nous oblige à bousculer et à réagencer nos propres évidences ? Une certaine vision de la révolution sociale, en tant que processus visant à abolir de manière globale (et pour certains, encore plus péremptoires et définitifs, totale) le capitalisme, l’État et d’autres modes de domination, telle qu’elle a été mise en avant de manière dominante par les courants marxistes comme par certains anarchistes et anarcho-syndicalistes, a effectivement révélé historiquement de lourds écueils pour une perspective radicale. On peut identifier au moins trois gros problèmes :

– sacrifier la vie et l’action présentes à un futur supposé régler définitivement la plupart des problèmes ; futur se révélant fort évanescent à l’expérience ;

– imposer un schéma transcendant a priori quant à l’ensemble des luttes, en fonction d’une certaine architecture des relations entre les différentes rapports de domination posée à l’avance sur le papier par des théoriciens et/ou des avant-garde révolutionnaires (et pas seulement les avant garde de type léniniste, mais aussi des avant garde anarchistes, ne se reconnaissant pas comme telles mais fonctionnant de manière analogue mais dans la dénégation), en écrasant alors certains fronts (considérés comme « secondaires » : historiquement les femmes, les colonisés, les homosexuels…) en étant peu attentifs à leurs spécificités et en passant largement à côté des conjonctures au profit d’une vision fixe des structures ; ce qui constitue une façon d’aplatir la double pluralité des formes de domination et des mouvement sociaux au nom d’une vue totale du réel socio-historique organisé autour d’un centre (souvent une contradiction principale, comme la contradiction capital/travail chez nombre de marxistes) ;

– fétichiser ce qui est supposé constituer un nœud central des rapports de domination, l’Etat, qu’il suffirait de trancher (« prendre le pouvoir d’État » pour le faire dépérir chez les marxistes, le détruire immédiatement pour nombre d’anarchistes) pour ouvrir une phase nouvelle et émancipatrice de l’histoire de l’humanité ; ce qui sous-estime la dissémination (dans les corps et dans les têtes, dans les institutions, dans les mailles de la vie quotidienne, etc.), la prégnance et l’enchevêtrement des rapports de domination.

S’efforcer de se débarrasser de ces écueils suppose de repenser substantiellement l’idée révolutionnaire et son cadre stratégique, mais pas nécessairement de l’abandonner. Geoffroy de Lagasnerie nous aide beaucoup ici, mais je ne le suivrai pas jusqu’au bout. Il ne s’agit pas de prétendre proposer un nouveau cadre stratégique, alors que c’est un des impensés les plus manifestes de la période pour une gauche d’émancipation, mais d’avancer quelques repères dans la voie de sa reformulation :

– La dichotomie « réformistes »/« révolutionnaires » ne concerne pas historiquement au sein du mouvement ouvrier et socialiste l’objectif – car cette séparation s’est effectuée aux débuts du XXe siècle entre des courants tous partisans de la révolution sociale comme finalité – mais les moyens permettant de mener à la révolution sociale, le « comment » stratégique. Les « réformistes » croyaient en l’action électorale et parlementaire pour beaucoup d’entre eux et/ou en l’extension des expériences alternatives (type coopératives) au sein même du capitalisme dans un temps progressif. Les « révolutionnaires » privilégiaient les moyens extra-institutionnels (insurrections, grève générale, dynamique des conseils ouvriers…) permettant des ruptures qualitatives au sein de moments révolutionnaires. Au XXe siècle, ni les « réformistes », ni les « révolutionnaires » n’ont permis à une révolution sociale émancipatrice de s’installer durablement. Cette dichotomie stratégique est donc à revoir et à déplacer significativement. On peut déjà avoir quelques pistes. Par exemple, la piste du pluralisme : pourquoi privilégier un type de moyens et ne pas tenter d’en combiner plusieurs ? Piste du pluralisme qui pourrait être complétée par celle du pragmatisme : pourquoi choisir un type de moyens indépendamment des circonstances où ils sont mis en œuvre et ne pas imaginer une diversité de moyens plus ou moins adaptés à des circonstances diverses ?

– Il y a des intersections et des interactions entre les différentes formes de domination, qui sont autonomes mais pas hors relations avec le reste des rapports sociaux. Par ailleurs, les crises politiques, telles que le politiste Michel Dobry les analyse en tant que « mobilisations multisectorielles »1, constituent des moments où les barrières entre secteurs sociaux s’affaiblissent. Ce sont des éléments qui créent des possibilités de convergences entre les luttes « sectorielles » dont parle Geoffroy de Lagasnerie dans le sillage de Foucault.

– Le global, en tant qu’ensemble de repères établissant des connexions intersectorielles, se distingue de l’arrogance d’un total prétendant épuiser le principal du réel dans une architecture transcendante posée à l’avance. Et il n’est pas nécessairement organisé autour d’un centre, mais peut tenter de prendre en compte une pluralité des dominations et de mouvements sociaux, en se faisant global pluriel. Les sentiers du global ainsi considérés se distinguent des autoroutes les plus fréquemment empruntées : celles de la totalité, nous aveuglant dans leur prétendue clarté, et celles de l’émiettement « postmoderne », nous entraînant un peu plus dans le brouillard2. Pourrait se dégager alors, contre les transcendances surplombantes comme contre les immanences intégrales et intégristes, la possibilité d’une immanence à boussole3.

– Une boussole émancipatrice globalisante n’a pas pour fonction de sacrifier le présent au futur mais d’aider l’action présente.

– Pour une telle boussole, il n’est pas nécessaire de penser qu’il y aurait à trancher un nœud principal (comme l’État) pour ouvrir la voie à des avancées émancipatrices. Il peut y avoir plusieurs nœuds à traiter pour elle et peut-être avec des façons différentes pour chaque nœud. Et ces nœuds ne dépendent pas seulement de données structurelles, mais aussi de caractéristiques conjoncturelles (voir encore les apports de Michel Dobry sur ce plan). Si une telle boussole se fixe comme horizon une société sans capitalisme, sans État et sans dominations, cela n’empêche pas qu’elle puisse guider des actions susceptibles d’obtenir des améliorations sectorielles ou globales limitées dans le cadre des sociétés capitalistes et étatistes existantes. Ce n’est d’ailleurs pas quelque chose de très nouveau : syndicalistes révolutionnaires, anarcho-syndicalistes, socialistes révolutionnaires ou communistes de diverses obédiences ne crachaient pas sur des augmentations de salaires, des améliorations des conditions de travail ou une réduction du temps de travail tout en s’inscrivant dans un horizon révolutionnaire. Ce sont seulement des courants gauchistes et révolutionnaristes plus marginaux qui sont historiquement passés à côté de cette dialectique pour des raisons de purisme intégriste.

– Même du point de vue des luttes « sectorielles », une telle globalisation pourrait se révéler bénéfique. Elle fournirait un paysage global à l’action, en leur permettant de tenir compte de contraintes (par exemple, la contrainte de l’extrême droitisation politique et idéologique aujourd’hui en France pour les luttes antiracistes) et de possibilités (par exemple, on peut penser que le mouvement contre le Contrat Première Embauche en 2006 bénéficia de la victoire du non au référendum sur le Traité constitutionnel de 2005) hors des secteurs concernés et propres à la conjoncture. Elle serait par ailleurs susceptible de leur donner plus d’élan et d’allant en resituant le sectoriel par rapport à une utopie pragmatique. Enfin, les liaisons avec d’autres luttes permettraient tactiquement que certains secteurs se reposent pendant que d’autres prennent le relai au sein d’une guérilla sociale durable4.

Ces quelques repères visent à pragmatiser l’horizon révolutionnaire, au sens de la philosophie pragmatiste américaine, c’est-à-dire à recentrer la pensée révolutionnaire sur l’action présente et sur ses effets émancipateurs, individuels et collectifs, sur la réalité, tout en réarrimant cette action présente aux traditions émancipatrices passées et à la perspective d’autres mondes possibles dans l’avenir5.

Désétatiser la gauche en la réinstitutionnalisant plutôt que de réinstaller l’État au centre

Geoffroy de Lagasnerie décentre remarquablement et opportunément le regard de la pensée critique, grâce à la théorie des pouvoirs de Foucault, par rapport à la prétendue centralité de l’État. C’est ce qu’il appelle l’« anti-étatisme théorique » de Foucault. Ce qui rejoint ce que j’appelle un anarchisme méthodologique, dont Foucault constitue une des références principales avec le sociologue Pierre Bourdieu et le philosophe Ludwig Wittgenstein, défétichisant l’État et faisant notamment éclater sa prétention à incarner le cœur de la vie sociale moderne6. Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, de penser l’État comme une configuration seconde de pouvoirs ; ce que proposent tant l’anti-étatisme théorique que l’anarchisme méthodologique.

Cependant, cela débouche chez Geoffroy de Lagasnerie sur un second temps moins convaincant et nettement plus contestable. Il écrit ainsi :

« j’aimerais ici avancer l’idée selon laquelle il est possible de tirer de l’analytique foucaldienne autre chose qu’une marginalisation de l’Etat. Je voudrais montrer qu’il est possible de placer l’Etat au centre de la théorie politique et du diagnostic de notre présent tout en conservant l’idée de pouvoirs immanents et disséminés – et je voudrais même montrer que ce geste est nécessaire, que ces deux conceptions s’appellent l’une l’autre. »

L’État réoccuperait donc, mais d’une autre façon, le cœur. Dans un premier moment, voyons encore comment tirer partie positivement de notre poil anarchiste une nouvelle fois hérissé. Par exemple, ce que dit Geoffroy de Lagasnerie sur le droit apparaît heuristique pour des anarchistes :

« Le système juridique est le monde de l’invention, de l’expérimentation, de la création. L’ordre du droit peut fonctionner à la production d’un ordre émancipé des contraintes des faits et de la nature au nom d’une rationalité immanente propre. Plutôt que de se calquer sur les perceptions spontanées, sur nos manières immédiates de voir, sur le pouvoir qui vient d’en bas, le droit est capable de construire un nouveau monde. »

La question du droit n’est pas inconnue des grandes figures de l’anarchisme comme Proudhon, dont la pensée et la pratique ne correspondent guère à l’anti-juridisme primaire souvent associé spontanément dans les représentations courantes aux anarchistes. Plus récemment, des pistes ont été formulées, comme celles particulièrement intéressantes de Pierre Bance7, mais il est vrai que c’est un domaine où l’anarchisme contemporain est plutôt globalement défaillant.

Par ailleurs, Geoffroy de Lagasnerie, en tirant partie de textes du sociologue Émile Durkheim comme de Foucault, fait de l’État un lieu possible de filtre et de distanciation rationalisatrice par rapport à des passions majoritaires régressives (par exemple répressives ou conservatrices sur le plan des mœurs) :

« On pourrait penser l’Etat, comme une force qui, parce qu’elle vient d’en haut, pourrait contrer le pouvoir qui vient d’en bas et, ainsi, nous délivrer des forces latérales et des logiques disciplinaires. »

Est-ce que cela n’est pas une incitation à ce que les anarchistes et au-delà nombre de révolutionnaires se débarrassent d’un certain « basisme » moral qui voudrait que, par essence, le Mal serait en haut et le Bien en bas ? Et est-ce que la piste de dispositifs de distanciation par rapport aux passions n’est pas à considérer positivement d’un point de vue libertaire ?

Mais pourquoi associer nécessairement la créativité juridique et les dispositifs de distanciation à l’État ? C’est sur ce plan que je me sépare une nouvelle fois de Geoffroy de Lagasnerie, alors qu’il nous a encore aidé à nous débarrasser d’impensés paralysants présents dans les milieux anarchistes. Ici il apparaît alors utile de distinguer institutions et État.

La conception sémantique des institutions proposée récemment par le sociologue Luc Boltanski8 dans le sillage du linguiste américain John Searle9 éclaire tout particulièrement cette distinction. Dans cette perspective, les institutions permettraient de stabiliser des repères partagées quant à la définition de la réalité (par exemple, les sens de « feux vert » et de « feu rouge » dans le domaine de la circulation urbaine) afin de mieux pouvoir s’orienter dans cette réalité (quand on veut traverser une rue). Sémantique renvoie à l’univers du langage et de ses significations, et la façon dont il participe à construire le réel. Et l’État ? Les États réellement existants apparaissent, à l’analyse socio-historique, composites, mais une des logiques principales qui tend à les travailler est l’étatisme, c’est-à-dire la logique d’intégration verticale et hiérarchique de l’ensemble des institutions génératrice de nœuds de concentration de pouvoirs. Bref, la créativité juridique comme la mise en place de dispositifs de distanciation rationalisante pourraient s’adosser à des institutions, mais pas nécessairement à un État. Point besoin de réinstaurer un centre étatique après l’avoir magistralement déconstruit avec Foucault ! Cela ouvre la voie à un anarchisme institutionnaliste et anti-étatiste10.

Les gauches libertaires et radicales auraient besoin de se désétatiser – car les mécanismes étatistes de concentration de pouvoirs constituent une famille de facteurs ayant historiquement contribué à fortement limiter les effets émancipateurs de ses courants « réformistes » comme « révolutionnaires » – tout en se réinstitutionnalisant.

Grâce au texte de Geoffroy de Lagasnerie des débats stimulants ne font que commencer à s’ouvrir !

1 Voir M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles (1e éd. : 1986), 3e éd. revue et augmentée d’une préface inédite, Paris, Les Presses de Sciences Po, collection « Références », 2009.

2 Sur les rapports entre le global, le total et le postmoderne dans les débats des pensées critiques et des sciences sociales contemporaines, voir les chapitres 7 (« Impasse de la totalité, de Hegel à Al Pacino ») et 8 (« Penser globalement le monde actuel, à l’écart de la totalité et de l’émiettement postmoderne ») de mon livre Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012.

3 Sur la notion d’immanence à boussole, voir mon texte « Indigènes de la République, pluralité des dominations et convergences des mouvements sociaux. En partant de textes de Houria Bouteldja et de quelques autres », site de réflexions libertaires Grand Angle, 9 juillet 2015, [http://www.grand-angle-libertaire.net/indigenes-de-la-republique-pluralite-des-dominations-et-convergences-des-mouvements-sociaux-philippe-corcuff/].

4 Sur la notion de guérilla sociale durable, empruntant certaines ressources à Michel Foucault, voir deux de mes textes, l’un au moment du mouvement de 2010 sur les retraites (« Pour une guérilla sociale durable et pacifique », Mediapart, 18 octobre 2010, [http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/181010/pour-une-guerilla-sociale-durable-et-pacifique]) et l’autre du récent mouvement contre la loi El Khomri (« Mouvements sociaux, grève générale et poison national-étatiste », Mediapart, 12 mai 2016, [https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/120516/mouvements-sociaux-greve-generale-et-poison-national-etatiste]).

5 Pour un anarchisme à la fois révolutionnaire et pragmatique auquel peuvent contribuer significativement les analyses de Michel Foucault, voir mon livre Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, Paris, Éditions du Monde libertaire, 2015.

6 Voir la vidéo de ma conférence dans le cadre du Master 2 Recherche de sociologie de l’Université de Caen Normandie, le 26 janvier 2016, sur « État, technocratisme et politique : entre anarchisme méthodologique et anarchisme institutionnaliste », [https://www.canal-u.tv/video/centre_d_enseignement_multimedia_universitaire_c_e_m_u/etat_technocratisme_et_politique_entre_anarchisme_methodologique_et_anarchisme_institutionnaliste_green15_16.20402].

7 Voir P. Bance, « La question du droit en anarchie », site de réflexions libertaires Grand Angle, 4 octobre 2013, [http://www.grand-angle-libertaire.net/la-question-du-droit-en-anarchie-pierre-bance/].

8 Dans L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, et L. Boltanski et N. Fraser, Domination et émancipation. Pour un renouveau de la critique sociale, débat présenté par P. Corcuff, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, collection « Grands débats : Mode d’emploi », 2014.

9 Dans J. Searle, La construction de la réalité sociale (1e éd. : 1995), Paris, Gallimard, 1998.

10 Sur un anarchisme institutionnaliste et anti-étatiste, voir le chapitre 12, « La double hypothèse d’un anarchisme pragmatiste et d’une social-démocratie libertaire », de mon livre Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, op. cit.