Séminaire ETAPE n°23 – John Dewey, la démocratie radicale et les libertaires

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Juin 2016 –

 

John Dewey, la démocratie radicale et les libertaires

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Séance à partir d’un texte de la philosophe Joëlle Zask, professeure à l’Université de Provence, auteure notamment de Introduction à John Dewey (La Découverte, collection « Repères », 2015) et de La démocratie aux champs (Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2016)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel, militant associatif dans la banlieue lyonnaise
  • Rapporteur « critique » : Samuel Hayat, chargé de recherche en science politique au CNRS (CERAPS-Université de Lille 2), auteur notamment de Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848 (Seuil, 2014)

Texte de Joëlle Zask

La démocratie, entre la radicalité de Dewey
et les expériences paysannes

Par Joëlle Zask

1 – La démocratie radicale chez John Dewey (1859-1952)

« … la démocratie n’est pas seulement dans les fins que même les dictatures revendiquent aujourd’hui comme les leurs : la sécurité des individus et l’égalité d’opportunité quant au développement de leur personnalité. Elle signifie aussi qu’une priorité absolue est donnée aux moyens par lesquels atteindre ces fins. Les moyens sur lesquels elle repose consistent dans l’activité volontaire des individus, par opposition à toute coercition ; dans l’assentiment et le consentement, par opposition à la violence ; dans la force d’une organisation intelligente, par opposition à l’organisation imposée de l’extérieur et d’en haut. Le principe fondamental de la démocratie est que les fins de liberté et d’individualité pour tous ne peuvent être atteintes que par des moyens en accord avec ces fins. » John Dewey, « La démocratie est radicale », 19371.

Aujourd’hui, de nombreux textes paraissent sur la démocratie radicale, en faveur d’une participation politique des citoyens plus effective que celle que nous connaissons. La démocratie dite participative en est la forme la plus aboutie. La particularité du point de vue Dewey sur la démocratie radicale, outre son antériorité qui en fait un pionnier, tient à deux aspects ailleurs fort peu développés : le premier est la continuité entre les activités individuelles et les activités sociales, entre le privé et le public, entre le social et le politique. Cette continuité, souvent en défaut, et que l’action politique a pour but de restaurer, est un idéal à décliner dans chaque domaine de l’existence. Quant au second, il s’agit de l’idée que la démocratie « radicale » ne dépend ni des fins visées, ni des moyens utilisés, mais d’une articulation telle qu’ils sont placés sous le contrôle les uns des autres. Contre à la foi un « absolutisme » qui postule des fins « finales » et un mécanisme déterministe à l’égard duquel tout est moyen, Dewey s’intéresse là encore à leur mise en continuité : l’accord entre les moyens et les fins constitue le cœur du pragmatisme donc il faut dire quelques mots pour commencer.

Se préoccuper des conséquences

1 — Premièrement, le pragmatisme de Dewey comme des autres fondateurs, Peirce et James, opère un changement de perspective dans l’histoire la philosophie mais aussi dans l’histoire des représentations culturelles : au lieu de se focaliser sur l’origine ou la cause des phénomènes afin de les comprendre (cognition), de les provoquer (action) ou de les juger (morale), il développe une attention pour les conséquences, les effets, les résultats. C’est dire que le pragmatisme s’inquiète des corrélations empiriquement établies ou rationnellement imaginables entre des moyens pour réaliser telle ou telle activité et les fins qui sont effectivement atteintes.

Cette perspective modifie le rapport moyen-fin et la signification de chacun des deux termes. Reliée aux moyens, une fin ne peut être qu’une « fin en vue », et non une fin ultime, fixe, finale, « en soi ». Selon les activités, elle joue le rôle de préférence ou de but, d’hypothèse ou de projet. Si elles servent de guide à l’action et l’orientent, elles ne sont pas « en soi » : au contraire, être pragmatiste, c’est accepter de définir les fins que nous poursuivons en fonction des moyens réellement disponibles et en considération des conséquences envisageables de l’action entreprise sous leur influence. Contrairement au sens courant qui veut qu’être pragmatique signifie être expédient, trouver les bons moyens, être efficace, le pragmatisme impose de placer les fins sous le contrôle de l’expérience et des moyens que par l’observation, la connaissance, les savoir-faire, les ressources, nous parvenons à identifier dans la situation qui est la nôtre.

Réciproquement, sous l’angle d’un tel conséquentialisme, les moyens cessent d’être considérés comme étant purement des moyens, comme le sont par exemple des outils alignés dans un rayon de magasin ou des instruments voués à une tâche spécifique. Au contraire, chaque moyen réellement existant résulte d’un dispositif qui a été élaboré en fonction d’une fin en vue précise ; il intègre cette fin et entre en dialogue avec elle dans le détail même de sa facture.

L’expérience

2— Une autre manière de penser le rapport moyen-fin est de l’intégrer dans un autre concept de clé du pragmatisme de Dewey, le concept d’expérience. Ce concept est proche de celui d’expérimentation à condition de ne pas le réserver au domaine des sciences de laboratoire. Expérimenter, c’est par exemple entraîner ses perceptions, comme en art, c’est observer, être attentif, faire varier les conditions de son observation, construire des hypothèses directrices (ou des fins) et, agissant sous la conduite de ces hypothèses, observer les changements que nous produisons ce faisant. Lorsque le rapport moyen-fin est bien assuré, ouvert à la fois sur l’expérience passée et sur l’expérience future, il forme alors une expérience conclusive, complète. « Faire une expérience » signifie aller d’une situation troublée ou « douteuse » dans laquelle soit les fins sont inaccessibles faute de moyen pour les atteindre (Merton), soit les moyens éloignent toujours des effets recherchés, soit encore les moyens occupent tout le terrain, comme dans le cas du travail aliéné ou des habitudes ritualisées. Par expérience, on doit donc penser le fait d’associer un cours déterminé d’action à quelque chose qui nous affecte, non une pure et simple réceptivité passive comme le veut l’empirisme classique, ni une agitation compulsive ou des mouvements inconscients, comme le sous-entendent partiellement les théories déterministes. Une expérience est réussie quand le continuum moyen-fin est restauré de telle manière que le cours de l’expérience, et donc de l’existence, peut reprendre –, continuum en l’absence duquel, comme l’analyse Marx à travers l’association entre aliénation et dépossession dans le travail moderne, Dewey à travers la figure de « l’individu perdu » ou plus tard Merton par l’intermédiaire de « l’anomie », nous souffrons ou nous mourons.

La méthode de l’expérience comme méthode de la démocratie

3— Cette méthode qui situe « l’expérience » en tant que lien entre moyens et fins au centre de l’existence humaine et lui reconnaît une priorité pour régler les problèmes, quelle qu’en soit la nature, est la démocratie. Dewey l’affirme dans de nombreux textes : la méthode de la démocratie c’est la méthode de l’expérience. Une démocratie radicale est un régime sociopolitique qui, au lieu de faire appel à des fins sanctifiées et à des moyens coûteux, notamment à la force et à la violence, intègre au cœur de ses institutions et des modes de vie qui leur sont liés la méthode de l’expérience. Cet énoncé met en jeu de nombreux facteurs et de conditions mentales que je ne peux ici que schématiquement mentionner.

A. Le premier concerne l’apport humaniste d’une telle conception : en effet, la méthode de l’expérience est la méthode sans laquelle le processus d’individuation, conçu comme la finalité « humaine » de la politique, ne se produit pas. Ceci implique non seulement que l’individualité n’est pas un donné, ni l’individu une substance originelle, mais aussi que le processus d’individuation dépend de conditions environnementales précises dont la prise en charge correspond à la « démocratie » au plan politique ou à la « culture démocratique » au plan social. Une société juste ou bonne est celle dans laquelle le respect et le maintien de ces conditions sont visés et deviennent un but collectif. Que les préférences pour la démocratie reposent sur le constat de son utilité pour apporter et consolider ce processus d’individuation par l’expérience est un point de vue fondateur dont Thomas Jefferson en particulier a fait l’exposition systématique. Dewey reconnaît sa dette à son égard et publiera une importante sélection de ses textes à une époque où l’idéal démocratique sera contesté de toute part et finalement mis en échec par les régimes totalitaires.

Pour Jefferson dont les premières mesures sont la distribution d’un lopin de terre comme « RMI » et l’éducation pour tous, comme pour Dewey, la « croissance » (growth) de l’individu, sa maturation, peut-être même sa majorité au sens kantien, dépend d’un rapport expérimental au monde qui veut que la personne ne se construise qu’en transformant son environnement physique ou humain, et en ajustant sa conduite future et ses prévisions aux conséquences attestables de son action transformatrice. En éducation, dans les sciences, dans le domaine de la création artistique, cette orientation de l’action en fonction des résultats observables de l’action antérieure est une condition nécessaire. Dans le domaine de la confection de la loi et de l’organisation commune du gouvernement, il devrait en aller de même.

B. Il faut ici insister sur le fait que ces pratiques ne sont constitutives de l’individualité que dans la mesure où l’individu « participe », c’est-à-dire prend activement part, contribue en ré-agissant à ce que lui apportent le ou les groupes auxquels il est lié Je reprends ici une distinction que j’avais proposée dans mon livre Participer (2011). Comme le répète Dewey au fil d’un grand nombre de ses textes, la liberté et l’expérience qui suppose la liberté (c’est-à-dire l’invention d’un plan d’action), ne peuvent être apportées de l’extérieur : elles ne peuvent être procurées à l’individu par un chef, par un père, par un supérieur hiérarchique ou par un expert. Le fait que l’individuation dépende de l’exercice que l’individu fait personnellement de ses propres facultés pour restaurer en continue le rapport moyen-fin interdit qu’elle puisse être prise en charge par quelque institution, logique impersonnelle, paternalisme, despotisme ou « moteur » que ce soit.

Autrement dit la démocratie radicale est » une démocratie où « chacun compte pour un » ; c’est une démocratie où les modes de vie démocratiques, à savoir l’habitude de recourir à l’expérience afin de juger, d’agir ou de se situer, sont présents au niveau de chacune des institutions et des manières de faire personnelles.

C. Troisièmement, qu’en est-il des citoyens par rapport aux personnes privées ? Comment s’en distinguent-ils et quelle est la nature de leur « participation » ? Tout ce qui précède suggère que si la fonction de la citoyenneté est de restaurer un continuum moyen-fins d’activités, elle n’appartient pas pour autant à règne séparé. L’homme est animal politique en même temps qu’il est un animal social, parlant, économique, jouant, etc. Penser la continuité entre les plans de la personne singulière, de l’être social et du citoyen est un intérêt majeur de la philosophie de Dewey et une entrée privilégiée dans le monde de la théorie de la démocratie. Ceci étant, la citoyenneté à l’époque de Dewey comme hier et comme aujourd’hui est sans doute l’institution la plus excluante, la moins aboutie, la moins « participative » et la moins expérimentale qui soit. C’est également l’une de celle qui, à l’instar du religieux et des superstitions, est restée prisonnière de conceptions pré-scientifiques dont l’abandon explique ailleurs la technique, les sciences et l’industrie.

Dans Le public et ces problèmes, Dewey développe une conception pragmatisme de la naissance de l’État, de la citoyenneté et des principes sur lesquels repose la démocratie libérale. C’est dans ce texte qu’il explique le public peut être défini comme l’ensemble des personnes affectées par les conséquences indirectes d’activités sociales qui leurs sont étrangères, qui leur sont préjudiciables, qui pervertissent le cours de leurs expériences et souvent l’interrompent et, par conséquent, qu’ils ne peuvent directement gouverner. Les personnes qui gèrent les conséquences de leurs propres activités sont les personnes privées, qu’elles agissent seules ou avec d’autres. En revanche, celles qui ont affaire aux conséquences « graves, étendues, persistantes » (précise Dewey) des activités menées par d’autres sont des personnes publiques : elles forment le public ou un public. Ce dernier est d’abord passif, dispersé, chaotique. C’est par l’intermédiaire de la perception des conséquences qui le font naître (y compris de celles que génèrent les activités du gouvernement qui a cessé d’être le mandataire du public et agit au nom d’intérêts non publics) et dans leur régulation, soit pour les encourager, soit pour les empêcher, soit pour les répartir, soit pour les supprimer, etc., qu’il devient éventuellement un public actif, au sens vrai du terme. Et le degré de démocratie de l’organisation du public dépend simplement du degré auquel est réalisée l’équation entre le nombre d’individus affectés, le nombre d’individus participant, le nombre d’individus représentés et, au final, le nombre d’individus pouvant rétablir le continuum expérientiel de leur existence. L’individu qui fait jouer sa capacité de réguler les conséquences donc il est affecté dans le détail de sa vie est le citoyen. Il entre avec les autres dans une relation de gouvernement tout en restaurant le continuum de sa propre existence dont la citoyenneté est une phase, comme la victime restaure le sien en obtenant des pouvoirs publics que justice soit faite.

À cet égard, la démocratie doit bien évidemment être également radicale : les moyens de formation des publics et la finalité de leur formation sont identiques. Comme l’a clairement montré Osborn, les moyens qu’utilisent les publics afin de sortir de l’« éclipse » où les plonge la Grande Société sont aussi les fins d’organisation démocratique qu’ils visent : au terme d’une action publique destinée à identifier et à réglementer les conséquences indirectes, c’est bien le degré de conscience du public et d’organisation du public par l’intermédiaire de ses mandataires (les citoyens et leurs représentants) qui est atteint qui est la preuve expérimentale du degré de pertinence des moyens qu’il a utilisés pour constituer une force politique. Autrement dit, un public démocratique ne peut se former qu’en recourant à un ensemble de moyens eux-mêmes libres et démocratiques : l’enquête et la pleine publicité de ses résultats.

L’utilité de cette conception pour nous est double : elle est d’abord d’apporter des critères très clairs pour différencier les uns des autres des programmes politiques dont la finalité proclamée est la même, par exemple la liberté de tous et l’émancipation collective. La citation suivante, extraite du même texte de 1937, n’a rien perdu de sa pertinence : « Il y a comparativement peu de différences entre les divers groupes de gauche concernant la manière dont ils définissent les fins sociales à atteindre. Il y a en revanche une différence considérable concernant les moyens grâce auxquels on pourrait et devrait les atteindre. Cette différence est la tragédie de la démocratie dans le monde actuel. Les dirigeants de l’Union soviétique annoncent que, grâce à leur nouvelle constitution, ils ont créé la première démocratie dans l’histoire. Presque au même moment Goebbels annonce que le socialisme nazi allemand est la seule forme de démocratie possible dans le futur. » À quoi il faut ajouter (ou plus exactement ce à qu’il faut faire précéder par) la mouture économique, capitaliste du libéralisme qui s’est imposée dans le monde industriel et qui, au nom des défenses des libertés, justifie les inégalités et l’exploitation les pires.

Dans cet ordre d’idée, le texte de Dewey contre Trotski (« Á propos de Leur morale et la nôtre », 1938) est remarquable2. Schématiquement, la théorie de la lutte des classes comme moyen nécessaire, exclusif et « inévitable » afin d’atteindre une fin considérée comme un absolu est un condensé de faussetés : elle est nécessairement dogmatique et donc pré-scientifique ; elle ne repose pas, tant s’en faut, sur la pleine participation des individus concernés, et elle justifie les moyens les plus coûteux. Comme le fera remarquer Éric Weil, ce qui est sous-jacent à l’idée que la fin justifie les moyens est qu’elle justifie n’importe quel moyen. La dissociation entre les moyens et les fins est une justification de la guerre et du meurtre.

Toutes proportions gardées, la lutte des classes est au communisme ce que la « solution finale » est au nazisme et ce que l’expertise est au libéralisme économique. Il faut dire quelques mots de cette dernière que, dans de nombreux textes Dewey met en cause pour les raisons qui viennent d’être énoncées. L’observateur prétendument neutre et désengagé et l’intermédiaire entre le public et le gouvernement qu’est pas définition l’expert est également la marque (voire le symptôme) d’une situation dans laquelle moyens et fins ont été. En effet, en raison de sa position, il ne peut observer directement, en passant par sa propre complexion, les effets de ses préconisations. Contrairement au public, son statut ne dépend pas des conséquences de la mise en œuvre de ses recommandations. En outre, comme l’a montré Wright Mill, l’expert n’a pas à engager sa responsabilité comme doit le faire le citoyen ordinaire ; en outre les intérêts attachés à sa fonction sont distincts des intérêts publics, ce qui explique que les experts forment une classe à part avec des intérêts distincts et souvent détournés. Chez Dewey, le rejet épistémologique des savoirs « experts » accompagne rejet sociopolitique de la classe des experts et repose sur une considération commune : la séparation des moyens et des fins.

L’intelligence collective

4— Finalement, s’il y a un test décisif de la démocratie radicale, c’est bien le recours à « l’intelligence collective » que l’auteur appelle aussi « intelligence organisée » et dont il est en quelque sorte pionnier. Cette « organized intelligence » est la condition d’une « organisation intelligente », c’est-à-dire d’une organisation qui repose non sur des dogmes ou des habitudes mais sur l’esprit expérimental (voir How we Think, 1910) et l’exploration du rapport moyen-fin. Plusieurs aspects de la fabrique de cette « intelligence collective » peuvent être distingués. Premièrement cette intelligence repose sur les dispositifs de collecte des découvertes des connaissances des générations antérieures et leur transmission. « L’intelligence collective » pourrait être alors profitablement rebaptisée en termes d’intelligence commune ou de culture partagée. Pour l’auteur, il s’agit de la forme d’intelligence la plus cumulative, la plus développée et la plus efficace, mais aussi la plus confisquée. Par exemple, d’après lui le capitalisme industriel n’est rien d’autre que l’accumulation d’un capital reposant sur la privatisation d’une intelligence à laquelle tout le monde a contribué et qui est détournée du ou des services publics au profit de fins pécuniaires.

D’autre part l’intelligence collective est un modèle de communauté démocratique : en effet, par exemple, toute communauté scientifique ou toute communauté de goût peut être pensée dans ces termes : dans une communauté scientifique, chaque énoncé est soumis à une épreuve de vérification publique. Comme le disait Peirce, quelque chose qu’un individu est seul à voir ou à croire n’est pas un fait ni une vérité mais une hallucination. De même, l’existence d’une œuvre d’art dépend de son voyage public depuis l’atelier vers le monde extérieur etc. et des interprétations et conversations publiques qui accompagnent son voyage et en viennent à faire partie d’elle (Rainer Rochlitz). En outre, ces deux exemples font apparaître une caractéristique particulière du jugement public dont l’intelligence commune dépend : elle ne consiste pas en l’agrégation d’opinions individuelles identiques ou ressemblantes mais tout au contraire en la composition stratifiée d’un ensemble de d’idées vérifiées qui, pour être vérifiées, n’en sont pas moins toutes personnelles. En art comme en sciences, le consensus ou l’unanimité ne sont pas des conditions mais au contraire des obstacles. Un objet qui suscite les mêmes opinions et les mêmes expériences chez un grand nombre de gens différents, et même chez une seule personne à des moments différents, ne peut être qualifié d’articité.

Finalement il appartient à la définition même de « l’intelligence » d’être partagée. Contrairement à l’entendement ou à la raison, l’intelligence est la méthode de l’expérience étendue à « la pensée de la communauté future » (Peirce). La communauté des enquêteurs qui est analogue à la communauté démocratique est un « câble formée de nombreux brins tressés » ; contrairement à « la chaîne de raisons » qui fait l’idéal de la méthode cartésienne, elle est plurielle et peut perdre certains de ses brins sans perdre sa force et son intégrité. Elle « devrait se fier à la multitude et à la variété de ses arguments plus qu’au caractère conclusif de n’importe lequel d’entre eux ». Penser est non s’acheminer vers tel ou tel but fixe mais créer le rapport moyen-fin dans une perspective qui est tout aussi cognitive qu’éthique. Contrairement à « l’usage public de la raison privée » ou du « penser par soi-même » que Kant par exemple et Habermas qui le reprend instituent comme le fondement du vivre ensemble, l’intelligence partagée est la méthode démocratique par excellence et le moyen radical de réaliser une démocratie radicale.

Au final la démocratie radicale nous concerne au plus haut point. Elle implique une révision assez complète d’un grand nombre de nos croyances et une revalorisation de l’expérience même de la citoyenneté et plus généralement, de l’autogouvernement, — finalités par rapports auxquelles les partages (au sens de Foucault) entre qui est compétent et qui ne l’est pas, qui agit et qui réagit, qui gouverne et qui proteste, cessent d’avoir toute pertinence.

Pour finir, citons à nouveau Dewey :

«…les moyens démocratiques et l’atteinte de fins démocratiques ne font qu’un et ne sont pas séparables. Nous devons souhaiter de toutes nos forces le renouveau d’une foi démocratique énergique, activiste et militante. La campagne en sa faveur ne mènera qu’à une victoire partielle si elle ne repose pas sur notre foi en notre nature humaine commune et dans le pouvoir des actions volontaires fondées sur l’intelligence publique collective. » (« La démocratie est radicale »)

2 – De la culture de la terre à la démocratie

Mettre en relation les paysans et l’essor des démocraties dans le monde, c’est donner du relief à diverses perplexités souvent occultées. C’est d’abord constater que les paysans ont été exclus de l’histoire qui a progressivement mené à l’établissement des démocraties libérales et des pratiques qui s’inspirent des valeurs de liberté, d’égalité, d’individualité, d’indépendance, ou encore d’auto-gouvernement. Pourquoi ? Deuxièmement, c’est rechercher dans le fait même de cultiver la terre ce qui est aussi culture de soi et culture de la communauté, « civilisation ». Et c’est enfin affirmer que sans les paysans, sans leur dialogue avec la terre cultivée et les solidarités qui s’en dégagent, l’écologie qui est aujourd’hui un programme urgent à réaliser, ne pourra pas être pleinement démocratique.

Tout d’abord, une précision : l’agriculture comme culture de la terre exclut l’agriculture industrielle. Autant la première préserve la terre, la renouvelle, l’amende, la fait vivre, autant la seconde la fait mourir. Cultiver des plantes n’est pas forcer la terre ou lui arracher ses fruits, c’est à la fois faire grandir, donner vie, et prendre soin : une éthique du care avant la lettre !

Le lien entre travailler la terre et la préserver est au cœur de la pensée écologique, de la permaculture, du jardin biologique, sans bêchage, etc. Aujourd’hui, quantité de manuels destinés à transmettre l’art de maintenir ce lien sont publiés chaque mois. Mais ils ne témoignent pas d’une invention récente destinée à répondre au récent désastre humain, économique et écologique de l’agriculture industrielle. Ce lien entre travailler la terre et la préserver est vieux comme le monde et consiste précisément en une alliance.

Elle est déjà recommandée dans la Genèse quand Dieu « met » Adam dans le jardin d’Éden pour qu’il le cultive et le « garde » à la fois. Cultiver est garder, garder est cultiver ; l’un implique l’autre. De même que les hommes ne trouvent pas spontanément leur nourriture mais doivent la produire, la terre est un processus vivant qui nécessite qu’on en prenne soin et qu’on le préserve en vue de l’existence des générations futures comme de son renouvellement. Cette terre est ici « terre des hommes » (adama), c’est-à-dire la terre que l’expérience humaine intègre dans le détail de ses moments comme une donnée fondamentale et sa condition d’existence.

Le lien entre préserver et cultiver n’est certes pas réservé à l’agriculture. Il touche aussi l’éducation, la science, l’art, la « civilisation ». Ceci étant, même s’il est souvent occulté par des siècles d’histoire culturelle et sociale, l’agriculture nous le fait apparaître dans sa nature basique, inaugurale, vitale. L’économie retrouve un sens réel et concret : produire non en vue de la richesse mais en vue d’assurer les conditions d’existence sans lesquels l’humanité, je, tu, elle, nous, vous, ils, périraient.

Culture de la terre et culture de soi

La position du cultivateur est donc tout à fait singulière. Il tient en effet le juste milieu entre deux positions aussi extrêmes que répandues : d’un côté, la domination, la maîtrise ou la destruction et, de l’autre, la fusion, la quête de l’origine, l’allégeance, l’adhésion, l’idéal d’indistinction. Chacun de ses extrêmes englobe une large palette de positions politiques et d’organisations sociales. Dans le premier cas, nous identifions une croyance englobante : l’idée que l’homme au sens générique ne se réalise qu’en se détournant de sa nature physique et corporelle, c’est-à-dire de l’animal qui est en lui. Il n’accomplit « sa » nature qu’en dominant la nature. L’idée associée est celle de conquête. Descartes, souvent cité en la matière, subit une certaine injustice. Car il n’a préconisé que de « se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Au cours de l’histoire, le « comme » a sauté et la civilisation a été associée à la conquête des contrées sauvages, à la colonisation des peuples bestiaux et barbares, à la destruction des traditions nécessairement obscurantistes, et donc à la marche forcée vers les Lumières. Quant au pôle opposé, c’est celui d’une nébuleuse de doctrines aux effets liberticides comme l’idéal d’authenticité, l’hygiénisme, les théories d’un retour purificateur à la nature originelle, la réalisation d’un plan de la nature, l’abandon de l’individualité au profit de la fusion dans la communauté organique. Schématiquement, si la traduction politique du premier cas a été le libéralisme comme laisser-faire, celle du second a été le système totalitaire.

Se situer du côté de l’un ou de l’autre de ses extrêmes n’est pas affaire de connaissance ou de fait mais d’idéologie : pensons par exemple au contraste saisissant entre le Robinson de Daniel Defoe, considéré par Smith, Ricardo ou Marx comme l’ancêtre du capitaliste, qui n’a de cesse de domestiquer, de fortifier, de dominer son île afin d’en supprimer l’adversité, la pluralité ou l’indépendance et, aux antipodes, le Robinson de Michel Tournier qui retrouve ses conditions d’existence dans « les limbes du Pacifique » et l’inconscience salvatrice.

L’agriculteur-cultivateur dont il est question ici se situe à un point d’équilibre : il est à la fois paysan et jardinier : paysan au sens où il produit la nourriture et le pain sans lesquels lui, sa famille, son pays, le genre humain, ne pourraient subsister, et jardinier au sens où il prend soin de la nature, veille à chaque élément qui constitue le tout, et à la cohérence du tout par rapport à ses éléments constitutifs. Artiste et esthète, il est aussi savant, patient, attentif et expérimentateur.

Toutefois, cette situation équilibrée n’est pas exceptionnelle, elle est simplement normale. Elle est sans doute la plus ancienne mais aussi, y compris aujourd’hui, la plus répandue. À preuve, un rapport de la FAO (Food and Agriculture Organization) d’octobre 2015 qui montre que la première agriculture dans le monde, l’agriculture familiale, est « la gardienne d’environ 75 pour cent des ressources agricoles mondiales » ; elle représente environ 500 millions d’exploitations, soit 9 exploitations sur 10, qui produisent plus de 80 % des denrées alimentaires mondiales. C’est elle qui est la clé de la sécurité alimentaire. Quant à l’agriculture urbaine, elle concerne un citadin sur quatre, soit 700 millions de personnes3.

L’agriculture industrielle reste donc à la marge, mais il convient d’éviter son extension non seulement pour préserver les équilibres alimentaires et écologiques, mais aussi pour sortir les agriculteurs du piège dans lesquels le capitalisme industriel les a plongés.

Les poubelles de l’histoire sont pleines des paysans

La question posée au départ revient avec un caractère d’urgence accrue. Si les paysans sont si nombreux, si d’ailleurs au XVIIIe siècle, au moment des révolutions démocratiques, ils formaient jusqu’à 90 % des populations, s’ils sont la clé de la survie de l’humanité et des équilibres écologiques de la planète, pourquoi ont-ils été « jetés dans les poubelles de l’histoire » (selon l’expression de Trotsky) et y sont-ils restés ?

Le premier argument souvent allégué est tout bonnement que le paysan n’est pas un « animal politique » (l’expression est d’Aristote, qui définit l’homme comme tel) : sa condition même l’en empêche. Penché sur son sillon du matin au soir, abruti par son labeur, isolé par son activité, obsédé par des considérations matérielles, individualistes et égoïstes, affreusement conservateur en raison de son attachement viscéral à son morceau de terre, il est incapable d’une pensée du bien commun, d’une conscience de sa position ou d’une connaissance des modalités même de son travail. Entre l’image du sauvage hirsute ou du « rustre », celle des « 35 millions de brutes » qui jouent un rôle décisif pendant la IIIe République en France, celle d’une masse représentant « la barbarie au sein de la civilisation » selon Marx, ou encore celle de « frelons impatronisés dans une ruche qu’ils n’ont pas construite » que formula celui qui fut considéré comme « le dieu de la IIIe République », Ernest Renan (dont le mépris pour les paysans était sans limite), les paysans sont à peine considérés comme faisant partie de l’humanité. Même Mao Zedong, dont la révolution « paysanne » fut tout sauf paysanne, ce qui jeta 50 millions de paysans dans la famine, y voyait « un cul-de-sac du développement ». Il convient d’ailleurs de rappeler que le mot « politique » vient de « polis », la ville en Grec, tandis que la « citoyenneté » est étymologiquement, par définition, le fait de l’habitant de la Cité, la ville cette fois en latin. En France, avant les citoyens, nous avions les « bourgeois », c’est-à-dire les habitants des bourgs qui seuls jouissaient d’un « droit de cité ». Quant aux autres, c’étaient les « manants ». S’il leur arrivait de se révolter, ce n’était pas comme citoyens mais comme « croquants », « tard-avisés », « nu-pieds » et autres termes péjoratifs.

Au XVIIIe siècle et depuis, le discrédit sur la capacité à l’action commune et au jugement politique des paysans ne repose sur aucune observation empirique. Il obéit à des motifs idéologiques et, semble-t-il, avant tout stratégiques : car ce discrédit qui pèse sur environ 80 % de la population va servir à justifier que la participation du peuple au gouvernement soit très encadrée et fort limitée. Il justifie d’adopter un système de représentation indépendante qui donne les coudées franches aux députés et autres gouvernements. En France, vers 1850, les « opportunistes », dont Jules Ferry fut un bon représentant, affirmeront contre les « radicaux » soulager les paysans de leurs devoirs de citoyens qu’ils sont incapables d’honorer, en créant un « gouvernement de délégation » et une école assimilationniste. La représentation-mandat et balayée dans la foulée ; elle ne reviendra pas.

À ce resserrement du pouvoir en faveur de ce qu’on a appelé selon les siècles despotisme éclairé, aristocratie naturelle, supériorité morale, expertise ou compétence, s’ajoute une seconde finalité tout aussi importante : c’est qu’en réalité les paysans cultivaient l’art de gouverner depuis fort longtemps ; ils formaient des assemblées, élisaient des représentants, instituaient des magistratures tournantes auxquelles d’ailleurs les femmes prenaient souvent part, proclamaient les droits de l’homme et rédigeaient des constitutions, bref pratiquaient depuis des siècles le self-gouvernement, l’auto-gouvernement local. Leur capacité à s’organiser d’eux-mêmes, par eux-mêmes et pour eux-mêmes est avérée de toute part, quelle que soit l’époque considérée. Ainsi le système qui se met en place à la fin du XVIIIe siècle et qui va se renforcer jusqu’à aujourd’hui a peut-être trouvé dans l’argument de l’abrutissement des paysans une bonne raison de détruire les sociétés qu’ils formaient et les conditions d’indépendance qu’ils avaient créées depuis des siècles.

Indépendance du paysan et démocratie

Mais d’où vient cette indépendance ? Sur quoi repose-t-elle ? Qu’y a-t-il dans la culture de la terre qui lui soit favorable et qui mène à la chérir comme le souverain bien ? La réponse se trouve à Éden : en cultivant son jardin, Adam se cultive lui-même, il réalise et développe son humanité. Cette conviction est aussi celle du mythe de Déméter, déesse à la fois de l’agriculture et des civilisations ; on la retrouve chez Hésiode pour qui l’agriculture est une activité grâce à laquelle toutes les vertus humaines se développent harmonieusement. La revoici au cœur de la pédagogie progressiste qui veut le jardin au centre de l’école parce qu’en jardinant, l’enfant entraîne sa sensibilité et son intelligence : là, il apprend à observer et à patienter, il réalise que la culture est à la fois indépendante de lui et reliée à lui. Outil pédagogique par excellence, le jardin fait pousser les enfants et les conduit plus sûrement à la majorité que beaucoup d’autres enseignements.

C’est encore la conviction de millions de paysans qui trouvent dans le travail de la terre un lieu d’expérience propice au développement de soi. Les États-Unis d’aujourd’hui ne sont pas le pays rêvé par ses pères fondateurs. Ces derniers furent pourtant nombreux à juger que la démocratie commençait à la ferme. La figure du paysan indépendant fut au centre de leur pensée politique. Selon Jefferson par exemple, « les cultivateurs de la terre sont les citoyens les plus précieux. Ils sont les plus vigoureux, les plus indépendants, les plus vertueux. Ils sont les plus attachés à leur pays ; leurs liens avec les libertés de leur pays et ses intérêts sont les plus durables. »4 Ailleurs, il affirme que le paysan est le dépositaire « d’une vertu évidente et authentique », et ajoute que « la corruption massive des mœurs parmi les paysans est un phénomène dont aucune époque ni aucune nation n’offrent d’exemple »5.

Jefferson est une grande exception par rapport à la majorité de ses contemporains, notamment européens, des années 1780-1820. Mais sa croyance en la vertu du paysan ne repose ni sur une foi romantique ni sur quelque pensée puriste ou organique : le paysan est vertueux non parce qu’il est proche de la nature mais parce qu’il est indépendant. Entendre : aux commandes de sa propre activité, responsable de ses initiatives comme de leurs conséquences, non soumis à un maître ni même à sa tâche mais en dialogue avec son coin de terre et sa ferme, en position de self-gouvernement.

L’indépendance en question n’a donc aucun rapport ni avec l’autonomie — qui concerne la volonté et sa prétendue liberté (le libre arbitre) — ni avec l’isolement, l’égoïsme et le repli sur soi. Elle est au contraire la condition de la communauté au sens vrai du terme, — c’est-à-dire de l’ensemble des individus qui à la fois bénéficient des ressources communes pour se développer comme personne singulière et apportent aux groupes qui sont les leurs de nouvelles contributions.

Rappeler, comme je l’ai suggéré ici, que la démocratie inclut le souci de l’individuation, (c’est-à-dire du développement du sujet humain jusqu’à sa pleine stature), ce n’est pas décentrer la politique vers les intérêts privés et l’individu tout fait, c’est penser la politique comme un système de répartition des opportunités d’individuation dans une société donnée. Un tel programme, seule la démocratie l’assume explicitement. Les Déclarations des droits de L’Homme et du citoyen sont là pour l’attester. Mais le souci de l’individuation n’a rien à voir avec l’individualisme. Dans sa phase économique, le libéralisme se révèle tout aussi opposé à la démocratie que peut l’être, à l’autre extrême, le collectivisme selon lequel plus l’individu s’affirme plus la société fragile, et plus il est effacé, mieux la société se porte.

Pour penser et pratiquer la communauté, pour inclure sans opposition rigide le devenir de l’individualité dans la société et la participation sociale, l’agriculture est une fois encore un poste d’observation privilégié. La forme récurrente et planétaire du jardin partagé en est un paradigme. On en trouve en effet des exemples en tous lieux et de tout temps. Le terrain commun subdivisé en lopins individuels est la norme. Il peut être la propriété de Dieu, du seigneur, du monarque, du peuple, de la commune ou de l’État, peu importe. Mais traditionnellement, il entre dans la catégorie d’une propriété multiple sur laquelle s’exercent divers droits ; en ce qui concerne les paysans, certains droits sont communautaires, comme le pacage, la collecte de tourbe ou de combustible, la cueillette, la pêche ou la chasse, et d’autres apportent à l’individu ou à la famille une parcelle sous la forme de concession, bail emphytéotique, partage, allocation, etc.

L’accès de tous à la terre et le droit de cultiver sont des préoccupations à la fois économiques, sociopolitiques et morales, par rapport auxquelles la propriété privée, exclusive et absolue, qui nous est devenue familière depuis le Code Civil issu de la Révolution française, n’a aucune pertinence ni aucune valeur.

La forme juridique du jardin partagé (que nous redécouvrons aujourd’hui à travers les travaux d’économistes comme Elinor Ostrom sur les biens communs) s’accompagne souvent d’une configuration bien précise : les lopins individuels, souvent organisés dans une grille et d’une taille équivalente, voisinent avec des terrains qui restent à la disposition des usages de tous, avec des friches et des réserves de terre pour l’avenir ou pour la rotation des plantations, avec des locaux à outils accessibles à tous ; aujourd’hui, dans les jardins communautaires des centres villes, avec des pépinières, des centres d’accueil, des ateliers, une école, un lieu de conférence, parfois une unité de soin, etc. Que ce terrain se trouve à la ville ou à la campagne, il est lieu d’exercice de droits complexes qui limitent l’arbitraire et les caprices de l’individu autrement mieux que ne le fait le système de la propriété privée absolue et exclusive.

Mais le point important est surtout de remarquer la continuité, la complémentarité, la convergence entre le commun et l’individuel, et ce à un degré rarement atteint. Non seulement les gens associés aux jardins partagés n’ont pas à faire le sacrifice de leur individualité mais au contraire en protègent le développement et l’alimentent : c’est le cas par exemple des jardins communautaires new yorkais qui, à partir des années 1960, vont se multiplier dans les quartiers pauvres et servir de refuge ou de lieux de socialisation pour les personnes démunies qui complètent leur alimentation, pour les femmes trop à l’étroit dans leur logement sordide, pour les gens maltraités, pour les enfants que la drogue et la violence attendent dans la rue, pour les Noirs et les Portoricains qui ailleurs se heurtent à la discrimination et au racisme, etc. Les jardins partagés ont été et sont encore des lieux où les différences culturelles et individuelles peuvent exister pleinement sans être séparatistes, monistes ou simplement victimaires.

Ces processus de socialisation par l’individuation et d’individuation par la sociabilité sont aussi le propre du jardin thérapeutique dans lesquels certains vétérans ont été accueillis depuis la deuxième guerre mondiale, du jardin pédagogique des écoles progressistes, des jardins ouvriers et familiaux qui sont sans doute les lieux où les ouvriers ont continué de s’associer et de converser entre eux tandis que l’usine les réduisait au silence, du vieux système du lopin que les paysans russes ont réussi à sauver de la marche forcée vers la collectivisation imposée par Staline et ses kolkhozes à partir de 1928, des Grecs qui aujourd’hui trouvent dans leur campagne et leur jardin urbain un moyen de se serrer les coudes et de faire face à la crise, et ainsi de suite, sans fin. On retrouve ces processus équilibrés dans des systèmes, parfois très anciens, de solidarité sans allégeance, de mise en commun des forces lors des moissons ou des vendanges, de distribution de semences et de nourriture, de prise en charge des pauvres et des handicapés, de coopératives autogérées qui ont été les ancêtres de nos pensées socialistes et anarchistes.

On les voit finalement à l’œuvre au centre même de la science agronomique sans laquelle, contrairement aux préjugés les plus répandus, l’agriculture ne serait pas possible. Car cultiver la terre suppose des connaissances précises, leur partage et leur transmission. Comme dans n’importe quel autre champ de la connaissance, cela suppose l’existence d’une communauté scientifique à tous les sens du terme : or il existe des preuves que dès l’âge de fer, à la fin du 3e millénaire, les hommes savaient fertiliser les sols par des apports minéraux ou organiques, alternaient les cultures légumineuses et les céréales, consignaient leurs connaissances et les transmettaient. On a récemment découvert qu’en Galilée, il y a 10200 ans, les paysans cultivaient rationnellement les fèves dont ils connaissaient les qualités nutritionnelles (elles sont très riches en protéines), qu’ils savaient les stocker, les faire sécher, les sélectionner, ce que montre la taille uniforme de 469 graines retrouvées sur le site, — et ce qui met singulièrement en cause la thèse de l’antécédence des chasseurs-cueilleurs et l’idéologie politique anti-paysanne qui l’accompagne6. L’agriculture repose depuis toujours, non pas, contrairement à ce que beaucoup soutiennent, sur des savoir-faire incorporés, un solide « bon sens paysan » inné, des habitudes irréfléchies dont les acteurs n’auraient aucune conscience claire, ou des traditions non questionnées7, mais sur des milliers de connaissances patiemment accumulées, sur des méthodes éprouvées d’attention et d’observation, sur des systèmes complexes de transmission orale et écrite, sur la patiente formation des jeunes. Depuis l’Antiquité, elle repose aussi sur d’innombrables traités d’agronomie dont les cultivateurs sont parfois les rédacteurs et toujours les partenaires, puisqu’ils mettent en pratique les enseignements qui s’y trouvent, les vérifient, les rectifient et les complètent. Partout sur la planète, concernant l’irrigation, la récupération des eaux de ruissellement, le repos de la terre et sa fertilisation, la sélection des semences, leur protection contre les maladies, l’agriculture est inséparable de méthodes délibérées d’observation, d’expérimentation et de transmission.

Ainsi, quel que soit l’angle sélectionné, ce n’est pas l’individualisme qui s’impose mais cette subtile combinaison entre l’individuel, le social et le monde, qui est la source du « bien vivre » et la condition de la coexistence humaine. Que cette combinaison, souvent en défaut, doive toujours être restaurée et rééquilibrée est une évidence, comme est évident le fait que l’humanité est constituée d’ascendants et de descendants, d’une multitude d’êtres qui se succèdent dans le temps et qui tous à la fois héritent des générations antérieures et contribuent à l’histoire commune. La formule qui convient à la pensée écologique est une conclusion qu’on peut tirer de tout ce qui précède : de même que la culture au sens anthropologique du terme consiste, en recourant à aux ressources et à la force commune, à répartir les opportunités d’individuation de chacun, cultiver la terre implique de faire communauté avec le monde et d’en préserver les conditions d’existence.

Joëlle Zask est professeure de philosophie à l’Université de Provence, auteure d’Introduction à John Dewey (La Découverte, collection « Repères », 2015) et de La démocratie aux champs (Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2016)

1 D’abord paru dans Common Sense, n° 6, janvier 1937, pp. 10-11 ; repris dans Later Works (1925-1953) (1e ed. : 1977), Boydston J. A. (ed.), Carbonale, Southern Illinois University Press, 1983, vol. 11 (1935-1937); sur internet : [https://books.google.fr/books?id=t7QTC8NuGL8C&pg=PA296&lpg=PA296&dq=John+Dewey+Democracy+is+radical&source=bl&ots=1nvf5OFSkD&sig=QEJV3h2PIHN7GW8vqxoqcXZoejs&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi349O6lbvNAhXGDBoKHepiB7MQ6AEIQDAD#v=onepage&q=John%20Dewey%20Democracy%20is%20radical&f=false].

2 Léon Trotski, John Dewey, Leur morale et la notre (1e ed. : 1938), préface d’Émilie Hache, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2014.

3 FAO : [http://www.fao.org/news/story/fr/item/260735/icode/].

4 Thomas Jefferson à John Jay, 23 aout 1785 ; outes les lettres de Jefferson sont en ligne : [http://www.let.rug.nl/usa/presidents/thomas-jefferson/letters-of-thomas-jefferson/#1794].

5 Cité par A. Whitney Griswold, « The Agrarian Democracy of Thomas Jefferson », The American Political Science Review, Vol. 40, N° 4, 1946.

6 « The onset of faba bean farming in the Southern Levant », article paru dans Nature, le 13 octobre. 2015, [http://www.nature.com/articles/srep14370].

7 Sur le mouvement agronomique français au 18e siècle et le rôle des « praticiens » pour comprendre la grande transition agricole, voir par exemple Jean-Marc Moriceau, « Au rendez-vous de la « Révolution agricole » dans la France du XVIIIe siècle », revue Annales. Histoire, Sciences Sociales, Vol. 49 n° 1, 1994.

Texte de Didier Eckel

Un compte-rendu plus une question

Par Didier Eckel

Préambule : Le texte qui va suivre ne reflète pas forcément mes points de vue (même si je peux être en accord avec de nombreux points). Il tente seulement de faire un compte-rendu du livre de Joëlle Zask : Introduction à John Dewey (La Découverte, 2015).

1/ Le pragmatisme dans son acception la plus répandue, puis le pragmatisme selon John Dewey (1859-1952)

a : Le pragmatisme est généralement associé au fait de se servir de tous les moyens possibles pour atteindre un but précis. Exemple (pris dans l’actualité immédiate) : Pour certains acteurs de l’État, la priorité des priorités est que la « loi travail » passe. Il faut alors trouver une solution pragmatique (c’est-à-dire permettant d’atteindre l’objectif). Il est donc nécessaire d’appliquer le « 49.3 » ! La conséquence de ce positionnement (supposé) pragmatique est que « tous les moyens sont bons », seul le but originairement défini est important.

b : Pour John Dewey1, il y a bien des buts à tenter d’atteindre mais ces buts restent plus ou moins imprécis. Ce sont, ce que je nomme dans ma petite panoplie métaphorique, des portions d’horizon vers lesquels on essaie de naviguer. Et plus on s’en approche, plus il est possible (voire souhaitable) de dévier de cette portion initialement choisie :

– Soit le désirable de cet espace apparait de moins en moins évident.

– Soit des orages trop violents empêchent de l’atteindre…

Ceci veut dire que les contours des fins recherchées sont suffisamment flous pour pouvoir s’adapter à la réalité des moyens dont on dispose. Autrement dit, les fins sont, dès le départ, en partie déterminée par les moyens dont on semble disposer. Et si ces moyens s’avèrent, en chemin, avoir été mal évalués, buts et moyens seront alors révisés (pas uniquement les moyens).

Dans la version a, le « pragmatisme » est en fait une pure volonté qui masque une idéologie et qui autorise n’importes quels moyens (même les pires) du moment que la finalité (fixe, non interrogeable) est préservée.

Dans la version b, moyens et buts viennent ensembles et évoluent ensembles. La fin est une hypothèse à travailler.

Le lien fait entre but et hypothèse montre une perspective commune entre approche scientifique et approche démocratique (lien dans les enjeux mais aussi dans les méthodes).

2/ Philosophie sociale, démocratie, expériences

Ce qui m’a paru le plus important (central ?) dans cette philosophie, est qu’elle n’a pas pour objectif de montrer ce qu’est le monde social (d’objectiver le monde social ?), de montrer ce qui a fait que le monde social est tel qu’il est (travail dévolu à la pensée critique). Pour Dewey, il s’agit de contribuer à trouver les moyens d’un changement possible de ce monde social, vers quoi il pourrait tendre (et surtout comment). Bref, ce que pourrait être un monde social en marche vers la démocratie (sachant que cette marche n’aboutira jamais). Cette philosophie est donc directement branchée sur l’action. Elle ne prône pas une (pseudo ?) neutralité axiologique. Pour autant, elle revendique une scientificité qui se retrouve en premier lieu, me semble-t-il, dans la référence omniprésente à l’enquête2. Dewey n’élabore pas une théorie qui pense la société en termes de domination et d’aliénation par le biais d’une structuration sociale donc d’une reproduction sociale. Cette théorie, dite critique, mène à une vision « avant-gardiste » de l’émancipation : la masse aliénée ne peut échapper à la domination sans l’aide d’un éclairage critique (tentative de dévoilement faite par « l’école de Francfort », notamment). La culture de masse est réduite à des croyances directement dépendantes de la culture dominante, ou idéologie dominante. Les croyances sont donc une idéologie (au sens de Marx). Dewey ne pense pas la société en terme de structure reproductive mais en terme d’interactions (ou « transactions » qui évoquent plus précisément le fait que des acteurs se modifient mutuellement dans l’interaction). Notons que cette notion d’interaction-transaction possède une dimension descriptive mais également normative, voire une fonction d’idéal qui n’aurait pas pour effet de nous écarter du réel mais au contraire de nous y unir dans la recherche d’une « fin en vue » et non d’une fin en soi.

Cependant, ces interactions peuvent être gênées par l’apparition de nouvelles donnes sociales non repérées (le processus d’industrialisation capitaliste en l’occurrence) qui brouillent la perception du réel. Les « idées conscientes et normes » mobilisées par les acteurs peuvent être « héritées d’une époque qui a disparu » (le capitalisme marchand), idées et normes qui ne sont plus pertinentes face aux réalités du moment. Il y a donc bien des croyances mais celle-ci ne sont pas le résultat d’une idéologie. Les croyances ne sont pas aliénation mais peuvent être « démoralisation » due à l’inadaptation des moyens et des fins mises en œuvre pour l’action. L’enjeu n’est pas de dévoiler des structures cachées de dominations mais de permettre une adéquation entre les moyens et les fins recherchées par les acteurs. Si la philosophie sociale a bien un rôle à jouer dans cette recherche, ce n’est pas en tant que guide mais en tant qu’acteur parmi d’autres car le philosophe est lui-même pris dans les croyances du moment. Le philosophe est donc intégré au « dêmos », par conséquent il est partie-prenante (comme tout autre acteur) de la question démocratique.

Etre partie-prenante n’exclut pas d’être doté de fonctions spécifiques, en l’occurrence pour Dewey contribuer à une élaboration méthodologique pour atteindre un but politique essentiel : la démocratie. Comme cette démocratie est un mode d’organisation social extrêmement complexe et extrêmement fragile, elle n’est jamais assurée et elle n’est jamais totalement aboutie. Le but est donc essentiel, mais il ne peut pas être final. Si le philosophe détermine un but, celui-ci est suffisamment plastique voire quasi indéfinissable, en tous cas non totalisable. Ce philosophe ne détermine donc pas une fin (au sens d’une fin de l’histoire), il ne peut que proposer une méthode pour retrouver une adéquation entre moyens et fins sans déterminer quels sont ces moyens et quelles sont précisément ces buts. Autrement dit, comment « analyser le présent sous l’angle des opportunités d’action sociale » du moment. L’enquête, outil méthodologique s’il en est, devient centrale dans ce travail. Le lien entre science et démocratie ne réside pas dans la seule appartenance du philosophe au peuple, il réside dans la méthodologie même prônée par Dewey : à savoir l’attention extrême portée aux moyens et aux fins qui doivent être les plus pertinents possibles, dans les sciences comme en démocratie. La démocratie est en effet pensée comme une succession permanente d’expériences et d’enquêtes permettant d’aboutir à un but recherché par les acteurs… ce but étant lui-même considéré comme une hypothèse à retravailler sans cesse. Cette succession permanente d’hypothèses, d’expériences et d’enquêtes qu’est la démocratie évoque évidemment la (supposée ?) linéarité infinie des cheminements scientifiques.

La démocratie semble cependant avoir la particularité de fondre les buts et les moyens dans un même mouvement. Si les enquêtes et les expérimentations guident la science dans ces cheminements, ces moyens sont plus que des outillages (ou méthodes) pour la démocratie. Ils sont la démocratie même puisque la démocratie est interaction (transaction) et que les interactions ne sont possibles que dans l’expérience liée à l’enquête. La démocratie est ce qui permet à chaque individu (ou groupe d’individus) d’être acteur, c’est-à-dire de pouvoir réellement poser des actes pour soi-même (et non pour les autres) et d’être responsable de leurs effets. C’est-à-dire agir, c’est-à-dire expérimenter. Notons au passage qu’un gouvernement qui prend seul des décisions (pose des actes) concernant d’autres individus qu’eux-mêmes (hors du groupe gouvernemental) est un gouvernement non démocratique.

Si j’ai évoqué, dans ce texte, le pragmatisme sans évoquer la dimension collective c’est parce que Dewey vise en priorité l’individu qui est l’objet même du souci démocratique. Cependant, il évoque bien évidemment la question de l’action avec les autres. Je terminerai donc en évoquant très rapidement la notion d’intérêt relationnel chez Dewey grâce à une série de courtes citations du livre de Joëlle Zask :

Pour un individu « l’intérêt coïncide avec l’ensemble des moyens mis en œuvre pour atteindre une fin en vue. Comme le développement du moi est socialement conditionné, l’intérêt est social ».

« La forme des intérêts dépend de la nature de l’association : parfois elle produit l’égoïsme, la cupidité, l’envie, parfois la solidarité, la générosité, l’indépendance ».

« La pure et simple interdépendance n’est pas un fait social. Le spécifiquement social se produit quand l’association est questionnée, perfectionnée, critiquée, […] bref quand elle est perçue comme objet transformable ».

« Repérer les effets de l’action connectée pousse les hommes à réfléchir sur la connexion elle-même et sur ses finalités ».

En guise de conclusion (personnelle)

Je souhaite évoquer une dimension souvent ressentie lors de certaines luttes inventives avec des dimensions politiques évidentes (de type « Lip » par exemple) : un sentiment de liberté nouvelle souvent décrit par les acteurs. Ce sentiment fut longtemps interprété par moi comme un effet de la nouveauté de l’action engendrant une excitation particulière, comme l’éveil d’un désir sans objet (le désir comme moteur de l’action, à différencier de l’envie … de possession de l’objet). Aujourd’hui j’ajouterais à ma première interprétation une seconde qui pourrait sembler en opposition… mais je ne suis pas à un paradoxe près (ou une tension pour faire plus proudhonien). L’expérience d’une lutte dont les effets sont tangibles, c’est-à-dire repérés réellement (analysés mais aussi ressentis), renforce la légitimité de l’action puisque « ça marche » (on produit, on vend, on se paye disaient et expérimentaient les Lip). Une action légitime (parce qu’elle change effectivement la donne ici et maintenant) est une action désirable, une action qui libère. Si cette action dure un temps suffisamment long, comme ce fut le cas pour les Lip, il deviendrait important d’entrer dans une dynamique du quotidien. Pourrait-on dire alors qu’une sorte d’ordinaire viendrait étayer l’extraordinaire de la lutte : le possible d’un ordinaire agissant ?

Pour finir avec une question (sans réponse… pour l’instant ?)

Bien que critique de la « philosophie critique », Dewey constate une démoralisation des individus qui n’est, certes, pas l’aliénation mais qui met chaque individu démoralisé dans une situation guère plus enviable que l’aliénation. La quinzaine de pages qui débute le livre de Joëlle Zask sur Dewey dépeint une société tout aussi hostile que celle décrite par les philosophies critiques. La perte de contrôle de chaque citoyen sur sa propre existence est due à la grande société qui correspond à la grande industrialisation capitaliste du tournant du XIX° et XX° siècle.

Réification et aliénation chez Marx puis « l’école de Francfort » – démoralisation pour Dewey (et désolation de Hannah Arendt) – : si les mots ne sont pas identiques, les maux subis par les individus dans notre société contemporaine sont les mêmes. Pourtant le choix des concepts a une importance considérable puisqu’il sous-tend des stratégies politiques très différentes. Risque d’une « avant-garde révolutionnaire » autoritaire chez les uns et pragmatisme chez Dewey.

Dit ainsi, le pragmatisme gagne la partie, mais le problème du réel pragmatisme de ce pragmatisme reste posé : pour l’instant, si les émules (revendiqués ou non) de Dewey n’ont pas produit les dégâts totalitaires de l’option marxiste, ils n’ont pas réussi à stopper (même partiellement) les processus de démoralisation des individus. Il me semble pouvoir imaginer qu’une fois mise en route, l’expérimentation démocratique telle qu’elle est décrite dans le livre de Joëlle Zask peut être tout à fait efficiente. Il me semble même que toute stratégie politique qui a l’émancipation comme horizon devrait intégrer la dimension pragmatique dans son élaboration. Cependant, cette intégration ne dit malheureusement rien du comment initier le processus démocratique. S’agirait-il de s’appuyer sur un (ou des) petit(s) noyau(x) d’individu(s) non démoralisé(s) qui en entrainerai(en)t d’autres grâce à des expériences localisées ? Pourtant, John Holloway, qui promeut les expérimentations de ce type (qu’il appelle des brèches) prend la mesure du caractère aléatoire de ces brèches : si celles-ci apparaissent sans cesse, elles disparaissent de la même manière et n’arrivent donc pas réellement à s’étendre. Les expérimentations localisées sembleraient donc très utiles (et même nécessaires) mais ne seraient pas suffisantes.

S’il ne m’apparaît plus nécessaire de montrer le danger des avant-gardes révolutionnaires, la stratégie de luttes politiques et sociales ne devrait pas être abandonnée pour autant, car elle possède, je crois, une capacité à rassembler et parfois à interroger des individus (futurs acteurs ?). Mais il faut, là aussi, noter que cette stratégie de lutte n’a pas réussi dans ses objectifs politiques initiaux : se débarrasser du capitalisme. Pourtant, la notion de révolte reste pour moi centrale (mais elle est ignorée par Dewey, en tous cas dans le livre de Joëlle Zask). La révolte me parait très importante mais elle aussi problématique car elle peut invoquer le pire des passions tristes… comme le meilleur des passions gaies : pour moi, l’énergie incommensurable du désir (sans objet).

Dans ce cadre, la question stratégique semble donc être une aporie. Á moins qu’un « bricolage pragmatique » entre expérimentations locales, luttes sociales, questionnements critiques (et non dévoilement de structures intangibles) soit une piste possible ?

Didier Eckel est militant associatif dans la banlieue lyonnaise.

1 Chaque fois que je mentionnerai John Dewey, ce sera à partir du livre Introduction à John Dewey de Joëlle Zask.

2 Á ce propos, je me pose une question (de détail ?) sur la différence faite, dans le livre, entre philosophie sociale et sciences sociales. Quand une seule fonction semble être attribuée aux sciences sociales (l’étude des phénomènes), trois autres fonctions spécifiques sont attribuées à la philosophie sociale :

– Elle analyse les croyances concernant les phénomènes.

– Elle entreprend « un exposé intellectuel systématique des opérations d’enquêtes, de test et de formulation en jeu dans la découverte de conclusions accompagnées d’une prétention légitime à l’acceptation, à la croyance ».

– Quand « chaque science sociale étudie de manière spécialisée un certain ordre de faits, la philosophie met en évidence la signification sociale de ces faits et leur portée sur les interactions sociales ».

Il me semble que les sciences sociales ne peuvent pas faire l’impasse sur ces fonctions dévolues à la philosophie. Mais je mélange peut-être indument sciences sociales et philosophie (faire du sociologue un philosophe et faire du philosophe un sociologue) ?

Texte de Samuel Hayat

Les libertaires sont-ils des démocrates radicaux qui s’ignorent ?

Par Samuel Hayat

Joëlle Zask nous invite à réfléchir sur « John Dewey, la démocratie radicale et les libertaires », à partir de deux petits textes tout à fait stimulants, « La démocratie radicale » et « De la culture de la terre à la démocratie »1. Ces deux textes me plongent un peu dans l’embarras, pour une raison simple : seul le premier parle de Dewey, et aucun des deux ne parle des libertaires. Ils ont en commun un objet, la démocratie, dont le moins que l’on puisse dire est que c’est un objet qui ne va pas de soi, pour les libertaires.

Les libertaires contre l’État démocratique

Ecoutons Proudhon en parler, en 1848 :

« La démocratie, loin d’être le plus parfait des gouvernements, est la négation de la souveraineté du peuple, et le principe de sa ruine […]. La démocratie n’est rien de plus qu’un arbitraire constitutionnel succédant à un autre arbitraire constitutionnel. […] La démocratie est une aristocratie déguisée. […] La démocratie n’est autre chose que la tyrannie des majorités, tyrannie la plus exécrable de toutes ; car […] elle a pour base le nombre, et pour masque le nom du Peuple. »2

Alors oui, Proudhon parle ici de la démocratie représentative, du suffrage universel, mais quelques années plus tard, en 1851, dans L’idée générale de la révolution, il précise bien un point qui me semble au cœur de la pensée libertaire : la démocratie directe, le vote direct de la loi par les citoyens, n’est pas désirable. Les libertaires ne veulent pas d’un gouvernement direct, ce qu’ils veulent, c’est pas de gouvernement du tout, pas d’un État démocratique, mais plus d’État du tout. Je cite Proudhon encore :

« La formule révolutionnaire ne peut plus être ni Législation directe, ni Gouvernement direct, ni gouvernement simplifié : elle est, PLUS DE GOUVERNEMENT. Ni monarchie, ni aristocratie, ni même démocratie, en tant que ce troisième terme impliquerait un gouvernement quelconque, agissant au nom du peuple, et se disant peuple. Point d’autorité, point de gouvernement, même populaire : toute la Révolution est là. »3

Et soyons clair : Proudhon est beaucoup moins radical que la plupart des libertaires qui ont suivi. C’est un point commun à tous les courants libertaires que de poser comme fondement politique et théorique la destruction de l’État. Pour reprendre Léo Ferré, ce que veulent les anarchistes de tous les temps, c’est « l’ordre moins le pouvoir », c’est-à-dire la justice sans la loi.

Apports de la démocratie radicale ou le message de Zask-Dewey aux libertaires

Et pourtant, Joëlle Zask nous propose de nous parler de démocratie, de démocratie radicale même, avec l’idée qu’il y a certainement pour les libertaires quelque chose à prendre, mais elle ne nous dit pas explicitement quoi. Tout le jeu, donc, et c’est un jeu plutôt plaisant, est de se faire détective, pour comprendre ce que Joëlle Zask peut bien vouloir nous dire, à nous libertaires, avec ces deux petits textes. Lire entre les lignes, donc, chercher ce que l’on est censé comprendre, le message censé nous éclairer, nous convaincre que tout compte fait, la question de la démocratie, ça peut être intéressant, et que la façon qui nous intéresserait, en tant que libertaires, pour penser la démocratie, c’est du côté de Dewey que ça passerait.

Après lecture, voilà en gros ce que je me dis, le texte caché derrière les deux textes apparemment hors-sujet proposés par Joëlle Zask. Je parle là à sa place :

« Le mouvement libertaire s’est construit contre la démocratie, c’est vrai ; mais ce qu’il rejetait et rejette encore, c’est une conception de la démocratie que l’on peut qualifier de formelle, électorale, libérale. Or il existe une autre conception de la démocratie, appelons-la démocratie radicale, qu’on peut trouver développée à la fois théoriquement et pratiquement.

Théoriquement, c’est chez les pragmatistes, et particulièrement chez Dewey, qu’on la trouve : alors que la démocratie électorale organise la séparation entre l’individu et la communauté, séparation incarnée par l’urne électorale où chacun met, en silence, en cachette, son petit bulletin de vote, la démocratie radicale de Dewey fait se rejoindre individu et communauté. N’est-ce pas le rêve des libertaires ? Alors que la démocratie électorale sépare les moyens et les fins, en demandant aux individus, par le biais du vote, de se prononcer sur les fins, mais en mettant tous les moyens dans les mains des gouvernants, la démocratie radicale de Dewey instaure la continuité entre les moyens et les fins. Et ça, libertaires, ça doit vous plaire, vous qui voulez que la communauté ne se fasse pas au détriment des personnes, et qui pensez que l’action politique doit faire advenir, ici et maintenant, les rapports sociaux désirés, plutôt qu’emprunter les moyens du système (ou pire, de l’autoritarisme) pour faire advenir plus tard, après la prise du pouvoir, un monde juste. Du coup, libertaires, embrassez la cause de la démocratie radicale de Dewey. Voilà pour la théorie.

D’un point de vue pratique, nous dit toujours Joëlle Zask, là plutôt dans le deuxième texte, la démocratie radicale s’oppose aussi à la démocratie libérale, dans ce qu’on pourrait appeler sa base de classe. La démocratie libérale a une base bourgeoise, sa figure est l’habitant du bourg, c’est la politique au sens de la polis, la cité. En revanche, la démocratie radicale a pour figure privilégiée le paysan, ou plutôt le cultivateur, joli mot effectivement, qui selon Zask pratiquait de tout temps l’autogouvernement. Alors que la démocratie bourgeoise se nourrit de la dépendance du citadin, forcé d’exploiter son prochain pour survivre, la démocratie radicale du cultivateur repose sur son indépendance et sur la vertu, la rectitude éthique qu’elle engendre. C’est la convergence entre le commun et l’individuel, alors que la vie citadine nie à la fois l’un et l’autre. C’est dans le monde des cultivateurs, donc, que se sont développées les « coopératives autogérées qui ont été les ancêtres de nos pensées socialistes et anarchistes » (seule mention explicite, dans les deux textes, de la question des libertaires). Alors donc, libertaires, retrouvez vos racines politiques, quittez vos habits de rats des villes pour devenir des rats des champs. Voilà pour la pratique. »

Je ne sais pas si j’ai bien résumé les textes, c’est comme ça en tout cas que je les lis lorsque je me dis qu’ils sont adressés à des libertaires, ou en tout cas qu’ils cherchent à nous dire comment Dewey et la démocratie radicale doivent parler à des libertaires.

Une alliance des libertaires avec la démocratie radicale, pas un ralliement

Alors, allons au plus simple : est-ce convaincant ? Est-ce que la démocratie radicale, incarnée par Dewey dans le monde théorique et par les cultivateurs dans le monde social, est convaincante en tant que modèle possible pour des libertaires ? Sans trop d’hésitation, on peut dire que oui. S’il s’agit de dire aux libertaires qu’ils ont plus d’affinités avec Dewey qu’avec Hobbes, avec la démocratie participative qu’avec la démocratie libérale, avec le petit paysan indépendant qu’avec le grand bourgeois capitaliste, alors, oui. Sauf à être complètement doctrinaire, il faut bien admettre que la participation est plus adéquate aux idées libertaires que le vote, et la vie des champs que la vie de banquier.

Oui, donc, mais, mais, mais. Mais la pensée libertaire, là encore sans être doctrinaire d’aucune manière, n’a jamais fait bon ménage avec les oppositions dichotomiques. On n’aime pas trop ça : « Ou bien vous êtes pour le communisme, et alors vous l’êtes à tout prix, ou bien vous êtes pour le capitalisme. Ou bien vous êtes pour la démocratie libérale, et alors il faut l’être entièrement, ou bien pour êtes pour le fascisme ». Non. Historiquement, le mouvement libertaire s’est toujours situé dans le rejet de ce qu’Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, des pragmatistes, d’ailleurs, ont appelé des « alternatives infernales »4. Ca n’empêche pas les alliances, mais une alliance n’est pas un ralliement.

La démocratie radicale, donc ? Plutôt que la démocratie libérale, oui, mais comme voie d’émancipation, non. Le cultivateur ? Plutôt que le banquier, oui, mais comme voie d’émancipation, non. Les textes de Joëlle Zask me semblent convaincants pour dire qu’il y a, dans le pragmatisme, une pensée de la démocratie avec laquelle il est sûrement plus facile de faire alliance qu’avec la démocratie libérale. Mais ce n’est ni une pensée libertaire, ni une pensée qui, à mon sens, apporte grand-chose aux libertaires, ou à la pensée libertaire, ou aux analyses libertaires, et je vais dire quelque mots de pourquoi.

Limites libertaires de la démocratie radicale

Commençons avec la théorie, Dewey, la démocratie radicale, le premier texte de Joëlle Zask. L’idée de la démocratie radicale, dans sa forme participative, est qu’un système démocratique est un système où l’individu fait en permanence l’expérience de la démocratie par la participation aux outils de détermination des choix collectifs. Je me répète : est-ce préférable que la démocratie électorale ? Oui. Mais d’une, ça n’a rien de nouveau, on trouve déjà cette idée à Athènes dans l’Antiquité, ou dans la Constitution de 1793 en France, ou chez certains pères fondateurs des États-Unis comme Thomas Jefferson, pour ne rien dire des avatars non occidentaux de cette pensée démocratique. Et de deux, face à cette profession de foi démocratique radicale, le libertaire a trois choses à dire :

1°) On ne peut pas, par des procédures, fussent-elle radicalement démocratiques, éliminer la question du pouvoir. Il existe des relations de pouvoir, inscrites dans la texture même des sociétés capitalistes, qui ne disparaissent pas simplement parce qu’on fait participer les individus à l’exercice de la démocratie. Faîtes autant de participation que vous le voulez, si vous ne mettez pas en échec les rapports sociaux de domination, les résultats de la participation, même la plus démocratique, seront dans le sens des puissants. Et quand bien même vous auriez éliminé toute forme de domination (mais alors, pourquoi avoir un État, fût-il démocratique, mais c’est une autre question), votre système serait toujours autoritaire, car il ferait subir le résultat de la participation de tous aux individus, même ceux en désaccord, et parce qu’il y aurait toujours un extérieur de la société, un étranger, quelqu’un qui n’aura pas été compté. Tout ça, c’est le pouvoir, le pouvoir « sur », c’est indissociable du gouvernement, indissociable de l’État, et c’est ça que la pensée libertaire rejette. L’expérience démocratique, sans la mise en question du pouvoir, est tout simplement, du point de vue libertaire, un mensonge.

2°) Une des manières de justifier la démocratie participative, et de dissimuler la question du pouvoir, est d’éliminer la question du conflit. Lisez Dewey, dans Le public et ses problèmes (1e éd. : 1927), la question du conflit social est complètement absente. La sphère du public est la sphère de la gestion des conséquences non voulues des transactions privées, qu’il faut collectivement prendre en charge. Qu’en est-il des relations de pouvoir dans ces transactions privées ? Qu’en est-il des conflits irréductibles dans les manières de gérer le public, c’est-à-dire l’État ? On n’en parle pas. Et ce n’est pas là une spécificité de Dewey. Lisez les défenseurs de la démocratie participative. La question du conflit, du caractère agonistique de la politique, est généralement absente5. Or, pour les libertaires, le conflit est au cœur de la question politique. Et parmi ces conflits, la lutte des classes. Joëlle Zask nous dit que la lutte des classes est l’équivalent pour les communistes de la solution finale pour les nazis ou de l’expertise pour les libéraux (je passe sur la pertinence de la comparaison) ; mais pour les anarchistes, la lutte des classes est une réalité fondamentale de la société capitaliste, une réalité première, organisatrice, qui justifie le maintien et l’attisement de la conflictualité sociale. Nous l’interprétons différemment des communistes, et notamment pour nous la lutte des classes ne rend pas l’histoire prévisible ; mais elle en est effectivement l’un des faits majeurs.

3°) Enfin, et c’est lié à ce qui précède, le problème de la démocratie radicale, c’est qu’en tant que pragmatique elle n’a pas de visée définie a priori ; c’est très important, la démocratie radicale n’a pas de but prédéfini, c’est ça qui unit les moyens et les fins, la gestion démocratique est à elle-même son propre but et son propre moyen. Or les libertaires ont bien un but, et c’est le socialisme. Á part quelques courants minoritaires, nous avons bien une fin, une fin qui détermine certes nos moyens, c’est la différence avec les marxistes, mais une fin qui a un contenu, qui n’est pas seulement procédurale : l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, l’abolition de la propriété privée, en tout cas des moyens de production, l’émancipation des travailleurs. La démocratie radicale, sans le socialisme, c’est du point de vue libertaire une procédure qui tourne à vide, et dont d’ailleurs peuvent bien se satisfaire les néolibéraux les plus purs ; il suffit de voir l’importance qu’ils donnent à la participation des usagers. De même que le socialisme, sans l’émancipation politique, c’est la possibilité ouverte de la gestion autoritaire de la société, la démocratie sans l’émancipation sociale, c’est le règne des parleurs et la possibilité ouverte du maintien de l’exploitation capitaliste. La pensée libertaire a deux pieds, le socialisme et la démocratie, et ça c’est problématique, pour un pragmatiste, parce que cela veut dire qu’on se donne un but, qu’on peut appeler la justice, a priori de l’expérience. Quand Irène Pereira se demande « peut-on être radical et pragmatique ? », elle répond oui ; mais je rajouterai : oui, mais pas si l’on est seulement pragmatique6. Il faut une croyance a priori dans la justice, dans le socialisme, sinon effectivement on est plutôt dans la pensée démocratique pragmatiste américaine, celle de Dewey, celle de l’associationnisme, c’est très bien, mais ça n’a rien à voir avec le mouvement libertaire, en tout cas pas plus que le communisme autoritaire n’a à avoir avec l’anarchisme.

Paysans ou ouvriers ?

Qu’en est-il maintenant si l’on quitte le ciel des idées pour passer à la réalité des classes sociales et de leur organisation ? Je vais passer plus vite. Joëlle Zask nous propose un modèle démocratique dont la base est le paysan cultivateur indépendant. Et c’est vrai qu’il y a là un modèle que ne rejettent pas unilatéralement les libertaires, au contraire des marxistes (pensons notamment aux analyses de Marx sur la paysannerie dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte de 1852 : pour lui, leur indépendance, leur éclatement, implique que les paysans ne peuvent pas former une classe sociale). Et c’est vrai aussi qu’il ne faut pas nécessairement voir, dans cette image du paysan indépendant, un fanatisme de la propriété, ou un triomphe de l’individualisme. Joëlle Zask le montre, à la campagne, cette indépendance va toujours de pair avec du commun, de la sociabilité. Cependant, c’est passer à côté d’un élément crucial de la pensée libertaire, du modèle social souhaité par les libertaires, là aussi je laisse de côté les anarchistes individualistes ou les libertariens.

Pour les libertaires, la division du travail, la situation de dépendance extrême dans laquelle sont mis les individus, et notamment les prolétaires, par la révolution industrielle, est à la fois une cause de leur exploitation, et un moyen de leur émancipation. Là, pas vraiment de différence significative avec Marx. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est que radicalement dépendant, l’humain est forcé de coopérer avec son prochain. On ne parle pas ici de gestion de terres communes en plus de son lopin individuel. On parle d’une nécessité absolue de coopérer en tout, on parle de l’impossibilité radicale de l’auto-suffisance. C’est cette dépendance mutuelle des hommes qui crée le pouvoir et les inégalités, mais c’est aussi elle qui crée, dans l’anthropologie libertaire, le sens et les règles de la justice. Pour Proudhon, c’est la mutualité : dépendants les uns des autres, les ouvriers doivent échanger, et toute la question est celle des institutions permettant un échange sur un mode mutuelliste, juste. Pour Kropotkine, c’est plus qu’un principe anthropologique, c’est un principe biologique : la coopération, l’entraide, est une loi de la nature. Dans L’Entraide, un facteur de l’évolution, écrit en 1902 contre une interprétation étroite du darwinisme, Kropotkine dresse une fascinante fresque de l’entraide chez les animaux et chez les humains, jusqu’à l’âge industriel.

C’est pour cela que la classe centrale, pour les libertaires, c’est les ouvriers ; pas seulement parce qu’ils sont exploités, mais parce qu’exploités, ils doivent être solidaires, et que donc la classe ouvrière est dépositaire d’une tradition de la solidarité, qu’il faut maintenir et développer, et qui pour les anarcho-syndicalistes en tout cas formera la base de la société future. C’est ce que montre Pierre Ansart, dans Naissance de l’anarchisme. Esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme (1970) : l’anarchisme, ici proudhonien, a pour base de classe la réalité vécue et les projets de réforme des canuts lyonnais, des ouvriers de métier pris dans des réseaux de solidarité complexes, soumis à l’arbitraire des marchands, et inventeurs du mutuellisme. Dès lors, le modèle paysan peut bien être désirable d’un point de vue démocratique, on y revient ; mais il n’est pas intrinsèquement socialiste (sauf à se lancer dans des délires maoïstes), alors que d’une certaine manière, pour les libertaires, l’expérience ouvrière l’est au moins potentiellement.

En guise de conclusion

Vous aurez compris le sens de mon propos : la démocratie radicale telle que la présente Joëlle Zask, par le biais de Dewey ou des cultivateurs, peut certes sembler préférable à la démocratie bourgeoise. Mais sans réflexion sur les rapports de pouvoir, sans critique de l’État, fût-il démocratique, sans perspective socialiste, elle ne saurait être considérée à mon sens comme une option sérieuse par les libertaires.

Samuel Hayat est chargé de recherche en science politique au CNRS (CERAPS-Université de Lille 2), auteur notamment de Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848 (Seuil, 2014).

1 Deux textes regroupés sur le site Grand Angle en un seul texte sous le titre « La démocratie, entre la radicalité de Dewey et les expériences paysannes » (NDR).

2 Pierre-Joseph Proudhon, Solution du problème social. Banque d’échange – Banque du peuple (1e éd. : 1848), Antony, Editions Tops/H. Trinquier, 2003, pp. 55-67.

3 Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolution au XIXe siècle (1e éd. : 1851), Antony, Editions Tops/H. Trinquier, 2000, p. 146.

4 Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005.

5 Je me permets de renvoyer ici à Samuel Hayat, « Démocratie participative et impératif délibératif : enjeux d’une confrontation », dans Marie-Hélène Bacqué et Yves Sintomer (dir.), La démocratie participative : histoire et généalogie, Paris, La Découverte, 2011, pp. 102-112.

6 Irène Pereira, Peut-on être radical et pragmatique ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2009.

Séminaire ETAPE n°21 – Des marxistes et l’Etat : dialogue anarcho-marxiste avec Nicos Poulantzas et Antoine Artous

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Avril 2016 –

 

Des marxistes et l’Etat : dialogue anarcho-marxiste avec Nicos Poulantzas et Antoine Artous

 

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Séance autour de deux interventions :

 

  • Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, co-animateur du groupe ETAPE, militant de la Fédération Anarchiste
  • Antoine Artous, militant et penseur marxiste, docteur en science politique, auteur notamment de Marx, l’État et la politique (Syllepse, 1999) et coordinateur et co-auteur de Nature et forme de l’État capitalistes. Analyses marxistes contemporaines (Syllepse, 2015)

 

 

Séminaire ETAPE n°20 – Entre théorie et pratique : le Comité invisible et Notre-Dame-des-Landes

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Février 2016 –

 

Entre théorie et pratique : le Comité invisible et Notre-Dame-des-Landes

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Séance à partir d’un texte de la sociologue Sylvaine Bulle, spécialiste de sociologie pragmatique

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel, militant associatif dans la banlieue lyonnaise
  • Rapporteur « critique » : Gilles Durand, artiste et militant anarchiste à Nantes

 

Texte de Sylvaine Bulle

Une expérimentation territoriale utopique : la ZAD Notre-Dame-des-Landes.

Premiers éléments de genèse politique

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Attention : Les analyses proposées par cette article sont provisoires et partielles, parties-prenantes d’un work in progress.

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Les luttes territoriales sont identifiées dans la sociologie des mouvements sociaux lorsqu’elles traitent de causes à défendre dans les milieux urbains et ruraux, menacés par des interventions publiques : luttes territoriales contre les déchets nucléaires, contre les infrastructures de transport, contre les projets immobiliers en ville, que la sociologie sait appréhender1. Ainsi, un grand nombre de travaux actuels font revivre la pensée d’Henri Lefebvre2, en éclairant la dimension spatiale de ces luttes. De même, des recherches sur les occupations sauvages, spontanées et disruptives accompagnent l’agenda sur la démocratie radicale (de Judith Butler à Chantal Mouffe3) ou participative. Cependant le caractère proprement utopiste de ces contestations demeure limité, et peu d’entre elles comportent un caractère proprement expérimental, où une forme d’économie politique basée sur la sécession et l’autonomie est proposée.

Nous nous intéressons ici à la dimension proprement sociologique et politique d’une action territoriale et expérimentale atypique : il s’agit de l’occupation des terrains de Notre-Dame-des-Landes en Bretagne, par 200 occupants permanents qui construisent, cultivent, réoccupent des fermes expulsées, se confrontent à l’autorité judiciaire et policière. La Zone à défendre est avant tout une occupation à des fins de transformation sociale, même si elle prend pied dans une lutte territoriale plus vaste, concernant le refus de la construction d’un futur aéroport régional de Bretagne. En effet, depuis 40 ans, les riverains et villageois dénoncent ce « grand projet inutile » et se battent pour éviter sa réalisation, en mobilisant l’expertise citoyenne, mais aussi la résistance physique. Ils sont aidés depuis 2010 par ces collectifs plus radicaux, ayant décidé de s’installer sur la zone, désormais appelée Zone à défendre (que les occupants écrivent en lettres minuscules).

Le terme de ZAD par détournement d’un acronyme institutionnel (la Zone à Développer qui est une procédure publique d’aménagement) rappelle de loin les TAZ4, cherchant elles-mêmes à s’émanciper des interventions institutionnelles et libérales. Mais la comparaison s’arrête provisoirement ici. Á la différence des zones temporaires et des zones de libération subalternes5 la ZAD de Notre-Dame-des-Landes met en son cœur une réflexion sur les instruments de l’émancipation (de Karl Marx à Jacques Rancière). Á cet effet, les activités qui s’y déroulent sont tournées vers l’expérimentation politique, les occupants s’auto-organisant pour faire de leur lieu de vie une « Commune » révolutionnaire et utopique, bien au-delà de la critique du capitalisme. On émet alors l’hypothèse, non pas d’une politisation de l’espace local, ou d’un mouvement social, mais un moyen de parvenir à une praxis, que les activistes définissent comme projet, tantôt anarchiste, tantôt révolutionnaire. Cet aspect nous renvoie à la dimension proprement imaginative et imaginaire de l’espace, que les situationnistes6, parallèlement à la critique marxiste d’Henri Lefebvre7 ou de Michel de Certeau8 ou à la pensée libertaire, ont pu saisir à partir de lignes, d’espaces tracés par des habitants. Dans cet esprit, les pratiques occupantes ne sont pas de simples taxinomies scientifiques, mais peuvent être décrites comme une œuvre collective, s’appuyant sur le langage, des expériences de vie et des descriptions issues du sens commun.

La sociologie de la ZAD qui sera ici entreprise brièvement renvoie ainsi à l’articulation entre sociologie critique et langage ordinaire. Dans son ouvrage séminal De la critique, Luc Boltanski9 appelle à distinguer deux moments de la sociologie, dans le contexte actuel de domination complexe introduisant sans cesse de nouveaux repères illisibles par les acteurs (normes, lois, statistiques, épreuves, management). Les moments critiques (à forte réflexivité) reviennent à s’interroger sur les fonctions de stabilisation de la réalité par les institutions, à la différence des moments pratiques (interrogeant la sociologie pragmatique) prenant en compte les possibilités des acteurs d’accomplir quelque chose ensemble, et de réinterroger l’ordre social. Afin de prolonger cette proposition épistémologique, nous parlons de moments pratiques à haute valeur critique ou d’une radicalité ordinaire. Située dans le local, arrimée au présent, plutôt que vers l’horizon historique de l’utopie non réalisée, l’occupation de Notre-Dame-des-Landes procède simultanément d’une mise en forme du monde, d’attachements ou de formes de vie et d’un dévoilement des institutions, ou de ce qui est nommé par les activistes comme « le système ». Pour rendre compte de cette expérience, on doit donc prendre au sérieux les acteurs dans la façon dont ils pensent la réalité, élargissent10 la description de cette dernière à la critique des institutions de pouvoir (ou effets de totalisation). Á cet effet, l’analyse livrée ici découpe deux moments de l’analyse. Le premier concerne les conditions sociales donnant forme à une trajectoire de contestation dans la mesure où les occupants inscrivent individuellement et collectivement leur présence dans une critique forte de l’ordre politique et du capitalisme. On mettra en relief un aspect de cette « lutte » contre des totalités instituées : « le capitalisme urbain » et la question métropolitaine associée à cette critique. Dans le second temps, il sera proposé de voir l’activité collective, qui consiste à Notre-Dame-des-Landes (NDDL) à penser l’hypothèse de la communalité et de l’auto-organisation comme projet politique, celui-ci étant incarné par un territoire défini (un bocage et une cinquantaine de maisons d’habitations) et tout un ensemble de gestes ordinaires faisant partie du langage politique11.

Ce texte ne livre pas d’ethnographie exhaustive de l’occupation comme instance de contestation d’une décision autoritaire de construction d’un aéroport, mais identifie des points d’appui critiques, matériels et cognitifs, auxquels les individus tiennent et par rapport auxquels ils s’orientent pour faire quelque chose ensemble. Les activistes mettant en avant la nécessité d’articuler « théorie » et « pratique », les discours qui émergent dans ce travail sont ceux émanant des acteurs, le texte procédant d’une sorte de « décantation », en recourant, par moments à des auteurs comme points d’appui extérieurs.

Quitter la métropole, quitter l’État : le moment critique

Plusieurs phases contrastées caractérisent la lutte contre l’aéroport : un relatif calme jusqu’en 2011 que l’on peut appeler phase d’alerte avec la création d’associations de riverains, de la confection de contre-expertises au projet d’aéroport. La phase d’intensité offensive de 2010 à 2012 est marquée par l’éviction et la destruction des maisons d’agriculteurs, en raison de l’application de procédures d’État pour démarrer le chantier de l’aéroport. C’est dans cette période que des activistes, appelés « ZADistes » par la presse, s’installent sur le bocage12 pour le défendre, lancent les premières cultures agricoles, suivies de toute une série de reconstruction des maisons. En octobre 2012, une importante opération de police appelée César, destinée à expulser tous les occupants (y compris les six derniers agriculteurs présents sur place ayant refusé l’expropriation), se solde par un échec. Á partir de 2012, la résistance est passive, la ZAD est devenue une « réserve humaine » pratiquant la guerre d’usure. Toute une génération politique est formée au sabotage, à la surveillance des check points, aux black blocs, le bocage permettant de se dissimuler en cas d’incursion policière. Elle oblige les forces de l’ordre à des techniques plus créatives : le renseignement, l’usage de drones pour connaître l’ensemble des activités qui s’y déroulent. On compte aujourd’hui une soixantaine d’habitations squattées ainsi qu’un certain nombre de constructions légères et éphémères en bois, et de campements (caravanes, vans…). Toutes les occupations sont illégales (à l’exception des deux fermes habitées par des locataires « historiques » et métayers). On y trouve également une Université Populaire anarchiste, une « salle des fêtes », le « non-marché » pour distribuer les surplus agricoles, à l’intérieur et l’extérieur, différents restaurants, divers ateliers et coopératives, de produits agricoles ou d’outils et des ateliers de réparation.

Il est important en particulier de souligner la genèse politique ou les linéaments intellectuels de cet activisme récent, sans porter nécessairement l’attention sur des trajectoires individuelles politiques. L’occupation et la constitution d’une zone libre ou à défendre est l’initiative, non pas des agriculteurs riverains, mais de différents activistes régionaux et français ou européens, en affinité avec l’esprit autonome (libertaire ou socialiste) ou révolutionnaire, dotés ou non d’une culture politique et intellectuelle. On compte également des écologistes primitivistes (refusant toute mécanisation de l’agriculture), des féministes radicales (pratiquant la non mixité), des transsexuels ainsi que des réfugiés de la Corne d’Afrique, tout comme des ex-urbains « de la rue », des saisonniers agricoles et habitués aux petits boulots. L’expérience de NDDL marque donc la rencontre entre des mondes qui ne se côtoyaient guère : des militants autonomes fortement politisés, aux sans-abri désocialisés marqués par l’expérience de la rue, aux paysans.

Ce sont en particulier des jeunes qui sont impliqués dans cette occupation et peuvent être analysés comme le sujet collectif possible de l’émancipation. Il s’agit en effet d’une vaste frange floue de l’extrême gauche (anticapitaliste, antiautoritaire) renouvelant les « grammaires » militantes. On peut ici se rapporter aux références à la jeunesse, faite par tout un courant de la pensée critique. Des penseurs, d’André Gorz à Toni Negri ou Patrick Cingolani, considèrent, à l’âge de la modernité avancée, la jeunesse précarisée des villes comme renouvelant la classe ouvrière et susceptible de mener l’offensive contre le capitalisme13.

Plus récemment, un courant intellectuel comme le Comité invisible a fait rejaillir un postsituationnisme révolutionnaire qui inspire les luttes actuelles, de NDDL à la mobilisation contre la loi « Travail ». En faisant du capitalisme le cœur d’une contestation, porteuse d’un sens politique disruptif, propre à retrouver des linéaments révolutionnaires et anarchistes (de Pierre-Joseph Proudhon à Rosa Luxemburg), le Comité Invisible réveille un esprit « opéraïste » des années 1990, Il s’agit, dans des écrits comme L’insurrection qui vient14, de retrouver une perception abrupte du réel, de faire sécession avec l’ensemble d’un système urbain, économique qui représente le gouvernement des vies à travers une série de normes et par une obéissance généralisée. La critique des différents paradigmes : écologie, loisirs et consommation est largement présente. Dans le même sens, ce jeune « anarchisme révolutionnaire » est indissociable de la critique des flux et des métropoles comme lieu d’accomplissement capitaliste et donc de la critique de la vitesse désignant la destruction de l’espace authentique par les flux, la circulation du capital et des personnes :

« Attaquer physiquement ces flux, en n’importe quel point, c’est donc attaquer politiquement le système dans sa totalité. (…). Aussi faut-il voir chaque tentative de bloquer le système global, chaque mouvement, chaque révolte, chaque soulèvement, comme une tentative d’arrêter le temps, et de bifurquer dans une direction moins fatale. » (Comité invisible, Á nos amis, Paris, La Fabrique, 2014, pp. 93-94)

« Nantes est pacifiée, rénovée, nettoyée, vidée de son âme et de ses habitants. Elle est une métropole. Tout y est pensé, conçu, agencé pour que rien ne se passe, pour que se reproduise sans cesse la routine aliénante de la consommation, du salariat, de la répression. (…). milles couleurs sont projetées sur les façades des mornes bâtiments gris, milles manières de s’exprimer face à l’architecture totalitaire de la métropole». (Brochure : Défendre la ZAD, Paroles publiques depuis le mouvement d’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 2013-2014).

La position théorique et stratégique du Comité invisible, à la fois situationniste et révolutionnaire est, sur la base de textes ayant eu une forte audience, une référence assumée ou implicite des occupants. Ainsi, le projet contestataire de la ZAD raisonne avec les textes du Comité Invisible :

« La commune, c’est peut-être ce qui se décide au moment où il serait d’usage de se séparer. (…) Toutes les communes ont leurs caisses noires. Les combines sont multiples. Outre le RMI, il y a les allocations, les arrêts maladie, les bourses d’études cumulées, les primes soutirées pour des accouchements fictifs, tous les trafics, et tant d’autres moyens qui naissent à chaque mutation du contrôle. Il ne tient pas à nous de les défendre, ni de nous installer dans ces abris de fortune ou de les préserver comme un privilège d’initié. Ce qu’il est important de cultiver, de diffuser, c’est cette nécessaire disposition à la fraude, et d’en partager les innovations. Pour les communes, la question du travail ne se pose qu’en fonction des autres revenus existants. Il ne faut pas négliger tout ce qu’au passage certains métiers, formations ou postes bien placés procurent de connaissances utiles. (…) D’un côté, une commune ne peut tabler sur l’éternité de l’ »État providence », de l’autre elle ne peut compter vivre longtemps du vol à l’étalage, de la récup’ dans les poubelles des supermarchés ou nuitamment dans les entrepôts des zones industrielles, du détournement de subventions, des arnaques aux assurances et autres fraudes, bref : du pillage. Elle doit donc se soucier d’accroître en permanence le niveau et l’étendue de son auto-organisation. Que les tours, les fraiseuses, les photocopieuses vendues au rabais à la fermeture d’une usine servent en retour à appuyer quelque conspiration contre la société marchande, rien ne serait plus logique. » (L’insurrection qui vient, op. cit., pp. 89 et 92-94)

On se limitera à donner relief à deux aspects de cette « lutte » contre des totalités instituées : en premier lieu l’État, les grands groupes de construction relevant de l’économie politique néolibérale, ou encore les classes sociales. La question métropolitaine15 est associée en second lieu à cette critique du cosmo-capitalisme qui commande tous les temps de la vie, bien au-delà du travail.

Le doute jeté sur les institutions d’État

Une partie de la résistance se traduit à une échelle vaste par une controverse publique sur la nature et le bien fondé de l’aéroport, largement contesté par l’opposition de riverains, agriculteurs et militants régionaux (ACIPA, COPAINS, Cedpa). A l’intérieur de la ZAD, fondée elle sur un projet plus large d’opposition aux institutions de pouvoir, la lutte est alimentée par le soupçon, dans la mesure où pour les activistes, il existe une coalition cachée et manipulatrice entre représentants étatiques et groupes privés propres à dénaturer le bien commun et l’environnement. Cette tendance conspirationniste peut rejoindre une simplification courante de la critique sociale contemporaine16. Elle peut s’apparenter, sous une forme manichéenne, déformée par un intentionnalisme du caché, à une simplification d’une une analyse structurelle des modes de domination, que l’on trouve au sein de la gauche radicale, révolutionnaire ou anarchiste, ne dissociant pas, dans une tradition marxiste, l’État des intérêts de classe et de la confiscation de la propriété collective17. Ce type de dénonciation peut être lu comme une version dégradée de thèmes de la sociologie critique, de Pierre Bourdieu à Luc Boltanski, voyant l’État comme l’instance de confirmation de l’ordre social, même lorsqu’il prend prétexte du changement et des réformes. Dans le cas présent, la présence d’intérêts officieux (comme la rente financière, le soupçon pesant sur les alliances privées entre les cabinets politiques et les dirigeants du groupe Vinci, opérateur de l’aéroport) jette un trouble sur la réalité, telle qu’elle est construite par les institutions. Le projet d’aéroport qui doit être implanté est présenté comme une anomalie, dont témoignent les documents d’advocacy et de contre-expertise effectuée par les associations démontrant l’inutilité de cet ouvrage, son impact négatif sur l’environnement18. Pour les plus simplistes des anti-étatistes et anticapitalistes, il s’agit d’un complot de l’État, démoniaque, prédateur et vicieux, destructeur des milieux, pour satisfaire à la logique capitaliste, sans consultation des riverains.

Á cet égard, le grand projet inutile d’aéroport est un prétexte pour s’affronter physiquement ou symboliquement à l’État policier. Concrètement, le territoire de la ZAD est, pour les occupants, le résultat d’une série d’opérations judiciaires, policières, urbaines à travers lesquelles l’État n’est pas une entité abstraite, mais pourvue de formats juridiques (comme les procédures d’éviction, les décisions de justice sur l’utilité publique). La présence physique (par le renseignement policier) et à distance justifie pour les occupants de s’attaquer aux médiateurs (juges, huissiers) aux officines des maitres d’ouvrage du projet (bureaux d’études), de se montrer agressifs avec les médias (ennemis de la ZAD) ou avec les représentants du pouvoir : magistrats, commissaires enquêteurs, ingénieurs, ou intermédiaires comme les sociétés de sécurité. De même, l’importante confrontation aux forces de l’ordre (opération César en octobre 2012) a été un tournant dans la mesure où l’état de siège durant un mois a soudé la confiance entre occupants et agriculteurs, la solidarité face aux incursions violentes, les agriculteurs n’hésitant pas à mobiliser leur temps et leur équipement pour soutenir les occupants. La face à face avec les forces policières vivant sur place durant un mois, filtrant les allées venues a également forgé l’image « répressive » et intrusive de la police faisant usage de la force et achevant d’affirmer la « violence symbolique » de l’État. Plusieurs slogans résument ce moment critique comme : « le projet d’aéroport renversé par le bocage », « Pour faire du fric il faut du flic ».

Ainsi, et contrairement à une théorie du pouvoir relationnel (de Michel Foucault à Giorgio Agamben, Pierre Dardot et Christian Laval), l’État n’est pas perçu par les occupants comme un agencement complexe de forces éparses et invisibles. On se rapproche d’avantage d’une tradition critique de Marx à Lefebvre à Bourdieu, où les relations entre Etat et espace sont déterminantes : comme dans le contrôle du foncier, des procédures urbaines et juridiques en faveur de la concentration du capital19. Dans la mesure où l’État « concret » concentrerait les différents pouvoirs, l’affrontement physique avec les institutions et représentants de l’État20 prend un sens aigu21. Comme le déclare un occupant, il convient de remporter cle rapport de forces au sein d’une confrontation ultime : « faire tomber l’État ».

Quitter « Babylone » : le retrait réparateur

Le « refuge » hors des métropoles est un second moment critique qui contraste avec les représentations sociologiques urbaines. En effet, dans une certaine tradition sociologique et philosophique, la ville demeure pensée comme l’espace d’émancipation et d’autonomie et aujourd’hui comme lieu l’accomplissement libéral, mais aussi libertaire. La description de parcours sociaux au sein de la jeunesse européenne, l’apparition des « classes créatives »22 vivant des TIC, ou des classes intellectuelles, confirment, dans les villes d’Europe, ces qualités urbaines. La perception collective de la jeunesse des villes européennes, salariée ou étudiante, épanouie et autonome comme l’avant garde des nations européennes est souvent une catégorie floue, dans la mesure où l’activité créatrice, imaginative que l’on lie aux villes, dissimule des situations individuelles hétérogènes23 La précarité de la jeunesse liée au « cognitariat », industries culturelles et visuelles se traduit en terme de difficulté de logement, insertion, protection sociale, d’autant que la ville internationale ou régionale, accentue les fragmentations, la fabrication de l’entre soi, auquel participe les classes créatives. Les composantes de NDLL traduisent cette difficulté de cerner la catégorie « jeunes des villes », qui ne recouvre ni la jeunesse dorée, ni la « bohème » artiste, mais des conditions de vie difficiles. On trouve dans la ZAD des artisans, architectes ou travailleurs de grandes entreprises de production (verre, fer), ou encore des enseignants. La plupart des occupants proviennent du salariat occasionnel (graphisme, NTI, etc.). Pour eux, la recherche d’un mode de vie alternatif, les ruptures familiales sont des éléments qui déclenchent une venue en ZAD pour un séjour plus ou moins long, suivi d’une installation plus régulière.

Á cet égard, la conception d’un « nouvel esprit du capitalisme » (ou du capitalisme cognitif) autour des activités créatives, ne cadre pas avec le vécu et l’expérience des activistes de NDDL. Ceux qui ont quitté « Babylone » témoignent de leurs salaires précaires, de leur logement en squat, de la fragilité de leurs droits sociaux et de la flexibilité de leur statut : étudiant, intermittent, saisonnier, salarié au revenu minimum24 :

« Je suis venue progressivement à la ZAD, par des amis qui venaient pour les fêtes. J’ai décidé de quitter mon emploi de bibliothécaire quand j’ai vu que je n’étais plus soutenue par ma chef de service, qui nous demandait de ne pas faire un travail de bibliothécaire mais de gestionnaire, ni par le Maire »25.

Á NDDL, cette installation est l’expression de différents échecs ou expériences liés à ces logiques de pouvoir :

« Un matin j’ai décidé de ne pas aller travailler dans l’entreprise (métallurgie). J’étais bien dans cette entreprise mais j’ai pris conscience du cycle marchand dans lequel était engagé, et même broyé mon corps et comment celui ci était otage du capitalisme. J’ai décidé de venir ici et d’être forgeron sans avoir à donner quelque chose à l’Empire »26.

Les occupants franchissent un pas et affirment que le principe d’une force collective (l’occupation avec l’autonomie politique comme apprentissage), passe par le retrait dans un bocage résistant, qui n’a rien à envier aux expérimentations urbaines des squats ; d’autant que la ZAD permet à « n’importe qui » de s’installer, cultiver ou non, sans contact préalable. D’autre part, l’installation apparaît comme un projet réparateur, mais indissociable d’un imaginaire politique :

« Á la ZAD, jai réappris à kiffer la vie, à vivre bien, bouffer bien »27.

L’entrée en ZAD est une façon de quitter le monde urbain du travail et de la consommation, et ce territoire se traduit par l’arrivée convergente de différents ex-salariés et militants, d’étudiants et de déclassés. De cette sécession exprimée avec la ville et le monde marchand, découle une problématique de la réparation sociale liée à une somatique urbaine (qu’exprime la souffrance au travail, les difficultés économiques et de logements). Sur place, les occupants le plus anciens (arrivés en 2011) ont instauré un véritable rapport à la maintenance de la terre et du territoire. Bon nombre des occupants sont appelés « arrachés » (au sens de la désocialisation), sont marqués par la drogue, l’alcool, l’expérience de la rue, leur installation en ZAD demeurant une expérience de resocialisation. L’étendue de la zone permet une large tolérance par rapport à des personnes alcoolisées, en voie de sevrage de psychotropes, cherchant à bénéficier d’un refuge réparateur et à se socialiser. Les différentes activités permettent de renouer avec des gestes enfouis et des activités « oubliées dans le monde d’avant » : réparer un toit, participer à un chantier, tenir une boulangerie mais aussi monter une barricade. Ce type de gestes concernent également des occupants se cachant de l’appareil judiciaire, en raison de délits passés (comme la violence sur personne dépositaire de l‘ordre public, lors de manifestations ou de rapports aux administrations), mais également les réfugiés, déboutés du droit d’asile. Ces derniers, originaires de la Corne d’Afrique ou du Moyen Orient, peuvent profiter de la solidarité et dans le même temps retrouver des attachements avec les éléments concrets d’existence. Dans chacun de ces cas, la production alimentaire (fromages, pain) et les chantiers de réparation sont les activités qui font que les occupants sont reconnus et légitimes. En d’autres termes, être identifié comme occupant « régulier », et non pas « un touriste », suppose une autonomie alimentaire, énergétique qui traduit un « vouloir faire » collectif. L’autonomie alimentaire et matérielle de chaque installation est elle-même indissociable des activités collectives : la participation à l’entretien des chemins, à la coopérative de réparation de matériel ou tout un ensemble d’éléments organisant les rapports continus entre le bocage et la présence humaine comme forme de vie.

On le voit, dans cette approche, ce ne sont pas tant les trajectoires socialement dissonantes qui sont en jeu que l’effacement des traces du passé individuel. Venir en ZAD suppose, certes une rupture intellectuelle et politique avec « Babylone » ou la galère de la rue, mais également un oubli de ses racines personnelles. Il est alors impossible de connaître, pour le sociologue, les trajectoires privées et politiques des occupants quand ceux-ci déclarent que « leur vie commence à la ZAD ». Le refus de s’inscrire dans des temporalités qui décrivent l’ordre social traduit d’abord une sensibilité exacerbée par rapport au « conformisme » ou au pouvoir en raison d’épreuves personnelles. Mais elle reflète aussi une vision politique et d’inspiration révolutionnaire, qui fut celle de la Commune de Paris, quand les citoyens détruisaient les horloges pour suspendre le temps. Les affiches que l’on trouve sur place sont les suivantes : « L’erreur est urbaine », « Diviser pour mieux régner, rassembler pour se libérer », « Demain c’est plus très loin », « Nous sommes l’étoffe dont sont tissés nos rêves », « Une autre fin du monde est possible »28.

Écologie sociale d’une lutte et ambiances révolutionnaires

Le mythe de la ville comme ressource politique et poétique, implique la production de contre-récits, consistant à faire de la campagne un champ de bataille. Le retour à la campagne est bien connu de certains mouvements ruraux, pour défendre des terres paysannes contre l’Etat29, mais peut être considéré également, pour certains mouvements d’occupation, comme un dépassement de l’approche anarchiste marxiste et philosophique, qui s’est longtemps concentrée sur la ville, comme promesse de nouveaux rapports entre homme et nature. C’est le cas des TAZ, cherchant à s’émanciper des interventions institutionnelles et libérales, ou des zones libérées30. C’est également le cas de la ZAD faisant de la séparation, avec l’abondante figure de la ville structurante, la base d’une politique d’habitation révolutionnaire, en mettant en son cœur une réflexion sur les instruments de l’émancipation (de Karl Marx à Jacques Rancière), tout en construisant une « culture » de « l’authenticité » opposée aux modes de vie urbain et « capitalistes ». Ce moment pratique de l’occupation (qui, notons-le, donne une signification à la notion de praxis) doit être éclairé.

L’attraction du bocage apparaît ici comme un élément central, dans sa double dimension critique et expérimentale. Ce type de territoire permet de se libérer des structures de domination et de réarmer la critique. Mais ici, et contrairement à la théorie marxiste où l’espace n’est pensé que comme une médiation entre l’État et les processus économiques31, le bocage est pratiqué comme un connecteur entre des acteurs (paysans et occupants), entre humains et non humains, avec la place prise dans les récits, la production visuelle et l’habiter, par une faune et une flore peuplant le bocage et présentés comme des résistants. Le bocage est en quelque sorte une mise en relation entre des lignes imaginaires ou réelles32 permettant de relier des micro-territoires (les installations) entre eux ou avec d’autres luttes. Il est enfin un lieu de détournement, d’imaginaire créatif sous l’influence passive des situationnistes et source d’inspiration33.

Ce double aspect explique que la conservation du bocage, sa maintenance agricole soit devenu un espace de déploiement offensif34, tout en visant le retrait, loin des métropoles. En quelque sorte, l’activisme territorial consiste à socialiser le ressentiment (comme le sentiment de déclassement), tout en permettant une création d’environnement. Dans un langage pragmatiste, le bocage offre des prises critiques pour des actions individuelles et autonomes concrètes, mais qui porte le nom de « révolution », « zone à défendre », « zone de refuge ». Ces appellations sont différentes en intensité, selon les installations, les affinités politiques des acteurs, leur rapport à l’utopie, bien que ceux-ci aient en commun le refus d’être gouvernés. Mais elles traduisent, à l’échelle de l’occupation, des modalités novatrices d’articulation de la critique et de l’activité ordinaire, et une conception concrète de l’anti-pouvoir qui s’apparente à l’anarchisme insurrectionnel, la guérilla du Comité invisible ou du Chiapas, les TAZ (que David Graeber tente de promouvoir), voire l’art de ne pas être gouverné (James Scott).

Toutefois, ce qui est prégnant dans l’occupation de NDDL est la réaffirmation d’une dimension anthropologique du bocage. En premier lieu, l’occupation du bocage devient le moyen d’affirmer des formes de vie authentiques, de créer contre la Métropole, des environnements et de « cultiver » des ambiances.

Politiques d’occupation révolutionnaires

Le rapport continu au territoire est une différence par rapport à des mobilisations traditionnelles ou aux rassemblements basées sur des temporalités discontinues et évènementielles (comme Occupy, Indignados ou Taksim). En effet l’occupation n’est pas destinée ici à créer des publics, des performances voire des « dispositifs de sensibilisation » ou encore des « répertoires d’action ». Il permet de structurer une praxis (dans le rapport à la lutte, à l’autonomie) et de l’instituer comme mode de vie. On l’a évoqué, cette radicalité ordinaire ne prend pas appui sur les voies procédurières (les assemblées ou la démocratie participative) ou sur un langage savant (la controverse, l’expertise), mais sur le langage ordinaire35. Celui-ci compris comme un ensemble d’usages, de gestes, voire une esthétique, a cette particularité de rassembler des personnes dans la qualification des évènements, et d’autre part d’assembler des récits individuels dans une narration collective36.

Une des particularités de NDDL tient à l’attention portée aux lieux de vie, compris comme un ensemble matériel de signes sensibles, d’indices et de traces, mais ceux-ci étant articulés dans un plan d’action, dans une certaine continuité argumentative et pratique37. Quitter « le paradigme du gouvernement » (Comité invisible), quitter les flux capitalistes, c’est entrer, selon les occupants, dans celui de « l’habitation ». La désertion des flux et de la modernité liquide doit permettre le tissage de nouvelles relations, affinités, alliances par le territoire rural. Il s’agit de tenir la place construire un territoire et faire que le pouvoir ne trouve de prise, en créant autant de zones d’opacité :

« Le territoire est territoire des jeux d’enfants, des amoureux ou de l’émeute, territoire du paysan, de l’ornithologue ou du flâneur. La règle est simple : plus il y a de territoires qui se superposent sur une zone donnée, plus il y a de circulation entre eux, et moins le pouvoir trouve de prise » (texte issu de l’occupation).

« Occuper et mener la lutte, c’est savoir, crocheter des serrures, soigner des animaux construire un émetteur radio pirate, monter des cantines de rue, produire le fromage et le pain ; rassembler les savoirs épars et constituer une agronomie de guerre, comprendre la biologie du plancton, la composition des sols, étudier les associations de plantes et ainsi retrouver les intuitions perdues » (texte issu de l’occupation).

Aussi, la ZAD réactive un mode de résistance connue des guérilleros, qui passe par la vie et la connaissance intimes du territoire habité. Des textes circulent à l’intérieur de la ZAD ou sont distribués par son facteur, concernant les techniques de dissimulation dans le bocage. De même, la ZAD a ses propres instruments de résistance : radio pirate, hackerisme, textes et tracts, dessins et tags qui recouvrent les lieux de « pouvoir » et renvoyant à un imaginaire surréaliste ou situationniste. Ainsi les occupants ont rebaptisé les lieux où ont eu lieu des opérations de police ou judiciaire. La route nationale devient « la route des mensonges avec toutes ses stèles », l’Etat est nommé « mouvement armé », le carrefour principal devient « le carrefour de la libération ». Dans le même sens, les panneaux de circulation conventionnels sont supprimés, tout comme la possibilité de se déplacer en véhicule motorisé, pour créer un monde propice à l’exploration et la curiosité. Cette géographie propre à délimiter un territoire se superpose à la cartographie étatique, brouille cette dernière, tout en rendant aux habitants une connaissance intime des lieux, un art de se mouvoir et de se fondre dans le bocage.

Michel de Certeau dans L’invention du quotidien (op. cit.) avait souligné la portée imaginative et transgressive de ces « milles pratiques » des utilisateurs, de tactiques articulées sur le détail du quotidien comme forme de narration, qui sont également évoqués par James Scott dans sa conception du texte caché (hidden script). Car si le territoire est un lieu de retrait discret, c’est pour mieux préparer la contre-offensive : une contre-insurrection par l’occupation. Chaque maison, cabane, jardin est un enjeu ou une modalité de la « résistance à l’envahisseur » qui en retour configure l’habitation. L’ensemble des éléments comme les routes, maisons, bords de route et communaux, points d’eau et d’électricité, tout comme les objets usuels et les ressources (bois) sont pris au sein d’un plan de bataille. S’ils sont « gagnés » contre la police, ils sont rendus au bien commun et permettent de soutenir l’ancrage. Ainsi, au sein de cet activisme territorial, détruire et construire sont pris dans la même temporalité dans la mesure où la violence cohabite avec la félicité, les moments de la destruction avec ceux de l’ancrage, l’agriculture devient une arme de guerre. Autrement dit, cette temporalité de l’occupation fait que chaque geste est directement inséré dans des usages politiques et que toutes les ressources se situent dans cette perspective de la défense ou de l’engagement.

En conséquence, il est difficile de discerner le registre de la clandestinité et de la légalité, d’attribuer des rôles professionnels aux occupants (même si certains savoir-faire sont spécialisés) ou encore de séparer les autonomes supposés violents des riverains agriculteurs38. Il est question, selon les occupants, « d’être le territoire ». Autant que d’être un mouvement révolutionnaire, les activistes veulent s’indistinguer, par un ensemble de gestes ordinaires, qui permettent la constitution d’un monde sensible, par la lutte, sinon de régimes d’intensité sensible gradués, selon les usages du territoire : du passant, au paysan, au forgeron. Nous pourrions parler alors de politique révolutionnaire de l’occupation, mais qui prend son véritable sens parce qu’elle permet la construction d’une intelligence collective et polyphonique. Elle permet d’ouvrir des échappées politiques (ou des lignes de fuite) vers d’autres luttes semblables : migrants de Calais, autres territoires menacés (Bure, Sivens, etc.). Cette mise en convergence ici n’est cependant pas véritablement problématisée dans un discours politique, comme cela peut être le cas dans certains mouvements anticapitalistes. Elle relève de la ligne de fuite traçant des champs de possibles, utopiques et poétiques :

« Le tracé arbitraire localisant une ZAD ne saurait contenir ce qui la lie à son au-delà, depuis les nuages et les vents qui la traversent jusqu’aux ruisseaux qui s’y dessinent et s’enfuient librement. Elle est aussi faite de calleux qui l’habitent, ou ne s’y arrêtent qu’un temps : végétaux, animaux, humaines » (texte issu d’occupation).

L’autonomie ou le commun ? Formes politiques de l’occupation

Au-delà de la « figuration » d’un certain être ensemble (passant par le partage d’une même sensibilité à la matérialité du monde), existe-t-il une visée instituant d’un imaginaire politique ? Á quels principes politiques se réfèrent les occupants ? Avec quelle portée ? Il est impossible ici de traiter ici des opportunités d’expériences collectives, de redéfinition des paradigmes et de choix de société qui se construisent. Il est suffisant d’aborder la question du « commun » et du projet d’autonomie de la ZAD, par référence aux grammaires anarchistes (comme celle de Pierre-Joseph Proudhon) et par contraste à la structure doxique du « commun ».

En effet, les termes de « commun » ou « communs » occupent la scène politique et intellectuelle depuis dix ans, avec toutes les ambivalences engendrées. Un certain nombre de propositions pratiques (mais aussi théoriques, comme celle de Pierre Dardot et Christian Laval précédés de celle d’Elinor Ostrom), visent une façon de dépasser le capitalisme par des Commons, définis comme des règles de fonctionnement, ou des instruments permettant de gérer des ressources et des biens en dehors du marché et de l’État, qu’il s’agisse de ressources naturelles ou de communs de connaissances (comme Internet). « Les communs » désignent alors aussi bien les régimes paysans et coutumiers d’usages, que des comités de gestion d’eau, ou le droit à la ville. Comme le rappellent Dardot et Laval dans leur état de l’art39, il est devenu un signifiant opposable au processus de marchandisation. Le slogan est scandé au sein des mouvements sociaux, de Taksim à Occupy, ou dans des luttes pour le droit des minorités menacées. Succinctement, il désigne un ensemble de paradigmes, de l’écologie au subalternisme et à l’anticapitalisme, tournés vers la protection de la propriété publique contre la privatisation (enclosure) et le pillage des nations (que Karl Polanyi avait déjà mis en exergue). Plusieurs propositions pour refonder les communs se sont déployées dans la théorie critique et politique, voire l’économie politique : comme celle des Common Goods de David Bollier, Charlotte Hess et Elinor Ostrom40, contenant des formes culturelles (la préservation d’une communauté) ou normatives (le sens de la justice sociale), pour repenser l’action politique. Il s’agit ici d’un paradigme défensif des communs, mais également offensif par la promotion de pratiques de mise en commun pour des services publics.

Une critique intuitive des « communs »

Ce que propose l’occupation de NDDL est de repenser en premier lieu la critique du rapport à la propriété privée, en tant que celle-ci est à la racine de problèmes des individus, si ce n’est une menace sur la vie des personnes. Ce qu’exprime un tel mouvement est un principe politique du commun, non pas au sens des discours antilibéraux et quelquefois néolibéraux (par exemple dans l’open access), mais comme forme politique de l’autogouvernement, rejoignant ici la tradition anarchiste de Proudhon, réactualisant le terme de « Commune ». Celle-ci peut être renvoyée aux évènements originels de la Commune française, ou encore à une activité sociale produisant un sujet collectif (au sens des mouvements ouvriers, au sein desquels des groupes se saisissent d’un projet). Nous sommes donc en face d’une conception sociale autant que politique, qui donne sa pleine mesure à la praxis (comme pratique vouée à la transformation sociale, et primant, pour une partie des occupants sur la constitution politique), ou d’une praxis instituante, valorisant non pas des sociétés pacifiées où le conflit serait absent, mais au contraire à des microsociétés concrètes basées sur la non domination, l’autonomie et l’association. L’émancipation est indissociable de l’action, notamment dans le domaine de la vie collective, des règlements et de la propriété41, de même qu’elle est indissociable du maintien de la liberté individuelle au sein du collectif.

Á cet égard, l’expérience de la Commune de NDDL ne se limite pas à un principe abstrait de solidarité, ou inversement à une économie morale des conduites ordinaires de personnes résistant à des intérêts des classes dominantes (à la Edward P. Thompson), ni à une vague construction, par apprentissage des « communs » (à la Elinor Ostrom), bien que cet apprentissage puisse être celui des règles permettant l’action collective, et que cet apprentissage peut être artisanal et horizontal).

D’une part, à NDDL le maintien dans les lieux et l’occupation « révolutionnaire » suppose de l’expérimentation, de la négociation, et par dessus tout de l’imagination sociale. En effet, la particularité de NDDL ne réside pas dans le processus fusionnel et donc homogénéisant des multitudes, mais au contraire dans la tension perpétuelle entre individu et collectif, économique et social, nécessitant des inventions quotidiennes : celle des institutions « communes » et des règles de vie, voire des formes de vie. Inventer des institutions est un processus collectif qui suppose de reconnaitre la part de liberté individuelle au sein d’une habitation et d’un territoire collectifs, et donc de ne pas freiner la créativité individuelle, de la part d’occupants cherchant à se dégager des contraintes sociétales et gouvernementales. Simultanément, la dimension économique des institutions (comme on le verra plus loin) et des pratiques quotidiennes n’est évacuée ni des discussions, ni de la praxis politique où se mêlent l’échange, la production, le questionnement sur le rapport aux modes de production.

D’autre part et au delà de la vulgate sur « le commun », l’occupation de NDDL questionne les principes d’une propriété commune au sens du socialisme durkheimien, mais aussi proudhonien, visant l’organisation collective de la production économique qui a pour objectif de reconstituer le lien marchand défait par le capitalisme. La dimension économique de l’occupation (comme on le verra plus loin), tout comme les problèmes posés par la coopération interindividuelle ne sont évacuées, ni des discussions, ni de la praxis politique où se mêlent l’échange, la production, le questionnement sur le rapport aux modes de production. De ce point de vue, là où des textes ou d’autres expériences (notamment anticapitalistes) peuvent découpler le lien entre mouvement social et émancipation, voire entre « commun » et politique, voire entre social et politique, l’expérimentation de NDDL ne peut être dissociée du projet politique qui est celui de l’émancipation individuelle et collective, ou de la transformation sociale jamais clôturée.

Les institutions sociales de NDDL

La ZAD est une forme autonome, où des institutions, c’est-à-dire un ensemble de règles sont mises en pratique par un ensemble d’individus, ces règles définissant des principes de vie (grammaires). Ces principes libertaires et anarchistes conviennent à définir très sommairement les règles de vie de la ZAD. Les terres y sont recollectivisées, chacune des 60 installations a sa propre temporalité, demeure autonome dans sa production de nourriture, son choix de techniques agricoles ou son mode de vie (végétarien ou non, mixte ou non). Chacun est libre de son engagement envers les autres, et du « niveau » de travail en commun, mais on parle ici plutôt de circulation, d’échanges d’informations sur les techniques agricoles de plantation, de production, de construction, plutôt que de groupements et de communautés de travaux. Cependant, le mutualisme est présent par la redistribution d’une partie des productions des installations, qui rééquilibrent les disparités de niveaux, entre ceux qui plantent et ceux qui ne plantent pas, en respectant ainsi la liberté individuelle. Ainsi, une partie des productions peut être redistribuée aux non-marché chaque semaine, ou à des occupants moins productifs. De même, les moyens agricoles sont mis en commun, certains jardins sont plantés et récoltés collectivement.

L’autogouvernement, terme ordinaire qui circule sur la ZAD, désigne le fait que le commun est organisé en dehors de l’État, mais également d’une assemblée générale. Car, s’il existe une assemblée populaire hebdomadaire, celle-ci est à géométrie variable, sans organisation et animation, comme ce peut être le cas dans un certain nombre de mouvements de la démocratie radicale (Indignados, Occupy, Nuit Debout…). Il n’existe pas de parlement de la ZAD ou d’assemblée populaire qui unifierait le contenu ou les formes éparses d’intelligence collective, mais au contraire la reconnaissance de l’hétérogénéité des 200 occupants dont la créativité débridée est en elle-même le tissu de la coopération sociale.

Les seuls moments de rassemblement planifiés sont les grands moments festifs auxquels sont conviés les riverains et les soutiens comme les moments d’urgence (une crainte d’expulsion, un besoin de renforcer l’occupation comme c’est le cas en 2016). Il est impossible de décrire ici le système de règles informelles gérant la propriété collective, les discussions de voisinage pour le fonctionnement matériel et comme système de constitution sociale. Un des principes supérieurs est d’éviter toute logique de domination.

« Personne ne peut prendre de décision à la place des autres … C’est pour cela que les réunions ne peuvent pas prendre en charge la vie de la zone »42.

Cette non-limitation du réel et du social qui passe par la reconnaissance de l’hétérogénéité, des participants, la disparité des sensibilités est un moteur de la ZAD. Il en va des attitudes politiques alimentaires ou écologiques et technicistes (cohabitation des végans et des végétariens, des primitivistes et des mécanistes, des partisans de la mixité et de la non mixité). Dans le fonctionnement ordinaire, aucune discussion collective ne peut aboutir à une sanction, ou au rétrécissement des libertés au motif de la nécessité d’une « régulation »43. Ainsi, le règlement de litiges : par exemple sur les chiens laissés en liberté, les animaux vagabonds mangeant les productions, un individu alcoolisé troublant la vie nocturne, se fait par la discussion « au coin d’un champ », ou par les excuses. Il peut également se solder par un déménagement. Les principes de la solidarité et du « commun » sont toujours discutés par rapport au projet d’émancipation individuelle, notamment dans le cas des personnes les plus fragiles qui sont protégés (par exemple par l’absence de propriété privée et de loyer). Ce sont ces deux polarités de l’émancipation (ou de l’individuation) et de la solidarité qui rendent possible une créativité ordinaire, l’émergence de relations interindividuelles, toujours situées dans un mouvement politique.

Constitution sociale ou constitution politique ? Le rapport contrasté à la production et le dilemme posé par l’économie

Abordons un point crucial de cette occupation : l’économie politique où se jouent particulièrement des dilemmes entre rôle du collectif et maintien de la liberté individuelle. Non pas qu’il existe des conceptions différentes du rapport au travail, à l’ordre marchand et à la propriété : on l’a dit tous les occupants sont en rupture avec monde marchand, salarial et capitaliste. Mais le rôle de l’activité monétarisée ou symbolique, comme modalité de lutte contre l’aéroport, ou d’un véritable projet de transformation sociale, est à l’origine de différentes perceptions et conceptions.

Le fait que des éléments matériels, comme les habitations soient reconnues comme faisant partie de la « commune » n’est pas discuté. La propriété est de facto collective, puisque l’on peut passer d’une maison à l’autre, s’installer, fabriquer des lieux de vie. L’absence de propriété privée et de clôture, le vagabondage des animaux, le calendrier agricole libre, les savoirs acquis par les échanges, donnent une valeur aux choses et sont propres à mettre en avant le modèle de sociétés collectives (le modèle de la Commune ou le modèle des communautés ouvrières utopistes44). Mais cette primauté de la valeur d’usage cesse cependant, quand il s’agit de monétariser des productions au bénéfice du projet « révolutionnaire ». Concrètement, certaines installations organisent des buvettes payantes pour les « étrangers » (à prix fixe), des évènements festifs autour de la résistance, appellent à collecter de fonds pour la restauration de bâtiments, organisent des concerts drainant un public militant extérieur. Les gains sont redistribués vers d’autres luttes ou réinvestis dans des achats de biens matériels (en particulier agricoles et de première nécessité), bien que les revenus de ces évènements ne fassent l’objet d’aucune comptabilité. Ce passage de l’entraide anthropologisée à une solidarité payante suscite une interrogation critique de la part de certains occupants moins « productifs » qui craignent de voir apparaître des caisses centralisées, voire des institutions comme les assemblées, et par conséquent redoutent de perdre leur autonomie.

L’autonomie et plus concrètement, l’utilisation de l’économie marchande renvoie à deux temporalités et deux visions différentes de la lutte, qui fonde un rapport différencié à la praxis. Dans un premier cas, l’occupation consiste, dans une visée stratégique, à utiliser toutes les ressources et toutes les formes de capital social, culturel, technique (par exemple les savoir-faire acquis au sein de l’ordre marchand) pour renforcer le processus « révolutionnaire » (c’est-à-dire le signifiant politique). Celui-ci, selon une partie des occupants, doit s’étendre au-delà des groupes constitués, au voisinage. Pour cette tendance, l’aspect productiviste n’est alors pas un tabou. Les ressources fussent-elles au prix de concession éthique doivent « nourrir » la révolution et démultiplier les forces révolutionnaires. Á cet égard, les véritables stratèges appelés « puissants » par les autres (moins actifs), sont ceux qui pratiquent la dissimulation des véritables enjeux politiques (la destitution) sous le couvert d’une activité productive et agricole honorable ou de fêtes conviviales élargies à un vaste public. Ils n’hésitent pas alors à revêtir le vêtement de l’agriculteur, à circuler en voiture sur la zone et à se rendre aux assemblées des coopératives agricoles des agriculteurs « historiques ». Comme le déclare un de leurs opposants :

« Tu vois, tous les fromages, tous les légumes repartent vers X…. (Une lutte). Nous, on produit moins, on doit aller au supermarché de X (village à côté). Quelquefois sur le non marché, il n’y a rien. Tout est parti à l’extérieur »45.

En ce sens, et dans une vision politique, l’auto-organisation est mise au service d’un projet politique constituant. Á l’inverse, dans une autre partie de la ZAD, la constitution sociale est la référence, avec le maintien de formes plus ou moins organisées et explicitées, mais pluralistes, l’autonomie devant être maintenue dans une conception où les institutions sociales doivent être domestiquées et locales, et la praxis doit demeurer instituante46.

En effet, l’autre esprit de la lutte, est d’avantage tourné vers des représentations sensibles et vers un imaginaire du maquis. Il consiste à rendre la lutte improductive, à développer des formes de vie, à suspendre le référentiel moderniste et progressiste. Dans ce cadre, la production agricole a une fonction vitale et minimale. La débrouille est un canal de résistance mais aussi de communalisation (au sens du partage des ressources et de l’apprentissage delà vie en commun) :

« Je n’en ai rien à faire d’aller vendre des cannettes de bière pour des gens de l’extérieur. On a quitté Babylone et le système, ce n’est pas pour le voir revenir ».

Pour ces occupants, être là signifie que la « bataille » a déjà eu lieu, que l’occupation est une victoire sur les habitudes et la distribution des places47, sans « besoin de monter à l’assaut ». Comme le dit un occupant à propos du rapport du village voisin :

« Ce sont nos voisins, ils habitent ici. Mais on nest pas obligé dadhérer à notre point de vue. Moi je n’en ai rien à faire des habitants de X, par rapport à nous, ceux de la ZAD. ».

La constitution sociale est ici la référence au sens praxis doit demeurer instituante, privilégier l’auto-constitution de la société sur la destitution de la société, la domestication du territoire sur les luttes politiques non maitrisables. Ce type de propos illustre bien les différences d’appréciation entre ceux portant l’idée d’un autogouvernement de tradition libertaire et sans commandement, et les « puissants » appelés « vrais révolutionnaires ». Mais elle est particulièrement révélatrice d’une série de fractures enfouies. Un habitus culturel et un capital social, comme une conception des rapports individuels, différent selon les occupants. Il existe en effet une division intellectuelle entre les « arrachés », terme qui désigne les occupants venant de la rue, et les « grands bourgeois », qualifiés ainsi en raison de leur passé professionnel, leur culture. Ceux-ci introduisent une valeur d’échange dans la ZAD par la vente de produits à destination de circuits alternatifs, destinés en retour à alimenter les caisses de lutte. Ils sont également les plus présents dans les assemblées, écrivent les textes. Il leur est reproché un rapprochement de façade avec les « réformistes » et « légalistes », agriculteurs extérieurs48. En réalité, les « grands bourgeois », « vrais révolutionnaires », craignent les « vrais squatteurs », peu aptes à maintenir le territoire, à cultiver et produire, et par conséquent susceptible de compromettre des alliances « révolutionnaires ». Ainsi deux « sous- » mondes sociaux apparaissent. Le rapport au réel est rugueux pour les « arrachés », rebelles venant des rues, discrets et en retrait. Ils peuvent devenir black blocs pour défendre leurs occupations contre l’autoritarisme, ne serait-ce qu’avec une idée floue de l’autonomie. Davantage équipés d’un capital social et politique, les insurrectionnels appelés « bourgeois » sont ceux qui utilisent d’avantage la feinte, pratiquent l’art du camouflage social en se fondant dans des relations de voisinage et en utilisant des opportunités politiques. Ces deux types de « vision » empêche une vision de la transformation sociale qui ne soit ainsi clôturée.

Temporalités et visions de l’occupation et devenir du commun

Á travers ce rapide survol, il ressort quelques traits propres à caractériser un tel activisme territorial. Si celui-ci a des grammaires constantes renvoyant à la sécession, les modalités d’action diffèrent. On l’a vu, elles mettent l’accent sur la révolution comme finalité (au sens de la destitution de l’État ou du bouleversement radical de celui-ci), ou sur l’autonomie politique et émancipatrice. Elles assument la coupure nette avec le monde extérieur, y compris avec les riverains, et les stratégies violentes, ou au contraire s’inscrivent dans des rapports de bon voisinage.

En premier lieu, la ZAD relance les débats entre liberté et mutualisme propre à définir un projet politique de l’autonomie territoriale. Ce qui est mis à jour par l’occupation, est le dilemme entre l’autonomie et l’associativisme, y compris dans la régulation des usages et le rapport à la sphère « privée » ou « personnelle ». Mais ce hiatus est le moteur de l’occupation, car s’il n’existe pas de forme instituée du commun, il existe des règles et des formes de vie. In fine comme le rappelle un occupant :

« Personne ne contraindre personne (à respecter les mêmes modes de vie ou esprit de lautonomie, mais tout le monde devra défendre l’occupation, bien que tout le monde ne se sent pas obligé d’être solidaire »49.

En second lieu, une occupation est loin d’être une abstraction vide, une idéalité ou une action sauvage. Elle s’appuie au contraire sur un rapport matériel et charnel au bocage et à ses implantations, qui permet de donner forme à une praxis. Mais la radicalité militante offre différents visages et différentes stratégies : elle peut amener les occupants à jouer les agriculteurs parfaits, à employer des techniques de dissimulation rappelant le hidden script50 ou au contraire à exacerber le registre de la guérilla. De même, le projet politique de l’autonomie ou de l’utopie peut s’exprimer graduellement dans le régime du proche et de l’habiter, à travers l’individualisation (au sens libertaire) ou avec des relations plus diversifiées (avec les voisinages) avec lesquelles les acteurs définissent le devenir de l’occupation.

En troisième lieu, cette expérimentation politique et sociale suppose de nouvelles qualifications : la reconnaissance de la mutualité, comme forme politique plus ou moins appuyée selon les moments, de temporalités, ou encore la dimension pragmatique de l’engagement. Ces deux aspects font que la politique d’occupation ne se confond pas avec la disruptivité de certains mouvements sociaux (comme Nuit Debout, Occupy). Se « donner à la lutte » comme le disent les occupants suppose de dépasser l’opposition entre violence et non-violence, intimité et engagement, et un certain nombre de clivages entretenus par la sociologie entre raisonnement explicatif et évènements quotidiens. Ainsi, le maintien à terme ou non de cette Commune en devenir pose de nombreuses énigmes à la pensée politique et sociologique. Une occupation comme celle ZAD est une mise en abime permanente de l’expérimentation et de l’émancipation, du social et du politique. Elle permet de ne pas oublier que les acteurs ordinaires, « quand ils se révoltent, ont toujours une longueur d’avance non seulement sur les sociologues mais aussi sur les politiques. »51

Sylvaine Bulle, Sociologue, Laboratoire Théorie du Politique (LabTop, composante de l’UMR du CNRS CRESPPA)

1 Voir par exemple en France : Auyero (J.), « L’espace des luttes. Topographie des mobilisations collectives », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 160, 2005, pp. 122-132 ; et à l’international : Sewell (W.H.), « Space in Contentious Politics », in AminZADe (R.), Goldstone (J.), McAdam (D.), Perry (E.), Sewell (W.H.), Tarrow (S.), Tilly (C.), Silence and Voice in the Study of Contentious Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, pp. 51-89.

2 Voir Lefebvre (H.), La production de l’espace (1e éd. : 1974), Paris, Economica, 2000.

3 Voir Butler (J.), Notes Toward a Performative Theory of Assembly, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2015; Mouffe (C.), L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016.

4 Voir Bey (H.), TAZ. Zone d’Autonomie Temporaire, Paris, L’Eclat, 1997 ; Graeber (D.), Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, Lux Éditeur, 2006.

5 Voir Scott (J.), Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013.

6 Debord (G.), Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste (1948-1957), Paris, Allia, 1985.

7 Pour Lefebvre, le Capital « produit » de l’espace « physique » et de l’espace social inextricablement mêlés.

8 De Certeau (M.), L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.

9 Boltanski (L.), De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

10 Cet élargissement peut s’entendre au sens du rapprochement entre des entités différentes qui concerne ces totalités (comme les classes sociales ou l’État) et les conditions exactes dans lesquels vivent les acteurs. Dans la sociologie pragmatique, ce rapprochement est effectué par les acteurs eux-mêmes, dans le cadre d’épreuves existentielles ou de réalité. Voir en particulier : Boltanski (L.), De la critique, op. cit.

11 Voir Ogien (A.), Laugier (S.), Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La Découverte, 2014.

12 Le bocage est une zone végétale humide de 1200 ha, peu construite, et représente pour les opposants à l’aéroport un écosystème à préserver, notamment en raison de présence de plantes et de rongeurs rares.

13 Cette position a été défendue en France au sein du mouvement autonome des années 1970, en Italie au sein du courant marxiste appelé opéraïsme.

14 Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2008.

15 Le terme métropole désigne des formes territoriales du gouvernement des flux, de la circulation des richesses propres à définir un système d’accumulation ou de mobilité, ou un système d’aménagement à des fins fonctionnelles et sécuritaires. Cf. Virilio (P.), L’’insécurité du territoire, Paris, Galilée, 1993.

16 Cette vision se retrouve sur internet, au sein de certains courants critiques. A ce titre, voir Corcuff (P.), « « Le complot » ou les aventures tragi-comiques de « la critique » », Mediapart, 19 juin 2009, [https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/190609/le-complot-ou-les-mesaventures-tragi-comiques-de-la-critique]. Notons que les occupants de la ZAD ne se réclament pas de la « gauche radicale » ou ne s’objectivent pas comme tel.

17 Voir par exemple la thèse marxiste de l’Etat par Antonio Gramsci (années 1920-1930), Nicos Poulantzas (années 1960-1970) et plus récemment de David Harvey. Toutes défendent la thèse d’une économie politique où l’Etat et les forces économiques sont interdépendants, mais aucun ne définit véritablement l’État en dehors de la « force du pouvoir » hégémonique ou de la société politique (Gramsci).

18 Françoise Verchère, élue écologiste de la région Ouest, parle de mensonge d’Etat, en analysant le déroulement des procédures publiques depuis 40 ans pour la construction de l’aéroport. Voir Verchère (F), Notre Dame des Landes : la fabrication d’un mensonge d’Etat, La Colle-sur-Loup, Editions Tim Buctu, 2015. Symétriquement à la critique anti-étatiste le projet d’aéroport donne lieu à une controverse d’ampleur, ayant abouti à la décision politique d’effectuer un référendum sur sa fiabilité (avec un résultat favorable à sa construction). Sociologiquement, la controverse, donnant lieu à des scènes d’argumentation est un espace symétrique au complotisme. Pour une analyse graduelle des controverses et des « prises critiques », voir Chateauraynaud (F.), « L’emprise comme expérience. Enquêtes pragmatiques et théories du pouvoir », « L’emprise comme expérience », revue SociologieS [En ligne], 23 février 2015, [http://sociologies.revues.org/4931].

19 Selon la formule d’H. Lefebvre : un « bon Etat » est impossible, et il est nécessaire d’établir des rapports de contre-pouvoir comme garantie de la démocratie urbaine. Voir De l’Etat IV, Les contradictions de l’Etat moderne, Paris, UGE, 1978.

20 Plusieurs administrations ont été saccagées au printemps 2016.

21 P. Corcuff parle en ce qui concerne les « mouvements sociaux critiques » et la gauche radicale d’une tendance à l’essentialisme ou substantialisme qui caractériserait le rapport au capitalisme ou l’État dans « Guide politique de vigilance anti-essentialiste. Contribution à la critique du national-étatisme montant et d’autres dogmatismes dans la gauche radicale et les mouvements sociaux critiques », revue Les Possibles (revue en ligne éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac), n° 10, été 2016, [https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-10-ete-2016/dossier-droits-justice-et-democratie/article/guide-politique-de-vigilance-anti-essentialiste]. Sociologiquement, on préfère parler des fonctions sémantiques de l’État bien démontrées par John Searle et la philosophie analytique.

22 Voir Florida (R.), Cities and the Creative Class, New York-London, Routledge, 2005.

23 Cingolani (P.), Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation. Paris, La Découverte, 2014, Tasset (C.), Les intellectuels précaires, genèses et réalités d’une figure critique, Thèse de doctorat, EHESS, décembre 2015.

24 Les témoignages consignés dans un recueil récent vont dans le même sens : voir Collectif Mauvaise Troupe, ZAD / NO TAV. Entretiens, Paris, L’Eclat, 2015.

25 Occupante, octobre 2015.

26 Occupant, juillet 2015. Les termes d’« Empire » ou de « Babylone » désignant le monde marchand reviennent souvent dans les conversations, tout comme la souffrance au travail.

27 Occupant, septembre 2015.

28 Ces slogans se retrouvent lors des manifestations contre la loi « travail » au printemps 2016 à Paris et en Bretagne.

29 Voir la lutte pour le Larzac en France. Voir Hervieu-Léger (D.), et Hervieu (B.), Le retour à la nature : au fond de la forêt, l’État, Paris, Éditions du Seuil, 1979.

30 Voir Scott (J), Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013.

31 Harvey (D.), Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014.

32 Ingold (T.), Une brève histoire des lignes, Paris, Zones Sensibles, 2011.

33 Voir les textes comme « À la lisière du bocage. Histoire de luttes territoriales pour la défense des communaux », Nulle terre sans guerre, Lisière n° 1, écrit depuis la ZAD de Notre-Dames-des-Landes, hiver 2014. Les textes du Comité Invisible insistent sur cet ancrage : « La crise n’est pas économique, écologique ou politique, la crise est avant tout celle de la présence », », À nos amis, op. cit, p. 31.

34 C’est à dire mettre en place des stratégies. Voir Deleuze (G), Dialogues avec Claire Parnet, Paris, Flammarion, 2008.

35 Que l’on peut distinguer ici de la démocratie radicale, celle-ci ne réfutant pas le rôle des instruments légalistes et le registre argumentatif, délibératif.

36 D’où le fait que de nombreux ouvrages ou brochures militantes collectent des témoignages. Voir par ex. : Construire la zad, op. cit.

37 Correspondant au terme de « valuation ». Voir Dewey (J.), La formation des valeurs. Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2011.

38 Les agriculteurs se sont montrés très résistants lors de l’opération César, faisant de leurs tracteurs des véhicules de défense. Le fait de renouer avec des techniques quelquefois violentes permet d’historiciser la lutte par rapport à des batailles inscrites dans l’imaginaire politique et dans la violence politique : la lutte du Larzac, Action Directe et ailleurs le Chiapas.

39 Dardot (P.), Laval (C.), Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.

40 Voir Bollier (D.), « The Growth of the Commons Paradigm », in Hess (C.), Ostrom (E.) (eds.), Understanding Knowledge as a Commons. From Theory to Practice, Cambridge, The MIT Press, 2006.

41 Dans le socialisme libertaire de Proudhon par exemple, la mutualisation se substitue à l’autorité et au gouvernement, et la société est une production permanente issue d’une activité collective, incluant l’économie, prenant en compte un territoire de taille respectable : la commune. Voir Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? Garnier-Flammarion, 1966 ; Voir Proudhon (P-J), Idées générales sur la révolution au XIXème siècle, Garnier Frères, 1851. Texte en ligne [https://fr.wikisource.org/wiki/Idée_générale_de_la_Révolution_au_dix-neuvième_siècle]. Voir aussi Scott (K.), Communal Luxury: The Political Imaginary of the Paris Commune, Verso, 2015.

42 Un occupant, septembre 2015.

43 Le seul cas discuté collectivement, à notre connaissance, a été celui d’une violence physique et sexiste. Il a été convenu par le bouche à oreille que l’agresseur devait quitter la zone.

44 Voir par exemple les principes du Phalanstère de Charles Fourier au XIXe siècle. Ces mouvements ouvriers « artistes » que l’on peut retrouver en ZAD ne sont pas assimilables aux makers, fablabs liés au capitalisme cognitif.

45 Une occupante, octobre 2015.

46 Voir Castoriadis (C.), L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.

47 Voir Rancière (J.), Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998.

48 C’est le cas des nombreuses coordinations de riverains (ACIPA, COPAIN) qui coopèrent avec les occupants. Ce volet n’est pas traité ici.

49 Occupant, février 2016.

50 Scott (J.), La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

51 Boltanski (L), « Pourquoi ne se révolte t-on pas ? Pourquoi se révolte t-on ? », revue Contretemps, n° 15, 3e trimestre 2012, p. 120, [http://www.contretemps.eu/pourquoi-ne-se-revolte-t-on-pas-pourquoi-se-revolte-t-on/].

 

Séminaire ETAPE n°19 – Interrogations sur l’État, Foucault et l’anarchisme

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Décembre 2015 –

 

Interrogations sur l’État, Foucault et l’anarchisme

 

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Séance à partir d’un texte de Geoffroy de Lagasnerie, sociologue et philosophe, auteur notamment de : La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique (Fayard, 2012), L’Art de la révolte. Snowden, Assange, Manning (Fayard, 2015) et Juger. L’État pénal face à la sociologie (Fayard, janvier 2016)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Manuel Cervera-Marzal, docteur en science politique
  • Rapporteur « critique » : Rafael Perez, doctorant en histoire de la philosophie et co-fondateur des éditions libertaires Albache

Texte Geoffroy de Lagasnerie

 

Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme

 

Geoffroy de Lagasnerie 

La réflexion que je voudrais proposer porte sur la question du pouvoir, de la théorie du pouvoir et, plus spécifiquement, du problème de l’Etat. Je voudrais réfléchir sur la place que la théorie critique et la théorie de l’émancipation doivent accorder à l’Etat et sur l’image de l’Etat que, pour nous aider dans cette tâche, nous pouvons tirer des analyses de Michel Foucault. C’est une réflexion que j’ai été amené à conduire dans le cadre de mon dernier livre sur le système pénal et l’appareil répressif, puisque réfléchir sur le Jugement, la forme-Tribunal, la peine, c’est nécessairement rencontrer la problématique de l’Etat, du droit et du pouvoir d’Etat.

Je voudrais essayer de dire pourquoi, alors que j’ai longtemps pensé mon travail comme « anarchiste », je le suis de moins en moins – ou autrement dit comment écrire et réfléchir pour moi a consisté à m’éloigner de l’anarchisme et à renouer avec une certaine croyance dans l’Etat et dans le droit.

I. Théories critiques et Etat

La question que je voudrais poser est celle de savoir s’il est possible d’élaborer une théorie critique sans élaborer une théorie de l’Etat, ou, plus spécifiquement, une théorie de l’Etat comme centre et comme lieu du pouvoir. J’ai lu récemment un texte de Louis Althusser consacré aux appareils idéologiques d’Etat où Althusser écrit que, selon lui, il n’y a pas de sens à construire une théorie critique sans la lier à une théorie de l’Etat, et sans associer Etat et pouvoir. C’est autour de l’Etat que tout se joue, écrit Althusser, en sorte que toute théorie qui ferait l’économie du concept d’Etat, et qui ne désignerait pas l’Etat comme lieu du pouvoir, comme espace organisateur et unificateur, s’interdirait les moyens de comprendre comment fonctionne la société et comment agir pour la transformer1. C’est en un sens cette même perception que l’on retrouve chez Pierre Bourdieu, lorsque celui-ci désigne l’Etat comme le « lieu géométrique de toutes les perspectives », selon la formule de Leibniz sur Dieu, c’est-à-dire comme le point vue qui s’impose à tous les autres points de vue et à partir duquel tous ces autres de vue sont contraints de se définir2.

Je voudrais, ici, donner raison à Althusser : une théorie critique ne peut faire l’économie d’une théorie de l’Etat. Une pensée du pouvoir doit accorder une place centrale à un diagnostic de l’ordre étatique et de l’ordre du droit. Mais je voudrais essayer d’affirmer cette position tout en tenant compte de l’analyse foucaldienne. En d’autres termes, il s’agit pour moi de me demander à quelles conditions il est possible de repenser le problème de l’Etat, et peut-être même de la souveraineté, sans régresser par rapport à Foucault et aux apports qu’il a apporté à la théorie du pouvoir. Je voudrais dans ce cadre montrer comment l’on peut tirer des textes de Foucault, non seulement une pensée de l’Etat mais même l’idée selon laquelle l’analyse de l’Etat doit occuper une place essentielle dans un dispositif critique adossé à une pratique de l’émancipation. A mon sens, on a surestimé la critique de l’Etat chez Foucault. Loin de nous détourner d’une théorie de l’Etat et du droit, ses analyses peuvent nous permettre de reposer le problème de l’Etat et de réinvestir une théorie du droit.

II. Un anti-étatisme théorique

Bien sûr, je ne le nie pas et il faut même partir de là, il est incontestable que l’une des grandes ambitions et l’un des grands apports de Foucault a été de proposer d’élaborer une théorie du pouvoir sans l’indexer ou la faire dépendre d’une théorie de l’Etat. Il s’agissait de rompre avec la théorie du pouvoir comme souveraineté et donc l’idée selon laquelle l’Etat constituait le lieu central de production puis de propagation du pouvoir. L’hypothèse de la souveraineté présuppose que le pouvoir a un lieu, qu’il s’applique à la société et aux individus à partir d’un foyer central… et que ce foyer central, c’est l’Etat. Le pouvoir est pensé comme émanant de l’appareil d’Etat, de la structure juridique et exerçant sur la société des effets de conservation.

Selon Foucault, cette représentation est d’abord l’œuvre de la philosophie politique traditionnelle avec ses concepts de Loi, de volonté générale, de République, etc. Mais elle se retrouve également dans le marxisme, et notamment dans le marxisme défendu par Althusser, qui tend selon lui à analyser le pouvoir en privilégiant l’appareil d’Etat et la structure juridique – ce qui revient à rousseausier Marx3.

Comment inventer une analytique du pouvoir qui ne privilégierait plus l’appareil d’Etat ? C’est la grande préoccupation de Foucault à partir du milieu des années 1970. Et contre l’hypothèse de la souveraineté, Foucault va placer au cœur de sa théorie les notions d’« immanence », de « pluralité », de « multiplicité ». Il développe ce point, notamment, dans la section de la Volonté de savoir consacrée à l’élaboration de sa « méthode » (c’est le mot qu’il emploie)4. Foucault s’en prend aux théories qui fabriquent une image trop centralisatrice du pouvoir : celles qui parlent du « Pouvoir » comme « ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un Etat donné » (ce sont les théories du contrat social), ou celles encore qui désignent par là un « système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier » (ce sont les théories sociologiques ou marxistes)5. A ces paradigmes, qui construisent des transcendantaux et pensent en termes d’unité et de totalité, Foucault oppose une autre vision, habitée par les notions d’immanence et de multiplicité : « Par pouvoir, il me semble qu’il faut entendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent et sont constitutifs de leur organisation »6. Rendre intelligible l’exercice du pouvoir jusqu’en ses « effets les plus périphériques » impose dès lors de fabriquer un point de vue qui n’assignera pas le « pouvoir » à résidence, qui ne supposera pas l’existence d’un « point central », d’un « foyer unique » à partir desquels se propageraient les mécanismes de contrôle, etc. : « La condition de possibilité du pouvoir […] c’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables ». Il y a, par conséquent, une « omniprésence du pouvoir : non point parce qu’il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu’il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout »7.

Cette théorie de la dissémination des pouvoirs et des lieux des pouvoirs est, évidemment, très importante et elle a connu une très large postérité et diffusion. Nous vivons toujours dans l’horizon de cette théorie et nous devons y demeurer. Sans doute sa conséquence la plus belle est-elle qu’elle permet de concevoir la politique comme une activité infinie, interminable. Elle ouvre la voie à une politisation de tous les aspects de la vie sociale et à une prolifération des luttes. Penser les pouvoirs au pluriel impose de voir chaque lutte dans la singularité de son émergence et de son développement. Dès lors, une telle attention empêche de fixer a priori le lexique de la politique et la forme de l’action pratique, puisque celles-ci se redéfinissent en permanence, surgissent dans des lieux jamais prédéterminés, autour d’enjeux jamais identiques, à travers le temps et l’espace.

III. Une nouvelle conception de la politique

Cette analytique du pouvoir a contribué à redéfinir la conception de la politique, et c’est dans l’espace ouvert par cette conception que nous devons penser l’activité pratique aujourd’hui. D’abord, si nous acceptons l’idée selon laquelle le pouvoir n’a pas de lieu, alors il est nécessaire d’abandonner la croyance dans une hiérarchie entre les luttes : puisque la société n’a pas de centre, puisqu’elle est hétérogène, incohérente, éclatée, alors toutes les luttes (une grève, une manifestation contre la drogue, une révolte de prisonniers, etc.) restent locales, singulières, spécifiques. Aucune d’entre elles ne contient plus de politiques, ou plus d’enjeux qu’une autre. De la même manière que Pierre Bourdieu disait, contre la fascination spontanée pour les événements extraordinaires, qu’il n’existait pas, dans l’Histoire, de moments plus historiques que d’autres, on doit dire qu’il n’existe pas de combat plus politique que d’autres. Tous importent au même titre – c’est-à-dire pour eux-mêmes – et tous se valent.

Cette conception permet de libérer la gauche de l’obsession révolutionnaire ou, plus exactement, de donner les moyens de ne plus accorder le monopole de la radicalité aux actions qui s’inscrivent dans un horizon révolutionnaire. L’idée révolutionnaire suppose un lieu du pouvoir, un espace central qu’il faudrait s’efforcer de renverser, d’annuler ou d’occuper. Mais si les luttes sont sectorielles, alors les changements le seront toujours nécessairement eux-aussi. Ce qui ne signifie pas qu’ils seront de simples réformes. Ils peuvent être radicaux, ils peuvent bouleverser un état des choses. Mais ils demeureront situés, sectoriels – et dès lors laisseront toujours d’autres régions des mondes inchangés, dans l’état antérieur et appelant transformation. Après Foucault, une critique n’a plus besoin d’être révolutionnaire pour être radicale.

IV. Etat et pouvoirs

La vision du pouvoir introduite par Foucault à partir du milieu des années 1970 s’adosse à ce que l’on pourrait désigner comme un antiétatisme théorique : pour penser le pouvoir, il ne faut pas partir de l’Etat ; il faut rompre avec le modèle de l’Etat.

Elaborer une théorie du pouvoir qui fait l’économie d’une théorie de l’Etat amène Foucault à inverser les perceptions. C’est à partir de là qu’il énonce ce qui, je crois, constitue l’idée essentielle. Contrairement à ce que l’on croit, le pouvoir ne vient pas d’en haut. Il vient d’en bas : il s’enracine dans le jeu des rapports sociaux, des interactions quotidiennes, etc. ; il s’inscrit et se développe à partir de mécanismes infinitésimaux, dans des espaces invisibles et anodins, de manières sourde, etc. Et c’est pour cette raison qu’il est par nature dispersé, incohérent, pluriel et sectoriel. Parce que le pouvoir surgit de partout, il se redéfinit sans cesse, et échappe nécessairement à toute la logique unificatrice.

Affirmer que le pouvoir vient d’en bas, c’est opérer un coup d’Etat dans la théorie. Cela conduit en effet à assigner une place secondaire à l’Etat. L’Etat n’a pas l’initiative du pouvoir. Il n’est pas le lieu d’élaboration des mécanismes du pouvoir ni le point à partir duquel ceux-ci irradient et s’emparent du corps social. Les logiques du pouvoir obéissent à une forme de non-étatisme, voire d’anarchisme.

Cependant, contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture rapide, cela ne signifie en aucun cas que l’Etat soit absent de la vision de Foucault. L’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas ne conduit pas à de désintéresser de l’Etat ou à l’éliminer comme objet de la théorie. Au contraire, la vision foucaldienne est solidaire d’une certaine image de l’Etat, d’une certaine conception de l’Etat dans ses rapports aux pouvoirs8.

Foucault va développer l’idée selon laquelle l’Etat intervient bien sûr dans les jeux du pouvoir, mais uniquement dans un temps second. Par exemple, il assigne à l’Etat la position d’un relai : lorsqu’il y trouve un intérêt, l’Etat (ou la classe dominante) se branche sur des mécanismes de pouvoir préexistants pour les utiliser et, éventuellement, les généraliser, à son profit. C’est ce que Foucault écrit dans l’introduction de son cours « Il faut défendre la société », lorsqu’il souhaite clarifier l’écart entre son travail et la théorie marxiste :

« Il n’y a pas eu la bourgeoisie qui a pensé que la folie devait être exclue ou que la sexualité infantile devait être réprimée, mais les mécanismes d’exclusion de la folie, les mécanismes de surveillance de la sexualité infantile, à partir d’un certain moment, et pour des raisons qu’il faut étudier, ont dégagé un certain profit économique, une certaine utilité politique et, du coup, se sont trouvés tout naturellement colonisés et soutenus par des mécanismes globaux et, finalement, par le système de l’État tout entier. Et c’est en s’accrochant, en partant de ces techniques de pouvoir et en montrant le profit économique ou les utilités politiques qui en dérivent, dans un certain contexte et pour certaines raisons, que l’on peut comprendre comment effectivement ces mécanismes finissent par faire partie de l’ensemble. Autrement dit : la bourgeoisie se moque totalement des fous, mais les procédures d’exclusion des fous ont dégagé, libéré, à partir du XIXe siècle et encore une fois selon certaines transformations, un profit politique, éventuellement même une certaine utilité économique, qui ont solidifié le système et qui l’ont fait fonctionner dans l’ensemble. La bourgeoisie ne s’intéresse pas aux fous, mais au pouvoir qui porte sur les fous ; la bourgeoisie ne s’intéresse pas à la sexualité de l’enfant, mais au système de pouvoir qui contrôle la sexualité de l’enfant. La bourgeoisie se moque totalement des délinquants, de leur punition ou de leur réinsertion, qui n’a économiquement pas beaucoup d’intérêt. En revanche, de l’ensemble des mécanismes par lesquels le délinquant est contrôlé, suivi, puni, réformé, il se dégage, pour la bourgeoisie, un intérêt qui fonctionne à l’intérieur du système économico-politique général. »9

Cette conception de l’Etat comme instance seconde et secondaire, cette représentation du souverain comme force qui utilise des mécanismes élaborés ailleurs, ou qui, selon ses intérêts, y répond, les exploite ou les généralise sera très souvent reprise par Foucault. Elle est d’ailleurs au cœur de Surveiller et Punir. Foucault s’interroge en effet, à la fin de son ouvrage, sur la naissance de la « société disciplinaire » : si la discipline comme contrôle continu, comme mode de répartition et d’individualisation, comme technique de surveillance, etc. est apparue, d’abord, de manière dispersée, locale, dans certaines institutions marginales, closes et austères, elle s’est ensuite généralisée et s’est propagée à l’ensemble du corps social. Comment expliquer cet « essaimage » des mécanismes disciplinaires ? Pour le comprendre, il faut invoquer l’action de l’Etat. La redistribution de la discipline des bords du monde social à son centre s’est opérée notamment à travers l’action de la police, de l’administration, et du quadrillage quotidien de la population qu’elle opère. Ainsi, l’« extension des dispositifs de disciplines » au long des XVIIe et XVIIIe, leur « multiplication à travers tout le corps social », résulte d’une « étatisation » de ses mécanismes10.

On a parfois tendance à croire que l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas constitue une autre manière d’évoquer la manière dont, selon Foucault, le pouvoir fonctionne dans les sociétés contemporaines depuis le XIXe siècle. Cette conception s’opposerait au concept de « souveraineté ». Pourtant, il est frappant de constater que Foucault a donné à l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas une extension et une validité beaucoup plus larges. Il s’en est servi également à la fin des années 1970 pour repenser le concept de souveraineté et le concept de pouvoir souverain. A tel point que l’on peut se demander si Foucault considère que la souveraineté et la discipline constituent, finalement, deux façons de gérer les forces immanentes, ou bien si, au contraire, il décide de récuser l’idée de pouvoir souverain et de faire voler en éclat la distinction souveraineté/discipline mise en place dans Surveiller et Punir en désignant désormais la souveraineté comme une illusion.

Ainsi, dans le texte sur « La vie des hommes infâmes » consacré aux lettres de cachet et à la monarchie absolu, Foucault rappelle que la lettre de cachet évoque d’ordinaire l’arbitraire royal, c’est-à-dire la logique pure de la souveraineté, d’un pouvoir qui, d’en haut, frappe le corps social. Et pourtant c’est une logique inverse qui est ici à l’œuvre : il faut, dit-il, voir l’Etat souverain comme un prolongement de forces venues d’en bas, comme une chambre d’écho. L’Etat, c’est un service public qui répond à une demande :

« La lettre de cachet, l’internement, la présence généralisée de la police, tout cela n’évoque, d’habitude, que le despotisme d’un monarque absolu. Mais il faut bien voir que cet « arbitraire » était une sorte de service public. Les « ordres du roi » ne s’abattaient à l’improviste, de haut en bas, comme des signes de la colère du monarque, que dans les cas les plus rares. La plupart du temps, ils étaient sollicités contre quelqu’un par son entourage, ses père et mère, l’un de ses parents, sa famille, ses fils ou filles, ses voisins, le curé de l’endroit parfois, ou quelque notable ; on les quémandait, comme s’il s’agissait de quelque grand crime qui aurait mérité la colère du souverain, pour quelque obscure histoire de famille, : époux bafoués ou perdus, fortune dilapidée, conflits d’intérêts, jeunes gens indociles, friponneries ou beuveries, et tous les petits désordres de la conduite. La lettre de cachet, qui se donnait comme la volonté expresse et particulière du roi de faire enfermer l’un de ses sujets, hors des voies de la justice régulière, n’était que la réponse à cette demande venue d’en bas. Mais elle n’était pas accordée de plein droit à qui la demandait ; une enquête devait la précéder destinée à juger du bien-fondé de la demande ; elle devait établir si cette débauche ou cette ivrognerie, ou cette violence et ce libertinage méritaient bien un internement, et dans quelles conditions et pour combien de temps : tâche de la police, qui recueillaient pour ce faire, témoignages, mouchardages, et tout ce murmure douteux qui fait brouillard autour de chacun. »11

L’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas (la discipline est l’un des types de pouvoir venu d’en bas) et qu’il s’élabore de façon immanente et disséminée n’amène donc pas à éliminer l’Etat de la théorie politique. Elle amène à forger une nouvelle conception de l’Etat – une conception que l’on pourrait désigner comme instrumentale : l’Etat est relégué au rang d’instrument, de lieu qui distribue et multiplie des mécanismes de pouvoir nés ailleurs et autonomes par rapport à lui. Les logiques du pouvoir ont une certaine autonomie par rapport à l’Etat, qui se les approprie parfois lorsque celles-ci semblent utiles à sa perpétuation : l’Etat généralise certains mécanismes, dont l’émergence se situe ailleurs, pour consolider un ordre donné. Ou bien il utilise des forces qui émergent ailleurs à son profit12.

Dans la théorie contemporaine, la conséquence qui a été tiré de cette vision est une satellisation de l’Etat, à la fois dans la pensée critique et dans la pratique politique. D’un point de vue épistémologique et méthodologique, pour comprendre le pouvoir, il serait nécessaire de détourner le regard de ce lieu unifiant, centralisateur et transcendant, afin de scruter l’espace dispersé des rapports sociaux et interindividuels. D’un point de vue politique également, il faudrait se déprendre d’une certaine obsession pour l’Etat, d’une sorte de fixation politique : il faudrait prendre acte du fait que ce n’est pas en changeant l’Etat que l’on changera les mécanismes du pouvoir. Le lieu de la contestation ne se limite pas à l’espace de la politique et du droit. Ce qui, bien sûr, n’implique en aucun cas de se désintéresser des transformations juridiques : le droit reste un enjeu de mobilisation dans la pensée foucaldienne, mais les techniques de résistances ne se réduisent pas à des questions juridiques, et doivent se déployer sur d’autres plans également (éthique, mode de vie, invention pratique, etc.), cf. John Holloway, James C. Scott, etc.

V. Replacer l’Etat et le droit au centre de la théorie critique

A l’inverse de ce type de perception, j’aimerais ici avancer l’idée selon laquelle il est possible de tirer de l’analytique foucaldienne autre chose qu’une marginalisation de l’Etat. Je voudrais montrer qu’il est possible de placer l’Etat au centre de la théorie politique et du diagnostic de notre présent tout en conservant l’idée de pouvoirs immanents et disséminés – et je voudrais même montrer que ce geste est nécessaire, que ces deux conceptions s’appellent l’une l’autre.

Je crois en effet qu’il est possible de faire un usage critique de la représentation foucaldienne des liens entre Etat et pouvoirs. Foucault présente l’Etat comme une instance qui utilise, fait relai, généralise, centralise, etc. des mécanismes de pouvoirs élaborés ailleurs ; L’Etat consolide, perpétue, instrumentalise des dispositifs venus d’en bas. Dans ce cadre, il est dépeint comme dépendant de logiques élaborées en dehors de lui, et s’adossant à elles. Mais après tout, ce diagnostic pourrait être constitué non pas comme un donné mais plutôt comme un problème qui ouvrirait la possibilité de mener une investigation critique et problématisante. L’Etat est-il condamné en effet, par rapport aux demandes venues d’en bas, à jouer un rôle de chambre d’échos ? Ne pourrait-il pas occuper une autre place – incarner une autre fonction, et, par exemple, jouer un rôle de filtre ? Ne pourrait-on pas imaginer que l’importance de l’Etat soit précisément sa capacité à contrer des forces immanentes au corps social pour imposer une autre rationalité et d’autres modes de perception ? Et dire de l’Etat qu’il instrumentalise des forces venues d’ailleurs n’est-ce finalement pas prendre acte d’un échec de l’Etat, et donc appeler à l’élaboration d’un autre régime politique ?

Plutôt que de marginaliser l’Etat, l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas pourrait donc amener à lui faire occuper une place centrale. Non pas, certes, pour le considérer, comme on le fait traditionnellement, comme le lieu d’élaboration et de diffusion du pouvoir contre lequel les forces de résistances doivent se concentrer. Non, la position nouvelle de l’Etat serait d’être l’un des seuls espaces capables de s’opposer aux pouvoirs qui viennent d’en bas, d’y résister, de les filtrer, de les contourner, pour permettre à la vie sociale d’être moins violente, plus émancipatrice, plus rationnelle (j’emploie le mot à dessein). Si le pouvoir vient d’en bas, alors peut-être que l’un des seuls espaces possibles de la contre-attaque se trouve en haut.

De la même manière que, chez Levinas, la paix n’est pas pensée comme un état opposé à la guerre et à la violence mais est conceptualisée, au contraire, comme un état violent, un état de guerre, mais de guerre contre la guerre, et de violence contre la violence, on pourrait imaginer la possibilité d’utiliser le pouvoir d’Etat pour en faire un pouvoir contre le pouvoir, un pouvoir qui s’opposerait au pouvoir qui vient d’en bas – bref, un pouvoir non violent. Si le pouvoir vient d’en bas, si le système disciplinaire constitue le mode de gouvernement du monde social, le pouvoir d’Etat n’est pas nécessairement discrédité ou renvoyé au passé. Car il peut être autre chose qu’une chambre d’enregistrement et qu’une chambre d’échos à ces forces qui lui échappent. On pourrait penser l’Etat, comme une force qui, parce qu’elle vient d’en haut, pourrait contrer le pouvoir qui vient d’en bas et, ainsi, nous délivrer des forces latérales et des logiques disciplinaires. Ce n’est évidemment qu’une possibilité, ce n’est peut-être pas encore le cas, mais il n’est pas impossible d’y réfléchir et de l’envisager.

Je ne crois pas, en proposant une telle affirmation, solliciter exagérément Foucault, et je crois même que l’on trouve chez lui des analyses qui suggèrent une telle approche.

Par exemple dans un entretien de 1981 intitulé « Est-il donc important de penser », Foucault apporte un relatif soutien aux premières mesures du gouvernement socialiste et de François Mitterrand. Il insiste sur le fait que, selon lui, les premières déclarations sont conformes à ce que l’on pourrait appeler une « logique de gauche »13. Or il est intéressant de noter comment Foucault définit une telle logique de gauche, c’est-à-dire pour quelles raisons il accorde une valeur positive aux premières actions du gouvernement socialiste à ses débuts : « Sur le nucléaire, les immigrés, la justice, le gouvernement a ancré ses décisions dans des problèmes réellement posés en se référant à une logique qui n’allait pas dans le sens de l’opinion majoritaire »14. Une « logique de gauche » est ainsi définie par son écart avec l’opinion majoritaire. C’est la prise de distance de l’Etat avec les sentiments partagés, c’est sa rupture avec la démagogie qui rend possible l’adoption de mesures courageuses et « de gauche ». Foucault dit même explicitement que le plus remarquable à ses yeux dans les premiers mois du gouvernement socialiste est que « les mesures ne vont pas dans le sens de l’opinion majoritaire. Ni sur la peine de mort, ni sur la question des immigrés, les choix ne suivent pas l’opinion la plus courante »15.

Bien entendu, Foucault ne sous-entend pas ici que toute mesure qui irait dans un sens contraire aux opinions majoritaires serait nécessairement positive, ni que la majorité ait systématiquement tort ou incarnerait un pouvoir dangereux. Une telle position, formulée de manière aussi générale, n’aurait aucun sens. Mais, néanmoins, il exprime le fait que l’élaboration de réformes qui vont dans le bon sens suppose une certaine autonomie de l’Etat, du gouvernement, par rapport aux aspirations directes du « peuple », c’est-à-dire des gouvernés. Il y a donc bien ici une sorte de réévaluation peut-être pas le la fonction souveraine – je reviendrai sur ce point -, mais d’une intervention de nature étatique, qui s’impose de l’extérieur au corps social et contrevient à la façon dont il se gouverne de manière transversale. Tout se passe ici comme si la logique de gauche renvoyait à des actions gouvernementales, qui viennent d’en haut, qui s’imposent au bas et à ses aspirations pour générer d’autres régulations et peut-être desserrer les contraintes éprouvées par chacun. Foucault fait ici jouer une fonction positive à une intervention quasi-souveraine de l’Etat sur le corps social.

D’ailleurs, il est frappant de constater que Foucault utilise également ce mode de valorisation de l’Etat dans Naissance de la biopolitique, cette fois à propos du totalitarisme. Dans l’un de ses cours, Foucault prend ses distances en effet avec l’analyse proposées par les ordolibéraux du nazisme. Pour eux, en effet, le nazisme incarnerait les risques d’une croissance indéfinie du pouvoir étatique. Le nazisme serait, au fond, l’une des formes de l’étatisme poussé à l’extrême, en sorte que, si nous ne voulons plus connaître d’expérience totalitaire, il faut poser des limites fortes à l’expansion de l’Etat. Loin de partager cette analyse, Foucault insiste au contraire sur le fait que, selon lui, le nazisme constitue « la tentative la plus systématique de mise en état de dépérissement de l’Etat ». Pour Foucault, le nazisme constitue une organisation juridique dans laquelle l’Etat a perdu sa personnalité, son autonomie et a été relégué au rang d’instrument du peuple. Le totalitarisme représente dès lors non pas un système d’étatisation de la société, mais un mouvement dans lequel la société abolit l’Etat, dans lequel le peuple se représente lui-même directement, et donc dans lequel il n’existe plus de structure juridique qui filtre les aspirations du peuple et qui affirme son autonomie par rapport à elles. « La destruction systématique de l’Etat, en tous cas sa minorisation à titre de pure et simple instrument de quelque chose qui était la communauté du peuple, qui était le principe du Führer, qui était l’existence du parti, cette minorisation de l’Etat marque bien la position subordonnée qu’il avait. »16

Le diagnostic des systèmes juridiques et des systèmes étatiques constituent un enjeu essentiel pour la théorie critique – surtout si l’on adopte la vision foucaldienne du pouvoir. Il s’agit d’évaluer le rapport de ces systèmes aux forces ou aux dispositifs qui façonnent nos vies et nos subjectivités. Les questions qu’il faut poser seraient : l’Etat contribue-t-il à perpétuer des pouvoirs, forces « négatives » ou, au contraire, essaye-t-il de leur barrer la route pour faire vivre une éthique et une relationnalité sociale plus vivable, plus émancipatrice ? Sur quelles bases peut-on fonder un système juridique qui introduirait plus de rationalité, de justice ?

Au fond, de la même manière que, chez Althusser, l’antihumanisme théorique apparaît finalement comme la condition d’un véritable humanisme pratique, l’antiétatisme théorique de Foucault pourrait aboutir à un étatisme pratique, à une pratique de l’Etat, à une vision de l’Etat non pas comme instance négative mais comme un dispositif capable de produire des effets positifs.

VI. Droit, autonomie et invention

Mais évidemment, nous nous trouvons ici devant une difficulté. Car s’inscrire dans cette optique, n’est-ce pas, au fond, réinstaurer un pouvoir de nature souverain et valoriser, réévaluer la souveraineté ? Vouloir lever des contraintes disciplinaires et immanentes, et faire jouer, dans ce cadre, un rôle positif au droit comme filtre et à l’intervention de l’Etat, n’est-ce pas faire retour à la notion de souveraineté, et, avec elle, à une conception régressive du pouvoir comme sujétion, obéissance, régulation, etc. ?

Ce n’est pas sûr. Ce n’est pas forcément comme ça qu’il faut le dire. Un passage du cours « Il faut défendre la société » montre que Foucault a eu conscience de cette difficulté et voulait y échapper. Il y insiste en effet sur le fait que si l’on souhaite défaire l’emprise des disciplines alors il faut nécessairement réévaluer la fonction du droit et se tourner vers des dispositifs juridiques. Déjouer les disciplines requiert l’invention d’un système juridique, d’un nouveau droit. Mais Foucault insiste immédiatement sur le fait que faire retour au droit ne devrait certainement pas signifier opérer un retour à l’idée de souveraineté. Car selon lui, il ne faut pas chercher à opposer souveraineté et discipline ; il faut plutôt tenter d’inventer un nouveau droit – c’est-à-dire un droit qui serait le plus affranchi possible du principe de souveraineté : un nouvel ordre juridique donc qui, tout en étant anti-disciplinaire, serait, en même temps, anti-souverain17.

Il est difficile d’imaginer quelle forme pourrait revêtir un droit « non souverain », un droit qui ne fonctionnerait pas à la souveraineté, et à quelle conception de l’Etat devrait s’adosser ce type de droit.

Mais je voudrais pour conclure souligner que, selon moi, si l’on devait en imaginer la forme, il faudrait se pencher vers les traditions qui ont essayé de penser le droit comme un instrument d’imagination.

En effet, ce que Foucault valorise dans l’Etat, ce qui lui permet de redonner une sorte de valeur à l’Etat, c’est sa capacité à être autonome par rapport au monde social, à le filtrer, à faire émerger une législation qui ne coïncide pas avec l’opinion majoritaire, etc. Cette vision me semble essentielle pour construire une théorie critique du droit et de l’Etat aujourd’hui. C’est une belle conception, que l’on pourrait par exemple rapprocher de la redéfinition de l’idée démocratique que Durkheim proposait dans Leçons de sociologie. Durkheim entendait en effet montrer, dans ces cours, que la démocratie ne saurait s’entendre au sens de représentation : la démocratie ne constitue pas un régime dans lequel les gouvernants représentent les gouvernés,  c’est-à-dire dans lequel l’Etat constituerait un calque de la société et dans lequel sa volonté se confondrait avec la volonté de ses sujets. Au contraire, l’idéal démocratique est un idéal de « rationalité ». L’idée démocratique repose sur la construction d’un groupe autonome par rapport à la société et chargée de poser les problèmes rationnellement. Ce groupe autonome et spécialisé, c’est l’Etat. L’idée d’Etat suppose donc une coupure avec la société, et, surtout, une valorisation de cette coupure. C’est elle en effet qui permet l’existence d’un lieu capable d’élaborer des représentations, des volitions, neuves, originales « Le rôle de l’État, en effet, n’est pas d’exprimer, de résumer la pensée irréfléchie de la foule, mais de surajouter à cette pensée irréfléchie une pensée plus méditée, et qui, par suite, ne peut pas n’être pas différente. C’est, et ce doit être un foyer de représentations neuves, originales, qui doivent mettre la société en état de se conduire avec plus d’intelligence que quand elle est mue simplement par les sentiments obscurs qui la travaillent. »18

Sans doute faut-il rompre avec la rhétorique durkheimienne d’opposition entre les passions de la foule et la raison de l’Etat, dont on sait qu’elle peut être le fondement de certaines pulsions antidémocratiques ou proches du racisme de classe, etc. Mais il y a néanmoins un intérêt certain à cette analyse. Durkheim propose ici une vision singulière de l’idéal démocratique. La démocratie, ce n’est pas le règne de la « volonté générale » mais le règne de la raison ; c’est le fait qu’une société se dote d’un organe spécialisé chargé d’introduire plus de rationalité dans le monde. En ce sens, l’importance de l’Etat réside dans sa coupure avec le monde social. Son autonomie n’est pas un défaut mais, au contraire, sa raison d’être. C’est cette situation qui donne la capacité à contrer les forces sociales immanentes, et à inventer un mode de gestion différent de celui qu’on pense spontanément. L’Etat peut être pensé comme un lieu central d’élaboration de manières inédites de voir le monde.

Une critique du droit devrait mettre en avant ce qui constitue la singularité et la force du système juridique : sa capacité à créer des fictions. L’Etat, à travers l’ordre du droit, construit et impose des réalités différentes de nos manières spontanées de voir. Le système juridique est le monde de l’invention, de l’expérimentation, de la création. L’ordre du droit peut fonctionner à la production d’un ordre émancipé des contraintes des faits et de la nature au nom d’une rationalité immanente propre. Plutôt que de se calquer sur les perceptions spontanées, sur nos manières immédiates de voir, sur le pouvoir qui vient d’en bas, le droit est capable de construire un nouveau monde. L’Etat peut produire et imposer des constructions inédites de la réalité, contre d’autres constructions installées, sédimentées, non interrogées. C’est un lieu d’initiative.

Yann Thomas a analysé le fonctionnement de ces fictions dans le domaine du droit civil romain, avec les règles du testament ou encore de l’adoption. Le droit peut inventer des faits qui n’existent pas, ou nier des faits qui existent, etc. Il fonctionne, dans tous les domaines, à la fiction, positive ou négative19. En d’autres termes, l’Etat dispose des moyens d’introduire une distance avec la réalité, de contrer les perceptions spontanées au nom d’un certain nombre d’exigences. Et c’est dans cet espace de fiction que se loge la possibilité d’élaborer un monde plus rationnel et plus émancipateur. Il arrive que l’on s’amuse des artifices du droit, que l’on point parfois du doigt leur « absurdité », etc. Mais en fait, cet aspect fictif, artificiel, constitue ce pour quoi il n’est pas seulement un instrument de contrainte, mais aussi l’un des lieux possibles de l’invention et de la libération. La grandeur du droit réside dans l’écart qu’il peut prendre avec la construction sociale et spontanée de la réalité. Et c’est peut-être dans cet espace fictif, de fiction, d’expérimentation, que se loge la possibilité, évoquée et appelée par Foucault, de se départir positivement de soi, d’être indiscipliné et d’entretenir en même temps avec l’ordre juridique autre chose qu’un rapport de souveraineté.

VII. Exemple : que signifie élaborer une critique de la pénalité ?

Pour conclure, je voudrais montrer comment fonctionne l’application de la théorie critique de l’Etat que je propose à un objet précis, à savoir la question du droit pénal et de la répression, en prenant un court exemple tiré de mon dernier livre, Juger. L’Etat pénal face à la sociologie.

La question du crime, du droit, de la pénalité, nous confronte à la question du traumatisme et de la réponse à l’agression subie. Il y a une économie psychique de la blessure qui pousse à répondre à la violence par la violence, à transformer le choc du traumatisme en force qui se dirige vers autrui (ou d’autres autrui) pour faire souffrir.

Dans La Généalogie de la morale, Nietzsche décrit la façon dont l’institution de la Justice s’articule à et découle de la logique du traumatisme et de la compensation : être affecté engendre une inclination à vouloir faire souffrir. C’est la nécessité psychique d’accomplir ce cycle de réactions qui pousse à punir, à réprimer et donc à chercher un responsable. En d’autres termes, la Justice ne repose pas, d’abord, sur l’institution d’une logique de la responsabilité. Elle s’articule au fonctionnement d’une économie des blessures. À l’origine du droit pénal, on trouve la croyance selon laquelle il serait possible de trouver une équivalence entre dommage et douleur : le dommage subi semble nécessiter, comme compensation juste, l’administration d’une douleur à un tiers. Et peu importe, au fond, que ce tiers soit l’auteur réel du dommage, qu’il l’ait causé volontairement ou non. La blessure exige de punir quelqu’un, et c’est cette exigence dont découle la construction du droit pénal et de l’institution de la Justice. Ce n’est pas parce qu’un individu est vu comme responsable qu’on veut le punir. C’est parce qu’on veut punir, qu’on veut faire souffrir, que l’on désigne quelqu’un comme responsable :

« Pendant la plus longue période de l’histoire humaine, on n’a nullement puni parce qu’on tenait le malfaiteur pour responsable de son action, donc pas du tout en supposant que seul le coupable doit être puni : – non, comme le font encore aujourd’hui les parents avec leurs enfants, on punissait par colère, du fait qu’on avait subi un dommage. »20

Je suis personnellement convaincu de la très grande force de l’économie psychique décrite par Nietzsche. Elle se situe à la racine de la dynamique de la répression et de la punition. Dès lors, voici la forme que doit prendre une réflexion critique sur le système pénal et l’appareil répressif. Elle doit s’interroger sur la relation de ces dispositifs à ce jeu pulsionnel. L’ordre juridique n’a de sens et d’intérêt que s’il représente un instrument de rationalisation qui filtre les perceptions spontanées, que s’il fonctionne comme une technique de subjectivation qui permet de, voire nous force à, prendre un recul par rapport à nous-mêmes et à nos impulsions premières afin d’apaiser le monde. Élaborer une critique de la répression et des pulsions répressives consiste à se demander dans quelle mesure le système de la pénalité moderne instaure un ordre plus rationnel – et même, pourquoi pas, plus démocratique – par rapport aux logiques spontanées des passions, ou s’il ratifie celles-ci et leur fait une place dans le jeu de la Loi.

Or, de ce point de vue, mon analyse va consister à montrer qu’il y a quelque chose d’étrange, de paradoxal, dans le système du jugement dans lequel nous évoluons et qui s’empare de nous. La figure du procureur ou de l’avocat général qui se substitue à la victime lors du procès représente incontestablement, en un sens, une institution importante, et même un progrès. Elle est solidaire d’un cadre qui entend gérer la réaction au crime d’une manière rationnelle et dépassionnée par rapport aux réactions spontanées. Il s’agit d’instituer un filtre entre la logique judiciaire et la logique passionnelle du traumatisme et de la réaction à la blessure. C’est souvent important dans les affaires de légitime défense, où les revendications de sanction de la part des parties civiles peuvent ne pas être relayées par l’accusation, au nom d’impératifs juridiques ou rationnels.

Mais, bizarrement, l’appareil pénal ne rompt avec les passions spontanées qui viennent d’en bas que pour procéder, à son tour, à un traitement fantasmatique des illégalismes qui traduit une passion de la répression peu justifiable d’un point de vue rationnel. Que signifie, en effet, la logique pénale ? Elle veut dire que, quand un crime survient, l’État dépossède la victime de ce qui s’est passé et prend sa place ; il se pose lui aussi comme victime – et même, plutôt, comme la victime principale. Autrement dit : il ajoute un crime au crime commis. Il ajoute une victime. D’un acte violent, il en fait deux : l’un qui se déroule sur le plan civil, et l’autre, parallèlement, qui se déroule sur le plan pénal. L’État pénal crée deux crimes là où il n’y en avait qu’un : l’un contre la victime, l’autre contre l’État.

Construire le crime comme crime contre l’ordre public, désigner chaque acte délictueux comme agression contre « la société », ce n’est pas, on le comprend, instaurer un ordre rationnel. C’est, plutôt, reproduire un cycle de la violence et nous installer dedans, répondre violemment à la violence et traumatiquement au traumatisme ? (Et ce dispositif peut exercer de la violence et du traumatisme sur la victime elle-même) D’où l’importance de se demander pourquoi l’Etat institue un tel système, dans quel but, dans quel intérêt… On voit qu’il ne s’agit pas ici de critiquer le droit en tant que tel. Il y a différentes conceptions de la Loi et de la Justice, et toutes ne relèvent pas d’une telle construction. Je m’interroge sur la logique pénale, sur le système répressif, afin d’évaluer si ces institutions sont fidèles à l’usage émancipateur que l’on pourrait faire d’elles – ou si, au contraire, elles sont gouvernées par des logiques contestables dont il faut évaluer la nature, comprendre les effets et saisir les finalités. Autrement dit, s’en prendre à la pratique de la répression et au droit pénal comme je le fais dans mon livre, ce n’est pas s’en prendre à l’Etat. Ce serait même plutôt s’en prendre à ce qui demeure non étatique dans l’Etat, non juridique, non démocratique dans la souveraineté. C’est chercher à diagnostiquer les failles du droit, les lieux où celui-ci ne produit pas les effets émancipateurs qu’il devrait produire s’il était fidèle à son concept.

A partir de ce moment-là, le rôle d’une théorie critique est de se demander dans quelle mesure le raisonnement sociologique, des préoccupations éthiques, des valeurs libertaires ou pluralistes, etc., peuvent être un point de départ pour imaginer d’autres dispositifs, nous apprendre à comprendre le crime autrement, à regarder la causalité et la responsabilité autrement, à construire d’autres narrations de ce qui arrive afin d’introduire plus de rationalité et moins de violence, plus de liberté et moins de répression. Peut-on envisager une autre construction de la pénalité ? Quels sont les limites et les impensés des dispositifs actuels ? Comment échapper aux impasses des systèmes du jugement et de la répression tels qu’ils existent pour concevoir une prise en charge plus démocratique et plus artificiel de ce que rendre la Justice pourrait vouloir dire ? Ce sont ces analyses que j’essaie de mener.

Conclusion : Au nom de la Loi

Pour conclure, je voudrais dire que selon moi, l’adoption d’une position globalement et unilatéralement anarchiste n’a pas grand sens parce que l’État ne constitue pas une substance immuable à laquelle serait nécessairement adossée telle ou telle caractéristique. Certains cadres qui, à un moment, définissent la pratique de l’État peuvent être démantelés, disparaître, être abattus, et d’autres peuvent les remplacer. Ce qui constitue l’État n’est pas une chose donnée, mais une construction politique, sujette à transformation et à choix. Ce qui est étatique à un moment donné peut cesser de l’être. Et des dispositifs qui ne le sont pas peuvent le devenir. En d’autres termes, critiquer le système étatique (par exemple de la pénalité) veut dire proposer que certaines pratiques étatiques cessent et essayer, à l’inverse, que l’État se donne à lui-même d’autres règles, que d’autres pratiques deviennent les pratiques de l’État. Critiquer l’État, c’est toujours questionner ce qui est étatique à une période précise. Et c’est donc aussi s’interroger sur la possibilité d’un autre État ou, du moins, sur des transformations souhaitables et possibles. La pratique qui interroge sans cesse et toujours plus méticuleusement le fonctionnement de l’ordre juridique et ses fondements est non seulement légitime, mais fidèle à l’esprit de la Loi et de l’État.

1 Louis Althusser, Initiation à la philosophie pour les non philosophes, Paris PUF, 2014, p 233-236.

2 Pierre Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 16.

3 Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 1008.

4 Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 121.

5 Ibid.

6 Ibid., pp. 121-122.

7 Ibid., pp. 121-122.

8 Voir Arnault Skornicki, La Grande soif de l’Etat. Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2015.

9 Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Gallimard, 1997, pp. 29-30.

10 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, pp. 244-248.

11 Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 246.

12 Michel Foucault, « Il faut défendre la souveraineté », op. cit., pp. 52-53

13 Sur le rapport de Michel Foucault à la gauche, cf. Didier Eribon, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Paris, Leo Scheer, 2007.

14 Michel Foucault, « Est-il donc important de penser » in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 998.

15 Ibid.

16 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard-Seuil, 2004, pp. 115-116.

17 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 35.

18 Emile Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1995, pp. 125-126.

19 Cf. Yann Thomas, « La fiction » in Les opérations du droit, Paris, Seuil/Gallimard, 2011. Et Marcela Iacub, Le crime était presque sexuel, Paris, Flammarion, 2005.

20 Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, in Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 256.

Rapport compréhensif

Á propos de Foucault, de l’Etat et de l’anarchisme
Rapport compréhensif sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie pour un séminaire ETAPE

Manuel Cervera-Marzal

Auteur de Pour un suicide des intellectuels (Textuel, 2016) et Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? (Bord de l’eau, 2016)

Le texte soumis à discussion pour ce séminaire de recherche libertaire ETAPE du 11 décembre 2015 par le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie s’articule autour de l’interrogation suivante : Quelle place la pensée critique doit-elle accorder à l’Etat, et comment conceptualiser celui-ci ? Cette question est aussi au cœur du dernier livre de l’auteur, consacré à la justice pénale (Juger. L’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, 2016). Partant, ce texte est guidé par deux enjeux. D’abord, réintroduire l’analyse du droit et de l’Etat dans la théorie critique et, éventuellement, dans la pratique émancipatrice. Ensuite, explorer les possibilités d’une conception positive du droit et de l’Etat.

Préalables : Dans le contexte des travaux précédents de Geoffroy de Lagasnerie

En guise de contextualisation, soulignons que ce texte s’inscrit dans une réflexion de longue haleine. Par trois voies différentes, il est lié aux précédents ouvrages de son auteur.

D’abord, il participe d’une tentative de refonder une théorie critique, émancipatrice, sur une base radicalement pluraliste. L’ambition est de réarmer intellectuellement la gauche en l’aidant à dépasser une série d’apories conceptuelles et de postures incantatoires. Ce défi passe notamment, aux yeux de l’auteur, par la rupture avec une pensée fondée sur le commun, la communauté, le public, l’appartenance, le lien social et l’unité. Ce à quoi nous devrions nous montrer davantage sensible repose du côté de la subjectivation politique, qu’elle prenne la forme de la fuite, la sédition ou de l’individuation. La théorie critique promue par Lagasnerie repose sur une triple exigence d’immanence (saisir les résistances à l’œuvre pour les thématiser), d’interdisciplinarité (philosophie/sociologie) et d’imagination (explorer les conditions favorables à l’innovation intellectuelle).

Deuxièmement, à l’image des précédentes réflexions de Lagasnerie, le texte discuté lors de ce séminaire ETAPE assume une importante dette intellectuelle à l’égard de Pierre Bourdieu et Michel Foucault. Dans La dernière leçon de Michel Foucault (Fayard, 2012), Lagasnerie relit les cours au collège de France de 1978-1979 (Naissance de la biopolitique) afin d’élaborer une critique (immanente) du néolibéralisme, qui ne revienne pas en deçà du libéralisme, c’est-à-dire qui évite les impasses d’une critique pré-libérale du libéralisme, nostalgique de l’Unité et de ses incarnations (la Société, l’Etat, la Politique). Dans Sur la science des œuvres (Cartouche, 2011) et L’empire de l’université (Amsterdam, 2007), Lagasnerie part de Bourdieu afin de critiquer l’idée qu’il faille défendre « l’autonomie » de l’université et de montrer qu’il convient davantage d’œuvrer à la démultiplication des paroles hérétiques. Mais le recours à Bourdieu et à Foucault n’est jamais dogmatique car, comme le savent ceux qui ont pensé dans les pas de leur maître, les véritables disciples sont, au fond, des hérétiques. Ils se tiennent à distance des gardiens du temple qui, en voulant conserver intacte la pensée du maître, ne font que la pétrifier.

Enfin, en s’attaquant à la question de l’Etat, Geoffroy de Lagasnerie prolonge des questionnements déjà entamés dans L’art de la révolte. Snowden, Assange Manning (Fayard, 2015 : comment l’Etat impose des appartenances à ses sujets, s’arrime à la Nation et exige la publicité des actions citoyennes ?) et dans Logique de la création (Fayard, 2011 : comment les marges de l’université favorisent-elles la créativité artistique, littéraire et scientifique ?).

Le texte soumis à la discussion propose un raisonnement en quatre étapes. Après un rappel des vertus de la conceptualisation foucaldienne du pouvoir, il esquisse les voies d’une théorie critique pour laquelle l’Etat ne serait considéré ni comme un phénomène marginal ni comme une instance souveraine. Dans un troisième temps, Lagasnerie invite à imaginer l’Etat comme un filtre des dispositifs de pouvoir plutôt que comme un écho de ces dispositifs. Cette révolution conduit à se défaire d’une vision exclusivement négative du droit (comme domination) et permet d’explorer ses potentialités émancipatrices. Le dernier moment du texte opère un gros plan sur le droit pénal afin d’interroger la possibilité d’une gestion démocratique du crime.

1. L’analyse foucaldienne du pouvoir

Le principal apport de La volonté de savoir (1e tome d’Histoire de la sexualité, 1976) est d’avoir désindexé la catégorie de pouvoir de celles d’Etat, de souveraineté et de centralisation. Par ce geste, Foucault prend à revers la philosophie politique contractualiste (qui associe le pouvoir à la volonté générale, la république, la loi) et la tradition marxiste qui, par des voies différentes, réduisent le pouvoir à la souveraineté. Le déplacement suggéré par Foucault est donc double. D’une part, le pouvoir vient d’en bas (les rapports sociaux, les interactions quotidiennes, les espaces souterrains) davantage que d’en haut. D’autre part, le pouvoir est plus dispersé, éclaté et diffus qu’on ne le croit d’ordinaire. S’élabore finalement une intelligence politique pour laquelle le pouvoir désigne une multiplicité de rapports de forces immanentes au social.

Geoffroy de Lagasnerie endosse cette théorie de la dissémination des pouvoirs et en explicite les deux principales conséquences. Sur le plan théorique, l’omniprésence du pouvoir (il n’englobe pas tout mais il vient de partout) exige qu’on le traque dans tous les domaines de la vie (y compris dans des sphères insoupçonnées comme l’intimité, la sexualité, la psychiatrie et la prison). Sur le plan pratique, l’approche foucaldienne déconstruit toute tentative de hiérarchisation des luttes dans la mesure où celles-ci sont toujours locales et singulières. Le caractère illusoire de la révolution repose dans le fait qu’elle s’attaque à un homme de paille, puisque le pouvoir central qu’elle cherche à renverser n’existe tout simplement plus. A partir de ces prémisses foucaldiennes, Lagasnerie propose de revisiter notre analyse de l’Etat.

2. L’Etat face à la pensée critique

Lagasnerie souligne le paradoxe suivant : l’idée que le pouvoir serait diffus et dispersé a conduit plusieurs interprètes de Foucault à se méprendre sur le sort de ce phénomène. Ils ont en effet considéré que, le pouvoir résidant ailleurs que dans l’Etat, ce dernier serait un problème secondaire pour la théorie critique. Or Foucault n’invite par à éliminer l’Etat de la théorie critique mais à le reconceptualiser. Dans quelle direction ? Le sens commun voit dans cette instance une pure souveraineté, une puissance arbitraire sans autres limites que celles qu’elle se fixe. L’originalité de Foucault consiste à relativiser le rôle et la puissance de l’Etat en montrant que, au départ, les dispositifs de contrôle et de surveillance ne naissent pas en son sein. A ce titre, le meilleur exemple est celui des lettres de cachet via lesquelles, au cours de l’époque médiévale, le roi tentait de répondre à une demande sociale (conflits au sein de la cour).

La théorie de l’Etat suggérée par Lagasnerie dans le prolongement de Foucault se présente ainsi en trois temps. D’abord, les mécanismes disciplinaires (contrôle, surveillance) naissent hors de l’Etat, dans les méandres de la société et de ses conflits. Dans un second temps, l’Etat se saisit des mécanismes de pouvoir (qui s’exercent sur les fous, les délinquants, la sexualité des enfants, etc.) lorsqu’il peut en tirer un profit économique ou une utilité politique. Enfin, l’exploitation étatique des dispositifs de pouvoir produit un essaimage de ces dispositifs. Aux XVIIème et XVIIIème, l’étatisation des mécanismes disciplinaires a ainsi engendré leur extension (via l’action de la police, de l’administration, des recensements). Mais l’Etat n’a pas créé ces mécanismes ex nihilo. Il les utilise et, ce faisant, les consolide.

Le texte de Lagasnerie peut être lu comme une répétition du geste de Foucault. Le second avait désindexé pouvoir et souveraineté et, dans la même veine, le premier propose de désindexer l’Etat de la souveraineté. Pourquoi l’Etat n’est-il pas souverain ? Parce qu’il est dépendant de logiques de pouvoir élaborées ailleurs, hors de son domaine d’action. Ce faisant, Geoffroy de Lagasnerie ouvre une petite porte, par laquelle peut s’engouffrer l’idée d’un Etat et d’un droit non souverains. Comme souligné dans le texte, l’Etat n’est pas une chose donnée et immuable, mais une construction politique sujette à la discussion, au choix et à la transformation. Reste alors à explorer la potentielle fonction émancipatrice de l’Etat.

3. Une fonction émancipatrice de l’Etat ?

Le travail théorique ne se limite pas à une analyse de l’ordre social. Bien compris, il fait place à l’imagination. C’est en convoquant cette faculté trop souvent oubliée par les philosophes que Geoffroy de Lagasnerie explore les possibilités d’un Etat qui filtrerait les mécanismes de pouvoir au lieu de les relayer. Un tel Etat participerait ainsi d’une résistance à la domination et de l’élaboration d’une vie sociale moins violente et plus rationnelle. Si le pouvoir vient d’en bas alors, suggère Lagasnerie, la contre-attaque peut venir d’en haut. L’enjeu devient d’inventer un nouvel ordre juridique, anti-souverain et anti-disciplinaire et, pour instaurer un tel ordre, de mettre en œuvre une stratégie qui utiliserait le pouvoir contre le pouvoir.

Foucault entrevoit d’ailleurs cette possibilité de mettre l’Etat au service de l’émancipation lorsqu’il salue la « logique de gauche » des premières mesures socialistes de 1981 (sur le nucléaire, la justice, l’immigration). Dans quoi résiderait la potentialité émancipatrice de l’Etat ? Dans sa capacité à introduire de l’écart, de la disruption. Selon Lagasnerie, l’Etat peut effectivement introduire quatre écarts qui se recoupent sans se superposer parfaitement : écart entre la raison et la volonté générale ; écart entre le politique et le social ; écart entre la réflexion et la spontanéité ; et, enfin, écart entre la fiction et la réalité.

Finalement, la théorie critique de l’Etat proposée dans ce texte n’est pas un refus de l’Etat mais une tentative de le rendre fidèle à son concept, de le purger de ce qui, en lui, demeure non étatique. Dans la dernière partie du texte, cette idée d’un Etat émancipateur est mise à l’épreuve d’un cas concret : le droit pénal et la répression.

4. Vers une gestion démocratique du crime ?

Ici, Geoffroy de Lagasnerie reprend le diagnostic de son dernier livre, Juger, dans lequel il constate que le droit pénal fonctionne actuellement à l’envers : ce n’est pas parce qu’une personne est responsable qu’on veut la punir ; c’est parce qu’on veut punir quelqu’un, faire souffrir, venger, qu’on désigne un responsable. Autrement dit, le droit pénal serait foncièrement animé par une logique pulsionnelle que Nietzsche avait décrite de la sorte : la blessure engendre une inclination à faire souffrir. On réagit au dommage par le désir d’administrer de la douleur à un tiers.

Ce fonctionnement est hautement problématique. D’abord, parce qu’en répondant à la violence par la violence, en opérant un traitement traumatisant du traumatisme, le droit pénal alimente le cycle de la violence, que par ailleurs il prétend désamorcer. Ensuite, parce qu’une telle logique pulsionnelle entraîne la disparition des considérations de justice et de rationalité. Le droit pénal ne cherche pas à établir si celui qu’on punit est réellement responsable du dommage pour lequel on punit. Si ce scandale est possible, c’est que le jeu des passions l’a emporté sur les principes de la raison.

La plus probante illustration de ces dysfonctionnements réside, d’après Lagasnerie, dans la figure du procureur. Ce dernier ajoute une seconde victime – l’ordre public, la société – à la victime initiale – la personne ayant subit le tort. Ce faisant, l’Etat prend la place de la victime réelle. Lagasnerie voit dans cette défaillance de notre système juridique une véritable dépossession. Face à cela, l’objectif d’une théorie critique et d’une pratique émancipatrice est de lutter pour un ordre juridique qui rationalise nos pulsions réactives, violentes et répressives.

5. Les trois principaux apports du texte

Dans la théorie critique, le droit a souvent mauvaise presse. Soit parce qu’on lui reproche de figer les rapports sociaux : le droit est statique (alors que l’action génère du changement). Soit parce qu’on lui reprocher de voiler les rapports de domination : le droit est mystificateur (alors que la théorie critique dévoile la réalité). A cet égard, le premier apport du texte soumis à la discussion du séminaire ETAPE est de mettre l’accent les potentialités émancipatrices et transformatives du droit, trop souvent négligées par la théorie critique, pour les deux raisons mentionnées à l’instant. La potentialité émancipatrice du droit réside essentiellement, précise l’auteur, dans sa capacité à créer des fictions, c’est-à-dire à inventer et/ou à nier des faits. Ici, la fiction n’est pas une spéculation coupée du réel, mais une imagination productrice d’une nouvelle réalité. Le droit dispose de ce pouvoir, de même que la littérature.

Une autre idée assez largement répandue dans la tradition critique est que le social se suffirait à lui-même, que les rapports sociaux pourraient s’agencer spontanément, hors de toute médiation politique. Contre ce mythe d’un social limpide, harmonieux, horizontal, vierge de toute souillure politique, le texte de Geoffroy de Lagasnerie rappelle à juste titre que le social est traversé par des mécanismes de pouvoir, des pulsions et des passions. En vain s’appliquera-t-on à ignorer ces impuretés. Elles n’ont pas à être niées mais à être contrôlées, maîtrisées, rationalisées. N’est-ce pas là le rôle spécifique du politique ?

Enfin, le texte de Lagasnerie semble guidé par un principe d’ambivalence tout à fait salutaire dans une époque où règnent encore les vieux réflexes manichéens. Les objets abordés dans ce travail – le droit, l’Etat, le procureur – ne sont soumis à aucune détermination univoque, à aucune vérité intangible. Ils sont abordés à partir d’une grande sensibilité à l’ambiguïté, aux hésitations, aux contradictions. « Polemos est père de toute chose », trouve-t-on écrit dans le fragment 80 d’Héraclite. Il y a quelque chose d’héraclitéen dans la réflexion de Geoffroy de Lagasnerie, pour qui la réalité n’est jamais unidimensionnelle. Le monde politique est le monde du conflit. D’où il s’ensuit que toutes les choses ont deux faces, qui ne se révèlent que dans leur combat. L’Etat et le droit peuvent être une ressource autant qu’un obstacle vers l’émancipation. Cela dépend de ce qu’on en fait. De sorte que ce qui compte, au final, n’est rien d’autre que notre lutte. Ce principe d’ambivalence permet d’éviter un double écueil : l’idéalisme, qui prend ses désirs pour des réalités, et le réalisme, qui prend la réalité présente pour la seule possible.

contribution P. Corcuff

Pragmatiser l’horizon révolutionnaire et désétatiser la gauche

 Quelques remarques critiques sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie « Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme »

Philippe Corcuff

Co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE et membre de la Fédération Anarchiste

Le texte présenté par le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie au séminaire de recherche libertaire ETAPE du 11 décembre 2015, sur « Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme », est passionnant tant pour des militants anarchistes que pour des intellectuels critiques, et bien sûr ceux qui appartiennent aux deux catégories comme moi. Car c’est un texte qui, tout d’abord, leur fournit des ressources renouvelées, en prenant appui sur les analyses du philosophe Michel Foucault, dans la perspective d’une critique radicale de l’État moderne. Mais c’est également un texte propre à leur hérisser le poil anarchiste, bref à les inciter à penser contre leurs propres évidences, ce qui est sans doute quelque chose de plus radicalement libertaire encore. Cependant toute une série d’anarchistes estampillés comme tels, et en particulier ceux qui le sont depuis une longue durée, risquent de ne pas entendre un tel appel à l’esprit libertaire contre sa lettre, tant l’assoupissement dogmatique est actif dans les univers anarchistes comme dans d’autres secteurs militants et critiques.

Amitié intellectuelle

Les milieux intellectuels contemporains, et en particulier au sein des cadres universitaires, apparaissent souvent marqués par des tendances pathologiques rendant difficile l’intercompréhension et la mutualisation des pensées : blessures aigues de la reconnaissance, prégnance du ressentiment après avoir longuement mariné dans l’aigreur, guerres des egos, avidité des luttes des places, exclusivisme d’« écoles », de disciplines ou de sous-disciplines, entre soi de petits groupes, automaticité de l’hostilité et des louanges, concurrences et jalousies variées, crocs-en-jambe, agacements à l’égard de l’originalité chez les autres, etc. Il est plus rare qu’on ne le croit que l’amitié intellectuelle vienne contrecarrer ces logiques socio-psychologiques. C’est le cas ici et le texte de Geoffroy de Lagasnerie est en ce sens un véritable cadeau fait au séminaire ETAPE.

Manuel Cervera-Marzal a fort bien dégagé les apports principaux de ce texte dans son « rapport compréhensif » du séminaire ETAPE, « Á propos de Foucault, de l’Etat et de l’anarchisme. Rapport compréhensif sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie pour un séminaire ETAPE », et je ne reviendrai pas dessus ici. Je les considérerai comme acquis. Cependant une amitié intellectuelle, cela ne suppose pas nécessairement l’accord, et en tout cas l’accord sur tout. Et elle se révèle même encore plus belle quand elle se coltine des différences et des divergences, et donc qu’elle permet aux amis de se déplacer dans l’échange, et pas nécessairement dans le sens de chacun des interlocuteurs, mais à partir des problèmes que chacun a formulé. L’amitié intellectuelle n’est pas, en ce sens, une prison ou une église : elle stimule à l’inverse la polyphonie, en incitant à l’exploration.

Ce court texte esquissera alors deux grandes séries de remarques critiques sur le texte de Geoffroy de Lagasnerie, qui me permettront de reformuler et de préciser mes propres analyses : sur la révolution sociale et sur l’État. Ces reformulations demeureront provisoires, tant il s’agit de questions vives et en mouvement pour les réflexions coopératives et individualisées générées par le séminaire ETAPE.

Pragmatiser la révolution sociale plutôt que l’abandonner

Geoffroy de Lagasnerie aborde de manière périphérique la question de la révolution dans son texte. Il écrit ainsi en tirant des conséquences stratégiques en politique radicale de la théorie foucaldienne de la multiplicité et de la dispersion des pouvoirs :

« D’abord, si nous acceptons l’idée selon laquelle le pouvoir n’a pas de lieu, alors il est nécessaire d’abandonner la croyance dans une hiérarchie entre les luttes : puisque la société n’a pas de centre, puisqu’elle est hétérogène, incohérente, éclatée, alors toutes les luttes (une grève, une manifestation contre la drogue, une révolte de prisonniers, etc.) restent locales, singulières, spécifiques. Aucune d’entre elles ne contient plus de politique, ou plus d’enjeux qu’une autre. De la même manière que Pierre Bourdieu disait, contre la fascination spontanée pour les événements extraordinaires, qu’il n’existait pas, dans l’Histoire, de moments plus historiques que d’autres, on doit dire qu’il n’existe pas de combat plus politique que d’autres. Tous importent au même titre – c’est-à-dire pour eux-mêmes – et tous se valent. Cette conception permet de libérer la gauche de l’obsession révolutionnaire ou, plus exactement, de donner les moyens de ne plus accorder le monopole de la radicalité aux actions qui s’inscrivent dans un horizon révolutionnaire. L’idée révolutionnaire suppose un lieu du pouvoir, un espace central qu’il faudrait s’efforcer de renverser, d’annuler ou d’occuper. Mais si les luttes sont sectorielles, alors les changements le seront toujours nécessairement eux-aussi. Ce qui ne signifie pas qu’ils seront de simples réformes. Ils peuvent être radicaux, ils peuvent bouleverser un état des choses. Mais ils demeureront situés, sectoriels – et dès lors laisseront toujours d’autres régions des mondes inchangés, dans l’état antérieur et appelant transformation. Après Foucault, une critique n’a plus besoin d’être révolutionnaire pour être radicale. »

Dans un premier temps, cela peut hérisser le poil d’un vieil anticapitaliste (depuis environ 40 ans) et d’un anarchiste néophyte (un peu plus de 3 ans) comme moi, qui continue à faire de la révolution sociale un horizon. Mais tentons justement de faire son miel de ce poil hérissé. En quoi cette piste nous oblige à bousculer et à réagencer nos propres évidences ? Une certaine vision de la révolution sociale, en tant que processus visant à abolir de manière globale (et pour certains, encore plus péremptoires et définitifs, totale) le capitalisme, l’État et d’autres modes de domination, telle qu’elle a été mise en avant de manière dominante par les courants marxistes comme par certains anarchistes et anarcho-syndicalistes, a effectivement révélé historiquement de lourds écueils pour une perspective radicale. On peut identifier au moins trois gros problèmes :

– sacrifier la vie et l’action présentes à un futur supposé régler définitivement la plupart des problèmes ; futur se révélant fort évanescent à l’expérience ;

– imposer un schéma transcendant a priori quant à l’ensemble des luttes, en fonction d’une certaine architecture des relations entre les différentes rapports de domination posée à l’avance sur le papier par des théoriciens et/ou des avant-garde révolutionnaires (et pas seulement les avant garde de type léniniste, mais aussi des avant garde anarchistes, ne se reconnaissant pas comme telles mais fonctionnant de manière analogue mais dans la dénégation), en écrasant alors certains fronts (considérés comme « secondaires » : historiquement les femmes, les colonisés, les homosexuels…) en étant peu attentifs à leurs spécificités et en passant largement à côté des conjonctures au profit d’une vision fixe des structures ; ce qui constitue une façon d’aplatir la double pluralité des formes de domination et des mouvement sociaux au nom d’une vue totale du réel socio-historique organisé autour d’un centre (souvent une contradiction principale, comme la contradiction capital/travail chez nombre de marxistes) ;

– fétichiser ce qui est supposé constituer un nœud central des rapports de domination, l’Etat, qu’il suffirait de trancher (« prendre le pouvoir d’État » pour le faire dépérir chez les marxistes, le détruire immédiatement pour nombre d’anarchistes) pour ouvrir une phase nouvelle et émancipatrice de l’histoire de l’humanité ; ce qui sous-estime la dissémination (dans les corps et dans les têtes, dans les institutions, dans les mailles de la vie quotidienne, etc.), la prégnance et l’enchevêtrement des rapports de domination.

S’efforcer de se débarrasser de ces écueils suppose de repenser substantiellement l’idée révolutionnaire et son cadre stratégique, mais pas nécessairement de l’abandonner. Geoffroy de Lagasnerie nous aide beaucoup ici, mais je ne le suivrai pas jusqu’au bout. Il ne s’agit pas de prétendre proposer un nouveau cadre stratégique, alors que c’est un des impensés les plus manifestes de la période pour une gauche d’émancipation, mais d’avancer quelques repères dans la voie de sa reformulation :

– La dichotomie « réformistes »/« révolutionnaires » ne concerne pas historiquement au sein du mouvement ouvrier et socialiste l’objectif – car cette séparation s’est effectuée aux débuts du XXe siècle entre des courants tous partisans de la révolution sociale comme finalité – mais les moyens permettant de mener à la révolution sociale, le « comment » stratégique. Les « réformistes » croyaient en l’action électorale et parlementaire pour beaucoup d’entre eux et/ou en l’extension des expériences alternatives (type coopératives) au sein même du capitalisme dans un temps progressif. Les « révolutionnaires » privilégiaient les moyens extra-institutionnels (insurrections, grève générale, dynamique des conseils ouvriers…) permettant des ruptures qualitatives au sein de moments révolutionnaires. Au XXe siècle, ni les « réformistes », ni les « révolutionnaires » n’ont permis à une révolution sociale émancipatrice de s’installer durablement. Cette dichotomie stratégique est donc à revoir et à déplacer significativement. On peut déjà avoir quelques pistes. Par exemple, la piste du pluralisme : pourquoi privilégier un type de moyens et ne pas tenter d’en combiner plusieurs ? Piste du pluralisme qui pourrait être complétée par celle du pragmatisme : pourquoi choisir un type de moyens indépendamment des circonstances où ils sont mis en œuvre et ne pas imaginer une diversité de moyens plus ou moins adaptés à des circonstances diverses ?

– Il y a des intersections et des interactions entre les différentes formes de domination, qui sont autonomes mais pas hors relations avec le reste des rapports sociaux. Par ailleurs, les crises politiques, telles que le politiste Michel Dobry les analyse en tant que « mobilisations multisectorielles »1, constituent des moments où les barrières entre secteurs sociaux s’affaiblissent. Ce sont des éléments qui créent des possibilités de convergences entre les luttes « sectorielles » dont parle Geoffroy de Lagasnerie dans le sillage de Foucault.

– Le global, en tant qu’ensemble de repères établissant des connexions intersectorielles, se distingue de l’arrogance d’un total prétendant épuiser le principal du réel dans une architecture transcendante posée à l’avance. Et il n’est pas nécessairement organisé autour d’un centre, mais peut tenter de prendre en compte une pluralité des dominations et de mouvements sociaux, en se faisant global pluriel. Les sentiers du global ainsi considérés se distinguent des autoroutes les plus fréquemment empruntées : celles de la totalité, nous aveuglant dans leur prétendue clarté, et celles de l’émiettement « postmoderne », nous entraînant un peu plus dans le brouillard2. Pourrait se dégager alors, contre les transcendances surplombantes comme contre les immanences intégrales et intégristes, la possibilité d’une immanence à boussole3.

– Une boussole émancipatrice globalisante n’a pas pour fonction de sacrifier le présent au futur mais d’aider l’action présente.

– Pour une telle boussole, il n’est pas nécessaire de penser qu’il y aurait à trancher un nœud principal (comme l’État) pour ouvrir la voie à des avancées émancipatrices. Il peut y avoir plusieurs nœuds à traiter pour elle et peut-être avec des façons différentes pour chaque nœud. Et ces nœuds ne dépendent pas seulement de données structurelles, mais aussi de caractéristiques conjoncturelles (voir encore les apports de Michel Dobry sur ce plan). Si une telle boussole se fixe comme horizon une société sans capitalisme, sans État et sans dominations, cela n’empêche pas qu’elle puisse guider des actions susceptibles d’obtenir des améliorations sectorielles ou globales limitées dans le cadre des sociétés capitalistes et étatistes existantes. Ce n’est d’ailleurs pas quelque chose de très nouveau : syndicalistes révolutionnaires, anarcho-syndicalistes, socialistes révolutionnaires ou communistes de diverses obédiences ne crachaient pas sur des augmentations de salaires, des améliorations des conditions de travail ou une réduction du temps de travail tout en s’inscrivant dans un horizon révolutionnaire. Ce sont seulement des courants gauchistes et révolutionnaristes plus marginaux qui sont historiquement passés à côté de cette dialectique pour des raisons de purisme intégriste.

– Même du point de vue des luttes « sectorielles », une telle globalisation pourrait se révéler bénéfique. Elle fournirait un paysage global à l’action, en leur permettant de tenir compte de contraintes (par exemple, la contrainte de l’extrême droitisation politique et idéologique aujourd’hui en France pour les luttes antiracistes) et de possibilités (par exemple, on peut penser que le mouvement contre le Contrat Première Embauche en 2006 bénéficia de la victoire du non au référendum sur le Traité constitutionnel de 2005) hors des secteurs concernés et propres à la conjoncture. Elle serait par ailleurs susceptible de leur donner plus d’élan et d’allant en resituant le sectoriel par rapport à une utopie pragmatique. Enfin, les liaisons avec d’autres luttes permettraient tactiquement que certains secteurs se reposent pendant que d’autres prennent le relai au sein d’une guérilla sociale durable4.

Ces quelques repères visent à pragmatiser l’horizon révolutionnaire, au sens de la philosophie pragmatiste américaine, c’est-à-dire à recentrer la pensée révolutionnaire sur l’action présente et sur ses effets émancipateurs, individuels et collectifs, sur la réalité, tout en réarrimant cette action présente aux traditions émancipatrices passées et à la perspective d’autres mondes possibles dans l’avenir5.

Désétatiser la gauche en la réinstitutionnalisant plutôt que de réinstaller l’État au centre

Geoffroy de Lagasnerie décentre remarquablement et opportunément le regard de la pensée critique, grâce à la théorie des pouvoirs de Foucault, par rapport à la prétendue centralité de l’État. C’est ce qu’il appelle l’« anti-étatisme théorique » de Foucault. Ce qui rejoint ce que j’appelle un anarchisme méthodologique, dont Foucault constitue une des références principales avec le sociologue Pierre Bourdieu et le philosophe Ludwig Wittgenstein, défétichisant l’État et faisant notamment éclater sa prétention à incarner le cœur de la vie sociale moderne6. Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, de penser l’État comme une configuration seconde de pouvoirs ; ce que proposent tant l’anti-étatisme théorique que l’anarchisme méthodologique.

Cependant, cela débouche chez Geoffroy de Lagasnerie sur un second temps moins convaincant et nettement plus contestable. Il écrit ainsi :

« j’aimerais ici avancer l’idée selon laquelle il est possible de tirer de l’analytique foucaldienne autre chose qu’une marginalisation de l’Etat. Je voudrais montrer qu’il est possible de placer l’Etat au centre de la théorie politique et du diagnostic de notre présent tout en conservant l’idée de pouvoirs immanents et disséminés – et je voudrais même montrer que ce geste est nécessaire, que ces deux conceptions s’appellent l’une l’autre. »

L’État réoccuperait donc, mais d’une autre façon, le cœur. Dans un premier moment, voyons encore comment tirer partie positivement de notre poil anarchiste une nouvelle fois hérissé. Par exemple, ce que dit Geoffroy de Lagasnerie sur le droit apparaît heuristique pour des anarchistes :

« Le système juridique est le monde de l’invention, de l’expérimentation, de la création. L’ordre du droit peut fonctionner à la production d’un ordre émancipé des contraintes des faits et de la nature au nom d’une rationalité immanente propre. Plutôt que de se calquer sur les perceptions spontanées, sur nos manières immédiates de voir, sur le pouvoir qui vient d’en bas, le droit est capable de construire un nouveau monde. »

La question du droit n’est pas inconnue des grandes figures de l’anarchisme comme Proudhon, dont la pensée et la pratique ne correspondent guère à l’anti-juridisme primaire souvent associé spontanément dans les représentations courantes aux anarchistes. Plus récemment, des pistes ont été formulées, comme celles particulièrement intéressantes de Pierre Bance7, mais il est vrai que c’est un domaine où l’anarchisme contemporain est plutôt globalement défaillant.

Par ailleurs, Geoffroy de Lagasnerie, en tirant partie de textes du sociologue Émile Durkheim comme de Foucault, fait de l’État un lieu possible de filtre et de distanciation rationalisatrice par rapport à des passions majoritaires régressives (par exemple répressives ou conservatrices sur le plan des mœurs) :

« On pourrait penser l’Etat, comme une force qui, parce qu’elle vient d’en haut, pourrait contrer le pouvoir qui vient d’en bas et, ainsi, nous délivrer des forces latérales et des logiques disciplinaires. »

Est-ce que cela n’est pas une incitation à ce que les anarchistes et au-delà nombre de révolutionnaires se débarrassent d’un certain « basisme » moral qui voudrait que, par essence, le Mal serait en haut et le Bien en bas ? Et est-ce que la piste de dispositifs de distanciation par rapport aux passions n’est pas à considérer positivement d’un point de vue libertaire ?

Mais pourquoi associer nécessairement la créativité juridique et les dispositifs de distanciation à l’État ? C’est sur ce plan que je me sépare une nouvelle fois de Geoffroy de Lagasnerie, alors qu’il nous a encore aidé à nous débarrasser d’impensés paralysants présents dans les milieux anarchistes. Ici il apparaît alors utile de distinguer institutions et État.

La conception sémantique des institutions proposée récemment par le sociologue Luc Boltanski8 dans le sillage du linguiste américain John Searle9 éclaire tout particulièrement cette distinction. Dans cette perspective, les institutions permettraient de stabiliser des repères partagées quant à la définition de la réalité (par exemple, les sens de « feux vert » et de « feu rouge » dans le domaine de la circulation urbaine) afin de mieux pouvoir s’orienter dans cette réalité (quand on veut traverser une rue). Sémantique renvoie à l’univers du langage et de ses significations, et la façon dont il participe à construire le réel. Et l’État ? Les États réellement existants apparaissent, à l’analyse socio-historique, composites, mais une des logiques principales qui tend à les travailler est l’étatisme, c’est-à-dire la logique d’intégration verticale et hiérarchique de l’ensemble des institutions génératrice de nœuds de concentration de pouvoirs. Bref, la créativité juridique comme la mise en place de dispositifs de distanciation rationalisante pourraient s’adosser à des institutions, mais pas nécessairement à un État. Point besoin de réinstaurer un centre étatique après l’avoir magistralement déconstruit avec Foucault ! Cela ouvre la voie à un anarchisme institutionnaliste et anti-étatiste10.

Les gauches libertaires et radicales auraient besoin de se désétatiser – car les mécanismes étatistes de concentration de pouvoirs constituent une famille de facteurs ayant historiquement contribué à fortement limiter les effets émancipateurs de ses courants « réformistes » comme « révolutionnaires » – tout en se réinstitutionnalisant.

Grâce au texte de Geoffroy de Lagasnerie des débats stimulants ne font que commencer à s’ouvrir !

1 Voir M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles (1e éd. : 1986), 3e éd. revue et augmentée d’une préface inédite, Paris, Les Presses de Sciences Po, collection « Références », 2009.

2 Sur les rapports entre le global, le total et le postmoderne dans les débats des pensées critiques et des sciences sociales contemporaines, voir les chapitres 7 (« Impasse de la totalité, de Hegel à Al Pacino ») et 8 (« Penser globalement le monde actuel, à l’écart de la totalité et de l’émiettement postmoderne ») de mon livre Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012.

3 Sur la notion d’immanence à boussole, voir mon texte « Indigènes de la République, pluralité des dominations et convergences des mouvements sociaux. En partant de textes de Houria Bouteldja et de quelques autres », site de réflexions libertaires Grand Angle, 9 juillet 2015, [http://www.grand-angle-libertaire.net/indigenes-de-la-republique-pluralite-des-dominations-et-convergences-des-mouvements-sociaux-philippe-corcuff/].

4 Sur la notion de guérilla sociale durable, empruntant certaines ressources à Michel Foucault, voir deux de mes textes, l’un au moment du mouvement de 2010 sur les retraites (« Pour une guérilla sociale durable et pacifique », Mediapart, 18 octobre 2010, [http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/181010/pour-une-guerilla-sociale-durable-et-pacifique]) et l’autre du récent mouvement contre la loi El Khomri (« Mouvements sociaux, grève générale et poison national-étatiste », Mediapart, 12 mai 2016, [https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/120516/mouvements-sociaux-greve-generale-et-poison-national-etatiste]).

5 Pour un anarchisme à la fois révolutionnaire et pragmatique auquel peuvent contribuer significativement les analyses de Michel Foucault, voir mon livre Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, Paris, Éditions du Monde libertaire, 2015.

6 Voir la vidéo de ma conférence dans le cadre du Master 2 Recherche de sociologie de l’Université de Caen Normandie, le 26 janvier 2016, sur « État, technocratisme et politique : entre anarchisme méthodologique et anarchisme institutionnaliste », [https://www.canal-u.tv/video/centre_d_enseignement_multimedia_universitaire_c_e_m_u/etat_technocratisme_et_politique_entre_anarchisme_methodologique_et_anarchisme_institutionnaliste_green15_16.20402].

7 Voir P. Bance, « La question du droit en anarchie », site de réflexions libertaires Grand Angle, 4 octobre 2013, [http://www.grand-angle-libertaire.net/la-question-du-droit-en-anarchie-pierre-bance/].

8 Dans L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, et L. Boltanski et N. Fraser, Domination et émancipation. Pour un renouveau de la critique sociale, débat présenté par P. Corcuff, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, collection « Grands débats : Mode d’emploi », 2014.

9 Dans J. Searle, La construction de la réalité sociale (1e éd. : 1995), Paris, Gallimard, 1998.

10 Sur un anarchisme institutionnaliste et anti-étatiste, voir le chapitre 12, « La double hypothèse d’un anarchisme pragmatiste et d’une social-démocratie libertaire », de mon livre Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, op. cit.

Séminaire ETAPE n°18 – L’anarchisme peut-il être pragmatique ?

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Novembre 2015 –

 

L’anarchisme peut-il être pragmatique ?

 

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Rencontre publique autour du livre de Philippe Corcuff, Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (éditions du Monde libertaire, octobre 2015) animée par Wil Saver, co-animateur du groupe ETAPE et militant d’Alternative Libertaire, avec :

 

  • Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, co-animateur du groupe ETAPE et militant de la Fédération Anarchiste de la Fédération Anarchiste, animateur des Editions du Monde Libertaire)
  • Sandra Laugier, professeure de philosophie à l’Université de Paris I-Sorbonne, auteure notamment avec Albert Ogien de : Pourquoi désobéir en démocratie ? (La Découverte, 2010) et Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique (La Découverte, 2014)
  • Irène Pereira, philosophe et sociologue, auteure notamment de : Peut-on être radical et pragmatique ? (Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2010) et Les grammaires de la contestation. Un guide de la gauche radicale (La Découverte/Les empêcheurs de penser en rond, 2010)

 

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Aperçus synthétiques pour un anarchisme pragmatique

Par Philippe Corcuff

Avant de passer la parole à Irène Pereira, philosophe et sociologue, pionnière dans les rapports entre anarchisme et pragmatisme, puis à Sandra Laugier, philosophe, spécialiste de ce pragmatisme particulier qu’on appelle le perfectionnisme dans la pensée américaine, associé à la question de la désobéissance civile, je voudrais donner un aperçu global du livre qui constituera le point de départ du séminaire (exceptionnellement) public du groupe ETAPE de ce vendredi 27 novembre 2015, dans le bar-restaurant Le Lieu-Dit du 20e arrondissement de Paris. Il s’agit d’un livre de philosophie politique anarchiste publié il y a quelques semaines aux Editions du Monde libertaire : Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (octobre 2015). Nos échanges se poseront plus particulièrement la question : « L’anarchisme peut-il être pragmatique ? ». Je serais volontairement court pour laisser largement place au débat.

Le livre est d’abord un livre théorique, il ne faut pas la cacher, alors que la théorie à mauvaise presse aujourd’hui. Car, dans le contexte actuel de désintellectualisation au sein des gauches, il y a pas mal de mépris ou au mieux de l’indifférence pour la réflexion théorique. Ce cadre désintellectualisateur apparaît couplé avec une montée d’une haine néoconservatrice du statut universitaire, qu’avait amorcée le sarkozysme et qui peut avoir des effets dans la gauche radicale, soit en se mêlant à des formes plus classiques d’anti-intellectualisme dans la tradition du mouvement ouvrier, soit aux rancœurs vis-à-vis de l’institution universitaire de surdiplômés et d’« intellectuels précaires ». Ce qui d’ailleurs facilite les passages dans ce secteur social entre une radicalité de gauche et des bricolages néoconservateurs amalgamant des références à Guy Debord, à Jean-Claude Michéa, à la critique de la valeur, à Eric Zemmour, à Alain Soral et à des thèmes conspirationnistes, tout cela avec la posture de ceux qui parlent au nom du « vrai peuple contre les élites » (tout particulièrement universitaires). Les commentaires sur les sites des médias de gauche sont pas mal affectés aujourd’hui par cette nouvelle tendance.

Cette exploration théorique prend sens dans un contexte historique particulier dont j’ai commencé à dire quelques mots. Nous sommes situés à un moment charnière, où nous devons dans le même temps résister à la possibilité du pire (tant la prégnance idéologique et politique du néoconservatisme et de l’extrême droitisation que les violences fondamentalistes islamistes) et recomposer un imaginaire émancipateur cosmopolitique largement parti en lambeaux. Et cela dans un choc des temporalités, entre les urgences face aux puanteurs du court terme et le temps moyen de la reconstruction. En sachant que la reconstitution d’une boussole émancipatrice peut être utile pour donner plus de force aux résistances du court terme, en les réinsérant dans un cadre globalisant.

1. Anarchisme ?

Mais qu’est-ce que signifie dans ce livre l’anarchisme ainsi revendiquée ? Globalement, je l’envisage comme une organisation de la société alternative au capitalisme et à l’étatisme. Ce qui est en rupture avec le préjugé qui en fait principalement un « désordre » ? Puis je l‘appréhende dans ses intersections avec des idéaux de démocratie radicale, ce qui est loin de faire l’unanimité dans les galaxies anarchiste et démocratique : en ce qu’ils sont susceptibles d’associer la visée d’autogouvernement de soi et celle d’autogouvernement des collectivités humaines. Cela implique de valoriser les dispositifs d’auto-organisation et d’auto-émancipation.

Ce qui va à rebours des tendances dominantes historiquement à gauche, de social-démocratie en social-libéralisme, de léninisme en stalinisme, de républicanisme en gauche radicale actuelle, c’est-à-dire une politique largement tutélaire, de mise sous tutelle plus ou moins soft des opprimés en leur nom. C’est-à-dire le passage subreptice et peu conscient du verbe pronominal s’émanciper (au sens donc d’une autoémancipation) au verbe transitif émanciper (l’émancipation sous tutelle, par une avant-garde, une poignée de gens supposés non-aliénés et intelligents, etc.).

Récuser cette autoroute tutélaire ne conduit pas nécessairement, pour autant, à tirer un trait sur les indispensables minorités actives, militants sur la durée ou mobilisés plus occasionnels. C’est cependant une invitation à ne plus promouvoir ces minorités à l’avant-garde des opprimés, comme si elles menaient un troupeau, mais comme ayant à fabriquer une politique émancipatrice avec les opprimés à partir de leur vie quotidienne, et non pas par en haut et à leur place en répétant des mots d’ordre généraux descendus des milieux dirigeants ou de penseurs supposés omniscients.

2. Un anarchisme pragmatique ?

Ce livre a donc d’abord une tonalité théorique, ce qui pourrait être considéré comme contradictoire. Cependant, ce qui établit un joint entre la démarche théorique du livre et la visée pragmatique, c’est qu’il s’agit d’une théorie au sens méthodologique. Le livre tente tout au plus de fournir un appui méthodologique dans la formulation des questions et des problèmes. C’est-à-dire modestement de mettre à disposition des outillages susceptibles d’aider des individus et des groupes – ceux qui souhaitent s’en saisir – à bâtir leurs propres réponses. Et donc de ne pas fournir les réponses, ce qui irait à l’encontre du double horizon d’autogouvernement de soi et des collectivités. Il s’agit donc de théorie en tant qu’outils méthodologiques destinés à être utilisés dans des pratiques à travers la confrontation au réel. C’est en ce premier sens que l’on peut parler ici de pragmatisme dans la démarche suivie. C’est un pragmatisme qui emprunte au philosophe Michel Foucault sa vision de « la théorie comme boîte à outils ».

Ainsi les discussions théoriques menées ne le sont pas dans l’univers éthéré du « ciel pur des idées ». Elles viennent d’une certaine façon des rugosités de la pratique (et le premier chapitre constitue une analyse critique de mon parcours militant à travers la gauche, du PS à la FA, sur 40 ans) et ces discussions théoriques ont vocation à retourner à la pratique. Ici le pragmatisme d’une figure pionnière de l’anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon, nous sert de poteau indicateur :

« L’idée, avec ses catégories, naît de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent. » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise, 1858).

Les questionnements conceptuels poursuivis dans ce livre sont bien issus de l’action : ils ont une insertion dans une biographie militante et, plus largement, ils sont hérités de l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste, de ses espérances, de ses embellies, de ses écueils, de ses impasses et de ses horreurs. Ensuite, ils sont mis en rapport avec des caractéristiques socio-historiques de la période, empoignent certains aspects du monde de ce début du XXIe siècle, plutôt que de répéter indéfiniment des recettes ou des dogmes supposés intemporels indépendamment des moments et des lieux où vivent les opprimés. Et, enfin, ils sont mis à disposition afin de pouvoir renouer avec des actions, si des lecteurs se les approprient pragmatiquement, à leurs façons.

Ma démarche est en un second sens, convergent, pragmatiste, parce qu’elle s’efforce de trouver des hybridations entre l’anarchisme et le pragmatisme philosophique américain, c’est-à-dire un courant ayant émergé à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, avec Charles Sanders Peirce, William James ou John Dewey. Dans cette perspective, je me situe dans le sillage du défrichage de ce terrain opéré par Irène Pereira dans différents textes (dont Peut-on être radical et pragmatique ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2010). Le pragmatisme s’intéresse de manière privilégiée aux effets de l’action. Un anarchisme pragmatiste s’intéressera surtout aux effets émancipateurs, individuels et collectifs, de l’action sur le réel. Bref se préoccuper des effets sur le réel à travers une action plutôt qu’aux vaines et dérisoires rhétoriques ou aux postures identitaires anarchistes, si courantes dans les milieux anarchistes.

3. Plan du livre

Le livre se décompose en deux parties d’inégale longueur. La première partie propose un regard critique sur quelques expériences politiques et surtout sur une série d’auteurs. La seconde partie, beaucoup plus longue, dessine des repères critiques et émancipateurs pour le XXIe siècle. Douze chapitres développent alors des pistes dotées d’intersections et d’interférences :

* Le chapitre 1 revient sur ma biographie militante d’anarchiste néophyte (depuis moins de 3 ans).

* Le chapitre 2 prend à parti les simplifications et les écueils d’une critique des médias ayant de l’audience dans les milieux radicaux et libertaires (Theodor Adorno, Guy Debord, Noam Chomsky, etc.).

* Le chapitre 3 tire des ressources de l’écologie politique et la décroissance, tout en les questionnant.

* Le chapitre 4 dialogue avec le sociologue britannique vivant au Mexique John Holloway, pas mal discuté dans la galaxie altermondialiste.

* Le chapitre 5 pose des questions au « postanarchisme » de Michel Onfray, et en tire principalement la critique d’un anarchisme identitaire, se préoccupant surtout d’afficher une identité anarchiste et pas d’avoir des effets sur les réel.

* Le chapitre 6 s’interroge, en prenant appui sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, sur « la responsabilité » dans la production de la situation actuelle : collective, individuelle… ?

* Le chapitre 7, le premier de la seconde partie reconstructrice, se penche sur le couple liberté/égalité chez Bakounine.

* Le chapitre 8 repère des résonances et des tensions entre Marx et des penseurs anarchistes, en un sens qui n’est pas celui du « marxisme libertaire », comme celui de Daniel Guérin ou, plus récemment, celui d’Olivier Besancenot et Michael Löwy.

* Le chapitre 9 pointe des ressources libertaires chez des penseurs ne se réclamant pas de l’anarchisme : Rosa Luxemburg, John Dewey et André Gorz.

* Le chapitre 10 dresse un tableau des rapports entre capitalisme, individualités et individualisme dans une optique émancipatrice.

* Le chapitre 11 se sert des écrits de Michel Foucault comme d’une boîte à outils pour la pensée anarchiste.

* Le chapitre 12 développe les notions d’anarchisme pragmatiste, de social-démocratie libertaire et d’anarchisme institutionnaliste.

* Enfin le livre se conclue et s’ouvre sur une réflexion quant à certaines possibilités actuelles d’une Fédération anarchiste par rapport à la FA existante. Il s’agit d’avoir d’emblée un rapport critique à l’état de l’organisation politique dans laquelle je milite aujourd’hui, en pointant des écarts avec ses potentialités.

Ce ne sont là que quelques aperçus rapides, qui pourront servir de premiers points d’appui à notre débat de ce soir.