Séminaire ETAPE n°17 – « Un écologisme libertaire ? »

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Octobre 2015 –

 

« Un écologisme libertaire ? »

 

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Séance autour de deux interventions :

 

  • Jade Lindgaard, journaliste à Mediapart (spécialiste des problèmes écologiques et climatiques), auteur notamment de Je crise climatique. La planète, ma chaudière et moi (La Découverte, 2014)
  • Fabrice Flipo, Philosophe, auteur notamment de Pour une philosophie politique écologiste (Textuel, collection Petite Encyclopédie Critique, 2014)

 

 

 

Texte de Fabrice Flipo

 

Un écologisme libertaire ?

 

Par Fabrice Flipo

La question s’avère assez redoutable, tant sur le versant « écologiste » que « libertaire », chacun des deux termes recouvrant une famille à la fois large et conflictuelle. Je vais commencer par « écologiste ». Est écologiste toute personne qui remonte de la dégradation de la planète vers une remise en cause de l’ordre établi, c’est la définition la plus courante, qui s’oppose à « l’environnementalisme » qui prend acte de la dégradation, attire l’attention, éventuellement, mais n’en tire pas d’analyse politique claire en termes de transformation sociale 1.
Dans Nature et politique (éditions Amsterdam, 2014) j’ai essayé de saisir l’écologisme par les controverses qu’il a suscitées lors de son apparition dans l’espace politique, à partir des années 1960, au sein des deux grandes idéologies politiques dominantes, le libéralisme et le socialisme (je laisse de côté les variantes internes). Il en est ressorti quelques grandes lignes, qui permettent de saisir l’écologisme, et construire une argumentation en termes de théorie politique.

 

I. Le positionnement des écologistes en politique 2

 

Les Verts se disent rarement de droite (à l’exception de CAP21), souvent de gauche, mais avec aussi une composante « ni droite ni gauche » qui s’explique de deux manières largement distinctes : la fin de non-recevoir opposée par le PS et par la droite, d’une part, et d’autre part le fait que l’action écologiste se joue en grande partie au niveau de la société civile, et de l’économie, dans un rejet de l’État donc qui tout en se réclamant d’un positionnement libertaire (Yves Frémion qui fait d’Élisée Reclus le père de l’écologisme) peut aisément se confondre avec un parti pris libéral, du type de la « critique artiste » évoquée par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999). Dès les années 1970 se constitue une écologie centriste et une écologie se situant à la gauche du PS, plutôt libertaire. Elles sont toujours là, elles travaillent derrière l’actuelle scission d’EELV. Le positionnement général est donc « libéral-libertaire », avec un certain opportunisme, qui n’est pas seulement carriériste, mais aussi relatif aux finalités poursuivies, étant entendu que ni l’État ni le marché ne sont spontanément écologistes. Les alliances impliquent des compromis.

L’écologisme est souvent pris pour ce qu’il n’est pas, en raison de quelques motifs communs. Décentralisation, communautés, critique du parlementarisme et du capitalisme sont des éléments que l’on retrouve aussi chez Charles Maurras par exemple. Au nom de la référence à la nature, nombreux sont ceux qui s’attendaient à ce que les écologistes soient opposés à la PGA, celle-ci étant souvent jugée « contre-nature ». Des spécialistes comme Jean Jacob ont fait des rapprochements hasardeux, sur la base des analyses de Zeev Sternhell. Le rapprochement avec « les non-conformistes des années 1930 » a cependant une certaine pertinence dans la mesure où il s’agit de sortir de l’alternative entre socialisme et capitalisme, dans une situation de crise – ni le marché ni le collectivisme. Mais les termes de l’alternative sont encore très vagues, laissant la place à de nombreux possibles. Autre attaque : le sociobiologisme supposé, en raison des métaphores biologiques, ainsi Waechter qui compare les villes à des métastases cancéreuses 3. Elles sont jugées fascisantes. C’est un faux ami, pourtant, car la vie dont il est question est la biosphère. Les écologistes commettent souvent de grossières erreurs, par méconnaissance, Waechter remportant certainement une palme en ce domaine. La peur et le catastrophisme (la « collapsologie » comme on dit désormais) sont aussi rapprochés de courants antiparlementaristes, ainsi Raymond Pronier et Vincent-Jacques le Seigneur, qui nourrissent le fantasme d’un écoterrorisme de grande ampleur 4. Les écologistes auraient les gouvernements avec eux, peut-on lire dans leur ouvrage, qui prête maintenant à sourire tant l’analyse est naïve et superficielle.

Il n’en reste pas moins que la désobéissance civile et l’action directe font partie du répertoire écologiste. Plusieurs courants se réclamant de l’anarchisme, autour de René Riesel notamment, ou de Theodor Kaczynski, qui cite Jacques Ellul, de Bernard Charbonneau ou encore d’Ivan Illich. La référence est extensive, le fonctionnement d’une organisation comme Greenpeace par exemple n’a pas grand-chose de libertaire. Les écologistes ne sont pas toujours très clairs. Robert Hainard s’est réclamé de l’anarchisme, qui par certains côté semble de droite, alors qu’il se réclame aussi de Murray Bookchin, c’est-à-dire de l’écologie sociale et libertaire… Ni droite ni gauche est aussi un slogan que l’on retrouve au centre, le centrisme étant l’idéologie de la conciliation, tenant pour acquis que le progrès et la conservation comportent également leurs excès. L’écologisme de centre-droit qui peut être incarné par les écrits de Dominique Bourg, dans les années 1990 et jusqu’à son écrit avec Kerry Whiteside en 2011 (où il se réfère à Constant, Locke et Hobbes) est pris dans de terribles contradictions, se trouvant d’accord avec Luc Ferry sur l’essentiel mais différent en ce qu’il prend les menaces au sérieux. Ne pouvant se réduire à un appel au peuple qui serait immédiatement perçu comme populiste, l’écologisme de centre-droit veut le changement sans s’en donner les moyens. Dominique Bourg va donc, comme Nicolas Hulot, essayer de changer les choses par en haut, du moins dans un premier temps. Le Dictionnaire de la pensée écologique qu’il vient de diriger aux PUF (2015) est d’excellente qualité, mais la plupart des définitions sensibles (telles que « capitalisme ») ont été laissées à des lectures très sages et peu critiques envers l’ordre établi.

 

II. Un mouvement fortement « culturel »

 

L’écologisme intrigue souvent par sa stratégie : de nombreux partis, et associations, se disputant fréquemment. Le courant ne se positionne pas toujours clairement sur le rapport à l’État, il semble souvent opportuniste, plus que doté d’une doctrine en la matière. Une association comme France Nature Environnement pratique le contentieux à grande échelle. Cela s’explique en partie par l’objet de l’écologisme, et sa situation : c’est une « minorité active », qui cherche à influencer le cours des événements. On ne peut pas comprendre la stratégie écolo en confinant l’analyse au seul niveau des partis, pas plus qu’on ne comprend le libéralisme si on laisse la société civile de côté. Le problème est que les écologistes comme mouvement social sont peu étudiés, on ne trouve rien de comparable à ce qui existe au sujet des mouvements ouvriers. L’écologisme est saisi comme un mouvement culturel (Ronald Ingelhart) et postindustriel (Alain Touraine) se construisant hors des usines, avec des militants dont le profil sociologique type est schématiquement l’individu issu des classes populaires ou moyennes, mais qui a réussi au moyen des études. L’écologisme n’est pas un mouvement ouvrier, même s’il touche des milieux très divers, en pratique. La sociologie actuelle des mouvements sociaux aime souligner que « les nouveaux mouvements sociaux » ne sont pas si nouveaux, que les prophéties de Touraine ont échoué (Erik Neveu), que les luttes matérialistes sont encore très actives (Olivier Fillieule), etc. Ces critiques sont largement balayées, à partir du où l’on s’intéresse comme Touraine à la portée des mouvements sociaux, et pas seulement à décrire les mouvements existants, se condamnant ainsi à être toujours à la traîne de l’actualité. Le terme « postmatérialisme » a induit en erreur, car rien n’est plus matériel que l’écosystème, ou la culture.

Dans un changement culturel, le pouvoir est partout, il ne s’agit plus de contrôler l’existant et ses formes de richesse, comme dans les luttes ouvrières, mais de produire autre chose, d’organiser différemment la société. Comme le pouvoir est partout, dans ce cas, la lutte prend forcément une forme libertaire. Ne pas s’illusionner sur la prise de pouvoir n’est pas seulement une position politique : c’est une condition réelle de l’efficacité de la lutte. On comprend mieux l’écologisme à mon sens en le pensant comme une constellation de mouvements que comme un mouvement unique et centralisé, sur le modèle du mouvement ouvrier. L’écologisme appelle à penser le pluralisme des mouvements sociaux, ce qui est difficile car l’héritage critique dont nous disposons est habitué à raisonner en termes de site unique de contestation (classiquement : la production). La diversité des associations écologistes (ex l’Alliance pour la Planète) travaille sur le mode de ce que j’ai proposé d’appeler la complémentarité conflictuelle, comportant une diversité de niveaux : information, alternatives concrètes, partis politiques etc. À côté de ça les débats marxistes ou libertaires paraissent parfois un peu simplistes, car structurés à l’intérieur d’un ensemble de possibles fortement contraint. Même chez Daniel Guérin, il s’agit toujours du producteur et de l’usine, et rien d’autre.

 

III. L’économie écologique

 

Sur le plan de l’économie, j’ai proposé de décrire l’écologisme comme un mouvement qui agit sur le moment de la réalisation de la valeur c’est-à-dire de la consommation, à la différence du mouvement ouvrier qui agit sur le lieu de production. Consommation doit s’entendre comme consommation finale (le « consom’acteur ») et la consommation intermédiaire (investissement « productif »), et pas seulement le « petit geste », même si celui-ci a une place qui ne doit pas être sous-estimée. La question est de savoir quoi produire, c’est la question de la technique, du métabolisme, de la dialectique avec la nature, qui se trouve posée, avant celle des rapports de production, qui du coup peut se retrouver secondarisée. D’où par exemple les stratégies de blocage et de promotion d’alternatives que l’on a récemment pu rebaptiser « blockadia ». D’où aussi le fait que le statut SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif), qui accorde une place au consommateur et aux collectivités territoriales, a été proposé par des écologistes. Une telle perspective explique certaines accointances entre écologisme et théorie néoclassique, ainsi dans le courant Ecological Economics, pour autant que le néoclassique consacre formellement la souveraineté du consommateur et oriente son effort vers la question du choix. L’écologisme souligne que cette souveraineté est illusoire et qu’elle doit être obtenue par la lutte. Le mouvement réclame sur le plan réel ce que le capitalisme ne fait que promettre sur le plan formel. L’aliénation par la consommation est différente, elle se produit ailleurs et par d’autres moyens- la publicité, le marketing, les choix de dépense etc. La lutte sera donc différente. Ainsi s’explique l’importance du « petit geste » qui est déjà un premier écart, une première résistance. Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire, la consommation est un rapport social. D’où aussi qu’un institut écolo se nomme « Institut Veblen ». Une partie de la gauche a une foi surprenante dans la thèse libérale de la souveraineté du consommateur, ne voyant pas de nécessité de déployer la critique de ce côté-là.

Pour schématiser, l’écologisme pourrait être décrit comme un anticapitalisme de marché, au sens où il est très sensible à l’accumulation, qu’il critique férocement, mais beaucoup moins à la propriété privée, à l’inverse des mouvements ouvriers qui sont peu sensibles à l’accumulation, et très opposés à la propriété privée. C’est ce que recouvre la différence entre antiproductivisme et anticapitalisme. Chacun aura tendance à juste titre d’une certaine manière à reprocher à l’autre un anticapitalisme déficient. André Gorz est un bon cas d’étude, apparemment écologiste il se révèle plutôt marxiste en écartant « l’utopie » désindustrialiste des Verts les plus radicaux 5, et en se fondant sur un dépassement du capitalisme par les technologies de l’information, celles-ci demeurant non questionnées. L’écologisme encourt à l’inverse de la part des marxistes la même critique que les positions libertaires : de faire le jeu du marché. Pourtant du côté des libéraux (les vrais) le discours collectif que les écologistes déploient au sujet des besoins renvoie systématiquement au collectivisme – d’où les l’accusation de « khmers verts 6 ». Idem de « l’action directe » comme la désobéissance civile. Un autre facteur à prendre en compte est que l’écologisme n’est pas un mouvement de la majorité contre une minorité, comme dans l’analyse marxiste classique ; c’est plutôt un mouvement de la minorité vers la majorité, ce qui implique le recours à des modalités de lutte différentes, ou plus exactement laissées de côté par l’historiographie dominante des mouvements ouvriers, car en effet le rapport des minorités aux majorités se pose ici aussi, autour du rapport des minorités actives à leur milieu. Ici les alternatives classiques existent (rôle du parti, de l’action aux côtés des aliénés, etc.) mais les débats savants qui ont agité les leaders des partis ouvriers (luxemburgisme, léninisme etc.) sont très largement absents. L’une des raisons est que l’aliénation n’est pas perçue comme telle, les impacts écologiques n’étant pour la plupart pas vécus par les individus dans leur chair, surtout dans les pays industrialisés. Le problème est pour ainsi dire imaginaire, d’où un certain opportunisme écologiste, par exemple de se focaliser sur la santé.

 

IV. Science et religion

 

Le dernier aspect est le rapport entre science et religion. Le point n’est pas secondaire, pour de multiples raisons. Le théologique, disait Bakounine, est au fondement de l’autoritaire. Mais aussi le scientifique, avec les « communistes autoritaires ». L’écologisme s’est montré très libertaire sur ce point-là, par certains côtés. Il désacralise la machine, et la technocratie. Alain Hervé estimait ainsi que la classe politique est « agenouillée, mains jointes, devant la machine, l’implorant de déverser une pluie de bienfaits 7 ». Les modernes se comportent souvent comme si la plus petite limitation de l’expansion industrielle était proprement sacrilège, et cela vaut pour la gauche (Mélenchon et le TGV) comme pour la droite. La critique de la science et de la technique moderne conduit parfois les écologistes à inverser la flèche du temps et voir une issue ou un idéal dans les sociétés primitives – ainsi la célèbre Déclaration du Chef Seattle 8. L’enjeu du faire (technè) est en tout cas très présent. Qui a été dans un salon écolo n’a pu que s’étonner du bric-à-brac des solutions techniques qui sont offertes, de la machine à ozone aux toilettes sèches en passant par la cuisson saine. Cette critique de la technologie soulève un enjeu culturel à nouveau qui situe l’écologisme du côté des critiques de la modernité, notamment du tiers-mondisme, les pays colonisés n’ayant pas non plus toujours perçu la civilisation occidentale ou moderne comme un universalisme qui leur aurait jusqu’ici totalement échappé. Le degré de remise en cause est toutefois objet de débat, côté écologiste, le cas des technologies de l’information le montre bien.

Inversement l’écologisme a tendance à sacraliser la nature, du moins un certain rapport à la nature : le vélo, le bio etc. Mary Douglas explique comment le sectarisme guette tous les mouvements de transformation culturelle 9. Construire une culture est une œuvre collective, résister aux assauts de la culture dominante tend à pousser les individus résistants à l’entre-soi, d’où le fait que les questions écologiques ont à voir avec les problématiques des cultural studies ou du multiculturalisme. Serge Moscovici montre cependant qu’un mouvement culturel n’est efficace que s’il joue la carte du pluralisme et de l’originalité : rigide sur les objectifs, flexible sur la manière de les atteindre 10. On doit bien comprendre que le sacré est anthropologique, ce concept est synonyme de ce à quoi l’on tient le plus, qui nous tient autant qu’on le tient. Depuis les années 1970, les écologistes mettent en garde devant un risque d’écofascisme, qui procéderait comme le capitalisme dans les années 1930, en se raidissant, face aux problèmes dont il est responsable, plutôt qu’en libérant le pouvoir et l’initiative (cf. les diverses analyses du fascisme). Mais les écologistes peuvent aussi avoir un côté rigide et déterministe, relativement insensible aux différences entre les situations humaines – ainsi Yves Cochet en 2004 dans Pétrole Apocalypse, entre autres. Les apports du marxisme ne sont pas souvent pris au sérieux. En fait la théorie demeure globalement assez faible, en partie en raison du faible intérêt que la thématique rencontre dans les milieux universitaires. On trouve de nombreux auteurs, mais peu d’effort d’élaboration théorique systématique. C’est aussi assez cohérent avec la thèse moscovicienne de l’originalité comme principe du changement minoritaire.

La référence à la nature serait essentialisante, et ce serait un danger en soi, enfin. C’est encore l’origine de nombreux malentendus. Pour les écolos, la nature c’est d’abord la biosphère en danger. C’est une nature fragile et menacée, à défendre, et non un déterminisme à asséner. L’enjeu est ontologique, comme le suggère « l’écologie profonde » : il est de réinstituer l’humain. Le moment de l’essence a sa dignité, les sciences sociales lui rendent paradoxalement hommage quand elles veulent l’abolir et tout déconstruire. L’essence, c’est notamment ce que Sartre appelle la facticité, la manière que l’on a de se poser dans le monde et d’y provoquer des effets. La référence à la nature permet aussi de critiquer ce que la culture peut comporter de domesticité. Dans une approche athée, ou du moins agnostique, la nature est en effet le seul point qui soit extérieur à la culture. D’où la référence à la wildness chez Henry David Thoreau par exemple. La nature n’a pas de contenu facile à déterminer, elle est comme l’Être chez Martin Heidegger ou l’origine chez Jacques Derrida : un moment toujours évanescent, qui se soustrait à toute appréhension positive. S’engager n’en constitue pas moins une manière de définir la nature, fût-ce de manière temporaire et provisoire. On rejoint en quelque sorte le jeune Marx, pour qui l’humanisme, c’est le naturalisme achevé et vice-versa. Mais en un tout autre sens.

L’importance de la nature met en effet en cause ce qu’on a classiquement appelé le développement, qui est partout dépendant de la croissance. Comme le suggère Guillaume Sainteny « la thématique écologiste se construit d’abord, dans son origine comme dans sa tonalité et son apparence, comme une critique fondamentale de la société industrielle et de ses aspects productivistes, technocratiques et de consommation 11 » que la poursuite de la croissance symbolise. Côté libéral ou socialiste, le propos a paru antimoderne, tendant à réduire le statut de l’être humain perçu comme chèrement acquis par l’Occident des Lumières. De là l’accusation d’être « réactionnaire » ou même « fasciste » – ainsi Luc Ferry ou Marcel Gauchet dans les années 1990, mais aussi Jean-Marie Harribey (dans sa préface de 2006 à La face cachée de la décroissance de Cyril Di Meo notamment) ou le géographe anarchiste Philippe Pelletier. Accorder des droits à la nature ce serait être animiste, ce serait ramener l’être humain dans l’état de minorité d’où il se trouvait jusqu’ici (Lemercier de la Rivière et « l’ordre naturel » des sociétés 12), ce serait être malthusien, puisque laissant moins de place pour les humains. À moins que la modernité ne soit l’impérialisme et le malthusianisme, et que l’émancipation des uns n’ait été acquise qu’au prix de l’aliénation des autres ?

 

Conclusion : L’écologie invite à repenser la question du pouvoir

 

L’écologie invite à repenser le pouvoir. Comment « changer la vie », pour reprendre le slogan du Parti socialiste des années 1970 ? « Prendre le pouvoir » au moyen d’une organisation fut sans doute la formule la plus couramment adoptée, au XXe siècle. Cette stratégie a connu de nombreux raffinements, en demeurant toujours plus ou moins la même : blanquisme, luxemburgisme, marxisme-léninisme, trotskysme, etc. La réaction des professionnels de l’émancipation face aux Indignés par exemple était caractéristique : sans programme et sans organisation, c’était de toute évidence un mouvement sans intérêt, naïf et peu sérieux. C’est faire montre d’une grossière méconnaissance des manières de « changer la vie », comme la suite l’a démontré. Podemos n’est peut-être pas l’idéal, mais quelque chose a émergé tandis que nos professionnels continuent de patauger et de faire la preuve de leur inefficacité, face notamment à Marine le Pen. L’écologie montre que « changer la vie » implique une démarche plus complexe, qui reste en grande partie à penser.

 

Fabrice Flipo
Philosophe, auteur notamment de Pour une philosophie politique écologiste (Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014)

 

 

 

Notes:

  1. D. Simonnet, L’écologisme, Paris, PUF, collection « Que Sais-Je ? », 1979, p. 3.
  2. On s’appuie ici notamment sur D. Boy, L’écologie au pouvoir, Paris, Presses de Sciences Po, 1995 ; G. Sainteny, L’introuvable écologisme français, Paris, PUF, 2000 ; P. Delwit et J.-M. De Waele, Les partis verts en Europe, Bruxelles, Editions Complexe, 1999 ; B. Villalba, « L’écologie politique face au délai et à la contraction démocratique », revue Écologie et Politique, n°40, 2010, pp. 95-113.
  3. A. Waechter, Dessine-moi une planète, Paris, Albin Michel, 1990.
  4. R. Pronier et J. Le Seigneur, Génération verte, Paris, Presses de la Renaissance, 1992.
  5. A. Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie, Paris, Galilée 1991, p. 28.
  6. Encore dans le numéro de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles du 1er octobre 2015 avec une Une et un dossier consacré à « l’écologie, la grande arnaque ».
  7. A. Hervé, L’homme sauvage, Paris, Stock, 1978, p. 50.
  8. Déclaration dont l’authenticité est discutée ; <https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_du_Chef_Seattle_en_1854>.
  9. M. Douglas, De la souillure, Paris, La Découverte, 2000 (1e éd. : 1967).
  10. S. Moscovici, Psychologie des minorités actives, Paris, PUF, 1996 (1e éd. : 1979).
  11. G. Sainteny, Les Verts, Paris, PUF, collection « Que Sais-Je ? », 1997, 2e édition, p. 57.
  12. L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767.

Séminaire ETAPE n°16 – Libéralisme, anarchisme et critique de l’Etat

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

 

Juin 2015

Libéralisme, anarchisme et critique de l’Etat

 

Autour de Ruwen Ogien (philosophe, directeur de recherche au CNRS; auteur notamment de : La panique morale (Grasset, 2004), L’éthique aujourd’hui. maximalistes et minimalistes (Gallimard, 2007), L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, et autres questions de philosophie morale expérimentale (Grasset, 2011, Le Livre de Poche, 2012), L’Etat nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique (Gallimard, 2013) et Philosopher ou faire l’amour (Grasset, 2014)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Guy Lagrange (militant de la Fédération Anarchiste, animateur des Editions du Monde Libertaire)
  • Rapporteur « critique » : Irène Pereira (militante d’Alternative Libertaire, philosophe et sociologue)

 

 

Texte de Ruwen Ogien

 

PLAIDOYER POUR LA LIBERTÉ NÉGATIVE

 

 

MC Escher - Jour et nuit

MC Escher – Jour et nuit

Par Ruwen Ogien

(philosophe, directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de L’État nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique, Gallimard, 2013)

Octobre 2014

 

 

À quoi sert l’État ?
Quelles sont les limites politiques et morales de son action ?
Dans quelle mesure peut-il légitimement employer la violence contre ses propres citoyens et, de façon plus générale, contre celles et ceux qui se trouvent sur son territoire ?
Les philosophes donnent des réponses différentes à ces questions selon la conception qu’ils se font de la liberté politique.
Le problème, c’est qu’il existe une quantité presque décourageante de façons différentes et contradictoires d’envisager cette liberté [1].
Heureusement, deux conceptions se détachent nettement de l’ensemble, par la masse de réflexions qu’elles ont suscité, et par la richesse de leurs implications pratiques [2].
L’une de ces conceptions est « négative » et l’autre « positive ».
En quoi se distinguent-elles exactement ?

 

La liberté négative

 

Selon la conception négative, comme je la comprends, nous sommes libres dans la mesure où personne n’intervient concrètement dans nos vies pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas [3].
Pour le dire plus brièvement: être libre au sens négatif, c’est ne pas avoir de maître.
Les contraintes qui portent atteinte à notre liberté négative sont purement extérieures : ce sont celles que nous impose la volonté d’autrui.
La liberté négative ignore les contraintes intérieures, celles qui ont pour origine nos désirs incontrôlés ou nos croyances fausses.
Même si nous sommes « prisonniers » de nos passions, nous serons, néanmoins, libres au sens négatif, si personne ne nous oblige à les ressentir, et si personne ne nous force à les combattre.
Comme projet politique, la liberté négative consiste à savoir ce qu’on ne veut pas, ce qu’on ne veut plus. Ce n’est pas avoir en tête une idée très précise de ce qu’on aimerait voir à la place.
Les mouvements d’« indignés », qui surgissent un peu partout dans le monde aujourd’hui, montrent assez bien ce que les revendications de liberté négative peuvent signifier au plan politique.
Les manifestants désignent clairement ce dont ils ne veulent plus : la concentration du pouvoir et des richesses entre les mains de quelques uns, la cupidité et l’arrogance de ceux qui bénéficient de ces privilèges. Mais ils ne se rangent collectivement derrière aucun programme économique ou politique précis de redistribution des richesses et du pouvoir [4].
Autre exemple d’expression de la conception négative de la liberté. Dans le film Lincoln, de Steven Spielberg, il y a un débat sur l’abolition de l’esclavage : si on donne la liberté aux esclaves, qu’en feront-ils ? La réponse de Lincoln exprime bien l’idée de liberté négative : arrêtons de les dominer, arrêtons d’être leur maître, ils feront ce qu’ils veulent de leurs vies ensuite.
Enfin, du point de vue des institutions, la conception négative présente un trait extrêmement controversé : elle définit la liberté politique comme « silence de la loi » [5].
Concrètement, cela signifie que, selon la conception négative, le domaine de la liberté politique est celui de ce qui est permis par la loi, par opposition à ce qui est obligatoire ou interdit.
Plus abstraitement, on pourrait dire que la conception négative de la liberté nous demande de ne jamais confondre le fait d’être libre et celui de se soumettre à des lois qui obligent ou interdisent, fussent-elles utiles au plus grand nombre, justes, bonnes, rationnelles.
La liberté est une chose ; la soumission aux lois en est une autre, complètement différente.

 

La liberté positive

 

En fait, il n’est pas facile de trouver, dans la littérature spécialisée une définition de la liberté négative simple, cohérente, et, surtout, susceptible de faire comprendre assez clairement en quoi elle pourrait se distinguer de la liberté positive. Celle que je viens de proposer, s’inspire en gros de l’analyse classique d’Isaiah Berlin [6].
Elle définit la liberté politique par une formule très simple : c’est l’absence d’obstacles à nos actions du fait d’autrui.
Mais elle précise aussi ce que la liberté politique n’est pas :

– Ce n’est pas la maîtrise de soi et de ses passions personnelles.

– Ce n’est pas la participation à un projet politique bien précis.

– Ce n’est pas l’obligation politique : selon la conception négative, il n’y a pas d’identité conceptuelle entre la liberté et la soumission à la loi.

Cette définition est contestable, bien sûr.
Mais elle a l’avantage de nous donner la possibilité de construire une définition de la liberté positive assez claire par contraste.
La liberté positive est une conception philosophique qui s’oppose point par point à l’idée de liberté négative comme je l’ai caractérisée.
D’abord, dans la perspective positive, la liberté politique ne se résume pas à un mouvement purement négatif. Être libre ne se réduit pas au fait d’échapper à l’intervention concrète des autres dans notre vie. Et se libérer ne signifie pas seulement rejeter ce qu’on ne veut pas ou ce qu’on ne veut plus. C’est aussi viser le bien: un monde meilleur, une vie plus pleine, etc.
Ensuite, la conception positive n’est pas neutre en ce qui concerne le genre de personne qu’il faudrait être, et le style de vie qu’il conviendrait d’adopter. D’après elle, en effet, être libre c’est être « maître de soi ». C’est agir de façon juste ou rationnelle. C’est œuvrer, entre autres, au bien commun en participant activement à la vie publique. Pour les amis de la conception positive, en effet, la liberté est une vertu qu’il faut impérativement distinguer de la « licence », cette « fausse » liberté, qui nous conduit à suivre aveuglément nos désirs, à faire des choses folles, stupides, égoïstes, irrationnelles, ou répugnantes comme le libertinage entre adultes consentants.
La liberté positive consiste, pour chaque être, individuel ou collectif, à se déterminer de façon autonome par la raison ou la réflexion, et à réaliser ainsi ce qu’il contient en lui de meilleur. En ce sens, c’est une conception « perfectionniste ».
En résumé, si être libre au sens négatif consiste à ne pas avoir de maître, être libre au sens positif revient à être maître de soi.
Enfin, alors que la conception négative de la liberté politique se définit par le « silence de la loi », la conception positive affirme que la liberté n’est rien d’autre que l’obéissance à la loi, dans la mesure où nous en sommes nous mêmes les auteurs.
Elle ne voit pas d’inconvénient, non plus, à considérer que des lois à l’élaboration desquelles nous n’avons pas participé soient des expressions de notre liberté positive. Il suffit que ces lois protègent ou promeuvent nos intérêts les plus fondamentaux, même ceux dont nous ne sommes pas conscients.

 

Politique et non métaphysique

 

Ces deux conceptions de la liberté sont politiques et non métaphysiques en ce sens qu’elles disent non pas ce qui est possible ou impossible, nécessaire ou contingent, mais ce qui est désirable ou indésirable du point de vue des genres de vie personnels et de la forme de la société, ou ce qui devrait être obligatoire, permis, ou interdit par la loi.
Elles laissent de côté la question embrouillée de savoir si chacun d’entre nous possède le « libre arbitre » ou le choix d’agir autrement à tout moment sans être déterminé par le passé et les lois de la nature.
Les limites que la nature impose à nos actions, comme celles qui nous interdisent de sauter en longueur à plus de vingt mètres sans tricher, ne comptent évidemment jamais comme des obstacles à la liberté politique, qu’elle soit négative ou positive.

 

Contre la liberté positive

 

Je vais essayer d’expliquer pourquoi mes sympathies vont à la conception négative de la liberté, ou pourquoi je prends parti contre la conception positive de la liberté.
À première vue pourtant, la conception positive de la liberté est une doctrine solide, qui repose sur des jugements de bon sens :

« La liberté, ce n’est pas la licence, la débauche ! »
« Être libre, ce n’est pas faire n’importe quoi : c’est faire ce qui est bien. »
« La liberté, ce n’est pas l’anarchie ! »
« Être libre, ce n’est pas échapper à toute contrainte : c’est obéir à la loi quand elle est juste. »

Cependant, quand on s’intéresse aux implications de ces jugements communs, on s’aperçoit qu’ils n’ont rien d’évident.
L’ami de la liberté positive affirme que nous ne sommes vraiment libres que lorsque nous agissons bien, c’est-à-dire de façon vertueuse, juste, rationnelle.
Il devrait s’ensuivre, pour lui, que nous ne sommes jamais vraiment libres quand nous agissons mal, ou de façon injuste, cruelle, irrationnelle.
Mais comme on le sait depuis qu’on a fait dire à Socrate « Nul n’est méchant volontairement », c’est une affirmation paradoxale.
Elle pourrait impliquer qu’il serait parfaitement injuste de punir les auteurs des actions les plus répugnantes, car ils n’étaient pas vraiment libres au moment où ils les ont accomplies.
C’est une conclusion que les nazis (et tous ceux qui les imitent) ont essayé d’exploiter à leur avantage lorsqu’ils ont été traduits devant la justice, mais qu’on n’est pas obligé d’accepter.
D’autre part, la conception positive de la liberté affirme que la soumission aux lois qui obligent ou interdisent n’est pas nécessairement une restriction à la liberté, si ces lois sont valides selon certains critères communément acceptés.
Mais il existe des raisons de se méfier de cette idée.
Elle implique, entre autres, que des citoyens rationnels devraient se sentir parfaitement libres s’ils étaient emprisonnés à perpétuité conformément à des lois valides.
Il n’est pas évident que les principaux concernés (ceux qui moisissent en prison) partagent ce point de vue.
Il y a encore beaucoup d’autres raisons conceptuelles, de rester sceptique à l’égard de la liberté positive que j’examine dans mon livre.

 

La liberté comme non domination

 

Bien que je rejette la conception positive de la liberté, je ne crois pas qu’il soit possible d’endosser sa concurrente négative sans amendements.
Dans son état primitif, elle peut servir à justifier des régimes les plus autoritaires ou les plus despotiques. C’est une conséquence plutôt paradoxale pour une théorie de la liberté politique, et qu’on ne peut pas vraiment mettre à son actif ! Philip Pettit a réussi à identifier les origines de ce paradoxe, dans une analyse particulièrement stimulante [7].
Son raisonnement est le suivant.
Supposons que nous soyons les esclaves d’un maître paresseux, négligent, ou bienveillant. Il n’intervient pas physiquement pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas.

Sommes-nous libres du fait de cette abstention ?

Non, répond Pettit, car être libre ne se réduit pas à être empêché d’agir comme nous le voulons. C’est aussi ne pas être soumis aux caprices d’un maître qui pourrait nous empêcher d’agir ainsi s’il en avait le désir. C’est échapper à sa domination [8].
Par ailleurs, certaines lois mises en application par l’État ne sont pas arbitraires, en ce sens qu’elles vont dans le sens de nos intérêts profonds. Ce sont clairement des ingérences dans nos vies, puisqu’elles voudraient nous obliger à faire des choses que ne voulons pas, ou nous empêcher de faire des choses que nous voulons.

Cessons-nous d’être libres du fait de ces ingérences ?

Non, dit Pettit. Ces ingérences ne sont pas ne sont pas des formes de domination, car elles ne sont pas arbitraires.[9] Lorsque nous nous soumettons à ces lois, nous ne perdons nullement notre liberté.
D’après la conception classique de la liberté négative, nous sommes libres dans la mesure où personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et personne ne nous force à faire ce que nous ne voulons pas.
Philip Pettit répond que nous pouvons être esclaves même lorsque personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et libres même lorsqu’on nous force à faire ce que nous ne voulons pas.
C’est à partir de ces deux objections qu’il élabore, contre l’image classique, sa version personnelle de l’idée de liberté négative: la liberté comme non domination.

 

Une conception minimaliste de la liberté politique

 

La conception de la liberté comme non domination permet de donner un contenu philosophique plus clair, et une portée pratique plus large à la liberté négative.
En effet, si la liberté négative consiste, au fond, à ne pas être soumis à la volonté des autres, c’est-à-dire à ne pas avoir de maître, la proposition est générale et concerne tous les maîtres, même ceux qui n’interviennent pas dans la vie de leurs subordonnés, parce qu’ils sont paresseux, négligents ou bienveillants.
Comme de nombreux philosophes, je considère que cette contribution à la compréhension de la liberté négative est particulièrement intéressante, même si elle pose toutes sortes de problèmes conceptuels [10].
Elle libère la liberté négative de la plupart des paradoxes qu’elle engendrait dans sa version classique.
Ainsi, on ne voit pas comment une conception de la liberté politique comme non domination (de l’État ou de la société) pourrait servir à justifier un régime despotique.
Mais la conception de la liberté comme non domination, prise comme une doctrine politique d’ensemble, contient d’autres éléments que je trouve moins attrayants.
Elle affirme, par exemple, que nous restons libres même lorsque les autres interviennent dans nos vies, si ces interventions sont utiles, si elles promeuvent nos intérêts profonds.
Elle tend à considérer que l’obéissance aux lois, quand elles ne sont pas arbitraires, est créatrice de liberté [11].
Je vois ces propositions comme des concessions inutiles à la conception positive de la liberté, une justification possible de cette forme de paternalisme qui consiste à faire le bien des autres sans leur demander leur opinion.
En fait, j’estime qu’il est possible de proposer une version de la liberté comme non domination qui se passerait complètement de ce supplément.
Dire que nous sommes libres si nous n’avons pas de maîtres, si personne, État ou autres individus ne nous domine, n’est-ce pas une caractérisation suffisante de la liberté politique ?
À quoi sert-il d’introduire, dans la définition même de la liberté politique, l’idée que si l’État ou la société interviennent dans le sens de nos intérêts profonds, même de ceux dont nous ne sommes pas conscients, nous serons, pour ainsi dire, encore plus libres ?
N’est-ce pas une précision inutile, et dangereuse aussi en raison du risque de paternalisme ?
La conception de la liberté négative que je défends est enrichie par l’idée de non domination, mais elle est débarrassée de tout élément positif.
Pratiquement, elle trace autour de chaque individu un large périmètre de protection qui doit le mettre à l’abri non seulement de la servitude et de l’oppression, mais aussi de toutes les formes de persécution, et de toutes les tentatives d’extermination.
À l’intérieur de ce périmètre, elle laisse chacun libre de faire ce qu’il veut de sa propre vie. Elle ne demande à personne d’être « maître de soi ».
Elle ne confond jamais la liberté et l’obligation de se soumettre à des lois, fussent-elles utiles, bonnes, rationnelles.
Au total, on pourrait dire que je soutiens une conception minimaliste de la liberté politique, puisqu’elle ne contient aucun élément positif.

Mais c’est aussi une conception robuste et étendue de la liberté politique, dans la mesure où elle est extrêmement protectrice à l’égard des maux politiques et sociaux qu’un être humain peut subir : l’exploitation, mais aussi la persécution et l’élimination.

 

Deux raisons de choisir la liberté négative

 

La conception négative de la liberté politique est très loin de faire l’unanimité parmi les philosophes, et, dans la version minimaliste que je propose, elle risque d’être encore moins appréciée.
Si je tiens à la défendre, ce n’est pas seulement à cause de ce réflexe assez universel qui nous pousse à porter secours aux espèces en danger, même lorsqu’elles ne sont que philosophiques.
La liberté négative dans sa version minimaliste est une conception que je trouve plus cohérente que sa rivale positive, et plus en accord avec un certain nombre de croyances auxquelles il n’y a aucune raison de renoncer, comme l’importance de l’indépendance économique et sociale, ou le droit de vivre selon ses préférences morales.
Il me semble aussi qu’elle permet de justifier une conception politique d’ensemble qui me paraît particulièrement séduisante. Cette conception est libertaire pour les mœurs, et égalitaire du point de vue économique et social.
Une telle conception d’ensemble est libertaire en ce sens qu’elle est extrêmement permissive pour tout ce qui concerne les relations sexuelles ou autres entre adultes consentants, et elle admet pratiquement sans aucune réserve la liberté de disposer de son propre corps et de sa propre vie (qui inclut celle de changer de forme extérieure ou de sexe, de mettre ses capacités de procréer ou de donner du plaisir à la disposition d’autrui contre rétribution, de se nuire à soi-même en se suicidant ou en utilisant des drogues de toutes sortes, etc.).
Une telle conception d’ensemble est égalitaire en ce sens qu’elle rejette par ailleurs toute forme de discrimination sexiste, raciste, xénophobe, dont l’injustice n’a plus besoin d’être démontrée, ainsi que la plupart des inégalités économiques, car, contrairement à ce qui est de plus en plus souvent affirmé, elles n’ont aucune justification morale.
J’essaie donc de tirer beaucoup de choses de la conception négative de la liberté, dans ce sens à la fois plus riche que celui d’Isaiah Berlin, (puisqu’elle implique la non domination au sens que lui a donné Philip Pettit et pas seulement la non interférence), mais aussi dans un sens plus pauvre que celle de Philip Pettit puisqu’elle exclut tous les résidus positifs qu’on peut encore trouver dans la théorie de Pettit.
La conception négative de la liberté est-elle vraiment en mesure de supporter tout ces amendements et toutes ces implications sans être dénaturée ?
Est-elle plus solide philosophiquement que sa rivale la conception positive de la liberté politique ?
Ce qu’on peut dire, au moins, c’est que les privilèges philosophiques qui sont donnés actuellement à la conception positive de la liberté ne sont pas vraiment justifiés, car outre ses défauts conceptuels, la liberté positive a des implications pratiques qu’on peut avoir des raisons de rejeter.

 

La liberté positive contre la justice sociale

 

Pour finir, je voudrais mettre en évidence le rôle politique de l’idée de liberté positive, que j’estime particulièrement rétrograde dans les conditions présentes du débat public.
Je pourrais examiner, dans cette perspective, plusieurs questions dites de « société » : tentatives de justifier les inégalités économiques et la fermeture des frontières, retour de la morale à l’école, projets d’élimination des criminels récidivistes, encadrement coercitif de la procréation, de la mort, de la sexualité, remise en cause de certains droits sociaux et de certaines libertés individuelles au nom de « valeurs morales », etc.
C’est à travers la notion de « mérite » ou de « responsabilité individuelle » pour ses choix que la liberté positive intervient pour justifier les inégalités économiques les plus révoltantes, et la tendance à blâmer les victimes d’un ordre social qui ne leur laisse pratiquement aucune chance de vivre décemment.
C’est à travers les idées de « protection de l’identité des communautés nationales » que la liberté positive intervient pour justifier les entraves les plus injustes à l’ouverture des frontières.
C’est à travers les idées de « valeurs morales » (travail, famille, patrie, dignité de la personne humaine, etc.) que la liberté positive intervient pour rejeter les revendications à la libéralisation de l’encadrement coercitif de la vie, de la mort, de la sexualité.
Bref, c’est aux engagements spontanés ou réfléchis envers la liberté positive qu’on doit, à mon avis, une certaine stagnation réactionnaire en matière de mœurs, et une partie de la nouvelle justification morale des inégalités économiques et sociales.
Ces raisons politiques s’ajoutent aux raisons conceptuelles de rester sceptique à l’égard de la conception positive de la liberté politique.

 

Ruwen Ogien

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Notes

[1] Hannah Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », dans La crise de la culture, trad. Patrick Levy et al., Paris, Gallimard collection « Folio », 1972, pp.186-222.

[2] Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté», dans Éloge de la liberté (1969), trad. Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Paris, Presses Pocket, 1990, pp.167-218.

[3] Ibid., p 172.

[4] « La planète des indignés manifeste dans plus de 700 villes », Le Monde, 15 octobre 2011.

[5] Berlin, « Deux conceptions de la liberté», op. cit., pp. 171-172.

[6] Ibid.

[7] Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad.. Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004.

[8] Ibid., pp.42-46.

[9] Ibid., pp.82-85.

[10] Christian Nadeau et Daniel Weinstock (dir.), Republicanism. History Theory, Practice, Londres, Frank Cass Publishers, 2004; Roberto Merrill, « Le néo-républicanisme en débat », Introduction à Neo Republicanismo. Diacritica, 24/2, 2010, pp.7-11.

[11] P. Pettit, Républicanisme, op. cit., pp.47-51 et 58-64.

Rapport compréhensif

 

Autodidacte en philosophie et militant en anarchisme

Rapport « compréhensif » d’un texte de Ruwen Ogien en vue du séminaire ETAPE

 

Par Guy Lagrange
– Novembre 2014 –

 

 

Je dois commencer par dire que ma connaissance en philosophie est purement autodidacte. Ça a l’avantage d’être un plaisir individuel ; ça peut aussi avoir l’inconvénient de parasiter une discussion pour cause de lacunes forcément incontrôlées.

 

Ce que j’apprécie dans le livre de Ruwen Ogien (L’Etat nous rend-il meilleurs ?), c’est qu’en empruntant des chemins qui ne font aucune référence aux auteurs anarchistes, il parvient à des affirmations qui sont très proches voire tout à fait similaires à nombre d’entres eux. Bien sûr, il ne s’adresse pas particulièrement aux militants, au contraire, il propose un raisonnement audible par un public non militant. Que l’on puisse parvenir à des affirmations libertaires par d’autres chemins que les références habituelles aux microcosmes politiques est forcément une bonne nouvelle. Je crois même avoir compris que c’est un constat a priori apprécié dans le cadre du séminaire ETAPE.

En l’occurrence, je pense à des auteurs que l’on étiquette couramment comme « individualistes » dans le mouvement anarchiste. Evidemment, je parle ici plutôt des individualistes qui proposent une analyse radicale de la société que de ceux qui promeuvent surtout les explosifs ou la « reprise individuelle ». Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, des anarchistes énoncent une critique radicale de la société et surtout de l’Etat fondée sur une idée forte : la liberté individuelle, qui est la revendication fondatrice de tous leurs actes.

 

Je pourrais citer ici nombre de textes où l’on retrouve cette démarche logique de mise en avant de l’individu vis-à-vis du monde extérieur. Je crois que la plupart de ces auteurs ont pour référence – explicite ou non – L’Unique et sa propriété de Stirner. Par exemple Alexandra David-Néel (plus connue pour ses récits de voyage que pour ses écrits libertaires) commence son texte Pour la vie par : « L’obéissance, c’est la mort. Chaque instant dans lequel l’homme se soumet à une volonté étrangère est un instant retranché de sa vie », plus loin elle ajoute « L’obéissance a deux phases distinctes : 1) on obéit parce que l’on ne peut pas faire autrement ; 2) on obéit parce que l’on croit que l’on doit obéir ». Sur ce dernier élément, on peut aussi songer à La Boétie qui fut effectivement une lecture pour nombre d’individualistes. Et elle conclut son introduction par : « Que chacun suive en tout, partout et toujours l’impulsion de sa nature bornée ou géniale, quelle qu’elle soit. Alors, seulement, l’homme saura ce que c’est que vivre, au lieu de mépriser la vie sans l’avoir jamais vécue »

 

Ne nous arrêtons pas aux écrits : Thoreau, lui aussi souvent cité parmi les individualistes anarchistes n’a pas seulement écrit Civil disobedience (1849), il est connu pour avoir refusé de payer ses impôts arguant en l’occurrence qu’il ne pouvait être solidaire d’un Etat qui admettait l’esclavage et faisait la guerre au Mexique.

 

Je vais évoquer maintenant quelques uns des éléments de la discussion proposée par Ruwen Ogien dans son texte qui selon moi sont intéressants dans une optique émancipatrice. De fait, l’individu semble prioritaire dans la démarche énoncée.

 

Eloge de la liberté négative

 

Le pouvoir ne se limite pas au gouvernement de l’Etat. Il est aussi dans nos relations avec notre entourage. La revendication de liberté peut s’exercer partout, pour autant que l’individu est partout confronté à des micropouvoirs. Seule la liberté négative a une force d’émancipation. Elle offre un droit à désobéir. Evidemment, c’est un exercice que nous pratiquons tous plus ou moins. Mais en réalité nous sommes confrontés à des obstacles qui sont aussi en nous-mêmes : en particulier parce que nous avons reçu une éducation qui nous a appris à obéir. La liberté n’est-elle pas entière quand on peut exercer un droit de retrait à tout moment et à tout propos, chacun assumant ses divergences.

 

Ruwen Ogien juge inutile de considérer que l’obéissance aux lois, quand elles ne sont pas arbitraires, est créatrice de liberté. Je vois là une idée forte que je reconnais aussi chez les anarchistes individualistes. En effet, une loi qui serait consensuelle ou qui n’apporterait pas de contrainte n’aurait pas de raison d’être. Les contraintes, elles, s’adressent à tous et sont effectivement ressenties comme des contraintes par ceux qui les subissent. Quand une loi autorise quelque chose, c’est généralement pour amender une loi qui interdisait jusqu’alors. En outre, nous savons tous qu’il y a en France une inflation législative qui bien souvent sert essentiellement à ce que l’auteur de la loi ait sa petite fierté personnelle. Tout un appareillage est en place qui n’est pas fondé sur l’altruisme mais sur la contrainte. Les anarchistes ajouteront tout de même que la question n’est pas strictement philosophique : elle a une dominante économique. Le droit du plus fort trouve l’habillage argumentaire qui lui paraît le mieux convenir pour faire accepter ses volontés.

 

Si la liberté négative n’inclut pas la maîtrise de soi, elle concerne les personnes hors normes. Nous sommes tous plus ou moins névrosés et nous nous supportons tant bien que mal : nous sommes dans la norme. Nos sociétés occidentales contemporaines excluent les malades mentaux, c’est-à-dire tous ceux qui sont jugés comme étant au-delà de la frontière de la normalité. Si la liberté négative leur donne les mêmes droits qu’au reste des êtres humains, on peut imaginer que si elle est massivement pratiquée, alors l’institution disciplinaire n’a plus alors aucun rôle, y compris de manière marginale. Des expériences ont été tentées dans ce domaine et certaines sont toujours vivantes : elles montrent l’intérêt d’aller à contre-courant.

 

Critique de la liberté positive

 

De fait, la liberté positive est la conception dominante dans la société. Si la liberté implique que nous sommes maîtres de nous-mêmes, cela ne revient-il pas à dire que nous sommes libres une fois que le policier et l’avocat général ont squatter nos cerveaux (quelles que soient les lois) ? A l’évidence, il y a là un paradoxe. En même temps, la notion de « pente fatale » de la liberté positive signalée par Isaiah Berlin, laquelle mènerait vers la tyrannie est fort convaincante. Je soupçonne un lien avec une certaine « loi du moindre effort », dans le sens où Camus emploie le mot « commode » dans la « lettre à un ami allemand » : « Vous le voyez, d’un même principe nous avons tiré des morales différentes. C’est qu’en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode […] qu’un autre pensât pour vous et pour des millions d’Allemands ». On est bien sûr là dans une situation extrême, mais non excentrique quand on considère qu’une dictature moderne n’est pas forcément autre chose qu’une démocratie qui dérive.

 

La morale est un facteur d’oppression collectif. Nous le savons tous. Les religions font leur possible pour en constituer les fondements. Ce sont évidemment des entraves à la liberté individuelle et le plus grave est bien le fait que les préceptes dictés sont censés être valables pour tous sans exception. En France, les lois sont toujours influencées par l’Eglise. On le voit actuellement avec la discussion d’une loi prétendant abolir la prostitution : il est visible que la morale est présente dans le texte. Bien sûr il y a des situations d’esclavage massif indéfendables, mais pas seulement. Or le texte ignore l’existence de celles et ceux qui ont choisi le travail sexuel, pour des raisons qui les regardent. Ainsi, la morale s’impose à tous, elle est sans nuance, elle dicte des comportements, des opinions, chacun doit la subir, prétendument pour le bien de tous. Il me semble alors que la contestation de la liberté positive est au sujet de la morale tout à fait similaire à celle que font les anarchistes.

 

Etre libre n’est pas seulement avoir un maître paresseux ou négligent, voire bienveillant : naturellement, il manque une garantie de non évolution du maître vers une attitude plus offensive, y compris bien sûr sous couvert de bonnes intentions. Là aussi chacun d’entre nous peut prendre de multiples exemples : les mœurs sont sous contrôle au nom de traditions (comme si les traditions étaient forcément mortes, incapables d’évoluer), etc. Cela nous amène à ce qui me paraît constituer le principal problème posé par la liberté positive : l’acceptation de la contrainte au nom de l’intérêt commun voire même de l’intérêt de l’individu lui-même alors supposé incapable d’en avoir conscience. Nous serions donc libres malgré nous… Cette contrainte est alors une sorte d’entonnoir dans lequel le pouvoir politique peut incorporer tout ce qu’il veut au nom de la liberté et en conséquence s’y trouvent aussi nombre de couleuvres. On reconnaît bien là ce que l’on peut subir quotidiennement à divers propos. Vigipirate nous rend libre puisqu’il nous fait évolué dans un « espace sécurisé » ; la vidéosurveillance n’existe plus, c’est désormais de la « vidéoprotection », etc. La communication est là pour nous faire croire que la contrainte est notre liberté, tout comme Big brother disait « la guerre c’est la paix ». Sur ce point la critique de la liberté positive est très forte, Ruwen Ogien en fait une critique du paternalisme. Les anarchistes y voient un droit divin, c’est-à-dire sans fondement. Les termes employés sont différents ; les positions me semblent proches.

 

Si je reviens à la comparaison avec les individualistes anarchistes, je dois dire cependant que l’usage que je fais de leurs écrits n’est pas une référence primordiale, il est plutôt de les considérer comme un indispensable garde-fou. Je trouve leurs objections rafraichissantes par leur radicalité et leur logique ; elles sont aptes à entraver utilement des tsunamis de clichés, d’où qu’ils viennent. Mais au-delà ?

 

Quelques questions pour finir :

 

La liberté négative permet-elle d’aller au-delà d’un aménagement de la bonne conscience individuelle ? Concrètement, l’individu n’est-il pas limité à gérer ses désirs dans un contexte sur lequel il n’exerce pas d’influence ? Ou bien faut-il considérer qu’il y a une « main invisible » de la liberté négative qui en fait une force collective dans la société ?

 

Le distinguo entre liberté négative et liberté positive est-il toujours opérant ? En tant que militant anarchiste, je ne pourrai pas me situer définitivement dans un camp ou dans l’autre. Les anarchistes individualistes seront du côté de la liberté négative. Ceux qui veulent aller au-delà et travaillent à transformer la société ne peuvent que pencher vers la liberté positive. Particulièrement dans le contexte d’un « autre monde » : il est peut crédible qu’une société sans Etat s’installe spontanément sauf à attendre (combien de temps ?) que le vieux monde tombe en ruines. Ne faudrait-il pas entendre que les partisans de la liberté négative et ceux de la liberté positive ont besoin les uns des autres pour parvenir un jour à un résultat intéressant ?

 

Pour finir une autre question aussi ample que rapide : l’évolution constatée par les sociologues contemporains du rôle de l’individu, en tous cas dans les sociétés occidentales, ne peut-elle pas donner un auditoire nouveau à l’idée de liberté négative ?

Rapport critique

Rapport « critique » d’un texte de Ruwen Ogien en vue du séminaire ETAPE

Par Irène Pereira
– Novembre 2014 –

 

1 – La liberté négative, une conception libérale

 

La liberté négative : être libre, c’est ne pas être empêché (définition libérale qui apparaît déjà chez Thomas Hobbes et reprise par Isaiah Berlin)

 

Néanmoins, dans la tradition libérale, plus que la question du pouvoir politique, il s’agit du rapport à autrui. Le pouvoir politique doit empêcher l’empiétement d’autrui sur ma liberté et ma propriété. Ce qui fait que la loi civile, est perçue comme une limitation à la liberté naturelle (« faire ce qui me plaît » – tel est la définition de la liberté naturelle selon Hobbes dans Le citoyen) nécessaire pour rendre possible la liberté civile. Etre libre, c’est alors pouvoir faire tout ce que les lois n’interdisent pas : autre formulation de la liberté négative.

 

Il me semble qu’auparavant Ruwen Ogien se réclamait avec son éthique minimaliste d’une définition négative de la liberté qui était la formulation qu’en avait donné Mill dans De la liberté : faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

 

Or dans le texte qu’il a produit pour ETAPE, il reprend la notion de liberté comme non-domination de la tradition républicaniste en la tordant dans le sens d’une liberté négative. Je ne vais pas détailler ici la controverse entre républicanisme et libéralisme, et donc effectuer une critique républicaniste de la thèse défendue par Ruwen Ogien. Cela même s’il me semble difficile de détacher la liberté comme non-domination des conditions civiques qui la rendent possible (1).

 

Ce qui m’intéresse c’est de savoir si la thèse de Ruwen Ogien est compatible avec une conception anarchiste, et donc libertaire au sens fort.

 

2 – Anarchisme et liberté : les penseurs de l’anarchisme n’ont pas défendu une conception négative de la liberté

 

Il est symptomatique me semble-t-il que bien que Ruwen Ogien se proclame libertaire, il ne cite jamais des auteurs de la tradition anarchiste. Or anarchiste et libertaire sont pourtant synonymes initialement.

 

Le terme apparaît sous la plume de Joseph Dejacques. Il reproche à Proudhon paradoxalement d’être seulement libéral, de s’arrêter à mi-chemin, et non libertaire, car il ne défend pas l’émancipation des femme. Pour Dejacques, une société anarchiste doit viser à constituer une communauté humaine – l’humanisphère – dans laquelle sont abolis à la fois le contrat, forme juridique qui institue la propriété privée et le mariage. Il s’agit d’instaurer une société qui repose sur la solidarité et non sur le contrat. Les êtres humains doivent dépasser l’individualisme pour admettre qu’ils constituent une unité dont toutes les parties sont solidaires les unes des autres, c’est l’humanisphère.

 

Déjacques reproche à Proudhon de ne pas aller assez loin en n’abolissant pas la forme contractuelle. Mais Proudhon évolue lui même au cours de son œuvre dans son approche. En effet, dans un premier temps, il récuse tout principe de solidarité dans son ouvrage L’idée de révolution au XIXe s. Néanmoins, par la suite dans Du principe fédératif, il avance que sa théorie précédente conduit à ne pas dissocier suffisamment l’anarchisme du libéralisme économique.

 

Alors que dans un premier temps, il récuse la notion de solidarité comme base de sa théorie, il l’a réintroduit par la suite en particulier dans De la capacité politique des classes ouvrières. Le contrat de mutualisme n’est pas un contrat libéral, basé uniquement sur l’intérêt individuel, mais il engendre des obligations morales de solidarité.

 

Proudhon donne une définition de la liberté dans Confession d’un révolutionnaire distinguant entre la liberté simple, de l’homme à l’état de nature, et la liberté composée, qui correspond à la liberté sociale. L’homme le plus libre est celui qui a le plus de relation avec les autres. Cette définition doit être comprise en la mettant en lien avec la notion de « force collective » chez Proudhon. Cette notion sur laquelle il revient à plusieurs reprises dans son œuvre repose sur un principe de solidarité. L’exemple qu’il prend de l’Obélix de Louxor montre le lien entre force collective et liberté. Autrui n’est pas une limite à ma liberté individuelle, il est au contraire la condition de possibilité de l’augmentation de ma puissance d’agir. Je suis limité par mes capacités individuelles si je veux construire une maison. En revanche, si je fais appelle à la solidarité collective, je peux réaliser des objectifs que je n’aurai pas pu effectuer seul comme ériger un obélix ou construire une maison.

 

Cette conception qui tend à considérer autrui comme la condition de possibilité de l’extension de ma liberté et non comme une limite, se retrouve également chez Bakounine. Celui-ci s’oppose également à la liberté négative, qu’il considère comme une liberté de propriétaire. Autrui ne doit pas empiéter sur ma liberté car la liberté est pensée sur le modèle de la propriété privée. Or, au contraire, en tant que je ne suis non pas un individu au sens atomistique, mais que mon individualité est une résultante sociale, alors la liberté des autres augmente la mienne infiniment. Cela signifie qu’étant un être social autrui n’est pas une limite à ma liberté, mais que la solidarité est la condition de possibilité de ma propre liberté.

 

Ainsi, pour les auteurs de la tradition anarchiste, la liberté individuelle est indissociable de la solidarité. La liberté n’est pas un principe négatif, mais positif qui se rattache à une conception morale positive. L’existence humaine la plus riche est celle qui est tournée vers autrui. Ce que dit Gaston Leval lorsqu’il affirme par exemple que Louise Michel a été une individualité bien plus riche que Nietzsche ou Stirner. Il s’avère donc ainsi nécessaire de distinguer l’individualisme et l’individualité. La liberté négative aboutie à une conception pauvre de l’existence humaine.

 

Cette thèse se trouve défendue également par Kropotkine dont l’inspirateur explicite est Jean-Marie Guyau. Contrairement à ce qu’affirme Nietzsche, l’individualité ne s’affirme pas de la manière la plus riche dans l’opposition au troupeau. Pour Guyau, l’altruisme est l’expression d’une personnalité qui possède une force vitale tellement riche et puissante, qu’elle déborde vers les autres. C’est le principe même de la fécondité de la vie. L’entraide est pour Kropotkine non pas un principe de sacrifice du moi, mais au contraire l’altruisme est ce qui permet la plus grande affirmation de soi. C’est ce que Kropotkine appelle la morale anarchiste.

 

Cette position, on la retrouve également chez John Dewey lorsqu’il effectue une critique de l’utilitarisme. Dewey considère nécessaire de dépasser l’opposition entre altruisme et l’égoïsme. Celui qui se comporte de manière altruiste, ce n’est pas par un calcul utilitaire, mais parce que cela enrichi sa personnalité. Le médecin qui sauve au péril de sa vie un patient, ne le fait ni par intérêt, ni par esprit de sacrifice, mais parce que cela enrichie son existence.

 

3 – La liberté des mœurs : version libérale et version libertaire

 

Ruwen Ogien nous affirme que sa conception est compatible tant avec la liberté des mœurs qu’avec l’égalité économique sociale. C’est là que l’on peut avoir quelques doutes.

 

Tout d’abord, j’ai du mal à comprendre en quoi la liberté négative permet de s’opposer à l’inégalité économique et sociale. La seule affirmation qui semble s’approcher d’une justification dans son texte est la suivante :

 

« C’est à travers la notion de « mérite » ou de « responsabilité individuelle » pour ses choix que la liberté positive intervient pour justifier les inégalités économiques les plus révoltantes, et la tendance à blâmer les victimes d’un ordre social qui ne leur laisse pratiquement aucune chance de vivre décemment ».

 

Cela pourrait laisser entendre que les inégalités sociales et économiques trouveraient leur fondement dans des valeurs morales substantielles. On peut douter néanmoins que la remise en cause d’une idéologie morale conservatrice suffise à abolir les inégalités sociales. Les inégalités économiques et sociales semblent avoir également des racines matérielles liées à des rapports sociaux.

 

Il me semble au contraire que la liberté négative est fort compatible avec les inégalités socio-économiques en particulier lorsque Ruwen Ogien énonce ce qu’il entend par libertaire sur le plan des mœurs :

 

« elle est extrêmement permissive pour tout ce qui concerne les relations sexuelles ou autres entre adultes consentants, et elle admet pratiquement sans aucune réserve la liberté de disposer de son propre corps et de sa propre vie (qui inclut celle de changer de forme extérieure ou de sexe, de mettre ses capacités de procréer ou de donner du plaisir à la disposition d’autrui contre rétribution, de se nuire à soi-même en se suicidant ou en utilisant des drogues de toutes sortes, etc.) ».

 

Le programme peut sembler séduisant pour un libertaire, mais en réalité la difficulté, c’est qu’il repose sur une conception libérale, et non libertaire, des relations humaines. En effet, la question du consentement et de la libre disposition de soi sont pensés indépendamment des rapports sociaux existant dans la société.

 

– Premier élément, le rapport propriétaire de soi à son corps : l’individualisme possessif qui produit une analogie entre la propriété des biens matériels et la propriété du corps. Je peux donc disposer de mon corps comme je dispose d’un bien que j’ai acheté : je peux le vendre, le louer ou le détruire… L’individualisme possessif repose juste sur une métaphysique dualiste entre l’âme et le corps. Prochaine étape transhumaniste : je télécharge mon âme dans un robot que j’ai acheté puisqu’après tout mon corps n’est qu’un bien de consommation. Vision tout à fait compatible avec le libéralisme économique.

– Deuxième élément : la liberté négative considère le consentement indépendamment du principe d’égalité. La liberté est possible sans égalité. Je peux donc si je le consens me vendre en esclavage puisque j’ai une libre disposition de mon corps. Il serait tout à fait moraliste et parternaliste de m’en empêcher. Là encore, une telle vision repose sur un présupposé qui est celui du contractualisme libéral que l’on retrouve à la base du libéralisme économique.

– Troisième élément : le consentement individuel est pensé indépendamment des rapports sociaux inégalitaires. Les échanges marchands monétaires ne sont pas analysés dans ce que l’argent implique de rapports sociaux inégalitaires. La violence de la monnaie en tant qu’elle est inégalement repartie et son impact sur le consentement ne sont pas pris en compte. Que penser de la jeune femme désargentée qui se voit proposer des relations sexuelles par un homme fortuné ? Le choix est-il libre comme dans le cas de deux personnes qui sont économiquement fortunées ? Que penser de la volonté d’euthanasie lorsque l’on fait sentir à la grand mère qu’elle est un poids psychologique et qu’elle coûte cher et que de ce fait, elle ferait peut être bien d’avoir le désir de mourir.

La fable de la libre disposition de soi fonctionne-t-elle dans une société où existent des rapports sociaux économiques inégalitaires ? On peut en douter. (Je passe sur le fait que ceux qui promeuvent un usage libre des drogues peuvent être également les mêmes qui veulent interdire les OGM du fait des risques sanitaires que cela implique).

 

Á l’inverse, il est intéressant de s’interroger sur le fait de savoir si une société anarchiste, où le capitalisme aurait été aboli, pourrait admettre une éthique minimaliste et une liberté négative.

 

Par exemple, imaginons deux individus consentant dont l’un propose à l’autre de le tuer. Le consentement des deux partenaires suffit-il à ce que cette pratique puisse être légale ? Il semble tout de même que cela pose des difficultés plus complexes sur la validité du consentement. On sait que par exemple nombre de personnes lorsqu’elles sont dépressives souhaitent mourir, mais que ce désir peut disparaître sous l’effet d’un traitement d’anti-dépresseur et même après l’arrêt du traitement. Il me semble que l’on réduit des questions qui demandent de peser plus mûrement le pour et le contre sous différents angles à une liberté identifié à un simple désir immédiat. On réduit l’aspiration à la liberté à une action du type de l’acte d’achat impulsif. On peut supposer que l’étape d’après ce serait organiser une activité économique : payez et nous nous occupons de votre suicide.

 

Conclusion :

 

L’anarchisme est un courant politique qui exalte l’individualité et la liberté. Mais à la différence du libéralisme, il ne conçoit pas l’individu et la liberté en opposition avec autrui. Il ne propose pas une liberté négative. L’anarchisme propose une conception positive de la liberté. Elle repose sur une morale de la solidarité et le présupposé d’une nature sociale de l’être humain. Cela induit donc une éthique perfectionniste selon laquelle l’extension la plus grande de la liberté individuelle est obtenue dans le cadre d’une certaine organisation politique et un certain type d’existence.

Ainsi, il ne s’agit pas d’imposer par la force une morale anarchiste, mais le caractère éducationniste de l’anarchisme montre bien qu’il existe une conception positive de la liberté. Il s’agit de convaincre par exemple : il ne suffit pas que deux individus consentent à un contrat d’esclavage pour que cette situation soit satisfaisante. Les anarchistes défendent l’idéal positif d’une société libre qui implique une valeur positive d’égalité.

 

 

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Annexes

 

Je fournis néanmoins en annexe de ma lecture critique du texte de Ruwen Ogien des éléments sur ce qui me semble problématique dans son assimilation de la conception républicaniste de la liberté avec la liberté négative.

 

Annexe 1 :

– Pourquoi selon moi la liberté négative se distingue de la tradition républicaniste ?

Même si ce n’est pas le cœur de ma critique et je ne souhaite pas que le débat tourne autour de cette question, j’avoue ma surprise de voir la tradition républicaniste embarquée dans la définition négative de la liberté.

Il est exact que le républicanisme définit la liberté comme « absence de domination ». Néanmoins, il me semble que Ruwen Ogien n’explicite pas assez ce qui fait la différence entre cette définition et celle libérale de « ne pas nuire à autrui ».

En effet, il me semble que la tradition républicaniste met en place des mécanismes institutionnels qui renvoient à un positivisme juridique qui se différencient de la tradition du justnaturalisme libéral. La liberté civile dans la tradition libérale est une limitation de la liberté naturelle.

Dans la tradition républicaniste, la liberté civile ne s’appuie pas sur une liberté naturelle préexistante aux institutions politiques. Etre libre, comme l’explique Arendt, c’est dans la tradition républicaine antique, ne pas être esclave. C’est un statut juridique.

L’absence de domination politique peut être obtenue dans la tradition républicaine, comme l’explique, Rousseau, par la loi. Une République est un régime politique dans lequel les citoyens ne sont pas soumis au caprice arbitraire du tyran, mais à une loi générale. Je suis libre lorsque tout le monde est soumis aux lois car alors personne n’est au-dessus des lois.

Montesquieu propose une autre solution qui s’inscrit dans la tradition républicaniste. La non-domination est garantie par la limitation des pouvoirs entre eux. C’est une conception ancienne que l’on trouve déjà chez Aristote et Machivel : une république est un régime dans lesquels les grands et le peuple sont représentés. Le pouvoir des uns limite celui des autres. Au Royaume Uni, c’est l’existence d’une chambre des Lords et d’une chambre des communes.

Donc il me semble que dans la tradition républicaniste, il ne s’agit pas d’une simple liberté négative. En effet, ces conceptions en appellent aussi bien chez Rousseau que Montesquieu à la vertu publique. Il me semble qu’une grande querelle de la modernité qui oppose entre autres les libéraux et les républicains, que ces derniers soient néo-athéniens ou néo-romains, porte sur le rapport à la chose publique.

Pour les libéraux, les individus sont avant tout des hommes économiques, qui recherchent leur intérêt personnel et s’occupent de leurs affaires privées. Les institutions publiques doivent leur garantir la sécurité nécessaire à la recherche de la prospérité personnelle.

Pour les Républicains, les individus sont avant tout des citoyens. Ils doivent se consacrer en priorité à l’intérêt général, à la chose publique, la Res-publica. Il ne peut donc y avoir de République sans vertu civique. C’est pourquoi il me semble que la tradition républicaine sur ce plan ne promeut pas une liberté négative, mais positive.

Cet appel à la vertu des citoyens n’est donc pas accessoire à la liberté comme non-domination, mais essentielle dans la mesure où elle constitue la condition de possibilité des institutions politiques.

 

Annexe 2 : Liberté et responsabilité (un point évoqué dans le texte de Ruwen Ogien) : Spinoza propose une réponse à cette question. Il dit que ce n’est pas un choix libre pour un chien d’avoir la rage. Il n’empêche que sur le plan social, il est utile de le piquer. La responsabilité ne repose pas sur le libre-arbitre dans une conception rationaliste de la liberté, mais sur la rationalité de la punition. Donc ce n’est pas parce qu’un individu n’est pas libre au moment des faits, qu’il ne peut pas être sanctionné dans une telle conception. Mais cela nous éloigne de l’anarchisme.

Contribution de Didier Eckel

 

La question lancinante de la stratégie politique

Contribution au débat de la 16ème séance de juin 2015 du séminaire ETAPE

 

Par Didier Eckel

 

 

La question de la liberté négative et de la liberté positive, travaillée par Ruwen Ogien et débattue par les membres du séminaire ETAPE, vendredi 12 juin 2015, m’évoque, in fine, la question insoluble et stratégique du :

Comment peut-on inventer, et construire, de nouveaux mondes ?

 

Contradiction autour de la liberté positive

 

Tenter d’inventer de nouveaux mondes nécessite, probablement, de penser des modes d’organisation sociale différents permettant d’ouvrir les regards sur la « condition humaine ». Notamment de passer d’une vision essentialiste de l’homme (aujourd’hui forgée par plus de deux siècles d’organisation et de pensée libérales autour de l’homo œconomicus) à des représentations pluralistes des potentiels humains rendant envisageables des « dimensions plus positives » (mais pas exclusives) du vivre ensemble. Notamment les dimensions de coopération et de solidarité, chères aux libertaires. Mais est-il possible de tenter de privilégier des « dimensions positives » de l’humain sans promouvoir une (ou des) liberté(s) positive(s) ?

La critique faite par Ruwen Ogien de la liberté positive (faire dépendre, en partie, la liberté de la bonne – ou des bonnes- conduite-s- des individus entre eux ; comme le devoir de solidarité que je viens d’évoquer) permet de bien comprendre le risque des dérives moralistes et normatives de ce type de positionnement.

Selon Ruwen Ogien, si le juste (lié à la liberté négative, doublée de la non domination) doit s’appliquer à toutes et tous de la même façon, le bien est, lui, forcément pluriel (et même individualisé). Si le bien (ou le bon, lié à la liberté positive) tend à être universalisé, il y a de grands risques qu’il devienne une contrainte morale extérieure (contrainte d’un pouvoir et/ou sociale) donc antinomique avec l’exercice de la liberté.

Il pourrait donc y avoir une contradiction : vouloir (légitimement, me semble-t-il) tendre à une nouvelle organisation sociale promouvant le bien (l’individu coopératif et solidaire contre l’homo-œconomicus, par exemple) serait imposer une liberté positive nécessairement moralisante ; donc liberticide.

Ruwen Ogien semble se « contenter » de promouvoir la liberté négative (en y ajoutant la non domination). Pour ne pas avoir à se confronter à cette contradiction ? Ou parce qu’il ne se pose pas la question stratégique du « changement de société » ?

Pour ma part je préfère tenter d’affronter cette contradiction car je crois que travailler la question de la coopération et de la solidarité (entre autres) face au libéralisme ambiant est difficilement évitable. Mais comment s’y prendre sans tomber dans le travers signalé, à juste titre, par Ruwen Ogien ?

 

Fondez crane - Didier Eckel

Fondez crane – Didier Eckel

 

 

Trois pistes pour des chemins stratégiques

 

Je vais essayer de proposer quelques pistes (probablement très discutables et insatisfaisantes).

Tout d’abord en insistant sur le fait que je ne défends pas l’idée qu’il y aurait une « nature » (ni même une morale) solidaire de l’homme, à retrouver contre « l’erreur anthropologique » que serait la « nature » œconomicus de l’homme (pour reprendre l’exemple). Il s’agit bien de dire qu’il n’y a probablement pas de « nature » (bonne ou mauvaise) de l’homme. Un anti-essentialisme donc qui permettrait de penser une pluralité de possibles en devenir.

Le dernier livre de Jérôme Baschet [1] me semble intéressant par rapport à cette question. Il y défend l’idée d’une pluralité des mondes nouveaux (post-capitalistes) coexistant en même temps sur la planète. Multiplicité de mondes qui permettrait (peut-être) de ne pas engendrer une morale unique, une universalité du bien.

En m’appuyant sur le livre de John Holloway [2], assez proche de celui de Jérôme Baschet, je fais l’hypothèse que des expérimentations de micro-pratiques et de micro-organisations en marge du capitalisme (ce que John Holloway appelle des brèches) pourraient être des points d’appui pour rendre désirables (et non morales ?) de nouvelles facettes du vivre ensemble : l’expérimentation (pragmatique et donc censément non morale) plutôt qu’un discours de conviction potentiellement normatif (voire idéologique et même repoussoir ?).

Ces trois petites pistes (que je n’ai pas inventées) sont sans doute insuffisantes et ne produisent probablement pas une stratégie politique à elles seules mais il me semble qu’elles peuvent contribuer à étayer des chemins stratégiques toujours incertains. Des chemins d’autant plus obscurs pour les militantes et militants d’aujourd’hui que les temps ne paraissent guère favorables à une recherche d’émancipation (de liberté ?).

 

L’exemple de la prostitution

 

Pour alimenter mon propos, j’aimerai évoquer rapidement un point précis de discussion qui a accaparé une grande part du débat d’ETAPE ce vendredi 12 juin, à savoir, la question de la prostitution et la position féministe abolitionniste.

Pour Ruwen Ogien, s’assurer qu’aucune contrainte ne pèse sur une femme (ou homme) qui louerait son corps pour des actes sexuels, suffit pour ne rien avoir à redire contre cette pratique. Dans des conditions de non dominations [3] et avec un contrat synallagmatique librement accepté par les deux parties, la condamnation de cette pratique ne pourrait être que morale (liée à une vision positive de la liberté).

Cependant, ces conditions peuvent-elles vraiment être garanties (même dans une société égalitaire) ? Ruwen Ogien défend l’idée que même si une seule femme (ou homme) se trouvait dans ce cas « idéal » on ne pourrait pas interdire cette pratique sans risquer d’amoindrir nos propres libertés.

Cette position de Ruwen Ogien fut rudement débattue (voire combattue) par quelques participant-e-s. En ce qui me concerne, je suis partagé. Si je comprends bien cette logique (que je peux partager), je suis assez ennuyé par l’aspect minimal (voire minimaliste) de cette liberté négative (même augmentée de la non domination). Peut-on espérer changer les rapports sociaux (hommes/femmes, en l’occurrence) existant réellement en ne faisant que sanctionner des comportements de domination ou l’application de contrats non synallagmatique ? Ou doit-on tenter de faire changer les représentations anciennes pour de nouvelles ? Mais comment, si on ne veut pas recourir à des argumentations morales ou normatives (positives) ? Les trois petites pistes énoncées supra peuvent-elles contribuer à ce changement ?…

Philippe Corcuff, à la fin du débat, a pu dégager un point de vue que je trouve fort intéressant sur la philosophie analytique de Ruwen Ogien. Cette philosophie tend à « inventer » des situations « abstraites » comme outil de réflexion [4]. Cette méthodologie (loin de la sociologie) ne permet pas d’analyser le réel du monde tel qu’il est (ou supposé être). Il permettrait cependant de faire émerger des éléments de réflexion que révélerait plus difficilement un travail (sociologique) collé à un quotidien de contraintes et dominations de tous ordres. Dans le cas de la prostitution, il révèle que des positions abolitionnistes pourraient ne pas être étayées exclusivement par une analyse sociale rigoureuse mais aussi (parfois ?) par des jugements moraux.

 

Je terminerai ce petit texte en espérant ne pas avoir trop déformé les propos de Ruwen Ogien (et ceux de Philippe Corcuff) et surtout, sans les avoir pollués avec mes propres présupposés moraux.


 

Notes :

 

[1] Voir Adieux au capitalisme de Jérôme Baschet (éditions La Découverte, 2014)

[2] Voir Crack Capitalism de John Holloway (éditions Libertalia, 2012)

[3] Aucune domination économique, culturelle, sociale, physique ou autre… Aucune pression psychique ou autre…

[4] Par exemple une prostituée idéalement indemne de tous rapports sociaux ou affectifs de domination face à un client qui ne serait pas mal intentionné vis-à-vis d’elle (prostituée et client n’étant liés que par un contrat clair, satisfaisant pleinement les deux parties).

 

 

Séminaire ETAPE n°15 – Pratiques artistiques et critique sociale

Quinzième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Mai 2015 –

 

Pratiques artistiques et critique sociale

 

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Débat autour de deux interventions :

  • « Qu’est devenu le surréalisme en 2015 ? », par Gilles Durand, artiste et militant de la Fédération Anarchiste
  • « Musique hérétique, contraintes capitalistes et critique sociale. Esquisse de théorie d’une pratique », par Sarah Battegay et Richard Monségu, de la compagnie de musiques de l’interterrestre Antiquarks (http://www.antiquarks.org/)

 

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Contributions à venir


Séminaire ETAPE n°14 – Zapatisme et postcapitalisme

Quatorzième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Avril 2015 –

 

Zapatisme et postcapitalisme

 

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Autour d’un texte de Jérôme Baschet : « Expérience zapatiste, postcapitalisme et émancipation au XXIe siècle » – Jérôme Baschet est historien, maître de conférences à l’EHESS, auteur notamment de : La rébellion zapatiste (Flammarion, collection « Champs », 2005, réédition de L’étincelle zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Denoël, 2002) et d’Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes (La Découverte, 2014)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Guillaume Goutte, auteur notamment de Tout pour tous ! L’expérience zapatiste, une alternative concrète au capitalisme (Libertalia, 2014, http://editionslibertalia.com/tout-pour-tous-l-experience-zapatiste) et militant de la Fédération Anarchiste
  • Rapporteur « critique » : Yohan Dubigeon, docteur en science politique à l’IEP de Paris (thèse sur le conseillisme soutenue en janvier 2014), auteur notamment de « L’autogouvernement zapatiste à la recherche d’une réunification des temps de la transformation sociale : reconstruire pour mieux détruire » (revue Mouvements, n°66, mars-avril 2011, http://www.cairn.info/revue-mouvements-2011-2-page-145.htm)

texte de Jérôme Baschet

Expérience zapatiste, postcapitalisme et émancipation au XXIe siècle


Contribution au séminaire ETAPE d’avril 2015

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Par Jérôme Baschet

 


Jerome Baschet - Adieux au captialismeJérôme Baschet est historien, maître de conférences à l’EHESS (Paris), auteur notamment de : La rébellion zapatiste (Flammarion, collection « Champs », 2005, réédition de L’étincelle zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Denoël, 2002) et d’Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes (La Découverte, 2014)


 

Il est temps de rouvrir le futur. De rompre la chape de plomb du présent perpétuel caractéristique du capitalisme néolibéral, mais sans pour autant en revenir au futur préfabriqué de la modernité, bâti sur les certitudes du progrès et galvanisé par la foi en l’inéluctable advenir des lendemains radieux. Il s’agit, par conséquent, de faire émerger un mode d’existence inédit du futur, assumé dans son indétermination et son imprévisibilité, mais néanmoins pensable, dans son ouverture même, chargée de menaces autant que d’espérances.

 

L’impulsion utopique est indispensable pour nourrir l’action présente et lui conférer sa pleine vigueur. Sans l’imagination d’un monde postcapitaliste possible, nécessaire et urgent, la lutte anticapitaliste n’aurait à peu près aucun sens. Pour autant, il ne s’agit nullement de vaticiner une nouvelle prophétie, ni de boucler un de ces programmes dont les avant-gardes autoproclamées et prétendument éclairées par les lois de l’Histoire avaient, jadis, le secret. Il n’est pas question de breveter les plans d’une cité idéale, descendue du ciel et livrée clés en main. Nul chemin n’est tracé d’avance. Les processus d’émancipation sont et seront l’œuvre des hommes et des femmes de tous les recoins de la planète et il en naîtra un monde encore impensable et profondément diversifié : un monde fait de multiples mondes. Ce que l’on peut, depuis le présent, entrevoir de l’avenir ne saurait être tenu pour un modèle que certains pourraient chercher à imposer ou à utiliser pour s’arroger la mission de guider les autres au nom de leur prescience de la terre promise.

 

Et pourtant, il convient de commencer à donner corps à l’après de la société marchande, car notre appétit de futur accroît notre colère face à la misère du présent et démultiplie notre énergie pour l’action. Au reste, l’imaginaire utopique n’avance pas dans le vide, ni ne naît de notre seule soif de justice, de dignité et de fraternité. Il s’abreuve à quatre sources principales. Il s’ancre en premier lieu dans notre refus, aussi viscéral que raisonné, de l’oppression capitaliste et de la dépossession marchande, tout en étant attentif à ce qui, dans ce triste présent, peut être chargé de potentialités libératrices. Il se fortifie au contact des expériences de construction d’une réalité alternative – comme celle des zapatistes dont il a sera question ici – qui sont autant de fragments, fragiles mais ô combien précieux, d’un futur déjà présent. En outre, il se nourrit, sans les exempter de toute analyse critique, de la connaissance des sociétés traditionnelles non capitalistes et des formes de vie qui, jusqu’à aujourd’hui, ont pu résister en partie à l’imposition des normes de la modernisation et de la marchandise. Enfin, il doit soumettre les expériences historiques nées du désir d’émancipation à une évaluation critique aussi lucide que possible.

 

Bref, l’imaginaire utopique n’erre pas dans le ciel pur des désirs absolus ; il se construit à partir de formes sociales existantes, de l’expérience et de la compréhension de leurs tensions constitutives, et d’abord contre celles que nous refusons. Le futur qu’il s’agit d’ouvrir ne saurait être mis en jeu de manière abstraite, mais seulement à-partir-de-et-en-opposition aux caractères constitutifs du système capitaliste, tout en prenant appui sur les formes sociales en partie préservées de la logique marchande, qui existent encore aujourd’hui ou qui commencent à émerger. En partant d’une réalité historiquement située, l’imaginaire utopique gagne en force, tout en avouant son caractère nécessairement limité. Aussi ne s’agit-il, au mieux, que de soumettre à la discussion quelques principes élémentaires, voués à être dépassés dans la dynamique des processus collectifs d’émancipation. Une seule chose importe véritablement, à l’écart de toute utopie normative : prendre la mesure des potentialités ouvertes par la destruction du monde de la destruction et esquisser un espace de possibilités au sein duquel il y ait place pour une pluralité de mondes.

 

Il est temps de cesser d’affirmer que nous n’avons pas d’imaginaire alternatif à opposer à l’état de fait capitaliste. Pour autant, réveiller le futur n’implique pas de tracer par avance le chemin. Il s’agit seulement, mais non sans urgence, d’aviver notre désir de nous mettre en route et de nous charger d’énergie pour entreprendre le voyage. En appeler à l’imaginaire utopique n’implique pas de se livrer à un exercice d’école en quête d’une perfection vouée à demeurer un hors-lieu sans rapport avec l’action présente. Il n’y a nulle contradiction entre le désir de commencer à agir dès maintenant et la nécessité de tendre le regard vers l’horizon du monde postcapitaliste qui est notre espérance. Mieux, commencer à rêver et à débattre collectivement de ce que nous voulons construire fait partie intégrante du chemin. Un chemin qui se fait en marchant et se chemine en questionnant, empli de l’énergie qui nous meut vers ce qui n’est pas encore.

 

 

I – L’autonomie : le politique sans l’État [1]

 

Du zapatisme, on aura retenu d’abord l’audace du « Ya basta! » du 1er janvier 1994 qui est venu briser les illusions d’un Mexique accédant au club de la modernité (grâce à l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain), en même temps qu’il défiait l’apparente toute-puissance du néolibéralisme et apportait un démenti au mythe auto-proclamé de la fin de l’histoire. On a souvent souligné aussi le rôle du zapatisme comme antécédent et référent pour le mouvement altermondialiste qui a pris son essor à partir de 1999. Et on a parfois loué sa parole inventive, festive, poétique, nourrie par l’humour – laquelle n’est en réalité que l’expression d’une pratique politique réintégrée dans la densité de la vie [2].

 

Aujourd’hui, après bien des péripéties qu’on ne peut rappeler ici, le bilan concret dressé à l’occasion de l’Escuelita zapatista [3], à 20 ans du soulèvement armé, fait de la construction de l’autonomie le cœur de l’effort des communautés rebelles. Il s’agit de la mise en œuvre d’une forme d’autogouvernement (amorcée en décembre 1994, avec la proclamation de 38 Communes autonomes, et amplifiée à partir de 2003 avec la création de cinq Conseils de bon gouvernement), en même temps que de l’invention de formes de vie collectives à la fois ancrées dans la tradition indienne et inédites, constituant une alternative concrète à l’univers capitaliste dominant.

 

On aurait tort de ne voir là qu’une simple question « locale » (manière implicite de stigmatiser son absence de portée véritable). S’il est évident – et c’est heureux – qu’il s’agit d’une expérience territorialisée, on rappellera d’abord que son extension est loin d’être négligeable : la zone d’influence zapatiste a une extension à peu près équivalente à celle de la Belgique [4]. Surtout, si les zapatistes eux-mêmes récusent énergiquement l’idée que leur pratique puisse constituer un modèle, celle-ci n’en constitue pas moins un exemple doté d’une notable force expansive et une source d’inspiration susceptible d’encourager d’autres possibles alternatifs, adaptés à leurs lieux et histoires propres. C’est en cela que mérite d’être (davantage) connue et discutée une expérience qui est certainement aujourd’hui, l’une des « utopies concrètes » anticapitalistes et anti-étatiques les plus remarquables que l’on puisse observer à l’échelle planétaire.

*

L’organisation politique mise en place dans les territoires rebelles du Chiapas se déploie à trois niveaux : communauté (village); commune (plutôt comparable à un canton français); zone (ensemble ayant approximativement la dimension d’un département, et permettant la coordination de plusieurs communes). A chacune de ces échelles, existent des assemblées (l’assemblée communautaire est une forme traditionnelle dans le monde indien) et des autorités élues, pour des mandats de deux ou trois ans (« agent » municipal au niveau de la communauté, conseil municipal autonome, Conseil de bon gouvernement au niveau de la zone). L’enjeu de cette organisation politique tient à l’articulation entre le rôle des assemblées – qui est très important, sans qu’on puisse affirmer pour autant que tout se décide horizontalement – et celui des autorités élues, dont il est dit qu’elles « gouvernent en obéissant » (mandar obedeciendo). Quelles sont donc les modalités concrètes d’exercice des tâches de gouvernement qui permettent de faire du principe selon lequel « le peuple dirige et le gouvernement obéit » – ainsi que le rappellent de modestes panneaux plantés à l’entrée des territoires zapatistes – une réalité effective ?

 

Un premier trait tient à la conception même des mandats, conçus comme des « charges » (cargos), accomplies sans rémunération ni aucun type d’avantage matériel [5]. De fait, personne ne « s’auto-propose » pour exercer ces charges; ce sont les communautés elles-mêmes qui proposent ceux ou celles de ses membres qu’elles estiment fiables. Ces charges sont exercées sur la base d’une éthique effectivement vécue du service rendu à la collectivité.

 

Ceux qui exercent un mandat émanent donc des communautés elles-mêmes, en sont et en restent des membres ordinaires. Ils ou elles ne revendiquent pas d’être élu(e)s en raison de compétences particulières ou de dons personnels hors du commun. S’il y a bien un trait qui caractérise l’autonomie zapatiste, c’est qu’elle met en œuvre une dé-spécialisation des tâches politiques. Des membres des Conseils de bon gouvernement, les zapatistes ont pu dire : « ce sont des spécialistes en rien, encore moins en politique »[6].

 

Cette non-spécialisation conduit à admettre que l’exercice de l’autorité s’accomplit depuis une position de non-savoir. Les témoignages des membres des conseils autonomes insistent sur le sentiment de ne pas savoir comment remplir une telle tâche (« personne n’est expert en politique et nous devons tous apprendre »). Mais il est aussitôt souligné que c’est précisément dans la mesure où il/elle assume ne pas savoir que celui/celle qui a une fonction d’autorité peut être « une bonne autorité », qui écoute, apprend de tous, sait reconnaître ses erreurs et permet que le peuple le/la guide dans l’élaboration des bonnes décisions. Confier des tâches de gouvernement à ceux et celles qui n’ont aucune capacité particulière à les exercer est sans doute l’une des conditions d’une véritable démocratie. En l’occurrence, dans l’expérience zapatiste, cette situation constitue le sol concret à partir duquel peut croitre le mandar obedeciendo et elle est une solide défense contre le risque de séparation entre gouvernants et gouvernés.

 

On ajoutera que les charges sont toujours exercées de manière collective, collégiale, sans grande spécialisation. Elles sont contrôlées en permanence, d’une part par une commission chargée de vérifier les comptes des différents conseils et, d’autre part, par l’ensemble de la population, puisque les mandats, non renouvelables, sont aussi révocables à tout moment, « si les autorités ne font pas bien leur travail ».

 

La manière dont les décisions sont élaborées est évidemment décisive. Pour s’en tenir à l’échelon le plus ample, le Conseil de bon gouvernement soumet les principales décisions à l’Assemblée de zone; s’il s’agit de projets importants ou si aucun accord clair ne se dégage, il revient aux représentants de toutes les communautés de la zone de mener une consultation dans leurs villages respectifs afin de faire part à l’assemblée suivante soit d’un accord, soit d’un refus, soit d’amendements. Le cas échéant, ces derniers sont discutés et l’assemblée élabore une proposition rectifiée, qui est à nouveau soumise aux communautés. Plusieurs allers-et-retours entre Conseil, Assemblée de zone et villages sont parfois nécessaires avant que la proposition puisse être considérée comme adoptée. La procédure peut s’avérer lourde mais n’en est pas moins nécessaire: « un projet qui n’est pas analysé et discuté par les communautés est voué à l’échec. Cela nous est arrivé. Maintenant, tous les projets sont discutés »[7].

 

Pour autant, durant l’Escuelita, les maestr@s zapatistes ont pris soin de réfuter la thèse d’un parfait horizontalisme auquel les autorités seraient entièrement soumises. Ils l’ont fait d’une manière presque provocante au regard des interprétations parfois trop idéalisantes de l’expérience zapatiste : « il y a des moments où le peuple dirige et le gouvernement obéit; il y a des moments où le peuple obéit et le gouvernement dirige ». Le gouvernement obéit, parce qu’il doit consulter et faire ce que demande le peuple; le gouvernement commande parce qu’il doit appliquer et faire respecter ce qui a été décidé, mais aussi lorsque l’urgence oblige à prendre des mesures sans pouvoir consulter. Plutôt qu’une totale horizontalité qui court le risque de se dissoudre par manque d’initiatives ou de capacité à les concrétiser, on pourrait donc comprendre le mandar obedeciendo comme l’articulation de deux principes. D’un côté, la capacité de décider réside pour l’essentiel dans les assemblées; de l’autre, on reconnaît à ceux qui assument temporairement une charge de gouvernement une fonction spéciale d’initiative et d’impulsion, ce qui ne va pas sans ouvrir le double risque d’une déficience ou d’un excès dans l’exercice de ce rôle.

 

Enfin, il importe de souligner que les membres des Conseils de bon gouvernement (situés dans les Caracoles zapatistes, dont les villages peuvent se trouver fort éloignés) accomplissent leur tâche par rotation, en se relayant par période de 10 à 15 jours. Ce système est décisif, car il leur permet de poursuivre leurs activités habituelles, de continuer à s’occuper de leurs familles et de leurs terres. C’est donc une condition indispensable pour garantir la non-spécialisation des tâches politiques et pour éviter qu’apparaisse une séparation entre l’univers commun et le mode de vie de ceux qui – fut-ce pour un temps bref – assument un rôle particulier dans l’élaboration des décisions collectives.

 

Au total, l’autonomie ne postule pas qu’elle serait par principe protégée de toute césure entre des gouvernés et des gouvernants qui, pourtant, ne se distinguent presque en rien les uns des autres. De fait, elle ne vaut que par les mécanismes pratiques qu’elle invente pour lutter en permanence contre ce risque et pour entretenir et amplifier la dynamique diffractante de l’autorité.

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L’autonomie est une politique ancrée dans des formes de vie partagées ; son objet est d’en assurer la défense et d’en permettre l’épanouissement. Il revient aux Conseils de bon gouvernement d’œuvrer à la coexistence entre zapatistes et non zapatistes, mais aussi d’affronter les situations conflictuelles que les autorités officielles ne manquent pas de susciter, dans un contexte d’intervention contre-insurrectionnelle permanente.

 

Les autorités autonomes tiennent leur propre registre d’état civil. Elles exercent la justice, tant au niveau de la communauté que du conseil municipal et du Conseil de bon gouvernement. Il ne s’agit pas d’une justice qui, depuis la Loi abstraite de l’État, énonce culpabilités et sentences, mais d’une justice de médiation qui, depuis le concret des situations, recherche un accord et une réconciliation entre les parties, sur la base de travaux d’intérêt général et de formes de réparation au bénéfice des victimes ou de leurs familles (en excluant le recours punitif à la prison, qui fait l’objet d’une critique radicale). La justice autonome zapatiste a pour vertu de ruiner l’idée de la justice comme institution hautement spécialisée : elle démontre que la justice peut être rendue par des personnes dépourvues de formation spécifique – et ce de manière très satisfaisante, puisque la justice autonome est amplement sollicitée par des non zapatistes qui apprécient son absence de corruption, sa complète gratuité et sa connaissance des réalités indigènes, en contraste flagrant avec la justice constitutionnelle mexicaine [8].

 

Les conseils municipaux et de bon gouvernement ont le devoir d’impulser les projets susceptibles d’améliorer la vie collective, de défendre et d’amplifier les capacités productives propres, de veiller au bon fonctionnement du système de santé autonome (cliniques de zone, micro-cliniques municipales, agents communautaires de santé) et de l’éducation autonome. De fait, les zapatistes ont créé – à partir de rien, dans des conditions matérielles extrêmement précaires et entièrement à l’écart des structures étatiques – leur propre système éducatif. Ils ont construit écoles primaires et secondaires, en ont élaboré les programmes et conçu l’organisation, ont formé les jeunes qui y enseignent. L’éducation fait l’objet d’une mobilisation collective considérable, peut-être la plus intense de toutes celles qu’implique l’autonomie [9]. Dans ces écoles, apprendre fait sens, parce que l’éducation s’enracine dans l’expérience concrète des communautés comme dans le souci partagé de la lutte pour la transformation sociale, donnant corps au « nous » de la dignité indigène autant qu’au « nous » de l’humanité rebelle.

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« Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes » : par cette affirmation, qui condense l’expérience vécue de l’autonomie zapatiste, la maestra Eloisa ne se contente pas de faire apparaître la nuisible inutilité de la classe politique et de tous les experts auto-proclamés de la chose publique. Elle ruine les fondements de l’État moderne et met Hegel au tapis, dans la mesure où, pour celui-ci, c’est le propre du peuple que de n’être pas en condition de se gouverner par lui-même [10]. La représentation politique moderne tient moins à la délégation de pouvoir en elle-même qu’à une dichotomie postulée entre le peuple, caractérisé par son incapacité politique, et une élite de compétence à laquelle le premier est obligé d’avoir recours. Si l’État moderne affirme abstraitement le principe de la souveraineté du peuple, c’est pour mieux le déposséder, en pratique, de l’exercice effectif de cette souveraineté, en organisant et en amplifiant la séparation entre gouvernants et gouvernés. A l’exact opposé de cette logique, l’autonomie est le pouvoir du peuple, non seulement par l’origine de la représentation politique, mais dans son exercice même; elle est lutte permanente pour éviter que les gouvernants (temporaires) ne se séparent des gouvernés. C’est en ce sens que l’autonomie est une politique non étatique (on peut définir les Conseils de bon gouvernement comme des formes de gouvernement non étatiques). Elle est une politique qui se fonde sur la capacité de « faire par nous-mêmes » ; elle est une politique de la dignité partagée.

 

Une précision encore. On n’aurait guère avancé si le « nous gouverner nous-mêmes » consistait à faire la même chose que d’autres faisaient jusque-là à notre place. Certes, définir l’autonomie comme une politique non étatique devrait suffire à faire entendre qu’il ne saurait s’agir que d’une forme de gouvernement radicalement autre. Encore faut-il en préciser quelques conséquences tangibles. En premier lieu, les tâches de gouvernement sont ramenées à une simplicité tout à fait étrangère aux arcanes administratives et aux mystères de la chose étatique. Un observateur perspicace a pu décrire l’activité des Conseils de bon gouvernement de la manière suivante : « toute la farce des mystères de l’État et les prétentions de l’État furent éliminées par les Conseils, formés essentiellement de simples paysans… qui réalisaient leurs tâches publiquement, humblement, à la lumière du jour, sans prétention d’infaillibilité, sans se cacher derrière les fastes ministériels, sans avoir honte de confesser leurs erreurs et de les corriger. Ils transformaient les fonctions publiques en fonctions réelles des communautés, au lieu qu’elles soient les attributs occultes d’une caste spécialisée ». On aura reconnu la description que Marx donne de la Commune de Paris qui, à quelques mots près – j’ai tout juste remplacé Commune par Conseils et travailleurs par paysans ou communautés –, semble faite sur mesure pour les instances autonomes zapatistes [11].

 

Remarquable, l’expression de la dernière phrase invite à souligner que le gouvernement des conseils et des assemblées s’enracine dans les formes de vie partagées et n’est rien d’autre, au fond, qu’une manifestation de l’énergie collective visant à vivifier le commun. C’est pourquoi aussi l’autonomie est une politique du concret, de la singularité des lieux et des territoires, de la particularité des histoires et des « manières de faire ». De fait, il n’y a pas une forme unique et définitive du gouvernement autonome zapatiste : ses modalités diffèrent d’un caracol à l’autre, d’une commune à l’autre, et ne cessent de se modifier. Pas de recette à appliquer ni de plan préalable : l’expérience d’auto-gouvernement avance avec pour guide non des certitudes préétablies mais les questions qui se posent à chaque pas (caminar preguntando), dans une démarche incessante et assumée d’essai/rectification. C’est ce que les zapatistes nomment aussi « buscar el modo » (chercher la manière), ce qui signifie qu’il s’agit, non de prétendre élaborer une résolution générale et abstraite des problèmes relatifs à l’autonomie, mais de découvrir le chemin à suivre dans l’activité même du faire, en fonction de la particularité des situations et des personnes impliquées. Récusant une logique de la généralisation et de l’abstraction, l’autonomie inscrit le politique dans les singularités concrètes des expériences et dans la processualité même du faire.

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La logique de l’autonomie peut donc être considérée comme démultipliable, mais sous des formes chaque fois spécifiques, en fonction de la singularité des territoires et des expériences. Elle suppose d’abord de reconnaître aux communautés de vie la capacité de s’organiser en fonction de leurs choix propres. C’est ce qu’on pourrait appeler la commune, unité locale dans laquelle plusieurs communautés de vie et de production se trouveront associées, qui pourrait constituer, dans les lieux les plus divers, le cadre d’un auto-gouvernement visant à organiser, à travers ses conseils et ses assemblées, la vie collective. Comme le font les zapatistes avec les Conseils de bon gouvernement, il y a tout lieu de penser que ces mondes ancrés dans leurs territoires et leurs choix de vie sauront se coordonner, au niveau régional, afin de prendre des décisions d’intérêt partagé, de réguler productions et échanges et de résoudre – ou du moins de « contenir » – des contentieux dont rien ne permet de penser qu’ils auraient magiquement disparus. Il est vraisemblable qu’ils seront également amenés à mettre en place des instances de coordination à des échelles plus vastes, notamment pour compenser les déséquilibres en ressources naturelles et, plus que tout, afin de veiller à la préservation de la biosphère. Seule la pratique pourra permettre d’établir, à travers des processus d’essai et de rectification, le bon équilibre entre l’autonomie des entités locales et les mécanismes d’organisation supra-locaux. Il va de soi que le fonctionnement des instances étant d’autant plus problématique qu’on s’éloigne du niveau local, il sera judicieux de réaffirmer les principes évoqués dans l’analyse de l’autonomie zapatiste (mandats courts et révocables, conception de la délégation ne conférant qu’une autorité faible, consultation des assemblées locales pour toutes les décisions importantes, absence de séparation entre les univers de vie, etc.). Surtout, leur rôle devra être strictement limité aux questions qui ne peuvent être résolues au niveau des communes ou des instances régionales.

 

En bref, il s’agit de concevoir une forme d’organisation politique fondée sur l’autonomie des communes locales et leur capacité à se coordonner, en un emboîtement des différentes échelles d’organisation de la vie collective. Par conséquent, ce monde ne peut être tenu ni pour une collection de cellules locales autarciques ni pour un système abstraitement mondialisé à partir d’une structuration centralisée. Il ne peut se construire ni en s’enfermant dans un localisme asphyxiant, ni par le coup de force d’un universalisme abstrait. Il suppose la conjonction d’un régime d’autonomies locales, comme fondement d’une vie collective auto-organisée, et d’un maillage planétaire ouvrant à l’interconnexion coopérative des entités de vie.

 

Il s’agit de renoncer à une conception du politique fondée sur la puissance d’entités abstraites et unifiantes pour faire prévaloir des formes politiques ancrées dans la multiplicité concrète des formes de vie partagées. Aux représentations d’État qui enseignent à penser d’en haut et abstraitement, peut alors se substituer un regard qui part d’en bas, de la réalité concrète des collectifs, de leur capacité à faire ensemble et à s’ouvrir à la pluralité des mondes qui compose la communauté planétaire.

 

 

II – Le bien vivre : le commun sans l’Economie

 

Malgré les avancées de l’autonomie, les zapatistes ne prétendent nullement être sortis du capitalisme ; ils ont tout à fait conscience de vivre sous la pression constante de la synthèse capitaliste, qui entrave leur capacité d’action et multiplie les agressions de toutes sortes. Dans ce contexte, il est décisif de revendiquer et de fortifier une forme d’agriculture paysanne fondée sur l’usage de terres ejidales et communales (à l’encontre de la destruction massive de la paysannerie provoquée par l’ALENA, à l’encontre aussi des réformes néolibérales annulant l’héritage constitutionnel de la Révolution mexicaine). Ceci implique également une participation active à la défense des territoires contre les méga-projets miniers, énergétiques, touristiques ou d’infrastructures, qui mobilise aussi bien les zapatistes que les autres peuples indiens réunis au sein du Congrès National Indigène.

 

Cette agriculture paysanne n’est pas seulement défendue par les zapatistes, mais aussi amplifiée (notamment par la récupération massive de terres en 1994, qui a permis de créer de nouveaux noyaux de peuplement, mais aussi de développer des formes nouvelles de travail collectif permettant de répondre aux besoins de l’autonomie) et revitalisée (pratiques agro-écologiques, élimination des pesticides commerciaux, défense des semences natives). Cette lutte passe encore par la mise en place de circuits d’échanges propres et de réseaux solidaires internationaux (principalement pour le café) susceptibles de contourner des intermédiaires dénommés « coyotes ». L’autonomie suppose aussi de démultiplier la capacité à produire par soi-même, d’où l’essor de coopératives dans de multiples domaines (boulangerie, tissage, cordonnerie, menuiserie, ferronnerie, matériaux de construction, etc.).

 

On peut aussi souligner l’absence de la forme-salaire au sein de l’autonomie zapatiste. C’est le cas pour ceux qui assument des charges politiques mais aussi pour les promotores de educacion qui accomplissent leurs tâches sans percevoir de salaire, en comptant sur l’engagement de la communauté de couvrir leurs nécessités matérielles ou bien de les aider à travailler leur parcelle, pour ceux d’entre eux qui en disposent. De même, les écoles fonctionnent sans personnel administratif ou d’entretien, ces tâches étant assumées, dans une logique de dé-spécialisation, par les « promoteurs » et les élèves. Il est essentiel de constater que les « services » caractéristiques de l’autonomie sont assurés à travers différentes formes d’échange, sans recourir à une intensification de la monétarisation des relations collectives.

 

Il n’en reste pas moins que les difficultés de l’autonomie témoignent de la force menaçante de la synthèse capitaliste. Donner corps aux potentialités d’un monde libéré de cette dernière demande donc un saut imaginatif plus conséquent que pour la dimension politique de l’autonomie. Si l’on peut définir le capitalisme comme la société de l’Economie, son dépassement implique de rompre les ressorts de la centralité dominatrice acquise par l’Economie. Cela signifie libérer la planète et les êtres qui l’habitent d’une compulsion productiviste dont le ressort fondamental est l’impératif de valorisation du capital, de production-pour-le-profit, voire de production-pour-la-production. Cette logique s’avère de plus en plus insensée et destructrice à mesure que l’exigence de valorisation engage des quantités de capitaux en augmentation exponentielle, oblige à capter des ressources en voie d’épuisement, pousse la marchandisation jusque dans les moindres recoins des espaces et des subjectivités.

 

A cette logique, on opposera celle du bien vivre, notion forgée par les peuples amérindiens, que l’on prendra non comme l’expression d’une sagesse immémoriale mais comme un concept élaboré dans le contexte de leur résistance présente à l’intensification des attaques systémiques. Qu’une telle notion puisse être l’objet de toutes les récupérations (par exemple, comme slogan de l’action néo-développementiste du gouvernement équatorien) ne saurait suffire à nous en détourner. On peut y voir en effet un apport théorico-pratique d’une portée considérable et une façon extraordinairement pertinente de récuser la norme centrale de l’univers capitaliste en lui opposant un principe radicalement autre. Supposant la critique de l’idéologie du progrès et du développement, le bien vivre oppose à la quantification marchande, le qualitatif du vivre humain, qui ne se mesure pas et peut seulement s’éprouver en termes éthiques et esthétiques, dans le plaisir de l’être et du faire. Dans le bien vivre, qui n’a de sens qu’a être partagé par tous et toutes, convergent une éthique du collectif, qui privilégie la solidarité, l’entraide et la convivialité au détriment des rapports de compétition et de domination, ainsi qu’un principe d’équilibre et de mesure, qui doit prévaloir dans les rapports entre les êtres et notamment entre les humains et la Terre Mère. En bref, le bien vivre a l’immense mérite de récuser, avec une impeccable clarté, la centralité des déterminations économiques et de faire des choix relatifs à la forme même de la vie vécue le cœur sensible de l’organisation collective.

 

Sur cette base, le passage au post-capitalisme suppose moins une appropriation des moyens de production qu’un démantèlement du système productif-destructif actuel, engendré par la logique de valorisation du capital. On peut estimer qu’environ la moitié du temps de travail mobilisé sous l’empire de l’actuelle compulsion productiviste correspond à des tâches humainement dépourvues de pertinence et/ou nuisibles. Abandonner ce champ de soumission à la logique du capital et du travail sera sans doute (malgré des séquelles durables dont la réparation demandera de rudes efforts) l’un des aspects majeurs de l’émancipation à venir. Reste qu’une partie du système productif présent – celle dont on estimera collectivement qu’elle peut répondre à des besoins reconnus comme pertinents – pourra faire l’objet d’une réappropriation, non sans en réorienter, bien sûr, les objectifs et en transformer les modalités de fonctionnement. Enfin, un troisième champ de transformation tient à l’amplification de nos propres capacités à faire par nous-mêmes (laquelle peut être engagée dès aujourd’hui et, de fait, constitue la base des espaces libérés ne disposant pas de la force nécessaire pour amorcer la réappropriation des moyens de production captés par les circuits de l’Economie capitaliste).

 

Dans la mesure où les options productives cessent d’être déterminées par les exigences de la valorisation du capital et les injonctions destinées à la soutenir, dans la mesure aussi où il s’agit de garantir le réencastrement de la production dans les choix relatifs aux formes de vie, il n’y a pas d’autre solution que de les soumettre à des processus de décision collective. Ces choix relatifs aux biens et services tenus pour socialement pertinents et dont la production sera donc assumée collectivement devront être élaborés dans les assemblées concernées [12]. Il est probable qu’ils feront l’objet d’âpres débats, opposant sans doute des visions davantage enclines à faire confiance aux solutions techniques et d’autres plus techno-critiques. Les options retenues pourront varier selon les lieux et les traditions culturelles; et il est probable aussi qu’elles évoluent pour rectifier des expériences antérieures inappropriées, en fonction aussi des modifications des écosystèmes et, peut-être, en un processus d’éloignement progressif des habitudes héritées du productivisme capitaliste.

 

Ces débats seront ce que les assemblées décideront qu’ils soient ; mais on peut évoquer deux critères possibles, en vue des choix à opérer. Le premier est la mesure de l’impact écologique de chaque production, en prenant soin d’inclure toute la chaîne allant de l’extraction des matériaux jusqu’au traitement des déchets, en passant par les besoins en infrastructures et en transport. Il devrait conduire à juger insoutenables certains types de production. Attentif aux implications sociales de chaque choix productif, le second critère consisterait à placer le bénéfice collectif attendu de chaque bien ou service en regard des contraintes qu’implique sa production, et notamment de la charge de travail qui en découle, directement et indirectement. Ce critère devrait constituer une forte incitation à écarter le plus grand nombre possible de services et de produits, car il y a tout lieu de penser que les collectifs humains seront peu enclins à sacrifier à la légère l’un de leurs biens les plus précieux : le temps de vivre. C’est très exactement cela que signifie mettre fin au règne de l’Économie et subordonner les activités productives à la préservation des formes de vie partagées. Et c’est en cela que la récupération de la centralité du temps concret et de l’auto-organisation de la vie individuelle et collective devrait impliquer une limitation radicale des exigences de production.

 

Ainsi, imaginer un monde postcapitaliste consiste à saisir, dans toutes ses dimensions, ce que peut être une société débarrassée de la logique de la valeur, de la production-pour-le-profit et du travail-pour-la-survie. Cela implique de faire place à un processus de dé-spécialisation généralisée des tâches, qui ouvre à chacun la possibilité d’expérimenter de multiples champs d’activités et de facultés, au lieu de les restreindre, comme aujourd’hui, au nom de l’efficacité supposée des « spécialistes ». Outre qu’elle permet de réaliser soi-même de nombreuses tâches qui requéraient auparavant le recours au travail d’autrui et à la consommation marchande, une telle option est avant tout le fondement d’un enrichissement de l’expérience individuelle et collective.

 

Mais une telle dé-spécialisation n’est pas possible sans une révolution du temps. Si dans le monde capitaliste le « temps libre » n’est que l’envers de la soumission au Travail, son complément voué tant à la consommation qu’à la (re)production de soi, le temps disponible devient, dans la société postcapitaliste, l’essentiel. Il s’agit d’une autre temporalité, qui est aussi le fondement d’une autre subjectivité. À la tyrannie de l’urgence et des temps brefs, à la logique du temps mesuré qui enferme chacun dans le couloir d’une course réglée comme une implacable machinerie, s’oppose un temps de la disponibilité, ouvert à toutes les ramifications de l’échange, à tous les embranchements des devenirs possibles. Au temps quantifié, dominé par l’obsession du rendement, s’oppose un temps quantitatif et concret : le temps de la vie vécue et de la convivialité. À l’opposé de la chrono-contrainte qui fonde la société marchande, la décompression temporelle est la condition d’une dé-spécialisation généralisée du faire.

 

Décompression temporelle, dé-spécialisation généralisée, créativité du faire réunifié, expansion des subjectivités coopératives, élimination des hiérarchies entre activités manuelles et intellectuelles (comme entre théorie et pratique, raison et émotions, etc.) : telles sont quelques-unes des manifestations sensibles qui devraient être éprouvées dans un univers débarrassé de l’injonction à produire pour satisfaire l’exigence dévorante de la valorisation du Capital en même temps que libéré de la soumission au Travail comme forme obligée de la médiation sociale. La « déséconomisation » radicale de l’univers collectif est la condition du bien vivre pour tous/toutes.

 

 

III – Multiplicité des mondes : l’humanité (et les non humains) sans l’Universel

 

La logique de l’autonomie implique de rompre avec la pensée de l’Un et avec les formes d’homogénéisation/abstraction qui l’accompagnent. Elle construit à partir de réalités localisées, ancrées dans des territoires propres, incarnées dans des formes de vie spécifiques. Son déploiement implique un monde de singularités concrètes, une multiplicité de mondes. « Un mundo donde quepan muchos mundos (un monde où il y ait place pour de nombreux mondes) », disent les zapatistes. On aurait tort de ne voir dans cette formule qu’un éloge banal de la pluralité. Elle est bien plutôt la manifestation de cette pensée des singularités et de la multiplicité qu’implique une politique de l’autonomie. Encore faut-il observer que, dans cette formule, la multiplicité des mondes n’est pas donnée pour elle-même, comme simple coexistence ou comme pure fragmentation d’expériences locales atomisées; au contraire, elle s’articule le commun d’un monde et sa multiplicité constitutive. C’est à partir de la co-participation à ce qui est partagé que la reconnaissance de la multiplicité prend sens, en même temps que le commun ne saurait se construire qu’à partir de la pluralité des expériences qu’il implique.

 

Ce principe a des implications nombreuses et profondes. D’abord, il pourrait inviter à une introspection relative à nos manières de faire, ainsi qu’à une réflexion sur les formes d’organisation pertinentes dans une perspective anticapitaliste, dès lors qu’il s’agit non de penser l’action à partir d’une homogénéité unifiante mais de fortifier notre capacité à faire ensemble à partir de nos différences. Les zapatistes ont souligné avec insistance que cette diversité, notre hétérogénéité, était une richesse et qu’il serait bon de cesser d’y voir une faiblesse (au nom du culte d’une unité souvent confondue avec uniformisation). La véritable difficulté est que faire ensemble avec des différences réelles suppose un art spécifique – un art de l’écoute, un sens du commun, une capacité à s’auto-proportionner – qui n’est pas précisément ce à quoi nos egos hypertrophiés et nos subjectivités formatées par plusieurs siècles d’individualisme occidental sont le mieux préparés.

 

Plus largement, il conviendrait de se faire à l’idée que l’univers post-capitaliste pour lequel nous luttons sera tout sauf UN et qu’il ne saurait y avoir un seul chemin, une seule modalité du processus d’émancipation. Ainsi, on doit souligner que le bien vivre n’est en rien un principe uniformisateur. Certes, il implique un ensemble de valeurs assurant la prééminence du qualitatif de la vie, mais il ne dit rien de la manière spécifique par laquelle chaque collectif humain définit et définira ce qu’est pour lui le bien vivre. Ces définitions seront éminemment diverses en fonction des lieux, des enracinements mémoriels et des trajectoires historiques et culturelles particulières. Le bien vivre peut être assumé comme un principe commun précisément en ce qu’il ouvre à la multiplicité de ses modalités concrètes. Il faut reconnaître pleinement que le monde du bien vivre, ce monde libéré de la tyrannie capitaliste, doit être capable de faire place à des mondes véritablement et profondément distincts les uns des autres.

 

En même temps, le monde de l’autonomie n’est pas une collection d’entités locales autarciques. Celles-ci se coordonnent, se fédèrent, échangent, collaborent, se rencontrent, apprennent, partagent. Elles ont également conscience d’appartenir à un même monde, à une même bio-communauté planétaire. Ces échanges, ces rencontres, ces dialogues ne peuvent prendre corps que sur la base d’un respect qui suppose à la fois absence de toute prééminence et reconnaissance des différences. A cette échelle – et dans la mesure où les singularités des multiples collectifs humains peuvent être considérées comme relevant de trajectoires culturellement différenciées – le défi de faire ensemble à partir des différences implique d’accorder une attention particulière à une démarche que l’on qualifiera d’interculturelle. Non pas un multiculturalisme systémique, mais une interculturalité entendue comme part intégrante d’une transformation radicale, comme condition d’une reconnaissance de l’autre, d’une écoute et d’un faire commun dans le monde de la multiplicité.

 

Sur une telle base, la question de l’Universel ne peut qu’être profondément repensée. Il convient de récuser un faux universel qui n’est rien d’autre que l’universalisation de valeurs particulières, qui a accompagné l’expansion de la domination occidentale et, de surcroît, s’est construit sur la base d’un Homme abstrait, occultant les différences entre les êtres réels. Dans un monde de la multiplicité des mondes, il ne saurait y avoir de l’universel – entièrement à construire – que sur la base des singularités, dans une recherche de ce qui est partageable à travers les différences. Cela suppose une tension permanente entre unité et pluralité (que se propose de rendre le terme de pluniversalisme ou celui de uniPLURIuniPLURI…versalisme).

 

Sortir du capitalisme implique ainsi une révolution anthropologique, une rupture avec la forme d’humanité caractéristique de l’Occident moderne, définie notamment par le topos d’une nature humaine perverse et égoïste, par la prééminence de l’individu sur la société, ainsi que par le grand partage entre nature et culture. Il s’agit de renoncer à placer l’humain en surplomb de la « nature », pour le réenglober dans la trame des interactions du vivant. Assurément, les cultures non occidentales, qu’il ne s’agit nullement d’idéaliser, savent souvent mieux que la nôtre donner corps à cet ensemble qui n’est pas autour de nous mais nous traverse et nous constitue (la Terre Mère pour les amérindiens). Elles ont su aussi préserver une conception interpersonnelle de la personne – se constituant dans et par les relations aux autres – qui balaie le mythe d’un individu préexistant au lien social, auto-institué et a-relationnel. De telles transformations anthropologiques – visant notamment à combiner conception interpersonnelle de la personne et expansion des singularités individuelles – sont nécessairement impliquées par le déploiement du monde du bien vivre, du commun, du faire coopératif et du respect de la Terre Mère.

 

Il serait donc plus que regrettable de continuer à postuler qu’il n’existe de potentialités émancipatrices radicales que dans une tradition critique née au sein de la modernité occidentale. Outre que les courants dominants d’une telle filiation se sont largement fourvoyés et auraient tout intérêt à chercher ailleurs de précieux renforts pour aider à leur refondation, on doit récuser l’ethnocentrisme qui consisterait à renvoyer inéluctablement les mondes non occidentaux vers l’image conservatrice, hiérarchisante et patriarcale de la tradition. Au contraire, les aspirations émancipatrices inscrites dans l’histoire occidentale et celles qu’ont portées et portent les sociétés non occidentales peuvent se féconder mutuellement, pour mieux faire front au monde de la destruction. Il s’agit en quelque sorte de s’attaquer au système-monde capitaliste par les deux bouts, en alliant le désir de dépassement de ceux qui s’efforcent de sortir de la société de la marchandise et la capacité de résistance créative de ceux qui rechignent à s’y laisser absorber entièrement et défendent avec obstination des formes d’expérience qui restent encore partiellement préservées des rapports marchands.

 

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On dessine ainsi les contours d’un anticapitalisme non étatique, non productiviste et non occidentocentrique. Il s’agit de nous défaire, dans un même mouvement, d’une triple abstraction constitutive de l’univers capitaliste : celle de la marchandise, celle de l’Etat, celle de l’Universel (comme construction abstraite de l’Homme). Seule la destruction de la machine folle de la production-pour-la-production peut libérer véritablement l’expansion des multiplicités dans tous les registres de la vie individuelle et collective, pour rendre possible une politique de l’autonomie qui part des singularités concrètes, des dignités partagées et expérimente des formes de coordination pensées à partir des différences et non à partir de la réduction à l’Un. Par là, on pointe trois des écueils des principales tentatives d’émancipation (manquée) au cours du XXe siècle, lesquelles ont reproduit, à travers l’Etat, les mécanismes de dessaisissement des capacités collectives de faire et n’ont su se démarquer ni des logiques productivistes ni des présupposés de la modernité renvoyant les cultures non occidentales à une position rétrograde dont le progrès devait les tirer.

 

Il s’agit de rouvrir le futur. Mais aussi, indissociablement, le présent. Car, loin de renvoyer toute transformation radicale dans un avenir attendu mais sans cesse reporté, une expérience comme celle des zapatistes montre que l’autonomie peut commencer à se construire ici et maintenant. Il s’agit même de hâter le pas, tant le rythme de la dévastation des écosystèmes et des paysages intérieurs s’accélère – non sans cultiver en même temps la patience de qui entreprend de se préparer comme il convient.

 

Il s’agit de défendre, de créer et de faire croître des espaces libérés, à toutes les échelles que les rapports de force permettent de combiner, sans négliger ni dévaloriser les plus infimes d’entre elles. Ces espaces ne sont ni purs ni entièrement libérés ; il suffit qu’ils soient en procès de le devenir. Certes, il serait ingénu, et dépourvu de pertinence politique, de prétendre construire des îlots protégés du désastre ambiant, sans plus se soucier des avancées de la destruction du vieux monde auquel on prétend échapper. Les espaces libérés doivent être conçus comme des espaces de combat, toujours menacés, obligés de se défendre et probablement aussi contraints à l’offensive (comme le démontrent les zapatistes). Dans un contexte marqué par l’accentuation des difficultés de reproduction du monde de la marchandise, on peut juger opportun de multiplier toutes les formes d’expérience consistant à construire sur notre propre terrain.

 

Il s’agit, redisons-le, de hâter le pas, de défaire les amarres qui peuvent être dénouées et de commencer à construire par nous-mêmes, fusse de manière balbutiante, ce qui, déjà, est véritablement nôtre.

 

 

 

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Notes

[1] Le présent texte reprend de manière synthétique les chapitres 2, 3 et 4 de mon livre Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, Paris, La Découverte, 2014. L’expérience zapatiste est présentée ici de façon partiellement différente. Les chapitres 1 (dynamiques actuelles du capitalisme) et 5 (expansion des espaces libérés) n’ont pas pu être évoqués.

[2] Pour une présentation plus générale, je me permets de renvoyer à La rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Champs-Flammarion, 2005.

[3] Sur cette expérience, voir Jérôme Baschet et Guillaume Goutte, Enseignements d’une rébellion. La petite École zapatiste, Paris, Éditions de l’Escargot, 2014.

[4] Il faut préciser que coexistent sur le même territoire communes autonomes et communes « officielles ».

[5] Inutile d’insister sur l’abîme qui sépare l’autonomie zapatiste du système constitutionnel en vigueur au Mexique, lequel permet, par exemple, à certains présidents municipaux de percevoir des traitements de l’ordre de 200.000 pesos par mois, soit cent fois le salaire minimum.

[6] Sous-commandant Marcos, Saisons de la digne rage, Paris, Climats, 2009, p. 183.

[7] Explications données durant l’Escuelita zapatista.

[8] Voir l’imposant travail de Paulina Fernandez Christlieb, Justicia Autónoma Zapatista. Zona Selva Tzeltal, Mexico, Ediciones autonom@s, 2014.

[9] En 2008, on pouvait estimer que, dans les cinq zones zapatistes, 500 écoles fonctionnaient, dans lesquelles 1300 promotores accueillaient quelques 16000 élèves. Les documents de l’Escuelita zapatista mentionnent, pour los Altos, l’une des cinq zones, 157 écoles primaires, 496 promoteurs et 4886 élèves.

[10] « Le peuple (…) constitue la partie qui ne sait pas ce qu’elle veut. Savoir ce que l’on veut (…) cela est le fruit d’une connaissance et d’une intelligence profondes, qui justement ne sont pas ce qui caractérise le peuple (…) les fonctionnaires supérieurs possèdent nécessairement une intelligence plus profonde et plus vaste de la nature des institutions et des besoins de l’État », Philosophie du Droit, 301.

[11] La citation provient des brouillons de La guerre civile en France, cités dans Teodor Shanin, El Marx tardío y la vía rusa. Marx y la periferia del capitalismo, San Cristóbal de Las Casas, Cideci-Unitierra, 2012, p. 112-113 (version anglaise: Late Marx and the Russian Road, New York, Monthly Review Press, 1983; http://digamo.free.fr/shanin83.pdf).

[12] Il va de soi que les activités d’auto-production assumées de manière individuelle ou micro-collective n’ont pas à dépendre de tels débats collectifs.

rapport critique

La politique zapatiste, entre réappropriation démocratique et renouveau stratégique


Rapport « critique » d’un texte de Jérôme Baschet pour le séminaire ETAPE d’avril 2015

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Par Yohan Dubigeon

Docteur en science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris

 

 

Introduction

 

Je repartirais de l’importance même, à mes yeux, de travailler sur « l’étude de cas » zapatiste.

Comme Jérôme Baschet, il me paraît essentiel de réintroduire de l’utopie dans la discussion du ou des projets de transformation révolutionnaire de la société. La question de l’utopie, ou celle du projet politique positif comme le disais Castoriadis, est d’autant plus essentielle qu’elle est encore souvent un oublié des discussions entre militants et penseurs de l’anticapitalisme. De ce point de vue, je suis convaincu de l’orientation générale de l’intervention de Jérôme.

À ceci, j’ajouterai cependant qu’un projet d’autonomie viable doit tenir sur ses deux jambes en articulant à la fois sa dimension utopique (projet politique positif, instant d’après, transformation des relations sociales) et sa dimension stratégique (le comment, dimension destructive ou processus de transition : question de la destruction des institutions capitalistes et libérales existantes, ce qu’on a longtemps appelé le processus de dépérissement de l’État). Si à mon sens cette dimension stratégique a longtemps été hypertrophiée par la pensée révolutionnaire sous l’influence dominante du marxisme-léninisme et face au fait historique de l’URSS (souvent embarrassant pour les acteurs/penseurs révolutionnaires), le mythe de la fin de l’histoire, l’avènement de l’altermondialisme et le poids des crimes soviétiques ont souvent entrainé un retour de bâton tellement fort, que l’on est tombé dans l’écueil inverse : valorisation de la dimension utopique ici et maintenant et oubli de la dimension stratégique. Dans cette perspective fataliste, penser la stratégie, ce serait forcément se salir les mains, dévoyer, rendre impur. Mieux vaut alors faire comme si ce problème n’existait pas. Entendons nous bien, je ne prétends aucunement que tout projet de transformation ici et maintenant est vain et inutile, sans quoi je ne serais pas ici à discuter du mouvement zapatiste. De ce point de vue, je me retrouve dans la formule de Jérôme Baschet selon laquelle non seulement il n’y a pas de contradiction entre l’action ici et maintenant et la pensée d’un futur libéré du capitalisme, mais encore que l’articulation entre les deux est nécessaire. De ce fait même, je pense que tout projet politique réellement révolutionnaire, réellement anti- ou post-capitaliste, ne peut faire l’économie d’une réflexion sur sa stratégie, c’est à dire à la fois d’une réflexion sur les éléments de confrontation avec l’extérieur (les institutions que ce projet rejette, mais aussi et surtout l’autour, le reste de la société), et d’une réflexion sur les contradictions et limites internes inhérente à tout projet utopique existant et donc empêtré d’une certaine manière dans les contradictions de notre société inégalitaire, exploiteuse, aliénante, etc. Je me retrouve assez bien de ce point de vue dans l’analyse faite par Daniel Bensaïd sur la dilution des repères stratégiques après les grandes périodes de défaite du mouvement ouvrier.

Ce problème stratégique est rapidement évoqué dans la conclusion de Jérôme, mais il s’agit à mon avis de lui donner une vraie place centrale. Je propose donc de discuter aussi de cette « deuxième jambe », qui manquerait au débat si on ne l’évoquait pas. Je procèderai donc en 2 temps :

 

  1. retour sur certains éléments du projet politique évoqués par Jérôme : contre l’état, la marchandise, l’universel ;
  2. discussion des éléments stratégiques que soulèvent l’autonomie zapatiste et le projet d’autonomie post-capitaliste – pour reprendre les termes de Jérôme – de manière générale.

 

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Retour sur les éléments du projet politique zapatiste

 

Sur la question de la réappropriation

 

Je préciserais en disant que ce n’est pas l’un plutôt que l’autre, mais bien les deux. N’oublions pas – mais je sais que ce n’est pas le cas dans les travaux de Jérôme Baschet – que l’autonomie zapatiste, comme toutes les formes d’autogouvernement observables dans l’histoire, n’ont été possibles qu’à partir d’un préalable indispensable : la réappropriation collective d’un espace privatisé de la vie sociale, les moyens de production mais aussi les lieux de vie (quartiers, village). Dans le cas zapatiste, il s’agit de la prise des terres au moment du soulèvement de 1994 et des lois révolutionnaires instituant la propriété collective de celles-ci. Il ne faut pas oublier ceci (cf. Marcos parlant des « conditions matérielles de l’autonomie » dans « La treizième stèle »). Sans cette réappropriation/expropriation qui n’est autre que la libération d’espaces proprement physiques, l’autogouvernement, même comme expérience ici et maintenant, ne serait pas possible.

C’est d’ailleurs en oubliant ce préalable indispensable que quelqu’un comme John Holloway peut défendre l’idée d’une révolution sans le pouvoir, qui se détournerait de toute forme de pouvoir, alors que le préalable à des tels mouvements est bien la récupération, peut-être pas du pouvoir (étatique), mais d’espaces de pouvoir privatisé.

 

Sur l’organisation du pouvoir

 

L’organisation du pouvoir politique zapatiste promeut deux principes centraux : 1) faire de l’assemblée délibérative, de la discussion collective, le cœur et le centre de la vie politique ; 2) élire l’ensemble du personnel politique et administratif qui est donc délégué et contrôlé en permanence par cette assemblée. Cette démocratie promeut à la fois la discussion directe, mais aussi et surtout réconcilie le pouvoir politique avec le lieu, l’espace physique et sociale de rencontre et de discussion. Cela implique trois conséquences décisives :

La perspective par rapport à nos régimes libéraux dits démocratiques est inversée : le cœur du politique n’est pas le centre (l’état) face à la périphérie, mais la base (assemblée communautaire) face au sommet. Il s’agit d’un fédéralisme véritable, reprenant le vieux principe de subsidiarité à partir duquel émerge une délégation concentrique : le mouvement ascendant de la base vers le sommet est le mouvement premier et non dérivé de l’exercice politique.

– Pour autant nous ne sommes donc pas dans une conception purement horizontale, jugée impossible, de l’exercice du pouvoir. Cet autogouvernement n’est pas contre la représentation, ainsi que le feraient croire la plupart des analystes libéraux [1]. Plutôt que dans un rejet total, nous sommes ici plutôt dans un refus d’une certaine forme de représentation : la libérale, conçue comme délégation pérenne de souveraineté, c’est à dire comme aliénation en tant qu’il s’agit de consentir à abandonner tout pouvoir effectif de participation et de décision en dehors du processus électoral. On retrouve ici la critique faite par Castoriadis de la représentation libérale [2].

– Donc si le mouvement ascendant est bien premier, le mouvement descendant n’est pas supprimé. Les délégués doivent rendre des comptes et sont en permanence responsables devant les assemblées. De plus, comme l’explique J. Baschet dans son travail, ils utilisent régulièrement des procédures de type « navette » pour construire les projets politiques en partenariat avec les assemblées, et ne décider d’un projet délicat qu’une fois ce processus de navette (qui est bien plus qu’une simple consultation démocratique au sens où on l’entend aujourd’hui dans les procédures de type budget participatif) arrivé à maturation suffisante. Il y a bien interaction permanente entre représentés et représentants qui permet à la fois l’extension forte de la participation populaire, et la garantie d’un contrôle effectif des premiers sur les seconds.

 

Sur la dé-spécialisation politique

 

Autre point essentiel à mes yeux, la déspécialisation politique, ou le ré-enchâssement de la politique au sein des autres activités sociales. Ce trait central est le produit de la conjonction de divers procédés : rotation forte et rapide des représentés, charges publiques qui ne se substituent pas à l’activité professionnelle « normale » des délégués, participation élargie du grand nombre à des charges, conception éducative de celles là c’est-à-dire conception de l’exercice politique comme une praxis éducative, etc.

Nous sommes bien face à une conception totalement nouvelle du politique qui rappelle bien plus volonté les origines athéniennes de la démocratie ou les expériences autogestionnaires du mouvement ouvrier que nos régimes représentatifs : le politique est ré-enchâssé dans les autres activités sociales et n’est plus une fonction technique en tant que telle, mais une part de la tâche sociale qui chacun.e doit remplir. On retrouve ici les racines la conception aristotélicienne de la citoyenneté : savoir être gouvernant et gouverné. Non pas rejet de la représentation, mais rejet de la division stable et fixe entre gouvernants et gouvernés.

 

Diversité de l’autonomie, unicité du projet d’émancipation

 

À la fin de sa partie sur l’autonomie contre l’État, Jérôme évoque la multiplicité des formes du projet d’autonomie, qui fait directement écho à sa discussion sur la critique de l’universel. Cet aspect est central : comme projet révolutionnaire et projet démocratique (auto-institution), le projet d’autonomie, les expériences d’autogouvernement sont à chaque fois différentes tout en partageant chaque fois une même aspiration :

  • réappropriation démocratique de la vie collective (extension horizontale, contrôle vertical) ;
  • action politique comme action pour la liberté, c’est-à-dire comme voie d’émancipation individuelle et collective.

De ce point de vue, les principes politiques d’organisation de la vie démocratique mis en place par le mouvement zapatiste sont saisissants non pas en eux-mêmes, mais pour ce qu’ils disent. Tout en étant créés pour répondre à une situation locale, ils partagent des fondations essentielles avec d’autres mouvements politiques. Je pense évidemment à la Commune de Paris, citée par Jérôme Baschet, et dont les points communs avec l’expérience zapatiste sont saisissants, mais également à ce que j’appelle la démocratie des conseils : ces expériences de conseils ouvriers, de conseils de quartiers, qui ont tenté de développer des formes démocratique d’autogouvernement dont les principes sont tout à fait comparables avec ceux des zapatistes, bien que les contextes soient radicalement différents [3].

Sans gommer les différences notables entre ces expériences, il est nécessaire de s’intéresser aux racines et aspirations communes, que l’on retrouve sous la forme de principes directeurs. De manière non exhaustive, voici ceux qui me semblent les plus centraux : ancrage territorial dans la vie sociale concrètes (lieu de vie/lieu de travail) assemblées réunies régulièrement, élection et révocabilité de tous les fonctionnaires, salaire équivalent au salaire moyen, délégués mandatés sur mandat impératif/injonctif, contrôle et révocabilité permanente, vertu éducative des fonctions politiques (changement de conception de la compétence, c’est-à-dire du rapport au faire / savoir ; pratique / théorie), etc.

En soi, ces principes de garantissent rien, il ne s’agit pas d’une check-list du bon projet d’autogouvernement. Mais ils sont un préalable indispensable. Pris ensemble, ces principes font sens vers :

1) la réappropriation publique ancrée dans des espaces collectifs : lieu de vie, lieu de travail ;

2) la diffusion horizontale de la démocratie à partir de l’assemblée décisionnelle, depuis laquelle découle une délégation concentrique rotative et contrôlée ;

3) un pouvoir politique d’autant mieux contrôlé et réapproprié collectivement qu’il est déspécialisé et réintégré dans l’ensemble de la vie sociale.

Deux implications centrales se dégagent de cette analyse : la conception radicalement démocratique du pouvoir et le constat du fait que ces mesures sont celles d’un processus de dépérissement radical de la machine d’État. Nous sommes bien à la fois dans un processus constructif (défense d’un projet) et destructif (lutte contre)

 

Discussion des éléments stratégiques

 

Cela nous ramène à l’articulation entre projet et stratégie dont je parlais en introduction. De cette articulation découle une tension permanente dans les projets politiques révolutionnaires : celui entre fétichisme et instrumentalisation, ou entre courants spontanéistes et substitutistes. Dans les expériences auxquelles j’ai renvoyé tout à l’heure, en passant à nouveau au-dessus des spécificités propres à chaque mouvement, on retrouve deux grandes tendances stratégiques, qui défendues à l’extrême deviennent des écueils, des impasses.

 

Les deux écueils de la stratégie révolutionnaire

 

L’instrumentalisation du mouvement et l’orientation substitutiste

 

Dans la lignée du jacobinisme, on retrouve les courants léninistes les plus stricts, mais aussi la social-démocratie qui se réunissent dans la subordination du mouvement d’émancipation à l’objectif de prise en main du pouvoir d’État. Historiquement, ces tendances, poussées à l’extrême, ont provoqué le détournement et le dévoiement de diverses expériences d’autogouvernements tels que les soviets russes ou les conseils allemands.

À gros traits, voici les éléments stratégiques les plus caractéristiques de ces courants :

– valorisation du problème du rapport de force (= il faut gagner) par rapport à la logique du mouvement et des transformations ici et maintenant : les moyens plutôt que la fin ;

– concentration sur la progression du rapport de force vis-à-vis des opposants au détriment des principes du projet comme du pluralisme ;

– rôle des médiateurs/des organisations : construction d’une avant garde qui introduit de l’extérieur ses directives au mouvement.

 

La fétichisation du mouvement et l’orientation spontanéiste

 

On trouve ici certains courants spontanéistes du gauchisme des années 70, certains pans du conseillisme hostiles à l’organisation politique, certains courants de l’anarchisme puis du post-modernisme. Historiquement, ces tendances poussées à l’extrême on favorisé l’échec et l’écrasement d’expériences florissantes telles que la Commune de Paris. En se détournant du problème du rapport de force vis-à-vis du gouvernement de Versailles et en voulant trop se considérer comme « un gouvernement en temps normal », les idéologues et acteurs de la Commune ont sacrifié la viabilité de la Commune à son idéal.

Voici les éléments stratégiques les plus saillants de cet écueil :

– valorisation de l’ici et maintenant par rapport à la stratégie : la fin plutôt que les moyens ;

– concentration sur les principes politiques statiques plutôt que sur la progression dynamique : risque d’opérer une check liste des bons principes et des bonnes pratiques à appliquer ;

– rôle des médiateurs/organisations : rejet de toute organisation séparée qui dicterait des objectifs au mouvement ; méfiance envers les organisations directement politiques.

 

Le positionnement zapatiste en question

 

Stratégie

 

L’autonomie zapatiste est pensée comme constituant à la fois la finalité et le moyen. En d’autres termes, les outils politiques mis en place se veulent à la fois organes de luttes (moyens) et laboratoires de nouvelles relations sociales (fin). Malgré l’isolement dans lequel est confinée la lutte zapatiste et son échec – il faut le reconnaître – à faire tâche d’huile sur le territoire, on trouve bien une volonté de réunifier les temps de la transformation sociale.

 

Organisation

 

L’EZLN n’a fait ni le choix de s’auto-dissoudre comme organisation séparée, ni le choix de se substituer aux organes de gouvernement zapatiste. En ce sens, l’EZLN semble vouloir tenir à distance à la fois les excès instrumentalistes du léninisme, et les excès spontanéistes de certains courants gauchistes.

 

Rejet des excès instrumentalistes du léninisme : c’est dans l’ADN même du mouvement comme en témoigne sa construction historique, depuis le foco des années 80 et sa confrontation avec la population chiapanèque indigène (cf. les écrits de Marcos à ce sujet et l’ouvrage de Carlos Tello-Díaz, La rebelión de las cañadas : origen y acenso del EZLN). De ce positionnement découle le fait que la base et le cœur décisionnel du mouvement soient les populations civiles zapatistes, les communautés, les assemblées. D’où aussi certaines tentatives de création d’organisations politiques civiles : le FZLN puis la Otra Campaña, avec des succès plus ou moins probants. L’EZLN s’est malgré cela toujours maintenu, refus de se dissoudre face d’abord à la répression gouvernementale directe, puis face au conflit larvé des paramilitaires.

 

– Refus d’un spontanéisme total : l’EZLN a toujours gardé une position extérieure de « guide » et de garant, en contact avec les autorités zapatistes civiles des communautés. La création des Conseils de Bons Gouvernement en 2003 a permis de clarifier et stabiliser le rapport entre l’organisation militaire et le gouvernement politique avec la création des comités de vigilance : ils sont formés de permanents de l’EZLN qui ne peuvent prendre aucune part dans le gouvernement civil, mais doivent assurer d’un « contrôle de légalité » sur les autorités. Il s’agit donc de veiller à ce que les lois zapatistes soient respectées et à ce que les délégués/dirigeants n’excèdent pas leurs prérogatives.

 

Sans entrer ici dans les détails, le parallèle avec la pensée de Castoriadis à ce sujet s’avère instructive : au sein du groupe Socialisme ou Barbarie, il entretiendra de nombreux débats, notamment avec Claude Lefort, autour de la question de la stratégie et de l’organisation. Castoriadis se montrera toujours à la fois critique de l’avant-garde léniniste, mais aussi de la coupure totale entre organisation et mouvement. Entre ces deux écueils, il tentera de développer une praxis militante et politique intermédiaire.

 

Limites

 

Enfin, des limites doivent toute de même être rappelées, dont la première et la plus centrale : l’échec d’extension du mouvement, son relatif isolement, et le manque de soutiens politique dans le reste du Mexique. On ne peut évidemment imputer la responsabilité de ces problèmes à l’organisation zapatiste interne, mais afin de ne pas non plus idéaliser ce mouvement (comme aucune expérience historique enthousiasmante), et afin de faire avancer le chemin de l’auto-émancipation ici et maintenant, il est important de se questionner là dessus.

 


 

Notes :

 

[1] Pour qui il y aurait, en gros, trois conceptions de la représentation : 1) la représentation libérale comme transmission de volonté ; 2) la représentation incarnative issue du jacobinisme puis du léninisme, qui serait totalitaire et 3) le rejet de toute forme de représentation, conception autarcique et naïve nécessairement vouée à l’échec.

[2] Castoriadis parle de représentation comme aliénation jusqu’au sens « juridique » du terme : en tant que transfert de propriété. cf. Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe 5. Fait et à faire, Paris, Seuil, 2008, p. 78.

 

[3] Voir Y. Dubigeon, La démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, thèse de doctorat de science politique sous la direction de Jean-Marie Donegani, IEP de Paris, 29 janvier 2014, 482 p.

Séminaire ETAPE n°13 – Dominations, intersectionnalité et convergences des mouvements sociaux émancipateurs

 

Treizième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Mars 2015 –

 

Dominations, intersectionnalité et convergences des mouvements sociaux émancipateurs

 

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  • Une intervention de Philippe Corcuff (maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, membre de la Fédération Anarchiste)

 

  • Discutant : Wil Saver, (membre d’Alternative Libertaire)

 


En partant de textes de Houria Bouteldja et de quelques autres [1]

 

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Par Philippe Corcuff

Juillet 2015


 

Introduction : les Indigènes de la République et l’intersectionnalité par un « Blanc » trouble

 

intersectionnalite luttesDans ce texte, j’envisage le double problème de la pluralité des modes de domination, sous l’angle de ce qu’on appelle aujourd’hui, dans des secteurs des sciences sociales comme dans certains milieux militants, « l’intersectionnalité », et des convergences possibles entre mouvements sociaux émancipateurs. Je le fais sous un double plan analytique (l’analyse de ce qui est ou a été), puisant dans les outillages des sciences sociales, et normatif-prospectif (l’exploration de ce qui devrait et pourrait être), relevant de mes engagements militants comme du registre de la philosophie politique. Ce texte est donc un hybride entre logiques universitaire et militante.

 

Intersectionnalité

 

L’intersectionnalité se présente comme un espace de problématiques émergeant à la fin des années 1980, d’abord aux États-Unis en prenant appui sur les analyses produites par le Black feminism dès les années 1970, puis en France seulement dans la deuxième moitié des années 2000 [2]. Ces approches diversifiées s’efforcent de s’interroger sur des croisements entre différents rapports sociaux de domination : rapports de classe, rapports de genre, rapports raciaux, etc.

 

Ces perspectives ne cherchent pas à juxtaposer des logiques de domination diversifiées pour les articuler ensuite, mais permettent de « saisir les mécanismes de domination comme configurations complexes résistant au modèle de la superposition de propriétés sociales indépendantes », selon Alexandre Jaunait et Sébastien Chauvin [3]. Dans cette logique, loin de réduire le positionnement des dominés à « une simple addition de handicaps », elles peuvent insister « sur les contextes permettant des compensations et des retournements »[4]. Cela a également stimulé des travaux ne réduisant pas les mobilisations collectives ou les fabrications identitaires personnelles à « une appartenance objective », mais éclairant la façon dont « les sujets eux-mêmes » participent à bâtir des identités collectives et individuelles dans un contexte de dominations plurielles et complexes [5]. Il faudrait ajouter, si l’on suit la récente rectification de Chauvin et Jaunait : dans un contexte de dominations nécessairement plurielles et complexes, et cela afin d’éviter l’essentialisation de « groupes intersectionnels » et de situations supposées « plus complexes »[6]. C’est ce qui fait que la notion d’intersectionnalité ne peut pas être assimilée à celle d’intersection. Les problématiques de l’intersectionnalité interrogent en particulier de manière critique ceux qui prétendent incarner les différentes catégories d’opprimés, à travers notamment « la monopolisation de la représentation des groupes dominés par les membres de ces groupes qui sont détenteurs de propriétés dominantes » (par exemple, « les femmes blanches de la bourgeoisie » dans le mouvement féministe)[7].

 

Je vais tenter ici d’éclairer de manière décalée ce type de problématiques en les liant à la question politique de possibles convergences entre des résistances émancipatrices diversifiées, à partir du moment où l’on a pris acte de la pluralité des modes de domination et de leurs chevauchements dans les sociétés contemporaines. Je ne partirai pas, pour ce faire, de la littérature académique, mais des productions intellectuelles d’une organisation récente à visée émancipatrice sur un terrain longtemps marginalisé au sein des grands mouvements et partis émancipateurs en France : l’oppression postcoloniale.

 

Le postcolonial et les Indigènes de la République

 

Parler d’oppression postcoloniale, c’est associer une série d’inégalités, de discriminations et de contraintes structurelles affectant l’immigration postcoloniale dans les sociétés comme la France, en faisant la double hypothèse d’éléments de continuité historique entre les colonisations européennes et les processus actuels, mais aussi d’analogies entre les deux périodes, et donc à la fois des proximités et des différences [8]. L’islamophobie, en tant que stigmatisation discriminatoire des « musulmans » et de « l’islam » dans l’espace public, se présente comme une composante significative du contexte postcolonial depuis le 11 septembre 2001 dans le monde occidental, avec une généalogie plus ancienne en France, passant par les premières « affaires du voile »[9]. Le postcolonial constitue un angle éclairant certaines caractéristiques du réel observable, mais sans l’épuiser. Il se présente comme une boussole globale imparfaite (comme tout outillage théorique), mais utile dans les dédales du réel, en offrant par ailleurs des prises pour une action émancipatrice. Cependant, quand le postcolonial prétend absorber toute l’intelligibilité, comme on le verra par la suite, la boussole se transforme en bulldozer aplatissant les rugosités et les contradictions du réel comme les résistances telles qu’elles émergent concrètement.

 

L’organisation concernée par cette étude est le Parti des Indigènes de la République (PIR), forme largement embryonnaire d’une force politique postcoloniale ou décoloniale [10], qui s’inscrit dans ce que la chercheuse en science politique Soline Laplanche-Servigne appelle, en s’inspirant de la notion d’« espace des mouvements sociaux » forgée par Lilian Mathieu [11], « l’espace de l’antiracisme »[12]. Je m’arrêterai plus particulièrement sur des textes écrits par sa porte-parole et cofondatrice, Houria Bouteldja, ainsi que par quelques autres de ses membres. La critique compréhensive qui sera proposée d’analyses produites par des militants des Indigènes de la République débouchera sur une esquisse de pistes pour penser de manière déplacée le problème des convergences entre mouvements sociaux émancipateurs. Critique, mon approche s’efforcera de mettre à distance des impensés et des écueils, en recourant notamment à des outils puisés dans les sciences sociales, tout en m’inscrivant dans la perspective d’une politique d’émancipation pluridimensionnelle qui reste à bâtir. Compréhensive, elle prendra en compte des questionnements nouveaux et des ressources critiques apportés par cette organisation au pot commun potentiel des mouvements sociaux émancipateurs, en essayant d’écarter les caricatures qui traînent dans les milieux radicaux et libertaires sur elle.

 

Une biographie militante cahoteuse

 

Je dois préciser que mes rapports ont évolué au cours du temps vis-à-vis des Indigènes de la République : de signataire de l’appel fondateur de 2005 dans une optique de « soutien critique » à un éloignement progressif sur la base de l’approfondissement de mes critiques. Mais ces critiques, tâchant de prendre appui sur des arguments controversables, sont en rupture avec certaines stigmatisations ayant cours sur les Indigènes de la République : « islamistes », « racistes » ou même « rouges-bruns »[13]….Mes échanges critiques antérieurs avec les Indigènes de la République ont concerné des thèmes que l’on retrouvera dans ce nouveau texte : pluralité des dominations et des racismes [14] comme singularité individuelle et métissage [15].

 

Mes analyses ne viennent pas de nulle part, mais ont des insertions biographiques. Des racines dans un parcours militant sur presque 40 ans, allant du Parti socialiste à la Fédération Anarchiste aujourd’hui, en passant par la Ligue Communiste Révolutionnaire[16]. Mais j’ai aussi touché du doigt d’un point de vue familial des croisements entre rapports de domination en lien avec la question coloniale : je suis né à Oran en Algérie en 1960, dans une famille « pieds-noirs », avec des grands-parents parties-prenantes des milieux populaires (un grand–père maternel ouvrier-artisan-petit commerçant et un grand-père paternel fermier) subissant la domination de classe tout en bénéficiant des miettes symboliques et matérielles de l’oppression coloniale. En tant que membre des couches moyennes salariées inséré très jeune dans la galaxie militante, j’ai pu souvent expérimenter les usages de ma culpabilité de classe et coloniale au service de pouvoirs dans des grandes et des petites bureaucraties politiques. Avec le temps, cela installe une distance mélancolique nourrie biographiquement avec ces dispositifs de « servitude volontaire » comme plus largement avec les techniques organisationnelles de culpabilisation et de fidélisation. Cependant, ni l’activisme militant, ni les petites lâchetés des « compagnons de route », ni le retrait dans l’aigreur désengagée, ni le refuge dans la distanciation intellectuelle ne peuvent complètement éteindre les inquiétudes nées du choc des fragilités de notre humaine condition socio-historique. Peut-être à certains moments le rire d’un bébé…

 

1 – Indigènes de la République : quelques rappels et mises en perspective

 

Le Mouvement des indigènes de la République est une association déclarée officiellement en préfecture en décembre 2005, suite à l’Appel « Nous sommes les indigènes de la République ! » de janvier 2005 [17]. Le MIR est devenu le Parti des Indigènes de la République en février 2010.

 

Un PIR marginal

 

Si l’appel de 2005 a eu un certain succès, le MIR, puis le PIR a connu une audience confidentielle parmi les postcolonisés [18] d’après ce que l’on entend dans le milieu associatif des quartiers populaires. On n’a pas de données fiables quant au nombre de ses militants : les évaluations extérieures les plus favorables lui donnent quelques centaines de membres au maximum, d’autres estiment que cette organisation ne dispose aujourd’hui que de quelques dizaines d’adhérents actifs. Il y a donc vraisemblablement beaucoup plus de postcolonisés conscients des discriminations qui les affectent à la CGT, à la FSU ou à Solidaires qu’au PIR !

 

En 2008, le constat du sociologue Abdellali Hajjat était déjà sévère sur le MIR : « un phénomène essentiellement parisien intra-muros », un « investissement dans le champ médiatique » et une « inexistence politique dans les banlieues françaises »[19]. Par ailleurs, ses membres et surtout ses dirigeants auraient un profil social étroit, marqué par un fort capital scolaire [20]. Ce qui éclairerait le fait que l’accueil reçu par les Indigènes de la République parmi les intellectuels radicaux « blancs »[21] ait contribué à leur donner une importance symbolique bien au-delà de sa faiblesse numérique, dans une logique qui puiserait dans un certain ethnocentrisme intellectuel. Mais les limites sociales associées à l’importance du capital culturel chez les Indigènes de la République ont aussi à voir, dans une réalité ambivalente, avec un de ses points forts : la production théorique.

 

Il ne semble pas que la création du PIR ait apporté des améliorations notables aux faiblesses de ce mouvement. Trois de ses modes d’intervention principaux apparaissent être :

 

1) son site internet, agrémenté de provocations qui jouent parfois avec les frontières symboliques installées, mais le plus souvent dans certaines limites éthiques et politiques, qui ne permettent pas de rivaliser avec les buzz produits sur la Toile par le néoconservatisme xénophobe de Dieudonné et d’Alain Soral [22], dont le PIR reconnaît l’écho rencontré parmi les postcolonisés [23] ;

2) des apparitions dans les médias (et tout particulièrement, via Houria Bouteldja, dans l’émission télévisée « Ce soir (ou jamais !) » de Frédéric Taddeï) qui appuient aussi souvent sur le registre provocateur dans une logique de buzz ;

et 3) une certaine présence sur le marché intellectuel international du postcolonial, notamment à travers l’université de Berkeley aux États-Unis ; l’université française étant nettement plus réservée vis-à-vis des problématiques postcoloniales, pour de mauvaises (une rigidité des frontières disciplinaires et sous-disciplinaires existantes ayant du mal à s’ouvrir à d’autres découpages heuristiques) et de bonnes (au départ une réticence légitime à l’égard de modes intellectuelles débarquant d’outre-Atlantique) raisons.

 

On observe sur les deux premiers plans la place transversale de la provocation comme forme de rééquilibrage symbolique de l’état de ses effectifs.

 

Par contre, les Indigènes de la République n’ont pas réussi à bâtir des ponts avec des fractions significatives des émeutiers d’octobre-novembre 2005, dont ils se sont présentés d’une certaine façon comme les porte-parole dans l’espace public. Un passage d’un entretien avec Sadri Khiari, figure intellectuelle du PIR, met bien en évidence une tentation traditionnelle des groupuscules, maintes fois déjà expérimentée dans les organisations « blanches » d’extrême gauche, s’appropriant des mouvements sociaux auxquels ils n’ont pas participé et auxquels ils n’ont pas su se lier, et dont ils prétendent pourtant donner le sens politique de l’extérieur comme une avant-garde :

 

« C’est peut-être présomptueux à dire mais, sur le plan politique, le PIR a ouvert une nouvelle séquence dans l’histoire des luttes de l’immigration qui n’en est encore qu’à ses préliminaires. Nouvelle séquence dont l’expression sur le terrain a été la révolte de novembre 2005. »[24]

 

Dans ce cas, la matrice léniniste-trotskyste « blanche » initiale de Sadri Khiari (il a été un des animateurs d’une organisation trotskyste marginale en Tunisie), une des variantes historiques d’un rapport tutélaire à la politique, apparaît fort prégnante.

 

Apports des Indigènes de la République à la critique sociale émancipatrice

 

On ne doit cependant pas s’arrêter à cet état de marginalisation, que les groupuscules tentent souvent de compenser par une arrogance rhétorique. Car les Indigènes de la République ont su fournir de nouveaux questionnements et de nouveaux éclairages pour les mouvements sociaux émancipateurs. Dans un climat marqué par une certaine désintellectualisation à gauche [25], ils ont donné de la consistance théorique à leurs analyses, comme je l’ai déjà noté. Et, surtout, ils ont opportunément lancé un mouvement autonome de postcolonisés, alors que les gauches, le mouvement ouvrier et nombre de mouvements sociaux avaient largement tenus à la périphérie à la fois les postcolonisés et les problématiques postcoloniales, contribuant ainsi à leur niveau à la reconduction de l’oppression postcoloniale. Et ils l’ont fait dans une indépendance vis-à-vis des institutions politiques existantes. De ce point de vue, ils ont enrichi le pluralisme émancipateur contre les inerties hégémonisantes du mouvement ouvrier.

 

Dans leurs apports théoriques aux effets pratiques, il faut d’abord noter les appels répétés à « décoloniser » les autres mouvements et organisations émancipatrices, pour s’efforcer de les purger de leurs impensés, réflexes et pratiques d’inspiration coloniale et propres à une oppression coloniale entendue sous le double angle de continuités historiques et d’analogies (et non pas d’une identité) avec les logiques coloniales : « décoloniser le mouvement ouvrier », « décoloniser la gauche », « décoloniser le féminisme », « décoloniser le mouvement homosexuel », « décoloniser l’anarchisme »….On peut aussi relever la capacité à mettre en avant, contre certaines théorisations critiques, « la multiplicité des formes de résistance à l’oppression raciale dont les populations issues de l’immigration coloniale sont les acteurs », et pas seulement « une sorte de matière inerte sur laquelle se construit le racisme »[26]. Si l’on reprend les catégories des sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, ce refus indigène d’un misérabilisme réduisant les dominés à n’être que des marionnettes de la domination n’implique pas pour autant, chez les Indigènes de la République, un oubli populiste des contraintes de la domination [27].

 

emancipation chains

 

Un autre point fort de leurs discours et de leurs pratiques concerne l’internationalisme. Il faut dire qu’immédiatement la question postcoloniale elle-même et un mouvement issu des immigrations bousculent nécessairement les frontières nationales. L’importance accordée dans leurs activités tant à la lutte contre l’islamophobie qu’à la solidarité avec la résistance palestinienne vient renforcer cette fibre internationaliste. Le récent meeting du 8 mai 2015 à l’occasion de leurs dix ans sous l’égide d’Angela Davis est venu encore souligner cet internationalisme. Cela constitue un aspect particulièrement important dans un contexte de montée des nationalismes xénophobes en Europe, dans lequel même des figures des gauches critiques apparaissent tentées par des sirènes nationalistes [28].

 

Cependant, comme toute théorisation, les élaborations intellectuelles des Indigènes de la République rencontrent des écueils et laissent dans l’ombre, elles aussi, des impensés, dont le décryptage pourra livrer un éclairage inhabituel sur la double question de l’intersectionnalité et des convergences entre mouvements sociaux émancipateurs. La critique proposée ici ne se présente surtout pas comme une mise en cause surplombante au nom d’une illusoire « perfection ». J’ai un parcours militant suffisamment jalonné d’échecs, d’erreurs et de difficultés diverses [29] pour ne pas pouvoir prétendre faire la leçon à d’autres. Mais l’examen critique des problèmes politico-intellectuels des Indigènes de la République, comme celui antérieurement de mes propres faiblesses, est susceptible d’alimenter la réflexion mutualisée de ceux qui s’inscrivent dans la perspective d’une émancipation individuelle et collective pluridimensionnelle. Cet essai critique pourra certes être balayé d’un revers de la main comme une incompréhension « blanche » du combat des postcolonisés, voire comme une « manipulation blanche », ce qui viendrait d’ailleurs appuyer une des hypothèses qui sera développée par la suite. Dans l’horizon de convergences possibles entre mouvements sociaux émancipateurs, on pourrait plus modestement le prendre comme un ensemble d’arguments, eux-mêmes limités et controversables, susceptibles de nourrir les dialogues critiques au sein d’une galaxie émancipatrice en (re)constitution permanente.

 

2 – Intersectionnalité et modèle implicite de « la contradiction principale »

 

Porteurs du combat contre un type d’oppression souvent marginalisé par les autres forces émancipatrices, les Indigènes de la République insistent légitimement sur leur autonomie. Mais ils le font en basculant parfois implicitement de leur autonomie nécessaire à leur prédominance contestable vis-à-vis des combats contre les autres oppressions. C’est d’autant plus saugrenu eu égard à leur marginalité organisationnelle et politique. Ne vaut-il pas mieux sur ce plan l’auto-ironie libertaire qui ne cherche pas à masquer que nos organisations anarchistes peuvent se contenter de cabines téléphoniques pour se réunir ?

 

Tentation de l’arrogance

 

Une certaine tendance arrogante vis-à-vis des autres secteurs critiques apparaît, par exemple, quand Houria Bouteldja lance au colloque « Penser l’émancipation » à Nanterre le 22 février 2014 :

 

« A ce stade, j’aimerais simplement dire que nous avons vous et nous des tâches respectives : nous PIR ou toute autre organisation des immigrations et des quartiers, nous devons organiser les indigènes dans l’autonomie. Et vous développer ce que Sadri Khiari appelle un « internationalisme domestique ». »[30]

 

Il y a ici une ambiguïté : s’agit-il des « tâches respectives » des Indigènes et des « Blancs » au sein du mouvement décolonial ou dans l’ensemble de « l’espace des mouvement sociaux »[31] ? Dans ce second cas de figure, les Indigènes seraient invités à mettre en avant leur autonomie et leurs interlocuteurs « blancs » des autres mouvements sociaux leur solidarité vis-à-vis d’eux. Cette dissymétrie laisserait entendre que la question postcoloniale serait plus importante que les autres, constituant une sorte de point de ralliement obligé pour eux.

 

Cette ambiguïté est renforcée par d’autres indices. Comme je l’ai déjà indiqué, les Indigènes de la République appellent légitimement les autres forces émancipatrices à se décoloniser, c’est-à-dire à se débarrasser d’adhérences coloniales le plus souvent non conscientes. Mais ils refusent, en sens inverse, à ce que ces forces émancipatrices les appellent à se défaire des préjugés et des pratiques inspirées par d’autres modes de domination : que le mouvement ouvrier les invite à se désembourgeoiser et à se dépetitembourgeoiser, que le mouvement féministe les invite à se démachiser, que le mouvement homosexuel les invite à se déshomophobiser… Bouteldja écrit ainsi :

 

« ce que je dis aux féministes blanches, aux LGBT et les Blancs en général, c’est de cesser de nous donner des conseils et de s’ingérer dans nos luttes mais de convaincre les autres blancs que le féminisme tout comme les luttes LGBT, tout comme l’anticapitalisme sont eurocentriques et qu’ils doivent être décolonisés. »[32]

 

Dans le cas des rapports entre lutte décoloniale et lutte antipatriarcale, la priorité de la première sur la seconde est clairement affirmée à plusieurs reprises. Par exemple, Bouteldja met en avant à un moment « un féminisme paradoxal qui passera obligatoirement par une allégeance communautaire. Un féminisme décolonial. À contre-courant du féminisme blanc », pour lequel « l’homme indigène n’est pas l’ennemi principal »[33]. Ailleurs, elle avance : « le premier axe de lutte d’un féminisme décolonial qui « articule » est de dire : solidarité avec les hommes dominés »[34]. Pour ajouter :

 

« Ainsi, la formule politique qui se dégage de tout cela, n’est pas d’affirmer l’entre soi des femmes mais celui du tous ensemble indigène. »[35]

 

Ce point de vue a pu être radicalement contesté parmi les militant.e.s racisé.e.s. C’est le cas de Ms Dreydful, qui refuse, en tant que « meuf de couleur », de faire de « l’homme noir (…) un sujet central, pour penser l’émancipation », ce qui légitimerait « les patriarcats non-blancs »[38].

 

Imaginons que le mouvement ouvrier réclame aux Indigènes de la République que « le tous ensemble prolétaire prime sur l’identité indigène ». Ou que le mouvement féministe demande que « l’entre soi des femmes soit premier par rapport au tous ensemble indigène »… « Préjugés coloniaux » et « impérialisme eurocentrique » seraient immédiatement mobilisés pour dénoncer ces « propos paternalistes inacceptables » ! Les Indigènes de la République ne font-ils pas ici ce qu’ils reprochent aux autres mouvements sociaux émancipateurs de leur avoir fait et de leur faire ? Il est pleinement légitime qu’un mouvement social émancipateur se situe par rapport à une question principale (ici la question décoloniale), mais il est nettement plus contestable qu’il prétende définir la question principale de l’ensemble des mouvements sociaux, qui seraient alors appelés à tourner autour de lui.

 

La tentation de « la contradiction principale » et du mouvement social « central » d’inspiration marxiste

 

Se dégage à travers la tentation de l’arrogance un implicite qui apparaît puiser dans une certaine vulgate marxiste, et qui dans ce cadre a beaucoup servi paradoxalement à périphériser les luttes anticoloniales, antiracistes et postcoloniales : le thème d’une « contradiction principale » par rapport à laquelle les autres contradictions sont vues comme secondaires. Un marxisme simplifié, à distinguer de l’œuvre composite de Marx lui-même [39], a souvent fait de la contradiction capital/travail la contradiction principale, ce qui attribuait au mouvement ouvrier un rôle central, par rapport auquel les autres résistances étaient considérées comme « spécifiques », comme on disait dans les années 1970 pour parler des luttes féministes, homosexuelles ou antiracistes. Ce marxisme mécaniste a été clairement synthétisé et repris à son compte par Alain Touraine à la fin des années 1970 dans sa sociologie des mouvements sociaux :

 

« À un système d’action historique correspond un rapport de classes principal et par conséquent un couple de mouvements sociaux antagonistes. »[40]

 

La particularité de Touraine à l’époque par rapport aux marxistes, c’est qu’il considérait qu’on était sorti de la contradiction capital/travail comme principale, qui n’aurait valu que dans la société industrielle, et qu’on entrait dans une autre contradiction principale propre à la société « post-industrielle » appelant un autre mouvement social central…qui s’est révélé finalement évanescent, d’où l’abandon par Touraine de la sociologie des mouvements sociaux.

 

Or, certains passages des textes de Houria Bouteldja font comme si la contradiction postcoloniale était la contradiction principale à laquelle les autres oppressions devaient se référer comme telle, en dotant les Indigènes d’une centralité au sein des mouvements sociaux contemporains. Ce qui n’impliquerait pas de rapports de réciprocité entre mouvements sociaux à cause d’une sorte de hiérarchie logique a priori entre les causes défendues. Cette pente du PIR quant aux chevauchements des dominations et à l’horizon de convergences entre mouvements sociaux a, par exemple, conduit le militant antiraciste et sociologue Saïd Bouamama, bien qu’un des initiateurs de l’appel de 2005 et que sympathisant de cette organisation, à ne pas la rejoindre [41].

 

Cette tendance apparaît cependant hésitante dans les textes des Indigènes de la République. On y rencontre des formulations plus ou moins contradictoires. Un des penseurs de ce groupe, Sadri Khiari, peut ainsi avancer :

 

« Au jour d’aujourd’hui, les systèmes et les modes de domination sont certes largement interdépendants mais ils ne sont pas réductibles les uns aux autres et tous à la domination de classe. On ne peut, de ce point de vue-là, hiérarchiser les différentes luttes sociales en fonction d’un enjeu central qui rendrait pratiquement secondes, subordonnées, voire incongrues, les autres combats. »[42]

 

Mais plus loin dans le même ouvrage, il écrit :

 

« ces populations se déterminent pour une part importante en fonction de l’oppression postcoloniale qui est leur quotidien à toutes. »[43]

 

Il semble là mettre timidement un petit doigt dans la machine à « contradiction principale ». Et si l’on relie les deux extraits, l’hypothèse que ce qui vaut pour « la domination de classe » ne vaudrait pas pour « l’oppression postcoloniale » n’est pas clairement évacuée ni validée, la phrase demeurant vague et ambiguë.

 

Au lieu de se confronter pleinement au double pari de la pluralité (des dominations et des mouvements sociaux) et de l’immanence (le mouvement réel des luttes sociales et politiques et de leurs convergences aléatoires, tâtonnantes et partielles), ces textes laissent la porte ouverte à une régression vers une architecture à prétention transcendante de type marxiste traditionnelle…qui aurait bien besoin d’être davantage décolonisée.

 

Je l’ai déjà dit : il est tout à fait légitime et même souvent nécessaire – ne serait-ce que pour asseoir son autonomie, surtout quand on bataille dans un secteur longtemps marginalisé – de considérer que la cause sur laquelle on se mobilise est la principale pour soi. C’est un des points forts du PIR. Cela n’implique pas pour autant de laisser entendre que la légitime cause principale d’un mouvement social pour lui-même renverrait aussi à la caractéristique principale du réel social-historique considéré d’un point de vue global. Par contre, cela permet – et c’est justement cela qui introduit une rupture décisive avec des habitudes longtemps installées par les formes dominantes prises par le mouvement ouvrier – d’invalider la demande adressée par tel ou tel mouvement social (le mouvement ouvrier, le mouvement féministe ou…le mouvement décolonial) aux autres combats, au nom de ce global saisi de manière a priori et transcendante, de faire passer leurs causes respectives derrière celle de la supposée « cause principale » ou même, de manière plus soft, derrière l’articulation des différents mouvements sociaux envisagée par avance dans un schéma théorique à prétention transcendante.

 

En creux de ces analyses, on pourrait avancer qu’une perspective émancipatrice pluridimensionnelle reformulée en ce début de XXIème siècle aurait quatre écueils historiques à éviter :

 

1) celui de la prétention à incarner « le mouvement principal », faisant des autres mouvements des mobilisations « spécifiques », à la manière dont le mouvement ouvrier s’est souvent pensé de manière dominante ;

2) celui d’un projet d’articulation fourni clés en main à l’avance, indépendamment des pratiques sociales et politiques, dans lequel toutes les luttes à visées émancipatrices devraient nécessairement rentrer en y occupant strictement les places qui leur ont été attribuées abstraitement par la théorie ; ce que Sébastien Chauvin et Alexandre Jaunait critiquent sous la dénomination de « l’impératif intersectionnel »[44] ;

3) celui de « l’ambition totalisante qui chercherait à problématiser au sein d’un seul et unique mouvement toutes les dominations possibles », encore selon Chauvin et Jaunait [45], écueil dérivé des séductions de la vieille catégorie philosophique de « totalité », qui pourrait être utilement remplacée par celle, plus modeste, de « global »[46] ;

et 4) celui d’une téléologie historique, ayant beaucoup marqué le marxisme, qui ferait des convergences entre mouvements sociaux émancipateurs une nécessité, et non pas une possibilité dans une histoire marquée par l’incertitude.

 

3 – De quelques impensés et écueils des décoloniaux… empreints de préjugés coloniaux

 

À partir de la tentation globale de « la contradiction principale », on peut repérer une série d’impensés et d’écueils qui viennent la renforcer. Ces travers ont d’ailleurs souvent des liens historiques avec des dispositifs coloniaux. Comme quoi la décolonisation des esprits est un chemin difficile : ce qui ne concerne certes d’abord « les Blancs », mais aussi les Indigènes de la République…

 

L’unification comme mode de construction de la politique hérité de la forme de l’État-nation moderne… colonial

 

Les Indigènes de la République insistent sur la constitution « une voie politique décoloniale qui unifie »[47]. Les « Principes politiques généraux du Parti des Indigènes de la République », adoptés à son Congrès constitutif des 27 et 28 février 2010, se proposent ainsi de « développer une politique unifiée et indépendante et à agir à l’échelle nationale pour engager les institutions de l’Etat dans une politique décoloniale »[48] Et d’ajouter :

 

« Le PIR se donne pour tâche de contribuer à la formation d’une Direction politique unifiée. »[49]

 

couleurs drapeau empire

 

Or, le vocabulaire de l’unité et de l’unification, même s’il semble aller de soi tellement il est répandu, n’est pas neutre pour dire la politique. L’écrasement du Multiple sous l‘Un constitue même historiquement une modalité dominante de l’État-nation moderne, autoritaire, capitaliste, sexiste, hétérosexiste et colonial. Le britannique Thomas Hobbes en a livré une des premières formulations théoriques au XVIIème siècle avec la figure du Léviathan, entendu comme « la multitude ainsi unie en une seule personne »[50]. Les gauches républicaines, socialistes et marxistes « blanches » ont souvent arbitré, dans le sillage de Hobbes, en faveur de l’Un contre le Multiple. Cette prédominance traditionnelle du vocabulaire de « l’unité » et de « l’unification » a donc bien été ajustée à la construction des États-nations modernes, en tendant à aplatir la pluralité humaine comme la diversité des mouvements sociaux.

 

Toutefois la critique de l’autoroute de « l’unification » dans la fabrication de la politique ne peut constituer le seul repère en la matière. Car une politique émancipatrice a aussi à se saisir du commun – du commun généré par telle ou telle oppression comme du commun entre les oppressions -, sans pouvoir se contenter de célébrer la pluralité. Comment alors se saisir du commun sans tomber dans les travers dominants « unificateurs » ? Cela pourrait constituer une invitation à reformuler différemment les relations entre la pluralité et les espaces communs. Dans son ouvrage inachevé Qu’est-ce que la politique ?, la philosophe Hannah Arendt fournit une piste suggestive de ce point de vue. Elle avance d’abord :

 

« La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. »[51]

 

Puis elle précise :

 

« La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents. »[52]

 

La politique, en un sens émancipateur, consisterait à créer des espaces communs en partant de la pluralité humaine, sans écraser cette pluralité au nom de l’Un ; cet écrasement étant une des caractéristiques principales du risque « totalitaire » pour Arendt. La galaxie altermondialiste a déjà amorcé des repères en ce sens avec le vocabulaire des « convergences » et des « coordinations ». Ce sont des mots qui disent le commun à partir de la pluralité, et non pas à la place de la pluralité. Nous pourrions aussi puiser dans le vocabulaire ouvrier, socialiste et libertaire du XIXème siècle en France : celui de « l’association », de « la mutualisation », de « la coopération » ou de « la fédération ». Cette perspective réorientée nous incite à ne pas faire du commun un espace unifié préalablement, qui s’imposerait par avance aux mouvements sociaux et aux individus, en laissant ouvertes les modalités de reconnaissance d’un commun déjà là, en tout cas au moins en germe, comme d’élaboration de nouveaux espaces communs à travers des pratiques résistantes. Ce qui suppose de ne pas esquiver les conflits et les tensions inéluctables entre les mouvements comme entre les individus.

 

Un impensé quant à la critique libertaire de la représentation politique comme mode de domination

 

Houria Bouteldja ne met guère de distance critique, ne serait-ce que sous la forme de l’auto-ironie à la manière du sous-commandant Marcos [53], entre elle en tant que porte-parole et ceux dont elles portent la parole : pas seulement les quelques centaines de membres de son organisation, mais l’ensemble des postcolonisés… et même à un moment d’humilité extrême de « la Oumma » musulmane en son entier (plus d’un milliard de personnes, rappelle-t-elle [54]). On comprend certes les horizons qui s’ouvrent devant une dirigeante d’un groupuscule à se projeter ainsi imaginairement comme porte-parole de plus d’un milliard d’êtres humains ! « Dérision de nous dérisoires », chante Alain Souchon dans Foule sentimentale… mais c’est de la chansonnette « blanche » !

 

D’ailleurs, les « Principes politiques généraux du Parti des Indigènes de la République » font de la logique représentative une nécessité :

 

« La constitution d’une identité politique commune des indigènes exige l’existence d’un pôle unifié représentatif. »[55]

 

La logique représentative apparaît déjà au cœur du modèle étatique chez Hobbes qui parle ainsi de « confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté »[56]. Le sociologue Roberto Michels analysant la social-démocratie allemande « blanche » au début du XXème siècle dans une des premières études systématiques des partis politiques y voyait une « tendance à l’oligarchie » au sein des organisations à visée démocratique, associant « institution du phénomène dirigeant » et « domination des représentants sur les représentés »[57]. Pierre Bourdieu prolongera l’analyse à la fin du XXème siècle :

 

« Il y a une sorte d’antinomie inhérente au politique qui tient au fait que les individus – et cela d’autant plus qu’ils sont démunis – ne peuvent se constituer (ou être constitués) en tant que groupes, c’est-à-dire une force capable de se faire entendre et de parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte-parole. »[58]

 

Bourdieu nous dit au moins deux choses dans cette phrase. Premièrement, pour voir ses aspirations et ses intérêts pris en compte dans l’espace public, un groupe (des ouvriers aux postcolonisés) a besoin de porte-parole; mais, deuxièmement, l’existence de ces porte-parole contient le risque de la domination des représentants sur les représentés (ne serait-ce qu’en parlant à la place de ceux dont ils portent la parole).

 

Cette matrice représentative a aussi alimenté la politique coloniale et postcoloniale, que le PIR se contente sur ce plan de reconduire, sans travailler explicitement sur ses ambivalences. La logique représentative s’exprime également dans le cas du PIR quant au rapport à l’extérieur de l’organisation, dans une façon de justifier « la ligne » dirigeante dans la suspicion à l’égard des paroles « blanches », y compris celles de ceux qui sont nommés « nos alliés blancs ». Le sociologue Éric Fassin constitue un de ses « alliés blancs » les plus malmenés et suspectés par le PIR [59]. Le communisme stalinien « blanc » avait aussi beaucoup recouru, bien avant, à ces techniques rhétoriques de consolidation du pouvoir des dirigeants, censés incarner « la classe ouvrière », et jouant alternativement avec ceux qui étaient qualifiés de « compagnons de route » de la carotte de la reconnaissance symbolique et du bâton de la stigmatisation de « l’influence bourgeoise et petite-bourgeoise ». On a pu observer des logiques analogues au sein du mouvement féministe, dans la stigmatisation des origines « masculines » ou « sous influence masculine », leur déniant alors toute possibilité d’avoir un caractère « féministe », des analyses mettant l’accent sur la pluralité des usages du foulard islamique contre leur réduction à la seule logique de l’oppression des femmes.

 

Sébastien Chauvin a bien décrypté ce dispositif de pouvoir à partir d’une double expérience dans le trotskysme et dans le mouvement homosexuel :

 

« en posant la nécessité d’une continuité d’essence entre représentants et représentés, il présuppose une fausse homogénéité du groupe – et en produit l’homogénéisation mythique. Cette homogénéisation fonctionne comme un instrument politique de la domination symbolique des membres dominants du groupe dominé sur ses membres dominés »[60].

 

Hassan Budour nous invite légitimement à une décolonisation nécessaire de l’anarchisme [61]. Ce qui implique notamment de prendre la mesure de l’islamophobie aujourd’hui dans les rapports de domination et incite les libertaires à reproblématiser la façon de considérer les religions [62]. Cependant, il ne faudrait pas oublier un autre volet nécessaire : anarchiser le mouvement décolonial, entre autres sur le triple plan de la critique de l’étatisme unificateur, de la représentation politique et de la réévaluation de la place des individualités, que va être abordée maintenant.

 

Un impensé quant à la singularité individuelle comme lieu d’expériences sociales plurielles et d’appartenances collectives

 

Les individualités n’existent pas comme une dimension importante du discours du PIR. Le je tend à fusionner dans le nous, sous la modalité de l’unification déjà repérée. Houria Bouteldja affirme ainsi :

 

« Un projet décolonial ne peut pas être pensé à partir des individualités, mais à partir des cultures et des identités opprimées. »[63]

 

Comme dans les gauches « blanches », le « logiciel collectiviste », posant implicitement ou explicitement la prédominance du collectif sur l’individuel, apparaît hégémonique [64].

 

Les réticences critiques à l’égard de la thématique du métissage chez Bouteldja, en particulier sous la figure des « mariages mixtes » entre musulmans et non-musulmans [65], ou dans le livre déjà cité de Sadri Khiari, en l’envisageant surtout comme une ruse postcoloniale, renforcent cet impensé. Khiari parle ainsi de « l’injonction à ne plus être ce qu’ils sont »[66]. Un autre militant du PIR, Azzedine Benabdellah [67] fait de la figure du « métis » « une arme du pouvoir blanc », en tant que « traître à la race », et réduit le métissage à un « produit du pouvoir colonial », se focalisant sur ses usages coloniaux sans égard pour ses usages anticoloniaux, antiracistes (qui sont simplement moqué, comme plus largement le « multiculturel », comme des illusions propres aux « blancs de gauche ») ou simplement a-coloniaux. Et Benabdellah d’ajouter significativement en tant que rentrant dans la catégorie « blanche » de « métis » : « Nous ne sommes pas singuliers, pas distincts des nôtres »[68].

 

Mais est-ce que l’on est d’un seul bloc, dans une expérience unidimensionnelle du monde social ? Ou même est-on constitué autour d’un axe principal par rapport auquel graviterait des éléments périphériques ? La sociologie contemporaine (chez Bourdieu et chez bien d’autres [69]) constate plutôt que ce qui ferait l’unicité de chaque individu, c’est justement l’entrecroisement dans un corps individué d’une pluralité d’expériences sociales et d’appartenances collectives. Les individus ne sont pas considérés, dans ces perspectives sociologiques, comme des monades isolées les unes des autres, mais sont saisis de manière relationnaliste comme fabriqués dans le cours de relations sociales et historiques. La singularité individuelle n’est d’ailleurs pas une propriété de la période moderne dans les sociétés occidentales [70], des figures diversifiées de l’unicité personnelle étant travaillées dans des cadres culturels et des aires civilisationnelles différentes, dont des sociétés à prédominance musulmane, comme le montre un récent et volumineux ouvrage collectif coordonné par Emmanuel Lozerand dans le cadre de l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales)[71]. Le métissage de type culturel, tel qu’il est critiqué comme un instrument colonial par des militants du PIR, n’est qu’un cas de figure de processus plus larges d’hybridation individualisante. Comme l’a mis en évidence dans les premiers temps de la sociologie Georg Simmel, ces processus se sont complexifiés avec l’urbanisation des sociétés modernes, en offrant une plus grande variété de matériaux pour les individuations [72]. La globalisation en cours, avec notamment les migrations, les circulations internationales diverses ou la place d’internet, peut être aussi envisagée comme un facteur de complexification supplémentaire des hybridations individualisantes [73]. Ces hybridations sont traversées par une pluralité de rapports de domination (intra-, inter- et trans-nationaux), mais aussi par des résistances micro-sociales et/ou généralisées dans des luttes politiques au sein d’espaces publics, des réappropriations critiques, des déplacements d’usages et donc de sens, des zones fragiles de sociabilité, de coopération, de tendresse et/ou de troubles amoureux, etc. En ce sens général, nous sommes tous des métis, des métis dotés chacun d’une singularité, prenant des formes différentes, et plus ou moins valorisées (ce que l’on appelle aujourd’hui les sociétés « individualistes » constituent des cadres sociaux valorisant particulièrement, d’un point de vue idéal, les individualités, mais les maltraitant en pratique à travers notamment les contraintes capitalistes [74]), en fonction des périodes historiques, des sociétés et des ressources plus ou moins disponibles dans diverses aires culturelles plus ou moins en interaction entre elles.

 

Reste à savoir dans quelle mesure le métissage individualisant observable sociologiquement dans le réel peut devenir une valeur et un axe d’une politique émancipatrice. Sur ce plan, les analyses de Nacira Guénif-Souilamas et d’Éric Macé dans leur livre Les féministes et le garçon arabe, appuyées sur la perspective d’un « mouvement culturel (post) féministe et postcolonial », sont suggestives [75]. S’inspirant ainsi d’« un (post) féminisme « queer » qui lutte contre les discriminations au non d’une autonomie individuelle refusant toutes les assignations, y compris celles du « féminin » et du « masculin » », ils avancent :

 

« la lutte contre les discriminations sexistes est inséparable de la lutte contre les discriminations racistes et les assignations « ethniques » à la différence »[76].

 

Dans un autre texte, Guénif-Souilamas a rapproché les « questions de la transgression du tabou homosexuel en milieu arabe et musulman local et la question de la prohibition du voile en milieu laïcisé national » à travers la « figure trouble de la jeune femme voilée lesbienne » dégageant une « nouveauté pluri-identitaire et individualiste »[77]). Se dessine à travers ces analyses un double refus des oppressions et des assignations identitaires uniques, dans un combat pour une émancipation individuelle et collective.

 

À l’inverse, de ces pistes, une militante du PIR, Louisa Yousfi, stigmatise « l’individualisme » comme « le flambeau des transfuges de race » associé à « la trahison »[78]). On est proche des discours staliniens « blancs » d’autrefois contre « l’individualisme des bourgeois et petits-bourgeois traîtres au mouvement ouvrier »… Si l’on suit les catégories de la lecture que l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau fait de Frantz Fanon, tant l’essentialisme colonial et postcolonial que les tendances essentialistes du PIR se situent du côté de :

 

« L’ancien arbre généalogique nous cantonnait dans les branches et les feuilles d’une lignée intangible d’ancêtres, de traditions, de genèses et de cosmogonies monolithiques. Il nous immobilisait sur le pieu d’une racine unique qui nous plantait dans une seule terre natale. »[79]

 

La voie de la singularisation personnelle, valorisée en tant que composante d’une éthique et d’une politique émancipatrice associées à des combats collectifs, se détache de ces approches essentialistes de l’identité :

 

« L’arbre relationnel lui, nous déploie sur un treillis des racines, des rhizomes, qui au gré de nos errances, ou de nos « expériences », nous offrent plusieurs terres natales. »[80]

 

Des tentations culturalistes

 

Le culturalisme peut être envisagé comme une lecture homogénéisante des pratiques culturelles d’un groupe humain [81]. Un tel culturalisme a innervé historiquement les imaginaires coloniaux comme aujourd’hui les fantasmes islamophobes. Il est notamment basé sur un essentialisme : la vision des cultures (par exemple « l’islam ») comme des « essences », c’est-à-dire comme des entités compactes et durables tendant à aplatir la diversité et les contradictions. Le culturalisme passe par des porte-parole homogénéisateurs, ce qui constitue une intersection avec ce qui a été dit précédemment sur la logique représentative. On trouve certes chez Houria Bouteldja un démenti des critiques faites au PIR quant à son « culturalisme »[82]. Pourtant des tendances culturalistes sont bien repérables dans ses écrits. Dans un de ses textes, elle revendique ainsi « une allégeance communautaire » et interprète de manière uniformisatrice l’usage du foulard dans « la société indigène » comme un « message » obligé qui lui serait envoyé de la part de l’ensemble des porteuses de foulard : « Nous appartenons à la communauté et nous l’assurons de notre loyauté »[83]. Dans un autre texte, elle avance dans une veine d’homogénéisation culturelle proche :

 

« De ma vie d’indigène, je n’ai jamais entendu quelqu’un insulter notre prophète. De ma vie, je le jure. Ce n’est ni un interdit, ni un tabou. Cette pensée ne nous traverse pas l’esprit. Cette pensée n’existe pas, tout simplement. C’est un rapport au sacré qui agrège le consentement de plus d’un milliard d’âmes parmi lesquels des athées, des agnostiques, des « libres penseurs ». Pourtant, la Oumma est traversée de mille contradictions et nos clivages sont innombrables. »[84]

 

Ayant une expérience minuscule de la Oumma, contrairement à celle, gigantesque, de Houria Bouteldja, j’ai pourtant rencontré des personnes de culture musulmane ironiques à l’égard du Prophète – à la manière de ce que j’ai pu observer chez des individus de culture catholique vis-à-vis du Christ ou d’individus de culture juive vis-à-vis de Moïse -, de manière tendre parfois mais aussi plus virulente, pas nettement moins en tout cas que ce qui a pu être publié dans Charlie Hebdo.

 

Le culturalisme s’insinue également dans le rapport critique aux « mariages mixtes », hésitant entre une justification politique (« Parce qu’on ne veut pas donner un membre de sa famille à un dominant »[85]) et l’hybridation de justifications politique et communautaire (« La perspective décoloniale, c’est s’autoriser à se marier avec quelqu’un de sa communauté »[86]).

 

métissage

 

Autre exemple : à une question sur les « contradictions » de l’islam, en particulier en rapport avec « les formes de terrorisme s’en revendiquant », et la possibilité d’« un islam décolonial », Sadri Khiari répond quant à lui sèchement dans une forme de culturalisme essentialiste renversé, qui garde des proximités rhétoriques et cognitives avec les essentialismes culturalistes coloniaux et islamophobes :

 

« L’islam EST décolonial, je n’ai rien à dire d’autre. »[87]

 

Insistance sur la pluralisation des usages de l’islam quand il s’agit de critiquer les préjugés islamophobes, pour le négatif, et réhomogénéisation de l’islam ensuite autour d’un axe décolonial, pour le positif ? Se révèlent ici des risques d’essentialisation de formes culturelles plus composites ; cette homogénéisation culturaliste ayant constitué une dimension du colonialisme dans son rapport à des colonisés souvent culturellement folklorisés à l’intérieur de cadres culturels supposés compacts.

 

Cette pente essentialiste a des différences avec l’essentialisme colonial dans sa portée stratégique en politique. Dans le sillage de la théoricienne postcoloniale indienne Gayatri Chakravorty Spivak [88], Sophie Wahnich recourt ainsi à la notion d’« essentialisme stratégique », mais pour s’en démarquer [89]. Cet « essentialisme stratégique » supposerait, dans la logique du combat contre l’essentialisme culturaliste travaillant les logiques coloniales, d’admettre temporairement une forme analogue de culturalisme essentialiste comme point d’appui de ce combat afin d’unifier un camp d’opprimés. Appliqué à la politique du PIR vis-à-vis de l’islam, cet « essentialisme stratégique » ne serait cependant pas beaucoup moins fantasmatique quant à l’observation du réel que les lectures islamophobes en cours actuellement, qui peuvent aussi révéler une portée politique stratégique, ou que l’essentialisation exprimée par des fondamentalismes islamistes aux logiques directement politiques [90]. Là encore les dogmatismes historiques des gauches « blanches » risquent de servir de rails implicites, quand « la ligne » d’une organisation doit nécessairement s’imposer aux hétérogénéités et aux contradictions du réel. Ce qui ne prépare guère à agir sur un réel hérissé de rugosités, ni à avoir des effets émancipateurs sur lui.

 

Par ailleurs, au croisement de la logique oligarchique de la représentation politique et de la fermeture essentialiste de la définition de « la vraie communauté », on repère des procédures classiques de chasse symbolique aux « traîtres », voire de procès de papier en « haute trahison » avec le cas de Sophia Aram [91]. Cela révèle donc des analogies avec le stalinisme « blanc », dans une pointe de fascination provocatrice qui perce par endroits pour les accents martiaux des procureurs staliniens d’hier sur un mode, cette fois, tragi-comique.

 

À l’encontre de telles tentations, Jacques Rancière a mis en évidence dans les débuts du mouvement ouvrier français des logiques d’hybridation avec les mots des dominants dans la revendication émancipatrice d’égalité [92]. Le grand penseur critique palestinien Edward Saïd a quant à lui mis en garde contre la vision « monolithique » de la culture, souvent portée par « la notion fondamentalement statique d’identité », qui a marqué et qui continue à marquer l’impérialisme occidental comme « divers fondamentalismes religieux et nationalistes » constitués en réaction contre lui [93]. Ce serait oublier les processus de métissage, d’emprunt et de bricolage culturels, dans lesquels la logique coloniale est une des dimensions importante mais non exclusive. Par exemple, le thé à la menthe, souvent vu de par le monde comme une tradition ancestrale marocaine, est une invention récente dotée d’une composante coloniale, avec son importation au Maroc au XVIIIème siècle par la Compagnie britannique des Indes orientales, puis l’hybridation avec les feuilles de menthe antérieurement utilisées au Maroc [94].

 

Être poussé, de manière hésitante et contradictoire, dans une logique stratégique, dans les bras d’un essentialisme culturaliste est-ce inéluctable quand on combat l’essentialisation coloniale et islamophobe ? On préfèrera le chemin plus escarpé d’un chercheur queer comme Jean Zaganiaris, quand il invite dans le contexte marocain à « penser la sexualité dans un cadre à la fois non-colonialiste et non-culturaliste »[95].

 

L’angle unilatéral de l’explication coloniale

 

arton1154-400x417Facteur discursif et cognitif d’homogénéisation, soutenant un « essentialisme stratégique » à tonalités culturalistes, il y a la focalisation sur l’explication par la colonisation et ses suites, écrasant la pluralité des facteurs à l’œuvre dans le réel observable. C’est un appui logiquement fondamental dans la tendance à faire de l’oppression postcoloniale « la contradiction principale » aujourd’hui pour l’ensemble du monde social. Ce qui conduit souvent à ériger le « postcolonial » en recette magique omnisciente. De manière distincte de cette tentation, faire de l’explication coloniale la prise principale (et donc partielle et non exclusive d’autres prises par d’autres mouvements sociaux) du mouvement décolonial sur le réel serait pleinement légitime vis-à-vis de la double exigence de pluralisme des mouvements sociaux (adossé au pluralisme des contradictions du réel) et d’autonomie de chacun d’entre eux.

 

Un des terrains où cet angle unilatéralement colonial est particulièrement actif est celui des rapports entre les racismes et les antiracismes, et tout particulièrement la difficulté à donner une place à l’antisémitisme. Cela s’est notamment exprimé lors de l’assassinat d’Ilan Halimi [96], des crimes de Mohamed Mehra [97] ou des meurtres antisémites de janvier 2015 [98]. On pourrait dire que l’engagement des Indigènes de la République contre l’antisémitisme est explicite, mais qu’en même temps ils ne savent pas trop quoi en faire à partir du moment où ils optent pour l’axe colonial dans leur approche du racisme. Ce qui conduit à ne pas réagir clairement sur le plan de l’antisémitisme face à des événements antisémites graves et à des réticences même quant à la perspective de retrouver des espaces communs aux antiracismes.

 

Face à l’assassinat d’Ilan Halimi, Sadri Khiari reconnaît ainsi l’« inquiétude justifiée concernant la persistance de l’antisémitisme en France »[99], mais avec deux bémols d’importance. Premièrement, il privilégie « d’abord et avant tout la mise en cause claire des dangers de l’instrumentalisation de l’antisémitisme » propre à une logique impérialiste et coloniale [100]. En second lieu, il met en garde contre le fait que « l’horizon d’un large rassemblement contre tous les racismes » participe à « dissoudre les spécificités historiques et contextuelles de chacun des racismes dans une soupe exclusivement morale et non-politique »[101]. « Non-politique » laisse entendre qu’il n’y aurait que le colonial qui, en matière de racismes, serait « politique ». Prenons l’exemple, non traité par Khiari dans son texte, de la genèse du génocide rwandais : dans ce type d’analyse, seul compterait l’effectif facteur colonial (découpage colonial des « ethnies » et liens néocoloniaux tissant « la Françafrique » en particulier), mais pas la non moins réelle dynamique autonome d’entreprises politiques rwandaises en compétition autour de ressources politiques et économiques et parlant au nom d’« ethnies » symboliquement et politiquement opposées dans cette concurrence pour des pouvoirs.

 

Par ailleurs, dans leurs premières réactions aux crimes antisémites perpétrés le 9 janvier 2015 dans l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, c’est la relance du combat contre l’islamophobie et plus largement de la lutte décoloniale qui préoccupent Houria Bouteldja et Malik Tahar-Chaouch, et pas vraiment un traitement de la question de l’antisémitisme [102]. Un peu plus tard, Bouteldja trouvera une place dans le schéma colonial pour analyser l’antisémitisme aujourd’hui : un prétendu et fort ambigu « philosémitisme d’État qui est une forme subtile et sophistiquée de l’antisémitisme de l’État-Nation »[103] (sur l’ambiguïté de cette notion, voir infra le « Post-scriptum » de cet article). En-dehors de l’équivoque de la notion, cela revient à réinsérer l’antisémitisme (et donc à le domestiquer) comme un aspect secondaire du système colonial, aspect dont l’État postcolonial serait le principal foyer de production. Ouf, l’architecture uniforme est préservée des OVNI comme l’antisémitisme ou « l’individu » (voir supra) !

 

Or, la logique coloniale n’est pas la seule décelable dans la construction des différents racismes historiquement. Par exemple, la stigmatisation actuelle des personnes d’origine marocaine aux Pays-Bas ne s’appuie pas sur un lien colonial antérieur avec le Maroc [104]. En regard de ces limites, le philosophe Michel Feher a suggéré deux idéaux-types heuristiques pour rendre compte des racismes : « le racisme colonial » et « le racisme génocidaire »[105], les deux « herméneutiques » pouvant avoir des zones d’intersection (c’est ce que l’on pourrait observer sur le cas rwandais). Mais ce n’est qu’une des pistes possibles.

 

Par ailleurs, Sadri Khiari a raison de se méfier d’un cadre commun antiraciste défini abstraitement à l’avance et écrasant la prise en compte des spécificités des différents racismes. C’est le risque plus général pointé par Sébastien Chauvin et Alexandre Jaunait quant à « l’impératif intersectionnel »[106]. La prudence recommande ici de partir des polyphonies du réel. Sur ce plan, les travaux sociologiques ont d’ailleurs commencé à repérer des points communs et des analogies entre antisémitisme et islamophobie (dont l’essentialisme) – c’est le cas d’Abdellali Hajjat et de Marwan Mohammed [107] – comme des spécificités respectives dans le contexte actuel – par exemple chez Pierre Birnbaum, avec un caractère plus répandu des préjugés islamophobes dans la population française mais une violence antisémite plus intense et localisée [108]. Si un espace commun antiraciste peut se reconstruire, en récusant l’écueil d’une totalité transcendante posée a priori, ce serait alors plutôt à travers un travail d’exploration pratique de convergences entre mouvements antiracistes existants se saisissant à la fois des différences et des intersections entre racismes. C’est dans une telle perspective qu’a été lancé récemment le « Manifeste pour un antiracisme politique »[109], qui n’a pas reçu le soutien du PIR.

 

C’est également sur le terrain des controverses autour des luttes homosexuelles que la tendance à l’exclusivisme colonial du PIR s’exprime fortement. Bouteldja s’est ainsi saisie de la question, très discutée dans le mouvement homosexuel, de « l’instrumentalisation xénophobe des luttes LGBT » à travers un « homonationalisme » (renvoyant aux travaux de Joseph Massad, Jasbir Puar, etc.)[110]. Bouteldja préfère parler d’« homoracialisme »[111]. Elle récuse alors l’existence d’« une identité politique gay et lesbienne transnationale ». Et, à la manière dont le supposé « philosémitisme d’État » génèrerait aujourd’hui l’antisémitisme, elle avance que « les quartiers populaires répondent à l’homoracialisme par un virilisme identitaire et… toujours plus d’homophobie »[112]. Ce qui constituerait « une résistance farouche à l’impérialisme occidental et blanc »[113]. Or, les travaux existants, s’ils récusent bien un quelconque universalisme des luttes homosexuelles et reconnaissent des usages impérialistes-coloniaux des mouvements gays, ne suivent pas pour autant Bouteldja, en ne se concentrant pas sur ces seuls usages. Dans une synthèse des recherches disponibles, Alexandre Jaunait, Amélie Le Renard et Élisabeth Marteu notent ainsi :

 

« Certaines recherches se sont efforcées de montrer que des identités sexuelles minoritaires ont existé dans des contextes non « occidentaux » bien avant l’internationalisation des politiques de lutte contre le sida et des revendications en termes de droits pour les personnes LGBT. »[114]

 

Et d’ajouter :

 

« Il est important de réfléchir à l’impérialisme gay, à son imbrication dans des projets nationalistes, et aux effets que cela peut produire. (…) Il est inexact en revanche d’opposer de manière dichotomique un « Occident » de l’homosexualité/hétérosexualité et un « non-Occident » où cette dichotomie ne serait pas pertinente. Parce que les débats, controverses et positionnements autour de ces notions sont nombreux dans les différentes sociétés, qu’elles soient européennes, africaines ou asiatiques, parce que les circulations et interactions internationales/transnationales rendent de fait tout raisonnement par « bloc » inopérant »[115].

 

L’unilatéralisme colonial du PIR ripe ainsi sur les rugosités du réel, tant sur le terrain des antiracismes que sur celui des résistances homosexuelles.

 

Dans le rapport aux associations des quartiers populaires : une arrogance para-coloniale ?

 

Le MIR, puis le PIR ont participé, comme l’a rappelé le géopolitiste Jérémy Robine, au « système d’acteurs concurrentiels [qui] s’est développé autour de l’enjeu qu’est le capital politique que représentent les populations issues de l’immigration » et, partant, à « la rivalité de pouvoir sur les territoires de l’immigration »[116]. Au sein de cet espace constitué d’antagonismes et d’alliances mouvantes, des critiques sont émises à l’encontre du PIR. Dans les milieux associatifs des quartiers populaires sont visés tout particulièrement : sa prétention parisianiste et son avant-gardisme revendiquant par avance d’incarner « la conscience politique » et l’axe unificateur des résistances des postcolonisés indépendamment des pratiques de terrain. On doit noter sur ce plan des différences avec un mouvement antérieur issu de l’immigration postcoloniale, le MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues) né en 1995. Le MIB, dont la présence publique s’est progressivement effacée au cours des années 2000, avait des insertions dans des pratiques localisées au sein de quartiers, alors que PIR apparaît davantage comme un mouvement « postmoderne » existant principalement à travers internet et dans la sphère médiatique. Un des fondateurs du MIB, Tarik Kawtari, explique ainsi dans un entretien publié en 2008 :

 

« Les Indigènes de la République ? C’est un décalage entre les discours et la réalité. Il n’y a pas de confrontation au terrain. Les discours tenus dans un salon parisien ou à la télévision, ça peut séduire et faire illusion. »[117]

 

Les impensés, les écueils et les hésitations relevés dans les analyses de Houria Bouteldja et des Indigènes de la République ont tendance à nous reconduire à des formes assez traditionnelles qui ont fortement marqué les résistances « blanches » antérieures : le mouvement ouvrier en général, le marxisme en particulier et parfois même les accents autoritaires du stalinisme. Le vent d’air frais pluraliste qu’ils ont apporté au pot commun potentiel des mouvements sociaux émancipateurs s’en trouve quelque peu réchauffé. Ce repérage peut alors nous aider à repenser de manière davantage décalée l’intersectionnalité et les possibles convergences émancipatrices, en tenant compte tout à la fois de la pluralité et de l’immanence qu’a manifestées de manière éclatante l’émergence des Indigènes de la République, tout en se démarquant de certains de leurs discours.

 

4 – Pistes pour des convergences possibles entre mouvements sociaux émancipateurs en contexte d’extrême droitisation

 

Commencent à se dessiner, en creux de cette étude critique et compréhensive de certains textes des Indigènes de la République et en pointillés, quelques axes possibles d’une reproblématisation de la question politique des convergences entre mouvements sociaux émancipateurs, en rapport avec le problème de l’intersectionnalité. Cela ne constitue toutefois qu’une esquisse partielle et provisoire.

 

Pluralisme et immanence à boussole

 

Cette reproblématisation part de la reconnaissance d’un double pluralisme : pluralisme des dominations et pluralisme des mouvements sociaux émancipateurs, sans hiérarchie préalable. Elle emprunte ensuite un chemin d’immanence : les convergences possibles et aléatoires entre des mouvements sociaux émancipateurs ne peuvent naître que dans des pratiques et non pas à partir d’une architecture a priori de type transcendante. De ce point de vue, les convergences ne peuvent constituer un impératif utilisable pour brider les différentes résistances au nom d’un tout abstrait préalablement constitué dans la théorie. Sébastien Chauvin et Alexandre Jaunait livrent dans cette perspective une indication de méthode utile : « dans le domaine des politiques d’émancipation, il n’est ni possible ni souhaitable de toujours tout faire se croiser »[118], dans la quête d’un improbable et même périlleux (sur le plan du pluralisme) mouvement social qui se voudrait total. Toutefois, tel quel, ce repère méthodologique apparaît insuffisant, car il pourrait conduire à glisser sur une pente « postmoderne » d’éclatement nécessaire des logiques émancipatrices, en troquant les rigidités d’une totalisation hégéliano-marxiste pour un perspectivisme d’inspiration nietzschéenne. Il faudrait, pour contrebalancer ce risque, lui adjoindre la boussole d’un horizon global (et pas total) souhaitable d’émancipation pluridimensionnelle.

 

emancipation 1904

 

Dans une telle optique, on n’aurait pas affaire à une pure logique d’immanence. Car cette immanence supposerait des repères préalables, mais reformulables en cours de chemin, afin de nous aider à nous orienter. Dans un précédent travail, j’ai recouru à la notion de « transcendances relatives »[119] pour thématiser ce type de repères qui ne sont pas issus des luttes immédiates, donc du simple processus immanent de la vie, mais générés dans un rapport critique aux expériences et traditions émancipatrices passées, et servant alors de boussole provisoire dans le cours immanent des situations traversées. Quels pourraient être ces repères ? A minima, il s’agirait de la conscience de la pluralité des dominations, de la généralité des croisements multiples entre elles à travers la singularité des situations de la vie quotidienne et des itinéraires personnels, du caractère souhaitable de convergences entre mouvements émancipateurs et de l’ouverture internationale des combats émancipateurs. Ces repères minimums pourraient s’enrichir de mots d’ordre émergeant d’une série de luttes diversifiées, comme « l’égalité des droits », revendication aujourd’hui vivace sur différents terrains, ou « la liberté d’expression », particulièrement importante pour les mouvements sociaux en contexte de pression sécuritaire sur les libertés individuelles et collectives.

 

Par ailleurs, la double référence au pluralisme et à une immanence à boussole ne veut pas nécessairement dire que l’on ne puisse pas accorder une attention particulière au capitalisme et aux luttes anticapitalistes comme facteur et zone de convergences potentielles [120]. Il ne s’agit toutefois pas du capitalisme en une acception sens platement économiste ou même à travers un axe principal constitué par les rapports de classes, mais en tant qu’ensemble structurel global (mais non exclusif) au sein des sociétés contemporaines, incluant une diversité de contradictions (dont la contradiction capital/travail, souvent privilégiée par les marxistes, mais aussi la contradiction capital/nature, qui a l’œil des écosocialistes, la contradiction capital/démocratie, thématisée par les altermondialistes, ou la contradiction capital/individualité, qui s’intéresse à la situation des subjectivités individuelles)[121] et des interactions routinisées avec d’autres formes d’oppression (des femmes, postcoloniale, etc.), suscitant déjà une variété de résistances individuelles et collectives. Cependant envisager ainsi globalement l’anticapitalisme comme un espace potentiel de convergences ne signifie pas que : 1) ces convergences sont vues comme nécessaires, et 2) que les luttes anticapitalistes doivent primer sur la variété des mouvements sociaux. Bien au contraire, dans la vue pluraliste défendue ici.

 

Une telle reproblématisation des convergences possibles entre mouvements sociaux émancipateurs serait susceptible d’attribuer un rôle de facilitateurs à des « intercesseurs » créateurs d’« interférences » entre diverses résistances, pour emprunter une notion à Gilles Deleuze [122], ou à des « traducteurs » opérant un travail traduction (de langages, de problèmes, d’identités, d’intérêts…), pour dériver une notion de la sociologie des sciences et des techniques de Michel Callon [123]. Ces intercesseurs ou traducteurs auraient l’expérience directe de plusieurs modes de domination et/ou de plusieurs mouvements sociaux émancipateurs, les deux plans ne se recoupant pas nécessairement (on peut avoir subi telle forme de domination sans s’impliquer dans un mouvement social s’efforçant de s’en émanciper et on peut militer dans le mouvement ouvrier en étant bourgeois, dans le mouvement féministe en étant homme ou dans le mouvement décolonial en étant « blanc »).

 

Un contexte d’extrême droitisation

 

Les questions politiques, comme celle des convergences possibles entre mouvements sociaux émancipateurs, n’existent pas de manière intemporelle dans le ciel pur des idées, mais sont inscrites dans des coordonnées historiques particulières et changeantes. Et les textes politiques, comme ceux des Indigènes de la République que l’on a analysés, participent d’un contexte qui pèse en retour sur leurs significations sociales et leurs effets politiques. Or, on peut considérer que la France (et plus largement l’Europe) connaît aujourd’hui un contexte politique périlleux dont certains traits peuvent être résumés par la notion d’extrême droitisation, dont l’islamophobie constitue un des principaux tuyaux idéologiques mais au sein duquel la dénonciation de l’islamophobie peut prendre la forme d’un antisémitisme (Soral/Dieudonné, courants fondamentalistes islamistes…) lui aussi en progression et contribuant à cette extrême droitisation [124].

 

Penser aujourd’hui en France des convergences possibles entre mouvements sociaux, dans ce que révèlent notamment les analyses des Indigènes de la République en termes d’apports et d’écueils sur ce plan, suppose de prendre suffisamment au sérieux ce contexte d’extrême droitisation comme la concurrence des antiracismes (en particulier entre la lutte contre l’islamophobie et la lutte contre l’antisémitisme) qui l’accompagne.

 

Voilà pourquoi face au clivage national-racial porté par l’extrême droite, il ne s’agirait pas stratégiquement d’avancer ni une question sociale entendue au sens classique comme organisée autour des rapports de classe, ni une question postcoloniale vue comme première, ni une simple addition de mouvements sociaux sur des terrains divers, mais une question sociale élargie, nourrie d’une diversité de dominations, d’inégalités et de discriminations (dont les inégalités de classe et de sexe comme les discriminations raciales/postcoloniales et homophobes)[125]. Face à la pression des nationalismes xénophobes, la portée internationaliste de la question sociale, que les luttes actuelles autour des migrations ou pour la justice climatique soulignent tout particulièrement, doit d’autant plus être mise en avant. Une telle question sociale pluralisée et affichant ses composantes cosmopolitiques apparaît comme un enjeu fort d’un horizon de convergences pour les mouvements sociaux, si l’on ne veut pas les aborder de manière éthérée en dehors du cours des événements, mais en se coltinant les dangers de la période, en s’efforçant de ne pas accroître ces dangers mais de les faire reculer, tout en faisant avancer la cause d’une émancipation sociale pluridimensionnelle.

 

Post-scriptum : Houria Bouteldja et le prétendu « philosémitisme d’État »

 

Si elles ont des interactions avec les questions traitées précédemment, les controverses suscitées par un récent texte de Houria Bouteldja avançant la notion de « philosémitisme d’État »[126] posent aussi des problèmes spécifiques que j’ai trouvé préférable de mettre à part du corps de mes réflexions quant à l’intersectionnalité et aux convergences émancipatrices.

 

Pour Bouteldja, « le philosémitisme d’État » serait donc le principal « lieu de production » de l’antisémitisme aujourd’hui en France, à l’intérieur d’un cadre conceptuel général où « l’État-Nation impérialiste » est « le lieu de production du racisme ». Et si cela apparaît, selon elle, comme un « angle mort » de « la gauche radicale » française, c’est que cette dernière serait « elle-même, à quelques exceptions près, peu ou prou philosémite ». Comme on l’a vu précédemment, les réalités relevant principalement d’autres modalités oppressives que la logique coloniale tendent ainsi à être rabattues sur la seule explication coloniale, et les autres formes de domination sont périphérisées, voire même dissoutes dans le grand tout colonial.

 

Hors de cet unilatéralisme de l’analyse, il y a un problème politique préoccupant dans les formulations sur « le philosémitisme d’État » et sur « le philosémitisme » de la gauche radicale, se situant dans la lignée d’un registre provocateur beaucoup sollicité par les Indigènes de la République. Étymologiquement, « philosémitisme » signifie « amitié pour les juifs », et cela renverrait donc dans ce cas à une supposée « amitié de l’État colonial pour les juifs ». Transparaît ici une proximité sémantique avec la thématique antisémite traditionnelle du « lobby juif », réactivée entre autres aujourd’hui par Dieudonné et Alain Soral, avec des glissements fréquents entre « lobby sioniste » et « lobby juif », en visant notamment l’État. Ainsi la notion de « philosémitisme d’État » n’est pas suffisamment débarrassée des connotations essentialistes et conspirationnistes de la figure du « lobby juif », avec des effets des composantes antisémites du contexte actuel d’extrême droitisation, pour pouvoir s’en démarquer assez clairement. Cela apparaît donc particulièrement dangereux dans une période de remontée de l’antisémitisme, comme les discours laïcards (à distinguer des idéaux laïcs de séparation des pouvoirs politiques et religieux et de garantie publique de l’exercice des croyances et des incroyances dans un cadre commun) prenant à parti l’islam en général apparaissent dangereux dans un moment de consolidation de l’islamophobie. Cela laisse particulièrement ouverte la notion de « philosémitisme d’État » à des usages antisémites, par exemple dans la logique des thèmes agités par Dieudonné et Alain Soral, bien que Bouteldja en fasse explicitement, quant à elle, un instrument (bien étroit et exclusiviste quant à l’angle colonial) de combat contre l’antisémitisme.

 

L’hypothèse de « la construction étatique d’une hiérarchisation des racismes », défendue par Saïd Bouamama [127], me semble plus juste, car davantage dégagée des connotations équivoques de la notion de « philosémitisme d’État », tout en rendant compte du fait que les institutions étatiques n’accordent pas la même légitimité aux différents combats antiracistes. La lutte contre la romophobie et celle contre l’islamophobie apparaissent ainsi pour les acteurs politiques et technocratiques moins légitimes que celle contre l’antisémitisme, alors que des politiciens d’extrême droite, de droite et de gauche font des usages électoralistes de thèmes romophobes et islamophobes. Prendre acte de ce processus n’implique pas de mettre le doigt, même indirectement à travers les ambiguïtés des termes utilisés, dans les pseudo-explications conspirationnistes et antisémites en termes de « lobby juif ». Malheureusement, Bouamama fait une petite référence positive à la notion de « philosémitisme d’État » chez Bouteldja à la fin de son texte, ce qui fragilise un peu l’originalité de son hypothèse.

 

Comment réagir alors face à la notion de « philosémitisme d’État » ? L’organisation antiraciste MRAP a eu raison de s’inquiéter du recours dans le contexte actuel au slogan « Non au philosémitisme d’État » dans l’en-tête d’un tract du PIR :

 

« Ce slogan désigne les juifs comme les privilégiés de la République. Il alimente la thèse antisémite d’une mainmise de leur part sur l’appareil d’État et s’inscrit dans les fantasmes complotistes de Dieudonné, entre autres. »[128]

 

Cependant, le MRAP me semble avoir eu tort de parler de manière trop tranchée de « notion à connotation antisémite ». Cela ne permet pas de prendre en compte l’ambiguïté de la notion, entre la visée explicite de lutte contre l’antisémitisme de son initiatrice et ses intersections avec le thème du « lobby juif », supports d’usages antisémites dans un contexte favorisant ces usages. Il faut peut-être sortir des visions trop idéalistes et intentionnalistes quant aux racismes, pour acter que c’est aussi le contexte qui contribue à donner un sens aux mots, et pas seulement ces mots eux-mêmes ou les intentions des locuteurs. C’est à cause de ses ambiguïtés, porteuses de risques aggravés dans le contexte, qu’il faut, d’après moi, impérativement bannir cette notion des mouvements antiracistes et émancipateurs. Les voies ouvertes par le « Manifeste pour un antiracisme politique »[129], signé par Saïd Bouamama, Christine Delphy, Rokhya Diallo, Éric Fassin, Nacira Guénif-Souilamas, Laurent Lévy, Michèle Sibony Louis-Georges Tin et bien d’autres (dont moi), se situent à rebours des équivoques du PIR sur cette question et apparaissent prometteuses.

 

 


Notes :

 

[1] La version finale de cet article s’est nourrie des débats de la séance du 6 mars 2015 du séminaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) consacrée à « Dominations, intersectionnalité et convergences des mouvements sociaux émancipateurs », et en particulier des remarques de Wil Saver qui a été le discutant de la première version de ce texte qui y a été présentée. Elle a bénéficié, par ailleurs, d’échanges autour d’une version antérieure avec Abdellali Hajjat, Amin Allal, Mohamed Amami, Manolo Cervera-Marzal, Sébastien Chauvin, Éric Fassin, Samy Johsua, Alexandre Jaunait, Pierre Khalfa, Irène Pereira, Haoues Seniguer et Jean Zaganiaris. Toutefois, au bout du compte, les formulations retenues et les limitations rencontrées par les analyses sont de ma seule responsabilité.

[2] On trouvera deux présentations critiques dans : Alexandre Jaunait et Sébastien Chauvin, « Représenter l’intersection. Les théories de l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales », Revue française de science politique, vol. 62, n°1 ; février 2012, pp. 5-20, [http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2012-1-p-5.htm], et Éric Fassin, « D’un langage à l’autre : l’intersectionnalité comme traduction », revue Raisons politiques, n° 58/2, mai 2015, pp. 9-24, [http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2015-2-page-9.htm] (accès payant).

[3] A. Jaunait et S. Chauvin, « Représenter l’intersection », art. cit., p.15.

[4] Ibid., p. 19.

[5] Ibid., p. 18.

[6] S. Chauvin et A. Jaunait, « L’intersectionnalité contre l’intersection », revue Raisons politiques, n° 58/2, mai 2015, p. 61, [http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2015-2-page-55.htm] (accès payant).

[7] Ibid.

[8] Voir Abdellali Hajjat, Immigration postcoloniale et mémoire, Paris, L’Harmattan, collection « Inter-National », 2005, pp. 64 et 82-84.

[9] Voir le travail sociologique et historique éclairant d’Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013.

[10] « Décolonial » au sens où l’oppression postcolonial appelle la poursuite d’un mouvement de décolonisation. Les textes issus des Indigènes de la République utilisent souvent les termes « postcolonial » et « décolonial » (le plus central dans leurs textes au fil du temps) comme faisant partie du même cadre politico-intellectuel. Cependant, dans la littérature académique, les deux notions peuvent être renvoyées à des logiques distinctes : les postcolonial studies émergeant dans le monde anglophone dans les années 1980-1990 et les théories décoloniales naissant dans les univers latino-américains et caribéens dans les années 1990-2000, avec des proximités et des différences vis-à-vis des premières : voir Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques latines, n° 62, 2010, pp. 129-140, [http://cal.revues.org/1620].

[11] L. Mathieu, L’espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2012.

[12] S. Laplanche-Servigne, « Quand les victimes de racisme se mobilisent. Usage d’identifications ethnoraciales dans l’espace de la cause antiraciste en France et en Allemagne », Politix. Revue des sciences sociales du politique, 2014/4, n° 108, p. 151, [http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=POX_108_0143] (accès payant).

[13] Dénomination fort contestable retenue par l’anthropologue Jean-Loup Amselle dans un pamphlet précisément intitulé Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient, Fécamp, Lignes, 2014 ; sur mes convergences et mes divergences avec ce livre d’Amselle quant à l’extrême droitisation en cours, voir P. Corcuff, « Le confusionnisme néoconservateur brouille l’espace idéologique », entretien avec O. Guyet, site Confusionnisme.info – Observatoire du confusionnisme politique, 27 décembre 2014, [http://confusionnisme.info/2014/12/27/philippe-corcuff-le-confusionnisme-neoconservateur-brouille-lespace-ideologique/].

[14] Voir P. Corcuff, « Lettre de soutien critique aux initiateurs de l’appel pour des assises de l’anticolonialisme post-colonial » (2 février 2005), repris sur Oumma.com, 7 mars 2005, [http://oumma.com/Lettre-de-soutien-critique-aux], et « Le combat contre l’oppression postcoloniale et la lutte contre l’antisémitisme : en quoi les indigènes de la république ont-ils fait une erreur politique à propos du meurtre d’Ilan Halimi » (5 mars 2006), repris sur Oumma.com, 20 mars 2006, [http://oumma.com/Le-combat-contre-l-oppression]. On trouve le communiqué du MIR. visé par le second texte, ainsi que la réponse de Sadri Khiari sur le site du PIR, mais plus mon texte auquel il répond : communiqué du Mouvement des Indigènes de la République du 1er mars 2006 sur le meurtre d’Ilan Halimi, [http://indigenes-republique.fr/meurtre-dilan-halimi/], et S. Khiari, « Réponse à Philippe Corcuff concernant le communiqué des Indigènes de la république sur le meurtre d’Ilan Halimi », 22 mars 2006, [http://indigenes-republique.fr/reponse-a-philippe-corcuff-concernant-le-communique-des-indigenes-de-la-republique-sur-le-meurtre-dhalimi/], ou sur Oumma.com, [http://oumma.com/Reponse-a-Philippe-Corcuff]. Mes deux textes publiés initialement sur le site des Indigènes de la République ont ainsi disparu au cours des transformations successives de ce site. Et il n’y a pas, non plus, dans la réponse de Khiari à mon texte, donc toujours en ligne sur le site du PIR, de référence au lien du mien sur Oumma.com, afin que le lecteur puisse avoir connaissance de ce à quoi il répond. Le site Oumma.com, souvent dénigré par des islamophobes, manifeste là un plus grand sens du pluralisme que celui du PIR, alors qu’il a également connu des modifications au cours du temps.

[15] Voir P. Corcuff, « Phil noir 16 – De nos identités métisses », dessin de Charb, site Le Zèbre, novembre 2008, [http://lezebre.info/phil-noir-16/].

[16] Pour un retour critique sur ces expériences militantes, voir P. Corcuff, « Enjeux pour la gauche de gauche en France en 2013 : éclairages autobiographiques », Mediapart, 27 mai 2013, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/270513/enjeux-pour-la-gauche-de-gauche-en-france-en-2013-eclairages-autobiographiques].

[17] Appel « Nous sommes les indigènes de la République ! », janvier 2005, [http://indigenes-republique.fr/le-p-i-r/appel-des-indigenes-de-la-republique/].

[18] J’entends par « postcolonisés » celles et ceux qui sont affecté.e.s, en tant qu’une de leurs caractéristiques socio-historiques importantes, par une oppression postcoloniale entendue sous le double angle (rappelé plus haut) de continuités historiques et d’analogies (et non pas d’une identité) avec la période coloniale. Ce ne peut être, dans la perspective avancée plus bas, qu’une zone régionale de l’identité plurielle des personnes singulières.

[19] A. Hajjat, « Révolte des quartiers populaires, crise du militantisme et postcolonialisme », dans A. Boubeker et A. Hajjat (éds.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, pp. 258-259.

[20] Ibid., p. 257 ; « la forte dotation en capital scolaire (universitaire) » est confirmée par l’enquête un peu postérieure (2006-2009) de Soline Laplanche-Servigne dans « Quand les victimes de racisme se mobilisent », art. cit., p. 161.

[21] L’adjectif et le substantif « blanc » ont chez les Indigènes de la République une acception politique renvoyant à une position dominante dans un rapport socio-racial de domination. C’est en ce sens que je les utiliserai dans la suite du texte. Je les garderai toutefois entre guillemets, car c’est une notion qui tend à glisser facilement du politique aux caractéristiques raciales supposées des personnes, et qui n’est donc peut-être pas la mieux ajustée, au-delà de son effet provocateur.

[22] Voir P. Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014, et des « bonnes feuilles » sur le site libertaire Grand Angle, 6 octobre 2014, [http://www.grand-angle-libertaire.net/les-annees-30-reviennent-et-la-gauche-est-dans-le-brouillard-philippe-corcuff/].

[23] H. Bouteldja, « Dieudonné au prisme de la gauche blanche ou comment penser l’internationalisme domestique ? », 25 février 2014, [http://indigenes-republique.fr/dieudonne-au-prisme-de-la-gauche-blanche-ou-comment-penser-linternationalisme-domestique/].

[24] « Nous avons à nous libérer de la modernité », entretien avec S. Khiari à l’occasion des 10 ans du PIR, par A. Benabdellah, S. Moucharik et S. Nadi, 11 mai 2015, [http://indigenes-republique.fr/%E2%80%AFnous-avons-a-nous-liberer-de-la-modernite%E2%80%AF-entretien-avec-sadri-khiari-a-loccasion-des-10-ans-du-pir/].

[25] Voir P. Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

[26] H. Bouteldja et S. Khiari, « Jamais contents ! Quelques commentaires sur les articles de Jérémy Robine et d’Eric Fassin », 12 mai 2012, [http://indigenes-republique.fr/jamais-contents-quelques-commentaires-sur-les-articles-de-jeremy-robine-et-deric-fassin/].

[27] Voir le double écueil du misérabilisme et du populisme dans l’analyse des cultures populaires en particulier et des cultures dominés en général, voir C. Grignon et J.-C. Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Seuil, collection « Hautes Études », 1989.

[28] Voir P. Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, op. cit.

[29] Voir P. Corcuff, « Enjeux pour la gauche de gauche en France en 2013 : éclairages autobiographiques », art. cit.

[30] H. Bouteldja, « Dieudonné au prisme de la gauche blanche… », art. cit.

[31] Sur la notion d’« espace des mouvements sociaux », voir Lilian Mathieu, L’espace des mouvements sociaux, op. cit.

[32] H. Bouteldja, « Race, classe et genre : l’intersectionnalité, entre réalité sociale et limites politiques », 24 juin 2013, [http://indigenes-republique.fr/race-classe-et-genre-lintersectionalite-entre-realite-sociale-et-limites-politiques/].

[33] H. Bouteldja, « Pierre, Djemila, Dominique…et Mohamed », 8 mars 2012, [http://indigenes-republique.fr/pierre-djemila-dominique-et-mohamed/].

[34] H. Bouteldja, « Race, classe et genre… », art. cit.

[35] Ibid.

[38] Ms Dreydful, Lettre à Houria Bouteldja, blog Chronik de Nègre(s) Inverti(s), septembre 2014, [https://negreinverti.files.wordpress.com/2014/09/dreydful.pdf] ; c’est une réaction à H. Bouteldja, « Féministes ou pas ? Penser la possibilité d’un « féminisme décolonial » avec James Baldwin et Audre Lorde », 14 septembre 2014, [http://indigenes-republique.fr/feministes-ou-pas-penser-la-possibilite-dun-feminisme-decolonial-avec-james-baldwin-et-audre-lorde/].

[39] Voir P. Corcuff, Marx XXIe siècle. Textes commentés, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

[40] A. Touraine, La Voix et le Regard. Sociologie des mouvements sociaux (1ère éd. : 1978), Paris, Le Libre de Poche, collection « Biblio Essais », 1993, p. 124.

[41] Entretien avec S. Bouamama, par M. Perin et M. Sonet, revue Que faire ?, n° 5, novembre-décembre 2010, [http://quefaire.lautre.net/Entretien-avec-Said-Bouamama].

[42] S. Khiari, Pour une politique de la racaille. Immigré-e-s, indigènes et jeunes de banlieues, Paris, Textuel, collection « La Discorde », 2006, p. 21.

[43] Ibid., p. 111.

[44] S. Chauvin et A. Jaunait, « L’intersectionnalité contre l’intersection », art. cit., p. 72.

[45] Ibid.

[46] Sur les différences entre le « total » et le « global », voir P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012, pp. 159-192.

[47] Malik Tahar-Chaouch et H. Bouteldja, « Charlie Hebdo : le piège de l’unité nationale », 9 février 2015, [http://indigenes-republique.fr/charlie-hebdo-le-piege-de-lunite-nationale/].

[48] « Principes politiques généraux du Parti des Indigènes de la République », adoptés au Congrès constitutif des 27 et 28 février 2010, [http://indigenes-republique.fr/le-p-i-r/nos-principes/].

[49] Ibid.

[50] T. Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile (1ère éd. :1651), Paris, Editions Sirey, 1971, p. 177.

[51] H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (manuscrits de 1950-1959), Paris, Seuil, 1995, p. 31.

[52] Ibid.

[53] Voir P. Corcuff, « Hommage libertaire au sous-commandant Marcos : auto-ironie d’un porte-parole à l’écart des aspirants caudillos », site libertaire Grand Angle, 22 janvier 2015, [http://www.grand-angle-libertaire.net/hommage-libertaire-au-sous-commandant-marcos-auto-ironie-dun-porte-parole-a-lecart-des-aspirants-caudillos-par-philippe-corcuff/].

[54] H. Bouteldja, « Charlie Hebdo : du sacré des « Damnés de la terre » et de sa profanation », 26 janvier 2015, [http://indigenes-republique.fr/charlie-hebdo-du-sacre-des-damnes-de-la-terre-et-de-sa-profanation/].

[55] « Principes politiques généraux du Parti des Indigènes de la République », art. cit.

[56] T. Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 177.

[57] R. Michels, Sociologie du parti dans la démocratie moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes (1ère éd. : 1910), traduction française et présentation de Jean-Christophe Angaut, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 2015, notamment pp. 71, 140 et 216 ; voir aussi séance séminaire ETAPE d’octobre 2013 sur « Roberto Michels : critique des partis politiques, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme. Á partir d’un texte de Jean-Christophe Angaut », site libertaire Grand Angle, [http://conversations.grand-angle-libertaire.net/etape-seminaire-3/].

[58] P. Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique » (1ère éd. : 1984), repris dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, collection « Points Essais », 2001, p. 261.

[59] Voir notamment H. Bouteldja, « Au-delà de la frontière BBF (Benbassa-Blanchard-Fassin(s)) », 30 juin 20011, [http://indigenes-republique.fr/au-dela-de-la-frontiere-bbf-benbassa-blanchard-fassins/], « Race, classe et genre : l’intersectionnalité, entre réalité sociale et limites politiques », 24 juin 2013, art. cit., et avec S. Khiari, « Jamais contents ! Quelques commentaires sur les articles de Jérémy Robine et d’Eric Fassin », art. cit.

[60] S. Chauvin, « Pour une critique bienveillante de la notion de « minorité » », revue ContreTemps (série éditions Textuel), n° 7, mai 2003, p. 33, [http://www.contretemps.eu/sites/default/files/Contretemps%2007.pdf].

[61] H. Budour, « Le Noir : décoloniser l’anarchisme et défier l’hégémonie du Blanc », 1ère éd. : 24 juillet 2013, traduction française sur le site du PIR, 28 septembre 2013, [http://indigenes-republique.fr/le-noir-decoloniser-lanarchisme-et-defier-lhegemonie-du-blanc/].

[62] Voir P. Corcuff, « Les religions sont-elles solubles dans la réaction ? Les agnostiques sont-ils de misérables traîtres à la cause anarchiste ? », Le Monde Libertaire, n° 1752, du 16 au 22 octobre 2014, [http://www.monde-libertaire.fr/atheisme/17370-les-religions-sont-elles-solubles-dans-la-reaction-les-agnostiques-sont-ils-de-miserables-traitres-a-la-cause-anarchiste], et « Critiquer les religions, combattre l’islamophobie », Le Monde Libertaire, numéro spécial Charlie, supplément gratuit au n° 1762, 22 janvier 2015, repris sur Mediapart, 2 février 2015, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/020215/critiquer-les-religions-combattre-l-islamophobie].

[63] « Revendiquer un monde décolonial », entretien avec H. Bouteldja, par C. Izambert, P. Guillibert et S. Wahnich, revue Vacarme, n° 71, printemps 2015, p. 66. [http://www.vacarme.org/article2738.html].

[64] Sur le poids du « logiciel collectiviste » à gauche en France, voir P. Corcuff, « Individualisme », dans A. Caillé et R. Sue (éds.), De gauche ?, Paris, Fayard, 2099, pp. 199-208, et La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, op. cit., pp. 45-48.

[65] « Revendiquer un monde décolonial », entretien avec H. Bouteldja, art. cit., pp. 61-65.

[66] S. Khiari, Pour une politique de la racaille, op. cit., p. 106.

[67] A. Benabdellah, « « Le Métis » et le Pouvoir Blanc », 22 juin 2015, [http://indigenes-republique.fr/le-metis-et-le-pouvoir-blanc/].

[68] Ibid.

[69] Sur les courants de la sociologie contemporaine discutés en France, voir le chapitre 4, intitulé « Des individus singuliers, individualisés et pluriels », de P. Corcuff, Les nouvelles sociologies. Entre le collectif et l’individuel, 3ème édition, Paris, Armand Colin, collection « 128 », 2011.

[70] Pour une variété d’éclairages, de manière privilégiée mais non exclusive, sur l’individualisme occidental, voir l’ouvrage collectif dirigé par P. Corcuff, Christian Le Bart et François de Singly : L’individu aujourd’hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.

[71] E. Lozerand (éd.), Drôles d’individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-monde, Paris, Klincksieck, 2014, 576 p.

[72] Voir G. Simmel, « L’élargissement du groupe et le développement de l’individualité », chapitre 10 de Sociologie. Essai sur les formes de la socialisation (1ère éd. : 1908), Paris, PUF, 1999, pp. 685-746.

[73] Sur la globalisation et ses interactions avec l’individualisation, voir les travaux du sociologue britannique Anthony Giddens au début des années 1990, et notamment Les conséquences de la modernité (1ère éd. : 1990), Paris, L’Harmattan, 1994, et Modernity and Self-Identitty. Self and Society in the Late Modern Age, Cambridge (UK), Polity Press, 1991.

[74] Voir notamment Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique (recueil de textes de 1981 à 2004), préface d’O. Voirol, Paris, La Découverte, 2006, et P. Corcuff, « Individualité et contradictions du néocapitalisme », revue en ligne SociologieS (AISLF), 22 octobre 2006, [http://sociologies.revues.org/document462.html].

[75] N. Guénif-Souilamas et É. Macé, Les féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2004, p. 21.

[76] Ibid.

[77] Dans N. Guénif-Souilamas, « Répertoires d’individuation et gisements identificatoires : une boîte à outils extensible », dans P Corcuff, C. Le Bart et F. de Singly (éds.), L’individu aujourd’hui, op. cit., p. 290.

[78] L. Yousfi, « Politiser la trahison : le cas Sophia Aram », 4 juin 2015, [http://indigenes-republique.fr/politiser-la-trahison-le-cas-sophia-aram-2/].

[79] P. Chamoiseau, « Fanon, côté cœur, côté sève », discours prononcé en hommage à Frantz Fanon au congrès international d’addictologie, Fort de France, 24 octobre 2001, repris sur le site Sortir du colonialisme, 30 décembre 2011, [http://www.anticolonial.net/spip.php?article2439].

[80] Ibid.

[81] Voir notamment Régis Meyran et Valéry Rasplus, Les pièges de l’identité culturelle. Culture et culturalisme en sciences sociales et en politique (XIXe-XXIe siècles), Paris, Berg International, 2014.

[82] Notamment dans H. Bouteldja, « Race, classe et genre… », art. cit.

[83] H. Bouteldja, « Pierre, Djemila, Dominique…et Mohamed », art. cit.

[84] H. Bouteldja, « Charlie Hebdo : du sacré des « Damnés de la terre » et de sa profanation », art. cit.

[85] « Revendiquer un monde décolonial », entretien avec H. Bouteldja, art. cit., p. 61.

[86] Ibid., p. 63.

[87] « Nous avons à nous libérer de la modernité », entretien avec S. Khiari, art. cit.

[88] Pour une présentation synthétique de la notion et des débats qu’elle a suscités, voir Carley Matsumoto, « An Introduction to Strategic Essentialism », March 12 2012, Lewis & Clark College Environmental Studies Program, [https://ds.lclark.edu/sge/2012/03/12/an-introduction-to-strategic-essentialism/].

[89] S. Wahnich, « L’universel a-t-il jamais été abstrait ? », revue Vacarme, n° 71, printemps 2015, p. 104.

[90] Sur la fermeture identitaire à l’œuvre dans les fondamentalismes islamistes, par-delà leur diversité et leurs contradictions, voir l’éclairage issu des sciences sociales proposé par Haoues Seniguer, dans « L’islamisme », entretien avec O. de Trogoff, site Les clés du Moyen-Orient, 15 décembre 2014, [http://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Haoues-Seniguer-L.html], et la lecture militante, anticapitaliste, anti-impérialiste, antiraciste et libertaire, du cas tunisien par Mohamed Amami, dans Tunisie : la révolution face à la mondialisation des fondamentalismes contemporains, Velle Le Chatel, Éditions franco-Berbères, 2015.

[91] L. Yousfi, « Politiser la trahison : le cas Sophia Aram », art. cit.

[92] J. Rancière, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier (1ére éd. : 1981), Paris, Hachette Littérature, collection « Pluriel Histoire », 2005.

[93] E. W. Saïd, Culture et impérialisme (1ère éd. : 1992), Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, pp. 13-14 et 27-29.

[94] Voir notamment Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 77.

[95] J. Zaganiaris, Queer Maroc. Genres, sexualités et (trans)identités dans la littérature marocaine, Paris, Des ailes sur un Tracteur, 2014, p. 11.

[96] Voir le communiqué du MIR du 1er mars 2006 sur le meurtre d’Ilan Halimi, art. cit., et S. Khiari, « Réponse à Philippe Corcuff concernant le communiqué des Indigènes de la république sur le meurtre d’Ilan Halimi », art. cit.

[97] Voir H. Bouteldja, « Mohamed Merah et moi », 6 avril 2012, [http://indigenes-republique.fr/mohamed-merah-et-moi/].

[98] Voir M. Tahar-Chaouch et H. Bouteldja, « Charlie Hebdo : le piège de l’unité nationale », art. cit.

[99] S. Khiari, « Réponse à Philippe Corcuff concernant le communiqué des Indigènes de la république sur le meurtre d’Ilan Halimi », art. cit.

[100] Ibid.

[101] Ibid.

[102] M. Tahar-Chaouch et H. Bouteldja, « Charlie Hebdo : le piège de l’unité nationale », art. cit.

[103] H. Bouteldja, « Racisme(s) et philosémitisme d’Etat ou comment politiser l’antiracisme en France ? », 11 mars 2015, [http://indigenes-republique.fr/racisme-s-et-philosemitisme-detat-ou-comment-politiser-lantiracisme-en-france-3/].

[104] Je dois cet exemple à Sébastien Chauvin.

[105] M. Feher, « Les divisions de la gauche mouvementée », revue Vacarme, n° 20, été 2002, pp. 36-44, [http://www.vacarme.org/article349.html].

[106] S. Chauvin et A. Jaunait, « L’intersectionnalité contre l’intersection », art. cit., p.72.

[107] A. Hajjat et M. Mohammed Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », op. cit., chapitre 11, « Antisémitisme et islamophobie ».

[108] « On a sous-estimé la violence que rencontrent les juifs français », entretien de P. Birnbaum avec A. Perraud, Mediapart, 16 février 2015, [http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/160215/pierre-birnbaum-sous-estime-la-violence-que-rencontrent-les-juifs-francais].

[109] « Manifeste pour un antiracisme politique », Libération, 21 mai 2015, [http://www.liberation.fr/societe/2015/05/21/pour-un-antiracisme-politique_1313970].

[110] Sur les débats concernant « l’homonationalisme », voir Alexandre Jaunait, Amélie Le Renard et Élisabeth Marteu, « Nationalismes sexuels ? Reconfigurations contemporaines des sexualités et des nationalismes », revue Raisons politiques, n° 49, février 2013, pp. 5-23, [http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2013-1-page-5.htm], et Sébastien Chauvin et Arnaud Lech, Sociologie de l’homosexualité, Paris, La Découverte, collection « Repères », 2013, pp. 93-99.

[111] H. Bouteldja, « Universalisme gay, homoracialisme et « mariage pour tous » », 12 février 2013, [http://indigenes-republique.fr/universalisme-gay-homoracialisme-et-mariage-pour-tous-2/].

[112] Ibid.

[113] Ibid.

[114] A. Jaunait, A. Le Renard et É. Marteu, « Nationalismes sexuels ? », art. cit., p. 21.

[115] Ibid., p. 28.

[116] J. Robine, « Les “Indigènes de la République” : nation et question postcoloniale. Territoires des enfants de l’immigration et rivalité de pouvoir », revue Hérodote, 2006/1, n° 120, pp. 118-148, [http://www.cairn.info/revue-herodote-2006-1-page-118.htm].

[117] « Du Comité national contre la double peine au Mouvement de l’immigration et des banlieues », entretien avec T. Kawtari, dans A. Boubeker et A. Hajjat (éds.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, op. cit., p. 214.

[118] S. Chauvin et A. Jaunait, « L’intersectionnalité contre l’intersection », art. cit., p. 73.

[119] P. Corcuff, La société de verre. Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, 2002.

[120] Je dois cette hypothèse aux échanges avec Wil Saver lors du séminaire ETAPE du 6 mars 2015.

[121] Sur ces contradictions du capitalisme, voir P. Corcuff, « Renaissance de l’anticapitalisme en France », Mediapart, 20 avril 2009, [http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/200409/renaissance-de-l-anticapitalisme-en-France].

[122] G. Deleuze, « Les intercesseurs » (1ère éd. : octobre 1985), repris dans Pourparlers, 1972-1990, Paris, Minuit, 1990, pp. 165-184.

[123] Voir notamment M. Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, n° 36, 1986, pp. 169-208, [https://yannickprimel.files.wordpress.com/2014/07/mcallon_la-domestication-des-coquilles-saint-jacques-et-des-marins-pc3aacheurs-dans-la-baie-de-saint-brieuc_1986.pdf].

[124] Voir Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014, et P. Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, op. cit. ; sur la participation de sensibilités fondamentalistes islamistes à l’extrême droitisation en cours, voir les analyses d’Haoues Seniguer sur son blog dans le Huffington Post, et notamment : « La galaxie Alain Soral : de l’extrême droite néo-traditionnaliste catholique aux néo-Frères musulmans », 22 décembre 2013, [http://www.huffingtonpost.fr/haoues-seniguer/la-galaxie-alain-soral_b_4480637.html], « La « théorie du genre » à l’école : vers un front uni entre musulmans conservateurs et extrême droite ? », 7 février 2014, [http://www.huffingtonpost.fr/haoues-seniguer/la-theorie-du-genre-union-conservateurs-musulmans-extreme-droite_b_4738459.html], et « La mobilisation contre « la théorie du genre » : les habits neufs d’une vieille rhétorique ? », 4 mars 2014, [http://www.huffingtonpost.fr/haoues-seniguer/la-mobilisation-contre-la_b_4888892.html].

[125] Sur la piste de cette question sociale élargie, voir P. Corcuff, Les années 30…, op. cit., pp. 139-143.

[126] H. Bouteldja, « Racisme(s) et philosémitisme d’Etat ou comment politiser l’antiracisme en France ? », art. cit.

[127] S. Bouamama, « La construction étatique d’une hiérarchisation « des racismes » », Le blog de Saïd Bouamama, 25 avril 2015, [https://bouamamas.wordpress.com/2015/04/25/la-construction-etatique-dune-hierarchisation-des-racismes/].

[128] « « Non au philosémitisme d’État » : un slogan indigne ! » ; déclaration du Bureau Exécutif du MRAP, 7 avril 2015, [http://www.mrap.fr/ab-non-au-philosemitisme-d2019etat-bb-un-slogan-indigne-1].

[129] « Manifeste pour un antiracisme politique », art. cit.

Séminaire ETAPE n°12 – Expériences précaires et émancipation

douzième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Janvier 2015 –

 

Expériences précaires et émancipation

 

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Autour de Patrick Cingolani – Professeur de sociologie à l’Université de Paris 7-Denis Diderot, auteur notamment de Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (éditions La Découverte, novembre 2014)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Cyprien Tasset, doctorant en sociologie à l’EHESS
  • Rapporteur « critique » : Ivan Sainsaulieu, professeur de sociologie à l’Université de Lille 1 et ancien militant de Lutte Ouvrière

 

Texte de Patrick Cingolani préparatoire à la séance 11 du séminaire ETAPE – extrait de Révolutions précaires, Essai sur l’avenir de l’émancipation, Éditions La Découverte, 2014 :

 

contribution de Patrick Cingolani
 

Contribution à la séance 12 du séminaire ETAPE

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Par Patrick Cingolani

 

Professeur de sociologie à l’Université de Paris 7-Denis Diderot, auteur notamment de Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (éditions La Découverte, 2014)

 

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Révolutions précaires (couverture)Le mot « précaire », on le sait, est polysémique, contrairement à ce que prétend une lecture unilatérale qui pousse à ne le comprendre que sous le seul angle d’un déficit d’intégration. En effet, dès que certains groupes s’en sont saisis, il a fait l’objet d’aménagements et de travestissements qui en ont subverti le sens. Judith Butler a bien montré comment certains mouvements sociaux modifient les énoncés dont ils sont la proie et retournent le stigmate en fierté. Elle a insisté sur le procédé linguistique de la catachrèse, qui transforme le sens d’un mot en l’employant au-delà de son acception habituelle. C’est le cas du mot anglais « queer », qui a fait l’objet d’usages détournés par ceux qu’il était supposé stigmatiser [1]. Il en va un peu de même du mot « précaire ». Ce qui fait sa polysémie et sa polyvalence ne provient pas d’un déficit du concept, mais du fait qu’il est tout à la fois social et politique et recèle potentiellement la charge alternative de cette seconde dimension. Dès les années 1980, le mot est entré progressivement dans le vocabulaire sociologique et syndical français, mais il s’est également nourri de l’héritage critique des années 1960-1970 et s’est teinté de cette connotation alternative et subversive. Ceux qui, en effet, se désignaient alors comme des « précaires » étaient ceux-là mêmes qui occupaient les squats et créaient des formes d’organisation collectives éloignées des modèles consuméristes et marchands. Ils peuplaient les lieux alternatifs, comme Kristiana, à Copenhague, ou Kreuzberg, à Berlin, s’affichaient comme les héritiers des luttes provos à Amsterdam [2], participaient à la scène alternative allemande [3] ou aux luttes autonomes, entre usine et espace urbain, en France et en Italie [4].

 

Les précaires, entre assujettissement et résistances

 

Les précaires sont tout à la fois les fractions sociales de la jeunesse assujetties au travail précaire, et les jeunes qui résistent à ce type de travail perçu comme une nouvelle forme d’exploitation – jeunesse que le syndicalisme, à l’exception peut-être de la CFDT, a toujours largement ignorée. Mais, plus précisément encore, les précaires s’inscrivent dans une configuration sociétale [5] allant au-delà du « travail » et considèrent ce dernier comme une atrophie des conditions de réalisation et d’expression de la personne. Entre classes populaires et classes moyennes, confrontés aux désenchantements de la scolarisation de masse, aspirant à des professions ou à des activités pouvant rendre compte de la dimension expressive de la personnalité, ces jeunes femmes et ces jeunes hommes se rebellent contre un mode de vie standardisé et consumériste. Ils redistribuent les tâches et les interactions du quotidien en les déspécialisant et produisent, par leurs pratiques, une autre économie. Les revendications qui ont caractérisé le mouvement ouvrier et ses appareils syndicaux leur apparaissent obsolètes. Ils revendiquent moins l’augmentation du pouvoir d’achat que l’augmentation d’un pouvoir de vivre et de réalisation que ne satisfait pas la consommation.

Cette dimension alternative des précaires contredit le discours d’une « prise de conscience » apportée du dehors au sein d’un rapport militant vertical. Au principe des styles de vie précaires, il n’y a pas tant des individus à émanciper que des individus et des groupes déjà émancipés en quête de régimes d’existence, de pratiques de vie, de territoires urbains ou ruraux permettant l’émancipation. Il s’agit moins de prendre conscience que de créer les conditions d’expérimentation de nouveaux rapports sociaux. Ces déplacements, ces latéralisations, qui font écho à d’autres dimensions contemporaines de la vie sociopolitique, telles que les formes horizontales de l’organisation de certains mouvements sociaux, débouchent sur des enjeux militants. Mais ils produisent aussi des formes d’aliénation et de domination plus retorses qu’il n’y paraît et qui exigent d’être pensées loin des poncifs d’une certaine sociologie prompte à confisquer le savoir de et sur la domination. Le paradoxe de cette situation tient dans la tension qui traverse cette question : comment vivre l’émancipation et sa pérennité au sein des forces sociales conjuguées de la domination capitaliste ? Les pratiques et les expériences que nous étudierons ne relèvent pas d’une sorte de premier degré de l’aliénation, ou d’un consentement aveugle aux normes ; tout au contraire, ils puisent plus souvent dans l’hétérogénéité et dans l’écart aux normes leurs conditions de réalisation, mais aussi, peut-être, leurs conditions d’exploitation. Il faudra donc s’interroger sur le sens de l’exploitation et des nouvelles luttes dans un contexte de désinstitutionalisation du travail et de refus de la normativité salariale.

Pas plus que le mot « prolétaire », et tant d’autres mots encore, le signifiant « précaire » ne peut être découplé de sa charge politique et de ses formes d’assignation socio-économique. Il est en effet, nous l’avons dit, porteur d’une multiplicité de sens. Ce qui n’empêche pas tout un courant de la sociologie de continuer à dénoncer les conditions de travail instables et les rémunérations inférieures à la normale plutôt que de tirer les conséquences d’un aménagement de la relation à la temporalité productive et d’un rapport sélectif à la consommation. La condition salariale ne tient pas tout entière dans la question du pouvoir d’achat : l’exploitation y relève d’abord d’une domination de l’existence et du temps. Le besoin d’expérimenter et de tenter, au cœur même des rapports de domination, d’autres formes de vie se heurte aux contraintes objectives des forces socialisées du capital et aux appareils idéologiques de la reproduction des rapports d’exploitation. Les mouvements de précaires des années 1980, dignes héritiers des mouvements contre-culturels des années 1960, se situent à la fois au centre et à la périphérie d’une dynamique de dénonciation de l’épuisement des énergies utopiques associé au modèle capitaliste de développement tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Ils ont réintroduit, face au compromis institué entre syndicats ouvriers et État, un conflit autour des modèles de vie dominants et de leurs compromissions avec des formes de fonctionnement bureaucratiques, hiérarchiques et non démocratiques. Ils ont notamment mis en crise le compromis autour de l’emploi qui a caractérisé la conjoncture de l’après-guerre et, pour cette raison même, ont réactivé violemment la question du sens du travail et, plus généralement encore, de l’activité. Ce que l’on désigne par la métaphore très approximative des « Trente Glorieuses », entendue comme période de forte croissance et de développement, ou sous le concept de « société salariale », comme moment d’institutionnalisation du salariat, ne saurait être compris comme l’expression achevée d’un progrès quantitatif. C’est aussi un moment de cristallisation d’un certain type de domination à l’échelle nationale et internationale. Le compromis social et son modèle de développement étaient déjà fissurés non seulement à l’extérieur, en raison de la configuration des impérialismes de l’époque, mais aussi à l’intérieur, en raison des rapports sociaux et de genre, autant dans l’intimité des relations hommes-femmes que dans le cadre de l’entreprise et de la distribution des rôles et des places [6]. Par ailleurs, de nouvelles manifestations et formes d’engagement ont mis à l’ordre du jour les questions environnementales posées par ce régime de développement [7].

Ignorer l’ensemble de cette configuration critique et divisée, c’est, comme y incline tacitement Robert Castel, faire fi des questions soulevées par les révoltes de la jeunesse des années 1960. En reprenant dans son célèbre livre, Les Métamorphoses de la question sociale, le diagnostic de Michel Crozier à la veille de Mai 68 qui déclarait close la « phase religieuse du prolétariat » et morte « la lutte des classes » [8], Castel ne s’est pas donné les moyens de saisir les sens multiples de la révolte de Mai : sa critique du modèle bureaucratique, sa prescience des enjeux écologiques à travers la dénonciation des modalités dans lesquelles se donnait l’accès à la consommation ; ou encore le « retour à la terre », l’« établissement en usine », la vie communautaire, l’institution de coopérations productives (autogestion, etc.) à l’écart des rapports concurrentiels et marchands… Toutes ces expériences ont remis en question l’ensemble de la configuration d’un modèle de développement structurant le capitalisme, et dessiné un point de repère pour les formes d’action collectives dont les précaires, comme figure socialement hybrides, sont en partie les héritiers. Pour ma part, il me semble que la crispation stalinienne sur l’ouvrier industriel, d’un côté, et les renoncements post-gauchistes aux luttes populaires, au nom d’une certaine critique du totalitarisme, de l’autre, ont liquidé l’héritage lumineux et contestataire des années 1960. Celles-ci avaient diversement su conjoindre le marxisme et la critique libertaire de la technique et de la domination bureaucratique, la critique du modèle de consommation et l’anticipation des risques écologiques [9]. C’est seulement en nous ressourçant à cette conjoncture intellectuelle que nous pourrons échapper aux catastrophes qui se profilent dans les décennies à venir. Les précaires, au travers de mouvements spécifiques, mais aussi d’une certaine disparité d’expériences, ont perpétué tout au long des années 1970-1980, sous une forme tacite, cet héritage. Et ils l’ont fait dans un contexte historique où, de toutes parts, les aspirations à des modes d’existence alternatifs étaient vidées de leurs forces, entre autres, par la réticence des organisations staliniennes à tout déplacement identitaire du prolétariat, et par l’attaque frontale, socialement délétère du néolibéralisme et de son idéologie.

 
revolutions des precaires
 

Autonomies

 

Aujourd’hui, plus que jamais, cette aspiration à un régime d’existence opposé à la bureaucratie et la technocratie, ainsi que le potentiel alternatif dont les précaires avaient été porteurs, sont menacés par les formes radicales d’un capitalisme exerçant sous de nouveaux traits l’« exploitation universelle de l’essence sociale de l’homme » dont parle le jeune Marx [10]. La raison tient à ce que les formes alternatives de vie se sont avancées seules sur le terrain des relations au travail et à la vie quotidienne, sans qu’aucune mise en sens politique ne les ait accompagnées. Elles se sont ainsi trouvées en proie à un régime d’exploitation qui n’a jamais été aussi puissant et retors.

L’autonomie dans l’activité, les formes de coopération déhiérarchisées, le refus des cristallisations disciplinaires des rapports au travail, en ce qu’elles stérilisent l’expression et les intensités créatives, toutes ces aspirations qui ont, pour une bonne part, mû les mouvements sociaux et sociétaux de la fin du XXe siècle, semblent s’inverser en leurs contraires. L’autonomie devient « autonomie contrôlée » ; l’injonction à la flexibilité et l’externalisation rendent opaques les rapports de production et redoublent l’effacement des limites disciplinaires. Mais la forme la plus puissante de ce retournement tient dans la manière dont la critique antibureaucratique s’est dissoute dans les nouvelles déréglementations du travail et dans les pratiques de gouvernement néo-managériales, constituant un véritable contre-pouvoir aux aspirations collectives et un nouveau ressort pour la captation du temps et de la créativité du travail. Expérimenté d’abord sur les classes populaires, ce contre-pouvoir néo-managérial et néolibéral étend sa dynamique d’exploitation aux classes moyennes et aux héritiers scolarisés des classes populaires. L’appauvrissement des unes et des autres est par excellence l’instrument de raréfaction des possibilités de vie alternatives. La configuration sociale, le style, les revendications des principaux mouvements apparus depuis quelques années, depuis la place Tahrir jusqu’à Occupy Wall Street, en sont directement l’expression et l’attestation. Dans leur composition rentrent pour une large part des membres des classes moyennes et les générations scolarisées des classes populaires flouées dans leurs aspirations à une vie meilleure ; il en va ainsi, par exemple, des étudiants endettés pour mener leurs études mais sans espoir d’avenir professionnel [11].

À la faveur de la mondialisation et de l’imposition brutale d’une concurrence entre les peuples et les travailleurs, il se produit une dégradation des conditions de travail et de vie qu’aucune force collective solidaire et efficace n’est apparemment en mesure de contrecarrer. Rien ne semble pour l’heure pouvoir s’opposer aux mécanismes de division et d’externalisation et permettre de repenser les échanges et les partages internationaux. Certes, depuis quelques années, les rassemblements et les contestations contre les formes nouvelles de l’exploitation et de la captation financière se rendent internationalement visibles, ouvrant un espoir de résistance mondiale. Pour autant, les populations confrontées, sur leur territoire national, aux faillites, au chômage, à la flexibilité et aux difficultés d’accès au bien-être et à la culture ont, elles, bien du mal à soutenir intellectuellement et collectivement le choc de la paupérisation.

Le workfare, maintes fois repoussé en France, se développe à mots couverts et touche de plus en plus les salariés. Le RSA témoigne de la porosité existant entre les nouveaux dispositifs de l’assistance et ceux du salariat précaire, et l’on évoque de plus en plus volontiers une sorte de « sous-salariat chronique ». Le chômage endémique, le développement des formes atypiques d’emploi, la présence toujours plus fréquente de contrats aidés, de stages, avant, après et entre l’emploi, sont des manifestations objectives de l’émergence d’un précariat reposant sur la banalisation de normes d’emploi dégradées [12]. De toutes parts, la nature qualitative des revendications liées au travail et à l’activité, qui a constitué un des aspects les plus puissants des aspirations sociales dans la seconde moitié du XXe siècle, se heurte à des contraintes qui l’empêchent de se développer. Les jeunes travailleurs aux frontières des classes populaires et des classes moyennes sont confrontés à une détérioration des cadres et des rythmes de leur travail et, pour certains d’entre eux, à des formes de paupérisation qui les laissent impuissants quant à leurs possibilités de réalisation. Formés dans l’appareil scolaire, à distance des contraintes disciplinaires de l’entreprise et de la socialisation autoritaire des ouvriers d’hier, ils aspirent à trouver dans le travail une place pour la créativité et l’expressivité. Mais ils sont soit poussés vers des activités d’exécution qu’ils ne peuvent accepter qu’à contrecœur, soit contraints, pour obtenir un emploi, de consentir à des formes de concurrence les obligeant à diminuer leurs exigences salariales, voire à travailler gratuitement et à accepter des temps de travail flexibles aux effets nocifs sur la santé et l’équilibre personnel.

 

Des subjectivités à la question politique

 

Plus qu’à une condition objective, le précariat renvoie à des expériences et aspirations subjectives. Plus exactement, le précariat relève de ces deux dimensions : objective et subjective. Il est l’expérience sociale et individuelle de leur mise en tension. C’est en tout état de cause à partir de cette mise en tension que je traiterai ici constamment des enjeux de la question précaire et d’une politique du précariat. Certes, la sphère socio-économique du précariat et, plus encore, de la précarité est plus large que le type d’expérience que je viens d’évoquer. Le précariat est de plus en plus confronté à la perméabilité entre secteurs formel et informel, à la dégradation des normes d’emploi et à la porosité entre assistance, travail salarié et activité. Mais l’on ne peut saisir une politique du précariat sans tenir compte de ce ferment alternatif qui en constitue pour ainsi dire le sel et qui seul est capable de trouver dans les conditions de vie des plus paupérisés un ressort critique. Il y a plus de trente ans, alors qu’émergeait la thématique de la précarité, Michel de Certeau évoquait les tactiques, les ruses et les braconnages à partir desquels peuvent se reconfigurer les relations de domination et de pouvoir et se constituer des occasions d’échapper aux formes de confiscation du territoire et de contrôle sur le temps [13]. Une sociologie trop attachée à démontrer l’adhésion des dominés à la domination a négligé ces pratiques et tactiques à partir desquelles il est possible de ruser avec le pouvoir ou de ménager des exterritorialités : de la vieille « perruque » aux tentatives de détournement du temps salarié à des fins récréatives ou non subordonnées, en passant par des formes de détournement des allocations chômages et des usages divers des dispositifs d’allocation, comme expression de résistances tout à la fois tacites et pugnaces au vol du temps autant qu’au vol du travail, mais plus encore peut-être, aujourd’hui, au vol de la capacité expressive et créatrice.

Là même où l’on n’a voulu voir qu’un substitut au déficit du salariat, ces activités, ce travail « à côté », que mènent successivement ou simultanément les précaires, se prêtent à l’expérimentation des régimes de coopération et d’échange pouvant échapper à la corruption marchande. Dans les nouveaux modèles d’organisation du travail du tertiaire, ainsi que dans ce qu’on appelle le « travail immatériel » ou le travail de la connaissance, se dessinent des relations à l’autonomie du temps et des coopérations spécifiques. Ce sont des manières de travailler, à mille lieues de celles promues par le régime fordiste, qui ne laissent d’étonner et qui méritent d’être interrogés dans leurs ambivalences entre liberté et exploitation. Si ce travail apparemment libre fait pour ainsi dire partie des pré-requis d’un secteur professionnel comme celui des industries culturelles, il n’en constitue pas moins une aspiration à laquelle adhèrent les travailleurs dans le cadre d’une reconfiguration totale, comme nous le verrons, du régime de subjectivation par le travail. Qu’en retour cette situation professionnelle nouvelle nourrisse des formes d’exploitation insoupçonnées du temps du travailleur des industries culturelles ne disqualifie pas le type de subjectivation qui est ici à l’œuvre, notamment dans ses aspirations à échapper au commandement immédiat du patron. Elle interroge plutôt sur les nouvelles formes de conflit et de sens qui traversent désormais le travail, ainsi que sur les nouveaux dispositifs de sécurisation du travail et de l’activité dans un contexte de fragmentation, voire de désinstitutionalisation de l’entreprise. André Gorz, l’un des penseurs emblématiques de la question précaire [14], a résumé l’enjeu du conflit central à l’alternative suivante : « Intégrer le travail dans la multiactivité, comme l’une de ses composantes ; ou intégrer la multiactivité dans le travail, comme l’une de ses formes. Intégrer le temps de travail dans la temporalité différenciée d’une vie multidimensionnelle, conformément aux aspirations culturelles dominantes ; ou soumettre les temps et les rythmes de la vie aux exigences de rentabilité du capital, aux exigences de flexibilité de l’entreprise. Bref, reconquérir le pouvoir des activités vivantes sur l’appareil et le procès social de production ; ou asservir de plus en plus complètement celles-là à celui-ci [15]. » Avec peut-être un peu plus de prudence que Gorz, mais résolument dans sa direction, il nous faut penser le débordement du travail par la multiactivité comme une puissance de libération ; mais il nous faut aussi être attentifs à ces formes de reconduction de l’activité en travail qui, continument, surgissent de la créativité sociale et soumettent à nouveau celle-ci à l’avidité de la marchandise.

La question de la politique s’institue précisément dans ce qui apparaît aujourd’hui comme une ambivalence : d’un côté, des pratiques d’insoumission au commandement et une reconfiguration du rapport à la liberté et à la réalisation dans l’activité ; de l’autre, une recomposition des mécanismes d’intensification et d’exploitation du travail et une captation de l’autonomie du travailleur. Mais on ne peut faire d’emblée le deuil de ce que porte cette tension au nom de la supposée domination du travailleur. Les précaires sont, dans leur polysémie, le signifiant de cette tension qui désormais ne se borne plus aux seules classes populaires et à ses tactiques d’échappée, mais concerne de plus en plus les classes moyennes. Celles-ci sont toujours plus fortement soumises à l’exploitation capitaliste de leur créativité, au sein du formidable mouvement de production d’intelligence qu’a engendré la massification de l’enseignement secondaire et supérieur de par le monde.

 

Extrait de l’introduction de Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (Paris, La Découverte, collection « L’horizon des possibles », 2014, pp.5-17

 

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[1] Voir Butler J., Le pouvoir des mots -politique du performatif, Ed. Amsterdam, 2004.

[2] On ne peut que renvoyer ici à l’excellent travail que Margot Verdier a mené sous notre direction, les conjonctures de Diogène – individualisation et individualisme dans la genèse du mouvement squat hollandais (1964 – 1980). Paris Ouest, 2012.

[3] Diener I. & Supp E., Ils vivent autrement -l’Allemagne alternative, Stock, 1982

[4] Voir le récent, M. Tari, Autonomie ! – Italie les années 1970, La fabrique, 2011.

[5] On distingue ici « sociétal » de « social », car l’on entend par le premier les grands enjeux axiologiques qui orientent la société et trouvent à s’exprimer jusque dans le quotidien et l’intime, et par le second la question des conditions matérielles d’existence.

[6] J’ai par ailleurs développé des critiques en termes sociologiques et politiques de la lecture « castélienne » de la « société salariale » Sur ces critiques voir notamment « Le désenchantement de la question sociale », Lien social et politique, n° 34 Montréal Paris, décembre, 1995 et plus récemment dans « La société salariale à l’épreuve de l’anomie ou de la pluralité ? » in R. Castel, C. Martin Changement et pensée du changement : échanges avec R. Castel, La découverte 2012.

[7] Comme en atteste les premières manifestations du mouvement anti-nucléaire (marche sur Fessenheim et Bugey en 1971), l’apparition de revues et journaux dès les années 70 (tel « la gueule ouverte ») ou l’émergence d’une écologie politique ; entre autre avec A. Gorz.

[8] Allusion au numéro spécial de la revue Argument consacré à la question « Qu’est-ce que la classe ouvrière française ? », in R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, p 357.

[9] On pense, par exemple, à Henri Lefebvre, à ses travaux sociologiques sur la ville ou sur le quotidien ou bien encore au Jürgen Habermas des années 70, tout à la fois héritier critique de Marcuse et sociologue des nouveaux mouvements sociaux. Voir notamment La technique et la science comme idéologie, Denoël, 1973.

[10] Marx K., « Manuscrit de 1844″ in OEuvres, Economie II, Pléiade, Paris, 1968.

[11] Voir sur ce point les témoignages avancés par David GRAEBER, The Democracy Project: A History, a Crisis, a Movement, Speigel & Grau, 2013

[12] Voir sur ce point « Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? L’institutionnalisation du précariat » par Robert Castel in S. Paugam, Repenser la solidarité, PUF, 2007 et S. Paugam et N. Duvoux, La régulation des pauvres. Du RMI au RSA. PUF, Paris, 2008.

[13] Voir non seulement le premier tome de L’invention du quotidien¸ consacré aux « arts de faire », mais aussi le deuxième tome de Mayol et Giard, où il est question du quartier de lyonnais de la Croix-Rousse et des formes d’appropriation du territoire à travers l’usage, la familiarité. Voir M. de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 « arts de faire » et P. Mayol et L. Giard L’invention du quotidien, tome 2 « habiter, cuisiner », les deux ouvrages chez 10/18, 1980

[14] A. Gorz, Les adieux au prolétariat, Paris, Galilée, 1980, p. 14.

[15] A. Gorz, Misère du présent, richesse du possible, Galilée, Paris, 1997, p 125.

 

Patrick Cingolani

Révolutions précaires
Essai sur l’avenir de l’émancipation

Éditions La Découverte
9 bis, rue Abel-Hovelacque
Paris XIIIe
2014

 

rapport compréhensif | Cyprien Tasset

 

Révolutions précaires, un manifeste pour une écosophie du précariat

Rapport « compréhensif » d’un texte de Patrick Cingolani

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Par Cyprien Tasset

 

Doctorant en sociologie à l’EHESS

 

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Révolutions précaires est un essai de sociologie du possible. Sans être étayé à proprement parler sur une enquête originale, il s’appuie sur des entretiens menés dans le cadre d’une enquête collective en 2011 (Tasset et al., 2013), et prolonge un parcours profondément influencé par les philosophes Jacques Rancière et André Gorz. La thèse du livre est que l’avenir de l’émancipation doit être recherché du côté des « formes de liberté des précaires » (p. 87) [1]. Cette thèse résonne comme une provocation à l’encontre des connotations de pauvreté, de souffrance et d’injustice sociale qui sont attachées à la notion de précarité. La provocation est délibérée, parce qu’il y a lieu discuter de ce qu’on entend par « précaire », et que cette discussion n’est pas seulement une affaire de conventions de langage, mais implique un affinement du récit historique que l’on associe à cette notion. Celle-ci est polysémique, et sa polysémie découle de la conflictualité sociale qui se trouve à ses origines, et qui est trop souvent oubliée.

Cette discussion sur les mots et l’histoire sera le premier d’une série de sept points dans lesquels nous organisons l’exposé schématique des principales idées du livre, en insistant sur les pistes politiques qui y sont suggérées [2].

 
Ecosophie
 

Genèse de la précarité et ambivalence du salariat

 

  1. Cingolani a déjà montré dans son Que-Sais-Je ? sur la précarité (Cingolani, 2005) que les expressions de travail et d’emploi « précaires » se cristallisent à la fin des années 1970, notamment autour de la loi qui codifie les CDD, et symbolise une rupture de la dynamique d’unification d’une « société salariale » au sens développé par Robert Castel (Castel, 1995). Dans Révolutions précaires, il admet évidemment que le salariat équipé d’un droit du travail modelé par les luttes sociales a représenté un grand progrès largement partagé. Cependant, il rappelle un aspect souvent négligé de la crise de la société salariale : le fait que celle-ci a été précipitée par les révoltes contre le travail qui font partie de « [L]’héritage lumineux et contestataire des années 1960 » et 1970 (10). Face à « l’aliénation et l’altération du sujet constitutives de la subordination au sein du salariat » (90), différentes formes de désertion s’étaient en effet développées, qui passaient souvent par un usage des emplois précaires couplés aux allocations de chômage. Penser à la fois ces deux fils historiques permet de construire un concept de « précariat » à partir de la tension entre une « condition objective » d’éclatement de l’emploi et d’assujettissement marchand et des « expériences et aspirations subjectives » (14) qui pointent vers une voie d’émancipation.

 

L’épicentre de la révolution précaire

 

L’ambivalence du précariat culmine au sein de fractions bien particulières. Dans les années 1960-1970, la révolte contre le travail avait un centre de gravité : le tertiaire et ses jeunes diplômés. Mais elle ne s’y limitait pas, et animait des courants socialement beaucoup plus diffus. Les conditions historiques qui avaient favorisé cette révolte contre le travail n’ont fait que se renforcer jusqu’à maintenant, notamment sous la stimulation de l’élévation des durées d’études. Le premier chapitre affirme que les « désir[s] de réalisation » et d’« authenticité » (39-40) sont aujourd’hui très prononcés chez de nombreux jeunes. Ils le sont d’autant plus que les solidarités communautaires, ouvrières ou autres, sont de moins en moins capables de jouer un rôle de support à la construction des identités (43). L’aspiration à être individu au sens fort risque de se résoudre en « narcissisme » et en « pseudo-authenticité », écrit P. Cingolani (42). Mais elle s’exprime aussi sur le terrain du travail, par la recherche d’« emplois en adéquation avec leurs exigences axiologiques et émotionnelles » (37). Ces tendances sont exacerbées dans une fraction du précariat : « les précaires des « industries culturelles » » (44).

En s’appuyant sur l’enquête, P. Cingolani distingue chez eux 1/ un « horizon d’accomplissement dans le travail » qui relègue le niveau de revenu au second plan, 2/ une interpénétration entre le travail et l’intimité, 3/ une importance des réputations et des réseaux de sociabilités, 4/ une « recherche d’intensité » émotionnelle, et 5/ un lien entre « travail gratifiant » et « frugalité » : le besoin de consommer est atténué par les expériences intenses vécues dans le travail (p. 59-69). Chacune de ces caractéristiques débouche sur des possibilités de subordination retorse aussi bien que d’émancipation, dans des équilibres jugés ambigus par ceux-là même qui les vivent.

 

La politique du précariat

 

Le dernier chapitre propose de prolonger ces expériences en une ambitieuse « politique du précariat » (125), qui doit établir une « démocratie […] « postindustrielle » » (113). Sur le terrain du droit d’abord, il faut revendiquer une sécurisation des mobilités et des discontinuités, même si le livre ne se prononce pas sur le revenu universel garanti, classiquement évoqué dans ce genre de contexte (voir par exemple Guattari, 1989, 66, et plus récemment Standing, 2011). Cependant, réactualisant la connexion que l’on trouve chez André Gorz entre réflexion sur le travail et écologie, P. Cingolani affirme que les modes de vie et de travail qui s’expérimentent dans la précarité permettent de briser le cycle morbide entre vacuité au travail et besoin de consommer. L’« ascétisme » (128) précaire, la « frugalité précaire » (130) ne sont pas seulement « ajustement, réaction à la nécessité » (127) mais aussi la contrepartie d’« agencements émotionnels et joyeux » (134) et la « construction […] d’une liberté » (127). De plus, dans un contexte de « catastrophe écologique » (132) en cours, un tel régime de vie mérite une attention particulière : il faut s’interroger sur les possibilités de le répandre. Pour cela, il faut commencer par clarifier les catégories qui structurent la dynamique de la révolution précaire.

 

Structure et dynamique de la révolution précaire

 

  • Premièrement, les révolutions précaires ont un centre, un « foyer », un « ferment alternatif », que l’auteur identifie aux précaires des « industries culturelles ». On peut discuter la reprise de cette catégorie, empruntée à la littérature de gestion du développement économique urbain (Camors et al., 2006) D’une part elle aurait pu être rétrécie, car les analyses de P. Cingolani se focalisent sur une fraction des professionnels créatifs, celle qui éprouve l’expérience d’une précarité ambivalente. Or, beaucoup se reconnaissent dans un professionnalisme sans problème de travailleurs indépendants ; pour d’autres c’est un moratoire en attendant le succès ou la titularisation ; d’autres encore se sentent menacés d’éviction et connaissent une précarité avec peu de contreparties en termes d’autonomie. D’autre part, la catégorie aurait aussi bien pu être élargie. Le noyau du précariat pourrait englober des secteurs plus intellectuels de l’enseignement et de l’université, qui sont un foyer classique des vocations anticapitalistes (Löwy, 1976). Il pourrait aussi s’étendre aux professions de l’animation et du travail social, souvent employées d’associations, qui partagent l’exposition massive à l’emploi précaire, un niveau de diplôme relativement élevé, et qui peuvent jouer un rôle important au sein du précariat (Nicolas-le-Strat, 2005). Il serait donc possible, et cohérent avec la notion de « foyer » utilisée par l’auteur, de rendre plus vaporeuse, plus indéterminée, la catégorie placée en position de noyau [3].

 

  • Deuxièmement, les précaires des industries culturelles ne sont qu’une petite partie de l’aire sociale concernée par la dégradation des formes d’emploi. On observe dans ce « précariat » des aspirations et des expériences d’autonomie qui font écho à celles des précaires créatifs.

 

  • Troisièmement, les problématiques et les expérimentations sociales du précariat résonnent, à un degré amoindri, dans la société toute entière, qui est en proie à une crise écologique urgente, et où les individus sont animés d’aspirations à se réaliser à travers un travail autonome.

 

La dynamique du précariat présente donc une structure en foyer/halo/fond que l’on pourrait rapprocher, à titre d’analogie, de celle des récits du premier christianisme et, plus généralement, des mouvements qui reposent sur le charisme : on aurait au centre des apôtres ou des saints, peu nombreux mais joyeusement ascétiques et chargés d’une spiritualité/expérience de l’activité intense ; ils annoncent une voie de salut en premier lieu au précariat, ici homologue d’Israël ; et en un deuxième temps à l’ensemble de l’humanité. Cette analogie permet de poser la question des moyens concrets de la diffusion des promesses d’émancipation contenues dans l’ambivalence précaire : il va de soi qu’on ne compte pas ici sur le Saint Esprit ou la Foi. Mais la description d’« un bonheur nouveau » (132) peut-elle suffire à le propager ?

 

L’objection petite-bourgeoise

 

Des voix sceptiques pourraient s’élever pour réduire ce message à une idiosyncrasie socialement située. Par exemple, le sociologue urbain Jean-Pierre Garnier raillait dès 1979 le discours écologique des modes de vie alternatifs et des « « expérimentateurs sociaux » » comme idéologie de la « nouvelle petite bourgeoisie » culturelle : « l’idéal de la frugalité vécu dans la « convivialité » venait à point convaincre les petits-bourgeois touchés par la crise de s’y installer et de s’en accommoder » (Jean-Pierre Garnier, 2010 [1979], 78). Autrement dit, la frugalité précaire ne serait rien de plus qu’un discours d’enchantement socialement circonscrit, un mode de vie idéalisé fantasmatiquement érigé en modèle politique. On peut rapprocher cette objectivation polémique de la théorie du « faire de nécessité vertu » que l’on trouve, également en en 1979, dans La Distinction de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1979). Avec ces analyses, la sociologie se place dans la continuité d’un siècle et demi d’invectives marxistes contre l’idéalisme et le moralisme « petit-bourgeois », incapable d’accéder à la compréhension réaliste des principes (économiques) du changement social.

 

Il faut prendre au sérieux cette objection. La manière la plus forte d’y répondre aurait nécessité des analyses du changement du capitalisme, et de la position que les différentes fractions du précariat occupent dans ses chaînes de valeur [4], ou bien de travailler empiriquement plus en détail sur les rapprochements de condition et de trajectoires entre les précaires des industries culturelles et les autres travailleurs précaires. Autrement dit, il aurait fallu se situer précisément sur le plan de ce que la tradition du opéraïste, à laquelle P. Cingolani fait allusion dans le premier chapitre, appelle la « composition technique » de classe.

 

Mais on peut aussi repousser l’objection de particularisme social du point vue de ce que la même tradition appelle « composition politique » [5], en montrant que les échappées émancipatrices décrites surtout à partir de l’observation de précaires des secteurs créatifs peuvent effectivement dépasser leur base sociale étroite. Autrement dit, on doit se demander quelle coalition sociale est promise par la politique du précariat, en particulier, pour reprendre des termes des années 1970, entre la petite-bourgeoisie intellectuelle (en dépouillant le terme de ses connotations stigmatisantes) et la jeunesse des classes populaires (en évitant de la réifier) (Mauger et Fossé, 1977).

 

Quels supports pour quelle alliance de classes ?

 

Sur ce point crucial, la réponse de Révolutions précaires est au moins partiellement convaincante.
Tout d’abord, P. Cingolani ne commet pas l’erreur d’octroyer aux précaires créatifs le monopole des pratiques qui pointent vers des horizons d’émancipation. Les autres fractions du précariat développent elles aussi des modes d’engagement dans le travail tendus vers l’autonomie, parfois (mais pas toujours) à travers l’économie dite informelle [6]. Le livre reconnaît une créativité instituante du précariat, diffuse bien au-delà du seul précariat créatif.
Mais cette convergence des différentes strates du précariat en une même tendance vers l’autonomie est limitée par les inégalités économiques en son sein, en particulier en ce qui concerne la possibilité de soutien familial, qui est souvent décisif chez les précaires des secteurs créatifs, surtout en ce qui concerne le logement. Ce type de ressource n’est probablement pas sans relations avec l’élitisme du recrutement social de ces secteurs, où les actifs « en emploi » sont deux fois plus souvent d’origine favorisée que dans le reste de la population active [7]. Face à cette situation, Révolutions précaires place les « classes moyennes », pourvoyeuses de travailleurs créatifs précaires, devant une alternative sévère : soit le statu quo du repli sur les solidarités privées, soit « s’inscrire dans une dynamique d’alliance avec les classes populaires dont l’horizon n’est rien de moins qu’une guerre sociale contre la classe la plus riche » (94).
Quel serait en pratique le contenu d’une alliance entre les fractions précaires des classes moyennes et des classes populaires dans une politique du précariat ? Cette alliance reposerait sur un autre type de ressources que celles des familles : celles, décrites dans le troisième chapitre, d’une « constellation d’expériences » (99) collectives, héritières des mouvements de chômeurs des années 1980 et 1990, et qui comportent à fois les espaces de travail partagés, les Coordinations, le syndicalisme de Sud, et les Coopératives d’Activité et d’Emploi, dont les plus actives se soucient explicitement de fédérer par-delà les différences sociales [8]. Ce passage (pp. 96-112) n’est pas aussi détaillé qu’on pourrait le souhaiter, ce qui ne tient peut-être pas seulement à l’auteur, mais aussi à l’état inchoatif de ces formes d’organisation elles-mêmes. C’est aussi l’un des passages où une perspective internationale s’affirme, à travers des exemples étasuniens de syndicats qui s’organisent à partir des sociabilités locales plutôt que sur la base de l’entreprise, et créent des Centers for Contingent Workers (104-105). La politique du précariat peut donc s’appuyer sur le répertoire « des pratiques, des dispositions, des expériences et des luttes qui sont déjà là » (145), et qui pourraient être développées de façon à conjuguer l’autonomie individuelle et l’acquisition de force collective.

 

Ecosophie précaire et contradictions du capitalisme

 

GuattariQu’en est-il du mot « révolutions » qui figure dans le titre ? La dernière page du livre évoque les « révolutions moléculaires » de Félix Guattari. En effet, les révolutions précaires appelées par P. Cingolani illustrent parfaitement « la promotion de pratiques innovantes, l’essaimage d’expériences alternatives, centrées sur le respect de la singularité et sur un travail permanent de production de subjectivité, tout en s’articulant convenablement au reste de la société » que promouvait Guattari (Guattari, 1989, 57). Au-delà, on peut noter que les thèmes recouverts par Révolutions précaires correspondent aux Trois écologies que Guattari invitait à penser ensemble (Guattari, 1989). En effet, le travail de P. Cingolani s’est toujours intéressé à la qualité des expériences individuelles, dans leur rapport aux agencements collectifs. Il ajoute dans ce livre la dimension de l’environnement. Autre rapprochement avec Guattari, la sociologie et la politique du précariat développées ici relèvent de la « logique des intensités », que Guattari associe aux trois écologies, et qui privilégie les subjectivations et les mouvements, à la différence d’une « logique des ensembles discursifs [qui] se propose de bien cerner ses objets » (Guattari, 1989, 36). Le pari du livre est qu’une politique du précariat doit compter sur les intensités individuelles et collectives qui y sont décrites, et sur leur capacité à bouleverser les individus et les structures sociales.
Ce type de projet est toujours entré en tension, au sein de la gauche radicale, avec un autre style sociologique et politique, plus proche du droit, de la statistique et des organisations syndicales. La position de Révolutions précaires vis-à-vis de cet autre style qui investit tout autant la notion de précarité oscille entre des passages polémiques ciblant une gauche « bureaucratique » et même « stalinien[ne] » (121), et d’autres passages plus équilibrés de positionnement par rapport à Robert Castel et Bernard Friot (89). La confrontation entre ces courants est centrale pour évaluer la portée politique du livre, et il serait dommage qu’elle se limite aux échanges d’invectives entre « staliniens » et « individualistes petits-bourgeois ». Une façon plus compréhensive d’évaluer la contribution de Révolutions précaires aux réflexions sur l’émancipation est d’y reconnaître un effort d’articulation entre « critique sociale et critique individualiste du capitalisme » (Corcuff, 2006, § 10). On voit alors que le livre concerne à la fois trois contradictions du capitalisme : la contradiction capital/individu, mais aussi la contradiction capital/travail, et enfin la contradiction capital/environnement.
À partir d’expériences individuelles de précaires des activités culturelles, Révolutions précaires indique la charge de possibles d’une zone d’enchevêtrement entre ces trois tensions sociales majeures. L’incertitude reste cependant de savoir si les « intensités » que le livre met en lumière seront suffisamment fortes et suffisamment communicatives pour répandre, par-delà des disparités sociales, les dispositifs d’une politique du précariat. Comme manifeste pour une écosophie du précariat, c’est un essai stimulant, qui demande à être intégré dans un cycle plus large comprenant des épisodes de luttes sociales, d’expérimentations et de subjectivations, mais aussi les analyses relevant de différents styles de recherche empirique.

Travaux cités :

  • Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, « La « collection », une forme neuve du capitalisme. La mise en valeur économique du passé et ses effets », 2014, https://www.academia.edu/9086572/La_collection_une_forme_neuve_du_capitalisme._La_mise_en_valeur_économique_du_passé_et_ses_effets_avec_Luc_Boltanski_2014_
  • Pierre Bourdieu : La Distinction. Paris, éditions de Minuit, 1979.
  • Carine Camors, Odile Soulard, Pascale Guery, Les industries culturelles en Île de France, IAURIF, avril 2006, https://www.academia.edu/3312127/Les_industries_culturelles_en_Ile-de-France
  • Robert Castel : Les métamorphoses de la question sociale. Paris, Fayard, 1995.
  • Patrick Cingolani : L’Exil du précaire. Récits de vie en marge du travail. Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986.
  • Patrick Cingolani : La Précarité. Paris, PUF, coll. Que-sais-je ?, 2005.
  • Philippe Corcuff, « Individualité et contradictions du néo-capitalisme », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 22 octobre 2006. URL : http://sociologies.revues.org/index462.html
  • Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires. Marseille, Agone, 2010.
  • Félix Guattari : Les trois écologies. Paris, Gallilée, 1989.
  • Michael Löwy, pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. Paris, Presses Universitaires de France, 1976.
  • Gérard Mauger et Claude Fossé : La Vie buissonnière. Paris, Maspero, 1977.
  • Pascal Nicolas-Le Strat, 2005, L’Expérience de l’intermittence dans les champs de l’art, du social et de la recherche, Paris, L’Harmattan.
  • Guy Standing : The Precariat: The New Dangerous Class. London and New York, Bloomsbury Academic, 2011.
  • Cyprien Tasset, Thomas Amossé, Mathieu Grégoire : « Libres ou prolétarisés ? Les travailleurs intellectuels précaires en Ile-de-France ». Rapport n°82 du CEE, mars 2013, https://www.academia.edu/3052087/Libres_ou_prolétarisés_Les_travailleurs_intellectuels_précaires_en_Île-de-France._Avec_Thomas_Amossé_et_Mathieu_Grégoire

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Notes

[1] Sauf indication contraire, tous les numéros de page renvoient à Révolutions précaires.

[2] Nous avons déjà écrit une note critique de Révolutions précaires ici : « L’émancipation dans la précarité », La vie des idées.fr, 12 janvier 2015, http://www.laviedesidees.fr/L-emancipation-dans-la-precarite.html. .

[3] En plus de la question du périmètre du « foyer », la nature de la catégorie utilisée pour le saisir soulève des interrogations : les « industries culturelles » sont en effet une notion d’ordre avant tout économique, alors que le livre ne s’engage pas dans les discussions sur les forces productives, que l’on trouve par exemple dans les théories du capitalisme cognitif.

[4] On en trouvera une esquisse dans « La forme collection du capitalisme » (Boltanski, Esquerre, 2014).

[5] C’est dans cette direction que Stevphen Shukaitis suggère d’infléchir les usages de la notion de précarité : il faudrait « pousser la précarité encore plus loin dans la direction d’une machine spécifiquement recompositionnelle plutôt que dans celle d’un cadre descriptif ou d’analyse structurelle. Cela ne veut pas dire que les analyses de structures ne sont pas importants et utiles pour la recomposition, mais plutôt qu’elles entrent à titre de composantes au sein des agencements de l’imaginaire au lieu de servir de cadre à leur construction » (Shukaitis, 2012, p. 247, notre traduction, http://www2.warwick.ac.uk/fac/soc/wbs/research/irru/ywesrc/seminar2/paperssem2/shukaitis_paper.pdf).

[6] Voir par exemple la thèse de Denis Giordano sur les mécaniciens de rue, citée p. 80, ou Le Travail en friches de Laurence Roulleau-Berger.

[7] Les données du DEPS, tirées de l’Enquête emploi, indiquent que 49 % des actifs en emploi des professions artistiques et culturelles en 2011 sont enfants de cadres ou de professions intermédiaires, contre 25 % pour l’ensemble des actifs en emploi (Gouyon et Patureau, « Vingt ans d’évolution de l’emploi dans les professions culturelles 1991-2011 », 2014, tableau 2 p. 5).

[8] Selon une communication orale d’Antonella Corsani.

 

rapport critique | Ivan Sainsaulieu

 

Questionnements autour de la figure du « précaire » chez Patrick Cingolani

 

Rapport « critique » – séance 12 du séminaire ETAPE

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Par Ivan Sainsaulieu

 

Professeur de sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant de Lutte Ouvrière

 

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Au risque d’être hors sujet, ou plutôt de traiter quelque chose de plus implicite qu’explicite, j’ai voulu discuter ce livre de Patrick Cingolani en prenant au sérieux son titre – Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (Paris, La Découverte, 2014) – et en me demandant qui allait faire la « révolution précaire ». J’ai cherché si cet objet décelait une nouvelle force révolutionnaire, un nouveau sujet historique. J’ai eu beaucoup de mal à cerner les contours sociaux objectifs des révolutionnaires précaires.

 

banksy occupy london

 

Ce n’est pas la nouveauté de la figure sociopolitique dépeinte que je critique. Au contraire, cet aspect m’intéresse, et disons que j’aime bien le modèle au profil hybride de ce plébéien-précaire-éduqué, aux parcours atypiques, aux activités multiples, contestataire et anti-hiérarchique, anti-croissance, anti-consommation, militant créatif et ludique, artiste marginal. On peut résumer tout cela au concept de l’auteur, « l’autonomie » dans la vie et dans le travail, même si le terme a été galvaudé, même la liberté est sans cesse contredite par la contrainte, l’épanouissement par l’aliénation, comme le rappelle l’auteur lui-même. Ce portrait me rappelle celui que j’avais essayé de dresser des militants sudistes, j’avais d’ailleurs fait moi aussi une typologie. La typologie des « déplacements » (p. 59), me semble centrée sur le rapport travail hors travail, ou l’interpénétration des sphères du public et du privé, elle identifie en effet un rapport d’autoréalisation dans le travail, et dans l’autre sens d’immersion du travail dans la sphère privée, de coopération égalitaire dans l’interconnaissance, d’investissement émotionnel au travail, enfin de rapport frugal au revenu et à la consommation. Je crois que l’on peut tous apprécier plus ou moins la figure contestataire, elle nous parle.

 

Mais l’ambiguïté du statut de cet objet, c’est notamment de savoir si l’on décrit un trend social objectif ou un type de contestation subjective. L’oscillation entre subjectif et objectif est très présente dans le texte. Mais on a du mal à savoir de qui l’on parle. On cherche des précaires et puis on s’aperçoit qu’il y a aussi des travailleurs. On cherche des prolétaires et puis on lit que c’est à cheval entre classes populaires et moyennes. L’auteur en dit trop ou pas assez : trop pour que nous puissions réduire son propos à une philosophie politique plébéienne. Pas assez pour tracer les contours socio-économiques de son objet.

 

Alors il s’agit pour moi plutôt d’un type social de militantisme ou de mouvance contestataire. Ce n’est pas une force sociale objective, un nouveau sujet historique qui remplacerait le prolétariat. Ce n’est pas une classe sociale, ni même une strate ou une couche sociale. Il est question d’un groupe social aux ramifications multiples qui se caractérise subjectivement plus qu’objectivement, de façon plus compréhensive qu’explicative, par un mode de vie contestataire, consistant essentiellement (en principe) en une subversion locale des rapports sociaux (plus égalitaires et plus enrichissants pour l’individu).

 

Là où le bât blesse, c’est que l’auteur prétend aussi l’objectiver, l’incarner dans une société à un moment donné, et qu’il ne le fait pas de manière satisfaisante, ni par une mise en perspective historique, ni par un trend social suffisamment défini. Du coup, il m’a semblé qu’il réactualise surtout un (vieux) débat d’idées.

 

Historiciser le plébéien

 

L’auteur ne parle pas trop sociologiquement de la plèbe. Il évoque des philosophes plébéiens ou l’adjectif plébéien chez les philosophes, au sens de cynique, révolté ou encore de « communauté existant publiquement ». L’adjectif plébéien renvoie à un « dispositif pratique politique » et le nom plèbe aussi : la plèbe est « un acte collectif qui fait exister un collectif » (introduction).

 

Il est intéressant de noter que la figure sociologique du plébéien au 19ème siècle est plus établie. Leur autonomie repose sur une autonomie économique : ce sont de petits indépendants. On connaît la thèse de Sewell selon laquelle ce sont les artisans et non les ouvriers d’usine qui ont fait les révolutions en France au 19ème. L’autonomie prenait la figure concrète de petits patrons ou de travailleurs indépendants qui possédaient leur outil de travail. Ce qui n’empêchait pas les bras nus, les journaliers, les prolétaires à la tâche de prendre toute leur part dans les soubresauts, dès la révolution française. Mais ce sont ces artisans « autonomes » que l’on voit par exemple prendre les places d’élus sous la Commune de Paris, sauf erreur.

 

C’est cette perte d’autonomie individuelle qui va rendre possible, ensuite, le « substitutisme » (du parti à la classe) : si la classe n’est pas capable d’autonomie, le parti va lui donner (au risque de se substituer à elle). Mais on peut dire aussi que, au sein du salariat français du 20ème siècle, ce sont toujours des ouvriers « plus autonomes » qui vont jouer un rôle (« d’avant garde ») auprès des ouvriers de base. Après avoir mis à leur tête des bourgeois républicains ou des artisans, les ouvriers du rang ont mis à leur tête les salariés plus instruits ou plus qualifiés, les « ouvriers professionnels » devenus « révolutionnaires professionnels ». Ainsi, les militants communistes à la Libération, chez Renault, étaient davantage des ouvriers professionnels, de même que les milieux syndicaux CGT.

 

On pourrait faire l’hypothèse que les plébéiens dont il est question sont les successeurs, qu’ils connaissent des formes radicales d’indépendance politique voire d’anarchie du fait de la précarisation ou de l’appauvrissement matériel et intellectuel de leur condition (à la faveur de la remise en cause des acquis socio-économiques). L’auteur évoque cet effritement du salariat et les tentatives nombreuses du retour au statut d’indépendant, sous des formes précaires.

 

Mais le terme d’autonomie a un contenu politique, comme on l’a vu plus haut. Du coup, il faut distinguer le contexte socio-économique et le type social de contestation décrit. Il y aurait des minorités actives délurées, voire émancipées, comme il y avait ou il y a des militants. Et comme pour ces militants, la question du sujet historique resterait posée : sur quelle force s’appuyer pour changer les rapports sociaux à l’échelle de la société entière ?

 

Sociologiser le plébéien

 

C’est l’idée d’un phénomène minoritaire (non pas les fameux « 99% » mais plutôt un nombre compris entre 5% et 10%) que l’on veut étayer ici. A la différence du pari marxien de développement du salariat, toutes les tendances objectives décrites ici sont « ambivalentes », pour reprendre le terme avec lequel l’auteur qualifie le travail : le temps libre, l’éducation, la tertiarisation.

 

La thèse d’un vecteur d’émancipation hors travail est simple : si la vie est moins contrainte par le travail, ne donne-t-elle pas accès à des activités plus libres, où travail, loisir, culture sont plus intimement mêlés, hybridés ? Le développement de l’école est un puissant vecteur pour arracher la jeunesse au travail, voire pour offrir une jeunesse (temps d’incertitude et de transition entre les loisirs de l’enfance et les contraintes du travail adulte) aux jeunes qui n’en avaient pas. Même le chômage, s’il n’est pas permanent, permet plus ou moins aux jeunes de jongler avec leur travail intérimaire. Le travail lui-même devient un enjeu de l’autonomie acquise grâce à l’élévation du niveau culturel, qui fait fuir les sales boulots et en particulier le travail parcellaire. Le processus d’émancipation s’appelle autonomisation, individualisation ou épanouissement individuel, qui s’autorise également de la diminution des appartenances de classe. Elle est néanmoins plus présente dans le domaine artistique et dans la jeunesse favorisée.

 

En effet, même si je penche de ce côté optimiste, il est difficile d’oublier tous les travaux sur l’inégalité des chances à l’école, voire sur la reproduction sociale par l’école. Il y a dans la France contemporaine une réactivation de l’élitisme social, le décalage entre le niveau scolaire des uns et des autres est impressionnant. D’autres pays sont beaucoup plus soucieux d’une politique scolaire égalitaire, d’un encadrement scolaire des plus faibles pour les faire rattraper les plus forts. En France on cherche surtout à libérer les plus forts du poids des plus faibles et d’ailleurs c’est vrai que les plus faibles sont animés d’une volonté de revanche qui fait que parfois on plaint en classe les plus forts, les plus intellos, qui doivent s’excuser d’être bon ou de lire des livres s’ils ne veulent pas être ostracisés par le groupe. Bref, le genre de problème qui nait de rapports sociaux scolaires inégaux.

 

Donc, comment concilier moyennisation scolaire et reproduction sociale ? En disant que les jeunes de milieux populaires qui s’élèvent par l’école sont minoritaires, comme les jeunes immigrés à science po, ou la jeunesse précaire des milieux artistiques. Je crois aussi que cela existe dans des milieux plus populaires, ou dans l’hybridation des classes in situ (sur un territoire ou dans une activité donnée) mais c’est forcément minoritaire. D’où le pourcentage donné plus haut.

 

En lien, l’argument générationnel : si le développement de l’éducation fait reculer le travail, si un temps de jeunesse a été démocratisé, l’auteur convient aussi des lourdeurs, des contraintes aliénantes. Il ne veut pas être naïf et il évoque le poids social de la précarité. Par contre, il s’en suit une conséquence qu’il ne tire pas : si la jeunesse est tiraillée par des contradictions, s’il y a une tension entre aliénation et autonomie, alors il est difficile de considérer la jeunesse comme force historique capable de renverser le vieux monde. Si les jeunes sont tout autant addicts à la société de consommation, aux marques de vêtement, aux équipes de foot, à la religion, à l’amour du gain, aux jeux violents, vidéo ou pas, à la Téléréalité et aux réseaux sociaux, ils ne sont pas sous l’effet d’un trend évolutif progressiste.

 

Quant au temps libre, l’auteur n’ignore pas sans doute les espérances déçues du passage aux 35 h (pas pour les patrons, on parle ici des salariés !). J’ai eu comme voisin de bureau au LISE-CNRS Daniel Gautrat, dit Mothé, sociologue ancien militant de Socialisme ou Barbarie. Son enquête sociologique sur les usages sociaux du temps libre était assez amère, il concluait aux progrès des activités marchandes, donc de la société de consommation, sur le temps dit libéré du travail. Cet aspect lui semblait dominer les autres activités non marchandes (bricolage, culture, jardinage, sociabilité, pour autant que tout cela échappe bien au marché). C’est d’ailleurs assez logique : pourquoi dans une société marchande le temps libre ne serait-il pas dominé par la logique marchande ?

 

Enfin, la tertiarisation. L’auteur dit que l’on ne doit pas se fixer sur le monde ouvrier d’industrie (avant de parler des industries culturelles). La tertiarisation des économies anciennement industrielles est un phénomène majeur que ne comprennent pas toujours par exemple les militants des pays émergents : alors qu’ils s’industrialisent, certains voient la France comme un symbole et une place forte du mouvement ouvrier, alors que ce sont largement eux qui vivent désormais la révolution industrielle. Ce paradoxe nous conduit à nous demander ce qu’est le secteur tertiaire. Vaste débat. Certains identifient une activité relationnelle comme dénominateur commun de toutes ses composantes commerciales, sanitaires, culturelles, touristiques, etc. D’autres disent qu’un cinquième ou un quart est du travail industriel déguisé, comme dans la sous-traitance aux grosses boites. En tous cas, il n’est pas possible d’en faire le temple de la révolution précaire : la plupart des emplois tertiaires ne sont ni précaires, ni jeunes, ni dédiés à la culture, comme dans l’exemple fourni par les plus gros contingents salariés : les professeurs, les infirmières et les aides soignantes. Ils et elles se précarisent certes, comme dans le cas des postiers. Mais pas tous au même rythme, heureusement. Et ils ne sont pas forcément de toute première jeunesse, d’ailleurs le baby boom s’est passablement transformé en papy boom.

 

J’en profite pour souligner que le livre contient peu de chiffres et l’exception des industries culturelles confirme la règle : il s’agit de pourcentages internes au secteur concerné, qui ne permettent pas de l’objectiver par rapport à d’autres.

 

Par contre, il y a un autre aspect objectif peu ou prou évoqué : les NTIC, le développement de l’informatique. J’y vois pourtant une double opportunité pour le camp progressiste. D’abord, pour qui veut savoir, écrire, s’informer, élargir ses horizons, nouer des contacts internationaux, avoir des activités culturelles ou artistiques, il me paraît difficile de ne pas y voir un amplificateur. Ou alors il faut oublier sa pratique quotidienne devant l’ordinateur. Ensuite, plus fondamentalement, c’est en même temps un support de l’autonomie individuelle. Steve Jobs ne fait pas partie du panthéon anarchiste mais il n’empêche que, si sa vision personnelle était bien de pouvoir permettre à chaque individu d’augmenter sa liberté individuelle en lui procurant un ordinateur individuel, on peut dire qu’il a gagné en grande partie son pari. Car le capitalisme a bien des tendances progressistes, mais elles ont pris un caractère assez sectoriel : pas la révolution industrielle mais des tendances économiques progressistes, ni dans le pétrole ni dans l’armement, mais davantage dans l’informatique, haut lieu de l’innovation technologique.

 

Un vieux ou un nouveau débat ?

 

Derrière cette question extérieure du subjectif et de l’objectif, il semble y avoir un débat chez l’auteur, une tension personnelle : celle entre le « vieux » et le « jeune » Marx. Le vieux Marx de la science pas marrante, celle que l’on recycle en sociologie, celle du Capital, et le jeune Marx joyeux de l’émancipation de l’homme par l’homme, cette émancipation des courants novateurs contre les vieux appareils. Le débat a fait fureur au tournant des années soixante dix, comme dans l’alternative théorique entre structuralisme et existentialisme – ou l’alternative politique entre trotskisme et spontanéisme. Personnellement, ce vieux débat me laisse songeur, parce que renoncer à l’une ou l’autre, la science ou l’émancipation, me semble appauvrissant.

 

Le supposé primat des pratiques m’interroge également. Page 7 et ailleurs, il est proposé un cheminement par l’expérimentation, le caractère exemplaire des pratiques remplaçant la (vieille) « prise de conscience ». Mais est-ce si sûr que des gens pratiquent sans discourir ? Des mecs ? Je demande à voir. Dans le documentaire Inventaire avant liquidation, sont présentés de chauds partisans de ce genre de pratiques (limitation du temps de travail, activités multiples, liens de type coopératifs, etc.). J’ai d’abord été séduit par leur discours sur le primat de la pratique et puis je me suis dit ensuite qu’ils étaient des êtres langagiers comme nous tous. Il y en a un qui expliquait par exemple ce qu’il faisait de son temps libéré : il passait beaucoup de temps à discuter avec les non convertis dont il évoquait d’ailleurs les arguments pour les réfuter. C’est l’une des rares femmes interrogées qui a dit que cultiver son potager était aussi alternatif que de faire des discours, en rougissant. Donc les rapports de genre et la division du travail n’étaient peut-être pas totalement abolis, ni le primat militant de la parole sur la pratique.

 

Sur la parole militante, il faut dire 4 choses : 1- c’est un travail, fatiguant ; 2 – Mais cela ne se confond pas avec une pratique, il y a certes les fameux « effets performatifs du langage », mais ils créent aussi de la confusion, car discours et pratiques sont le plus souvent distincts. 3 – Le primat de la pratique est un vieux topos militant mais les militants connus pour ce qu’ils ont fait sont rares ! Les militants ne font pas que parler mais c’est leur activité principale. D’ailleurs la nouveauté d’Occupy Wall street ne réside-t-elle pas pour beaucoup dans une nouvelle manière de parler, de faire circuler la parole, d’applaudir… ? 4 – Si les militants parlent tant, c’est sans doute aussi parce qu’ils en ont plus besoin que les autres. C’est comme si le lien social dépendait de la parole : le lien social n’étant évident que dans la routine institutionnelle qu’ils appellent à changer, les contestataires ont besoin de parler pour susciter un nouveau lien social, une sociabilité anti ou para institutionnelle. La parole, c’est un peu l’institution militante par excellence.

 

Pour conclure sur une note positive : le livre invite à réfléchir sur de nouvelles subjectivités contestataires. Il y a des gens créatifs, émancipés ou autonomes qui fourmillent au croisement de tendances contradictoires au sein du capitalisme actuel, dans les pays développés anciens mais aussi nouveaux. Il y a de nouvelles couches moyennes en mal d’insertion et les difficultés sociales greffées au niveau culturel croissant n’aboutissent pas qu’à de la soumission, mais aussi à des idées ou à des pratiques imaginatives et contestataires – des « échappées ». La question que j’ai posé c’est : y en a-t-il plus qu’il n’y avait de militants conscients dans le mouvement ouvrier ? Si oui, on est dans un capitalisme plus progressiste qu’auparavant. Sinon, il s’agit d’une nouvelle avant-garde. Et il faudrait la décrire un peu plus…

 

Séminaire ETAPE n°11 – L’éducation libertaire

onzième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Décembre 2014 –

 

L’éducation libertaire

 

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Débat autour de deux interventions :

 

  • Hugues Lenoir, enseignant-chercheur et militant libertaire (Fédération anarchiste), auteur entre autres d’Autogestion pédagogique et éducation populaire (Editions Libertaires, 2014)
  • Audric Vitiello, Maître de conférences en science politique ; auteur de Institution et liberté : l’école et la question du politique (L’Harmattan 2010), et de plusieurs articles universitaires : « L’exercice de la citoyenneté : délibération, participation et éducation démocratiques » (Participations n°5, 2013) ; « La démocratie agonistique : entre ordre symbolique et désordre politique » (Revue du Mauss n°38, 2011)

 
 

Contribution d’Hugues Lenoir
 

Éducation et pédagogie dans la tradition libertaire

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Par Hugues Lenoir

 

Enseignant-chercheur en Sciences de l’Education à l’Université de Paris Ouest Nanterre La défense et militant de la Fédération Anarchiste

Auteur notamment d’Autogestion pédagogique et éducation populaire : l’apport des anarchistes (Editions Libertaires, 2014)

 

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Introduction

 

Avant même la création de l’Internationale antiautoritaire en 1872 à Saint-Imier (Suisse), Gustave le Français, engagé durant la Révolution de 1848, membre de l’Internationale et de la « minorité » antiautoritaire durant la Commune [1] participe à la rédaction du Programme d’enseignement de l’association fraternelle des instituteurs et institutrices et professeurs socialistes suite à un appel dans le journal proudhonien Le Peuple en février 1849. Il apparaît comme l’une des premières sources de la pédagogie libertaire et syndicaliste. Ce programme a pour objectif de donner à tous indistinctement une égale instruction. Il fut largement soutenu par les unions ouvrières parisiennes qui permirent d’ailleurs de le publier. Il vise à donner « à la société un homme, un travailleur, un citoyen largement instruit de ses devoirs, propre à les remplir dans leur plus haute et plus saine expression »[2]. Education pour l’Egalité devant conduire de plus à la dignité du travail dans une société harmonieuse où « il ne peut y avoir des professions libérales, d’un côté, et des professions serviles, de l’autre »[3].

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Proudhon

 

De son côté, Proudhon reprend l’idée d’une éducation intégrale dans la trace de Charles Fourier. Fourier qui proposait déjà une société sans Etat reposant pour une large part sur une éducation libre et choisie par les apprenants eux-mêmes. Ainsi avant même la naissance « officielle » » de l’anarchisme social, le mouvement dont nous sommes les continuateurs s’est réclamé d’un éducationnisme révolutionnaire. Proudhon dans De la capacité politique des classes ouvrières a pour ambition d’œuvrer dans le sens de « l’émancipation intellectuelle du peuple »[4] et toujours clair voyant, il pressentait que l’école d’Eglise et/ou l’école d’Etat serait une machine à organiser la soumission des humbles et à n’offrir qu’une instruction élémentaire visant à enfermer la jeunesse et le futur producteur « dans l’étroitesse de ses fonctions parcellaires »[5], dans le travail aliéné. Car sans garantie et sans contrôle des associations ouvrières « l’enfant envoyé aux écoles ne sera toujours qu’un jeune serf dressé pour la servitude, au mieux des intérêts et de la sécurité des classes supérieures »[6]. Proudhon considère donc que « les associations ouvrières sont appelées à jouer un rôle important. (…), elles deviennent à la fois foyers de productions et foyers d’enseignement »[7], proposition que reprendront en leur temps les anarcho-syndicalistes ou Sébastien Faure. Edouard Dolléans, lecteur de Proudhon souligne que « l’union de l’atelier et de l’école permettra de restituer au travail sa signification et sa joie. L’alliance intime de l’enseignement humaniste et scientifique et l’apprentissage industriel est, aux yeux des ouvriers parisiens [souvent proudhoniens], la condition même de l’émancipation sociale »[8]. Ainsi Pierre Joseph Proudhon avait de fait conçu, c’est pourquoi le « parti du travail »[9] s’en empara, « un système d’éducation adéquat aux producteurs dans une société où le producteur serait souverain »[10].

 

L’Internationale

 

A partir de 1864 et de la création de l’Association Internationale des travailleurs (AIT) puis lors des congrès de l’Internationale antiautoritaire l’Education fut souvent, voire toujours évoquée lors des différents congrès.

En effet, dès le second congrès de l’A.I.T. à Lausanne en 1867 fut évoquée la nécessité d’un enseignement intégral inspiré de Proudhon. Le congrès émettra d’ailleurs « une résolution en faveur de l’organisation de l’école-atelier, et d’un enseignement scientifique, professionnel et productif »[11]. En effet, aux yeux des internationaux, « l’instruction et l’éducation sont (…) une des conditions de leur émancipation et comme l’affirme, l’un d’entre eux, Heligon : « l’absence d’instruction met le travailleur sous la dépendance de ceux qui la possèdent »[12]. Crainte d’une dictature de l’intelligentsia que Bakounine redoutait aussi de son côté lorsqu’il écrivait : « nous demandons pour le prolétariat non seulement de l’instruction, mais toute l’instruction, l’instruction intégrale et complète, afin qu’il ne puisse plus exister au-dessus de lui, pour le protéger et le diriger, c’est-à-dire pour l’exploiter, aucune classe supérieure par la science, aucune aristocratie de l’intelligence »[13]. Au congrès de Bruxelles en 1868, la question de l’éducation est de nouveau inscrite à l’ordre du jour ; son point quatre a pour thème : L’enseignement. James Guillaume rappelle dans ses souvenirs la motion adoptée alors et inspirée du texte de Lausanne : « le congrès invite les différentes sections à établir des cours publics suivant un programme d’enseignement scientifique, professionnel et productif, c’est-à-dire (un) enseignement intégral, pour remédier autant que possible à l’insuffisance de l’instruction que les ouvriers reçoivent actuellement »[14]. En 1869, un an plus tard au congrès de Bâle, l’éducation intégrale est inscrite au débat et fait l’objet d’une motion. Le congrès recommande en effet « à toutes les sections des groupes d’organiser dans leur sein des séances de discussion où sera abordée l’étude de tous les sujets se rattachant aux sciences, aux arts, aux métiers »[15]. Une telle place octroyée aux débats sur l’éducation dans les congrès démontre l’importance que lui donnaient les Internationaux pour une large part libertaire [16].

 

Les Bourses du travail

 

Il en sera de même en France où les Bourses du Travail mettront aussi régulièrement à l’ordre du jour de leurs travaux la question éducative. Fernand Pelloutier le 1er mai 1895 affirme que « la mission révolutionnaire du prolétariat éclairé est de poursuivre plus méthodiquement, plus obstinément que jamais, l’œuvre d’éducation morale, administrative et technique pour rendre viable une société d’hommes fiers et libres »[17]. A cette fin la plupart des Bourses créeront en leur sein des cours généraux ou professionnels, ouvriront des bibliothèques et certaines accueilleront les Université populaires… Pour donner quelques exemples, à Paris en 1900, le VIIIe Congrès des Bourses prit la décision suivante : « les Bourses devront immédiatement faire le nécessaire pour créer des cours populaires où, sous forme de lectures, seront commentés les écrits de tous les penseurs qui honorent l’humanité. Le Congrès invite, en outre, à faire tous leurs efforts pour compléter l’enseignement technique par l’enseignement primaire »[18]. En 1908 au Congrès de Marseille, le rapport du délégué de la Bourse du travail de Lorient, Yves-Marie Trévennec est intitulé « Les écoles syndicales et l’enseignement adapté à la classe ouvrière ». L’auteur y déclare que pour qu’une société égalitaire et libre voit le jour, il serait nécessaire que les individus « aient reçu une éducation spéciale, comme nous la voudrions pour nos enfants, nous qui savons quels germes tenaces a jetés dans nos cerveaux l’enseignement néfaste de l’école cléricale ou de l’école laïque. La classe ouvrière fut et continue à être instruite contre elle-même. L’éducation syndicale est toute à faire »[19]. Enfin en 1912, la Bourse du Travail d’Amiens se donne pour but en matière d’éducation « de compléter l’enseignement professionnel, de relever, par des cours et des concours d’apprentis, l’art manuel que la division du travail industriel moderne tend à faire disparaître, et de compléter, par des cours et des conférences d’enseignement général, l’éducation et l’instruction des classes laborieuses »[20]. Albert Thierry préconise même de ne pas se limiter à cette seule éducation secondaire syndicaliste, il préconise aussi une éducation générale supérieure adaptée aux besoins du travail. Cet « enseignement supérieur ouvrier » pluridisciplinaire sera dispensé dans le cadre de « l’université syndicale »[21]. En d’autres termes, « c’est par cette éducation que les prolétaires pourront ébaucher ou parfaire une organisation communale, régionale, nationale, (…), internationale de l’économique »[22], c’est-à-dire ébaucher puis construire une société basée sur les principes du fédéralisme proudhonien.

 

La CGT syndicaliste révolutionnaire

 

Quant aux animateurs de la CGT syndicalistes révolutionnaires où les anarchistes étaient nombreux, ils s’inscrivent naturellement dans la tradition éducationniste libertaire. Emile Pouget, secrétaire général adjoint de la C.G.T. et talentueux rédacteur du Père peinard, considère que l’émancipation sociale du mouvement ouvrier est étroitement liée à sa formation. Pour lui, « la besogne du syndicat qui prime sur toutes les autres et qui lui donne son véritable caractère de combat social est une besogne de lutte de classe ; elle est de résistance et d’éducation »[23].

Georges Yvetot s’inscrivant dans la trace de Fernand Pelloutier écrit : « la transformation sociale n’étant que la somme des transformations individuelles, nous pouvons conclure que l’éducation individuelle et collective faite dans certains syndicats ouvriers y contribuera énormément »[24]. Et Paul Delesalle qui assumera lui aussi des responsabilités importantes à la C.G.T. considère que le syndicalisme se doit d’œuvrer à « l’éducation morale des travailleurs »[25], qu’il faut entendre comme une élévation morale et culturelle des individus dans et par le syndicalisme. Comme le confirme un observateur de l’époque, Auguste Pawlowski : « le syndicalisme confédéral se regarde non seulement comme rénovateur, mais encore comme moralisateur et éducateur »[26].

Par la suite malgré la bolchévisation du syndicalisme après 1921, le courant libertaire et révolutionnaire affaibli maintiendra ses positions sur l’éducation héritées de l’Internationale antiautoritaire. Il réaffirme et adopte dans la Charte de Lyon au congrès constitutif de la C.G.T.-S.R. (syndicaliste révolutionnaire) qui se déroule les 1er et 2 novembre 1926 que « le syndicalisme dans la période pré-révolutionnaire (…) sera mener à bien la besogne de documentation, d’éducation technique et professionnelle en vue de la réorganisation sociale, (et) sera réaliser dans les meilleures conditions l’apprentissage de classe à la gestion »[27]. Il s’agit donc bien encore de former l’ensemble de la Classe à la gestion et à l’organisation de la société future. Cette déclaration en matière de formation sera reprise in extenso en 1946 dans la Charte de Paris, lorsque fut créée, à la suite de la C.G.T.-S.R. autodissoute en 1939, la Confédération Nationale du Travail (C.N.T.)[28]. Pierre Besnard, animateur de la C.G.T.-S.R. réaffirme la filiation éducationniste et l’importance des enjeux pour les révolutionnaires de la formation, tant en matière de préparation que de réalisation d’un Monde nouveau [29]. Cette continuité de pensée est si forte et si constante que, dans son ouvrage majeur Les syndicats ouvriers et la Révolution sociale publié en 1930, Pierre Besnard écrit dans le chapitre qu’il consacre, dans la tradition, à l’éducation : « j’ai lu et relu les quelques pages que James Guillaume consacre à cette question. Je ne vois rien à y ajouter (…). Ecrites en 1876, elles restent d’aujourd’hui »[30]. Pour lui, « le problème que nous avons à résoudre est donc, toujours et comme tous les autres, d’abord un problème d’éducation, de formation syndicaliste »[31] et « si le syndicat sait faire œuvre de prospection et de formation, avec toute la patience, en même temps que toute la célérité que nous imposent les événements, il sera capable de faire face à sa tâche »[32], à savoir la Révolution sociale.

 

Le mouvement anarchiste espagnol

 

De son côté le mouvement libertaire et syndicaliste espagnol, lui aussi héritier de l’Internationale s’inscrit aussi dans la nécessité de développer l’Education pour engager et réussir le processus de transformation radicale. Ainsi, la 3e séance du Congrès fondateur de la CNT en 1910 adopte une résolution qui vise à « créer, dans toutes les localités où cela sera possible, des groupes consacrés uniquement à la divulgation des principes syndicalistes au sein de la classe travailleuse, en particulier chez les jeunes ouvriers. Ces groupes devront servir aussi de lieu éducatif pour constituer un vivier de compagnons apte à parler au public dans les meetings, faire des conférences, écrire dans les journaux et toutes les autres formes d’activités syndicales »[33]. On connaît par ailleurs le rôle important des athénées libertaires dans la montée en puissance et en culture du mouvement anarchiste ibérique. Le Congrès de Saragosse, prélude à la Révolution sociale libertaire réaffirmera le principe d’éducation. Face à « de nombreux obstacles traditionnels, à cause du retard culturel, à cause de l’instinct de propriété et de d’individualisme qui complique la captation des masses paysannes à des fins collectivistes. Le mouvement anarcho-syndicaliste paysan peut et doit vaincre ces obstacles au moyen d’une propagande claire, vaste et tenace de ses fins idéologiques, et d’une tâche éducative et syndicale qui développe, parmi les travailleurs de la campagne, leurs habitudes de solidarité collective qui les dispose et les prépare, sans réserve et dans leur propre intérêt, pour l’implantation du régime communiste libertaire »[34]. L’éducation est donc essentielle et consubstantielle du projet anarchiste et le même congrès de souligner que « le problème de l’enseignement devra être abordé avec des procédés radicaux. En premier lieu, l’analphabétisme devra être combattu énergiquement. On restituera la culture à ceux qui en furent dépossédés (…). L’enseignement en tant que mission pédagogique visant à éduquer une humanité nouvelle, sera libre, scientifique et identique pour les deux sexes »[35].

 

Principes et réalisations

 

Au-delà de l’élaboration de principes généraux quant à l’importance de l’éducation dans le processus révolutionnaire anarchiste dont je pourrais encore multiplier les exemples, notre mouvement fut et est encore, malgré son déclin dans la seconde moitié du XXe siècle, à la pointe de l’innovation, des réflexions et des expérimentations pédagogiques.

James Guillaume, lui-même éducateur et collaborateur du Dictionnaire pédagogique rédigé à l’initiative de Fernand Buisson énonça en quelques lignes les principes de la pédagogie libertaire et autogestionnaire. Dans son texte de 1876, Idées sur l’organisation sociale, il tient les propos suivants sur le fonctionnement pédagogique des espaces éducatifs : « dans leurs réunions, les enfants seront complètement libres : ils organiseront eux-mêmes leurs jeux, leurs conférences »[36].Guillaume affirme bien là le principe premier de l’autogestion pédagogique, à savoir celui de pouvoir décider collectivement de son activité d’apprentissage, en d’autres termes, ceux-là mêmes d’Albert Thierry, de vivre et de mettre en place l’action directe pédagogique. Et Guillaume d’ajouter : « ils établiront un bureau pour diriger leurs travaux, des arbitres pour juger leurs différends, etc. »[37]. N’est-ce pas ici la préfiguration d’un « soviet » de classe ou d’école, un conseil où les enfants organisent leurs débats, prennent des décisions, gèrent leurs éventuels différends et conflits. Conseil que l’on trouve aujourd’hui mis en place dans les écoles où se pratiquent des pédagogies progressistes. Et il ajoute : les enfants ainsi « s’habitueront […] à la vie publique, à la responsabilité, à la mutualité »[38]. Guillaume préconise l’apprentissage in vivo de l’autogestion pédagogique, non pas aux seules fins d’apprentissages de savoirs académiques ou professionnels mais à des fins sociales. « L’école du peuple » doit permettre au peuple de développer son propre système de valeur et de fonctionnement, d’expérimenter des pratiques libertaire par l’éducation et dans l’éducation. L’école, la classe deviennent des laboratoires sociaux où se construisent, se débattent, se décident, se testent, se perfectionnent… d’autres modalités de gestion et d’administration des sociétés humaines. La pédagogie libertaire de l’autogestion est donc initiatrice et préfiguratrice de fonctionnements sociaux différents, non plus ceux de la compétition mais ceux de la saine émulation et de la gestion collective du bien commun.

C’est ce que préconisaient les théoriciens anarchistes et syndicalistes révolutionnaires. Ce sont ces mêmes principes qui furent mis en œuvre ultérieurement dans de nombreuses circonstances. Que ce soit à Cempuis (1880-1894) dans l’Oise avec cet autre membre de l’AIT que fut Paul Robin où la pédagogie intégrale prônée par Proudhon fut expérimentée durant quatorze ans. Mais aussi pédagogie active, coopérative et de la découverte car pour Robin « aux éducateurs à aider [les enfants] à trouver les réponses à leurs questions, soit dans l’expérience, soit dans les réunions avec les camarades, soit dans les livres et le plus rarement possible à leur répondre directement eux-mêmes »[39]. Que ce soit La Ruche (1904-1917) animée par l’anarchiste Sébastien Faure qui bénéficia du soutien des syndicats de la seine de la CGT. Ruche qui prit la forme d’une coopérative intégrale où travail et éducation étaient intimement associés et où pour l’éducateur, écrit Faure « l’important, c’est de lui [à l’enfant] apprendre à apprendre »[40]. Ou encore les expériences conduites par les Maîtres-camarades de Hambourg (1919-1933) qui visaient à développer chez l’enfant « un sens de responsabilité envers les êtres humains parmi lesquels il vit »[41], en d’autres termes à développer son humanité et sa sociabilité. Voire les centaines d’école Ferrer de Catalogne (150 en 1908) qui se multiplièrent de par le Monde comme au Portugal, au Brésil, au Pays-Bas… Ecoles rationalistes et modernes où il s’agissait une fois de plus de permettre aux apprenants de s’épanouir et se réaliser en toute liberté et d’échapper aux projets des « gouvernements [et des Églises qui] ont toujours veillé à diriger l’éducation du peuple [car] ils savent mieux que personne que leur pouvoir repose totalement sur l’école et c’est pour cela qu’ils la monopolisent avec chaque fois plus d’acharnement »[42]. Mais aussi, l’école Ferrer de Lausanne créée en 1910 qui était placée sous le patronage de la Fédération des unions ouvrières de Suisse romande et du pédagogue libertaire Henri Roorda qui refusait le bourrage des crânes (sic) et qui pensait qu’« à l’école, les enfants pourraient s’instruire mutuellement. Mais la consigne est formelle : – « Ne vous aidez pas les uns les autres ! – Collaborer, c’est tricher [43] » déplorait-il.

autogestion - H. LenoirDans une période plus récente d’autres riches expériences furent entreprises comme l’école Da Ponte au Portugal née après la révolution des Œillets de 1974 et où plusieurs centaines d’enfants s’éduquèrent ou l’école Bonaventure (1993-2001) à Oléron qui se définissait comme une expérience d’éducation « à et par la liberté, l’égalité, l’entraide, l’autogestion et la citoyenneté (…) brandissant haut et clair le drapeau de la laïcité, de la gratuité, d’un financement social, de la propriété collective, de l’égalité des revenus »[44]. En clair comme un projet d’éducation libertaire revendiqué « en incluant une pratique scolaire à un mouvement social et culturel, [afin de renouer] avec l’éducation populaire du début du siècle»[45] et les autres expériences libertaires éducatives. Ou encore comme les lycées expérimentaux en France dont le LAP (lycée autogéré de Paris) qui a fêté ses trente ans en 2012 et ou plusieurs milliers de lycéens ont séjournés et qui, au-delà des apprentissages académiques, tend à développer chez les jeunes apprenants d’autres pratiques sociales autogestionnaires. Car « vivre et agir parmi d’autres de manière réfléchie est une condition préalable à la compréhension de la citoyenneté à l’échelle d’une nation ou à l’échelle de la planète »[46]. Enfin, et sur le terrain de l’éducation des adultes la relance à Saint-Denis par des militants de Fédération anarchiste d’une université populaire, la Dionyversité qui se définit comme un projet politique, social et éducationniste explicite qui inscrit sa visée émancipatrice dans un cadre autonome se revendiquant clairement de « la capacité politique (donc éducationniste) des classes ouvrières » (1865) de Pierre-Joseph Proudhon et de Fernand Pelloutier afin que chacun puisse accéder à la compréhension des causes de sa domination économique et sociale. Elle tente aussi de développer localement toutes les initiatives possibles d’auto-organisation (AMAP, bibliothèque, atelier informatique, jardin partagé…) et de reprendre, le cas échéant, des initiatives impulsées sur d’autres territoires, comme le festival Bobines rebelles de la Creuse. En d’autres termes, l’Université Populaire (au sens large) vise à multiplier sur tous les terrains des initiatives auto-organisées et pas seulement des structures d’acquisition de savoir formel, mais toutes les initiatives sociales directes, toujours porteuses, qu’elles soient pérennes ou non, d’apprentissage, de valeurs et de sociabilité nouvelles.

 

Conclusion

 

Cette communication à nos rencontres internationales de Saint-Imier de 2012, 140 ans après la création de l’Internationale antiautoritaire contribuera à démontrer que les tâches d’éducation s’inscrivent fortement et depuis sa fondation dans la tradition libertaire. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle éducation autoritaire visant à conformer la femme et l’homme nouveaux aux visées et aux désirs d’une minorité « éclairée » mais de permettre à chacun et chacune de se réaliser et de s’épanouir dans toutes ses dimensions de et par la liberté. La cohérence entre projet social et projet éducatif anarchiste est forte et logique, on ne crée pas une société libre sans une éducation libre. C’est ce que nos prédécesseurs avaient compris, à nous d’agir dans cette direction pédagogique et sociétale.

 

Hugues Lenoir

Présentation aux Rencontres internationales anarchistes à Saint-Imier 2012 (8-12 août)

 

 

Pour en savoir plus (ouvrages d’Hugues Lenoir) :

 

  • Éduquer pour émanciper, Éditions CNT-RP, Paris, 2009
  • Henri Roorda ou le Zèbre pédagogue, Éditions du Monde libertaire, Paris, 2009
  • Éducation, autogestion, éthique, Éditions libertaires, Saint-Georges-d’Oléron, 2010
  • Précis d’éducation libertaire, Éditions du Monde libertaire, Paris, 2011.
  • Pour l’éducation populaire, Éditions du Monde libertaire, Paris, 2012.
  • Autogestion pédagogique et éducation populaire : l’apport des anarchistes, Éditions libertaires, Saint-Georges-d’Oléron, 2014
  • Madeleine Vernet, Éditions du Monde libertaire, Paris, 2014

 

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[1] L’Education laïque et gratuite fut d’ailleurs l’une des préoccupations premières de la Commune de Paris.

[2] Lefrançais G., 1972, Souvenirs d’un révolutionnaire, Société encyclopédique française et Éditions de la Tête de feuilles, Paris, en annexe Programme d’enseignement, p. 485.

[3].Ibid., p. 468.

[4] Proudhon P.-J., 1977, De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, Les Editions du Monde libertaire, t. 2, p. 335.

[5] Dommanget M., 1973, Les grands socialistes et l’éducation, Paris, A. Colin, p. 252, ici Maurice Dommanget cite Proudhon.

[6] Proudhon P.-J., De la capacité politique des classes ouvrières, op. cit., t. 2, p. 337.

[7] Ibid., p. 344.

[8] Dolléans E., 1957, Histoire du mouvement ouvrier, Paris, A. Colin, t.1, p. 282.

[9] Allusion au texte d’Emile Pouget, Le parti du travail, Paris, Editions CNT-RP, 1997.

[10] Dommanget M., op. cit., p. 248.

[11] Dolléans E., op. cit., t. 1 p. 304.

[12] Ibid., t. 1, p. 307.

[13] Baillargeon N., 2005, Education et Liberté, Tome 1, 1793-1918, Montréal, Lux éditeur, p. 165.

[14] Guillaume J., 1980, L’internationale, documents et souvenirs, Genève, Ed. Grouauer, t. 1, p. 70.

[15] Terrot N., 1983, Histoire de la formation des adultes en France, Paris, Edilig, p. 52.

[16] Terme non employé à l’époque mais qui définit bien la sensibilité de nombre de congressistes.

[17] Pelloutier F., propos du 1er mai 1895 que l’on retrouve in Les syndicats en France, Paris, Librairie ouvrière, 1897, p. 15.

[18] Leroy Maxime, 2007, La Coutume ouvrière, Paris, Editions CNT-RP, Tome 1 (1ère édition 1913), p. 434.

[19] Cité par Hamelin D., « Les Bourses du travail : entre éducation politique et formation professionnelle », in Le Mouvement social, n°23, mai-juin 2011, p. 27.

[20] Leroy Maxime, op. cit., p. 302.

[21] Thierry A., 1986, Réflexions sur l’éducation, op. cit., pp. 142-143 et p. 148.

[22] Ibid., p. 166. J’ai volontairement retranché de la citation l’adjectif « coloniale » qui aujourd’hui pourrait être mal interprété.

[23] Pouget E., 1997, La confédération générale du travail suivi de Le parti du travail, Paris, Editions CNT, p. 140

[24] Lorulot A., Yvetot G., 1909, Le syndicalisme et la transformation sociale, Paris, Librairie internationaliste, p. 15. Cette brochure reprend une série d’articles parus dans Le libertaire en 1905 reflétant le débat dans le milieu anarchiste sur la place du syndicalisme.

[25] Delesalle P., 1907, La Confédération Générale du Travail, Paris, La Publication sociale, p. 9.

[26] Pawlowski A., 1910, La Confédération Générale du Travail, Paris, Alcan, p. 95.

[27] Charte de Lyon, ronéotée, supplément à Solidarité ouvrière, n° 50, publiée par l’Alliance syndicaliste, s.d.

[28] Charte du Syndicalisme révolutionnaire dite charte de Paris (1946), Paris, Ed. CNT, 1978, p.8.

[29] Allusion à Besnard P., Le monde nouveau, organisation d’une société anarchiste, édité par le groupe de Fresnes-Antony de la Fédération anarchiste, 4ème édition, s.d.

[30] Besnard P., 1978, Les syndicats ouvriers et la Révolution sociale, Editions le Monde Nouveau, Besançon (?), p. 320.

[31] Besnard P., 1990, L’éthique du syndicalisme, Paris, Ed. CNT-RP, p. 46. Il s’agit bien ici de formation dans l’esprit « syndicaliste » et non de la formation exclusive des syndicalistes.

[32] Ibid., pp. 50-51.

[33] 1910, Naissance de la CNT, 2010, Paris, Editions CNT-RP, p. 93.

[34] Dupont C., 2002, Ils ont osé ! Espagne 1936-1939, Paris, Editions du Monde libertaire. p. 132, Résolution du Congrès de Saragosse, 8 mai 1936.

[35] Collectif Equipo Juvenal Confederal, 1997, La collectivité de Calanda, Ed. CNT-RP, pp. 28-29.

34 Guillaume J., « Idées sur l’organisation sociale », in Besnard P., 1978, Les Syndicats ouvriers et la Révolution sociale, Éditions le Monde nouveau, Besançon (?), p. 324.

[37]Ibid., p. 324.

[38]Ibid., p. 207.

[39] Cité par Brémand N., 1992, in Cempuis, une expérience d’éducation libertaire à l’époque de Jules Ferry, Éditions du Monde libertaire, Paris.

[40] Faure S, 1992, Écrits pédagogiques, Éditions du Monde libertaire, Paris, p. 41.

[41] Schmid J.-R., 1936, Le Maître-camarade et la Pédagogie libertaire, Éditions Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, p. 47.

[42] Francisco Ferrer i Guardia, 2009, L’École moderne, BXL laïque, Bruxelles, pp. 50-51 ; entre crochets, ajouté par moi.

[43] Roorda H., 1969-1970, « Avant la grande réforme de l’an 2000 », Œuvres complètes, t. 2, Lausanne, Editions L’âge d’homme. p. 157.

[44] Collectif, 1999, La Farine et le Son, bilan d’une république éducative libertaire, Bonaventure, Éditions du Monde libertaire/Editions Alternative libertaire, Paris-Bruxelles), p. 3.

[45] Collectif, La Farine et le Son, bilan d’une république éducative libertaire, Bonaventure, op. cit., p. 63.

[46] Site du LAP : http://www.l-a-p.org/ (LAP).

 

Séminaire ETAPE n°10 – Anarchisme, non-violence et Black Blocs

Dixième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Novembre 2014 –

 

Anarchisme, non-violence et Black Blocs

 

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Autour de contributions proposées par :

 

  • Manolo Cervera-Marzal (auteur notamment de Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, éditions Aux forces de Vulcain, 2013 ) à propos de la non-violence
  • Wil Saver (militant d’Alternative Libertaire, a eu une expérience il y a plusieurs années dans les Black Blocs), à propos de la violence de basse intensité des Black Blocs

 

Manuel Cervera-Marzal | contribution 1

La violence révolutionnaire est-elle nécessaire ?

 

Par Manuel Cervera-Marzal

 

Auteur notamment de : Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King (éditions Aux forces de Vulcain, 2013) et de Gandhi. Politique de la non-violence (Michalon Éditeur, collection « Le bien commun », 2015)

 

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En s’inspirant des idées de Gandhi, cet article ambitionne de repenser à nouveaux frais la question des justifications éthico-politiques de la violence révolutionnaire. Après avoir identifié cinq registres de légitimation de l’emploi des armes dans le renversement du capitalisme, nous montrerons qu’aucun d’entre eux ne satisfait aux conditions stratégiques et éthiques d’une révolution « réussie ». Mais, si la violence révolutionnaire doit être bannie, sommes-nous condamnés à la passivité et à une lâche acceptation de l’ordre établi ? En partant du constat que tout pouvoir repose en grande partie sur le consentement des sujets, ne peut-on pas élaborer une stratégie révolutionnaire non-violente, fondée sur le refus de collaborer avec les institutions génératrices d’injustice ?

 

Dans cet article, nous partirons de l’hypothèse selon laquelle une révolution, c’est-à-dire un renversement de l’ordre politique et économique, est nécessaire [1], ne serait-ce que du fait de l’irrationalité d’un système capable de nourrir 12 milliards de bouches mais dans lequel 17 000 enfants meurent quotidiennement de malnutrition [2]. Ceci étant posé, une question surgit immédiatement, celle de la légitimité de la violence, que l’on considère généralement comme inhérente à tout processus révolutionnaire. Il s’agit là d’une question philosophique pérenne, quasi-éternelle, que tout révolutionnaire, d’hier comme de demain, de Paris comme de Tunis, ne saurait éviter.

 

Deux récentes contributions ont réouvert le débat et méritent d’être mentionnées. Dans une conférence [3] prononcée au colloque « Marx International » en octobre 2004, le philosophe français Etienne Balibar exprimait son regret devant ce qu’il nommait la « rencontre manquée » du XXe siècle, celle de Lénine et Gandhi. A ceux qui opposent stérilement ces deux plus grands « théoriciens-praticiens révolutionnaires » du siècle passé, Balibar propose une articulation féconde entre dictature du prolétariat et désobéissance civile. Cette nouvelle hypothèse stratégique – une révolution combinant les mérites respectifs de la violence et la non-violence – enseignerait aux révolutionnaires d’aujourd’hui que leur lutte, pour être victorieuse, doit respecter un « principe d’autolimitation », par lequel est laissé à l’adversaire un moment d’ouverture pour lui offrir l’opportunité de transformer son point de vue. George Labica, autre philosophe français issu de la tradition marxiste, formula en 2005 une réponse lapidaire [4] à l’invitation de Balibar à repenser à nouveau frais le couple violence/non-violence dans son rapport à la révolution. En affirmant que « la violence n’est pas un choix », Labica soutient – de manière à peine voilée – qu’elle est une nécessité et qu’elle s’en trouve, de ce fait, justifiée. D’où il s’ensuit que la non-violence est « incapable de dépasser le stade des louables intentions » et que, pour se libérer, les opprimés devront impérativement en passer par les armes et le « terrorisme de résistance » (comme en Irak ou en Palestine). Le clivage entre Balibar et Labica [5] concerne la légitimité de la violence révolutionnaire. Aussi souhaitons-nous, dans la suite de ce texte, identifier les arguments régulièrement mobilisés dans ce débat sans fin.

 

Une définition restrictive de la violence, que nous ferons nôtre, fait consensus. Elle désigne comme « violente » toute atteinte volontaire à l’intégrité physique d’un ou plusieurs être(s) humains. Sont ainsi exclus de cette définition les dommages corporels dus au hasard, à la fatalité ou aux phénomènes naturels, de même que les atteintes à l’intégrité morale ou psychologique, car il est évident qu’une révolution, même des plus pacifiques, ne va pas sans heurter les mentalités, ou rompre avec les idées communément admises, parfois d’origine immémoriale. La violence désigne donc une atteinte physique dans laquelle est engagée une responsabilité humaine. Partant, la « violence révolutionnaire » est la forme spécifique de violence physique visant le renversement de l’ordre établi et, dans sa version marxiste et anarchiste, l’abolition de l’Etat et le dépassement du capitalisme. Elle se donne pour horizon l’édification d’un monde commun, de ce que Gandhi appelle une société non-violente, Marx le communisme et les libertaires l’anarchie. Chacun nommera cette société comme il le souhaite, du moment qu’il entende derrière l’abolition de la propriété privée des moyens de production et l’instauration du régime politique qui lui correspond : une démocratie directe et fédéraliste.

 

L’Etat revendiquant, avec succès, le monopole de la violence physique légitime (armée et police) sur un territoire donné [6], les opprimés en état de révolte disposent bien rarement des fusils et des tanks pour défendre leur cause. Mais lorsqu’ils ont la possibilité de s’armer, une question se pose alors à eux : doivent-ils user ou non des moyens de violence qui sont à leur disposition ? Cette question jamais résolue nous semble des plus cruciales concernant la stratégie révolutionnaire dans son ensemble. La violence révolutionnaire est-elle jamais légitime ? Si oui, pourquoi ? Si non, que substituer aux méthodes d’action violentes ? Pour répondre à ces questions, il convient de commencer par un inventaire des arguments qui, de tout temps, ont été mobilisés pour défendre la légitimité éthico-politique de la violence révolutionnaire. Cinq axes de justification se font jour. Les révolutionnaires de tout poil les ont bien sûr sélectionnés, combinés et adaptés en fonction des circonstances historiques, des contextes politiques et de leurs idéologies spécifiques.

 

1) La violence défensive : La violence est légitime car elle n’est qu’une contre-violence. Il s’agit exclusivement d’une réponse à une agression première, à savoir la violence institutionnelle de l’Etat ou, dans les situations de montée du fascisme, à la violence organisée de la bourgeoisie, de ses milices et de ses nervis. Le caractère secondaire et dérivatif de la violence révolutionnaire dédouane ceux qui l’ont perpétré de leur responsabilité morale.

 

2) La violence historique : La violence est dans ce cas présentée comme inscrite dans les lois de l’Histoire. Le déroulement des révolutions passées est là pour en témoigner. La violence est légitime car nécessaire pour permettre au passé d’accoucher de l’avenir, selon la formule fameuse de Marx. Sans elle, point de salut historique.

 

3) La violence cathartique : La violence révolutionnaire possède une valeur libératrice et réparatrice. Elle permet aux opprimés d’expurger la douleur si longtemps intériorisée. En se vengeant, ils recouvrent leur dignité et acquièrent leur indépendance. En tant que sacrifice rédempteur, la violence ouvre la voie à l’avènement d’un « homme nouveau ».

 

4) La violence révélatrice : En précipitant la répression policière et militaire, la violence a pour but de révéler la véritable nature intrinsèquement « fasciste » de l’Etat. Il s’agit de provoquer ce dernier pour l’amener à dévoiler aux yeux de tous que – derrière les fallacieuses idéologies du bien commun et de la souveraineté populaire – la force constitue en dernière analyse son seul et unique fondement.

 

5) La violence efficace : Les protestations verbales et les déclarations d’intentions n’ont jamais changé le monde. La non-violence n’est par ailleurs qu’une forme dissimulée de lâcheté et de réformisme petit-bourgeois, reculant devant l’usage des moyens nécessaires à la réalisation des fins. Pour la révolution, il n’est donc qu’une seule solution : l’action violente (minoritaire ou de masse).

 

Ces arguments ne nous semblent pas tenir, et nous aimerions le montrer, en nous inspirant, une fois n’est pas coutume, de la pensée de Gandhi. Loin de nous l’idée de saupoudrer d’un peu de folklore asiatique la sérieuse discussion révolutionnaire sur le rôle de la violence. Il faut considérer avec le plus grand respect et une attention soutenue les apports du Mahatma sur la question. Il est d’ailleurs regrettable que les traditions marxiste et libertaire – à quelques exceptions près [7] – aient totalement fait l’impasse sur les enseignements de Gandhi. Toute révolution, soutenait Simone Weil, n’est que le produit des moyens employés pour la faire aboutir. A ce titre, n’avait-elle pas raison d’affirmer que « plus il y a de violence, moins il y a de révolution »[8] ? Reprenons un à un, pour les critiquer, les cinq arguments présentés ci-dessus.

 

1) La violence défensive : Il est indéniable que la violence des prolétaires, des colonisés ou des esclaves n’est qu’une réponse à celle de leurs oppresseurs. Ce fait ne saurait être contesté, si l’on prend la peine d’observer les situations révolutionnaires passées. Mais suffit-il à rendre cette violence légitime ? Une donnée supplémentaire doit être prise en compte. Dans une guerre civile révolutionnaire, l’adversaire adoptera lui aussi la stratégie de légitimation de la « violence défensive ». La violence initiale et fautive, c’est toujours celle de l’autre. Aussi, pour sortir de cette spirale infernale où toutes les violences sont « légitimes » et où toutes s’exercent donc sans limite, il n’est qu’une seule solution : le désarmement unilatéral. Sans quoi le monde court à sa perte, à sa disparition au sens littéral. Mais attention, qui dit se désarmer ne dit pas arrêter de lutter. Il s’agit au contraire de lutter autrement. Il ne faut pas par ailleurs tomber dans un relativisme éthique absolu. Dire que la violence défensive n’est pas légitime ne signifie pas que toutes les violences se valent. La violence spontanée vaut mieux que celle préméditée, la violence défensive est préférable à celle agressive, et la violence d’une minorité opprimée est plus compréhensible que celle des oppresseurs organisés.

 

2) La violence historique : Un bref raisonnement par l’absurde suffit à réfuter l’idée que la violence serait inscrite dans les « lois de l’histoire ». Si la loi du talion prévalait, notre espèce aurait disparu depuis des siècles, puisque la logique du « œil pour œil » aurait tôt fait de rendre tout le monde aveugle. Or, nous sommes là pour le constater, tel n’est pas le cas. Une seconde manière de réfuter la thèse de la violence comme nécessité historique revient à remarquer que, contrairement à ce qu’a longtemps soutenu un certain marxisme orthodoxe, nous savons aujourd’hui que, violence ou non, il n’est pas de « lois » de l’Histoire. L’homme a beau être soumis à un conditionnement social, l’histoire en tant que catégorie transcendante hors de notre portée n’est qu’un fantasme métaphysique et fataliste, un fétiche si l’on veut. « Les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances », écrivaient Marx et Engels dans L’idéologie allemande (1846), brisant ainsi l’alternative binaire entre un matérialisme vulgaire et un idéalisme humaniste. Dans la même veine, explique Cornelius Castoriadis, le propre d’une société autonome est de rompre avec l’imaginaire hétéronome d’une nécessité historique et de prendre conscience que l’humanité est à l’origine de ses propres lois et institutions.

 

3) La violence cathartique : Faut-il vraiment faire souffrir celui qui nous a opprimé pour se sentir soulagé ? Dans certains cas parfois. Mais cette sadique thérapie suffit-elle à consacrer un « droit à la vengeance » ? Une société future, radicalement différente de celle-ci, ne devrait-elle pas plutôt, autant que faire se peut, instituer une logique politique du pardon ? Peut-on rendre un tyran entièrement responsable des souffrances infligées à ses sujets, et en retour permettre à ces derniers de soulager leurs malheurs en égorgeant leur maître ? En outre, peut-on imputer la responsabilité des maux sociaux du capitalisme aux seuls capitalistes et ainsi exiger qu’ils en soient violemment punis ? Non, car il ne faut jamais oublier que, de même que les prolétaires sont à leur place non par incompétence individuelle ou choix volontaire mais du fait des mécanismes impersonnels qui assurent la reproduction sociale, les bourgeois n’occupent majoritairement leur position sociale que parce que leurs pères, et les pères de leurs pères, l’occupaient. On ne choisit jamais entièrement d’être exploiteur, ou de vivre des revenus – passés et/ou présents – de l’exploitation. Marx écrivait ainsi qu’on ne peut rendre « l’individu responsable des rapports dont il reste socialement la créature, quoiqu’il puisse faire pour s’en dégager »[9], si bien que l’on peut affirmer, avec Marx lui-même, que les dominants sont dominés par leur propre domination (comme le thésauriseur est « dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite »[10]).

 

4) La violence révélatrice : Cet argumentaire caractérise avant tout les groupes d’action directe tels que la RAF allemande ou les Brigades rouges italiennes. Selon eux, les attentats terroristes contre les représentants de l’Etat ont pour effet d’entraîner la répression policière, dévoilant ainsi que l’Etat n’a aucune légitimité puisqu’il ne fonde son pouvoir que sur la force armée. Mais de telles violences sont-elles réellement nécessaires pour illustrer la nature bourgeoise et essentiellement conservatrice de l’Etat ? Cette nature n’est-elle pas déjà d’une évidence flagrante ? Et quand bien même les yeux de chacun n’auraient pas été dessillés sur cette « évidence », ne vaut-il pas mieux perfectionner l’élaboration et la diffusion des idées révolutionnaires – de manière à mieux convaincre les gens sur cette question – que de commettre des violences immorales car touchant souvent des innocents et contreproductives car discréditant ainsi le mouvement ouvrier révolutionnaire dans son ensemble ?

 

5) La violence efficace : Cette question en comporte en fait deux : La violence est-elle réellement efficace ? Si oui, efficacité vaut-elle légitimité ? Il n’est en effet pas évident que l’efficacité d’une méthode suffise à en justifier le bienfondé. Une chose n’est pas bonne au seul motif qu’elle est efficace – il n’est qu’à penser à l’exemple de la bombe atomique, qui a mis fin à la guerre avec le Japon. Ainsi, l’efficacité d’une action est une condition nécessaire mais non suffisante à sa légitimité. En outre, et il faudrait commencer par là, quels éléments nous permettent d’affirmer ou non que la violence est efficace ? Il faudrait déjà distinguer entre l’efficacité dans l’absolu et l’efficacité par rapport à d’autres modes d’action politique (élections, recours au Conseil constitutionnel, pétitions, manifestations, grèves, actions directes non-violentes, etc). L’ambition de cet article n’est pas de fournir une réponse à cette question empirique éminemment complexe. Il n’est d’ailleurs pas certain que cette question puisse véritablement être posée hors des conditions historico-pratiques qui sont susceptibles de la mettre à l’ordre du jour. Notons simplement, c’est la position de Gandhi, que les bienfaits de la violence – dont on croit lui être redevable – ne sont qu’apparents et temporaires. Les résultats acquis par les armes soit s’évanouissent rapidement, soit se retournent en leur contraire.

 

Les justifications éthico-politiques de la violence révolutionnaire semblent ainsi s’évanouir une à une. Mais si la violence est reléguée dans les ténèbres de l’ergastule et si, en tant que révolutionnaires, nous avons renoncé à changer le monde par les institutions de l’ordre établi, considérant que celles-ci sont rodées à la domination et à l’oppression de groupes sur d’autres, quelle voie d’action nous reste-t-il ? Si ces deux options sont à rejeter, ne sommes-nous pas dès lors condamnés à l’inaction ou à une passivité complice ? Non, car il serait naïf de croire que « l’action révolutionnaire est violente ou n’est pas ». Il existe, pour résister, une large panoplie d’actions directes non-violentes, d’ailleurs souvent mises en œuvre sans forcément la pleine conscience qu’il s’agit là de méthodes non-violentes. Notons dès le départ que les grèves – y compris générales et expropriatrices – et les manifestations, dans l’immense majorité des cas, constituent des actions non-violentes. Outre ces deux modalités privilégiées du répertoire d’action collective contemporain, on relèvera des actions plus spécifiquement labellisées « non-violentes », comme la désobéissance civile, le refus de l’impôt, l’objection de conscience, les sit-in, les occupations, etc.

 

Une action n’est pas légitime du seul fait qu’elle est éthique. Autrement dit, que la non-violence soit conforme aux exigences de notre for intérieur ne suffit pas à la rendre politiquement valable. Si l’on souhaite œuvrer en vue d’une transformation révolutionnaire de la société, la non-violence, en plus d’être morale, doit être efficace. Le choix de la non-violence ne doit pas découler de considérations exclusivement humanistes. Il doit répondre à des exigences pragmatiques. L’action directe non-violente peut-elle remplir avec succès les tâches assignées à toute action révolutionnaire ou faut-il, comme le suggérait Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre (1961), laisser éclater la colère et la haine, seules capables de rendre aux exploités leur humanité ? Il nous faut désormais montrer que si la non-violence constitue bien un outil de lutte efficace, c’est qu’elle se fonde sur une analyse pertinente des mécanismes psychosociologiques du changement social.

 

Les actions directes non-violentes qui nous intéressent ici relèvent d’une stratégie de non-coopération collective. Le point d’application de la non-coopératin peut concerner le domaine politique (la désobéissance civile), la sphère du travail (la grève) ou celle de la production des biens et des services (le boycott). Dans tous les cas, cette stratégie repose sur un présupposé quant à la nature du pouvoir politique. A l’instar de La Boétie glosant sur la servitude volontaire, la non-violence postule que le pouvoir des dominants dépend intimement du consentement des dominés. Il n’est de servitude que volontaire, de même qu’il n’est de domination, au sens de Max Weber, sans croyance, même partielle, de la part des dominés dans la légitimité des dominants [11]. Les esclaves se passeraient en quelque sorte eux-mêmes la corde au cou. Cette thèse ne doit pas être mal interprétée. De mauvais esprits soutiendraient précipitamment que, puisque le peuple s’asservit, telle doit rester sa condition. On a le sort qu’on mérite. Cette interprétation de l’hypothèse de la servitude volontaire est propre à la philosophie libérale et à celle des seigneurs. Elle passe entièrement à côté du message de La Boétie. L’hypothèse de la servitude volontaire – autrement dit la description du pouvoir politique comme reposant sur le consentement des sujets – annonce deux bonnes nouvelles. D’une part que la tyrannie peut être renversée sans armes, donc que la révolution peut être non-violente. D’autre part, que l’émancipation du peuple ne saurait être qu’auto-émancipation.

 

Tout d’abord, puisque la soumission des hommes dépend moins de la force qu’ils subissent que de l’obéissance à laquelle ils consentent, la non-coopération collective constitue un moyen efficace de renverser un pouvoir tyrannique. Or, le simple refus d’obéir n’implique aucune violence physique. Nos maîtres ne sont grands que parce que nous nous agenouillons devant eux. La seule puissance du tyran, c’est de ses sujets qu’il la tient. Aussi, pour mettre à bas un système oppressif, nul besoin d’armes et de fusils. Il suffit pour cela d’arrêter d’obéir aux tyrans et aux petits tyranneaux chargés de transmettre ses ordres. Automatiquement, leur pouvoir s’effritera [12]. La stratégie non-violente se révèle ainsi être un moyen de lutte efficace contre les différentes formes de domination. En outre, l’analyse laboétienne du pouvoir fait signe vers l’auto-émancipation des opprimés. Puisque les sujets ne sont asservis que du fait de leur propre volonté, eux seuls sont en mesure de remédier à cette situation. L’auto-assujettissement implique inexorablement son revers : l’auto-émancipation. Désormais, le peuple n’est plus seulement l’objet de la révolution, il en devient le sujet. Sa libération ne sera pas le fruit d’agents extérieurs. L’émancipation, pour être consistante et durable, doit être auto-émancipation.

 

Avant de conclure, une nuance doit être apportée. La non-violence ne peut ni ne doit jamais être absolue. Gandhi lui-même, malgré son strict rejet de la violence et des idéologies qui la soutiennent, insiste sur le fait que la non-violence doit être une éthique relative. Il faut faire preuve de souplesse dans l’application de la doctrine, car les principes sont une chose, la bonne pratique une autre. Œuvrer à la révolution n’est pas un long fleuve tranquille. Aussi, ceux qui y travaillent se retrouvent-ils souvent dans des situations singulières et inattendues où agir de manière pacifique est tout simplement illusoire ou suicidaire. Dans ce cas, l’urgence vaut légitimation, et le recours à la violence ne saurait être par principe écarté. En outre, soutient Gandhi, la violence vaut toujours mieux que la lâcheté. Si l’idéal est celui d’une révolution non-violente, il faut pourtant reconnaître que, étant donnée l’apathie générale, on ne peut blâmer trop sévèrement ceux qui ou envisagent ou préparent la révolution par les armes. Ces groupes minoritaires, bien que violents, possèdent une vertu que n’ont pas les membres de la majorité silencieuse qui s’accommodent passivement de l’ordre établi : le courage. Car, affirme Gandhi, alors qu’il n’y a aucun espoir de voir un-e lâche devenir un-e révolutionnaire non-violent-e, cet espoir n’est pas interdit à un-e révolutionnaire convaincu-e de la nécessité et de la légitimité de la violence révolutionnaire [13].

 

Paru initialement dans la revue Contretemps web, 04 octobre 2011

[http://www.contretemps.eu/interventions/violence-r%C3%A9volutionnaire-est-elle-n%C3%A9cessaire]

 

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[1] Cette « hypothèse communiste », comme la nomme Alain Badiou, revient à dire que l’humanité n’est pas condamnée à vivre sous la domination planétaire du capitalisme et des ravages qui l’accompagnent. In BADIOU, Alain, L’hypothèse communiste, Paris, Editions Lignes, 2009.

[2] Ces chiffres, directement issus des statistiques de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), sont commentés avec pertinence dans le documentaire autrichien d’Erwin Wagenhofer, We feed the world (2005).

[3] Cette conférence est retranscrite dans le dernier ouvrage de Balibar Étienne, Violence et civilité, Paris, Editions Galilée, 2010.

[4] Cette réponse , intitulée « La violence ? Quelle violence ? » est disponible sur le blog de Georges Labica : http://labica.lahaine.org/articulo.php?p=13&more=1&c=1 consulté le 16 juillet 2011.

[5] Leur controverse est résumée et poursuivie par Sylvie Laurent dans « La non-violence est-elle possible ? », site La Vie des idées : http://www.laviedesidees.fr/La-non-violence-est-elle-possible.html , publié le 23 juillet 2010.

[6] WEBER, Max, Economie et société, Paris, Plon, 1971, p. 21.

[7] Nous pensons notamment à l’intervention d’Étienne Balibar, citée précédemment, lors du colloque Marx International de 2004.

[8] Citée in MULLER, Jean-Marie, Simone Weil, l’exigence de la non-violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p. 120.

[9] MARX, Karl, Œuvres I, Le Capital, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 550.

[10] Ibid., ch. XXIV, partie 3.

[11] C’est là également à peu de choses près la définition de la « violence symbolique » que l’on trouve chez Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, in La Reproduction, Paris, Editions de Minuit, 1970.

[12] L’exemple de la résistance civile danoise au nazisme en constitue une illustration exemplaire. Suite à l’occupation du pays par les forces allemandes, au cours de l’été 1943, les Danois organisent immédiatement des actions directes non-violentes de masse. Toute une série de grèves viennent compliquer l’administration du pays par les autorités nazies. Puis, lorsque ces dernières décident de déporter les Juifs danois dans les camps de la mort, leurs concitoyens les évacuent rapidement vers la Suède, où ils seront placés en sécurité. La réussite de ces opérations galvanise les Danois, qui entreprennent alors une grève générale. Ainsi, bien que le pays n’ait été libéré qu’à la fin de la guerre, il ne fait aucun doute que l’action non-violente de masse a fortement contribué à affaiblir l’occupant nazi.

[13] GANDHI, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1990, p. 179.

 

 

Manuel Cervera-Marzal | contribution 2

Gandhi : de l’antilibéralisme à l’anarchisme non-violent

 

Par Manuel Cervera-Marzal

 

Auteur notamment de : Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King (éditions Aux forces de Vulcain, 2013) et de Gandhi. Politique de la non-violence (Michalon Éditeur, collection « Le bien commun », 2015)

 

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L’action directe non-violente prouve que l’on peut agir sans violence, mais peut-on gouverner sans violence ? Car Christian Mellon et Jacques Sémelin remarquent à juste titre que l’existence d’une non-violence politique ne signifie pas qu’il y ait une politique non-violente  [1] : « nécessaire et possible dans l’action, la non-violence l’est-elle encore dans la gestion d’une société au quotidien ? » Cette question se cristallise autour de la notion d’Etat, que Gandhi définit comme la violence sous sa forme organisée et intensifiée. Une gestion non-violente du social implique donc la suppression de l’institution étatique : mon idéal, affirme Gandhi, serait « un état d’anarchie éclairée » où « chacun serait son propre maître »[2]. Si les libéraux partagent avec le Mahatma une méfiance permanente envers l’Etat, ils considèrent néanmoins ce dernier comme nécessaire à la garantie des libertés individuelles. Il est pour eux un moindre mal.

 

L’idée de cet article est donc de confronter la pensée politique de Gandhi au libéralisme, paradigme dominant de la modernité politique. Au terme de cette comparaison, nous serons en mesure de répondre à la question du rapport de Gandhi au pouvoir politique. Son modèle de société et sa conception du pouvoir font du Mahatma l’un des précurseurs de ce que nous appellerons l’anarchisme non-violent.

 

A/ De l’antilibéralisme…

 

S’il est légitime de comparer gandhisme et libéralisme, c’est qu’ils partagent, à première vue, des similitudes. Outre leur insistance commune sur le respect des libertés individuelles et sur le primat des droits de l’homme, on retrouve dans ces deux pensées une méfiance instinctive envers le pouvoir de l’Etat. Politiquement, Gandhi et les libéraux vouent aux gémonies le marxisme autoritaire et sa version stalinienne.

 

Mais leur plus proche convergence vient de ce que nous pourrions appeler le libéralisme culturel de Gandhi. Malgré quelques affirmations parfois conservatrices sur la fonction procréatrice de la sexualité, Gandhi considère, au fond, que les individus sont libres d’organiser eux-mêmes leur propre vie. Il milite pour l’égalité des sexes, pour l’abolition de l’intouchabilité, du système des castes et du mariage des enfants. Il défend ardemment le pluralisme religieux et, preuve suprême de son progressisme, il n’a manqué aucune occasion de défendre le droit d’euthanasie.

 

Remarquons en outre qu’à une époque où la désobéissance civile était loin d’être majoritairement admise, ce sont les penseurs libéraux qui ont le plus défendu Gandhi dans sa pratique de ce nouveau mode de protestation. Pourtant, c’est aussi à partir de la question de la désobéissance civile que Gandhi se sépare de penseurs comme Rawls, Dworkin et Habermas. En effet, le Mahatma donne son accord total à la désobéissance civile, puisque, dit-il, elle est « le droit imprescriptible de tout citoyen » et « il ne saurait y renoncer sans cesser d’être un homme »[3]. Au contraire, les libéraux, en même temps qu’ils l’admettent en théorie, se révèlent très critiques concernant sa pratique. Comme le fait remarquer Pierre-Arnaud Perrouty, professeur de droit à l’Université Libre de Bruxelles, « Rawls se montre très prudent sur la question de la désobéissance civile. S’il semble en approuver le principe, […] il l’assortit d’une telle série de conditions et de limites qu’il en arrive presque à la vider de toute portée pratique »[4]. L’auteur de la Théorie de la Justice prend le contrepied de Gandhi et Thoreau – pour qui une loi injuste exige qu’on y désobéisse – lorsqu’il affirme, au contraire, que « l’injustice d’une loi n’est pas, en général, une raison suffisante pour ne pas y obéir »[5].

 

Le libéralisme est une doctrine politique issue de la philosophie des Lumières (Hume, Kant), de la théorie du contrat social (Locke) et de l’économie politique (Smith, Turgot, Ricardo). Nous déclinerons cette doctrine en trois axes, auxquels Gandhi s’oppose systématiquement :

  • le libéralisme économique : les vertus économiques du libre-échange sont considérables et l’Etat doit limiter son intervention sur les marchés autant que possible ;
  • le libéralisme politique : le rôle de l’Etat est de protéger les libertés individuelles, il doit donc se limiter aux fonctions régaliennes ;
  • l’épistémologie libérale : il n’existe pas de vérité définitive et la recherche de l’accord prévaut sur la recherche de la vérité.

 

  1. Contre le libéralisme économique

 

Les idées économiques de Gandhi ont le mérite d’être tranchées : « En faisant appel à la méthode non-violente, c’est le capitalisme […] que nous cherchons à détruire »[6]. Du système capitaliste il rejette tout : sa conception de l’homme, ses principes fondateurs et ses conséquences empiriques.

 

En premier lieu, Gandhi récuse l’abstraction révoltante de l’homo œconomicus. Pour lui, ce modèle théorique des économistes classiques est erroné car il postule que l’homme est motivé par l’appât du gain et par ses seuls intérêts individuels. Or, en réalité, c’est le souci de l’autre et de son bien-être qui caractérise la psychologie humaine. Gandhi rejette par ailleurs l’hypothèse de la main invisible. Selon Adam Smith, chaque individu, en n’agissant qu’en vue de son propre gain, est conduit, par une main invisible, à produire une fin qui n’entrait nullement dans ses intentions : le bien-être collectif. Dit autrement, « tout en ne cherchant que son intérêt personnel, [l’individu] travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler »[7]. Gandhi opère un renversement magistral de la main invisible, en affirmant que ce n’est pas la recherche de l’intérêt individuel qui conduit – sans le vouloir – à l’intérêt général, mais que c’est la poursuite désintéressée du bien collectif qui sert, in fine, notre intérêt particulier : « L’homme, […] en désirant le bien de tous, travaille en même temps pour lui-même ». Il ajoute, contre l’individualisme libéral, que « celui qui ne pense qu’à son intérêt ou à celui de son groupe fait preuve d’un égoïsme qui, à la longue, ne peut que le desservir »[8].

 

En deuxième lieu, Gandhi s’élève contre les principes fondateurs de l’économie de marché. S’inspirant des travaux de l’écossais John Ruskin, le Mahatma défend une économie fonctionnant à la « coopération » plutôt qu’à la « compétition ». Pour lui, affirme Ramin Jahanbegloo, « la compétition est créatrice de violence, de peur et de cupidité, alors que la coopération volontaire entre les citoyens produit la véritable liberté et un nouvel ordre économique égalitaire »[9]. La concurrence, loin de stimuler les individus et de les amener à fournir le meilleur d’eux-mêmes, est génératrice de tensions, de mensonges et de haines. Elle aboutit à l’exploitation des faibles par les forts, situation que Gandhi décrit comme l’antithèse de la démocratie. Il s’oppose aussi à la division du travail, qui cantonne certains individus dans les tâches humiliantes tandis que d’autres se consacrent exclusivement aux travaux gratifiants. En conséquence, Gandhi imposait aux membres de son ashram – ferme communautaire qu’il avait créé à Ahmedabad – de pratiquer quotidiennement la rotation des tâches. Il s’oppose, par ailleurs, au principe utilitariste de maximisation du bien-être pour le plus grand nombre : « En termes crus, écrit-il; cela revient à accepter de sacrifier les intérêts de 49% des gens à ce que l’on suppose être le bien des autres 51%. Cette doctrine impitoyable a fait grand tort à l’humanité. La seule doctrine qui soit vraiment digne et humaine est celle du plus grand bien de tous »[10]. Il reproche aussi aux utilitaristes de définir le bonheur comme signifiant uniquement « le bonheur physique et la prospérité économique »[11]. Précisons cependant – Gandhi ne le mentionne pas – que tous les utilitaristes n’adoptent pas cette définition matérialiste du bonheur [12], et que tous les libéraux ne sont pas utilitaristes [13]. Gandhi, enfin, adopte une attitude ambigüe vis-à-vis de la propriété privée. Il semble qu’il y soit globalement favorable, puisqu’il pense qu’elle est moins douloureuse que la propriété de l’Etat [14]. Mais s’il préfère l’économie de marché à la planification soviétique, il la condamne aussi et ne voit dans la propriété privée qu’un « moindre mal ». Gandhi s’affirme parfois même collectiviste, lorsqu’il explique que son idéal de société serait que « les moyens de production des biens indispensables à la vie restent sous le contrôle des masses »[15]. En ce qui le concerne, il refuse d’ailleurs fermement d’être propriétaire. La moindre possession lui est « encombrante et même insupportable », car le fait de posséder pendant que d’autres meurent de faim est assimilable à un « crime »[16]. Aussi, en vertu de l’amour, qui « ne peut jamais aller de pair avec la possession exclusive »[17], Gandhi exhorte les riches à abandonner volontairement leurs richesses. Il sait qu’un tel acte est extrêmement difficile et exige un grand courage : « Renoncer complètement à ses possessions est une chose dont bien peu sont capables »[18]. Gandhi s’oppose par ailleurs la lutte des classes. Selon lui, l’antagonisme qui oppose les capitalistes aux travailleurs n’a rien d’irréductible et n’est pas « sans espoir de réconciliation ». Il faut ainsi refuser toute expropriation forcée. Et le Mahatma autorise même les individus particulièrement intelligents à gagner plus, à condition qu’ils mettent leurs revenus au service de la communauté.

 

Enfin, Gandhi s’insurge contre les conséquences sociales des politiques économiques libérales. Au plan international, la concurrence entre les « Grandes Puissances » mine la solidarité entre les peuples et conduit à « l’exploitation [impérialiste] des nations sœurs les unes par les autres »[19]. Au plan national, Gandhi regrette de ne pas voir les richesses « s’accumuler au profit de tous et non de quelques-uns seulement »[20]. Une partie du peuple est ainsi plongée dans le chômage, une autre dans des salaires de misère, les deux souffrant de conditions de vie déplorables. A quoi s’ajoute « l’introduction [criminelle] de machines »[21], créatrice de chômage. Gandhi a maintenu cette critique sociale tout au long de sa vie. Il n’est donc pas étonnant de l’entendre proclamer les louanges du socialisme [22] : « Le socialisme, tel que je le conçois, a la pureté du cristal »; « le mot socialisme ne manque pas de beauté »; il faut « bouger aussi longtemps que tout le monde n’est pas converti au socialisme ».

 

  1. Contre le libéralisme politique ou la démocratie libérale

 

Gandhi s’oppose probablement davantage au libéralisme politique (conflit entre l’Etat libéral et l’individu) qu’au libéralisme économique (conflit de classes entre les capitalistes et les travailleurs). Il reproche avant tout aux démocraties libérales de n’avoir de démocratie que le nom. Se référant à l’Angleterre et aux Etats-Unis il s’écrie : « Les Etats qui se disent aujourd’hui démocratiques feraient mieux de se déclarer franchement totalitaires »[23]. Leur violence interne, sous forme de paupérisme, et externe, sous forme d’impérialisme, sont selon lui « une négation de la démocratie »[24].

 

Plus profondément encore, le Mahatma a très souvent reproché aux démocraties libérales d’être représentatives et non participatives, formelles et non réelles, procédurales et non substantielles. Nous savons, depuis Tocqueville, que libéralisme et démocratie s’accordent difficilement. Ils sont en effet soutenus par deux passions contradictoires : la liberté chez le premier, l’égalité chez la seconde. La modernité a tenté de les concilier à travers l’invention de la démocratie libérale –  probablement la forme de démocratie la plus durable que l’histoire ait connu. Mais, elle n’en constitue pas moins une démocratie imparfaite. Et Gandhi fait partie de ceux qui ont décidé de mettre le projecteur sur la dimension imparfaite plutôt que sur la dimension démocratique, sur ses défauts plutôt que sur ses réussites. Il dénonce ainsi la représentation politique – mécanisme intrinsèquement libéral et antidémocratique – par laquelle le peuple est en fait privé de l’exercice du pouvoir politique au profit d’une minorité de politiciens professionnels. Gandhi reproche aussi au libéralisme de ne pas tirer toutes les conséquences de sa méfiance envers l’Etat. Les libéraux ont raison de voir en l’Etat un danger pour l’individu et une institution intrinsèquement violente. Mais ils ont tort de ne pas aller au bout de leur raisonnement et d’accepter un « Etat minimal » alors qu’ils devraient opter pour le rejet « absolu » de l’Etat.

 

Gandhi ne fait pas que s’opposer au libéralisme. Comme l’a montré Thomas Pantham, il tente de l’approfondir et d’en résoudre la contradiction centrale [25]. La démocratie libérale semble en effet se contredire entre d’un côté l’affirmation de la liberté de l’individu dans la soi-disante sphère privée de la morale et, de l’autre, la réduction de la liberté individuelle dans la sphère publique/politique prétendument amorale ou purement technique. Selon Gandhi, la méthode libérale de sécurisation de l’ordre social par l’Etat soi-disant amoral – à la manière du Léviathan de Hobbes – se fait au détriment de la dimension politique de la liberté de l’individu : les décisions de l’Etat sont dites moralement neutres, purement techniques et procédurales, donc les individus n’ont pas besoin d’y participer ; le peuple a pour seul fonction d’accepter ou de refuser les gouvernants qui lui sont proposés. Gandhi récuse cet Etat « représentatif-amoral » libéral et cherche à protéger la liberté de l’individu même dans la sphère politique. Car, explique-t-il, le libéralisme est en tort lorsqu’il opère un divorce positiviste entre la morale (qui résiderait dans la sphère privée) et la politique (qui résiderait dans la sphère publique). Il faut abandonner l’illusion que la démocratie ne serait qu’une méthode d’ajustement entre les intérêts supposés moralement neutres des individus. La démocratie est le lieu de rencontre entre des prétentions concurrentes au bien et à la vérité : le caractère moral de ces prétentions ne doit pas être nié, et leur affrontement doit être assumé, et résolu au moyen de la non-violence. La conception neutraliste de l’Etat, professée par les libéraux, masque la réalité des choses et empêche les individus d’exercer leur liberté dans la sphère publique.

 

  1. Contre l’épistémologie libérale

 

Gandhi s’oppose de deux manières à l’épistémologie libérale. Leur première différence réside dans leurs conceptions respectives du rôle de la vérité en politique : alors que pour Gandhi la vérité doit être l’objectif immédiat de l’action politique (sans quoi l’on sombre dans le mensonge et la violence), le libéralisme se fonde sur l’indétermination des fins et l’abandon de la référence explicite à la notion de vérité. Comme l’a montré Carl Schmitt, le libéralisme ne connaît pas de vérité définitive. La recherche de cette dernière est subordonnée à la recherche de l’accord entre les individus [26]. Dans un monde où l’histoire a montré que la défense de la vérité ouvrait grand la porte de la violence, les libéraux comme Richard Rorty ont demandé que l’on bannisse complètement les revendications de vérité en politique. Gandhi reste au contraire attaché à une conception substantielle de la vérité en politique.

 

Deuxièmement, si l’on définit avec Michael Walzer le libéralisme comme « l’art de la séparation », alors le gandhisme est à n’en pas douter « l’art de la conjonction ». Le Mahatma se positionne contre la séparation représentant/représenté, il défend l’identité de la religion et de la politique, la conjonction de la politique et de la morale, et il rejette la distinction entre sphère privée et sphère publique.

 

Où Gandhi se situe-t-il politiquement ? Son antilibéralisme ne s’intègre dans aucun courant politique classique – communisme, socialisme, social-démocratie, conservatisme, communautarisme, républicanisme ou même écologisme semblent tous inappropriés pour définir sa pensée. La solution nous est cependant suggérée par le fait que tous les chercheurs en science politique ayant travaillé sur ses idées se sont arrêtés sur la question d’un « Gandhi anarchiste ? » Leurs conclusions divergent. Nous soutiendrons pour notre part que la meilleure qualification de la politique du Mahatma est celle d’ « anarchisme non-violent ».

 

B/ … à l’anarchisme non-violent

 

Exhibant Blanqui ou Lénine, on a souvent soutenu que la violence serait inhérente à la révolution. Et, pointant les Réflexions sur la violence de George Sorel ou le Catéchisme du révolutionnaire de Serge Netchaïev, on a tout autant associé anarchisme et violence. Il est pourtant intéressant de noter que, de même qu’il y a des réformismes et des libéralismes, il y a des anarchismes et des théories révolutionnaires. En ce sens, Jean-Marie Muller a raison de rappeler que l’échec des révolutions communistes ne doit pas nous faire abandonner toute perspective révolutionnaire. Le massacre de millions d’âme doit évidemment nous conduire à un profond effort de réflexion. Mais, peut-être s’agit-il moins de bannir la révolution en soi que la révolution sous sa forme violente. Entre la défense du statu quo et la violence révolutionnaire s’ouvre alors une troisième voie : l’anarchisme non-violent et son projet révolutionnaire. Tentons maintenant de montrer en quoi Gandhi nous semble en être le précurseur.

 

Il serait aussi erroné de prétendre que la véritable non-violence est anarchiste que de soutenir que l’anarchisme doit être non-violent. Nous cherchons simplement ici à dissiper le préjugé selon lequel la violence serait l’apanage de l’anarchisme, et à dessiner les prémisses théoriques de l’anarchisme non-violent, auquel la littérature francophone n’a pour l’instant dédié que trois opuscules [27]. Notre méthode consiste à nous appuyer sur Gandhi pour cerner les convergences de l’anarchisme et de la non-violence (1.), puis pour en étudier les limites (2.).

 

  1. Non-violence et anarchisme : quelle synergie chez Gandhi ?

 

Nehru parlait de Gandhi comme d’un « rebelle-né dont la philosophie était plus ou moins celle d’un anarchiste »[28]. Il n’avait probablement pas tort, puisque Gandhi lui-même a plus d’une fois confessé que son amour de la non-violence était le corollaire de sa passion pour l’anarchisme. « Ce qui ressemble le plus à l’anarchie parfaite serait une démocratie fondée sur la non-violence »[29], confesse-t-il lors d’une interview. Cet aveu incite à recherche les proximités entre anarchisme et non-violence. Nous en avons identifié trois : l’horreur de l’Etat, la cohérence des moyens et des fins, et le projet d’une société libertaire.

 

  1. a) l’horreur de l’Etat

La non-violence de Gandhi, en le conduisant à un rejet absolu de l’Etat, nous autorise à émettre l’hypothèse de l’existence d’un anarchisme non-violent.

 

Premièrement, Gandhi et les anarchistes s’accordent à voir dans l’usage illégitime de la violence la caractéristique première de tout Etat. Gandhi définit en effet ce dernier comme « la violence sous une forme intensifiée et organisée »[30]. Cette violence a beau être institutionnelle, pour Gandhi, elle est tout aussi condamnable que les autres formes de violence. De même, les anarchistes soutiennent que tout Etat est fondé sur la force et que cette dernière est indue car elle sert les intérêts d’une minorité de bureaucrates et de capitalistes aux dépens du reste de la population. Pour Kropotkine, la police et l’armée servent non à défendre la nation contre les ennemis intérieurs et extérieurs mais à protéger les privilèges de la classe dominante contre les velléités révolutionnaires des classes exploitées.

 

Deuxièmement, Gandhi et les anarchistes voient dans l’Etat un outil d’oppression de la société d’une part, des individus d’autre part. Pour Bakounine, « l’Etat n’est point la société, il n’en est qu’une forme historique aussi brutale qu’abstraite »[31]. Gandhi maintient lui aussi en permanence la distinction entre l’Etat et la société [32], car il considère que l’Etat usurpe ce qui ne lui appartient pas mais qui est le propre de la société : le pouvoir. L’Etat et ses institutions (l’école, l’armée, les tribunaux, etc.) décident et agissent à la place des individus, les privant ainsi de leur autonomie : le pouvoir de l’Etat, écrit le Mahatma, « fait le plus grand mal à l’humanité en étouffant la part d’initiative individuelle qui est à l’origine de tout progrès »[33]. Dans la même veine, les anarchistes soutiennent que l’existence même de l’Etat détruit l’individualité. L’Etat, en tant qu’institution autoritaire fonctionnant de haut en bas, impose sa volonté à ses sujets.

 

Enfin, et en conséquence de ce qui vient d’être présenté, Gandhi partage le credo anarchiste du refus absolu de l’Etat. Selon le Mahatma, la société idéale est celle « où il n’y a aucun pouvoir politique en raison même de la disparition de l’Etat »[34]. La structure hiérarchique de l’institution étatique et le cortège de souffrances dont elle est responsable suffisent pour Gandhi à la disqualifier de manière définitive.

 

  1. b) la cohérence entre la fin et les moyens

 

Il est remarquable que l’anarchisme comme la non-violence, dans des cadres de pensée différents, maintiennent tous deux l’exigence éthico-politique de cohérence entre la fin et les moyens. Pour Gandhi, il est moralement bon et tactiquement judicieux d’utiliser des moyens politiques en accord avec la fin poursuivie. La philosophie non-violente développe l’idée, centrale, que « la fin et les moyens sont des termes convertibles »[35]. Elle rompt ainsi avec toute une tradition machiavélienne selon laquelle il faut savoir parfois entrer dans le mal. Gandhi s’oppose frontalement à l’idée que la « la fin justifie les moyens », et en dénonce le paradoxe. Certes, les moyens ne sont justes qu’à condition que la cause soit juste. Mais la justesse de la cause ne suffit pas à garantir celle des moyens. Le problème, avec ce dicton, est que par définition la cause juste c’est la nôtre, alors que la cause injuste est celle de notre adversaire. Il s’ensuit que si la fin justifie les moyens – y compris ceux de la violence – on verra se déchaîner partout la violence. Ainsi, explique Muller [36], il ne suffit pas que la fin soit juste pour que les moyens le soient également. Il faut par ailleurs que les moyens soient accordés à la fin, qu’ils soient en cohérence avec l’objectif poursuivi. Gandhi considère que « tout, en définitive, est dans les moyens. La fin vaut ce que valent les moyens. »[37] Les moyens sont comme la graine et la fin comme l’arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre la graine et la semence. On récolte exactement ce que l’on sème [38].

 

On retrouve dans les théories anarchistes cette consubstantialité de la fin et des moyens. Pour atteindre l’an-archie (la société sans Etat), elles rejettent l’idée léniniste d’une période transitoire durant laquelle un Etat prolétarien serait aux commandes de la société. Nous savons que Marx concevait la fin de l’histoire comme une société anarchiste et sans Etat quel qu’il soit. Mais, pour supprimer l’Etat bourgeois et atteindre cette société, Lénine avait théorisé l’instauration transitoire de la dictature du prolétariat et de l’Etat prolétarien. C’est donc principalement sur la question des moyens que les anarchistes se séparent des marxistes-léninistes [39]. Pour les premiers, nous ne saurions bâtir une société sans Etat par le moyen de l’Etat, fut-il sincèrement prolétarien, transitoire et temporaire.

 

Le point central est que, comme l’écrit Xavier Bekaert, « toute révolution n’est que le produit des moyens employés pour la faire aboutir. Les révolutions recourant à la violence engendreront donc toujours d’autres violences, de la même manière que l’usage de l’État autoritaire pour aboutir à la libération de l’homme n’a jamais abouti qu’à perpétuer sa domination »[40]. Cette structure argumentative, commune à l’anarchisme et à la non-violence, nous permet à nouveau d’envisager l’existence d’un anarchisme non-violent.

 

  1. c) le fédéralisme gandhien : la communauté de villages

 

L’idéal politique de Gandhi se rapproche du modèle fédéraliste et de la démocratie directe prônés par les anarchistes. Il s’incarne dans une société où le pouvoir serait décentralisé et fonctionnerait de bas en haut [41]. Gandhi appelle « swaraj » – « autonomie » en français – une telle société. Les décisions y sont prises au niveau des unités socio-économiques de base, les villages. Comme l’explique Parekh [42], dans cette communauté idéale, les individus devraient résoudre eux-mêmes leurs différends. L’ordre serait plus facile à maintenir grâce à un climat de coopération, de confiance mutuelle et de bonne volonté. Les villages locaux autogérés prendraient en main les fonctions jusqu’ici remplies par le gouvernement central, réduisant ainsi le rôle de la loi et de la coercition. La police serait remplacée par des travailleurs sociaux qui œuvreraient dans le respect et l’affection de leurs concitoyens. L’armée régulière serait remplacée par des citoyens entraînés aux méthodes non-violentes de défense nationale et prêts à donner leur vie plutôt que de vivre sous domination étrangère.

 

Pour atteindre cet objectif, la décentralisation du pouvoir est nécessaire, car le centralisme est incompatible avec une structure sociale non-violente : « La véritable démocratie, écrit Gandhi, ne doit pas fonctionner grâce vingt hommes assis au Centre. Elle doit fonctionner depuis le bas par le peuple de chaque village »[43]. Chaque village aura ainsi un pouvoir total, et le système de délégation et de représentation sera réduit à son strict minimum. Il importe par ailleurs de substituer la planification de l’économie à la concurrence pour mettre fin à la pauvreté. Car, explique Gandhi, la concurrence est génératrice d’inégalités, et un gouvernement non-violent est absolument impossible aussi longtemps que subsiste l’abîme qui sépare les riches des autres millions d’affamés.

 

De son vivant, Gandhi n’a jamais connu la réalisation de son projet de communauté de villages. Mais il correspond autant aux expériences anarchistes de grande échelle (la Commune de Paris de 1871, la révolution spartakiste de 1919 et la révolution espagnole de 1936) qu’aux utopies politiques élaborées par Proudhon, Bakounine et Kropotkine [44]. Cette proximité théorique et pratique nous autorise à parler d’un anarchisme non-violent.

 

  1. Non-violence et anarchisme : des réticences ?

 

L’idée d’une proximité entre l’anarchisme et la non-violence ne va pourtant pas sans poser quelques difficultés. Les deux premières concernent spécifiquement la personne de Gandhi, les trois suivantes sont d’ordre théorique. Présentons-les et mesurons leur portée.

 

  1. a) anarchie et anarchisme

 

Le terme d’ « anarchie » est équivoque, puisqu’il désigne d’une part le désordre et le chaos, d’autre part une société sans pouvoir où régnerait l’ordre parfait (i.e. la société anarchiste). Proudhon, on s’en rappelle, prenait un malin plaisir à perdre son lecteur en jouant avec ces deux sens du mot. Dans un paragraphe il faisait l’apologie de l’anarchie (au sens de la société anarchiste), et dans le suivant il en faisait le procès (au sens de désordre). Le même problème se pose avec Gandhi. A de nombreuses reprises, surtout dans ses discours publics, il assimile l’anarchie à la violence et au désordre. De même, il parle indistinctement des « terroristes » et des « anarchistes ». Mais, d’autres fois, nous l’avons vu, il proclame que son idéal de société correspond à un « état d’anarchie éclairée ». Gandhi était conscient des deux significations du terme « anarchie », et sa condamnation de l’anarchie-désordre n’est donc pas contradictoire avec ses louanges de l’anarchie au sens d’une société anarchiste.*

 

  1. b) Gandhi autoritaire

 

Une deuxième difficulté tient à l’autoritarisme de Gandhi et à sa conception du rôle du chef. Dans la résistance civile de masse, pense-t-il, les chefs sont indispensables au succès du mouvement et lorsque la situation l’exige ils ne doivent pas hésiter à prendre des décisions contraires à la volonté de leurs troupes. L’insistance de Gandhi sur la stricte obéissance des résistants non-violents à leurs chefs tranche parfois avec l’idéal anarchiste d’une armée autogérée et sans différence de grades. Par ailleurs, les exemples de l’autoritarisme de Gandhi ne manquent pas. Sa femme fut la première à en pâtir, à qui il imposait des choix de vie particulièrement éprouvants, sans jamais la consulter, et souvent à l’encontre de l’avis qu’elle avait malgré tout exprimé. Sa gestion des organes de presse du mouvement d’indépendance témoigne de la même aspiration à dominer : « il n’y a, pour ainsi dire, pas eu un numéro d’Indian Opinion qui ne contînt un article de moi. Je ne me souviens pas d’un mot, dans tout ces articles, qui n’ait été avancé sans que je l’eusse pensé et débattu ». Dans l’action politique, Gandhi a toujours refusé de s’intégrer aux organes déjà existants. Il a systématiquement créé de nouveaux journaux, associations et commissions, dont il prenait la direction avant de – débordé par la charge de travail due aux nouveaux organes qu’il créait encore – la confier à un de ses proches. Mais si ce côté autoritaire du Mahatma est indéniable, il n’en résulte pas pour autant que Gandhi souhaite voir ériger ce pan de sa personnalité en modèle à imiter.

 

  1. c) la question de l’organisation

 

Une troisième difficulté porte sur la question de l’organisation. Elle joue pour Gandhi un rôle technique essentiel dans le succès de la non-violence. Il accordait en effet une attention maximale à la préparation des désobéissants à travers les ateliers de formation, à la planification de l’action et à l’aspect logistique. Les anarchistes, dit-on, seraient au contraire célèbres pour leur refus de toute organisation. Cela procède d’une courte vue. L’anarchisme ne se veut pas synonyme de désorganisation et de nihilisme. Et à ses compagnons qui penseraient ainsi, l’anarchiste italien Errico Malatesta adresse cette diatribe : « Croyant, sous l’influence de l’éducation autoritaire reçue, que l’autorité est l’âme de l’organisation sociale, pour combattre celle-là ils ont combattu celle-ci. […] L’erreur fondamentale des anarchistes adversaires de l’organisation est de croire qu’une organisation n’est pas possible sans autorité. […] Si nous croyions qu’il ne pourrait pas y avoir d’organisation sans autorité, nous serions des autoritaires, parce que nous préférerions encore l’autorité qui entrave et rend triste la vie à la désorganisation qui la rend impossible »[45]. Au final, l’anarchisme comme la non-violence reconnaissent donc la nécessité pratique de l’organisation.

 

  1. d) la question de Dieu et de la religion

 

Gandhi fait de la recherche de Dieu le fondement de l’action politique [46]. Face à lui, l’anarchiste s’écrie : « Ni Dieu, ni maître », à quoi Bakounine renchérit par son fameux syllogisme : « Si Dieu est, l’homme est esclave ; or, l’homme peut et doit être libre ; donc Dieu n’existe pas ». L’anti-théisme [47] semble alors être le credo de l’anarchisme. En conséquence, non-violence et anarchisme seraient inconciliables.

 

Mais il s’agit à nouveau d’une courte vue. Il y a confusion entre l’hostilité à la religion [48] et l’hostilité à Dieu. Bakounine et le slogan « Ni Dieu, ni maître » se méprennent sur la cible. Ce que l’anarchisme récuse, c’est moins l’affirmation métaphysique de l’existence de Dieu que les conséquences socio-historiques de la religion (guerres, système de caste, opium du peuple). Il s’offusque plus contre les Eglises instituées, alliées des Etats et des horreurs qu’ils commettent, que contre un Dieu dont, à vrai dire, il se soucie bien peu. En réalité, l’anarchiste pense, comme Sartre, que « même si Dieu existait, cela ne changerait rien ». Et si Bakounine, au lieu d’attaquer la religion, s’attaque à Dieu, il ne peut y avoir à cela qu’une raison. Donnons-là pour lui : en provoquant la « mort de Dieu », on provoque nécessairement la suppression de la religion. C’est le présupposé implicite de la démarche de Bakounine. Nous ne le discuterons pas. Quoiqu’il en soit, nous pensons avoir montré ici en quoi l’anarchisme s’oppose en réalité à la religion plutôt qu’à Dieu.

 

Or Gandhi professe lui aussi ses sarcasmes contre la religion. Il le fait même au nom de Dieu. Le Mahatma voit dans l’Eglise chrétienne la subversion du message originel du Christ puisque, dit-il, « le christianisme dogmatique […] a déformé le message de Jésus »[49]. En cautionnant les guerres soi-disant « justes », en menant ses croisades et en légitimant les pires oppressions, l’Eglise romaine a subverti la Bonne nouvelle. Ainsi, les griefs de l’anarchisme contre la religion ne sont pas inconciliables avec la non-violence prônée par Gandhi.

 

  1. e) l’accomplissement du projet anarchiste

 

Une dernière difficulté semble opposer Gandhi aux anarchistes. Elle concerne la croyance en la possibilité effective de réaliser la société anarchiste-non-violente idéale. Écoutons ici Jacques Ellul, dont les mots pourraient parfaitement être ceux de Gandhi : « Sur quel point me séparerai-je alors d’un véritable anarchisme ? En dehors du problème religieux [que nous venons de mentionner], je crois que le point de rupture est le suivant : un véritable anarchiste pense qu’une société anarchiste, sans Etat, est possible, vivable, réalisable, alors que moi, je ne le pense pas. Autrement dit, j’estime que le combat anarchiste, la lutte en direction d’une société anarchiste sont essentiels, mais la réalisation de cette société est impossible »[50]. Gandhi, en effet, juste après avoir professé son idéal d’anarchie éclairée, ajoute : « Mais dans la vie, on ne réalise jamais complètement l’idéal »[51]. Gandhi concevrait donc l’utopie différemment des anarchistes puisque, pour lui l’utopie n’a pas vocation à être entièrement réalisée mais plutôt à éveiller nos consciences endormies, à les mener vers une critique de ce qui est au nom de ce qui pourrait être, mais qui ne sera pas forcément.

 

Paru dans la revue Réfractions, n°28, mai 2012, pp.125-141

[http://refractions.plusloin.org/spip.php?article765]

 

[1] MELLON, Christian, SEMELIN, Jacques, La non-violence, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1994, p. 44.

[2] GANDHI, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1990, p. 238.

[3] Ibid. p. 235.

[4] PERROUTY, Pierre-Arnaud, « Légitimité du droit et désobéissance », in Obéir et désobéir, Le citoyen face à la loi, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2000, pp. 71-72.

[5] RAWLS, John, Théorie de la Justice, Paris, Seuil, 1987, p. 251.

[6] GANDHI, op. cit., p. 232.

[7] SMITH, Adam, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Livre IV, ch. 2, Paris, Flammarion, 1991.

[8] GANDHI, op. cit. p. 144.

[9] JAHANBEGLOO, Ramin, Gandhi, aux sources de la non-violence, Paris, Editions du Félin, 1998, p. 110.

[10] GANDHI, op. cit. p. 244.

[11] GANDHI, cité in PANTHAM, Thomas, « Thinking with Mahatma Gandhi: Beyond liberal democracy », Political Theory, Vol. 11; No. 2, mai 1983, p. 169.

[12] Si Bentham est effectivement matérialiste, Mill représente au contraire le courant spiritualiste de l’utilitarisme.

[13] Pensons à la critique libérale que John Rawls adresse à l’utilitarisme.

[14] IYER, Raghavan,, The moral and political thought of Mahatma Gandhi, New Delhi, Oxford University Press, 2000, p. 254.

[15] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit., p. 221.

[16] Ibid., p. 88.

[17] Ibid., p. 222.

[18] GANDHI, ibid., p. 234.

[19] Ibid. p. 215.

[20] Ibid. p. 216.

[21] Loc. cit.

[22] Ibid., p. 149.

[23] Ibid., p. 248.

[24] GANDHI, cité in NOSE, Nirmal Kumar, « An interview with Mahatma Gandhi », Studies in Gandhism, Ahmadabad, Navajivan Publishing House, 1972, p. 42.

[25] Ce paragraphe s’inspire de l’article de PANTHAM, Thomas, « Thinking with Mahatma Gandhi: Beyond liberal democracy », Political Theory, Vol. 11; No. 2, mai 1983, pp. 165-188.

[26] MOUFFE, Chantal, « Penser la démocratie moderne avec, et contre, Carl Schmitt », Revue française de science politique, Année 1992, Volume 42, Numéro 1, pp. 83-96.

[27] Alternatives non-violentes, Hiver 2000-2001, N°117, « Anarchisme, non-violence, quelle synergie ». BEKAERT, Xavier, Anarchisme, violence, non-violence, Paris, Editions du Monde Libertaire, 2000. Et Violence, contre-violence, non-violence anarchistes, revue Réfractions, n°5, Printemps 2000.

[28] NERHU, cité in LASSIER, Suzanne, Gandhi et la non-violence, Paris, Seuil, 2000, p. 132.

[29] Gandhi, cité in NOSE, Nirmal Kumar, « An interview with Mahatma Gandhi », Studies in Gandhism, Ahmadabad, Navajivan Publishing House, 1972, p. 42.

[30] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit., p. 246.

[31] BAKOUNINE, cité in GUERIN, Daniel, Ni Dieu ni Maître, Anthologie de l’anarchisme, tome I, Paris, La Découverte, 1999, p. 171.

[32] C’est d’ailleurs la seule distinction libérale que Gandhi accepte.

[33] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit. p. 246.

[34] Ibid., p. 238.

[35] Ibid., p. 147.

[36] MULLER, Jean-Marie, Gandhi, la sagesse de la non-violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 86.

[37] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit. p. 147.

[38]Ibid. p. 148.

[39] Nous pouvons ici rappeler les mots de l’anarchiste russe Alexander Berkman qui, après avoir reproché à Lénine d’être attaché au principe selon lequel la fin justifie les moyens, écrit : « Tes finalités doivent déterminer les moyens que tu emploieras. Les moyens et les objectifs sont en réalité une seule et même chose, tu ne peux pas les séparer. Ce sont les moyens qui façonnent les fins. Les moyens sont les graines qui se transformeront en fleurs et porteront leurs fruits. Ces fruits seront toujours de la même nature que la graine que tu as plantée. Tu ne peux pas cultiver des roses en semant des graines de cactus. Pas plus que tu ne peux récolter la liberté de la contrainte ou la justice et la virilité de la dictature ». Ce passage, qu’on pourrait parfaitement attribuer à Gandhi, est rédigé en 1929 par BERKMAN, Alexander, Qu’est-ce que l’anarchisme ?, Montreuil, L’Echappée, 2010.

[40] BEKAERT, Xavier, Anarchisme, violence, non-violence, op. cit., pp. 59-60.

[41] Ce modèle de société est fondamentalement non-hiérarchique et anti-autoritaire : « Dans cette structure composée d’innombrables villages, écrit Gandhi, il y aura des cercles de plus en plus larges qui ne s’élèveront jamais. La vie ne sera pas une pyramide avec un sommet soutenu par la base. Mais il y aura un cercle « océanique » qui aura pour centre l’individu, toujours prêt à se sacrifier pour le village, qui, de son côté, est prêt à se sacrifier pour le cercle des villages, jusqu’à ce que le tout devienne une seule vie composée d’individus, qui ne seront pas isolés dans leur arrogance, mais qui seront des êtres humbles, partageant la majesté du cercle « océanique » comme ses unités intégrales. Par conséquent, la circonférence extérieure n’aura pas le pouvoir d’écraser le cercle inférieur, mais au contraire donnera de la force à tous ceux qui sont à l’intérieur de ce cercle et prendra sa propre force d’eux ». GANDHI, cité in JAHANBEGLOO, Ramin, Gandhi, aux sources de la non-violence, Paris, Editions du Félin, 1998, pp. 105-106

[42] Ce passage s’inspire de la présentation qu’en fait PAREKH, op. cit.

[43] GANDHI, cité in PANTHAM, op. cit. p. 173.

[44] Dont nous pouvons trouver une présentation synthétique mais pertinente dans BAILLARGEON, Normand, L’ordre moins le pouvoir, Marseille, Agone, 2001.

[45] MALATESTA, Errico, cité in GUERIN, Daniel, L’anarchisme, Paris, Gallimard, 1981, p. 61.

[46] Il s’agit en fait de la recherche de la vérité. Mais Gandhi précise que « la vérité est Dieu », donc il s’agit de la recherche de Dieu.

[47] L’anti-théisme n’est pas l’athéisme. L’athée dit que Dieu n’existe pas. L’anti-théiste dit qu’il ne sait pas si Dieu existe, mais que même s’il existait, il faudrait s’en débarrasser. Cette dernière position est bien plus conforme à la pensée anarchiste que ne l’est athéisme.

[48] Nous définissons la religion comme un fait sociologique et historique, une institution humaine fondée sur la croyance en Dieu. Et nous définissons Dieu comme un être personnel et transcendant.

[49] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit., p. 92

[50] ELLUL, Jacques, Anarchisme et christianisme, Paris, La table ronde, 1998, p. 32.

[51] GANDHI, op. cit. p. 238.

Séminaire ETAPE n°9 – Ethique perfectionniste, individualisme démocratique et désobéissance civile

neuvième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Juin 2014 –

 

Ethique perfectionniste, individualisme démocratique et désobéissance civile

 

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Autour de Sandra Laugier – professeure de philosophie à l’Université de Paris 1, auteure notamment de Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale d’Emerson à Stanley Cavell, Michel Houdiard éditeur, 2004, et avec Albert Ogien, Pourquoi désobéir en démocratie ?, La Découverte, 2010

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel (membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et de Nouvelles Tentatives)
  • Rapporteur « critique » : Manuel Cervera-Marzal (auteur de Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Aux forges de Vulcain, 2013)

 

Textes de Sandra Laugier préparatoires à la séance 9 du séminaire ETAPE sur Grand Angle :

 

Rapport compréhensif

Rapport « compréhensif » sur trois textes de Sandra Laugier

 

Par Didier Eckel

 

Membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et Nouvelles Tentatives

 

– Séminaire ETAPE du 20 juin 2014 –

 

 

La lecture des trois textes de Sandra Laugier commençait plutôt bien :

>>  Avec la question de l’individualisme :

– Le problème posé par l’individualisme aujourd’hui dans notre société dite « néo-libérale ».

– L’abandon, aujourd’hui, de cette question par la « gauche » (dans son ensemble).

– La nécessité pour les mouvements qui se réclament de l’émancipation de retravailler cette question.

 

>>  Des références à P. Corcuff, N. Elias, A. Giddens mais aussi Marx, Engels et Durkheim.

J’étais un peu « comme à la maison ». Si je ne suis ni universitaire ni spécialiste de quoi que ce soit, le début de cette lecture m’évoquait, tout de même, en tant que bon militant, des références qui ne m’étaient pas totalement inconnues et pour lesquelles j’ai de la sympathie.

 

Mais voilà qu’au bas de la deuxième page apparaissent trois nouvelles références : S. Cavell, R.W. Emerson et H.D. Thoreau. Je me dis que ce n’est pas très grave, chaque fois que j’entreprends une nouvelle lecture, je sais que je vais avoir à me coltiner de nouvelles références d’auteur-e-s qui me sont inconnu-e-s. En général, je parviens à faire avec… je tire tout de même deux ou trois idées de ma lecture (notons que j’avais déjà entendu parler de la désobéissance civile – Thoreau – et le nom de Cavell ne m’était pas inconnu, mais sans plus). Enfin, un dernier nom est cité – Wittgenstein – Là, je connais deux ou trois anecdotes sur le bonhomme, voire même une ou deux citations, et même une des grandes questions de ce philosophe (le langage).

Bref, ce sera probablement comme dans la majorité des autres textes. Malgré des références inconnues, je devrais plus ou moins comprendre ce que veut dire l’auteure, d’autant que l’écriture de Sandra Laugier est, à ce stade du texte, d’une facture assez simple : pas de phrases trop longues, pas de mots trop savants, pas de mobilisation de concepts ardus… Je lis un langage ordinaire… Et c’est bien là tout le problème !

Me voilà embarqué dans un monde inconnu (pour moi). Le monde ordinaire et son langage !… qui semble être au cœur d’une philosophie qui serait, paraît-il, américaine.

Je continue la lecture, avec circonspection, car si je comprends tout (le langage est ordinaire), je dois dire que dans le même temps je n’y comprends plus rien ! Il m’arrive de lire des écrits philosophiques auxquels je ne comprends pas grand-chose (voire rien) alors, soit j’abandonne, soit je tente d’insister pour prendre ce que je peux au passage, mais là c’est différent : je comprends aisément sans n’y comprendre rien !

A la fin de ma lecture je me demande pourquoi j’ai accepté de rédiger ce rapport, qui plus est, doit être compréhensif… et je me dis qu’il doit bien y avoir un rapport entre compréhensif et compréhension et que donc il serait bon que je comprenne un peu. Mais je ne comprends pas « un peu », je comprends tout et rien… ou plus probablement je prends tout (intuition ? sensibilité ?) et je ne comprends pas pour autant.

 

Je me suis engagé à rédiger ce rapport et je me demande bien comment je vais m’y prendre.

        Faire une sorte de résumé des textes en me focalisant sur la lettre (et non sur l’esprit puisque le mien est trop embrumé) pour éviter au maximum les risques ?

Mais quel intérêt ?

Je fais confiance aux « ETAPistes ». Ils auront lu le texte et n’auront pas besoin d’un résumé… Alors que faire ? Comme disait l’autre…

Faire confiance à mes petit-e-s camarades, OK… mais puis-je faire confiance à moi-même pour écrire autre chose qu’un résumé ?

 

Et voilà qu’après un étrange ordinaire, je dois me faire confiance si je veux faire entendre ma voix. Si possible une voix juste qui sera indissolublement personnelle pour pouvoir résonner collectivement. Une voix personnelle qui prenne le risque du dissensus pour prendre toute sa dimension politique. En plein doute entre compréhension et incompréhension du texte, je m’arrête un instant. Je me raccroche à ce point : le dissensus.

Avec ce dissensus que je ne lâche pas, je crois me retrouver sur un terrain qui ne m’est pas inconnu, puisque je défends depuis pas mal de temps l’idée que ce qui caractérise la démocratie (et au-delà un certain lien social), ce n’est pas le consensus mais bien l’acceptation de ce dissensus et la capacité qu’a une société à le laisser s’exprimer (ce qui n’a rien à voir – ou très peu – avec une autorisation donnée par un gouvernement ou un pouvoir quelconque à la liberté d’expression).

Ceci dit, je dois me replonger dans les eaux profondes de ces textes qui me troublent. Je passe plus rapidement sur les moments où la voix de Sandra Laugier me semble plus spontanément interprétable. Des moments où le rapport à la politique me paraît moins étrange. Notamment la partie sur la « désobéissance civile » que je crois comprendre et approuver spontanément. Je me laisse aller à cette communauté qui par définition est revendiquée et non fondatrice puisque c’est ma voix qui la réclame et pas la communauté qui réclame ma voix.

Mais cette voix si présente me laisse toujours perplexe. Elle résiste tranquillement à mon sauvage désir de compréhension (dans tous les sens du terme). Ce n’est pas moi qui résiste, pour ma part je suis prêt à abdiquer. C’est elle, cette voix que je sens potentiellement mienne, qui résiste et m’échappe.

Depuis quelques années je crois que revendiquer est un chemin possible vers une émancipation. Revendiquer, c’est pour moi ne jamais oublier la grande fragilité de mes points de vue, l’inquiétude permanente face à mes propres positions et mes actes, et, dans le même temps, les affirmer en brandissant haut et fort mes propres désirs. Est-ce, en partie, ça la voix juste, la confiance en soi en sa propre constitution ?

Mais si cette voix constitue la politique, comment s’y prend-elle ?

        – Si la voix est juste, c’est-à-dire revendicative, elle est reçue collectivement, elle est donc politique.

Ceci me semble possiblement vrai… mais une voix forte est-elle efficace ? Puis-je tenter de trouver la puissance de ma voix et me défaire totalement de la question de l’efficacité, de la stratégie politique ? Ou cette question est-elle définitivement obsolète ? Je serais assez tenté par cette dernière proposition mais mon lourd passif de militant raisonnable résonne encore en moi…

… Et la voix résiste toujours… au lieu de me donner simplement la bonne réponse.

Je devrai donc faire confiance à ma voix, me battre contre mon propre conformisme, pour répondre à ce problème.

        Mais, est-ce un problème important ?

Il est important de savoir ce qui est important me dit Sandra Laugier (avec S. Cavell). A priori, on ne peut qu’approuver… mais comment s’y prend-on ?

 

Le cinéma ?
Le cinéma peut nous aider.

Le cinéma nous propose des expériences de mondes ordinaires où le spectateur n’est pas.

Il nous montre l’importance d’expériences que nous ne décèlerions probablement pas sans lui car, ordinairement (en dehors du cinéma), l’importance dans l’ordinaire (voire l’importance de l’ordinaire ?) est méconnue, du fait de la proximité même de l’ordinaire.

Mais je m’égare ! Je viens de tenter d’interpréter, au risque de lourdes erreurs, des textes auxquels je ne comprends rien,

mais qui me disent beaucoup,

sans trop savoir quoi.

Interpréter.
Interpréter n’est pas le plus important. L’important est l’expérience. Un empirisme radical allant de paire avec un pragmatisme ?

Je m’égare encore ! Si ça continue, je vais finir par vous parler de la philosophie américaine !…

Un peu de sérieux, revenons à l’ordinaire de ma situation… et de mes ambitions, face aux textes de Sandra Laugier.

 

Mais que me fait cet ordinaire depuis que je me suis mis à lire Sandra Laugier ? Moi qui était un adepte de l’inédit, de la révolution et de ses emportements, de l’accélération du temps, bref de l’exceptionnel ? N’est-il pas assez envahissant comme ça cet ordinaire pour, en plus, vouloir s’en préoccuper ?

A moins que ce soit parce qu’il est justement envahissant que je me dois de m’en préoccuper ? Est-ce-que la vie ordinaire serait tout bêtement la vie ? Auquel cas, il deviendrait presqu’évident que l’ordinaire devienne une question centrale. Dans l’ordinaire il y a de l’important, ne serait-ce que parce-que l’ordinaire semble traversé par de multiples événements (pas toujours repérés).

Une quête de l’ordinaire pour lui donner tout son sens, ses sens, y compris politiques ?

Une quête de l’ordinaire, grâce à la conversation juste et quotidienne, entre deux (ou plusieurs) voix confiantes, voix qui ne craignent pas le dissensus et qui permettent un re-commencement (commencer à nouveaux) chaque matin ?
Donc des voix politiques.

Un ordinaire politique ?

Me voilà au bout du rouleau (et pour tout vous dire, il est jeudi soir et je dois rendre mon petit travail demain, vendredi).

J’arrête donc en me demandant si la lecture de Sandra Laugier fut une expérience (une lecture peut-elle être une expérience) ?

 

Le rapport que j’en ai fait reflète-t-il le poids d’une expérience ? Mais, la difficulté ne serait pas d’arriver à interpréter une expérience, le problème serait d’arriver à avoir une expérience, de se laisser toucher par elle.

Alors, ce rapport :

  • expérience ou jeu plus ou moins habile (ou malhabile) pour éviter la confrontation avec mes propres interrogations face à ces trois textes qui me laissent encore perplexe ?

Mais, pour moi, la perplexité est une promesse !

 


Fausse sortie !


 

railsIl est vendredi, je suis dans le train pour Paris (lieu de notre rencontre autour des textes de Sandra Laugier) et j’en profite pour ajouter quelques lignes à ma petite « contribution »… Et je me demande :

– Comment change-t-on les choses ?

– Comment arrive-t-on à une aversion du conformisme ? (conformisme social mais aussi -surtout- conformisme de soi)

Si changer le monde c’est arriver, d’une manière ou d’une autre, à généraliser peu ou prou l’aversion du conformisme (une émancipation du plus grand nombre ?)… Alors, comment s’y prendre ?

– Politiquement, on peut élaborer des stratégies de prise du pouvoir d’État, mais il est probable que cette action ne changerait pas (ou peu) nos rapports globaux à la conformité. La prise de pouvoir d’État ne peut pas être, me semble-t-il, une « prise globale de puissance » pour les individus : une capacité nouvelle de chacun-e- à agir sur son propre rapport à la conformité (en rapport avec une puissance critique ?). Si une stratégie de « prise de puissance » était élaborée sur les bases des politiques traditionnelles, je crois qu’elle serait condamnée à aboutir à une prise du pouvoir par quelques-uns.

Dans ces conditions, le militantisme (d’où je suis) semble bien inefficace… à moins de le repenser radicalement (à la racine) ? Mais là encore, comment s’y prendre pour le repenser ?

Par l’expérience (pragmatisme) ?

Si les brèches de J. Holloway sont les seules formes possibles de sortie du capitalisme (et de la société de conformité qu’il semble induire*), que faire de notre impatience légitime ?

Bien sûr, la dignité de l’action (même si elle n’est pas « lutte finale ») est une danse entraînante et rapide (…) La dignité est une manière de glisser, de swinguer, de danser, jamais de marcher : et cela est dur pour le capitalisme**.

Mais la danse est-elle une politique de l’ordinaire ? Surtout lorsqu’elle ne dure qu’un temps, le temps d’une brèche.

 

Mon impatience devra probablement être lente

 

Un monde de la conversation tel que je crois le saisir à partir des textes de Sandra Laugier (un ensemble à la fois accordé et anarchique de voix confiantes, de tonalités dissonantes mais justes), voilà bien l’horizon que je peux me fixer… Mais je reste plongé dans une perplexité… si je veux continuer à me réclamer d’une action en accord avec cet horizon.

En bon activiste, je ne veux rien lâcher… mais je ne sais plus vraiment ce que je tiens !

Mais je n’oublie pas : pour moi, la perplexité est une promesse…

 

 Didier Eckel

____________

* Je ne parle volontairement pas de « société de masse ».

** Crack Capitalism, de John Holloway, éditions Libertalia, 2012.

 

Rapport critique

Rapport « critique » sur trois textes de Sandra Laugier

 

Par Manuel Cervera-Marzal

 

Auteur de Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Aux forges de Vulcain, 2013

 

– Séminaire ETAPE du 20 juin 2014 –

 

 

Les textes de Sandra Laugier soumis à la discussion du 20 juin contribuent de manière décisive à bousculer les thèses politiques et philosophiques actuellement dominantes. En synthétisant fortement, j’identifie trois principaux apports.

 

D’abord, contre la criminalisation ambiante de la contestation sociale, Sandra Laugier insiste à juste titre sur l’importance de la dissidence. Une démocratie digne de ce nom pose la question de la voix de chacun (dans le rapport entre un sujet politique et « son » gouvernement), et fait place à la dissonance. D’où le fait que les actions de désobéissance civile ne sont pas un obstacle mais une condition de possibilité de la démocratie. Elles ne sont pas une dégénérescence ou une faiblesse interne des régimes démocratiques mais elles en constituent au contraire le fondement, la respiration. Sandra Laugier élabore une théorie de la démocratie agonistique qui ne se laisse pas rabattre sur la recherche du consensus, de l’accord ou de l’entente. La démocratie est pensée dans une tension irréductible du consentement et de l’obéissance. Elle fait place au dissensus sans se laisser submerger par lui.

 

Par ailleurs, les textes de Sandra Laugier attirent l’attention sur un élément du répertoire d’action collective contemporain qui, bien qu’issu d’une longue tradition, connaît un véritable regain d’intérêt depuis une quinzaine d’années. Face à l’essoufflement des modes de contestation traditionnels (manifestation, pétition, engagement partisan ou syndical), la désobéissance civile participe d’un renouveau des mouvements sociaux. Sandra Laugier saisit cette nouveauté et, par le recours aux œuvres de Thoreau, Emerson et Cavell, elle donne à ce type de pratiques une assise philosophique qui lui fait encore trop souvent défaut – il n’est qu’à penser que c’est par le recours à l’œuvre de John Rawls qu’on légitime en général la désobéissance civile, alors même que Rawls est le représentant emblématique de la domination libérale.

 

Enfin, les textes de Sandra Laugier ont le grand mérite de revaloriser l’individualisme à gauche de l’échiquier politique. En liant la voix personnelle de chaque individu à la composante dissensuelle de la démocratie, ils invitent à se réapproprier l’individualisme, qui est fermement dissocié de l’égoïsme. Ce n’est pas le collectif qui parle en mon nom mais c’est ma voix (et celle d’autrui) qui réclame (et se réclame) de la communauté. Cet individualisme radical s’oppose autant à l’individualisme unidimensionnel et marchand véhiculé par le libéralisme qu’au collectivisme encore largement prédominant au sein des pensées critiques et des organisations politiques de gauche. Le véritable souci de soi se conjugue à un souci pour autrui qui tient en aversion le conformisme ambiant.

 

Après avoir mis en exergue ces précieux apports, on peut adresser à ces trois textes une série de questions qui vise moins à contester la validité des thèses de Sandra Laugier qu’à lui demander des précisions et à lui donner l’occasion d’exposer plus en profondeur les présupposés et les implications de ses travaux philosophiques :

 

1) Pourquoi désobéir en démocratie ?, demande dès son titre l’ouvrage co-écrit par Sandra Laugier et Albert Ogien. Cette question présuppose – comme le titre de mon propre livre (Désobéir en démocratie) – que nous sommes actuellement en démocratie, puisqu’elle pose la question de la légitimité de la désobéissance dans le cadre de régimes et/ou de sociétés démocratiques. Or, dans une perspective anarchiste et émancipatrice, peut-on à bon droit affirmer que nous sommes actuellement « en démocratie » ? Le caractère oligarchique des Etats de droit et les dominations de genre, race et classe qui nient profondément l’égalité des citoyens permettent d’en douter.

 

2) En faisant de la « confiance en soi » (la capacité à parler en pensant que ce que je dis est doté d’une portée universelle, ou du moins collective) le socle de la désobéissance civile, ne risque-t-on pas d’accréditer à notre insu une politique élitiste ? La sociologie critique enseigne que le fait de « croire que ce qui est vrai pour moi est vrai pour tous les autres » relève surtout d’une attitude de dominants. Or Sandra Laugier dénonce avec vigilance les mécanismes de dépossession et invite chacun à « reprendre sa voix ». Mais cette volonté de réappropriation est-elle compatible avec la valorisation d’une « confiance en soi » si inégalement distribuée socialement ? Si ceux qui prennent la parole croient le faire « pour tous les autres », ne risque-t-on pas de glisser à nouveau vers un phénomène de confiscation de la voix des plus timides, des plus effacé.e.s, des plus opprimé.e.s ?

Par ailleurs : Est-ce que ceux qui désobéissent le font parce qu’ils ont confiance en eux, ou est-ce que, au contraire, ce n’est pas le fait de désobéir qui va permettre de prendre confiance en soi ? La désobéissance civile s’apparenterait alors à un catalyseur et un révélateur de notre puissance d’agir.

 

3) Est-ce qu’admettre la légitimité de la désobéissance civile progressiste (anti-OGM, anti-nucléaire, RESF, anti-pub, etc.) nous oblige à admettre la légitimité de la désobéissance de droite (maires homophobes refusant de marier les couples de même sexe, commandos anti-avortement, etc.) ? Si non, quel(s) critère(s) permet(tent) de distinguer les deux ?

 

4) Hannah Arendt est particulièrement méfiante (cf son article « La désobéissance civile », dans Mensonge et violence) envers l’approche individualiste de la désobéissance civile car, selon elle, faire reposer cette dernière sur la conscience individuelle pose un double problème : 1. Par définition, la conscience individuelle n’est pas observable (chacun peut dire ce qu’il veut sans que personne ne puisse vérifier si cela correspond « réellement » à ce que lui dicte sa conscience), et 2. Les voix intérieures des individus s’opposent entre elles, donc leur conférer le statut d’instance de décision politique risque de conduire à un affrontement généralisé. Autrement dit, la perspective individualiste empêche de penser un ordre politico-institutionnel en raison du caractère inconciliable et pluriel des consciences individuelles.

Sandra Laugier suggère que « toute démocratie véritable serait individualiste ». Il me semble qu’on peut, certes, baser la critique (le pôle négatif de la pensée) sur une approche individualiste. Mais une telle approche ne complique-t-elle pas sérieusement une pensée « positive » de l’institution, de la fondation, de la cohabitation ? Car, si je peux retirer mon consentement à tout instant, qu’est-ce qui rend possible et durable le lien social, l’engagement réciproque des individus ?

 

5) Enfin, en quoi la dimension spécifiquement non-violente de la désobéissance civile permet-elle de la distinguer d’autres formes de désobéissance (criminelle, délinquante, terroriste, etc.) ? Et quel rôle joue la non-violence dans la pensée de la démocratie et de la désobéissance civile développée par Sandra Laugier ?

 

Contributions

Désobéissance, critique sociale, individualisme, émancipation et révolution

Quelques notes à propos du séminaire ETAPE du 20 juin 2014 autour de Sandra Laugier

 

Par Philippe Corcuff

 

 

Je voudrais simplement garder ici la trace télégraphique de quelques pistes ayant émergé lors de la discussion des textes de Sandra Laugier lors de la 9e séance du séminaire ETAPE.

 

Désobéissance et redéfinition de la critique sociale

 

La pensée de la désobéissance civile telle que Sandra Laugier la tire de Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau, mais aussi de ses lectures de Ludwig Wittgenstein et de Stanley Cavell constitue un des ruisseaux susceptible d’alimenter aujourd’hui le fleuve naissant de la reformulation de la critique sociale dans le sens d’une critique compréhensive, ou compréhension critique, ou encore critique pragmatique, renouant des liens avec une perspective d’émancipation (1). Que risquerait de faire une critique sociologique traditionnelle inspirée de la pente au dévoilement active chez Pierre Bourdieu, par exemple, face à la question de « la confiance en soi » ? Elle pourrait avancer que : 1) que c’est une illusion masquant des déterminismes sociaux et/ou des intérêts ; et/ou 2) que c’est une possibilité réservée aux dominants dotés de capitaux économiques, culturels, sociaux et/ou politiques suffisants. Que pourrait faire une critique compréhensive reliée à une boussole émancipatrice ? Elle pourrait s’intéresser, par exemple, à la fois à l’analyse compréhensive et pragmatique des mécanismes ordinaires de la confiance en soi dans des situations de la vie quotidienne et à la critique des mécanismes sociaux générant la mésestime de soi (manque de ressources dans un cadre inégalitaire, rapports de domination incapacitants, discriminations développant l’auto-dévalorisation, etc.). Les travaux d’Axel Honneth offre des points d’appui en ce sens à travers le couple reconnaissance/mépris (2).

au retour - contribution Ph. Corcuff

Désobéissance et émancipation

 

Dans certains textes, Sandra Laugier laisse entendre que la pensée de la désobéissance pourrait se substituer à la pensée classique de l’émancipation, héritée des Lumières du XVIIIe siècle, puis du mouvement ouvrier et socialiste (3). Mais ne vient-elle pas plutôt la compléter, si on entend l’émancipation individuelle et collective comme un processus d’autonomisation par rapport à des logiques de domination, autonomisation supposant l’accroissement des capacités d’expression et d’action des individus et des groupes ? La désobéissance affinerait les choses par deux bouts : la question de « la confiance en soi » et le couple dissensus/conformisme. Mais elle ne remplacerait pas le couple autonomisation/domination. Dans une perspective ainsi complétée et affinée de l’émancipation grâce à la désobéissance, les dominations seraient appréhendées comme porteuses de mécanismes incapacitants. C’est en ce sens que l’on peut, par exemple, relire des analyses de Pierre Bourdieu quant à l’émotion corporelle (honte, timidité, anxiété, culpabilité, embarras verbal, rougissement, tremblement, etc.) dans des interactions de dominés avec des dominants (4).

 

Désobéissance, détachement et attachements

 

En lien avec le problème précédent, la désobéissance invite à reformuler l’émancipation quant aux relations entre détachement et attachements. L’approche de l’émancipation au sein des Lumières a fortement été marquée par le thème du détachement : double détachement des préjugés et des contraintes oppressives. Plus récemment, en intégrant notamment les questionnements écologistes, la sociologie des sciences de Bruno Latour et la philosophie politique de la nature qu’il en a tirée (5) ont mis tout le poids, cette fois, du côté de la redécouverte des attachements, en oubliant le détachement (et l’émancipation). Comme viennent de le montrer Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, la focalisation sur les seuls attachements, dans la réactivation de schémas déjà travaillés dans les années 1930, participe de la consolidation actuelle d’une pensée néoconservatrice (6).

 

La désobéissance offre un des chemins possibles pour sortir de l’alternative détachement/attachements. Car, elle suppose bien des attachements antérieurs (dans un langage et dans une collectivité), mais aussi une capacité de détachement du conformisme via le dissensus ; détachement susceptible de reformuler les attachements. On a là une dialectique intéressante entre détachement et attachements qui pourrait servir de modèle à une redéfinition contemporaine de l’émancipation ne succombant pas pour autant à l’attraction néoconservatrice.

 

Individualisme, désobéissance et liens sociaux

 

La composante individualiste de la conception avancée par Sandra Laugier de la désobéissance civile (dans la figure inspirée d’Emerson de « la confiance en soi » et dans le geste individuel de désobéissance) a pu être critiquée. Pourtant, ce n’est pas n’importe quel individualisme que met en avant Sandra Laugier ; ce n’est pas, par exemple, l’individualisme égoïste ou l’individualisme concurrentiel privilégiés par le capitalisme en général et sa phase néolibérale tout particulièrement. C’est un individualisme qui émerge de liens sociaux – ne serait-ce que des liens d’un langage partagé et de la participation commune à une collectivité à idéal démocratique – et qui revient aux liens sociaux, dans le mouvement même de désobéissance qui interroge radicalement les liens sociaux existants dans la perspective de préserver leur idéal et qui, ce faisant, réaménage ces liens sociaux. C’est donc une voie qui diverge des schémas partant d’un individu hors liens sociaux (ou individualisme méthodologique).

 

je suis pour un individualisme groupeEt pourtant cet individualisme de liens sociaux (ou relationnaliste, c’est-à-dire conçu à travers des relations sociales) dérange quand même. Il est quand même souvent présenté comme menaçant les liens sociaux, les cadres collectifs, la possibilité même d’instaurer une collectivité politique. N’est pas parce que cette critique a du mal à se débarrasser des évidences implicites d’un « logiciel collectiviste » (7) ? Les discours qui voient nécessairement « l’individualisme », même les individualismes les plus relationnalistes, comme un menace, une corrosion ou une dégénérescence du collectif ne constituent-ils pas des discours d’ordre, de rappel à l’ordre, de remise en ordre, préservant la domination des cadres collectifs sur les individus. Au niveau des organisations politiques, syndicales, associatives, etc., ce sont des discours de discipline au profit des dirigeants supposés incarner le collectif. Ne devrait-on pas plutôt penser ensemble individus et liens sociaux sans nécessairement de hiérarchisation ? Dans cette optique, l’individu serait fabriqué avec des liens sociaux, qu’il pourrait mettre en question dans la mise en cause désobéissante du « conformisme », ce qui serait susceptible de conduire à les transformer.

 

Désobéissance et révolution sociale

 

Certains craignent que la thématique de la désobéissance civile ne conduise à tirer un trait sur la perspective de révolution sociale, établissant une rupture avec le capitalisme comme avec d’autres dominations. Certes, la désobéissance civile ne mène pas nécessairement à des changements structurels dans les ordres sociaux dominants, mais peut se contenter de générer des transformations seulement localisées. Mais elle ne lui est pas, pour autant, contraire. Et elle peut même ajouter des ressources dans la besace de ceux qui s’efforcent aujourd’hui de repenser une stratégie menant à une révolution sociale, alors que les stratégies de prise du pouvoir d’État, soit sous une forme parlementaire-réformiste, soit sous une forme révolutionnaire-insurrectionnelle, ont finalement échoué sur le chemin de l’émancipation post-capitaliste au XXe siècle.

 

Les désobéissances peuvent donc se limiter à des modifications sociales limitées au sein des structures sociales dominantes, mais elles pourraient être aussi mises en réseau dans un horizon de transformation sociale radicale pour nourrir une contestation plus globalisée, en lien avec d’autres formes d’actions (résistances diverses, luttes revendicatives, expériences alternatives, etc.). C’est une mise en réseau globalisante analogue vers laquelle pointe la « stratégie des brèches » avancée par John Holloway dans Crack Capitalism (8). Par ailleurs, les mécanismes de confiance en soi apparaissent particulièrement intéressants dans une logique de défatalisation des ordres sociaux dominants, utile pour faciliter l’enclenchement de processus révolutionnaires.

 

Un certain usage de la désobéissance civile – mais pas tous les usages – peut ainsi participer à ré-inventer une voie pour la révolution sociale au XXIe siècle. Cela suppose, dans ce cas, de ne pas opposer désobéissance et révolution, mais de procéder à un réagencement conceptuel associant trois pôles dotés à la fois de spécificités et d’intersections : désobéissance – émancipation – révolution sociale.

 

Philippe Corcuff

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Notes :

 

(1) Pour des pistes quant à une telle reformulation compréhensive ou pragmatique de la critique reliée à un horizon d’émancipation, voir L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, et P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012.

 

(2) Voir notamment A. Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2006.

 

(3) « La voix est forcément dissidente contre le conformisme. On préfèrera ici l’idée de désobéissance à celle d’émancipation. », dans S. Laugier, « Désobéissance et démocratie radicale » (2011), publié sur Grand Angle, 31 mai 2014, [http://www.grand-angle-libertaire.net/desobeissance-et-democratie-radicale-sandra-laugier/].

 

(4) Voir P. Bourdieu, Médiations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p.203.

 

(5) Voir B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.

 

(6) Dans L. Boltanski et A. Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014.

 

(7) Sur la notion de « logiciel collectiviste », voir P. Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

 

(8) Voir J. Holloway, Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. : 2010); Paris, Libertalia, 2012, ainsi que les vidéos et les textes du séminaire ETAPE du 13 mai 2014 autour et en présence de John Holloway : http://conversations.grand-angle-libertaire.net/etape-seminaire-8/