Le cours de Pierre Bourdieu au Collège de France sur l’Etat : social-démocrate ou/et libertaire ?

A partir d’interventions des sociologues Jean-Louis Fabiani et Franck Poupeau

* Jean-Louis Fabiani est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, auteur notamment de Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque (Paris, Seuil, 2016)

* Franck Poupeau est directeur de recherche au CNRS; il est notamment co-éditeur de Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992) de Pierre Bourdieu (Paris, Raisons-d’agir/Seuil, 2012)

 

Texte de J-L Fabiani

Bourdieu, l’État et l’éthique de service public

Texte issu de la séance du séminaire ETAPE du 31 mars 2017

Par Jean-Louis Fabiani

« Les producteurs et les récepteurs du discours sur l’État ont volontiers une disposition un peu anarchiste, une disposition de révolte socialement instituée contre les pouvoirs ».

Pierre Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), 2012, p. 17

« Je ne connais pas d’anarchiste qui ne change pas d’heure lorsqu’on pense à l’heure d’été ».

Pierre Bourdieu, ibid., p. 21

Dans une scène de La sociologie est un sport de combat, film de Pierre Carles (2001) consacré au travail de Bourdieu, le sociologue réunit ses principaux collaborateurs pour recenser, en vue d’un travail collectif, les conséquences négatives de ce qu’on nomme néolibéralisme. Les chercheurs sont invités à trouver des exemples et ne semblent pas très fortement inspirés par le sujet. Les plus zélés apportent des réponses que les plus sérieux révoquent en doute, notamment lorsque l’espérance de vie et les effets sanitaires dudit néolibéralisme apparaissent dans la discussion. L’épisode surprend les lecteurs les plus anciens de Bourdieu, particulièrement ceux qui ont en mémoire les recommandations quelques peu rigides du Métier de sociologue (co-écrit avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron et publié initialement en 1968) à propos de la nécessité de procéder à la construction de l’objet et de rompre avec les prénotions du sens commun. Rien de tel dans cette séance de brain storming raté. Le néolibéralisme n’est jamais défini comme concept sociologique. Les chercheurs sont pris à contrepied, car ils n’ont pas l’habitude de travailler dans de telles conditions. On a conclu un peu vite de ces images, mais aussi, plus généralement, de la surprenante fébrilité politique du Bourdieu des dernières années, à sa radicalisation. La célébrité internationale aurait convaincu le sociologue de sa puissance politique et l’aurait conduit à se saisir de l’occasion pour diffuser un message révolutionnaire. Les plus savants en apparence des commentateurs mettent en œuvre la notion d’habitus clivé pour expliquer un revirement qui serait autrement mystérieux. D’autres, victimes d’une forme d’illusion rétrospective, voient au contraire des germes de radicalisme politique dans les premiers travaux de Bourdieu.

Bourdieu 1995

Lorsqu’il fait état de son nouvel engagement, Bourdieu l’exprime en termes d’obligation. Reconnaissant que ses écrits politiques sont moins robustes que ses écrits scientifiques, il affirme les avoir rassemblés dans les volumes intitulés Contre-feux pour fournir « des armes à tous ceux qui s’efforcent de lutter contre le fléau néolibéral »1. Il ajoute que ses propos lui ont été doublement inspirés par « une sorte de fureur légitime » et par « un sentiment du devoir ». Il ne s’agit pas d’imposer à ces brefs textes une grille de lecture qui pourrait s’appliquer à la production scientifique de l’auteur. Ils accompagnent incontestablement un tournant dans la pratique scientifique du sociologue, plus proche dans ses dernières années d’une approche de type « chronique » des objets sociaux, dont la Misère du monde (livre collectif dirigé par Bourdieu et publié en 1993) est l’exemple le plus frappant. L’engagement du sociologue est contemporain de la fin de la censure théorique et méthodologique qu’il s’était imposé en début de carrière. Il n’en reste pas moins qu’il ne serait pas honnête de considérer que Bourdieu ne produit plus que des pamphlets dans les dernières années de sa vie. Les Méditations pascaliennes ont été publiées en 1997, après que Bourdieu soit devenu un des personnages-clés de la protestation publique en France. La véhémence de la maturité n’est ni un renoncement à la science, ni une palinodie épistémologique : elle exprime un bouillonnement intérieur et une exaspération profonde à l’égard de la mise en question de l’État-providence en France. C’est la raison pour laquelle on n’y trouvera pas une critique articulée du capitalisme ni même une investigation poussée sur ce qu’est le néolibéralisme comme idéologie de la forme présente du capitalisme. L’indignation qu’il manifeste, et qu’il communique avec une émotion intense qui n’est jamais jouée, contrairement à ce que ses détracteurs ont souvent prétendu, c’est celle d’un fonctionnaire fils de fonctionnaire qui pressent que le monde dans lequel il a vécu est en train de s’achever. S’il l’a objectivée sans relâche et sans ménagement, Bourdieu ne s’est jamais personnellement dépris de la méritocratie à la française qui l’a porté au sommet de la hiérarchie universitaire et en a fait un intellectuel mondialement reconnu.

L’adresse aux cheminots de la gare de Lyon est significative à cet égard. 1995 est le moment des dernières grandes grèves de la fonction publique, qui s’inscrit dans un vaste rituel social reconnu et accepté par tous. Le mouvement social finira par coûter son poste au premier ministre de l’époque, Alain Juppé, et entrainera le retour de la gauche modérée au pouvoir. La détermination de Bourdieu contre le gouvernement socialiste de Lionel Jospin est un des éléments qui ont fait croire à sa radicalisation politique, alors qu’il avait engagé le dialogue avec le gouvernement du socialiste Michel Rocard une dizaine d’années auparavant, en partie grâce à la médiation de son ami Pierre Encrevé, qui était à la fois un linguiste de grand renom et un membre influent au cabinet du premier ministre. Pourtant, si on prête attention à l’intervention de la gare de Lyon, qui eut une fortune internationale considérable, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une défense et illustration du service public à la française et plus généralement de l’État redistributeur tel qu’il a pu le rencontrer au cours de ses contacts avec la haute administration au cours des années 1960 et particulièrement au moment du colloque d’Arras, dont les actes ont été publiés en 1966 sous le pseudonyme Darras sous le titre La partage des bénéfices dans sa collection « Le sens commun » des Éditions de Minuit. L’introduction du discours de la gare de Lyon offre une explication sans ambiguïté : « Je suis ici pour dire mon soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la recherche, à l’art, et par-dessus tout, au travail »2. Par bien des aspects, le Bourdieu politique est largement en retrait par rapport au Bourdieu sociologue critique de l’éducation. Il considère de manière positive, au moins implicitement, le bilan de la République et particulièrement l’établissement d’un État-providence au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Il fait de l’organisation du service public, la condition de possibilité d’une civilisation, celle qui voit le facteur accéder aux villages les plus reculés, et l’étudiant monter à Paris dans un train à bon marché. Dans son adresse, le sociologue ne semble s’adresser qu’aux agents du service public : « cheminots, postiers, enseignants, employés des services publics, étudiants, tant d’autres… », dit Bourdieu par l’intermédiaire d’un mégaphone devenu objet d’histoire. Personne ne note qu’il ne prononce pas le mot ouvrier dans son appel à la mobilisation. L’univers de Bourdieu est l’univers du service public. Son intervention politique n’est pas très éloignée du projet d’une pédagogie rationnelle, demeuré à l’état d’abstraction, qu’il préconisait avec Jean-Claude Passeron dans Les héritiers (1964) et La reproduction (1970). Il définit ainsi pour les cheminots le projet politique qui consiste à « restituer…la définition éclairée et raisonnable de l’avenir des services publics »3. Il fait de la science le lieu central des luttes : « je pense en effet, dit-il pour conclure, qu’on ne peut combattre efficacement la technocratie, nationale et internationale, qu’en l’affrontant sur son terrain privilégié, celui de la science, économique notamment, et en s’opposant à la connaissance abstraite et mutilée dont elle se prévaut, une connaissance plus respectueuse des hommes et des réalités auxquelles ils sont confrontés »4. Cette adresse au peuple est admirable, à ceci près qu’elle s’adresse exclusivement au peuple du service public, le seul d’ailleurs à s’être mobilisé au cours de ce vaste mouvement social. Si Bourdieu évoque la précarité, c’est uniquement parce qu’elle commence à s’attaquer au service public.

Bourdieu, homme du service public

Comme on le voit, l’intervention de la gare de Lyon n’avait rien de révolutionnaire ; elle témoignait de l’émotion que le sociologue ressentait à se trouver au milieu d’une assemblée de grévistes qui lui ressemblaient au moins par leur appartenance au service public. Il continuait de proposer des solutions rationnelles et raisonnables, et à souhaiter qu’une plus grande place fût faite aux sciences sociales dans l’art de gouverner. Il annonçait, mais sans vrai prophétisme, car il continuait d’y répugner, une extension du mouvement à l’Europe et à l’ensemble de la société. Sur ce point, il se trompait : les grèves de 1995 ont plutôt constitué le chant du cygne d’une forme ancienne de mobilisation et non la préfiguration des luttes de l’avenir. Européen convaincu, et en cela proche des « élites » administratives qu’il fustigeait, il pensait que la France pouvait servir de modèle mobilisateur. C’était ignorer que le modèle du fonctionnariat français est unique, et que les forces idéologiques du nouveau capitalisme étaient en train de gagner la bataille de l’hégémonie culturelle. Il le pressentait sans doute, et c’est ce qui permet de comprendre sa fureur et son indignation morale ; mais il ne pouvait pas envisager d’autres formes de mouvement, qui ne passeraient plus centralement par la défense du service public, mais qui prendraient d’autres chemins, comme la mobilisation des précaires et des chômeurs. Peut-on assimiler l’engagement politique de Bourdieu à une forme d’hystérésis de l’habitus, son engagement tardif prenant inconsciemment l’aspect de formes traditionnelles de mobilisation, comme s’il continuait de penser les chemins de fer avec les images de La bête humaine de Zola et de celle de Jean Renoir à l’heure du TGV et de la transformation de l’usager en client ? Les années 1990 sont le théâtre d’une série de luttes économiques et symboliques, pour parler comme le sociologue, pour la définition légitime du métier de cheminot. L’exécutif de la SNCF a entendu substituer à un modèle fondé sur des principes de bureaucratie administrative, et sur un certain degré de cogestion avec les syndicats, un modèle de « management » totalement étranger à ses traditions d’entreprise et très largement importée de l’étranger. La confrontation a été violente et les transformations ont été lentes : il persiste toujours d’ailleurs des styles traditionnels, chez les conducteurs et les contrôleurs, qui s’accommodent assez mal avec le discours commercial de la SNCF. Le modèle ancien disparaît peu à peu. Le service public constitue peut-être le monde doxique de Bourdieu, un ensemble de schèmes qui suscite une forme d’adhésion préréflexive et qui se constitue sur le mode du cela va de soi : le facteur reste un élément civilisationnel au moment même où la communication électronique domine sans partage. La disparition de cet univers, qui s’est faite depuis le début des années 1990 avec une violence sociale sans précédent en France, comme l’ont montré en particulier les secteurs de la poste et des télécommunications, avait de quoi effrayer un homme dont la constitution intellectuelle et morale s’était développée au cœur du service public, au point de le conduire à croire qu’il occupait la totalité du monde social. Bourdieu ne pouvait pas, et aussi ne voulait pas, voir le changement qui s’esquissait. Il surestimait les capacités de résistance collective. Il n’était sans doute pas capable, du fait de son mode de vie personnel d’universitaire, l’adhésion grandissante des classes populaires à un modèle consumériste qui lui paraissait incongru. Comme son peuple était celui du service public, accoutumé depuis le développement de l’État-providence à une vie décente, il ne pouvait pas s’apercevoir qu’aux marges de ce monde, lui-même menacé mais encore relativement solide, se développaient des formes de vie bien différentes, faites de précarité et d’isolement culturel.

L’État comme espace de luttes

La sensibilité que Bourdieu a manifestée à l’égard du service public permet d’expliquer son rapport à l’État : il se distingue radicalement sous ce rapport d’un marxiste, pour lequel l’État n’est jamais que le bras armé du capital. Dans une intervention devant le congrès de la Confédération générale des travailleurs grecs en 1996, il précise que l’État est une « réalité ambiguë »5. On ne peut jamais, particulièrement dans les cas où son histoire est ancienne, l’assimiler à un pur instrument au service des dominants. Si le pouvoir peut être défini comme un champ, c’est qu’il bénéficie, comme tous les autres champs, d’une autonomie relative. De ce fait, il ne s’agit pas d’une réalité homogène qu’on pourrait définir comme un appareil, mais comme un espace de luttes au sein duquel s’affrontent perpétuellement une main droite et une main gauche. L’État porte en son archive la mémoire des luttes passées : ainsi le ministère du Travail est « une conquête sociale devenue réalité, même s’il, dans certaines circonstances, il peut être aussi un instrument de répression »6. Les ministères dépensiers s’opposent ainsi aux ministères budgétaires dont l’objectif principal semble être de tailler dans la demande des premiers. Bourdieu est ainsi progressivement conduit à mettre en place un véritable plan de défense de l’État, dont la tonalité générale est indissolublement liée à l’histoire particulière de l’État français. Dans ses propositions politiques, qui restent ordinairement à l’état d’abstraction et commencent souvent par « il faudrait », le sociologue entrelace deux thèmes : le premier reste implicite ; il s’agit du rôle paradigmatique de la France dans la montée de la résistance au fléau néolibéral.

Le modèle français a été au cœur de la construction théorique de Bourdieu depuis les origines, qu’il s’agisse du modèle éducatif ou du modèle culturel. Il en est de même du modèle politique, qui cumule l’ancienneté historique et l’ancrage solide de l’État-providence, conforté par le poids du service public dans la vie de la nation. « Par exemple, une des grosses différences entre la France et l’Angleterre, c’est que les Anglais thatchérisés découvrent qu’ils n’ont pas résisté autant qu’ils auraient pu, en grande partie parce que le contrat de travail était un contrat de common law, et non, comme en France, une convention garantie par l’État. Et aujourd’hui, paradoxalement, au moment où, en Europe continentale, on exalte le modèle de l’Angleterre, au même moment les travailleurs anglais regardent du côté du Continent et découvrent qu’il leur offre des choses que leur tradition ouvrière ne leur offrait pas, c’est-à-dire l’idée de droit du travail7. La France présente la caractéristique d’avoir une vraie main gauche de l’État et c’est à ce titre qu’elle peut prétendre à devenir le moteur politique et culturel des luttes du futur.

Le deuxième thème est franchement internationaliste, et constitue une originalité de l’intervention politique de Bourdieu, bien que l’euroscepticisme de la gauche de gauche se soit surtout développé après sa mort. C’est à l’Europe du mouvement social qu’il fait confiance pour combattre les régressions multiples dont le néolibéralisme est porteur. Et c’est dans la perspective d’un mouvement mondial qu’il voit l’horizon des nouvelles mobilisations. Bourdieu a toujours été passionné par l’Europe. Une de ses initiatives culturelles les plus originales a été le montage du projet européen de revue Liber. Revue internationale des livres, une entreprise collective qu’il a très largement portée de 1989 à 1994, avec le soutien du Collège de France, et où il a tenté de fédérer les artistes et les intellectuels de l’Europe de l’Ouest et de l’Est. Il n’y avait nul européocentrisme dans le projet : l’idée qui prévalait était celle de la garantie de l’autonomie du champ de la culture européenne face aux attaques des industries culturelles nord-américaines et de l’hégémonie idéologique dont elles étaient porteuses. Dans les dernières années du siècle, son ton se fit plus véhément et plus anxieux, mais l’orientation générale de son discours ne changea pas substantiellement.

De l’intellectuel de service public dans la France républicaine

L’intellectuel de service public s’est constitué dans les premières décennies de la Troisième République. L’émergence de la revendication d’un monopole de compétence professionnelle de la part des professeurs, et particulièrement des philosophes universitaires, est contemporaine des réformes républicaines du système d’enseignement, qui améliorent nettement les conditions d’exercice de l’activité  du fait de la forte croissance de l’offre, de l’amélioration sensible de la qualification professionnelle des enseignants et de l’arrivée sur le marché de l’édition d’un nombre important de nouveautés et notamment de produits pédagogiques, soutenus par la dynamique des réformes de l’enseignement. L’identification de la fonction universitaire à un corps de savoir technique et spécialisé contrevient à l’image dominante de l’intellectuel généraliste, du littérateur qui a des idées et qui les développe en société. La définition légitime de l’activité intellectuelle est l’objet d’un vif combat idéologique, comme en témoignent la querelle autour de la nouvelle Sorbonne et surtout l’affaire Dreyfus. Le combat est d’ailleurs le meilleur moyen pour les universitaires de constituer la question de la compétence certifiée comme objet central. Une telle démarche vise à la disqualification des pratiques du littérateur idéologue, qui verront dans l’émergence de ces dispositifs une menace pour leur activité.

La figure de Sartre, telle qu’elle a été définie par Bourdieu comme celle de l’intellectuel total, apparaît dans cette perspective comme une recomposition post-républicaine de l’activité philosophique. L’association étroite entre philosophie, journalisme et littérature, la sortie de l’Université, le retour au café au détriment du laboratoire et de la bibliothèque  et l’exigence d’écriture pratiquée dans l’urgence sont autant de composantes d’une attitude intellectuelle qui n’a plus de compte à rendre à l’institution républicaine. Dès les années cinquante, l’œuvre de Sartre, pourtant produite hors de l’université, prend une place non négligeable dans l’enseignement de la philosophie au lycée, comme en témoignent les références citées dans les manuels : ainsi l’ouvrage d’Armand Cuvillier compte dans son édition de 1953 27 références à l’auteur de L’Être et le néant alors que les auteurs classiques les plus canoniques ne dépassent pas la cinquantaine. Bien que les philosophes les plus reconnus des années soixante aient manifesté leur distance à l’égard du style d’intervention intellectuelle de Sartre, ils sont systématiquement sortis de leur univers professionnel pour se rapprocher de l’avant-garde littéraire et pour transformer les formes canoniques de l’exposition philosophique, ou, plus radicalement encore, l’objet même de leur discipline. La contradiction qui se fait jour entre le pédagogue au service exclusif d’un corpus, qui garantit son autorité, et le créateur qui ne se reconnaît pas de maître dans l’histoire disciplinaire érode progressivement la croyance en la solidité et la cohérence d’un univers professionnel dont la cohérence est l’effet de l’inscription dans l’espace républicain. L’humeur anti-institutionnelle se développe : les philosophes tendent à se reconnaître plus dans les marges que dans le sommet. La pensée subversive à l’égard de l’ordre établi a tendu à devenir une nouvelle norme professionnelle. Si Bourdieu s’est régulièrement tenu à l’écart de la tentation avant-gardiste qui a saisi un bon nombre de ses collègues, notamment dans la postérité immédiate de mai 1968, il a progressivement inclut la dimension transgressive au cœur de son personnage public dans la constitution d’un nouveau rapport au politique. Quelques gestes spectaculaires ne suffisent pas à transformer radicalement sa position. Le cours sur l’État (1889-1992, publié en 2012) aussi bien que les brefs adresses publiques rassemblées dans les deux volumes de Contre-feux (1998 et 2001) donnent du sociologue une image plutôt conforme à la définition « républicaine » de l’activité : défense constante de l’autonomie scientifique et de la liberté du professeur, opposition déterminée à l’intellectuel mondain et souci permanent de l’intérêt public. Tous ces éléments contribuent à inclure Bourdieu dans une filiation qui s’est constituée au début de la Troisième République dans une double référence à deux philosophes qui avaient vécu en marge des institutions de l’Etat, Auguste Comte et Charles Renouvier. L’auteur du Sens pratique (1980) n’a jamais été un intellectuel de parti. S’il a tempêté contre les énarques et contre le parti socialiste, il n’a jamais désespéré de la République.

Dans la typologie qu’il propose de l’engagement intellectuel anti-colonialiste, Pierre Vidal-Naquet se situe explicitement dans une filiation républicaine, en associant clairement sa propre action à la compétence professionnelle qu’il détient : « J’ai tenté de combattre la guerre d’Algérie en historien »8. On se souvient que l’auteur du Chasseur noir distingue, à l’occasion de son analyse de la lutte intellectuelle contre les guerres coloniales, trois types de position : les dreyfusards, parmi lesquels il se range, les bolcheviks et les tiers-mondistes. Les dreyfusards, qui sont souvent des universitaires, se déterminent par rapport à une tradition intellectuelle et en fonction d’une exigence de justice, mais pas en liaison avec un projet politique. Ils se préoccupaient, note Vidal-Naquet, plus des bourreaux que des victimes. À l’inverse, les bolcheviks se situent explicitement dans la logique du révolutionnaire professionnel et les tiers-mondistes ne sont pas situables en termes de modèle professionnel, bien qu’ils viennent souvent de l’univers journalistique, et qu’ils préfigurent sans doute l’engagement de type humanitaire. L’engagement de Pierre Vidal-Naquet montre bien comment le mode d’articulation républicain entre des principes, des compétences et un cadre d’action peut être réactivé dans des conjonctures historiques passablement différentes de celles du moment fondateur de la Troisième République.

Le cours sur l’État et Durkheim

Le cours sur l’État est l’occasion d’une comparaison constante entre sa propre position et celle de Durkheim pour ce qui est de leur relation à l’État. Il n’est pas indifférent que Bourdieu commence son cours par une référence à l’auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse. Il renvoie à la distinction qui est faite dans ce livre entre intégration logique et intégration morale. « L’État, tel qu’on l’entend d’ordinaire, est le fondement de l’intégration logique et de l’intégration morale du monde social »9. Si l’auteur du Cours ne s’arrête pas à cette définition, il n’en fait pas moins le point de départ de son investigation, en tant qu’elle fixe le consensus fondamental qui est la condition des conflits qui se développent dans le monde social. Bourdieu s’emploie, tout au long de sa démonstration, à ouvrir l’écart entre le sociologue de service public et l’État. Il y voit même une difficulté inhérente à la construction de cet objet particulier. Il rend pourtant hommage au sociologue d’État que fut Durkheim, et il met souvent ses pas dans les siens, en réactivant sa théorie de la religion et sa conception des formes primitives de classement pour construire son enquête sur la genèse des formes étatiques. « Un très beau texte de Durkheim identifie le sociologue à l’État. Il dit que, au fond, le sociologue fait ce que fait la connaissance du second genre selon Spinoza : il produit une vérité débarrassée de la privation liée à une particularité…Le sociologue, disait Durkheim, est celui qui est capable de se situer en ce point d’où les vérités particulières apparaissent comme particulières et il est donc capable d’énoncer la vérité des vérités particulières qui est la vérité tout court. Ce faisant, le sociologue est proche de l’État ; et ce n’est pas par hasard que Durkheim avait une vision dans laquelle le sociologue est spontanément un agent de l’État : il est celui qui met cette connaissance départiculariséee au service de l’État dont la fonction est de produire des vérités officielles, c’est-à-dire particularisées »10.

On mesure sans peine à travers la proximité presque affective avec Durkheim la distance qui sépare Bourdieu des théories marxistes de l’État. S’il est impossible, parce que dangereux pour une sociologie critique, de reproduire à l’identique le geste durkheimien, l’utilité de son travail, y compris lorsqu’il ne parle pas de l’État, est essentielle : l’État est l’incarnation du collectif ; il peut être défini comme un méta-champ qui englobe tous les champs. Une telle analogie est incontestablement liée à l’ancienneté et à la centralité de l’État en France. Un sociologue des États-Unis aurait très probablement un point de vue différent. Pour Bourdieu, les sciences sociales ont partie liée avec le Welfare State. Si le sociologue ne se considère plus à la fin du XXe siècle comme un agent de l’État seul capable d’exprimer le point de vue de l’État, très souvent pensé par Bourdieu sur le modèle du point géométral de Leibniz, le point de vue de tous les points de vue, il est l’héritier direct des luttes qui ont abouti à l’extension de sa « main gauche ». La sociologie a participé elle-même à la constitution de l’État, et l’ensemble des sciences sociales ont joué un rôle considérable dans la préparation d’un espace de possibilités pour qu’advienne l’État-providence. Elles ont partie liée avec l’entreprise de socialisation des risques, avec la constitution de problèmes comme problèmes publics sur lesquelles une réponse de la puissance publique est attendue. La sociologie a eu aussi une importance cruciale dans le fait que les femmes et les hommes ont cessé d’être considérés comme les responsables de leur propre malheur, de leur mauvaise santé ou de leur pauvreté. La discipline a donc partie liée avec la naissance et le développement d’un domaine public.

Des trois pères fondateurs de la sociologie (Marx-Durkheim-Weber), Durkheim est le plus cité dans Sur l’État. Là où l’on n’aurait pu attendre Weber, qui est évidemment présent avec les concepts de domination et de légitimité, c’est plutôt l’auteur des Leçons de sociologie qui s’impose. Le cours est sans doute le plus antimarxiste des ouvrages de Bourdieu. On peut voir dans ce retour à Durkheim la préoccupation constante de Bourdieu pour l’intérêt public tel qu’il est défini par les catégories de l’intervention publique. Ce qui inquiète le sociologue à la fin de la longue enquête sur la genèse de l’État, c’est la rapide déconstruction du socle sur lequel s’était bâti l’édifice républicain, qui est, bien qu’il ne le dise jamais puisqu’il se considère comme un miraculé du système, celui qui lui a permis d’arriver là où il est arrivé, au cœur de l’État universitaire français, quintessence du raffinement intellectuel de la puissance publique dans la longue durée. Le monde que décrit le sociologue critique est un monde de décombres : il est difficile d’y reconnaître les vestiges de ce que fut le long combat pour l’intérêt public dans l’histoire du pays. Ce qui est détruit en premier lieu, c’est la morale collective, la morale publique, d’une philosophie de la responsabilité collective. La fidélité au lexique durkheimien est frappante. L’association entre la sociologie, au moins en sa définition traditionnelle, et l’intérêt public est prise comme allant de soi. La tristesse de la conclusion n’est pas feinte. Le cours s’achève sur le paradoxe que constituent les sociologues qui contribuent consciemment au délitement de la puissance publique, alors que leur discipline est par définition du côté du collectif. Par définition, certes, mais uniquement si l’on se situe dans un paradigme durkheimien. Un individualiste méthodologique ou un théoricien du choix rationnel ne sont aucunement prédisposés à associer leur travail à une définition de la réalité des collectifs. Peu importe à Bourdieu.

Un Bourdieu déçu par la sociologie à la fin de sa vie

La coopération de certains sociologues avec le démontage de deux siècles de constitution d’un espace de pensée collectif apparaît à Bourdieu comme une trahison. « Mais il y a des gens, conclut tristement le maître du Collège de France, qui réalisent ce tour de force de faire une sociologie en contradiction avec les postulats centraux de la discipline, sociologie qui est du côté des démolisseurs, peut-on dire, de tout ce qui était associé au public, au service public, à cette forme d’universalisation par le public »11. Le Bourdieu de la maturité est un homme qui souffre, moins de l’opération de désenchantement du monde que d’une déception par rapport à la sociologie, qui n’a pas pu constituer sa force en l’alimentant à la source de la force du social, et qui semble contribuer joyeusement à sa propre annihilation.

Jean-Louis Fabiani est sociologue, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris). Il est notamment l’auteur de Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque (Paris, Seuil, 2016)

1 P. Bourdieu, Contre-feux, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, p. 7.

2 P. Bourdieu, « Contre la destruction d’une civilisation » (Intervention à la gare de Lyon lors des grèves de décembre 1995), ibid., p. 30.

3 Ibid., p. 32.

4 Ibid., p. 33.

5 P. Bourdieu, « Le mythe de la mondialisation et l’Etat social européen » (Intervention à la Confdération générale des travailleurs grecs à Athènes, en octobre 1996), ibid., p. 39.

6 Ibid., p. 38.

7 Ibid.

8 P. Vidal-Naquet, Face à la raison d’État. Un historien dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1989.

9 P. Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 15.

10 Ibid., pp. 70-71. Bourdieu fait allusion aux Leçons de sociologie d’Émile Durkheim, Paris, PUF, 1990 (1e éd. : 1922), pp. 79-141.

11Ibid., p. 583.

Texte de F. Poupeau_1

Lire Sur l’État de Bourdieu : aperçus libertaires

Notes issues du séminaire ETAPE du 31 mars 2017

Par Franck Poupeau

Slavoj Žižek dit quelque part que le problème d’une recomposition de la gauche n’est pas tant de prendre acte de la fin des imaginaires politiques de « l’État providence » ou, symétriquement du « socialisme réellement existant », mais de savoir quoi faire de l’imaginaire des social-démocraties. Ce texte est animé par la conviction que le cours de Bourdieu Sur l’État1, s’il ne résout pas la question, fournit des éléments de réflexion essentiels pour repenser la question politique. Ce que j’entends proposer ici, c’est en fait un itinéraire de lecture de sa sociologie, à travers quelques jalons scientifiques et politiques. Á l’image d’un Bourdieu défenseur des services publics des États socio-démocrates, il est tentant d’opposer une critique des pouvoirs, une volonté de repenser « le politique ». Mais le problème n’est peut-être pas de savoir si Bourdieu est plutôt un défenseur des services publics, version social-démocrate, ou s’il est, sur le fond, le porteur d’une « critique libertaire » plus rétive aux formes instituées d’autorité, quelles qu’elles soient, conforme à « l’humeur anti-institutionnelle » de sa génération. Comme toute fausse question, celle-ci appelle plusieurs réponses, ou non-réponses : d’abord par ce que l’on pourrait à la fois dire qu’il est l’un et l’autre, simultanément ou alternativement, et qu’il n’est ni l’un ni l’autre, parce que ses positions sont trop complexes pour être tranchées dans un camp, ou dans l’autre ; on pourrait aussi dire que la réflexivité de sa démarche lui interdit, comme une censure théorique, d’accepter pleinement toute assignation de ce genre. La lecture que je propose consiste plutôt à dire que cette alternative renvoie à une autre ligne de partage qui traverse l’œuvre de Bourdieu, une tension essentielle à sa démarche, entre la science et la politique.

Bourdieu-défenseur de l’État-providence et Bourdieu libertaire

Il est possible de commencer par examiner le positionnement de Bourdieu sur l’État. Défenseur de l’État-providence, il l’est sans aucun doute: des rapports sur l’enseignement des années 1980 à la critique de « notre État de misère »2, qui prélude à l’élaboration de Misère du monde en 1993, jusqu’à l’intervention à la gare de Lyon en décembre 1995, et même aux derniers textes d’analyse du néolibéralisme (Contrefeux 2, 2001) au tournant des années 2000. Á ces prises de position publiques, il faut cependant mettre en contrepoint le Bourdieu libertaire, celui qui grandit de l’autre côté de la frontière de la Guerre d’Espagne, qui se souvient des militants chassés par le franquisme qui traversent les Pyrénées, de sa mère qui les aide et de son père dont il décrit les dispositions « anarchistes » dans l’Esquisse pour une auto-analyse (Paris, Raisons d’agir, 2004, p.113) – on ne peut éviter de penser ici, de façon spéculative, à ce qui a sans doute pu contribuer à son hostilité à l’égard d’un vague type d’engagement en politique inspiré par le marxisme mais contrôlé par le Parti – ce même parti qui sacrifie les anarchistes à la répression franquiste.

Il y a d’autres indices, comme le texte de décembre 1981 où, après l’intervention pour Solidarnosc en 1981, Bourdieu affirme, contre la censure politique affichée du tout récent gouvernement socialiste de Mitterrand, la nécessité de « retrouver tradition libertaire de la gauche » (le texte se trouve là encore dans Interventions, pp.165-169). Ce n’était pas sa première hostilité aux appareils, à la critique desquels il consacrera certains de ses meilleurs textes dans les années 1980 : « La représentation politique » (1981), « La délégation ou le fétichisme politique » (1984), etc. (des textes que l’on peut trouver dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001) : il avait déjà, au tournant des années 1980, soutenu la candidature de Coluche, dont on peut encore apprécier la déclaration d’intention:

« Avis à la population

Coluche candidat

J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards, les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes, les Français, les chevelus, les fous, les travestis, les anciens communistes, les abstentionnistes convaincus, tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques à voter pour moi, à s’inscrire dans leur mairie et à colporter la nouvelle.

Tous ensemble pour leur foutre au cul avec Coluche

Le seul candidat qui n’a pas de raison de mentir »

(reprise dans Interventions, p. 162).

Dualité de Mai 68

C’est peut-être le cours texte qu’il écrit, dans la même période de basculement de la gauche, en mai 1983, sur l’ambiguïté de Mai 68, qui livre des indices essentiels de son intérêt pour ce qu’il appelle la « critique libertaire » :

« Mai 68 a pour moi deux visages. D’un côté, comme dans toutes les situations de crise où la censure sociale se relâche, le visage du ressentiment de bas clergé qui, dans l’Université, les journaux, à la radio, à la télévision, règle des comptes et laisse parler à voix haute la violence refoulée et les fantasmes sociaux. De l’autre, le visage de l’innocence sociale, de la jeunesse inspirée qui, entre autres choses par le refus de mettre des formes, met en question tout ce qui est admis comme allant de soi, produisant ainsi une extraordinaire expérimentation sociale dont la science sociale n’a pas fini d’analyser les résultats. Qu’est-il resté de ce grand ébranlement de l’ordre symbolique ? Dans le champ politique proprement dit, à peu près rien : la logique des appareils et des partis, que la critique libertaire n’avait pas épargnés, est mieux faite pour exprimer la rationalisation vertueuse des intérêts corporatistes que l’humeur anti-institutionnelle qui restera pour moi la vérité du rire de Mai. » (Interventions, p. 62)

Dualité de mai, ou « double vérité » de maints espaces de la vie sociale, dont l’analyse renvoie aussi à la double vérité de la trajectoire de Bourdieu, qui se décrit lui-même comme un « hérétique consacré », expression contradictoire qui renvoie bien à la dualité de sa vision de l’État telle qu’elle est exprimée dans le cours : l’État est une réalité double, à la fois instrument de domination et vecteur d’émancipation, de la même façon que l’action pédagogique, analysée dès ses premiers travaux sur l’éducation, est vue à la fois comme porteuse de violence symbolique et un instrument nécessaire de libération (par le savoir notamment). Bourdieu, pur produit de l’État français, fils de petit fonctionnaire devenu produit de l’excellence scolaire, qui doit penser la domination d’une institution, et d’un système social, qui l’a pourtant produit, et produit dans sa capacité à penser le système. Un État dont il affirme dans son cours au Collège de France, qu’il est à la fois instrument de domination et vecteur d’universalisation.

Assumer la tension de l’État

Cette tension de l’État, dans l’État et contre l’État, s’exprime après le cours dans le fameux texte de La Misère du monde sur « La main gauche et la main droite de l’État ». L’intérêt du cours sur l’État est de rappeler que Bourdieu la découvre aussi par la méthode génétique qu’il emploie, dans son élaboration d’un modèle de genèse de l’État, en particulier dans l’analyse de la constitution d’un État dynastique, de la maison du Roi à la Raison d’État – un moment bien antérieur à la lente et non linéaire apparition de l’État providence. Modèle génétique, où il s’agit de penser non l’origine, mais les variables permettant l’apparition de ce qui fait la spécificité de l’État : au sein du processus de différenciation des sociétés, sur lequel convergent les analyses de Marx, Durkheim et Weber (mais aussi, Polanyi ou Braudel), c’est l’apparition d’un processus de concentration de capitaux (militaire, fiscal, etc.) qui est corrélatif de l’apparition d’univers relativement autonomes – dont le champ économique, mais aussi, le champ bureaucratique. L’analyse de la genèse et de la structure du champ bureaucratique, que l’on retrouvera dans « Esprits d’État » (1994), un texte où est repris l’essentiel des deux premières années du cours, met en scène l’apparition d’un groupe dont l’intérêt à défendre l’universel est conforme à leurs intérêts propres. Cette vision de processus paradoxaux à l’origine de la dynamique des champs et, en particulier de la dynamique de l’État moderne, n’est pas tant une référence à la dialectique hégélienne des « ruses de la raison » que Bourdieu a pu utiliser pour penser l’international, que post-kantienne – le Kant du « projet de paix perpétuel » qui valorise « l’insociable sociabilité », à la suite de Rousseau et… Pascal (voir les Méditations pascaliennes de 1997, qui est un livre sur la violence symbolique). Elle ouvre sur des considérations très pessimistes sur l’État, toujours suspect de basculer dans la corruption et l’oppression – monopole de la violence physique et symbolique légitime.

Telle est la tension qu’il faut penser pour penser l’État : un mal, mais un mal nécessaire (?), un instrument de domination qui peut, sous conditions, ou sous certaines fins, se convertir en instrument d’émancipation. Cette tension traverse le mouvement scientifique de Bourdieu lui-même : entre le marxisme dont il faut retenir l’analyse des rapports de force sans tomber dans le matérialisme aveugle aux rapports de sens, et le spontanéisme dont il faut accompagner la critique (libertaire) sans oublier les conditions sociales d’accès à la politique et à la construction d’alternatives organisationnelles. Cette tension explique sans doute pourquoi Bourdieu ne finit pas le cours sur l’État, et qu’il transforme ses analyses de l’État comme producteur du « marché du logement » (1988), en une critique de l’économie. Assumer cette tension, c’est sans doute assumer aussi la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, d’une théorie générale de l’État, et plus largement du politique, autour de laquelle tourne, inlassablement, la philosophie critique contemporaine (Butler, Laclau, Mouffe, Žižek, etc.). Le cours sur l’État offre, en creux, une façon de repenser cette contradiction.

Franck Poupeau est sociologue, directeur de recherche au CNRS ; il est notamment co-éditeur de deux ouvrages posthumes de Pierre Bourdieu : Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique (Marseille, Agone, 2002) et Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) (Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012).

1 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

2 Voir Pierre Bourdieu, Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique, textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Marseille, Agone, 2002.

Texte de F. Poupeau_2

Pierre Bourdieu et l’impensé de l’État colonial

Contribution au séminaire ETAPE du 31 mars 20171

Par Franck Poupeau

Nous sommes pénétrés par la pensée d’État, répète plusieurs fois Pierre Bourdieu dans son cours au Collège de France Sur l’État2. Mais curieusement, alors qu’il mobilise, pour penser cette notion impensable, les acquis de la plupart de ses enquêtes passées, il ne fait pas référence à l’État colonial français, dont il a pourtant vu les effets en Algérie : regroupement de plus de 20% de la population dans des camps de déplacés ; intrusion d’une logique marchande garantie par l’administration coloniale dans l’économie précapitaliste ; et donc destruction des structures de la société traditionnelle produisant notamment la transformation des paysans en sous-prolétaires dans les faubourgs des grandes villes3.

Il y a bien quelques allusions dans le fil du cours : « on ne peut pas comprendre la logique spécifique du colonialisme français et de la décolonisation, qui a pris des formes particulièrement dramatiques, si on ne sait pas que la France, du fait de la particularité de son histoire, du fait de la particularité de sa Révolution, s’est toujours pensée comme porteuse d’un universel4 ». Mais la présence de l’État français, dans ce contexte de domination coloniale, reste véritablement hors du cadre d’analyse de Pierre Bourdieu, qui y est pourtant arrivé en tant qu’appelé du contingent et y est resté en tant qu’enseignant à l’Université d’Alger5. Cette absence, ou cette présence invisible autour du cours sur l’État, interroge de toute évidence l’impensé d’une sociologie qui a fait de l’analyse de l’impensé une des conditions de la pensée scientifique du monde social. Il ne s’agit pas ici de dénoncer, comme le font les théories postcoloniales6, la sociologie comme relevant d’un « inconscient impérial et occidental », mais de voir au contraire dans quelle mesure l’analyse de la domination coloniale constitue la matrice à partir de laquelle Bourdieu construit un modèle d’analyse de l’État « universel », dont l’Europe et en particulier la République française, s’est fait le représentant auto-proclamé.

Si le projet bourdieusien de reconstituer l’invention de l’État par-delà les pièges de la pensée d’État ne relève pas d’une interprétation univoque, n’est-on pas condamné à rester dans le cercle du pur commentaire, à moins de le défaire par un simple acte de rupture et de contestation de la parole professorale ? Ou n’est-on pas tenté de revenir au sens d’un acte d’enseignement inaugural et magistral, qui a fonctionné comme une maïeutique, une ouverture à d’autres possibles intellectuels, scientifiques et politiques – de retrouver cette liberté permise par la volonté pédagogique de transmettre un métier ou une posture plus que des thématiques ou des topos, qui caractérisent une discipline en quête de légitimité scientifique comme la sociologie ? Même si une fois cela dit, on échappe difficilement à cette « conscience malheureuse » du disciple, écrivait Derrida dans son texte sur Foucault7, lorsqu’il commence non à contester mais « à proférer le dialogue interminable et silencieux qui le constituait en disciple ». Et s’il s’agit, ici aussi, de « commencer à parler », ce n’est pas tant pour découvrir que « comme la vraie vie, le maître est peut-être toujours absent », mais pour restituer la présence tout à la fois insistante et fugace de la parole vive, qui s’efface devant chaque tentative de remettre en chantier la volonté de savoir sociologique, et qui ramène à une indiscipline première, et fondatrice.

Il s’agit ici d’opérer un travail de déconstruction de cet impensé d’État qui œuvre au cœur même de la pensée de Pierre Bourdieu sur l’État : non pour le ramener aux contradictions d’un inconscient colonial, ni pour le soumettre aux impératifs normatifs érigés a posteriori par une science sociale soucieuse de pureté académique, ou pour le passer au crible d’une critique postcoloniale de la sociologie comme expression de la « pensée occidentale8 » ; mais pour tenter de cerner, au cœur de l’ambition de produire une sociologie de l’État, de sa genèse et de son efficace propre, les conditions mêmes d’une pensée sur l’État et de son surgissement. Il faut alors reprendre le texte en tentant de cerner cet impensé bien particulier, qui renvoie d’abord à l’État colonial mais sans doute aussi, au principe même de tout État.

En partant de l’hypothèse selon laquelle le projet de Pierre Bourdieu renvoie à l’exploration d’un rapport impensé à l’État colonial dans la pensée d’État, il s’agira donc de poser une série de questions à propos du projet de sociogenèse de l’État élaboré dans le cours. Premièrement, cette élaboration d’une sociologie de la pensée d’État a-t-elle la signification que l’on veut lui bien assigner à la lecture du cours de Bourdieu, et surtout la signification même que Bourdieu lui-même lui assigne ? L’impensé auquel renvoie Bourdieu est-il bien cet impensé d’État dont il parle ? Et est-ce bien à un autre impensé d’État qu’il renvoie lorsqu’il tente de penser l’État ou, plus exactement, est-ce bien l’État pensé par Bourdieu dont il est question dans cet impensé d’État rencontré au cours du projet sociologique? L’impensé d’État dont il parle n’est-il pas bien plus l’impensé du sociologue élaborant une théorie de l’État à partie d’une analyse de la domination coloniale ?

En restituant la sociologie dans son contexte historique, qui ne se réduit pas à la période éditée du tournant des années 1980-1990 mais qui incorpore l’histoire sédimentée dans le champ sociologique du moment, et qui définit l’espace du possibles scientifiques du sociologue, il faudra voir aussi si le projet de penser l’État s’épuise dans le projet sociohistorique de reconstituer l’invention de l’État : l’amnésie de la genèse que le cours entreprend de retracer concerne-t-il la genèse de l’État dont le cours présente un modèle ou, plus exactement, sa sociogenèse pour reprendre le concept d’Elias que Bourdieu commente largement ? Ne concerne-t-elle pas plus profondément l’amnésie de la genèse elle-même et le rapport lui-même impensé du sociologue face à la pensée d’État ? Il faudra revenir ici sur un aspect de cette entreprise menée par Bourdieu dans son cours, qui est trop complexe, trop ambitieuse, trop démesurée peut-être, pour se laisser ramener à un unique projet, à une seule signification : et en commenter seulement certains aspects, non pour le « dépasser », le « compléter » ou en « dévoiler » les présupposés, mais pour en retrouver une signification peut-être moins évidente qu’il n’y paraît, qui touche au partage de la pensée d’État et de son impensé, et qui révèle les ressorts profonds du travail sociologique.

1. « Raison des effets » de la domination coloniale

On peut partir d’une remarque incidente de Pierre Bourdieu, une remarque faite presque en passant, lors de la troisième année du cours : « tout ce que je raconte depuis des années est un long commentaire de la formule ‘’République française’’9 », cette réalité dont il rappelle qu’elle est symbolisée par le sigle RF, le drapeau, le buste de Marianne, le président de la République. La République française, laïque et universaliste, coloniale et nationaliste à la fois10. Cette remarque sur la République française situe d’emblée un point sensible : ce que la République définit, est aussi ce qu’elle exclut et rejette comme son autre. Si être français c’est se situer dans cet espace symbolique, le devenir c’est en passer le seuil, saluer le drapeau, chanter l’hymne national, reconnaître l’autorité de l’État et de ses représentants. On le voit lors d’un acte de « naturalisation », tel qu’il est étudié par Abdelmalek Sayad : l’immigration est une introduction privilégiée à la pensée de l’État11.

La particularité d’un État colonial est justement de donner la nationalité française aux résidents des territoires conquis, mais sans forcément leur en donner la citoyenneté, ni les droits qui y sont associés. Ainsi le Sénatus-consulte édicté le 14 juillet 1865 pour l’Algérie coloniale définit-il le statut civique des musulmans : « l’indigène musulman est français, néanmoins, il continuera à être régi par la loi musulmane ». Jusqu’à l’ordonnance du 7 octobre 1944, les indigènes musulmans ne peuvent être citoyens que s’ils renoncent à leur statut personnel coranique12. Dans son premier texte sur « Le choc des civilisations », paru en 1959, Bourdieu s’attarde sur le Sénatus-consulte dont il explique qu’il agissait comme une loi foncière et qu’il répondait à un objectif de restructuration des sols et de désorganisation des tribus, perçues comme des obstacles à la « pacification ». L’action de l’administration coloniale est présentée comme un mouvement de « dépossession foncière » qui a fait « disparaître les unités sociales traditionnelles (fraction et tribu) pour les remplacer par des unités administratives abstraites et arbitraires, les douars, transposition approximative de l’unité municipale métropolitaine13 ». Le mot État n’est pas employé, mais dans Sociologie de l’Algérie, il écrit de cette période que « entre les années 1830 et 1880, l’État s’efforce d’installer des colons sur les terres qu’il accapare, achète ou libère14 ».

L’État en question dans ce dernier texte est l’État français « métropolitain » pourrait-on dire, ce n’est pas l’État colonial, au sens sociologique du terme défini par Georges Steinmetz15 : les colonies étaient des territoires dont la souveraineté était accaparée par une puissance politique extérieure, et qui sans posséder le statut juridique formel d’État, constituaient « des institutions permanentes et coercitives exerçant un monopole relatif de la violence sur des territoires définis ». Autant préciser ici qu’il y a une spécificité de l’Algérie française : les colonies sur la côte d’Afrique du Nord deviennent des départements français à partir de 1848, diminuant ainsi les prétentions souverainistes des gouvernements coloniaux sur place. De ce point de vue, la proximité géographique de l’Algérie redouble le projet assimilationniste français, si l’on pense à l’administration indirecte et à l’éloignement des colonies allemandes ou anglaises par rapport à leurs métropoles respectives16.

On peut voir que Bourdieu n’ignore pas la façon dont l’État français a modelé les sociétés colonisées, avec les douars par exemple – ce sera un des points clés de l’analyse, sur lequel il faudra revenir (Cf. infra point 3). On peut se contenter de remarquer ici qu’il n’est pas surprenant que Pierre Bourdieu ne pense pas l’Algérie française sous la catégorisation d’État colonial : d’une part, parce que l’Algérie était formellement l’assemblage de trois départements français17 ; et d’autre part parce que, contrairement à la notion de « situation coloniale » théorisée en 1955 par Georges Balandier18, celle d’État colonial n’était pas  encore formulée : la question de sa spécificité ne se posait même pas, le colonialisme étant perçu comme une simple transposition des formes de l’État occidental sur les sociétés étrangères19. Les travaux des néo-wébériens sur la diversité des modes d’administration coloniaux, selon lesquels les intérêts économiques et politiques de l’État métropolitain déterminent la forme des institutions de l’État colonial, sont largement postérieurs non seulement aux travaux de Bourdieu sur l’Algérie, mais aussi à son cours sur l’État20. Il est cependant curieux de constater que Bourdieu, intégrant une logique culturelle aux analyses de la déstructuration économique des sociétés traditionnelles21, n’a pas tenté de comprendre, à cette époque « la logique socioculturelle de la formation de l’État », telle que l’ont permis, selon Daniel Goh, les cultural studies  par la suite : « ces travaux ont en commun l’idée que les représentants officiels des pays occidentaux ne sont pas seulement allés s’installer dans les colonies avec des projets visant à développer une politique fondée sur l’intérêt, mais qu’ils ont aussi apporté avec eux des représentations concernant les sociétés indigènes22 ». L’urgence de la violence guerrière, et de ses effets destructeurs sur la société coloniale, explique sans doute la mise en suspens de la réflexion sur les aspects culturels de la situation.

Il y là une différence de perspective : les travaux de Pierre Bourdieu sur l’Algérie étudient la situation coloniale comme la rencontre entre deux économies, à partir desquelles sont prises en compte les caractéristiques « culturelles » qui en conditionnent le fonctionnement. Cette analyse des effets de l’économie capitaliste sur l’économie précapitaliste se focalise ainsi sur la désagrégation de la société traditionnelle et pas seulement sur le fonctionnement de l’administration coloniale : Bourdieu ne s’intéresse pas à la situation coloniale en tant que domination étatique mais aux « effets de domination », concept qu’il reprend à François Perroux23. Effets de déstructuration, on l’a dit, au niveau socio-spatial des camps de regroupement étudiés dans Le Déracinement ; au niveau du rapport au travail et au temps chez les sous-prolétaires algériens de Travail et travailleurs en Algérie ; et plus largement, dérèglement généralisé de l’économie symbolique de la société colonisée (honneur, parenté, temps, etc.). Il ne s’intéresse donc pas à ce qui constitue l’unité de la situation coloniale : l’emprise d’un État qui s’exerce de part et d’autre de la Méditerranée, en France et en Algérie, et qui revêt peut-être des formes spécifiques dans les territoires périphériques.

Mais le fait qu’au moment où Pierre Bourdieu enquête en Algérie la question de l’État ne se pose pas en tant que telle ne suffit pas, toutefois, à expliquer pourquoi il n’utilise pas cette expérience de l’administration coloniale pour penser l’État par la suite. Il faut donc en chercher la clé ailleurs, au croisement de ses textes et de sa trajectoire, ou de l’espace du pensable qui s’offrait à lui, dont il ne cessait de « penser les limites » : notamment dans l’imposition d’un ordre culturel dominant sur la société paysanne française.

2. Villages et paysans : Kabylie et Béarn

Dans son texte « Pour Abdelmalek Sayad », issu d’une conférence prononcée en 199824, Bourdieu évoque ses relations avec le sociologue algérien, en termes très forts : il compare leur relation de compréhension silencieuse avec celle qu’il avait avec son propre père, alors que Sayad, de trois ans son cadet, a été successivement son étudiant, son informateur principal, son guide de terrain, puis son co-auteur, à partir de 1958. Il dit l’avoir emmené dans son village des Pyrénées, où il menait l’enquête sur les causes du célibat des aînés des familles paysannes : « il avait compris aussitôt, m’aidant ainsi à le comprendre moi-même, comme en d’autres temps Yvette Delsaut, les racines de mon intérêt pour les paysans kabyles ».

Le mot « racines » n’est pas anodin ici25 : plus tôt dans le texte, il est fait allusion à des « causes », il aurait pu s’agir tout aussi bien de « raisons », mais les « racines », renvoient à quelque chose de plus profond, de plus « enraciné » chez un intellectuel qui se dit parfois lui-même « déraciné ». Et plus loin, il retrace le travail de Sayad, sur l’émigration et l’immigration, en évoquant ce qui fait que l’émigré-immigré n’est « ni ici ni là, ni d’ici ni de là-bas » : « le plus déterminant, le plus insurmontable peut-être, c’est la pensée de l’État, ce système de catégories de perception et d’appréciation incorporé qui impose une grille nationale (et nationaliste) sur tout le perçu et qui renvoie l’émigré-immigré à l’étrangeté, à l’altérité, notamment lorsque, pour une infraction quelconque aux règles de la bienséance qui s’imposent aux non-nationaux, toujours menacés d’apparaître comme des intrus, il rappelle à ses ‘’hôtes’’ son statut d’étranger ».

Ce n’est pas la seule fois où Bourdieu évoque cet impensé d’État lié à l’immigration, thématique largement reprise et développée par Sayad dans un texte de 199626 : la science reprend souvent sur l’immigré les présupposés ou les omissions de la vision officielle, écrit Bourdieu dans un autre texte27, où il précise que l’immigré « oblige à repenser de fond en comble la question des fondements légitimes de la citoyenneté et de la relation entre l’État et la Nation ou la nationalité. Présence absente, il oblige à mettre en question non seulement les réactions de rejet qui, tenant l’État pour une expression de la Nation, se justifient en prétendant fonder la citoyenneté sur la communauté de langue et de culture (sinon de « race ») mais aussi la ‘’générosité’’ assimilationniste qui, confiante que l’État, armé de l’éducation, saura produire la Nation, pourrait dissimuler un chauvinisme de l’universel. Entre les mains d’un tel analyste [Sayad], l’immigré fonctionne, on le voit, comme un extraordinaire analyseur des régions les plus obscures de l’inconscient ».

La grille nationale imposée conduit le chercheur à analyser les phénomènes comme des faits nationaux, et à les mettre en relation, au mieux, sur un mode comparatiste. Il faut alors revenir aux textes de Bourdieu sur l’Algérie pour voir ce qui échappe à la compréhension ordinaire de ses enquêtes sur les paysans kabyles et sur le célibat en Béarn. Il n’y a pas de « comparaison », méthodique et suivie, sur des critères déterminés (types d’activité, indicateurs économiques, systèmes de parenté, etc.) 28, mais un lien bien plus fort, presque un entrelacement des textes et des thèmes. Kabylie et Béarn, pensés ensemble, permettent de sortir du cadre « national » dans lequel la pensée d’État enferme le chercheur – l’ethnologue et le sociologue tout à la fois. Pensés ensemble : non pas la Kabylie pensée à partir du Béarn, ou le Béarn retrouvé après la Kabylie, comme on l’a souvent dit, mais Kabylie et Béarn pensés ensemble et simultanément, le Béarn dans la Kabylie, et inversement29, dans un travail de « dénationalisation » des catégories d’analyse et de la violence symbolique qui affecte les deux situations30. Evoquant dans « Entre amis31 » son rapport aux objets traditionnel de l’ethnologie en Algérie, Bourdieu dit ainsi : « il faudrait évoquer également le travail que j’ai mené sur les paysans kabyles et ceux du Béarn. Pourquoi le Béarn ? Pour éviter de tomber dans le travers de l’ethnologue attendri, émerveillé par la richesse humaine d’une population injustement méprisée, etc., et mettre entre moi-même et mes informateurs cette distance que permet la familiarité. Il m’est arrivé souvent, en face d’un informateur kabyle, de me demander comment, dans une pareille situation, aurait réagi un paysan béarnais32 ».

Les dénominations elles-mêmes sont révélatrices : des « informateurs », et non des « enquêtés », terme banalisé aujourd’hui en sciences sociales. La « distance objectiviste » créée par le rapport d’extériorité avec les situations les plus familières, comme le bal, ne conduit pas à traiter les faits sociaux comme de pures « choses », des « objets d’enquête », elle a un pendant affectif et subjectiviste : on a des informateurs lorsqu’on cherche à mieux connaître un monde où l’on a déjà pénétré, un monde auquel les interlocuteurs donnent forme, de l’intérieur – ils l’in-forment. Cette relation affective, Bourdieu la relève lorsqu’il se réfère au texte qu’Yvette Delsaut lui avait consacré, et qu’il rapprochait du regard de Sayad sur son Béarn natal : elle « avait écrit un texte à mon propos, où elle disait très justement que l’Algérie est ce qui m’a permis de m’accepter moi-même. Le regard d’ethnologue compréhensif que j’ai pris sur l’Algérie, j’ai pu le prendre sur moi-même, sur les gens de mon pays, sur mes parents, sur l’accent de mon père, de ma mère, et récupérer tout ça, sans drame, ce qui est un des problèmes de tous les intellectuels déracinés, enfermés dans l’alternative du populisme ou au contraire de la honte de soi liée au racisme de classe. J’ai pris sur des gens très semblables aux Kabyles, des gens avec qui j’ai passé mon enfance, le regard de compréhension obligé qui définit la discipline ethnologique. La pratique de la photographie, d’abord en Algérie, puis en Béarn, a sans doute beaucoup contribué, en l’accompagnant, à cette conversion du regard qui supposait – je crois que le mot n’est pas trop fort – une véritable conversion33 ». Pratique de la photographie initiée en anthropologie – ce n’est pas un hasard –, par Margaret Mead, dont Bourdieu avait fait la lecture au moment où il écrivait la première édition de Sociologie de l’Algérie en 195834, et dont il publiera des extraits dans les Actes de la recherche en sciences sociales quelques années plus tard.

Si l’empreinte de l’anthropologie culturaliste disparaîtra dans les éditions ultérieures de Sociologie de l’Algérie35, il est bien connu que l’expérience algérienne a été décisive dans la formation de Bourdieu, comme il l’écrit lui même à plusieurs reprises : « revenu d’Algérie avec une expérience d’ethnologue qui, menée dans les conditions difficiles d’une guerre de libération, avait marqué pour moi une rupture décisive avec l’expérience scolaire36 ». Par expérience scolaire, on peut bien évidemment comprendre le « biais scolastique » associé à une certaine posture philosophique37, ainsi que l’objectivisme structuraliste examinant les sociétés dites « froides » comme en surplomb. Mais on peut aussi lire dans ce terme, la référence à deux expériences proprement scolaires : l’arrivée en classe préparatoire au lycée Louis Legrand à Paris, et le passage par l’internat au lycée de Pau, dans lesquelles s’exprime, à chaque fois, le sentiment de n’avoir jamais été réellement à sa place, comme une expérience du déracinement38 – mais aussi, sens doute, la résolution de maîtriser les codes dominants que les « colonisés de l’intérieur » subissent généralement.

Dans l’Esquisse pour une auto-analyse, Bourdieu évoque ainsi les particularités de son habitus liées aux particularités culturelles de sa région d’origine qu’il a « mieux perçues et comprises par analogie avec [ce qu’il lisait] à propos du ‘’tempérament’’ de minorités culturelles ou linguistiques comme les Irlandais39 ». Des minorités dont les spécificités sont niées par le processus d’invention de l’État : telle était la fonction assignée à l’École et à l’Armée sous la Troisième République40. L’Armée, à la conquête de l’Algérie41 ; l’École, qui met Bourdieu sur la voie d’un autre « avenir probable », celui des « sur-sélectionnés42 », au prix d’un écart social avec son milieu d’origine43. Ainsi lorsqu’il évoque « le contraste, immense, entre le monde de l’internat et le monde, normal, parfois même exaltant, de la classe », c’est pour y retrouver « d’un côté l’étude, les internes venus des campagnes ou des petites villes des environs […] » et « de l’autre, la classe, avec les professeurs dont les observations et les interpellations les plus éprouvantes – le passage au tableau, en mathématiques – avaient, surtout chez les femmes, une sorte de douceur affectueuse, inconnue de l’internat, mais aussi les externes, sorte d’étrangers un peu irréels, dans leurs vêtements apprêtés […] qui tranchaient avec nos blouses grises, et aussi dans leurs manières et leurs préoccupations, qui évoquaient toute l’évidence d’un monde inaccessible44 ». Et de poursuivre : « J’ai retrouvé, beaucoup plus tard, à la khâgne de Louis-le-Grand, la même frontière, entre les internes, provinciaux barbus aux blouses grises ceinturées par une ficelle, et les externes parisiens, qui impressionnaient beaucoup tel prof de français de petite origine provinciale et avide de reconnaissance intellectuelle par les élégances bourgeoises de leur tenue autant que par les prétentions littéraires de leurs productions scolaires45 ». Un rapport colonial qui ressurgit, entre le centre et la périphérie, intérieur et non extérieur à la métropole cette fois.

Le retour sur la dualité de ces expériences scolaires l’amène à comprendre que sa « très profonde ambivalence à l’égard du monde scolaire s’enracinait peut-être dans la découverte que l’exaltation de la face diurne et suprêmement respectable de l’école avait pour contrepartie la dégradation de son envers nocturne, affirmée dans le mépris des externes pour la culture de l’internat et des enfants des petites communes rurales » avec lesquels il partageait « entre autres choses, le déconcertement et le désarroi éprouvés devant certains faits de culture46 ». Ce qu’il appellera une « tension entre les contraires, jamais résolue dans une synthèse harmonieuse47 », est justement au cœur de sa théorie de l’invention de l’État.

3. Une réalité à double face

Bourdieu a en effet clairement conscience de la façon dont l’État français a remodelé la société « traditionnelle » depuis le XIXe siècle – les travaux ne manquent pas sur le sujet48. Il le mentionne de façon indirecte dans le cours – et c’est dans doute un avantage de l’oral par rapport au contrôle de l’écrit, que de faire surgir des associations d’idées liées à cet impensé d’État –, à un moment particulièrement révélateur, lorsqu’il aborde la double face de l’État, domination et intégration, monopolisation et unification49 : il ne s’agit pas d’une antinomie « entre deux théories » – à savoir la théorie marxiste contre la théorie républicaniste –, mais d’une antinomie « inhérente au fonctionnement même de l’État » : l’État moderne est à la fois progrès vers l’universalisation (dé-particularisation, etc.) et vecteur de la monopolisation de ce même universel (concentration du pouvoir). Et Bourdieu d’ajouter : « Dans une certaine mesure, on pourrait dire que l’intégration – qu’il faut entendre au sens de Durkheim, mais aussi de ceux qui parlaient de l’intégration de l’Algérie […] – est la condition de la domination ». Il cite l’unification culturelle comme condition de la domination culturelle, l’unification du marché linguistique qui « crée le patois, le mauvais accent, les langues dominées », de la même façon que l’unification du marché des biens symboliques explique le célibat (dans l’article « Reproduction interdite50 ») Cette idée d’un processus d’unification qui est en même temps processus d’universalisation, que Bourdieu présente comme une rupture avec Weber et Elias, renvoie à la construction d’un espace social unifié, lié à l’État comme « détenteur d’un méta-capital permettant de dominer partiellement le fonctionnement des différents champs ». Cette unification d’un espace homogène et départicularisé se fait par rapport à un lieu central, qui « atteint sa limite dans le cas français », et qui tend à substituer, dans la constitution des groupes, les relations territoriales (jus loci) aux relations personnelles et de parenté (jus sanguinis). Il est significatif que Bourdieu évoque ici la Kabylie et le conflit entre les principes d’unification clanique et territorial51.

Il explique ainsi son exemple : « le village [c’est le village de Sayad] sur lequel j’ai travaillé était composé de deux clans à base agnatique : tous les membres se pensaient comme descendants d’un même ancêtre, comme cousins – les termes d’adresse étaient des termes de parenté –, ils avaient en commun des généalogies plus ou moins mythiques ; en même temps, l’unité village rassemblait ces deux moitiés en une unité à base territoriale et, donc, il y avait une espèce de flottement entre ces deux structures. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre parce que, transportant dans mon inconscient la structure locale, je n’étais pas clair sur cette unité territoriale – le village – qui, finalement, n’existait pas. A côté de la famille, du clan et de la tribu, l’unité village était un artefact qui finissait par exister comme conséquence de l’existence de structures bureaucratiques – il y avait une mairie… Dans beaucoup de sociétés, on a encore ce balancement entre deux formes d’appartenance, l’appartenance à un groupe lignager et l’appartenance à un lieu. L’État instaure donc un espace unifié et fait prédominer la proximité géographique par rapport à la proximité sociale, généalogique ». Bourdieu a donc très bien conscience du fait que la « société traditionnelle » est un produit de la domination coloniale, comme le montre le passage déjà cité sur le village algérien, dont il avoue avoir eu du mal à comprendre que cette unité administrative française « finalement, n’existait pas », qu’elle était « un artefact qui finissait par exister comme conséquence de l’existence de structures bureaucratiques » transportées de la métropole vers la colonie.

Á cet exemple succède un développement sur l’unification de l’État national et l’enseignement obligatoire – l’École étant un instrument d’intégration qui permet la soumission –, puis un autre exemple d’unification du marché matrimonial, résumé de la colonisation des campagnes françaises. Il évoque alors le phénomène du célibat des hommes en Béarn comme « incarnation de l’unification du marché des biens symboliques sur lequel circulent les femmes52 ». Le marché local protégé était annexé au marché national, par l’école et les médias notamment. Et d’évoquer, de nouveau, l’Algérie : « la soumission et la dépossession ne sont pas antagonistes à l’intégration, elles ont l’intégration pour condition. Ce mode de pensée un peu tordu est difficile parce qu’on a tellement l’habitude de penser l’intégration comme le contraire de l’exclusion : on a du mal à comprendre que, pour être exclu comme pour être dominé, il faut être intégré. Si on prend l’exemple de la lutte ‘’Algérie française’’, pourquoi les plus défavorables à l’intégration sont-ils devenus à un certain moment intégrationnistes ? C’est parce que pour dominer les Arabes, il fallait les intégrer et en faire des ‘’bougnoules’’, des dominés racialement méprisés53 ».

Le projet réflexif de Pierre Bourdieu

Il n’y a donc pas « deux Algéries » dans l’œuvre de Bourdieu, mais une réalité double de l’État : intégration et domination, unification et monopolisation. Cette double réalité qui fait que Bourdieu n’aurait pu devenir ce qu’il est devenu, sans avoir été en quelque sorte « arraché » à son milieu d’origine, par l’école française et la réussite scolaire puis universitaire. Certes, Pierre Bourdieu n’a pas été jusqu’à dire : c’est l’État républicain, laïc et universaliste, qui est colonial dans son principe54. Un État colonial qui se love au cœur du projet d’émancipation égalisateur et homogénéisateur, qui en est l’envers et le double, ou plus encore : la condition de possibilité. Et l’échec algérien est justement celui du modèle laïc et républicain55, dont Pierre Bourdieu est le produit, à la fois miraculé scolaire et révolté.

Au terme de cette lecture, il apparaît que l’impensé de l’État colonial apporte un autre éclairage sur le projet réflexif de Pierre Bourdieu lui-même, et sur l’entreprise d’auto-socioanalyse qu’il mènera par la suite dans les années 1990. C’est peut-être aussi pour cela qu’à part quelques articles ou conférences, l’analyse de l’État reste inachevée et impubliée, à l’état de cours, dont il a extrait la dimension la plus « objective » : le modèle sociohistorique et l’analyse du double processus de monopolisation et de division du travail de domination qui accompagne l’invention de l’État56. Le projet réflexif fait apparaître, dans sa structure même, cette remontée du champ académique (philosophique, puis sociologique), jusqu’aux schémas les plus impensés qui incarnent la réalité double de l’État : de l’Algérie coloniale au Collège de France, comme les deux faces d’une même réalité.

Franck Poupeau est sociologue, directeur de recherche au CNRS ; il est notamment co-éditeur de deux ouvrages posthumes de Pierre Bourdieu : Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique (Marseille, Agone, 2002) et Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) (Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012).

1 Ce texte est la version française d’un texte publié en anglais : « Pierre Bourdieu and the Unthought Colonial State », in The Oxford Handbook of Pierre Bourdieu, Thomas Medvetz and Jeffrey J. Sallaz (eds.), Oxford (UK), Oxford University Press, 2018.

2 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

3 Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement, La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964.

4 P. Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 562-563. Voir aussi Pierre Bourdieu « Deux impérialismes de l’universel », in C. Fauré et T. Bishop (éds), L’Amérique des français, Paris, Editions François Bourin 1992, pp. 149-155.

5 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004.

6 Julian Go, « The ‘New’ Sociology of Empire and Colonialism », Sociology Compass, 2009, 3/5, p.775-788; « For a postcolonial sociology », Theory and Society, 2013, 42, pp. 25-55.

7 Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, pp. 51-97.

8 Sur cette critique: Julian Go, « The ‘New’ Sociology of Empire and Colonialism », Sociology Compass, 2009, 3/5, pp. 775-788.

9 P. Bourdieu, Sur l’État, op.cit., p. 462 

10 Sur ce point, voir, entre autres, Alice L. Conklin, A Mission to Civilize. The Republicean Idea of Empire in France and West Africa (1895-1930), Stanford, Stanford University Press, 1997 ; ou la précise analyse de la mission civilisatrice réalisée par Pierre-Jean Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », in Jean-Pierre Luizard (dir.), Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, pp. 89-120.

11 Abdelmalek Sayad, « L’immigration et la ‘’pensée d’État’’. Réflexions sur la double peine », Délit d’immigration. La construction sociale de la déviance et de la criminalité parmi les immigrés en Europe, textes réunis par S. Palidda, rapport COST A2, Migrations, Communauté européenne, Bruxelles, 1996, p.11-19, repris dans Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, pp. 393-413. Voir aussi dans ce même volume « La ‘’naturalisation’’ », pp. 319-391.

12 Patrick Weil, « Le statut des musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française dénaturée », EUI Working Paper HEC 2003/3.

13 Pierre Bourdieu, « Le choc des civilisations », in Esquisses algériennes, Paris, Seuil, 2008, p. 66.

14 Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, 1990 [1958], p. 108. L’État n’est donc pas absent de la sociologie bourdieusienne de l’Algérie, mais il est saisi à travers les effets de domination qu’il exerce, à travers l’humiliation, la destruction de « l’honneur » et la violence symbolique qui réduit le colonisé à un inférieur.

15 Georges Steinmetz, « L’État colonial comme champ », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, 2008, pp. 122-143.

16 Georges Steinmetz, The Devil’s Handwriting: Precoloniality and the German Colonial State in Qingdao, Samoa, and Southwest Africa, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

17 Frédérick Cooper, dans Le colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire (Paris, Payot, 2010, p. 233), montre cependant que la fiction selon laquelle l’Algérie n’était pas une colonie mais une composante de la France est contredite par le fait que la majorité de ses colons non musulmans avaient des racines pan-méditerranéennes, et que la majorité de la population musulmane s’identifiait aux Arabes et plus précisément aux Bédouins.

18 Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol.11, 1951, pp. 44-79.

19 Sur ces points, voir aussi Daniel P. S. Goh, « Genèse de l’État colonial », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, 2008, pp. 56-73.

20 Il s’agit notamment des travaux de Athul Kohli et Matthew Lange, analysés par D. Goh, art. cit.

21 P. Bourdieu, « Entre amis », Esquisses algériennes, op.cit., p.352 : « j’ai présenté un premier bilan critique de tout ce que j’avais accumulé de mes lectures et mes observations dans l’ouvrage publié dans la collection « Que sais-je ? » intitulé Sociologie de l’Algérie, en me servant des instruments théoriques dont je pouvais disposer à l’époque, c’est-à-dire ceux que fournissait la tradition culturaliste, mais repensée de manière critique (avec par exemple la distinction entre situation coloniale comme rapport de domination et ‘’acculturation’’) ». Pour plus de détail sur son rapport à l’anthropologie culturaliste nord-américaine et son utilisation des patterns culturels dans Sociologie de l’Algérie, voir Enrique Martín-Criado, Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, Bellecombe-en-Bauge, Editions du Croquant, 2008, pp. 41 sq.

22 D. Goh, art. cit., p. 58.

23 P. Bourdieu, « Le choc des civilisations », art. cit., p. 63.

24 P. Bourdieu, Esquisses algériennes, op.cit., pp. 357-362.

25 Sur l’usage de la métaphore arboricole, voir Paul Silverstein, « De l’enracinement et du déracinement », Actes de la recherche en sciences sociales, 150, 2003, pp. 27-42.

26 Abdelmalek Sayad, « L’immigration et la ‘’pensée d’État’’. Réflexions sur la double peine », op.cit.

27 Pierre Bourdieu, préface à Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1- L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 14 

28 Sur la comparaison entre la Kabylie et le Béarn, voir Alban Bensa : « L’exclu de la famille. La parenté selon Pierre Bourdieu », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, pp. 19-26. Et dans le même numéro, le texte de Pierre Bourdieu, « Du bon usage de l’ethnologie » (avec Mouloud Mammeri), pp. 9-18.

29 Loïc Wacquant a noté cet entrelacement dans « Following Pierre Bourdieu into the Field », Ethnography, vol. 5, n° 4, 2004, pp. 387-414. Le numéro qu’il coordonne est du reste construit sur le couplage des deux expériences ethnographiques, avec des textes « algériens » et « béarnais » mis sur le même plan.

30 A son retour en France, Bourdieu traite alors le système scolaire comme une puissance coloniale qui soumet et humilie les classes sociales dépourvues de la culture bourgeoise légitime qu’il reconnaît et institue.

31 P. Bourdieu, « Entre amis », Esquisses algériennes, op.cit., pp. 349-356.

32 Dans son Esquisse pour une auto-analyse (op.cit.), Bourdieu évoque aussi que lorsqu’il étudiait le passage d’une langue à l’autre en Algérie, il le faisait aussi au Béarn, « où c’était plus facile pour moi » (p. 64).

33 Pierre Bourdieu, « Voir avec l’objectif. Autour de la photographie. Entretien avec Franz Schultheis », Esquisses algériennes, op.cit., pp. 363-374. Voir aussi Pierre Bourdieu et Mouloud Mammeri, « Du bon usage de l’ethnologie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, pp. 9-18.

34 E. Martín-Criado, Les deux Algéries…, op.cit., p. 41. Pour une analyse de la fonction de la photographie dans les premiers travaux ethnographiques de Pierre Bourdieu, voir la remarquable introduction de Loïc Wacquant, « Following Pierre Bourdieu into the Field », op.cit.

35 E. Martín-Criado, Les deux Algéries…, op.cit.

36 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 54.

37 Sur la notion de biais scholastique, voir Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997 ; et aussi « Fieldwork in Philosophy », in Choses dites, Paris, Minuit, 1987. Pour une analyse des relations de Bourdieu au champ philosophique de son époque, voir Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Seuil, 2002.

38 On retrouve une autre allusion à ce sentiment de ne pas être à sa place dans ce que Bourdieu raconte a posteriori de sa panique lors de la leçon inaugurale au Collège de France : il y décrit son sentiment d’être pris en faute en termes tout à fait similaires à ce que Sayad écrira de la « faute » de l’immigré et des normes de politesse qu’il doit respecter pour rester politiquement correct. On en retrouve la trace dans son récit de s’être ensuite perdu dans Paris, encore paniqué par l’énormité de sa provocation tout en étant parvenu au sommet de la hiérarchie académique nationale, et parisienne.

39 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 115.

40 Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010 ; voir aussi Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, notamment le chapitre 12 : « État providence et ‘’colonisation du monde vécu’’. L’exemple de la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes », pp. 289-208, où l’État-providence est caractérisé comme un universel « national ».

41 Il faudrait compléter ce travail par une analyse de la façon dont Pierre Bourdieu a traversé l’institution académique française en Algérie. En effet, comme le remarque Laure Blévis (« Une université française en terre coloniale. Naissance et reconversion de la faculté de droit d’Alger (1879-1962) », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n° 76, 2006, pp. 53-73) : « L’histoire de la faculté de droit d’Alger est symptomatique de l’ambition, pour le moins ambiguë, du projet colonial en Algérie qui cherchait à garantir à la population européenne la jouissance de l’ensemble des institutions politiques ou ici académiques existant en métropole, tout en maintenant les populations algériennes dans une situation d’infériorité juridique et sociale ». Sur l’institution académique en milieu colonial, on renverra aux travaux suivants de Pierre Singaravelou, Professer l’empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIème République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 (p.369 : « l’empire français a fondé sa légitimité sur l’idée que la politique coloniale pouvait être guidée par la science ») ; Claude Collot, Les institutions de l’Algérie pendant la période coloniale, Paris, Editions du CNRS, 1987 ; Sylvain Laurens, « La noblesse d’État à l’épreuve de ‘’l’Algérie’’ et de l’après-1962. Contribution à l’histoire d’une ‘’cohorte algérienne’’ sans communauté de destin », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n° 76, 2006, pp. 75-96. Sur l’expérience de Bourdieu, en dehors de ses écrits : Fabien Sacriste, Germaine Tillion, Jacques Berque, Jean Servier et Pierre Bourdieu: Des ethnologues dans la guerre d’indépendance algérienne, Paris, L’Harmattan, 2011.

42 Sur cette notion, voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.

43 Alors que Jacques Derrida connaît l’Algérie comme écolier, Bourdieu n’y arrive que comme militaire puis universitaire et chercheur.

44 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., pp. 124-125.

45 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 126.

46 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., pp. 126-127.

47 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 136.

48 A la fin des années 1980, au moment où il prépare le cours sur l’État, dans le prolongement des derniers chapitres de La Noblesse d’État (Paris, Minuit, 1989), Bourdieu revisite le Béarn et reprend son enquête des années 1960 en écrivant « Les fondements symboliques de la domination économique ». Voir à ce sujet Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires, Paris, Seuil, 2000.

49 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 351 sq.

50 Voir P. Bourdieu, Le Bal…, op.cit.

51 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 353 sq. On retrouve cette référence au jus sanguinis et jus solis chez Sayad (op.cit, p. 343), lorsqu’il remarque que le Code de la nationalité arrêté par la loi du 9 janvier 1973 déclare comme automatiquement français dès leur naissance tous les enfants nés en France à compter du 1er janvier 1963, dans les familles algériennes.

52 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 360 sq.

53 Bourdieu diffère ici des analyses de Frédérick Cooper (Le colonialisme en question…, op.cit.) lorsque celui-ci affirme qu’il est faux de voir les colonisés comme une production de la France, quand celle-ci avait besoin de les représenter comme féodaux pour légitimer sa domination.

54 Sur ce point, voir Loïc Wacquant, « Following… », art. cit., pp. 393 sq .

55 Voir sur ce point notamment les analyses de Jean-Pierre Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », in Jean-Pierre Luizard (dir.), Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, pp. 89-120, voir aussi Jean-Pierre Rioux, La France coloniale sans fard ni déni, Paris, André Versaille Editeur, 2011.

56 Voir notamment Pierre Bourdieu, « Esprits d’État » (in Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1993) et « De la maison du roi à la raison d’État » (Actes de la recherche en sciences sociales, n° 118, 1997, pp. 55-68).

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