Le cours de Pierre Bourdieu au Collège de France sur l’Etat : social-démocrate ou/et libertaire ?

A partir d’interventions des sociologues Jean-Louis Fabiani et Franck Poupeau

* Jean-Louis Fabiani est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, auteur notamment de Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque (Paris, Seuil, 2016)

* Franck Poupeau est directeur de recherche au CNRS; il est notamment co-éditeur de Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992) de Pierre Bourdieu (Paris, Raisons-d’agir/Seuil, 2012)

 

Texte de J-L Fabiani

Bourdieu, l’État et l’éthique de service public

Texte issu de la séance du séminaire ETAPE du 31 mars 2017

Par Jean-Louis Fabiani

« Les producteurs et les récepteurs du discours sur l’État ont volontiers une disposition un peu anarchiste, une disposition de révolte socialement instituée contre les pouvoirs ».

Pierre Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), 2012, p. 17

« Je ne connais pas d’anarchiste qui ne change pas d’heure lorsqu’on pense à l’heure d’été ».

Pierre Bourdieu, ibid., p. 21

Dans une scène de La sociologie est un sport de combat, film de Pierre Carles (2001) consacré au travail de Bourdieu, le sociologue réunit ses principaux collaborateurs pour recenser, en vue d’un travail collectif, les conséquences négatives de ce qu’on nomme néolibéralisme. Les chercheurs sont invités à trouver des exemples et ne semblent pas très fortement inspirés par le sujet. Les plus zélés apportent des réponses que les plus sérieux révoquent en doute, notamment lorsque l’espérance de vie et les effets sanitaires dudit néolibéralisme apparaissent dans la discussion. L’épisode surprend les lecteurs les plus anciens de Bourdieu, particulièrement ceux qui ont en mémoire les recommandations quelques peu rigides du Métier de sociologue (co-écrit avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron et publié initialement en 1968) à propos de la nécessité de procéder à la construction de l’objet et de rompre avec les prénotions du sens commun. Rien de tel dans cette séance de brain storming raté. Le néolibéralisme n’est jamais défini comme concept sociologique. Les chercheurs sont pris à contrepied, car ils n’ont pas l’habitude de travailler dans de telles conditions. On a conclu un peu vite de ces images, mais aussi, plus généralement, de la surprenante fébrilité politique du Bourdieu des dernières années, à sa radicalisation. La célébrité internationale aurait convaincu le sociologue de sa puissance politique et l’aurait conduit à se saisir de l’occasion pour diffuser un message révolutionnaire. Les plus savants en apparence des commentateurs mettent en œuvre la notion d’habitus clivé pour expliquer un revirement qui serait autrement mystérieux. D’autres, victimes d’une forme d’illusion rétrospective, voient au contraire des germes de radicalisme politique dans les premiers travaux de Bourdieu.

Bourdieu 1995

Lorsqu’il fait état de son nouvel engagement, Bourdieu l’exprime en termes d’obligation. Reconnaissant que ses écrits politiques sont moins robustes que ses écrits scientifiques, il affirme les avoir rassemblés dans les volumes intitulés Contre-feux pour fournir « des armes à tous ceux qui s’efforcent de lutter contre le fléau néolibéral »1. Il ajoute que ses propos lui ont été doublement inspirés par « une sorte de fureur légitime » et par « un sentiment du devoir ». Il ne s’agit pas d’imposer à ces brefs textes une grille de lecture qui pourrait s’appliquer à la production scientifique de l’auteur. Ils accompagnent incontestablement un tournant dans la pratique scientifique du sociologue, plus proche dans ses dernières années d’une approche de type « chronique » des objets sociaux, dont la Misère du monde (livre collectif dirigé par Bourdieu et publié en 1993) est l’exemple le plus frappant. L’engagement du sociologue est contemporain de la fin de la censure théorique et méthodologique qu’il s’était imposé en début de carrière. Il n’en reste pas moins qu’il ne serait pas honnête de considérer que Bourdieu ne produit plus que des pamphlets dans les dernières années de sa vie. Les Méditations pascaliennes ont été publiées en 1997, après que Bourdieu soit devenu un des personnages-clés de la protestation publique en France. La véhémence de la maturité n’est ni un renoncement à la science, ni une palinodie épistémologique : elle exprime un bouillonnement intérieur et une exaspération profonde à l’égard de la mise en question de l’État-providence en France. C’est la raison pour laquelle on n’y trouvera pas une critique articulée du capitalisme ni même une investigation poussée sur ce qu’est le néolibéralisme comme idéologie de la forme présente du capitalisme. L’indignation qu’il manifeste, et qu’il communique avec une émotion intense qui n’est jamais jouée, contrairement à ce que ses détracteurs ont souvent prétendu, c’est celle d’un fonctionnaire fils de fonctionnaire qui pressent que le monde dans lequel il a vécu est en train de s’achever. S’il l’a objectivée sans relâche et sans ménagement, Bourdieu ne s’est jamais personnellement dépris de la méritocratie à la française qui l’a porté au sommet de la hiérarchie universitaire et en a fait un intellectuel mondialement reconnu.

L’adresse aux cheminots de la gare de Lyon est significative à cet égard. 1995 est le moment des dernières grandes grèves de la fonction publique, qui s’inscrit dans un vaste rituel social reconnu et accepté par tous. Le mouvement social finira par coûter son poste au premier ministre de l’époque, Alain Juppé, et entrainera le retour de la gauche modérée au pouvoir. La détermination de Bourdieu contre le gouvernement socialiste de Lionel Jospin est un des éléments qui ont fait croire à sa radicalisation politique, alors qu’il avait engagé le dialogue avec le gouvernement du socialiste Michel Rocard une dizaine d’années auparavant, en partie grâce à la médiation de son ami Pierre Encrevé, qui était à la fois un linguiste de grand renom et un membre influent au cabinet du premier ministre. Pourtant, si on prête attention à l’intervention de la gare de Lyon, qui eut une fortune internationale considérable, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une défense et illustration du service public à la française et plus généralement de l’État redistributeur tel qu’il a pu le rencontrer au cours de ses contacts avec la haute administration au cours des années 1960 et particulièrement au moment du colloque d’Arras, dont les actes ont été publiés en 1966 sous le pseudonyme Darras sous le titre La partage des bénéfices dans sa collection « Le sens commun » des Éditions de Minuit. L’introduction du discours de la gare de Lyon offre une explication sans ambiguïté : « Je suis ici pour dire mon soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la recherche, à l’art, et par-dessus tout, au travail »2. Par bien des aspects, le Bourdieu politique est largement en retrait par rapport au Bourdieu sociologue critique de l’éducation. Il considère de manière positive, au moins implicitement, le bilan de la République et particulièrement l’établissement d’un État-providence au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Il fait de l’organisation du service public, la condition de possibilité d’une civilisation, celle qui voit le facteur accéder aux villages les plus reculés, et l’étudiant monter à Paris dans un train à bon marché. Dans son adresse, le sociologue ne semble s’adresser qu’aux agents du service public : « cheminots, postiers, enseignants, employés des services publics, étudiants, tant d’autres… », dit Bourdieu par l’intermédiaire d’un mégaphone devenu objet d’histoire. Personne ne note qu’il ne prononce pas le mot ouvrier dans son appel à la mobilisation. L’univers de Bourdieu est l’univers du service public. Son intervention politique n’est pas très éloignée du projet d’une pédagogie rationnelle, demeuré à l’état d’abstraction, qu’il préconisait avec Jean-Claude Passeron dans Les héritiers (1964) et La reproduction (1970). Il définit ainsi pour les cheminots le projet politique qui consiste à « restituer…la définition éclairée et raisonnable de l’avenir des services publics »3. Il fait de la science le lieu central des luttes : « je pense en effet, dit-il pour conclure, qu’on ne peut combattre efficacement la technocratie, nationale et internationale, qu’en l’affrontant sur son terrain privilégié, celui de la science, économique notamment, et en s’opposant à la connaissance abstraite et mutilée dont elle se prévaut, une connaissance plus respectueuse des hommes et des réalités auxquelles ils sont confrontés »4. Cette adresse au peuple est admirable, à ceci près qu’elle s’adresse exclusivement au peuple du service public, le seul d’ailleurs à s’être mobilisé au cours de ce vaste mouvement social. Si Bourdieu évoque la précarité, c’est uniquement parce qu’elle commence à s’attaquer au service public.

Bourdieu, homme du service public

Comme on le voit, l’intervention de la gare de Lyon n’avait rien de révolutionnaire ; elle témoignait de l’émotion que le sociologue ressentait à se trouver au milieu d’une assemblée de grévistes qui lui ressemblaient au moins par leur appartenance au service public. Il continuait de proposer des solutions rationnelles et raisonnables, et à souhaiter qu’une plus grande place fût faite aux sciences sociales dans l’art de gouverner. Il annonçait, mais sans vrai prophétisme, car il continuait d’y répugner, une extension du mouvement à l’Europe et à l’ensemble de la société. Sur ce point, il se trompait : les grèves de 1995 ont plutôt constitué le chant du cygne d’une forme ancienne de mobilisation et non la préfiguration des luttes de l’avenir. Européen convaincu, et en cela proche des « élites » administratives qu’il fustigeait, il pensait que la France pouvait servir de modèle mobilisateur. C’était ignorer que le modèle du fonctionnariat français est unique, et que les forces idéologiques du nouveau capitalisme étaient en train de gagner la bataille de l’hégémonie culturelle. Il le pressentait sans doute, et c’est ce qui permet de comprendre sa fureur et son indignation morale ; mais il ne pouvait pas envisager d’autres formes de mouvement, qui ne passeraient plus centralement par la défense du service public, mais qui prendraient d’autres chemins, comme la mobilisation des précaires et des chômeurs. Peut-on assimiler l’engagement politique de Bourdieu à une forme d’hystérésis de l’habitus, son engagement tardif prenant inconsciemment l’aspect de formes traditionnelles de mobilisation, comme s’il continuait de penser les chemins de fer avec les images de La bête humaine de Zola et de celle de Jean Renoir à l’heure du TGV et de la transformation de l’usager en client ? Les années 1990 sont le théâtre d’une série de luttes économiques et symboliques, pour parler comme le sociologue, pour la définition légitime du métier de cheminot. L’exécutif de la SNCF a entendu substituer à un modèle fondé sur des principes de bureaucratie administrative, et sur un certain degré de cogestion avec les syndicats, un modèle de « management » totalement étranger à ses traditions d’entreprise et très largement importée de l’étranger. La confrontation a été violente et les transformations ont été lentes : il persiste toujours d’ailleurs des styles traditionnels, chez les conducteurs et les contrôleurs, qui s’accommodent assez mal avec le discours commercial de la SNCF. Le modèle ancien disparaît peu à peu. Le service public constitue peut-être le monde doxique de Bourdieu, un ensemble de schèmes qui suscite une forme d’adhésion préréflexive et qui se constitue sur le mode du cela va de soi : le facteur reste un élément civilisationnel au moment même où la communication électronique domine sans partage. La disparition de cet univers, qui s’est faite depuis le début des années 1990 avec une violence sociale sans précédent en France, comme l’ont montré en particulier les secteurs de la poste et des télécommunications, avait de quoi effrayer un homme dont la constitution intellectuelle et morale s’était développée au cœur du service public, au point de le conduire à croire qu’il occupait la totalité du monde social. Bourdieu ne pouvait pas, et aussi ne voulait pas, voir le changement qui s’esquissait. Il surestimait les capacités de résistance collective. Il n’était sans doute pas capable, du fait de son mode de vie personnel d’universitaire, l’adhésion grandissante des classes populaires à un modèle consumériste qui lui paraissait incongru. Comme son peuple était celui du service public, accoutumé depuis le développement de l’État-providence à une vie décente, il ne pouvait pas s’apercevoir qu’aux marges de ce monde, lui-même menacé mais encore relativement solide, se développaient des formes de vie bien différentes, faites de précarité et d’isolement culturel.

L’État comme espace de luttes

La sensibilité que Bourdieu a manifestée à l’égard du service public permet d’expliquer son rapport à l’État : il se distingue radicalement sous ce rapport d’un marxiste, pour lequel l’État n’est jamais que le bras armé du capital. Dans une intervention devant le congrès de la Confédération générale des travailleurs grecs en 1996, il précise que l’État est une « réalité ambiguë »5. On ne peut jamais, particulièrement dans les cas où son histoire est ancienne, l’assimiler à un pur instrument au service des dominants. Si le pouvoir peut être défini comme un champ, c’est qu’il bénéficie, comme tous les autres champs, d’une autonomie relative. De ce fait, il ne s’agit pas d’une réalité homogène qu’on pourrait définir comme un appareil, mais comme un espace de luttes au sein duquel s’affrontent perpétuellement une main droite et une main gauche. L’État porte en son archive la mémoire des luttes passées : ainsi le ministère du Travail est « une conquête sociale devenue réalité, même s’il, dans certaines circonstances, il peut être aussi un instrument de répression »6. Les ministères dépensiers s’opposent ainsi aux ministères budgétaires dont l’objectif principal semble être de tailler dans la demande des premiers. Bourdieu est ainsi progressivement conduit à mettre en place un véritable plan de défense de l’État, dont la tonalité générale est indissolublement liée à l’histoire particulière de l’État français. Dans ses propositions politiques, qui restent ordinairement à l’état d’abstraction et commencent souvent par « il faudrait », le sociologue entrelace deux thèmes : le premier reste implicite ; il s’agit du rôle paradigmatique de la France dans la montée de la résistance au fléau néolibéral.

Le modèle français a été au cœur de la construction théorique de Bourdieu depuis les origines, qu’il s’agisse du modèle éducatif ou du modèle culturel. Il en est de même du modèle politique, qui cumule l’ancienneté historique et l’ancrage solide de l’État-providence, conforté par le poids du service public dans la vie de la nation. « Par exemple, une des grosses différences entre la France et l’Angleterre, c’est que les Anglais thatchérisés découvrent qu’ils n’ont pas résisté autant qu’ils auraient pu, en grande partie parce que le contrat de travail était un contrat de common law, et non, comme en France, une convention garantie par l’État. Et aujourd’hui, paradoxalement, au moment où, en Europe continentale, on exalte le modèle de l’Angleterre, au même moment les travailleurs anglais regardent du côté du Continent et découvrent qu’il leur offre des choses que leur tradition ouvrière ne leur offrait pas, c’est-à-dire l’idée de droit du travail7. La France présente la caractéristique d’avoir une vraie main gauche de l’État et c’est à ce titre qu’elle peut prétendre à devenir le moteur politique et culturel des luttes du futur.

Le deuxième thème est franchement internationaliste, et constitue une originalité de l’intervention politique de Bourdieu, bien que l’euroscepticisme de la gauche de gauche se soit surtout développé après sa mort. C’est à l’Europe du mouvement social qu’il fait confiance pour combattre les régressions multiples dont le néolibéralisme est porteur. Et c’est dans la perspective d’un mouvement mondial qu’il voit l’horizon des nouvelles mobilisations. Bourdieu a toujours été passionné par l’Europe. Une de ses initiatives culturelles les plus originales a été le montage du projet européen de revue Liber. Revue internationale des livres, une entreprise collective qu’il a très largement portée de 1989 à 1994, avec le soutien du Collège de France, et où il a tenté de fédérer les artistes et les intellectuels de l’Europe de l’Ouest et de l’Est. Il n’y avait nul européocentrisme dans le projet : l’idée qui prévalait était celle de la garantie de l’autonomie du champ de la culture européenne face aux attaques des industries culturelles nord-américaines et de l’hégémonie idéologique dont elles étaient porteuses. Dans les dernières années du siècle, son ton se fit plus véhément et plus anxieux, mais l’orientation générale de son discours ne changea pas substantiellement.

De l’intellectuel de service public dans la France républicaine

L’intellectuel de service public s’est constitué dans les premières décennies de la Troisième République. L’émergence de la revendication d’un monopole de compétence professionnelle de la part des professeurs, et particulièrement des philosophes universitaires, est contemporaine des réformes républicaines du système d’enseignement, qui améliorent nettement les conditions d’exercice de l’activité  du fait de la forte croissance de l’offre, de l’amélioration sensible de la qualification professionnelle des enseignants et de l’arrivée sur le marché de l’édition d’un nombre important de nouveautés et notamment de produits pédagogiques, soutenus par la dynamique des réformes de l’enseignement. L’identification de la fonction universitaire à un corps de savoir technique et spécialisé contrevient à l’image dominante de l’intellectuel généraliste, du littérateur qui a des idées et qui les développe en société. La définition légitime de l’activité intellectuelle est l’objet d’un vif combat idéologique, comme en témoignent la querelle autour de la nouvelle Sorbonne et surtout l’affaire Dreyfus. Le combat est d’ailleurs le meilleur moyen pour les universitaires de constituer la question de la compétence certifiée comme objet central. Une telle démarche vise à la disqualification des pratiques du littérateur idéologue, qui verront dans l’émergence de ces dispositifs une menace pour leur activité.

La figure de Sartre, telle qu’elle a été définie par Bourdieu comme celle de l’intellectuel total, apparaît dans cette perspective comme une recomposition post-républicaine de l’activité philosophique. L’association étroite entre philosophie, journalisme et littérature, la sortie de l’Université, le retour au café au détriment du laboratoire et de la bibliothèque  et l’exigence d’écriture pratiquée dans l’urgence sont autant de composantes d’une attitude intellectuelle qui n’a plus de compte à rendre à l’institution républicaine. Dès les années cinquante, l’œuvre de Sartre, pourtant produite hors de l’université, prend une place non négligeable dans l’enseignement de la philosophie au lycée, comme en témoignent les références citées dans les manuels : ainsi l’ouvrage d’Armand Cuvillier compte dans son édition de 1953 27 références à l’auteur de L’Être et le néant alors que les auteurs classiques les plus canoniques ne dépassent pas la cinquantaine. Bien que les philosophes les plus reconnus des années soixante aient manifesté leur distance à l’égard du style d’intervention intellectuelle de Sartre, ils sont systématiquement sortis de leur univers professionnel pour se rapprocher de l’avant-garde littéraire et pour transformer les formes canoniques de l’exposition philosophique, ou, plus radicalement encore, l’objet même de leur discipline. La contradiction qui se fait jour entre le pédagogue au service exclusif d’un corpus, qui garantit son autorité, et le créateur qui ne se reconnaît pas de maître dans l’histoire disciplinaire érode progressivement la croyance en la solidité et la cohérence d’un univers professionnel dont la cohérence est l’effet de l’inscription dans l’espace républicain. L’humeur anti-institutionnelle se développe : les philosophes tendent à se reconnaître plus dans les marges que dans le sommet. La pensée subversive à l’égard de l’ordre établi a tendu à devenir une nouvelle norme professionnelle. Si Bourdieu s’est régulièrement tenu à l’écart de la tentation avant-gardiste qui a saisi un bon nombre de ses collègues, notamment dans la postérité immédiate de mai 1968, il a progressivement inclut la dimension transgressive au cœur de son personnage public dans la constitution d’un nouveau rapport au politique. Quelques gestes spectaculaires ne suffisent pas à transformer radicalement sa position. Le cours sur l’État (1889-1992, publié en 2012) aussi bien que les brefs adresses publiques rassemblées dans les deux volumes de Contre-feux (1998 et 2001) donnent du sociologue une image plutôt conforme à la définition « républicaine » de l’activité : défense constante de l’autonomie scientifique et de la liberté du professeur, opposition déterminée à l’intellectuel mondain et souci permanent de l’intérêt public. Tous ces éléments contribuent à inclure Bourdieu dans une filiation qui s’est constituée au début de la Troisième République dans une double référence à deux philosophes qui avaient vécu en marge des institutions de l’Etat, Auguste Comte et Charles Renouvier. L’auteur du Sens pratique (1980) n’a jamais été un intellectuel de parti. S’il a tempêté contre les énarques et contre le parti socialiste, il n’a jamais désespéré de la République.

Dans la typologie qu’il propose de l’engagement intellectuel anti-colonialiste, Pierre Vidal-Naquet se situe explicitement dans une filiation républicaine, en associant clairement sa propre action à la compétence professionnelle qu’il détient : « J’ai tenté de combattre la guerre d’Algérie en historien »8. On se souvient que l’auteur du Chasseur noir distingue, à l’occasion de son analyse de la lutte intellectuelle contre les guerres coloniales, trois types de position : les dreyfusards, parmi lesquels il se range, les bolcheviks et les tiers-mondistes. Les dreyfusards, qui sont souvent des universitaires, se déterminent par rapport à une tradition intellectuelle et en fonction d’une exigence de justice, mais pas en liaison avec un projet politique. Ils se préoccupaient, note Vidal-Naquet, plus des bourreaux que des victimes. À l’inverse, les bolcheviks se situent explicitement dans la logique du révolutionnaire professionnel et les tiers-mondistes ne sont pas situables en termes de modèle professionnel, bien qu’ils viennent souvent de l’univers journalistique, et qu’ils préfigurent sans doute l’engagement de type humanitaire. L’engagement de Pierre Vidal-Naquet montre bien comment le mode d’articulation républicain entre des principes, des compétences et un cadre d’action peut être réactivé dans des conjonctures historiques passablement différentes de celles du moment fondateur de la Troisième République.

Le cours sur l’État et Durkheim

Le cours sur l’État est l’occasion d’une comparaison constante entre sa propre position et celle de Durkheim pour ce qui est de leur relation à l’État. Il n’est pas indifférent que Bourdieu commence son cours par une référence à l’auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse. Il renvoie à la distinction qui est faite dans ce livre entre intégration logique et intégration morale. « L’État, tel qu’on l’entend d’ordinaire, est le fondement de l’intégration logique et de l’intégration morale du monde social »9. Si l’auteur du Cours ne s’arrête pas à cette définition, il n’en fait pas moins le point de départ de son investigation, en tant qu’elle fixe le consensus fondamental qui est la condition des conflits qui se développent dans le monde social. Bourdieu s’emploie, tout au long de sa démonstration, à ouvrir l’écart entre le sociologue de service public et l’État. Il y voit même une difficulté inhérente à la construction de cet objet particulier. Il rend pourtant hommage au sociologue d’État que fut Durkheim, et il met souvent ses pas dans les siens, en réactivant sa théorie de la religion et sa conception des formes primitives de classement pour construire son enquête sur la genèse des formes étatiques. « Un très beau texte de Durkheim identifie le sociologue à l’État. Il dit que, au fond, le sociologue fait ce que fait la connaissance du second genre selon Spinoza : il produit une vérité débarrassée de la privation liée à une particularité…Le sociologue, disait Durkheim, est celui qui est capable de se situer en ce point d’où les vérités particulières apparaissent comme particulières et il est donc capable d’énoncer la vérité des vérités particulières qui est la vérité tout court. Ce faisant, le sociologue est proche de l’État ; et ce n’est pas par hasard que Durkheim avait une vision dans laquelle le sociologue est spontanément un agent de l’État : il est celui qui met cette connaissance départiculariséee au service de l’État dont la fonction est de produire des vérités officielles, c’est-à-dire particularisées »10.

On mesure sans peine à travers la proximité presque affective avec Durkheim la distance qui sépare Bourdieu des théories marxistes de l’État. S’il est impossible, parce que dangereux pour une sociologie critique, de reproduire à l’identique le geste durkheimien, l’utilité de son travail, y compris lorsqu’il ne parle pas de l’État, est essentielle : l’État est l’incarnation du collectif ; il peut être défini comme un méta-champ qui englobe tous les champs. Une telle analogie est incontestablement liée à l’ancienneté et à la centralité de l’État en France. Un sociologue des États-Unis aurait très probablement un point de vue différent. Pour Bourdieu, les sciences sociales ont partie liée avec le Welfare State. Si le sociologue ne se considère plus à la fin du XXe siècle comme un agent de l’État seul capable d’exprimer le point de vue de l’État, très souvent pensé par Bourdieu sur le modèle du point géométral de Leibniz, le point de vue de tous les points de vue, il est l’héritier direct des luttes qui ont abouti à l’extension de sa « main gauche ». La sociologie a participé elle-même à la constitution de l’État, et l’ensemble des sciences sociales ont joué un rôle considérable dans la préparation d’un espace de possibilités pour qu’advienne l’État-providence. Elles ont partie liée avec l’entreprise de socialisation des risques, avec la constitution de problèmes comme problèmes publics sur lesquelles une réponse de la puissance publique est attendue. La sociologie a eu aussi une importance cruciale dans le fait que les femmes et les hommes ont cessé d’être considérés comme les responsables de leur propre malheur, de leur mauvaise santé ou de leur pauvreté. La discipline a donc partie liée avec la naissance et le développement d’un domaine public.

Des trois pères fondateurs de la sociologie (Marx-Durkheim-Weber), Durkheim est le plus cité dans Sur l’État. Là où l’on n’aurait pu attendre Weber, qui est évidemment présent avec les concepts de domination et de légitimité, c’est plutôt l’auteur des Leçons de sociologie qui s’impose. Le cours est sans doute le plus antimarxiste des ouvrages de Bourdieu. On peut voir dans ce retour à Durkheim la préoccupation constante de Bourdieu pour l’intérêt public tel qu’il est défini par les catégories de l’intervention publique. Ce qui inquiète le sociologue à la fin de la longue enquête sur la genèse de l’État, c’est la rapide déconstruction du socle sur lequel s’était bâti l’édifice républicain, qui est, bien qu’il ne le dise jamais puisqu’il se considère comme un miraculé du système, celui qui lui a permis d’arriver là où il est arrivé, au cœur de l’État universitaire français, quintessence du raffinement intellectuel de la puissance publique dans la longue durée. Le monde que décrit le sociologue critique est un monde de décombres : il est difficile d’y reconnaître les vestiges de ce que fut le long combat pour l’intérêt public dans l’histoire du pays. Ce qui est détruit en premier lieu, c’est la morale collective, la morale publique, d’une philosophie de la responsabilité collective. La fidélité au lexique durkheimien est frappante. L’association entre la sociologie, au moins en sa définition traditionnelle, et l’intérêt public est prise comme allant de soi. La tristesse de la conclusion n’est pas feinte. Le cours s’achève sur le paradoxe que constituent les sociologues qui contribuent consciemment au délitement de la puissance publique, alors que leur discipline est par définition du côté du collectif. Par définition, certes, mais uniquement si l’on se situe dans un paradigme durkheimien. Un individualiste méthodologique ou un théoricien du choix rationnel ne sont aucunement prédisposés à associer leur travail à une définition de la réalité des collectifs. Peu importe à Bourdieu.

Un Bourdieu déçu par la sociologie à la fin de sa vie

La coopération de certains sociologues avec le démontage de deux siècles de constitution d’un espace de pensée collectif apparaît à Bourdieu comme une trahison. « Mais il y a des gens, conclut tristement le maître du Collège de France, qui réalisent ce tour de force de faire une sociologie en contradiction avec les postulats centraux de la discipline, sociologie qui est du côté des démolisseurs, peut-on dire, de tout ce qui était associé au public, au service public, à cette forme d’universalisation par le public »11. Le Bourdieu de la maturité est un homme qui souffre, moins de l’opération de désenchantement du monde que d’une déception par rapport à la sociologie, qui n’a pas pu constituer sa force en l’alimentant à la source de la force du social, et qui semble contribuer joyeusement à sa propre annihilation.

Jean-Louis Fabiani est sociologue, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris). Il est notamment l’auteur de Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque (Paris, Seuil, 2016)

1 P. Bourdieu, Contre-feux, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, p. 7.

2 P. Bourdieu, « Contre la destruction d’une civilisation » (Intervention à la gare de Lyon lors des grèves de décembre 1995), ibid., p. 30.

3 Ibid., p. 32.

4 Ibid., p. 33.

5 P. Bourdieu, « Le mythe de la mondialisation et l’Etat social européen » (Intervention à la Confdération générale des travailleurs grecs à Athènes, en octobre 1996), ibid., p. 39.

6 Ibid., p. 38.

7 Ibid.

8 P. Vidal-Naquet, Face à la raison d’État. Un historien dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1989.

9 P. Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 15.

10 Ibid., pp. 70-71. Bourdieu fait allusion aux Leçons de sociologie d’Émile Durkheim, Paris, PUF, 1990 (1e éd. : 1922), pp. 79-141.

11Ibid., p. 583.

Texte de F. Poupeau_1

Lire Sur l’État de Bourdieu : aperçus libertaires

Notes issues du séminaire ETAPE du 31 mars 2017

Par Franck Poupeau

Slavoj Žižek dit quelque part que le problème d’une recomposition de la gauche n’est pas tant de prendre acte de la fin des imaginaires politiques de « l’État providence » ou, symétriquement du « socialisme réellement existant », mais de savoir quoi faire de l’imaginaire des social-démocraties. Ce texte est animé par la conviction que le cours de Bourdieu Sur l’État1, s’il ne résout pas la question, fournit des éléments de réflexion essentiels pour repenser la question politique. Ce que j’entends proposer ici, c’est en fait un itinéraire de lecture de sa sociologie, à travers quelques jalons scientifiques et politiques. Á l’image d’un Bourdieu défenseur des services publics des États socio-démocrates, il est tentant d’opposer une critique des pouvoirs, une volonté de repenser « le politique ». Mais le problème n’est peut-être pas de savoir si Bourdieu est plutôt un défenseur des services publics, version social-démocrate, ou s’il est, sur le fond, le porteur d’une « critique libertaire » plus rétive aux formes instituées d’autorité, quelles qu’elles soient, conforme à « l’humeur anti-institutionnelle » de sa génération. Comme toute fausse question, celle-ci appelle plusieurs réponses, ou non-réponses : d’abord par ce que l’on pourrait à la fois dire qu’il est l’un et l’autre, simultanément ou alternativement, et qu’il n’est ni l’un ni l’autre, parce que ses positions sont trop complexes pour être tranchées dans un camp, ou dans l’autre ; on pourrait aussi dire que la réflexivité de sa démarche lui interdit, comme une censure théorique, d’accepter pleinement toute assignation de ce genre. La lecture que je propose consiste plutôt à dire que cette alternative renvoie à une autre ligne de partage qui traverse l’œuvre de Bourdieu, une tension essentielle à sa démarche, entre la science et la politique.

Bourdieu-défenseur de l’État-providence et Bourdieu libertaire

Il est possible de commencer par examiner le positionnement de Bourdieu sur l’État. Défenseur de l’État-providence, il l’est sans aucun doute: des rapports sur l’enseignement des années 1980 à la critique de « notre État de misère »2, qui prélude à l’élaboration de Misère du monde en 1993, jusqu’à l’intervention à la gare de Lyon en décembre 1995, et même aux derniers textes d’analyse du néolibéralisme (Contrefeux 2, 2001) au tournant des années 2000. Á ces prises de position publiques, il faut cependant mettre en contrepoint le Bourdieu libertaire, celui qui grandit de l’autre côté de la frontière de la Guerre d’Espagne, qui se souvient des militants chassés par le franquisme qui traversent les Pyrénées, de sa mère qui les aide et de son père dont il décrit les dispositions « anarchistes » dans l’Esquisse pour une auto-analyse (Paris, Raisons d’agir, 2004, p.113) – on ne peut éviter de penser ici, de façon spéculative, à ce qui a sans doute pu contribuer à son hostilité à l’égard d’un vague type d’engagement en politique inspiré par le marxisme mais contrôlé par le Parti – ce même parti qui sacrifie les anarchistes à la répression franquiste.

Il y a d’autres indices, comme le texte de décembre 1981 où, après l’intervention pour Solidarnosc en 1981, Bourdieu affirme, contre la censure politique affichée du tout récent gouvernement socialiste de Mitterrand, la nécessité de « retrouver tradition libertaire de la gauche » (le texte se trouve là encore dans Interventions, pp.165-169). Ce n’était pas sa première hostilité aux appareils, à la critique desquels il consacrera certains de ses meilleurs textes dans les années 1980 : « La représentation politique » (1981), « La délégation ou le fétichisme politique » (1984), etc. (des textes que l’on peut trouver dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001) : il avait déjà, au tournant des années 1980, soutenu la candidature de Coluche, dont on peut encore apprécier la déclaration d’intention:

« Avis à la population

Coluche candidat

J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards, les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes, les Français, les chevelus, les fous, les travestis, les anciens communistes, les abstentionnistes convaincus, tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques à voter pour moi, à s’inscrire dans leur mairie et à colporter la nouvelle.

Tous ensemble pour leur foutre au cul avec Coluche

Le seul candidat qui n’a pas de raison de mentir »

(reprise dans Interventions, p. 162).

Dualité de Mai 68

C’est peut-être le cours texte qu’il écrit, dans la même période de basculement de la gauche, en mai 1983, sur l’ambiguïté de Mai 68, qui livre des indices essentiels de son intérêt pour ce qu’il appelle la « critique libertaire » :

« Mai 68 a pour moi deux visages. D’un côté, comme dans toutes les situations de crise où la censure sociale se relâche, le visage du ressentiment de bas clergé qui, dans l’Université, les journaux, à la radio, à la télévision, règle des comptes et laisse parler à voix haute la violence refoulée et les fantasmes sociaux. De l’autre, le visage de l’innocence sociale, de la jeunesse inspirée qui, entre autres choses par le refus de mettre des formes, met en question tout ce qui est admis comme allant de soi, produisant ainsi une extraordinaire expérimentation sociale dont la science sociale n’a pas fini d’analyser les résultats. Qu’est-il resté de ce grand ébranlement de l’ordre symbolique ? Dans le champ politique proprement dit, à peu près rien : la logique des appareils et des partis, que la critique libertaire n’avait pas épargnés, est mieux faite pour exprimer la rationalisation vertueuse des intérêts corporatistes que l’humeur anti-institutionnelle qui restera pour moi la vérité du rire de Mai. » (Interventions, p. 62)

Dualité de mai, ou « double vérité » de maints espaces de la vie sociale, dont l’analyse renvoie aussi à la double vérité de la trajectoire de Bourdieu, qui se décrit lui-même comme un « hérétique consacré », expression contradictoire qui renvoie bien à la dualité de sa vision de l’État telle qu’elle est exprimée dans le cours : l’État est une réalité double, à la fois instrument de domination et vecteur d’émancipation, de la même façon que l’action pédagogique, analysée dès ses premiers travaux sur l’éducation, est vue à la fois comme porteuse de violence symbolique et un instrument nécessaire de libération (par le savoir notamment). Bourdieu, pur produit de l’État français, fils de petit fonctionnaire devenu produit de l’excellence scolaire, qui doit penser la domination d’une institution, et d’un système social, qui l’a pourtant produit, et produit dans sa capacité à penser le système. Un État dont il affirme dans son cours au Collège de France, qu’il est à la fois instrument de domination et vecteur d’universalisation.

Assumer la tension de l’État

Cette tension de l’État, dans l’État et contre l’État, s’exprime après le cours dans le fameux texte de La Misère du monde sur « La main gauche et la main droite de l’État ». L’intérêt du cours sur l’État est de rappeler que Bourdieu la découvre aussi par la méthode génétique qu’il emploie, dans son élaboration d’un modèle de genèse de l’État, en particulier dans l’analyse de la constitution d’un État dynastique, de la maison du Roi à la Raison d’État – un moment bien antérieur à la lente et non linéaire apparition de l’État providence. Modèle génétique, où il s’agit de penser non l’origine, mais les variables permettant l’apparition de ce qui fait la spécificité de l’État : au sein du processus de différenciation des sociétés, sur lequel convergent les analyses de Marx, Durkheim et Weber (mais aussi, Polanyi ou Braudel), c’est l’apparition d’un processus de concentration de capitaux (militaire, fiscal, etc.) qui est corrélatif de l’apparition d’univers relativement autonomes – dont le champ économique, mais aussi, le champ bureaucratique. L’analyse de la genèse et de la structure du champ bureaucratique, que l’on retrouvera dans « Esprits d’État » (1994), un texte où est repris l’essentiel des deux premières années du cours, met en scène l’apparition d’un groupe dont l’intérêt à défendre l’universel est conforme à leurs intérêts propres. Cette vision de processus paradoxaux à l’origine de la dynamique des champs et, en particulier de la dynamique de l’État moderne, n’est pas tant une référence à la dialectique hégélienne des « ruses de la raison » que Bourdieu a pu utiliser pour penser l’international, que post-kantienne – le Kant du « projet de paix perpétuel » qui valorise « l’insociable sociabilité », à la suite de Rousseau et… Pascal (voir les Méditations pascaliennes de 1997, qui est un livre sur la violence symbolique). Elle ouvre sur des considérations très pessimistes sur l’État, toujours suspect de basculer dans la corruption et l’oppression – monopole de la violence physique et symbolique légitime.

Telle est la tension qu’il faut penser pour penser l’État : un mal, mais un mal nécessaire (?), un instrument de domination qui peut, sous conditions, ou sous certaines fins, se convertir en instrument d’émancipation. Cette tension traverse le mouvement scientifique de Bourdieu lui-même : entre le marxisme dont il faut retenir l’analyse des rapports de force sans tomber dans le matérialisme aveugle aux rapports de sens, et le spontanéisme dont il faut accompagner la critique (libertaire) sans oublier les conditions sociales d’accès à la politique et à la construction d’alternatives organisationnelles. Cette tension explique sans doute pourquoi Bourdieu ne finit pas le cours sur l’État, et qu’il transforme ses analyses de l’État comme producteur du « marché du logement » (1988), en une critique de l’économie. Assumer cette tension, c’est sans doute assumer aussi la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, d’une théorie générale de l’État, et plus largement du politique, autour de laquelle tourne, inlassablement, la philosophie critique contemporaine (Butler, Laclau, Mouffe, Žižek, etc.). Le cours sur l’État offre, en creux, une façon de repenser cette contradiction.

Franck Poupeau est sociologue, directeur de recherche au CNRS ; il est notamment co-éditeur de deux ouvrages posthumes de Pierre Bourdieu : Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique (Marseille, Agone, 2002) et Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) (Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012).

1 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

2 Voir Pierre Bourdieu, Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique, textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Marseille, Agone, 2002.

Texte de F. Poupeau_2

Pierre Bourdieu et l’impensé de l’État colonial

Contribution au séminaire ETAPE du 31 mars 20171

Par Franck Poupeau

Nous sommes pénétrés par la pensée d’État, répète plusieurs fois Pierre Bourdieu dans son cours au Collège de France Sur l’État2. Mais curieusement, alors qu’il mobilise, pour penser cette notion impensable, les acquis de la plupart de ses enquêtes passées, il ne fait pas référence à l’État colonial français, dont il a pourtant vu les effets en Algérie : regroupement de plus de 20% de la population dans des camps de déplacés ; intrusion d’une logique marchande garantie par l’administration coloniale dans l’économie précapitaliste ; et donc destruction des structures de la société traditionnelle produisant notamment la transformation des paysans en sous-prolétaires dans les faubourgs des grandes villes3.

Il y a bien quelques allusions dans le fil du cours : « on ne peut pas comprendre la logique spécifique du colonialisme français et de la décolonisation, qui a pris des formes particulièrement dramatiques, si on ne sait pas que la France, du fait de la particularité de son histoire, du fait de la particularité de sa Révolution, s’est toujours pensée comme porteuse d’un universel4 ». Mais la présence de l’État français, dans ce contexte de domination coloniale, reste véritablement hors du cadre d’analyse de Pierre Bourdieu, qui y est pourtant arrivé en tant qu’appelé du contingent et y est resté en tant qu’enseignant à l’Université d’Alger5. Cette absence, ou cette présence invisible autour du cours sur l’État, interroge de toute évidence l’impensé d’une sociologie qui a fait de l’analyse de l’impensé une des conditions de la pensée scientifique du monde social. Il ne s’agit pas ici de dénoncer, comme le font les théories postcoloniales6, la sociologie comme relevant d’un « inconscient impérial et occidental », mais de voir au contraire dans quelle mesure l’analyse de la domination coloniale constitue la matrice à partir de laquelle Bourdieu construit un modèle d’analyse de l’État « universel », dont l’Europe et en particulier la République française, s’est fait le représentant auto-proclamé.

Si le projet bourdieusien de reconstituer l’invention de l’État par-delà les pièges de la pensée d’État ne relève pas d’une interprétation univoque, n’est-on pas condamné à rester dans le cercle du pur commentaire, à moins de le défaire par un simple acte de rupture et de contestation de la parole professorale ? Ou n’est-on pas tenté de revenir au sens d’un acte d’enseignement inaugural et magistral, qui a fonctionné comme une maïeutique, une ouverture à d’autres possibles intellectuels, scientifiques et politiques – de retrouver cette liberté permise par la volonté pédagogique de transmettre un métier ou une posture plus que des thématiques ou des topos, qui caractérisent une discipline en quête de légitimité scientifique comme la sociologie ? Même si une fois cela dit, on échappe difficilement à cette « conscience malheureuse » du disciple, écrivait Derrida dans son texte sur Foucault7, lorsqu’il commence non à contester mais « à proférer le dialogue interminable et silencieux qui le constituait en disciple ». Et s’il s’agit, ici aussi, de « commencer à parler », ce n’est pas tant pour découvrir que « comme la vraie vie, le maître est peut-être toujours absent », mais pour restituer la présence tout à la fois insistante et fugace de la parole vive, qui s’efface devant chaque tentative de remettre en chantier la volonté de savoir sociologique, et qui ramène à une indiscipline première, et fondatrice.

Il s’agit ici d’opérer un travail de déconstruction de cet impensé d’État qui œuvre au cœur même de la pensée de Pierre Bourdieu sur l’État : non pour le ramener aux contradictions d’un inconscient colonial, ni pour le soumettre aux impératifs normatifs érigés a posteriori par une science sociale soucieuse de pureté académique, ou pour le passer au crible d’une critique postcoloniale de la sociologie comme expression de la « pensée occidentale8 » ; mais pour tenter de cerner, au cœur de l’ambition de produire une sociologie de l’État, de sa genèse et de son efficace propre, les conditions mêmes d’une pensée sur l’État et de son surgissement. Il faut alors reprendre le texte en tentant de cerner cet impensé bien particulier, qui renvoie d’abord à l’État colonial mais sans doute aussi, au principe même de tout État.

En partant de l’hypothèse selon laquelle le projet de Pierre Bourdieu renvoie à l’exploration d’un rapport impensé à l’État colonial dans la pensée d’État, il s’agira donc de poser une série de questions à propos du projet de sociogenèse de l’État élaboré dans le cours. Premièrement, cette élaboration d’une sociologie de la pensée d’État a-t-elle la signification que l’on veut lui bien assigner à la lecture du cours de Bourdieu, et surtout la signification même que Bourdieu lui-même lui assigne ? L’impensé auquel renvoie Bourdieu est-il bien cet impensé d’État dont il parle ? Et est-ce bien à un autre impensé d’État qu’il renvoie lorsqu’il tente de penser l’État ou, plus exactement, est-ce bien l’État pensé par Bourdieu dont il est question dans cet impensé d’État rencontré au cours du projet sociologique? L’impensé d’État dont il parle n’est-il pas bien plus l’impensé du sociologue élaborant une théorie de l’État à partie d’une analyse de la domination coloniale ?

En restituant la sociologie dans son contexte historique, qui ne se réduit pas à la période éditée du tournant des années 1980-1990 mais qui incorpore l’histoire sédimentée dans le champ sociologique du moment, et qui définit l’espace du possibles scientifiques du sociologue, il faudra voir aussi si le projet de penser l’État s’épuise dans le projet sociohistorique de reconstituer l’invention de l’État : l’amnésie de la genèse que le cours entreprend de retracer concerne-t-il la genèse de l’État dont le cours présente un modèle ou, plus exactement, sa sociogenèse pour reprendre le concept d’Elias que Bourdieu commente largement ? Ne concerne-t-elle pas plus profondément l’amnésie de la genèse elle-même et le rapport lui-même impensé du sociologue face à la pensée d’État ? Il faudra revenir ici sur un aspect de cette entreprise menée par Bourdieu dans son cours, qui est trop complexe, trop ambitieuse, trop démesurée peut-être, pour se laisser ramener à un unique projet, à une seule signification : et en commenter seulement certains aspects, non pour le « dépasser », le « compléter » ou en « dévoiler » les présupposés, mais pour en retrouver une signification peut-être moins évidente qu’il n’y paraît, qui touche au partage de la pensée d’État et de son impensé, et qui révèle les ressorts profonds du travail sociologique.

1. « Raison des effets » de la domination coloniale

On peut partir d’une remarque incidente de Pierre Bourdieu, une remarque faite presque en passant, lors de la troisième année du cours : « tout ce que je raconte depuis des années est un long commentaire de la formule ‘’République française’’9 », cette réalité dont il rappelle qu’elle est symbolisée par le sigle RF, le drapeau, le buste de Marianne, le président de la République. La République française, laïque et universaliste, coloniale et nationaliste à la fois10. Cette remarque sur la République française situe d’emblée un point sensible : ce que la République définit, est aussi ce qu’elle exclut et rejette comme son autre. Si être français c’est se situer dans cet espace symbolique, le devenir c’est en passer le seuil, saluer le drapeau, chanter l’hymne national, reconnaître l’autorité de l’État et de ses représentants. On le voit lors d’un acte de « naturalisation », tel qu’il est étudié par Abdelmalek Sayad : l’immigration est une introduction privilégiée à la pensée de l’État11.

La particularité d’un État colonial est justement de donner la nationalité française aux résidents des territoires conquis, mais sans forcément leur en donner la citoyenneté, ni les droits qui y sont associés. Ainsi le Sénatus-consulte édicté le 14 juillet 1865 pour l’Algérie coloniale définit-il le statut civique des musulmans : « l’indigène musulman est français, néanmoins, il continuera à être régi par la loi musulmane ». Jusqu’à l’ordonnance du 7 octobre 1944, les indigènes musulmans ne peuvent être citoyens que s’ils renoncent à leur statut personnel coranique12. Dans son premier texte sur « Le choc des civilisations », paru en 1959, Bourdieu s’attarde sur le Sénatus-consulte dont il explique qu’il agissait comme une loi foncière et qu’il répondait à un objectif de restructuration des sols et de désorganisation des tribus, perçues comme des obstacles à la « pacification ». L’action de l’administration coloniale est présentée comme un mouvement de « dépossession foncière » qui a fait « disparaître les unités sociales traditionnelles (fraction et tribu) pour les remplacer par des unités administratives abstraites et arbitraires, les douars, transposition approximative de l’unité municipale métropolitaine13 ». Le mot État n’est pas employé, mais dans Sociologie de l’Algérie, il écrit de cette période que « entre les années 1830 et 1880, l’État s’efforce d’installer des colons sur les terres qu’il accapare, achète ou libère14 ».

L’État en question dans ce dernier texte est l’État français « métropolitain » pourrait-on dire, ce n’est pas l’État colonial, au sens sociologique du terme défini par Georges Steinmetz15 : les colonies étaient des territoires dont la souveraineté était accaparée par une puissance politique extérieure, et qui sans posséder le statut juridique formel d’État, constituaient « des institutions permanentes et coercitives exerçant un monopole relatif de la violence sur des territoires définis ». Autant préciser ici qu’il y a une spécificité de l’Algérie française : les colonies sur la côte d’Afrique du Nord deviennent des départements français à partir de 1848, diminuant ainsi les prétentions souverainistes des gouvernements coloniaux sur place. De ce point de vue, la proximité géographique de l’Algérie redouble le projet assimilationniste français, si l’on pense à l’administration indirecte et à l’éloignement des colonies allemandes ou anglaises par rapport à leurs métropoles respectives16.

On peut voir que Bourdieu n’ignore pas la façon dont l’État français a modelé les sociétés colonisées, avec les douars par exemple – ce sera un des points clés de l’analyse, sur lequel il faudra revenir (Cf. infra point 3). On peut se contenter de remarquer ici qu’il n’est pas surprenant que Pierre Bourdieu ne pense pas l’Algérie française sous la catégorisation d’État colonial : d’une part, parce que l’Algérie était formellement l’assemblage de trois départements français17 ; et d’autre part parce que, contrairement à la notion de « situation coloniale » théorisée en 1955 par Georges Balandier18, celle d’État colonial n’était pas  encore formulée : la question de sa spécificité ne se posait même pas, le colonialisme étant perçu comme une simple transposition des formes de l’État occidental sur les sociétés étrangères19. Les travaux des néo-wébériens sur la diversité des modes d’administration coloniaux, selon lesquels les intérêts économiques et politiques de l’État métropolitain déterminent la forme des institutions de l’État colonial, sont largement postérieurs non seulement aux travaux de Bourdieu sur l’Algérie, mais aussi à son cours sur l’État20. Il est cependant curieux de constater que Bourdieu, intégrant une logique culturelle aux analyses de la déstructuration économique des sociétés traditionnelles21, n’a pas tenté de comprendre, à cette époque « la logique socioculturelle de la formation de l’État », telle que l’ont permis, selon Daniel Goh, les cultural studies  par la suite : « ces travaux ont en commun l’idée que les représentants officiels des pays occidentaux ne sont pas seulement allés s’installer dans les colonies avec des projets visant à développer une politique fondée sur l’intérêt, mais qu’ils ont aussi apporté avec eux des représentations concernant les sociétés indigènes22 ». L’urgence de la violence guerrière, et de ses effets destructeurs sur la société coloniale, explique sans doute la mise en suspens de la réflexion sur les aspects culturels de la situation.

Il y là une différence de perspective : les travaux de Pierre Bourdieu sur l’Algérie étudient la situation coloniale comme la rencontre entre deux économies, à partir desquelles sont prises en compte les caractéristiques « culturelles » qui en conditionnent le fonctionnement. Cette analyse des effets de l’économie capitaliste sur l’économie précapitaliste se focalise ainsi sur la désagrégation de la société traditionnelle et pas seulement sur le fonctionnement de l’administration coloniale : Bourdieu ne s’intéresse pas à la situation coloniale en tant que domination étatique mais aux « effets de domination », concept qu’il reprend à François Perroux23. Effets de déstructuration, on l’a dit, au niveau socio-spatial des camps de regroupement étudiés dans Le Déracinement ; au niveau du rapport au travail et au temps chez les sous-prolétaires algériens de Travail et travailleurs en Algérie ; et plus largement, dérèglement généralisé de l’économie symbolique de la société colonisée (honneur, parenté, temps, etc.). Il ne s’intéresse donc pas à ce qui constitue l’unité de la situation coloniale : l’emprise d’un État qui s’exerce de part et d’autre de la Méditerranée, en France et en Algérie, et qui revêt peut-être des formes spécifiques dans les territoires périphériques.

Mais le fait qu’au moment où Pierre Bourdieu enquête en Algérie la question de l’État ne se pose pas en tant que telle ne suffit pas, toutefois, à expliquer pourquoi il n’utilise pas cette expérience de l’administration coloniale pour penser l’État par la suite. Il faut donc en chercher la clé ailleurs, au croisement de ses textes et de sa trajectoire, ou de l’espace du pensable qui s’offrait à lui, dont il ne cessait de « penser les limites » : notamment dans l’imposition d’un ordre culturel dominant sur la société paysanne française.

2. Villages et paysans : Kabylie et Béarn

Dans son texte « Pour Abdelmalek Sayad », issu d’une conférence prononcée en 199824, Bourdieu évoque ses relations avec le sociologue algérien, en termes très forts : il compare leur relation de compréhension silencieuse avec celle qu’il avait avec son propre père, alors que Sayad, de trois ans son cadet, a été successivement son étudiant, son informateur principal, son guide de terrain, puis son co-auteur, à partir de 1958. Il dit l’avoir emmené dans son village des Pyrénées, où il menait l’enquête sur les causes du célibat des aînés des familles paysannes : « il avait compris aussitôt, m’aidant ainsi à le comprendre moi-même, comme en d’autres temps Yvette Delsaut, les racines de mon intérêt pour les paysans kabyles ».

Le mot « racines » n’est pas anodin ici25 : plus tôt dans le texte, il est fait allusion à des « causes », il aurait pu s’agir tout aussi bien de « raisons », mais les « racines », renvoient à quelque chose de plus profond, de plus « enraciné » chez un intellectuel qui se dit parfois lui-même « déraciné ». Et plus loin, il retrace le travail de Sayad, sur l’émigration et l’immigration, en évoquant ce qui fait que l’émigré-immigré n’est « ni ici ni là, ni d’ici ni de là-bas » : « le plus déterminant, le plus insurmontable peut-être, c’est la pensée de l’État, ce système de catégories de perception et d’appréciation incorporé qui impose une grille nationale (et nationaliste) sur tout le perçu et qui renvoie l’émigré-immigré à l’étrangeté, à l’altérité, notamment lorsque, pour une infraction quelconque aux règles de la bienséance qui s’imposent aux non-nationaux, toujours menacés d’apparaître comme des intrus, il rappelle à ses ‘’hôtes’’ son statut d’étranger ».

Ce n’est pas la seule fois où Bourdieu évoque cet impensé d’État lié à l’immigration, thématique largement reprise et développée par Sayad dans un texte de 199626 : la science reprend souvent sur l’immigré les présupposés ou les omissions de la vision officielle, écrit Bourdieu dans un autre texte27, où il précise que l’immigré « oblige à repenser de fond en comble la question des fondements légitimes de la citoyenneté et de la relation entre l’État et la Nation ou la nationalité. Présence absente, il oblige à mettre en question non seulement les réactions de rejet qui, tenant l’État pour une expression de la Nation, se justifient en prétendant fonder la citoyenneté sur la communauté de langue et de culture (sinon de « race ») mais aussi la ‘’générosité’’ assimilationniste qui, confiante que l’État, armé de l’éducation, saura produire la Nation, pourrait dissimuler un chauvinisme de l’universel. Entre les mains d’un tel analyste [Sayad], l’immigré fonctionne, on le voit, comme un extraordinaire analyseur des régions les plus obscures de l’inconscient ».

La grille nationale imposée conduit le chercheur à analyser les phénomènes comme des faits nationaux, et à les mettre en relation, au mieux, sur un mode comparatiste. Il faut alors revenir aux textes de Bourdieu sur l’Algérie pour voir ce qui échappe à la compréhension ordinaire de ses enquêtes sur les paysans kabyles et sur le célibat en Béarn. Il n’y a pas de « comparaison », méthodique et suivie, sur des critères déterminés (types d’activité, indicateurs économiques, systèmes de parenté, etc.) 28, mais un lien bien plus fort, presque un entrelacement des textes et des thèmes. Kabylie et Béarn, pensés ensemble, permettent de sortir du cadre « national » dans lequel la pensée d’État enferme le chercheur – l’ethnologue et le sociologue tout à la fois. Pensés ensemble : non pas la Kabylie pensée à partir du Béarn, ou le Béarn retrouvé après la Kabylie, comme on l’a souvent dit, mais Kabylie et Béarn pensés ensemble et simultanément, le Béarn dans la Kabylie, et inversement29, dans un travail de « dénationalisation » des catégories d’analyse et de la violence symbolique qui affecte les deux situations30. Evoquant dans « Entre amis31 » son rapport aux objets traditionnel de l’ethnologie en Algérie, Bourdieu dit ainsi : « il faudrait évoquer également le travail que j’ai mené sur les paysans kabyles et ceux du Béarn. Pourquoi le Béarn ? Pour éviter de tomber dans le travers de l’ethnologue attendri, émerveillé par la richesse humaine d’une population injustement méprisée, etc., et mettre entre moi-même et mes informateurs cette distance que permet la familiarité. Il m’est arrivé souvent, en face d’un informateur kabyle, de me demander comment, dans une pareille situation, aurait réagi un paysan béarnais32 ».

Les dénominations elles-mêmes sont révélatrices : des « informateurs », et non des « enquêtés », terme banalisé aujourd’hui en sciences sociales. La « distance objectiviste » créée par le rapport d’extériorité avec les situations les plus familières, comme le bal, ne conduit pas à traiter les faits sociaux comme de pures « choses », des « objets d’enquête », elle a un pendant affectif et subjectiviste : on a des informateurs lorsqu’on cherche à mieux connaître un monde où l’on a déjà pénétré, un monde auquel les interlocuteurs donnent forme, de l’intérieur – ils l’in-forment. Cette relation affective, Bourdieu la relève lorsqu’il se réfère au texte qu’Yvette Delsaut lui avait consacré, et qu’il rapprochait du regard de Sayad sur son Béarn natal : elle « avait écrit un texte à mon propos, où elle disait très justement que l’Algérie est ce qui m’a permis de m’accepter moi-même. Le regard d’ethnologue compréhensif que j’ai pris sur l’Algérie, j’ai pu le prendre sur moi-même, sur les gens de mon pays, sur mes parents, sur l’accent de mon père, de ma mère, et récupérer tout ça, sans drame, ce qui est un des problèmes de tous les intellectuels déracinés, enfermés dans l’alternative du populisme ou au contraire de la honte de soi liée au racisme de classe. J’ai pris sur des gens très semblables aux Kabyles, des gens avec qui j’ai passé mon enfance, le regard de compréhension obligé qui définit la discipline ethnologique. La pratique de la photographie, d’abord en Algérie, puis en Béarn, a sans doute beaucoup contribué, en l’accompagnant, à cette conversion du regard qui supposait – je crois que le mot n’est pas trop fort – une véritable conversion33 ». Pratique de la photographie initiée en anthropologie – ce n’est pas un hasard –, par Margaret Mead, dont Bourdieu avait fait la lecture au moment où il écrivait la première édition de Sociologie de l’Algérie en 195834, et dont il publiera des extraits dans les Actes de la recherche en sciences sociales quelques années plus tard.

Si l’empreinte de l’anthropologie culturaliste disparaîtra dans les éditions ultérieures de Sociologie de l’Algérie35, il est bien connu que l’expérience algérienne a été décisive dans la formation de Bourdieu, comme il l’écrit lui même à plusieurs reprises : « revenu d’Algérie avec une expérience d’ethnologue qui, menée dans les conditions difficiles d’une guerre de libération, avait marqué pour moi une rupture décisive avec l’expérience scolaire36 ». Par expérience scolaire, on peut bien évidemment comprendre le « biais scolastique » associé à une certaine posture philosophique37, ainsi que l’objectivisme structuraliste examinant les sociétés dites « froides » comme en surplomb. Mais on peut aussi lire dans ce terme, la référence à deux expériences proprement scolaires : l’arrivée en classe préparatoire au lycée Louis Legrand à Paris, et le passage par l’internat au lycée de Pau, dans lesquelles s’exprime, à chaque fois, le sentiment de n’avoir jamais été réellement à sa place, comme une expérience du déracinement38 – mais aussi, sens doute, la résolution de maîtriser les codes dominants que les « colonisés de l’intérieur » subissent généralement.

Dans l’Esquisse pour une auto-analyse, Bourdieu évoque ainsi les particularités de son habitus liées aux particularités culturelles de sa région d’origine qu’il a « mieux perçues et comprises par analogie avec [ce qu’il lisait] à propos du ‘’tempérament’’ de minorités culturelles ou linguistiques comme les Irlandais39 ». Des minorités dont les spécificités sont niées par le processus d’invention de l’État : telle était la fonction assignée à l’École et à l’Armée sous la Troisième République40. L’Armée, à la conquête de l’Algérie41 ; l’École, qui met Bourdieu sur la voie d’un autre « avenir probable », celui des « sur-sélectionnés42 », au prix d’un écart social avec son milieu d’origine43. Ainsi lorsqu’il évoque « le contraste, immense, entre le monde de l’internat et le monde, normal, parfois même exaltant, de la classe », c’est pour y retrouver « d’un côté l’étude, les internes venus des campagnes ou des petites villes des environs […] » et « de l’autre, la classe, avec les professeurs dont les observations et les interpellations les plus éprouvantes – le passage au tableau, en mathématiques – avaient, surtout chez les femmes, une sorte de douceur affectueuse, inconnue de l’internat, mais aussi les externes, sorte d’étrangers un peu irréels, dans leurs vêtements apprêtés […] qui tranchaient avec nos blouses grises, et aussi dans leurs manières et leurs préoccupations, qui évoquaient toute l’évidence d’un monde inaccessible44 ». Et de poursuivre : « J’ai retrouvé, beaucoup plus tard, à la khâgne de Louis-le-Grand, la même frontière, entre les internes, provinciaux barbus aux blouses grises ceinturées par une ficelle, et les externes parisiens, qui impressionnaient beaucoup tel prof de français de petite origine provinciale et avide de reconnaissance intellectuelle par les élégances bourgeoises de leur tenue autant que par les prétentions littéraires de leurs productions scolaires45 ». Un rapport colonial qui ressurgit, entre le centre et la périphérie, intérieur et non extérieur à la métropole cette fois.

Le retour sur la dualité de ces expériences scolaires l’amène à comprendre que sa « très profonde ambivalence à l’égard du monde scolaire s’enracinait peut-être dans la découverte que l’exaltation de la face diurne et suprêmement respectable de l’école avait pour contrepartie la dégradation de son envers nocturne, affirmée dans le mépris des externes pour la culture de l’internat et des enfants des petites communes rurales » avec lesquels il partageait « entre autres choses, le déconcertement et le désarroi éprouvés devant certains faits de culture46 ». Ce qu’il appellera une « tension entre les contraires, jamais résolue dans une synthèse harmonieuse47 », est justement au cœur de sa théorie de l’invention de l’État.

3. Une réalité à double face

Bourdieu a en effet clairement conscience de la façon dont l’État français a remodelé la société « traditionnelle » depuis le XIXe siècle – les travaux ne manquent pas sur le sujet48. Il le mentionne de façon indirecte dans le cours – et c’est dans doute un avantage de l’oral par rapport au contrôle de l’écrit, que de faire surgir des associations d’idées liées à cet impensé d’État –, à un moment particulièrement révélateur, lorsqu’il aborde la double face de l’État, domination et intégration, monopolisation et unification49 : il ne s’agit pas d’une antinomie « entre deux théories » – à savoir la théorie marxiste contre la théorie républicaniste –, mais d’une antinomie « inhérente au fonctionnement même de l’État » : l’État moderne est à la fois progrès vers l’universalisation (dé-particularisation, etc.) et vecteur de la monopolisation de ce même universel (concentration du pouvoir). Et Bourdieu d’ajouter : « Dans une certaine mesure, on pourrait dire que l’intégration – qu’il faut entendre au sens de Durkheim, mais aussi de ceux qui parlaient de l’intégration de l’Algérie […] – est la condition de la domination ». Il cite l’unification culturelle comme condition de la domination culturelle, l’unification du marché linguistique qui « crée le patois, le mauvais accent, les langues dominées », de la même façon que l’unification du marché des biens symboliques explique le célibat (dans l’article « Reproduction interdite50 ») Cette idée d’un processus d’unification qui est en même temps processus d’universalisation, que Bourdieu présente comme une rupture avec Weber et Elias, renvoie à la construction d’un espace social unifié, lié à l’État comme « détenteur d’un méta-capital permettant de dominer partiellement le fonctionnement des différents champs ». Cette unification d’un espace homogène et départicularisé se fait par rapport à un lieu central, qui « atteint sa limite dans le cas français », et qui tend à substituer, dans la constitution des groupes, les relations territoriales (jus loci) aux relations personnelles et de parenté (jus sanguinis). Il est significatif que Bourdieu évoque ici la Kabylie et le conflit entre les principes d’unification clanique et territorial51.

Il explique ainsi son exemple : « le village [c’est le village de Sayad] sur lequel j’ai travaillé était composé de deux clans à base agnatique : tous les membres se pensaient comme descendants d’un même ancêtre, comme cousins – les termes d’adresse étaient des termes de parenté –, ils avaient en commun des généalogies plus ou moins mythiques ; en même temps, l’unité village rassemblait ces deux moitiés en une unité à base territoriale et, donc, il y avait une espèce de flottement entre ces deux structures. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre parce que, transportant dans mon inconscient la structure locale, je n’étais pas clair sur cette unité territoriale – le village – qui, finalement, n’existait pas. A côté de la famille, du clan et de la tribu, l’unité village était un artefact qui finissait par exister comme conséquence de l’existence de structures bureaucratiques – il y avait une mairie… Dans beaucoup de sociétés, on a encore ce balancement entre deux formes d’appartenance, l’appartenance à un groupe lignager et l’appartenance à un lieu. L’État instaure donc un espace unifié et fait prédominer la proximité géographique par rapport à la proximité sociale, généalogique ». Bourdieu a donc très bien conscience du fait que la « société traditionnelle » est un produit de la domination coloniale, comme le montre le passage déjà cité sur le village algérien, dont il avoue avoir eu du mal à comprendre que cette unité administrative française « finalement, n’existait pas », qu’elle était « un artefact qui finissait par exister comme conséquence de l’existence de structures bureaucratiques » transportées de la métropole vers la colonie.

Á cet exemple succède un développement sur l’unification de l’État national et l’enseignement obligatoire – l’École étant un instrument d’intégration qui permet la soumission –, puis un autre exemple d’unification du marché matrimonial, résumé de la colonisation des campagnes françaises. Il évoque alors le phénomène du célibat des hommes en Béarn comme « incarnation de l’unification du marché des biens symboliques sur lequel circulent les femmes52 ». Le marché local protégé était annexé au marché national, par l’école et les médias notamment. Et d’évoquer, de nouveau, l’Algérie : « la soumission et la dépossession ne sont pas antagonistes à l’intégration, elles ont l’intégration pour condition. Ce mode de pensée un peu tordu est difficile parce qu’on a tellement l’habitude de penser l’intégration comme le contraire de l’exclusion : on a du mal à comprendre que, pour être exclu comme pour être dominé, il faut être intégré. Si on prend l’exemple de la lutte ‘’Algérie française’’, pourquoi les plus défavorables à l’intégration sont-ils devenus à un certain moment intégrationnistes ? C’est parce que pour dominer les Arabes, il fallait les intégrer et en faire des ‘’bougnoules’’, des dominés racialement méprisés53 ».

Le projet réflexif de Pierre Bourdieu

Il n’y a donc pas « deux Algéries » dans l’œuvre de Bourdieu, mais une réalité double de l’État : intégration et domination, unification et monopolisation. Cette double réalité qui fait que Bourdieu n’aurait pu devenir ce qu’il est devenu, sans avoir été en quelque sorte « arraché » à son milieu d’origine, par l’école française et la réussite scolaire puis universitaire. Certes, Pierre Bourdieu n’a pas été jusqu’à dire : c’est l’État républicain, laïc et universaliste, qui est colonial dans son principe54. Un État colonial qui se love au cœur du projet d’émancipation égalisateur et homogénéisateur, qui en est l’envers et le double, ou plus encore : la condition de possibilité. Et l’échec algérien est justement celui du modèle laïc et républicain55, dont Pierre Bourdieu est le produit, à la fois miraculé scolaire et révolté.

Au terme de cette lecture, il apparaît que l’impensé de l’État colonial apporte un autre éclairage sur le projet réflexif de Pierre Bourdieu lui-même, et sur l’entreprise d’auto-socioanalyse qu’il mènera par la suite dans les années 1990. C’est peut-être aussi pour cela qu’à part quelques articles ou conférences, l’analyse de l’État reste inachevée et impubliée, à l’état de cours, dont il a extrait la dimension la plus « objective » : le modèle sociohistorique et l’analyse du double processus de monopolisation et de division du travail de domination qui accompagne l’invention de l’État56. Le projet réflexif fait apparaître, dans sa structure même, cette remontée du champ académique (philosophique, puis sociologique), jusqu’aux schémas les plus impensés qui incarnent la réalité double de l’État : de l’Algérie coloniale au Collège de France, comme les deux faces d’une même réalité.

Franck Poupeau est sociologue, directeur de recherche au CNRS ; il est notamment co-éditeur de deux ouvrages posthumes de Pierre Bourdieu : Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique (Marseille, Agone, 2002) et Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) (Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012).

1 Ce texte est la version française d’un texte publié en anglais : « Pierre Bourdieu and the Unthought Colonial State », in The Oxford Handbook of Pierre Bourdieu, Thomas Medvetz and Jeffrey J. Sallaz (eds.), Oxford (UK), Oxford University Press, 2018.

2 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

3 Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement, La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964.

4 P. Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 562-563. Voir aussi Pierre Bourdieu « Deux impérialismes de l’universel », in C. Fauré et T. Bishop (éds), L’Amérique des français, Paris, Editions François Bourin 1992, pp. 149-155.

5 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004.

6 Julian Go, « The ‘New’ Sociology of Empire and Colonialism », Sociology Compass, 2009, 3/5, p.775-788; « For a postcolonial sociology », Theory and Society, 2013, 42, pp. 25-55.

7 Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, pp. 51-97.

8 Sur cette critique: Julian Go, « The ‘New’ Sociology of Empire and Colonialism », Sociology Compass, 2009, 3/5, pp. 775-788.

9 P. Bourdieu, Sur l’État, op.cit., p. 462 

10 Sur ce point, voir, entre autres, Alice L. Conklin, A Mission to Civilize. The Republicean Idea of Empire in France and West Africa (1895-1930), Stanford, Stanford University Press, 1997 ; ou la précise analyse de la mission civilisatrice réalisée par Pierre-Jean Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », in Jean-Pierre Luizard (dir.), Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, pp. 89-120.

11 Abdelmalek Sayad, « L’immigration et la ‘’pensée d’État’’. Réflexions sur la double peine », Délit d’immigration. La construction sociale de la déviance et de la criminalité parmi les immigrés en Europe, textes réunis par S. Palidda, rapport COST A2, Migrations, Communauté européenne, Bruxelles, 1996, p.11-19, repris dans Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, pp. 393-413. Voir aussi dans ce même volume « La ‘’naturalisation’’ », pp. 319-391.

12 Patrick Weil, « Le statut des musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française dénaturée », EUI Working Paper HEC 2003/3.

13 Pierre Bourdieu, « Le choc des civilisations », in Esquisses algériennes, Paris, Seuil, 2008, p. 66.

14 Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, 1990 [1958], p. 108. L’État n’est donc pas absent de la sociologie bourdieusienne de l’Algérie, mais il est saisi à travers les effets de domination qu’il exerce, à travers l’humiliation, la destruction de « l’honneur » et la violence symbolique qui réduit le colonisé à un inférieur.

15 Georges Steinmetz, « L’État colonial comme champ », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, 2008, pp. 122-143.

16 Georges Steinmetz, The Devil’s Handwriting: Precoloniality and the German Colonial State in Qingdao, Samoa, and Southwest Africa, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

17 Frédérick Cooper, dans Le colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire (Paris, Payot, 2010, p. 233), montre cependant que la fiction selon laquelle l’Algérie n’était pas une colonie mais une composante de la France est contredite par le fait que la majorité de ses colons non musulmans avaient des racines pan-méditerranéennes, et que la majorité de la population musulmane s’identifiait aux Arabes et plus précisément aux Bédouins.

18 Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol.11, 1951, pp. 44-79.

19 Sur ces points, voir aussi Daniel P. S. Goh, « Genèse de l’État colonial », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, 2008, pp. 56-73.

20 Il s’agit notamment des travaux de Athul Kohli et Matthew Lange, analysés par D. Goh, art. cit.

21 P. Bourdieu, « Entre amis », Esquisses algériennes, op.cit., p.352 : « j’ai présenté un premier bilan critique de tout ce que j’avais accumulé de mes lectures et mes observations dans l’ouvrage publié dans la collection « Que sais-je ? » intitulé Sociologie de l’Algérie, en me servant des instruments théoriques dont je pouvais disposer à l’époque, c’est-à-dire ceux que fournissait la tradition culturaliste, mais repensée de manière critique (avec par exemple la distinction entre situation coloniale comme rapport de domination et ‘’acculturation’’) ». Pour plus de détail sur son rapport à l’anthropologie culturaliste nord-américaine et son utilisation des patterns culturels dans Sociologie de l’Algérie, voir Enrique Martín-Criado, Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, Bellecombe-en-Bauge, Editions du Croquant, 2008, pp. 41 sq.

22 D. Goh, art. cit., p. 58.

23 P. Bourdieu, « Le choc des civilisations », art. cit., p. 63.

24 P. Bourdieu, Esquisses algériennes, op.cit., pp. 357-362.

25 Sur l’usage de la métaphore arboricole, voir Paul Silverstein, « De l’enracinement et du déracinement », Actes de la recherche en sciences sociales, 150, 2003, pp. 27-42.

26 Abdelmalek Sayad, « L’immigration et la ‘’pensée d’État’’. Réflexions sur la double peine », op.cit.

27 Pierre Bourdieu, préface à Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1- L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 14 

28 Sur la comparaison entre la Kabylie et le Béarn, voir Alban Bensa : « L’exclu de la famille. La parenté selon Pierre Bourdieu », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, pp. 19-26. Et dans le même numéro, le texte de Pierre Bourdieu, « Du bon usage de l’ethnologie » (avec Mouloud Mammeri), pp. 9-18.

29 Loïc Wacquant a noté cet entrelacement dans « Following Pierre Bourdieu into the Field », Ethnography, vol. 5, n° 4, 2004, pp. 387-414. Le numéro qu’il coordonne est du reste construit sur le couplage des deux expériences ethnographiques, avec des textes « algériens » et « béarnais » mis sur le même plan.

30 A son retour en France, Bourdieu traite alors le système scolaire comme une puissance coloniale qui soumet et humilie les classes sociales dépourvues de la culture bourgeoise légitime qu’il reconnaît et institue.

31 P. Bourdieu, « Entre amis », Esquisses algériennes, op.cit., pp. 349-356.

32 Dans son Esquisse pour une auto-analyse (op.cit.), Bourdieu évoque aussi que lorsqu’il étudiait le passage d’une langue à l’autre en Algérie, il le faisait aussi au Béarn, « où c’était plus facile pour moi » (p. 64).

33 Pierre Bourdieu, « Voir avec l’objectif. Autour de la photographie. Entretien avec Franz Schultheis », Esquisses algériennes, op.cit., pp. 363-374. Voir aussi Pierre Bourdieu et Mouloud Mammeri, « Du bon usage de l’ethnologie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, pp. 9-18.

34 E. Martín-Criado, Les deux Algéries…, op.cit., p. 41. Pour une analyse de la fonction de la photographie dans les premiers travaux ethnographiques de Pierre Bourdieu, voir la remarquable introduction de Loïc Wacquant, « Following Pierre Bourdieu into the Field », op.cit.

35 E. Martín-Criado, Les deux Algéries…, op.cit.

36 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 54.

37 Sur la notion de biais scholastique, voir Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997 ; et aussi « Fieldwork in Philosophy », in Choses dites, Paris, Minuit, 1987. Pour une analyse des relations de Bourdieu au champ philosophique de son époque, voir Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Seuil, 2002.

38 On retrouve une autre allusion à ce sentiment de ne pas être à sa place dans ce que Bourdieu raconte a posteriori de sa panique lors de la leçon inaugurale au Collège de France : il y décrit son sentiment d’être pris en faute en termes tout à fait similaires à ce que Sayad écrira de la « faute » de l’immigré et des normes de politesse qu’il doit respecter pour rester politiquement correct. On en retrouve la trace dans son récit de s’être ensuite perdu dans Paris, encore paniqué par l’énormité de sa provocation tout en étant parvenu au sommet de la hiérarchie académique nationale, et parisienne.

39 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 115.

40 Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010 ; voir aussi Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, notamment le chapitre 12 : « État providence et ‘’colonisation du monde vécu’’. L’exemple de la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes », pp. 289-208, où l’État-providence est caractérisé comme un universel « national ».

41 Il faudrait compléter ce travail par une analyse de la façon dont Pierre Bourdieu a traversé l’institution académique française en Algérie. En effet, comme le remarque Laure Blévis (« Une université française en terre coloniale. Naissance et reconversion de la faculté de droit d’Alger (1879-1962) », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n° 76, 2006, pp. 53-73) : « L’histoire de la faculté de droit d’Alger est symptomatique de l’ambition, pour le moins ambiguë, du projet colonial en Algérie qui cherchait à garantir à la population européenne la jouissance de l’ensemble des institutions politiques ou ici académiques existant en métropole, tout en maintenant les populations algériennes dans une situation d’infériorité juridique et sociale ». Sur l’institution académique en milieu colonial, on renverra aux travaux suivants de Pierre Singaravelou, Professer l’empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIème République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 (p.369 : « l’empire français a fondé sa légitimité sur l’idée que la politique coloniale pouvait être guidée par la science ») ; Claude Collot, Les institutions de l’Algérie pendant la période coloniale, Paris, Editions du CNRS, 1987 ; Sylvain Laurens, « La noblesse d’État à l’épreuve de ‘’l’Algérie’’ et de l’après-1962. Contribution à l’histoire d’une ‘’cohorte algérienne’’ sans communauté de destin », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n° 76, 2006, pp. 75-96. Sur l’expérience de Bourdieu, en dehors de ses écrits : Fabien Sacriste, Germaine Tillion, Jacques Berque, Jean Servier et Pierre Bourdieu: Des ethnologues dans la guerre d’indépendance algérienne, Paris, L’Harmattan, 2011.

42 Sur cette notion, voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.

43 Alors que Jacques Derrida connaît l’Algérie comme écolier, Bourdieu n’y arrive que comme militaire puis universitaire et chercheur.

44 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., pp. 124-125.

45 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 126.

46 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., pp. 126-127.

47 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 136.

48 A la fin des années 1980, au moment où il prépare le cours sur l’État, dans le prolongement des derniers chapitres de La Noblesse d’État (Paris, Minuit, 1989), Bourdieu revisite le Béarn et reprend son enquête des années 1960 en écrivant « Les fondements symboliques de la domination économique ». Voir à ce sujet Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires, Paris, Seuil, 2000.

49 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 351 sq.

50 Voir P. Bourdieu, Le Bal…, op.cit.

51 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 353 sq. On retrouve cette référence au jus sanguinis et jus solis chez Sayad (op.cit, p. 343), lorsqu’il remarque que le Code de la nationalité arrêté par la loi du 9 janvier 1973 déclare comme automatiquement français dès leur naissance tous les enfants nés en France à compter du 1er janvier 1963, dans les familles algériennes.

52 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 360 sq.

53 Bourdieu diffère ici des analyses de Frédérick Cooper (Le colonialisme en question…, op.cit.) lorsque celui-ci affirme qu’il est faux de voir les colonisés comme une production de la France, quand celle-ci avait besoin de les représenter comme féodaux pour légitimer sa domination.

54 Sur ce point, voir Loïc Wacquant, « Following… », art. cit., pp. 393 sq .

55 Voir sur ce point notamment les analyses de Jean-Pierre Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », in Jean-Pierre Luizard (dir.), Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, pp. 89-120, voir aussi Jean-Pierre Rioux, La France coloniale sans fard ni déni, Paris, André Versaille Editeur, 2011.

56 Voir notamment Pierre Bourdieu, « Esprits d’État » (in Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1993) et « De la maison du roi à la raison d’État » (Actes de la recherche en sciences sociales, n° 118, 1997, pp. 55-68).

Approche critique et compréhensive de l’institution policière. Contribution à une analyse de l’Etat

A partir d’un texte de Fabien Jobard  (directeur de recherche au CNRS « Police et État : quel rapport? »

* Rapport compréhensif : Wil Saver (co-animateur du séminaire ETAPE, membre de l’organisation politique Alternative Libertaire)

* Rapport critique : Irène Pereira (philosophe et sociologue, sympathisante de l’organisation politique Alternative Libertaire)

 

Texte de Fabien Jobard

Police et État : quel rapport ?

Texte discuté lors de la séance du séminaire ETAPE du 24 février 2017

Par Fabien Jobard

Pour préparer la séance, je me suis permis de jeter quelques éléments de réflexion sur le papier concernant État et police, de manière malheureusement trop rapide et imprécise. Pour des raisons de clarté, je pars d’un aphorisme tiré d’une autre époque, ou en tout cas d’une certaine époque, et essaie de tirer quelques fils de réflexion.

« L’État n’est pas fasciste, mais sa police l’est déjà ».

C’est par ces mots que Jean-Paul Sartre, dans La Cause du peuple, qualifiait les rapports de la police et de l’État. On peut entendre cette affirmation de deux manières.

L’État est le monopole de la force, la police son instrument.

La première : la police est ce que l’État réussit à masquer qu’il est ; la police est le visage vrai de l’État. L’aphorisme sartrien présente en effet une tension entre les deux noms « État » et « police » : apparemment sur le même plan, chacun sujet d’une proposition, les deux termes sont en réalité ordonnés l’un à l’autre. Nous avons l’État, dans sa plénitude, son autonomie, son auto-suffisance, et nous avons sa police, ce en quoi précisément il y a contradiction ou à tout le moins tension : la partie d’un tout est fasciste, mais le tout ne l’est pas. Lever cette tension passe par l’assignation à chacun des deux noms de deux natures différentes : la police est réellement ce qu’elle se donne à voir, mais l’État est de nature trompeuse, sa nature réelle est celle que la police donne à voir. La police d’aujourd’hui annonce l’État de demain.

Dans cette acception, la police est l’instrument de l’État, son bras armé. L’État peut s’autoriser une certaine pluralité d’expressions (il peut par exemple garantir la pleine et entière liberté d’expression), mais il s’efforce dans le même temps de masquer que, comme disait Trotski à Brest-Litovsk et Max Weber après lui, il est fondé sur la force et réalise le monopole de la violence physique. Dans cette acception, réfléchir au rapport de la police à l’État ou de l’État à sa police, comme dit Sartre, c’est mettre à la lumière l’État en sa qualité de détenteur exclusif de la force, qualité qui lui confère l’assise sur laquelle il peut (se) permettre à ses assujettis la jouissance d’un certain nombre de libertés, sauf celle de remettre en cause sa prétention au monopole de la violence physique.

Si elle devait être ainsi interprétée, l’affirmation de Jean-Paul Sartre confierait aux militants anti-fascistes la tâche de combattre la police, ou le fascisme dans la police, pour mieux combattre, ou abattre, l’État. Le caractère de subordination de la police à l’État implique que la police n’est pas la cible d’un combat politique, mais seulement l’État derrière elle, cet État d’autant plus confortablement libéral qu’il laisse en son sein se développer une police dont la vraie nature est celle d’être fasciste. Le Président François Hollande ne s’y est pas trompé qui après divers épisodes d’affrontements avec les policiers (consécutifs à la mort de Rémi Fraisse le 26 octobre 2014 ou à l’interdiction de la COP21), il déclarait dans Le Monde que ces manifestations politiques n’avaient pas pour ambition de peser sur le pouvoir et d’infléchir voire de déterminer des politiques publiques mais de détruire l’État. L’inquiétude était reprise par Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur, dans un étrange entretien au quotidien Libération, la veille des attentats du 13 novembre, dans laquelle il annonçait son intention de modifier le régime de l’usage des armes à feu par les policiers (je le souligne : avant les attentats de novembre) et disait sa désapprobation de lire l’hypothèse de la consubstantialité de la police et de la violence.

Deux remarques de nature théorique sur l’État et la force, l’État et la police.

– La première consiste à revenir au texte de Weber sur le Gewaltmonopol. Max Weber ne parle pas du monopole de la violence physique, mais du monopole de la violence physique légitime et toute une tradition d’interprétation aujourd’hui (en France Catherine Colliot-Thélène) estime que ce groupe nominal (violence physique légitime, das Monopol legitimer physischer Gewaltsamkeit) désigne en quelque sorte rien d’autre que le droit ou plus précisément le pouvoir normatif. Si la violence est légitime, alors ce monopole est le monopole d’édicter les normes et de disposer des institutions qui les font respecter en toutes circonstances (« force reste à la loi »). Ce n’est donc pas seulement la police qui est en jeu ici, mais la normativité étatique.

– La seconde est offerte par les cours de Pierre Bourdieu au collège de France sur l’État, qui ont été publiés il y a quelques années (Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Raisons d’agir/Seuil, 2012). Pour Bourdieu, « L’État n’est pas un simple instrument de coercition, mais un instrument de production et de reproduction du consensus » (p. 232). Et dès le premier cours, Bourdieu met Weber sur ses pieds, comme d’autres avant lui Marx, comme un autre avant eux Hegel. Il dit ceci : « Si je devais donner une définition provisoire de ce que l’on appelle « l’État », je dirais que le secteur du champ du pouvoir, qu’on peut appeler « champ administratif » ou  » ‘champ de la fonction publique », ce secteur auquel on pense particulièrement quand on parle d’État sans plus de précision, se définit par la possession du monopole de la violence physique et symbolique légitime. J’ai fait, il y a déjà plusieurs années, une addition à la célèbre définition de Max Weber qui définit l’État comme le « monopole de la violence légitime », que je corrige en ajoutant : « monopole de la violence physique et symbolique » ; on pourrait même dire : « monopole de la violence symbolique légitime », dans la mesure où le monopole de la violence symbolique est la condition de la possession de l’exercice du monopole de la violence physique elle-même. » (p. 14). Il faut insister ici : chez Bourdieu, la violence symbolique est la condition nécessaire de félicité de la violence physique. On pourrait prolonger en disant que, au fond, un État policier est un État privé, précisément, de toute légitimité et confié à la police. C’est sous le rapport de ce qui nous intéresse aujourd’hui la forme la plus simple d’État, mais c’est aussi une forme dégénérée d’État. Car l’État, nous dit Bourdieu, suppose le consentement à la domination. Il faudra y revenir.

L’autonomie relative de la police

La seconde acception de l’aphorisme sartrien sur l’État et sa police prendrait le contre-pied de la première. Elle lit deux propositions distinctes et met un voile sur le possessif de « police ». L’État n’est pas fasciste ; la police est fasciste. Selon cette lecture, qui fait injure à la grammaire mais pas forcément à l’intention de l’auteur, la police est une institution qui jouit d’une autonomie certaine à l’égard de l’État. Certes, elle est sa police, mais a su conquérir une indépendance telle que le pronom possessif ne rend plus compte que d’un lien formel. Cette piste est prometteuse, mais particulièrement complexe. Une remarque préalable toutefois : elle a pour effet d’autonomiser l’action militante. Combattre la police fasciste devient une lutte en soi, dotée de sa raison et de ses limites. Il s’agit de prendre la police comme objet de lutte pour circonscrire la menace fasciste sur un terrain/terreau bien délimité. Un des effets secondaires de cette disposition est bien sûr une autonomie symétrique/mimétique de la lutte : la police devient un objet en soi, elle appelle des techniques propres de lutte, une division et une spécialisation de la lutte, et l’éventuel cortège de militarisation des organisations militantes qui va avec. Le prix à payer, peut-être, face à l’autonomie relative de la police.

La complexité de la proposition naît encore de ce foutu possessif « sa », qui suggère l’unité de la police (« de sa » = « de la sienne police »). L’État d’un côté, l’institution policière fasciste de l’autre. Prêter une unité à la police est une opération quelque peu audacieuse, pour des raisons organisationnelles évidentes : la police réunit des corps de métier qui dans une large mesure sont très différents les uns des autres.

Une institution, trois organisations

On peut distinguer la police du Prince, celle censée obéir au doigt et à l’œil au titulaire du pouvoir, au gouvernement, qui est la police du maintien de l’ordre (CRS, Gendarmes mobiles et tout policier placé sous l’autorité du préfet à l’occasion d’un maintien de l’ordre – y compris, donc, normalement, les policiers en civil dans et autour des manifestations) ; la police du quotidien, qui est le gros des forces de police (trois quarts voire quatre cinquième des effectifs) et qui assure une telle pluralité de missions qu’un collègue canadien aujourd’hui décédé, Jean-Paul Brodeur, disait que ce qui définit le policier, ce n’est pas qu’il emploie la force, mais qu’il est « bon à tout faire » (indétermination des tâches) ; la police de l’information, selon la typologie que Jacques de Maillard et moi avons proposé dans Sociologie de la police (Paris, Armand Colin, 2015), qui est une police qui cherche à savoir ce qui s’est passé (police judiciaire ou police criminelle, comme on dit en Allemagne ou en Angleterre) ou ce qui se passera (intelligence comme on dit en anglais, renseignement comme on dit en français). Je pose le décor organisationnel, mais je signale d’emblée qu’affirmer « L’État n’est pas fasciste, mais la police de maintien de l’ordre l’est déjà » exacerbe la tension mentionnée plus haut puisqu’il s’agit ici de la police particulière qui est celle du Prince… La tension débouche sur une contradiction intenable. « L’État n’est pas fasciste mais sa police de l’information l’est déjà » est moins évident qu’il n’y paraît : on voit mal comment une police judiciaire serait fasciste et même si l’on sait combien l’information est cruciale dans les régimes autoritaires, je ne suis pas d’accord pour affirmer que le fascisme consiste seulement en la surveillance (mes amis allemands ne partagent pas cette opinion…) : l’État autoritaire, c’est la surveillance + la violence. « L’État n’est pas fasciste, mais sa police du quotidien l’est déjà » est une affirmation un peu curieuse, mais « L’État n’est pas fasciste, mais sa police dans les quartiers l’est déjà » donne quelque gage de crédibilité, ce qui appelle plusieurs remarques.

La police comme pure instrumentalité : le maintien de l’ordre

La première est celle-ci : la question de la consubstantialité de l’État et de la police (sa police) ou au contraire de la distinction entre État et institution policière se pose différemment selon les circonstances d’emploi voire les sous-organisations policières. Si dans l’imaginaire collectif, notamment dans l’imaginaire militant, le CRS est l’incarnation d’une police autoritaire, il faut convenir que le CRS est le policier qui a pour spécificité de jouir d’une liberté d’action réduite au strict minimum – et encore : la question de la légitime défense du policier en maintien de l’ordre est une question disputée. Les épisodes durant lesquels des policiers assistent au tabassage de lycéens par d’autres jeunes au cours de diverses manifestations (projet Lang en 1999, projet Fillon en 2005, CPE en 2006…) illustre cette difficulté. Le CRS est l’incarnation de l’État en ce que l’État est défini par la force et ne dit pas grand-chose de la police, pure instrument. Au contraire, en police-secours ou police quotidienne, l’autonomie des agents et surtout des multiples brigades qui forment la police est considérable, et si une vraie nature de la police devrait s’exprimer, ce serait sur ce terrain. Mais alors l’État ne serait plus immédiatement en cause : pour le coup, la police pourrait être d’une nature particulière, l’État d’une autre.

La police et les policiers

Un exemple : l’affaire Théo. Lorsque le policier torture un jeune homme sur la voie publique, par pénétration anale au moyen de sa matraque télescopique, qui agit ? L’État ? Le policier ? La police ? La brigade à laquelle le policier appartient ? La police d’Aulnay-sous-Bois ? On voit l’avantage à mettre en cause le policier individuel comme l’ont fait les politiques, le président de la République en tête : la police est une institution aimée des Français, il ne faut pas qu’elle soit salie par tel ou tel agent individuel. Cette position exprime la doctrine du fruit pourri ou du rotten apple aux USA, par laquelle l’institution policière se défait de toute responsabilité. La pluralité policière est alors un moyen de soustraire l’institution à la responsabilité. Bien sûr, l’acte du policier est imputable à d’autres facteurs qu’à sa seule volonté libre, et notamment aux facteurs qui ont permis la création des BST (brigades spécialisées de terrain) en 2010, isolats virilistes au sein d’une institution policière plus large et plus diversifiée.

La ville et l’État

Deuxième remarque sur l’autonomie de la police par rapport à l’État. On qualifie souvent, notamment en France, la police d’institution « régalienne ». Mais cette qualification est en réalité une déformation idéologique jacobine (on dit aujourd’hui : « républicaine »). Car la police est une institution non pas étatique (comme l’est la justice), mais urbaine. Ce sont les villes qui se sont dotées de polices, non pas les États. Dans certains pays comme l’Angleterre, les élites bourgeoises se sont même défendues de toute force pour contrer tout projet de création de forces de police centrales et ont tenu à garder leurs prérogatives en matière de sécurité. C’est que, en effet, la police n’a pas pour premier objet la défense de l’État, mais la défense de l’ordre public, c’est à dire du bon ordre, des bonnes mœurs et de la tranquillité publique. L’ordre public est-il un ordre étatique ? C’est contestable. L’un des premiers sociologues de la police, qui est aussi l’un des pères de la sociologie de la question raciale, Michael Banton, avait montré, en comparant les polices d’Ecosse et des États-Unis, que les styles de police sont extrêmement différents d’un pays à l’autre, et d’une ville à l’autre. D’autres après lui, comme David Bayley de pays à pays ou James Q. Wilson de ville américaine en ville américaine, ont montré que la police reflète dans sa pratique même moins l’État que la population locale ou, pour être précis, et cette précision fait une différence considérable : la pratique policière reflète l’attente des élites urbaines locales. L’exacerbation de cet état de fait est offerte par la situation dans laquelle un État central (l’État américain à Washington) aspire à civiliser ses polices les plus violentes et les plus racistes, comme les polices des comtés des États du sud des USA, et échoue. Dans cette perspective, la police est une institution locale, ancrée dans les rapports de forces locaux, plus qu’elle est une émanation de l’État central.

L’ordre social

Dans cette perspective, la police est une institution sociale plus qu’une institution politique. « Social » serait ici entendu en deux sens : la police est une institution sise sur la frontière entre les classes sociales et contribue à conserver les rapports de classe au sein des villes, elle est une institution qui relève de la lutte des classes plus que de l’ordre politique ; la police est une institution ancrée dans la société ou à tout le moins dans sa société locale, institution urbaine et institution de l’urbain par excellence, entretenant à l’État un rapport soit très spécialisé (la police du maintien de l’ordre), soit de pure fonctionnalité (les policiers sont en France des agents de l’État – mais ils sont en Allemagne des agents du Land, aux USA des agents municipaux). Regardons ainsi la forme que prend l’installation du « gardien de la paix », la police de Napoléon III, à Belleville dans les années 1860 : « Les agents prennent leurs repas chez un restaurateur, jouent aux cartes avec les habitués, participent aux micro-réseaux de crédit. Beaucoup pratiquent également une polyactivité (confection de sacs, de bijoux…), mobilisant alors un autre type d’identité sociale […]. Il semble qu’ils se marient assez facilement dans le quartier, manifestant alors leur pleine intégration. Constamment définis comme policiers, ils sont donc en même temps des personnages frontières » (Quentin Deluermoz, « Présence d’État. Police et société à Paris (1854-1880) »,  Annales HSS, 2009/2, vol. 64, p. 451, https://www.cairn.info/revue-annales-2009-2-page-435.htm). Les agents baignent dans la société, tout en se maintenant du bon côté des barrières sociales. L’État est loin de leurs préoccupations, mais la demande sociale locale leur est proche. En ce sens, la police gouverne bien par le consentement préalable des habitants, comme le souligne Pierre Bourdieu, tout en sachant que d’autres mécanismes (économiques et scolaires, notamment, migratoires aussi) perpétuent les inégalités d’accès à la notabilité urbaine, les inégalités d’accès au pouvoir dans la ville. La police, en ce sens, est un agent qui renforce et perpétue la conservation sociale.

L’ordre public

Troisième remarque : les policiers sont des agents de l’espace public, de la voie publique. Soit l’espace privé leur est soustrait (on pense ici notamment à la délinquance économique et financière, la seule qui soit à même peut-être d’ébranler les structures de l’État), soit ils répugnent à y entrer (on pense ici aux violences intra-familiales, notamment violences entre époux). Sur la voie publique, les policiers exercent une mission constante : assurer la tranquille circulation des personnes et des biens (de la Maréchaussée, instituée pour protéger les voies commerciales, à la police de la route, la seule qui confronte véritablement le policier à la bourgeoisie – haute bourgeoisie, à l’introduction du Code de la route, toutes classes sociales avec la massification du véhicule individuel), faire respecter le partage entre nuit et jour (le tapage est une préoccupation constante, de même que tout ce qui relève de la police des débits de boisson), l’urbanité (la décence publique, les bonnes mœurs, l’alcool et les stupéfiants) et enfin le respect de l’ordre territorial local (la cité/le centre-ville ; la banlieue/la ville-centre). A la police échoit de marquer et rappeler les séparations entre groupes sociaux et leur bon ordonnancement dans l’espace urbain, comme les montrent les stratégies des contrôles d’identité dits « préventifs » et leurs effets (les jeunes banlieusards, peu importe leur couleur de peau, sont contrôlés lorsqu’ils franchissent les limites de leur ville). En ce sens, la police est l’institution en charge de l’ordre public, qui est avant tout un ordre urbain, ainsi social, sexuel et racial.

Cet ordre que la police protège est-il l’ordre étatique ? Quel lien entretient l’ordre public à l’État ? Notre vue française de l’ordre politique, jacobine et autoritariste, impute au pouvoir étatique beaucoup de ce qui relève en réalité de la polis locale. La police dans nos cités européennes est l’héritière de la milice bourgeoise (le posse anglais) et est instituée avant tout à l’avantage des titulaires du pouvoir local et de leurs soutiens (les commerçants, les notables, les électeurs de centre-ville). Si l’État est le détenteur du monopole de la violence symbolique, celle-ci est assise sur tout un ensemble de mécanismes qui éloignent diverses catégories du pouvoir urbain. Le consentement sur lequel repose la police est celui des catégories qui ont tout à gagner de l’édification de l’ordre urbain ou de l’ordre public tel qu’il se présente aujourd’hui : une répartition spatiale bien ordonnée des richesses et des patrimoines, une appropriation de l’expression électorale par les titulaires des capitaux économiques et scolaires, le maintien des exclus à la périphérie des villes ou dans certains quartiers particuliers, le respect des convenances et des assignations dans les usages des espaces publics. Utile en ce sens à la conservation de l’emprise de l’État sur les existences quotidiennes, la police n’en est pas, et de loin, l’instrument essentiel.

Fabien Jobard est directeur de recherches au CNRS en science politique ; auteur notamment, avec Jacques de Maillard, de Sociologie de la police. Politiques, Organisations, réformes (Armand Colin, 2015) et il a coordonné, avec Jérémie Gauthier, le livre collectif Police : questions sensibles (PUF, collection « La Vie des idées », 2018)

Texte de Charles Macdonald

Quelques réflexions sur l’État

Remarques à la suite de la séance du séminaire ETAPE du 24 février 2017 sur la police

Par Charles Macdonald

Sur la suggestion de Philippe Corcuff, après la séance sur l’État et la police –à partir du texte de Fabien Jobard et de la discussion qui a suivi—je fais part de quelques remarques. Celles-ci n’ont, je pense, rien de vraiment original mais offrent un cadre de réflexion peut-être utile aux discussions de notre groupe.

L’État : deux phénomènes

Tout d’abord, l’État. Á mon sens, l’État recouvre deux phénomènes qu’on a parfois du mal à séparer.

D’une part, l’État est quelque chose de tout à fait réel et concret, un ensemble d’institutions, de corps, d’organisations qui règlent la vie des membres de la société dans presque tous les aspects de leur existence et de leurs activités. Ces institutions, corps, etc. opèrent sur la base de textes écrits (constitution, lois, réglementations, codes, décrets). Tout cela, ces institutions avec leur personnel, leur hiérarchie, leur bureaucratie, leurs codes, sont des choses réelles, matérielles, concrètes. L’État est aussi une machine compliquée qui n’a pas un seul mais plusieurs centres de décision souvent en contradiction entre eux.

D’autre part, l’ensemble de ce dispositif, dans toutes ses parties, suppose un principe de souveraineté. Celle-ci est un phénomène de représentation, c’est une réalité mentale, abstraite, une fiction, un imaginaire. Mais cette fiction est douée d’un pouvoir psychologiquement contraignant qui ne réside pas dans la force exercée par l’appareil concret de l’État, mais dans l’intériorisation par les agents de sa nécessité, de sa force morale et hégémonique. Elle domine l’intériorité des acteurs. C’est une force morale agissante qui détermine leurs actions. Elle permet leur obéissance.

Ainsi en va-t-il, par exemple, de la justice et du droit. L’État concret a un ministère de la justice, un Garde des Sceaux, des tribunaux, des juges, une bureaucratie, des codes (civil, pénal, du travail, etc.). Tout cela est réel et concret, matériel, s’appuie sur la force physique, est acté par des personnes concrètes et par des statuts définis dans les textes (lois, codes, règles, décrets). Mais tout cela ne peut exister sans une définition du juste et de l’injuste, du légitime et de l’illégitime, de ce qui est permis et de ce qui est interdit, de ce qui doit être puni et comment. Le juste, le droit, le permis, le légitime – et leurs contraires – à quoi renvoient toutes ces définitions écrites et tout l’appareil qui en effectue l’application, renvoient à leur tour à autre chose qu’eux-mêmes, à une idée du Juste ultime et du Droit ultime qui sont des représentations de « réalités » transcendantes (c’est-à-dire abstraites, éternelles, universelles, extérieures aux consciences individuelles et douées d’un pouvoir de contrainte dans les consciences). Le juste et l’injuste sont définis par ceux qui, au parlement, au Conseil d’État, dans les ministères et les cours de justice ont la légitimité pour le faire et cette légitimité est celle dont l’État est le seul dispensateur. Le ministère de la justice est donc le représentant sur terre de la Justice. C’est une entité concrète qui réalise une abstraction pure. L’État est ainsi le représentant sur terre de la transcendance. Il est souverain.

Double fiction, double aliénation

Si le ministère de la justice est le représentant sur terre de la Justice (abstraite, transcendante, divine) telle que définie par l’État et ses instances, de quoi l’État est-il le représentant ? Il renvoie à quoi exactement ? D’où vient sa souveraineté ? On ne sait pas au juste. Je trouve personnellement cette situation assez comique. Prenez les candidats à la présidentielle. Quel dieu invoquent-ils ? Les uns la République, les autres le Peuple, d’autres la Nation, la Patrie, la France, d’autres encore la Démocratie, la Communauté Nationale, les Citoyens. Ce sont des notions abstraites, non exactement définissables, ou alors des entités collectives floues. Leur problème est celui de la souveraineté et de ce qui la fonde. Ils veulent un ordre mais qu’est-ce qui fonde cet ordre et le légitime ? La souveraineté de l’État est-elle fondée sur le Peuple, la Démocratie, la République, la Nation, les Citoyens, tout cela à la fois ou un peu de chaque ? Impossible de le savoir parce que, dans ce jeu de miroirs en abîme, on n’arrive jamais à faire correspondre une réalité concrète (les agents concrets de la société, leurs activités, leur existence de personnes vivantes, leurs intérêts, leurs besoins particuliers) avec la fiction hégémonique de l’abstraction étatique. Nos politiciens s’épuisent dans cet exercice de pure quadrature du cercle. Que la réalité concrète de la société et que la souveraineté transcendante de l’État puissent coïncider exactement est le vœu le plus cher de tous les gouvernants. Mais c’est une duperie.

Cette supercherie s’accompagne d’une autre qui lui est organiquement et logiquement liée. Celle de la personne et du citoyen. Les agents de la société sont d’abord des personnes concrètes, singulières, irréductibles les unes aux autres, douées d’autonomie, souveraines en elles-mêmes. Pour qu’une souveraineté extérieure, transcendante, puisse s’appliquer aux personnes autonomes (qui ne relèvent pas d’un droit extérieur à elles-mêmes mais qui sont souveraines en elles-mêmes et pour elles-mêmes) il faut que ces personnes soient définies comme des entités abstraites, substituables les unes aux autres, non autonomes, soumises aux valeurs transcendantes qui légitiment l’État. Il faut faire abstraction des personnes et les remplacer par des citoyens. Il faut que la personne perde sa souveraineté et soit réduite au statut d’agent soumis à une souveraineté extérieure à elle-même. La souveraineté de l’État ne peut s’exercer complètement et absolument que sur la fiction du citoyen. La transformation de la personne en citoyen est la condition nécessaire pour que puisse s’appliquer la souveraineté transcendante (abstraite, fictive, représentationnelle) de l’État. La réduction de la personne autonome en un sujet abstrait hétéronome est la condition d’aliénation dans laquelle nous vivons. Ainsi, par exemple, la personne concrète peut vouloir se faire justice, mais le citoyen ne peut pas le faire, n’est pas autorisé à le vouloir. Le juge, le tribunal, le policier font justice à sa place, en son nom de citoyen abstrait.

Il y a donc une double fiction : la souveraineté transcendante de l’État et la réduction de la personne au statut de citoyen, et parallèlement une double réalité : l’appareil concret de l’État et la réalité existentielle de la personne vivante et des collectifs de personnes. Les agents sociaux sont ainsi doublement aliénés (« aliéné = fait autre que soi ») dans leur identité et dans leur action. Mais tout cela se passe dans une sorte de brouillard conceptuel. Parce que l’État est aussi une chose concrète, que chacun est aussi citoyen, on en arrive à croire que l’abstraction de l’État et du citoyen sont aussi des choses concrètes, bien réelles, incontestables, fondées en vérité, justes, indispensables. Parce que la justice d’État peut aussi être conforme à un sens concret de la justice (quand elle punit un crime odieux par exemple), on arrive à croire que l’État est effectivement détenteur de la justice et qu’il agit en fonction d’une démarche automatiquement souhaitable et rationnelle. On parle de contrat social. Mais ceux qui sont liés par ce soi-disant contrat (qu’ils n’ont pas signé, mais qui a été promulgué et signé par d’autres) ne sont pas des personnes mais des agents abstraits.

La police et l’État

La police, quant à elle, est d’abord un élément tout à fait concret et réel de l’appareil de l’État. Elle est formée de corps armés qui obéissent aux ordres de la justice et de l’exécutif. C’est, notons-le, une institution qui fait usage de la force, de la violence physique. La police n’est en rien différente de l’armée dans son principe. La police est l’armée qui défend l’État (les citoyens, le droit, la collectivité, etc.) contre l’ennemi intérieur, l’armée est la police qui le défend contre l’ennemi extérieur. Qu’un corps armé puisse être l’un ou l’autre, la preuve en est apportée par le statut de la gendarmerie, par exemple, dépendant à un moment du ministère des armées et à un autre du ministère de l’intérieur. Le policier quant à lui est tout à la fois un agent de l’appareil concret de l’État et un représentant de l’ordre transcendant (de la justice, dans un cas, de la Nation dans un autre). Il n’est pas différent en cela du magistrat ou du juge. Il représente l’État dans sa personne, mais il représente aussi et de façon prédominante l’appareil concret de l’État dans son action physique – la force armée – sur les citoyens.

En résumé, je ne vois aucune difficulté à lier la police à l’État en tant que celui-ci est un appareil concret et que celle-là en est un simple organe, un rouage de la machine. Mais derrière la police, l’État, le Citoyen, il y a une fiction qui justifie, autorise, permet et valide leur existence d’agents abstraits. Cette fiction à laquelle on croit, à laquelle on attribue une réalité et une force contraignante est un piège, une arnaque idéologique. L’État a besoin de citoyens obéissants, d’agents soumis par définition. Le paradoxe est que, lorsque le citoyen se substitue à la personne, il est dans une position de soumis et accepte sa condition de soumis. Ce n’est pas du tout de la violence symbolique, c’est de l’inertie symbolique. Ce qui est violent, c’est le refus de l’ordre.

Et l’anarchiste ?

Ainsi, pour moi, l’anarchiste, le libertaire, est quelqu’un qui refuse la transcendance, qui conteste l’ordre, qui revendique son autonomie, qui ne se pense pas comme citoyen soumis à l’État, mais comme une personne singulière, un agent lié à d’autres par la solidarité, par l’interaction, par l’entraide, par les liens de personne à personne, qui se pense comme un agent mutualiste qui dépend du bien commun et qui agit pour le bien commun, et non pour des fictions transcendantistes qui le néantisent, qui lui dénient la faculté de se déterminer, de choisir son destin. L’anarchisme vise à remplacer l’État par la communauté vivante des personnes.

Charles Macdonald est anthropologue, directeur de recherche honoraire au CNRS. Il est notamment l’auteur de L’ordre contre l’Harmonie. Anthropologie de l’anarchie (Paris, Editions Petra, 2018, https://www.editionspetra.fr/livres/lordre-contre-lharmonie-anthropologie-de-lanarchie). Il a participé au livre collectif Anarchic Solidarity. Autonomy, Equality, and Fellowship in Southern Asia, Thomas Gibson and Kenneth Sillander (eds.), New Haven, Yale University Southeast Asia Studies, 2011 (voir http://cseas.yale.edu/anarchic-solidarity).

Arts, cultures, spiritualités : enjeux libertaires

Séminaire du 29 juin 2018

Autour d’un texte de Jérôme Alexandre (théologien catholique de sensibilité libertaire, co-auteur avec Bernard Marcadé de L’urgence de l’art, Parole et Silence, 2015, et avec Alain Cugno de Art, foi, politique : un même acte, Hermann, 2017)

Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel

Rapporteur « critique » : Philippe Corcuff

Texte de Jérôme Alexandre

La corrélation entre art, spiritualité et politique va de soi quand on saisit l’art et la spiritualité comme actes relevant du plus vif de la relation à l’altérité. La politique étant ce qui régit la possibilité d’une juste réciprocité de la relation du soi-même aux autres, l’expression artistique et l’expression spirituelle en sont un stimulant essentiel. Seule la conception libertaire de la culture et de la politique, en ce qu’elle porte l’inconnu de l’altérité au cœur de ce qui la mobilise, serait à même de le montrer.

Trop souvent la réflexion politique, parée du concept vertueux de « science », méconnaît le présupposé qui la motive. Ce présupposé n’est pas interrogé car il est considéré comme étant la définition même du politique, à savoir ce qui concerne la vie collective, ce qui l’organise, par opposition au domaine strictement privé. Si la fonction première de la « science politique » est précisément de veiller à la bonne articulation du privé et du public, ou encore de l’individuel et du commun, c’est sur un a priori de différentiation stricte du commun et de l’individuel que tout repose. L’individu peut certes vouloir être respecté, protégé, et même servi par le commun, mais dans tous les cas, l’individualité de l’individu n’intéresse pas la science politique.

En raison du même présupposé non vu, la politique est aussi ce qui tente de penser le commun en termes d’objectivité, celle-ci marquant la garantie de la stabilité, de la paix sociale. Ce qui est objectif, c’est la reconnaissance partagée du même objet comme valant au-delà de l’accord des subjectivités. L’objectivité s’impose par elle-même, comme si ceux qui en décident abandonnaient leur droit d’en décider autrement ou à nouveau. L’objectivité est en somme un gouvernement de droit divin. Elle fait autorité au-delà de ceux qui en décident. Elle révèle comme tombée du ciel de la vérité l’intangibilité de tel ou tel ordre social plus qu’elle ne le garantit. Quand un individu ne comprend pas spontanément l’ordre collectif, on le lui apprend, et c’est tout le travail de l’éducation publique. Quand un individu ne se souvient pas ou ne veut plus se souvenir de l’ordre qu’il est pourtant sensé avoir appris à reconnaître, l’objectivité se charge de le lui rappeler, au besoin en le punissant, en le tenant pour défaillant, en lui imposant de se soigner. En France, une centaine de millier de personnes sont internées en hôpital psychiatrique sans leur consentement. Beaucoup souhaitent sortir. Les juges des libertés n’accordent que peu de libérations (comme l’a documenté le récent film de Raymond Depardon, 12 jours)

Ce fonctionnement insidieux de l’autorité publique qui finalement dépossède l’individu de sa souveraineté au nom du bien objectif (pour lequel toujours le bien de chacun est aligné sur l’idée du bien de tous), laisse le domaine privé hors de portée du politique, mais en le cantonnant dans un espace évidemment très limité. Il est le fait de toutes les théories politiques au caractère idéologique marqué. Le terme « idéologie » exprime précisément le primat de l’objectivité appréhendée comme telle, portée par la logique de l’idée, sur les subjectivités. Idéologique veut dire nécessairement domination de l’idée sur la réalité, qu’il s’agisse en politique du libéralisme ou des formes nombreuses de socialisme étatique.

Bien qu’il puisse être lui aussi idéologique, c’est-à-dire ne pas échapper à l’impensé de sa propre autorité, l’anarchisme semble être l’une des rares propositions politiques à prendre en charge comme question ouverte et non comme réponse idéologisée la distinction du commun et de l’individuel. Dès l’origine, dans une pensée comme celle de P-J. Proudhon, le souci du bien commun et du bien individuel ne se traduit pas en termes de distinction et de règles de cohabitation d’un espace public et d’un espace privé, chacun se définissant par sa démarcation ontologique avec l’autre. La question politique de Proudhon n’est pas comment le commun préserve l’individuel et réciproquement, mais comment le bien de l’un est dans un rapport naturel au bien de l’autre. C’est par exemple tout le sens de la différence entre la propriété et la possession ou l’usage. La première tient pour unique et absolu le droit pour l’individu de disposer de la chose, il produit ce faisant une « abstraction, une métaphore, une fiction1 », tandis que la seconde diversifie et relativise ce droit en montrant qu’il suppose d’emblée une relation de l’acte individuel de disposer au reste de la société. Quand Proudhon dit de la propriété qu’elle est une fiction, il pointe l’arbitraire idéologique, l’autorité d’une abstraction, qui prévaut dans ce supposé droit. Il fonde en revanche sa réflexion sur le sens de la possession en partant de l’observation de la réalité. La nature subsiste dans l’usage et s’y laisse voir ; elle est visiblement contredite quand s’applique un droit fictif. La référence à la nature, en dépit de son caractère daté, est plus intéressante qu’il n’y paraît (on a tort de l’opposer à la culture). Elle dit cette fois l’autorité de la réalité, sa primauté sur l’idée.

En centrant la réflexion sur le présupposé impensé du politique qu’est sa délimitation à l’espace collectif, dans l’indifférence portée aux affaires de l’intimité individuelle, et en interrogeant par cette approche la conception libertaire, nous allons voir assez facilement apparaître deux terrains particuliers, où elle peut éprouver sa pertinence : 1) le terrain artistique, celui de la création d’objets à la fois inutiles et pourtant omniprésents dans la vie sociale ; 2) le terrain spirituel ou religieux, exercice proprement individuel, dont l’expression cependant est largement collective. Ces deux sujets seront vus successivement, pour la clarté de l’exposé. En réalité, ils se rejoignent, ce dont rendra compte l’examen d’un troisième sujet dont on pourrait penser qu’il n’est que collectif : la culture, les cultures. Si quelque chose se joue entre le singulier qu’est telle culture et le pluriel, la diversité et la coexistence des cultures, alors c’est que le concept de culture, éclaire lui aussi la problématique unique de notre réflexion présente.

On fera droit ici au programme paradoxal du § 89 des Recherches philosophiques de Ludwig Wittgenstein : « Ce que nous voulons comprendre est quelque chose de déjà pleinement manifeste2. » La question se pose à lui de savoir comment quelque chose de pleinement manifeste peut demeurer ou devenir un motif de compréhension. Pour illustrer cette contradiction, il reprend l’interrogation célèbre de saint Augustin qui écrit à propos du temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si je veux l’expliquer à qui me le demande, je ne le sais pas3. »

Mon hypothèse est que les arts, les spiritualités, les cultures sont de l’ordre du « pleinement manifeste ». Ils relèvent du spontané et du plus intime des sociétés humaines, et n’ont pas à s’en expliquer. Leur force tient à ce que nous ne savons ni ce qu’ils sont ni où ils vont. Ils sont pour cette raison des lieux privilégiés où devrait s’interroger la politique pour y trouver les ressorts de ses jugements et de ses propositions. A partir de cette hypothèse je déduis, d’une manière simplement logique, que seule la voie libertaire peut réellement satisfaire le bien politique, sans lequel d’ailleurs les arts, les spiritualités, les cultures ne peuvent manifester que l’angoisse de leur asphyxie.

Arts

Les pratiques artistiques, cela va de soi, relèvent à la fois de l’individuel et du commun. De l’individuel, puisqu’elles sont l’expression de chaque individu qui entre dans la démarche artistique, dont le principe est précisément de ne pas taire le vécu individuel. Du commun, puisqu’elles sont expression, sortie hors de soi. Exprimer quelque chose, c’est toujours risquer l’acte d’adresser, de porter ce que l’ont fait sur la place publique, de pro-poser. Il s’agit d’un risque, car les autres qui reçoivent l’adresse artistique, en deviennent nécessairement eux aussi les acteurs, les responsables. Il est impossible d’être indifférent devant l’œuvre d’art qui se montre, ne serait-ce que parce qu’elle pose la question du pouvoir d’un individu particulier d’entrer par son expression dans le champ du commun. Il ne suffit évidemment pas de décréter que chacun a droit de s’exprimer pour que la question soit d’emblée évacuée. C’est ce que fait pourtant une pseudo-conception démocratique, tout-à-fait hypocrite, tant est patente la contradiction entre la générosité affichée de l’ouverture à tous et la négation effective du pouvoir agissant de l’acte artistique, dont on comprend vite qu’elle est la condition nécessaire pour clamer à peu de frais l’ouverture à tous. « Vous pouvez tous vous exprimer, à condition qu’il soit bien convenu entre nous que votre expression n’a aucune importance, qu’elle n’entraînera aucun risque de sortie de la communauté hors de son identité, qu’elle sera une mais dans une pluralité neutre, qu’elle ne changera rien aux règles de la vie commune ». Il faudrait ici entreprendre une critique du traitement des pratiques artistiques au nom du « bien commun » que serait l’art dans nos sociétés démocratiques. On verrait clairement que la véritable ambition des pouvoirs publics n’est pas de servir les arts et les artistes, pas davantage de servir le bien de tous par l’usage des arts, mais de neutraliser le plus possible la subversion inhérente aux arts, de vider leur pouvoir naturellement subversif, en leur conférant une valeur symbolique parfaitement abstraite, entièrement détachée de la réalité vécue.

L’expression artistique est individuelle, elle manifeste l’individualité, mais elle procède du commun pour revenir au commun. Ce qu’elle exprime n’est peut-être d’ailleurs rien d’autre que le trouble qu’est cette interdépendance. Lors d’une émission récente, une journaliste demande à l’acteur Vincent Cassel sa définition de l’art. Celui-ci répond : « c’est d’arriver à rendre compte de l’émotion d’un instant4 ». Tout me semble intéressant dans cette définition banale et d’abord qu’elle semble être le reflet authentique de l’expérience de l’acteur. L’émotion, en principe n’est pas un état qui dure. Elle se tient plutôt dans l’ordre de l’événement, du choc, de l’irruption soudaine et forte d’un quelque chose jusque-là ignoré et qui déstabilise l’état psychique, le provoque. L’émotion peut être une douleur ou une jouissance, parfois elle est les deux ensemble, ou tour à tour l’une puis l’autre. L’instant de l’émotion peut se voir comme l’envahissement dans les zones les plus profondes de la conscience – ce que l’on désigne par ‘sensibilité’ – d’un état du monde qui se fait soudainement très attirant ou très menaçant. Cette perception sensible est aussitôt ressaisie par l’esprit dans une mise à distance salutaire. On parle alors de représentation, de vision. Passer de la réception esthétique passive à la traduction en vision artistique puis en proposition extériorisée, tangible, tel est ce que Vincent Cassel désigne par l’expression ‘arriver à rendre compte’. Les mots ‘rendre compte’ m’intéressent parce qu’ils disent de l’acte artistique sa capacité à parler le langage commun. La réponse à l’émotion, sa mémoire assumée, par la distance du jeu artistique, n’est rien d’autre que la traduction de la subjectivité en termes de vérité. Si, comme l’écrit Gadamer, « celui qui joue éprouve le jeu comme une réalité qui le dépasse (…) si c’est seulement dans le spectateur que (l’œuvre d’art) parvient à la plénitude de son sens5 », alors ce dont il s’agit dans l’acte artistique est bien un contenu de vérité, un ‘rendre compte’ entraînant l’autre non pas dans le monde de la subjectivité fermée de l’artiste, dans la gratuité plus ou moins signifiante et insignifiante de son jeu, mais dans celui de l’appel du monde commun au réveil commun, à l’attention partagée quant à l’inévidence du monde6. Une proposition artistique est toujours un ‘rendre compte’ de la vérité du monde, en tant qu’elle questionne la communauté des hommes, en tant qu’elle fait brèche dans l’ordre indifférent du monde.

C’est ici que s’éclaire la dimension intrinsèquement politique de l’art, et, pour le dire d’une seule idée, sa puissance libératrice. Dans la saisie rejouée du monde comme inévidence, l’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme, comme être dont la conscience qu’il a de lui-même se tient entièrement dans l’intrication totale du moi et du nous : le fondement sans fond du moi est de l’autre. Cette intrication est uniquement dynamique, c’est-à-dire, épreuve de souffrance et de jouissance. Elle peut se taire et s’oublier elle-même dans la projection d’une image de soi et de la société articulés dans la stabilité des droits et des devoirs. C’est alors au prix de sa vérité, de la vraie configuration du désir de chaque moi, qui est au contraire de ne jamais se stabiliser sinon quand il disparaît.

L’art exprime la tension du désir, qui reflète celle existant nécessairement entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société. Il faudrait plutôt dire que seul l’art exprime véritablement cette tension et que cette expression est indispensable à ce que la société peut permettre de meilleur pour chaque individualité. Seul l’art exprime cette tension parce qu’il rejoue ouvertement le monde comme question. Répondre à la question du monde par des savoirs objectivants (la science), par des programmes gestionnaires ou des rêves idéologiques (l’offre politique habituelle), revient à méconnaître cette question, sans doute par intuition, aussitôt refoulée, du danger qu’elle représente. Ce danger c’est l’émotion, la prise au sérieux de la souffrance et de la jouissance comme exprimant la vérité d’un monde qui ne se donne pas comme quelque chose, mais comme nous-mêmes tout ensemble individus irréductibles dans leur individualité, et communauté toujours parfaitement incertaine de ce qui la constitue. La communauté ne signifie pas l’addition d’individus mais le tissu complexe des relations interindividuelles, dont la source, le foyer et l’horizon sont le commun, pas un commun neutre, par conséquent. Ce que la politique peut permettre de meilleur est d’assumer sans détour cette tension. Elle le peut à partir du moment où non seulement elle reconnaît la valeur de vérité de l’art (et où elle permet en conséquence une réception esthétique du monde), mais surtout dès lors qu’elle reçoit positivement le risque de bouleversement qu’apporte son expression.

Mais qu’est-ce qu’une réception esthétique du monde et en quoi appelle-t-elle un positionnement politique ? Je voudrais suggérer une idée principale en réponse à cette question. Aux difficultés de l’existence humaine, qu’elles soient d’ordre matériel, psychologique, ou politique, les hommes répondent habituellement par des éléments d’analyse et des préconisations purement conceptuels. L’action sur les réalités n’est elle-même comprise que comme l’application seconde de ce qui est d’abord conceptualisé. Cette démarche, qui se prévaut d’une supposée capacité de maîtrise de l’esprit sur le réel, fait l’impasse sur la manière dont la vie habite le monde, sur la manière aussi dont l’esprit participe de la vie. L’esprit, fier de sa distance critique vis-à-vis du monde, ne perçoit plus dans son ambition de maîtrise, sa dépendance foncière, sa soumission formelle à la vie, une vie dont il ne peut rien savoir puisque sa manière de savoir n’est qu’un décalque de la manière d’être du monde. Dans sa maîtrise supposée des problèmes de l’homme, l’esprit produit des réponses morales, psychologiques, économiques, politiques. Tandis que seule l’écoute de la manière d’être du monde, c’est-à-dire seule la réception esthétique, peut inviter à correspondre à cette manière d’être, à traiter des problèmes non comme des entités objectives, frontalement analysables, mais comme des manières de vivre auxquelles nous appartenons que nous le voulions ou non, et en lesquelles seulement nous pouvons exercer nos libertés.

En résumé, à la question du monde, au monde comme question, ne peut être offert comme réponse une sortie de la question, mais doit être proposée une manière de vivre la question. Wittgenstein, dans un passage des Remarques mêlées le dit dans les mêmes termes : « La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème7. » Cette pensée, loin d’être une parade désinvolte par l’oubli volontaire du problème, situe exactement l’enjeu du changement d’attitude que représente la position esthétique : il s’agit d’abord et seulement d’assumer de l’intérieur la question, de la penser dans l’expérience en la vivant et non soi-disant à partir d’elle, en s’en abstrayant. Comprendre le monde ne saurait être l’affaire de l’intellect, qui ne peut agir que dans la maladresse du différé, mais de la sensibilité qui d’emblée est agissante, adaptée dans sa manière d’agir au dépassement de la fausse distinction de la théorie politique et de l’action politique. A cette dialectique et ses impasses, une visée esthétique oppose le vécu politique comme tel, c’est-à-dire la vie relationnelle.

Cette vie relationnelle, quand elle est vécue dans une manière esthétique de vivre, donne toute sa place à la créativité sensible. J’appelle ‘créativité sensible’ ce qui donne la parole chez chaque individu au regard singulier sur le monde, sur ses énigmes, sur ses potentialités infinies, pour sans cesse susciter et autoriser l’imagination et la création. La créativité sensible met en scène ouvertement les différences individuelles, comme autant de rappels vifs de la fragilité, de la violence possible, et de la jouissance jamais épuisée qu’offre le monde. La différence qu’est l’autre (le monde, l’autre homme) est toujours une violence. Cette violence peut être destructrice. A moins qu’elle ne soit reçue comme l’est la violence de l’œuvre d’art : une provocation à transgresser soi-même l’interdit de la différence, en la produisant soi-même, autrement dit en créant. Il ne s’agit plus alors de surmonter la violence par un effort moral, par un redoublement de contrainte en somme, mais d’en convertir l’énergie en la rejouant.

Le mode esthétique de la vie relationnelle vise naturellement à remplacer l’autorité impersonnelle des normes, des valeurs, des lois, par l’attention féconde de chacun à la portée commune des incertitudes, des fragilités, des différences. L’impersonnalité des vérités produites par les théories politiques, leur abstraction, leur nécessité formelle, n’ont plus gain de cause dans une société ou les individus sont devenus simplement attentifs à la sollicitation concrète permanente de l’altérité. Ce point ouvre un autre espace de réflexion, celui de cette réalité sociale où se composent en tissu serré le singulier et le commun, et tout autant l’esthétique et l’éthique : l’espace des spiritualités et vécus religieux.

Spiritualités

Où commence et où s’arrête le domaine des spiritualités ? Chacun, même non religieux, n’est-il pas habité par un ensemble de croyances, de réflexes mentaux, par un imaginaire formé depuis l’enfance, qui lui donnent d’occuper en esprit un espace et une mémoire bien plus étendus que ce qui forme l’environnement immédiat de sa conscience utile ? Admettons cependant qu’on entende par spiritualité le religieux, c’est-à-dire la référence et le sentiment d’appartenance à un monde dont l’un des traits essentiels est qu’il obéit à un sens, qu’il se présente comme une élucidation plus ou moins rationnelle et plus ou moins mythique des questions difficiles que se pose l’esprit, en termes le plus souvent d’origine et de fin.

Les spiritualités et croyances, sont-elles un comblement de l’incertitude par de la certitude ? Une réponse à l’angoisse du vide par une plénitude de sens désirée, imaginée puis possédée ? Ne sont-elles pas plutôt, elles aussi, une manière de vivre en assumant ce que Michel de Certeau appelait avec malice « la faiblesse de croire » ? « Peut-être, écrivait-il en clôture du livre qui porte ce titre, une théorie ou une pratique devient-elle chrétienne lorsque, dans la force d’une lucidité et d’une compétence, entre comme une danseuse le risque de s’exposer à l’extériorité, ou la docilité à l’étrangeté qui survient, ou la grâce de faire place, c’est-à-dire de croire, à l’autre8. » De la spiritualité, quelle qu’elle soit, on pensera qu’elle est soit une réponse raisonnable aux « questions difficiles », soit le repli dans le secret de l’intériorité, une démarche et une expérience entièrement subjectives, permises par une liberté qui ne devrait gêner personne puisqu’elle ne concerne que le soi intime. Certeau parle à l’inverse de « s’exposer à l’extériorité ». Ce mouvement n’est pas celui de l’intériorité s’extériorisant, mais la survenue d’une « danseuse », accueillie au risque de perturber complètement la sécurité d’un quant à soi que tout épargnerait tant qu’il demeure caché ou protégé dans ses réponses. On peut certes continuer à voir sans se tromper les spiritualités comme des aventures intérieures silencieuses, fermées sur elles-mêmes. Ce serait une erreur de les limiter à cela car en réalité, dans toutes les aventures spirituelles, ce qui est silencieusement agissant, ce qui est solitaire, et s’effectue à l’évidence dans le retrait, n’existe en fait que comme adresse, expression, projection de soi sur le reste du monde, dans une prise en charge indispensable de celui-ci. Décidément, ce qui est en cause dans l’aventure spirituelle n’est pas le soi-même qu’il s’agirait de satisfaire ou de construire, mais l’autre, c’est-à-dire ce qui n’est justement pas le moi auto-suffisant. Un simple indicateur parle dans ce sens. Toute spiritualité, outre qu’elle se situe dans des traditions, et se reçoit par conséquent d’autres que soi, n’existe que pour se transmettre à son tour. Ne serait-ce que la vérification qu’elle fait de son pouvoir d’agir, elle la produit en se nommant, en témoignant, en s’exprimant d’une façon ou d’une autre. L’expression spirituelle fait nécessairement écho à l’extériorité qui la génère. Elle « rend compte », elle aussi comme l’art, de sa nature relationnelle. S’il s’agit de Dieu dans la relation, n’est-il pas l’instance légitimant ce qui arrive à un individu précis comme ce qui peut arriver à tous ? La spiritualité est alors l’expression de cette relation non pas à l’indicible divin comme tel, mais à tous, comme pouvant expérimenter le même rapport à l’indicible. La chose est si vraie que le plus souvent elle a pour terrain d’expression le groupe. Son milieu naturel est celui du partage, de la célébration collective, avec ses rites et ses symboles, ses liturgies. Parce que toute spiritualité, toute religion, implique de l’autre, elle n’appartient jamais en propre à quelqu’un et doit toujours être dite à plusieurs voix.

En quoi tout ceci intéresse-t-il la politique ? Pour être respectées et même protégées les aventures intérieures de chacun n’appellent-elles pas surtout une nette délimitation du public et du privé ? Mais poser ainsi la question, n’est-ce pas décidément refuser d’interroger le présupposé lié à la définition des deux entités « public » et « privé » comme s’opposant, l’une se définissant comme étant ce que n’est pas l’autre et réciproquement ? Même dans la conception la plus ouverte de la laïcité, quand on prend acte positivement d’une zone de recoupement des deux ensembles, le présupposé reste pour l’essentiel inchangé. Il n’est pas indifférent que la question, quand elle se pose, vienne de l’aventure spirituelle qui, dans la plupart des traditions, ne peut se concevoir et se vivre dans l’isolement du privé, étant incapable de comprendre le sens de sa mise à l’écart de l’espace commun.

Un sujet, de première importance pour la réflexion philosophique autant que pour les spiritualités et religions, peut aider à saisir pourquoi les spiritualités sont portées logiquement à se prolonger jusqu’au domaine politique. Ce sujet est le mal. La réflexion politique prend rarement de front cette question, qui est certes trop profonde et trop large, trop métaphysique aussi, pour qu’elle se sente apte à s’en saisir. Il existe une évidente différence entre l’analyse politique du mal et l’approche spirituelle. La première établit des causes en observant les fonctionnements juridiques, économiques et sociaux déficients ; la seconde ne recherche pas des causes, elle sait que c’est inutile, mais tente d’agir sur les effets, sur le mal subi dans la réalité douloureuse de chaque individu. Rarement ou jamais, les doctrines spirituelles ne prétendent donner d’explications sur l’origine première du mal. En revanche elles s’offrent toutes comme des voies pratiques de délivrance, s’estimant capables de prendre en charge le malheur à son niveau le plus obscur. Conceptualisé sous ce seul mot, le mal, saisi comme la négativité absolue, dépasse donc l’approche technicienne du politique. Il excède l’ordre de l’organisation de la vie commune. Le projet politique même le plus totalisant sait que son pouvoir s’arrête au seuil du mystère des différences individuelles, là où, à conditions matérielles et légales identiques, un individu proteste contre son sort, tandis que son voisin en jouit, un autre subit la folie ou la maladie, tandis que son frère connaît l’épanouissement personnel et la réussite sociale. La force aveugle du mal, l’incompréhensible élection de certains au bonheur, et d’autres au malheur, l’aléatoire des destins, tout ce sur quoi la politique est dépourvue de pouvoir, la spiritualité y trouve au contraire sa raison d’être.

Sur ce point cependant, on ne saurait envisager la spiritualité ou les spiritualités comme équivalentes. Un critère permet en particulier de discerner leur pertinence, et c’est précisément celui de leur positionnement par rapport au champ politique devant le problème de la résorption du mal. Il n’y a pas de spiritualité ou de religion politiquement innocente. Certaines se disent étrangères à la question politique et prétendent agir au seul plan personnel. Ce faisant, elles autorisent des formes politiques pouvant contredire leurs propres principes ou modes d’agir. Elles sauvent peut-être l’individu, mais elles le sauvent contre le monde. Elles obéissent quoi qu’il en soit à la segmentation des savoirs et de leurs applications pratiques, et rejoignent pas là le consumérisme généralisé de notre temps (la spiritualité est hélas aussi un marché florissant). D’autres en revanche n’ignorent pas que le mieux-être apporté aux individus non seulement produit des conséquences dans la marche de la société, mais elles sont de fait agissantes politiquement par leur portée intrinsèquement ouverte, et plus que cela, adhérente à l’autre et au monde. Celles-là savent que le mal d’un seul est en réalité aussi le mal de tous, que si le grand enjeu est personnel, il est tout autant commun.

Parce que la question du mal interroge foncièrement le lien du personnel et du commun (comment les autres peuvent-ils répondre à mon mal ?), de l’unique et du pluriel (pourquoi suis-je si différent ?), pour cette raison, le travail spirituel met à l’épreuve ensemble le regard sur soi, et le regard sur la société. Pour cette raison encore, les spiritualités authentiques (appelons ainsi celles de la relation assumée à autrui) s’avèrent être un véritable aiguillon critique du politique. Elles questionnent l’ordre établi comme capable ou incapable d’autoriser l’extériorisation de l’aventure intérieure de chacun, l’aventure librement choisie, l’aventure spirituellement créative de la délivrance. Elles agissent comme provocation permanente face au repli du politique sur lui-même. Elles remettent en question la politique comme système d’acceptation du contrôle des idées sur les hommes, comme légitimation infondée du pouvoir. Saisie dans la démarche spirituelle, la politique ne peut plus se penser seulement en termes d’idées et de système, mais doit être appréhendée dans la nécessité d’une attention véritable à l’existence de ce qui la dépasse : la souffrance non seulement des exclus de la bonne santé sociale, mais aussi des victimes de l’inexplicable mal.

De ce point de vue, par exemple, la démocratie ne peut être comprise comme étant simplement la possibilité abstraite pour chaque citoyen d’agir à égalité de droit avec tous les autres. La démocratie théorique est le pouvoir de la majorité sur la minorité, mais la démocratie vécue n’est pas l’obéissance aveugle à ce principe quantitatif comptable. Elle devrait être, avant toute considération de pouvoir, la reconnaissance du droit de toutes les minorités, et plus que cela, des individus pas même comptabilisables, puisqu’ils ne se tiennent que dans l’ordre du qualitativement différent et non dans celui du numériquement équivalent. Une telle démocratie pourrait être dite spirituelle, répondant au fait qu’une authentique spiritualité porte en elle nécessairement le souci démocratique. Elle tiendrait sa pratique de l’attention aux perdants de l’histoire, au-dessus même de sa propre loi. Sous l’aspect de son extériorisation politique, la spiritualité doit être considérée comme une mémoire dangereuse de la liberté. Mémoire dangereuse, parce que la liberté a toujours été un risque partagé, celui de surmonter la violence qu’est toute liberté pour celle d’autrui, la violence qu’est toute altérité.

En somme, les spiritualités, en leur principe même, sont révolutionnaires. Elles engagent ceux qui les vivent à accueillir en permanence la déstabilisation, la désinstallation, dans l’accueil positif de la différence. Si le principe spirituel, comme le principe esthétique, est un fond sans fond de recherche de soi, alors il est par définition ouvert, ce qui veut dire promis à l’extériorité, ouvert sur l’A(a)utre. En ce sens qui intéresse le fondement « blessé » de l’humain et sa quête éperdue du sens de son existence (pour lui donner non une explication mais du goût et de la capacité réelle au mieux être), le spirituel est l’aiguillon du politique, son cœur et sa raison.

Cultures

Pourquoi maintenant parler de culture ? Et d’abord à quoi reconnaît-on une culture ? A un certain nombre de traits saillants permettant de situer, même de façon diffuse, la configuration d’une société, spatialement et historiquement. Une culture c’est généralement une langue commune, une histoire, des règles de vie, des rites, pas toujours un territoire, des productions, et cette forme de proximité entre des personnes, qui, au-delà de la communauté linguistique dessine une communauté de comportements, de manières de penser et de vivre, un ethos. L’anthropologie sociale et culturelle sait que la matière de sa recherche, parce qu’elle est le fait de groupes humains vivants, ne se laisse pas contenir par des catégorisations étanches et objectives. Une culture peut cultiver en son sein des modes culturels variés, des sous-ensembles multiples et changeants. Il est notable que parmi les traits saillants les plus marquants des cultures, on relève ordinairement la langue, l’art, la religion, le système économique, l’organisation politique. Dans l’étude des cultures primitives, de E.B. Tylor (Primitive culture, 1871) jusqu’à Claude Lévi-Strauss, l’art et la religion sont nettement des marqueurs des cultures en tant qu’elles se distinguent les unes des autres et signalent le noyau dur de la cohésion sociale.

Or, les arts et les croyances, les spiritualités, nous l’avons vu, sont autant l’expression des choix et des pratiques intérieures des individus. Ils sont en même temps ce qui permet de caractériser le niveau du commun visible extérieurement, qu’est la culture, que sont les cultures, par définition différenciées, multiples, et le niveau de l’individualité, à savoir celui où un seul assume de manière unique ce qu’il reçoit des autres. Ceci confirme, s’il en était besoin, le fait que les arts et les spiritualités, tout en procédant de l’aventure intime n’ont de cesse de s’exposer sur la scène collective et d’y chercher le lieu de leur expression. Disons plus. Arts et spiritualités représentent dans la scène collective la traduction vive des forces cachées qui à la fois font des individus autant d’individualités irréductibles et montrent l’individualité comme appelant nécessairement la relation aux autres, l’interaction relationnelle étant constitutive tant des groupes, ce qui va de soi, que des personnes. Mieux, la relation crée l’individualité et ne cesse de l’appeler à s’individualiser pour toujours plus de fécondité de la relation à autrui.

La culture est tout autant du singulier partagé, de la transmission mémorielle, et de la création continue. De sorte que sa structure, sociale du seul fait du groupe humain qu’elle qualifie, est strictement analogue à la structure de l’individu. En somme, si les arts et les spiritualités caractérisent fortement la culture comme tissu de singulier et de collectif, on peut en déduire que seule une véritable adéquation entre l’ordre politique et la culture peut offrir la garantie d’une prise en charge de l’individualité (et non l’affichage fallacieux de la liberté et de l’égalité des individus) par la politique. Mieux, la culture, qui n’est certes ni la juxtaposition des individualités, ni leur plus petit dénominateur commun, parce qu’elle expose le commun en tant qu’il porte l’individualité, induit de fait un ordre politique et pas n’importe lequel. Cet ordre ne peut être que démocratique dans son principe fondamental d’écoute de chaque différence individuelle, et ne peut être que libertaire dans la mesure même où sa préoccupation essentielle doit être de réduire le plus possible la contrainte sur les individus, afin de favoriser a contrario l’épanouissement de chaque autodétermination de soi, de chaque capacité créatrice. Une société libertaire ne peut en conséquence que donner toute leur place aux expressions artistiques et aux expressions spirituelles qui sont sa ressource première. Au risque de ne jamais s’immobiliser dans la bonne conscience et la bien-faisance de ses propres principes, puisqu’elle sait pouvoir attendre de l’art et de la spiritualité les ressorts de sa remise en question permanente.

On notera l’effet logique et politique de l’analogie de structure entre le groupe et l’individu. Dès lors que l’on soutient l’irréductibilité de l’individualité dans la prise en compte de sa constitution relationnelle, il devient évident qu’il faut soutenir celle de chaque culture, dans la prise en compte analogue de son positionnement au sein de multiples cultures, dans la libre possibilité de toutes les confrontations, de toutes les influences et de toutes les évolutions. Rappelons qu’aujourd’hui, comme l’a dit le premier Tocqueville, une société qui n’aurait de compte à rendre qu’à elle-même ne serait pas démocratique.

Rapportée aux autres cultures, chaque culture est comme l’individu rapporté au reste de la société. Mais cette simple affirmation appelle de passer de la comparaison intellectuelle, à la relation réelle. Et celle-ci engage à son tour une autre affirmation : la culture, qui n’est jamais qu’une culture située dans un espace où cohabitent bien d’autres cultures, et dans un temps qui oblige à la saisir comme évolutive, est une individualité, à savoir un croisement vivant d’unique et de commun. Un croisement vivant signifie que ce qu’il y a d’unique ne se laisse jamais contenir et encore moins diminuer par le commun (lois, objectivité, science). En ce sens une culture ne se laisse pas identifier à elle-même. Elle ne se laisse pas davantage mesurer à aucune autre, ce qui supposerait de l’évaluer et de la comprendre de l’extérieur comme identité, ce qui est contraire au fait qu’elle est vivante, et finalement toujours inconnaissable de l’extérieur. La seule manière d’appréhender la culture autre, c’est d’en risquer la rencontre vécue, en surmontant le choc qu’est nécessairement cette rencontre. La paix, qui est la seule raison d’être de la politique, c’est le vécu interculturel qui entend que l’unique possibilité de surmonter la violence est de refuser absolument la domination culturelle, dont la racine est toujours l’autosatisfaction identitaire.

Prenons pour finir une image simple. La culture est à la société ce que l’âme est au corps, ce qui lui donne par conséquent d’être en vie, d’être un corps vivant. Mais l’âme de la culture n’est-ce pas ce dont témoigne l’art ? N’est-ce pas également ce vieux fond jamais vraiment endormi des traditions spirituelles et religieuses transmises au long des siècles ?

En sept 2016, pour la première fois, le Tribunal Pénal International a reconnu comme crime de guerre la destruction de biens culturels. Et l’Italie a proposé récemment que l’Unesco forme des agents de l’ONU pour la préservation des cultures. Velléités naïves peut-être. Cependant, quelque chose semble peu à peu mieux se comprendre de l’extrême importance de la préservation des cultures, la destruction de celles-ci étant vues comme anticipant les pires destructions humaines. Si l’on tue l’âme, le corps, même s’il continue à bouger, ne vaut pas plus qu’un cadavre.

Conclusion 

L’art et la spiritualité ont en commun de témoigner du vacillement du moi qui sait qu’il ne peut atteindre ce qui le fonde. Le moi n’est pas son propre fondement. Cette seule affirmation, qui relève de l’expérience la plus commune, invalide totalement la logique libérale basée sur l’idée fausse de la souveraine indépendance du moi, qu’il ne faut surtout pas confondre avec la valeur supérieure de l’individualité. Si le moi n’est pas son propre fondement, il n’est qu’une façon de surmonter l’effondrement redoublé qu’est cette prise de conscience, c’est d’en partager l’expérience avec d’autres. Les arts, les spiritualités, les croyances religieuses et, par suite, les cultures ne sont rien d’autre que ces expériences partagées, en lesquelles toujours le singulier se constitue comme principe et fin du commun. Principe : le singulier procède de l’altérité. Il est sans nécessité et sans cause et il ne tombe d’aucun ciel théorique. Il est la vie même donnée à elle-même, reliée à l’ensemble du vivant. Fin : le commun, tel que le paysage infiniment varié des arts, des spiritualités, des cultures l’éclaire, ne peut servir qu’une seule fin, celle de l’ouverture à tous les possibles. L’individualisation et la création sont l’acte réalisant cette fin. Ces deux mots ont le même sens, et c’est ce que permet la fonction d’apaisement du politique (la politique définie ci-dessus comme ce qui permet et organise la paix) contre toutes les tentations d’étouffement, de réduction ou de domination des différences.

Tant que l’ordre politique demeure extérieur aux pratiques artistiques et religieuses, sous prétexte de respecter la subjectivité libre de l’art et la neutralité laïque de la « chose commune », il se méconnaît lui-même en refusant de s’assumer comme culture, comme éthos absolument solidaire des expressions individuelles. L’ordre politique qui place sous sa tutelle les arts, les spiritualités et les cultures, au prétexte d’en garantir la liberté, ou d’en sauvegarder l’identité, ne se comprend pas lui-même et ne se donne pas les moyens de construire la paix. Il ne comprend pas ce qui est pourtant « pleinement manifeste », pour reprendre le mot de Wittgenstein évoqué en introduction. Il ne comprend pas qu’il lui faut, avant toute idée, écouter et tirer les enseignements manifestement politiques des pratiques artistiques et spirituelles, des cultures que ces pratiques forment, déforment, et reforment sans cesse au gré des rencontres, au gré du temps, au gré des libertés humaines. Ecouter le réel même, seul principe spirituel, seul principe libertaire.

24 février 2018

Jérôme Alexandre est un théologien catholique de sensibilité libertaire, co-auteur avec Bernard Marcadé de L’urgence de l’art (Parole et Silence, 2015), avec Alain Cugno de Art, foi, politique : un même acte (Hermann, 2017), et avec Philippe Corcuff, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente de Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière (Le Bord de l’eau, 2018).

1 P.-J. Proudhon, Qu’est ce que la propriété ? , Garnier, 1849, p. 61.

2 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 89, Gallimard, « Tel », 2017, p. 77.

3 Saint Augustin, Confessions, Livre XI, 14.

4 Emission intitulée « Stupéfiant », diffusée sur TV5 monde, le 7 janvier 2018.

5 Hans Georg Gadamer, Vérité et méthode, Seuil, 1996, p. 127.

6 Point développé dans Jérôme Alexandre, Alain Cugno, Art, Foi, Politique : un même acte, Hermann, 2017.

7 L. Wittgenstein, Remarques mêlées, GF Flammarion, 2002, p. 84.

8 M. de Certeau, La faiblesse de croire, Seuil, 1987, pp. 313-314. La « faiblesse » n’est pas entendue ici comme un défaut mais comme un avantage.

rapport compréhensif

Émancipation, désir et spiritualité

Rapport compréhensif sur un texte de Jérôme Alexandre, « Arts, spiritualités, cultures : enjeux libertaires contemporains », pour le séminaire ETAPE du 29 juin 2018

Par Didier Eckel

Avant-propos

Comment peuvent se construire des théories politiques ?

  • A partir du réel ? Ou, probablement, et plus humblement, de bribes de réalités ? S’il s’agit bien de « bribes de réalités » alors ces théories sont partielles sinon partiales).
  • A partir d’une réflexion, à partir d’une logique ? Mais il ne faut pas oublier que si le logos est une logique, il est également une relation (entre les bribes de réalités et le discours construits, notamment). Sans cette relation la logique devient rapidement une idéologie « hors sol » toujours dangereuse.

La construction d’une théorie politique serait donc une mise en relation de l’empirique et de la production logique (et inversement). Mais l’empirique peut-il, de façon pure ou totale, être appréhendé en logique ? Et la logique peut-elle être validée absolument par l’empirique ? Il me semble qu’un troisième élément de construction devrait être ajouté aux deux premiers, généralement admis, que j’ai cités :

  • Les portions de réels évoquées ne peuvent-elles pas être appréhendées par le sensible ? Ces appréciations sensibles des réels, certes subjectives donc partiales, permettraient-elles de mettre à distance les risques idéologiques dans la mesure où elles reconnaîtraient leurs propres fragilités (partialités hésitantes du sensible et non absolue dureté de la seule logique) ?

Enfin, pour terminer ce paragraphe qui est, de fait, une critique à ma façon de la « neutralité axiologique » je propose un quatrième élément à cette conception des théories politiques :

  • Il est souvent convenu d’annoncer d’où l’on parle avant d’exposer un point de vue (de quelle place dans l’espace social, intellectuel…), je crois qu’il serait intéressant de prendre en compte également de quels désirs sont issues nos réflexions. Il me semble en effet que de nombreuses (probablement toutes ?) théories politiques sont travaillées à partir d’envies ou de désirs. L’envie étant, pour moi, liée plutôt à une finalité clairement définie voire totalement figée et le désir étant tentatives d’approches d’une portion d’horizon à affiner ou déplacer continuellement…

Si j’introduis ainsi le « rapport » qu’on m’a demandé d’écrire sur le texte de Jérôme, c’est parce que je pense que ses points de vue sont constamment travaillés par cette notion de désir qui, comme pour moi, semble radicalement lié à une spiritualité.

Si Jérôme me parait travailler les trois derniers éléments de ma proposition introductive, il délaisse peut-être un peu trop le premier (les « bribes de réalités »). Le souci empirique (avec les sciences sociales notamment) est donc un peu délaissé, ce qui masque les complexités des inter-relations dans le monde social. Toutefois, ce peu de références aux les sciences sociales pourrait-il être revendiqué comme capacité à produire des pistes politiques orientées vers un bouleversement utopique (comme une ouverture à d’autres lieux) ?

 

Utopie – désir – croyance – spiritualité

En effet, il m’a semblé que ce texte pouvait être pris comme un appel à une utopie, au sens que donne Miguel Abensour dans son livre d’entretien avec Danielle Cohen-Levinas : Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain (Hermann, 2012)

Une utopie à la fois comme portion d’horizon, c’est-à-dire comme direction possible (dans le « concret du réel ») mais jamais atteignable dans un absolu. Donc horizon à la fois comme démarche pragmatique s’appuyant sur des possibilités humaines réellement existantes et comme croyance en un but inatteignable qu’il faudrait sans cesse poursuivre… et redéfinir… Si Jérôme délaisse un peu trop l’apport de sciences sociales ce n’est pas, à mon avis, un problème pour concevoir le potentiel réellement existant des émancipations possibles mais c’est un probablement un problème pour tenter de construire des stratégies « concrètes » d’action. Mais les problèmes stratégiques sont tellement complexes qu’ils peuvent paraître (qui me paraissent souvent) insolubles.

La poursuite incessante de ce but lointain (l’émancipation de tous) ne met pas en action une volonté qui, elle, peut se contenter d’un parcours fini. La volonté ne se concevant qu’avec un aboutissement, un terme quasi absolu. Le chemin infini de l’utopie, qui permet les mutations voire des ruptures, ne peut qu’être un désir jamais assouvi… qui, d’ailleurs, ne recherche aucun assouvissement (à l’inverse de l’envie). Ce type de désir ne souffre pas de son inassouvissement, il ne connait pas la frustration liée à l’envie non satisfaite. Ce désir est une foi dans les apports et dans la nécessité de l’altérité (sans altérité il n’y a pas de singularité, nous dit Jérôme). Ce désir, sans objet, serait donc une croyance, ou plutôt une foi ai-je dis. Une foi sans limite, d’une puissance bien plus grande que la volonté qui se satisfait d’une fin.

Alberto Giacometti disait qu’il était condamné au travail, qu’il ne pouvait pas ne pas travailler. Non pas à cause d’une décision, « d’une volonté » (c’est le terme qu’il emploi) de faire ou de produire mais par nécessité vitale. Il semblerait que, pour lui, vivre était créer. Peut-être croyait-il à une possibilité de relation aux autres au travers de ses créations. Partageait-il cette foi, ce désir sans objet, lié à l’utopie ?

L’utopie elle-même serait-elle une forme de croyance ? Une croyance qui ne serait pas certitude mais une sorte d’affirmation-interrogation toujours renouvelée.

Michel de Certeau a écrit que la croyance pouvait être vue comme « la grâce de faire place, c’est-à-dire de croire, à l’autre » (cité par Jérôme). Il me semble qu’on pourrait juste dire : « croire, c’est la grâce de faire place » puisqu’on ne peut réellement faire place qu’à de l’altérité. Faire place à l’infini serait encore faire place à l’autre.

J’ai parlé de foi sans évoquer Dieu. Je pense en effet que la spiritualité n’est pas obligatoirement une croyance en Dieu. Elle peut évidemment l’être, mais ce n’est pas une nécessité absolue. La différence entre ces deux façons de croire (avec ou sans Dieu) ne m’apparait pas abyssale, j’ai l’impression que ma foi dans « un autre monde aux altérités possibles » est potentiellement en lien avec la spiritualité telle que je la pressens chez Jérôme.

 

La philosophie politique classique

Le souci de la politique « classique » n’est pas l’individualité mais le commun ou, plus exactement, cette politique a le souci d’un commun en mesure de soumettre l’individualité aux exigences collectives. Par exemple, quand un individu ne « comprend pas spontanément l’ordre collectif, on le lui apprend », nous dit Jérôme. C’est le rôle de l’école publique.

La politique « classique » est portée par le primat de l’objectivité étayée par l’idée, sur les subjectivités. Peut-on faire un parallèle avec « les prémices », chez Hannah Arendt ? Prémices à l’origine d’un enchainement rationnel qui ne se souci que de sa logique, prémices déterminant une idéologie, une construction abstraite qui ne considère pas les multiples « vivre » des subjectivités.

Pierre-Joseph Proudhon, lui, a le souci de comprendre « comment le bien de l’un est dans un rapport naturel au bien de l’autre« . D’où la dénonciation de la fiction qu’est la propriété contre laquelle il prône l’usage. La « nature » subsiste dans l’usage, elle est en contradiction avec le droit fictif de propriété. (Le terme de « nature » me pose problème car ce terme est piégé. Personnellement je ne l’emploierais pas sans lui donner une définition la plus claire possible… mais c’est sans doute un détail).

 

Les arts

L’art procède à la fois du singulier et du commun car l’art exprime quelque chose et exprimer c’est « s’exposé à l’extériorité« . S’exprimer est également un risque, car les autres deviennent responsables de cette expression dès qu’ils la reçoivent. Il faut donc avoir une foi infinie dans l’autre (au sens vu dans le premier paragraphe) pour oser lui adresser son art. Il « faut place » (de Certeau encore)… et la place est un lieu (physique ou mental) où « l’en commun » est possible.

On voit bien là que le mot « expression » prend le sens très fort de la prise de risque. Il ne s’agit pas de cette expression que tolère le pouvoir (voire qu’il soutient). Cette expression convenue qui ne prend pas le risque de la sortie de la communauté.

La création artistique ne peut être que singulière pour atteindre un « en commun » (je n’écris pas avec le substantif « le commun » car je pense que Pierre Dardot et Christian Laval ont raison de dire qu’il y a de l’en commun lorsqu’il y a de l’agir en commun. Il n’y aurait pas de commun dans une réification du commun, dans les choses communes. Dans les choses communes, il y aurait de l’identique mais pas « d’en commun »… Si on demeure dans une communauté établie, donc stable, le commun devient une chose et la communauté (que j’ai parfois appelée la commune ôtée) n’est que reproduction du même et non production toujours renouvelée de « l’en commun » (le mot état, comme le mot stable viennent du même mot latin stare : être debout mais aussi être immobile). Il n’y a pas d’en commun éternellement figé. On bâtit (ou l’on vit, ou l’on crée) en commun… Donc l’en commun ne pourrait être qu’action. D’ailleurs, je pense comme Holloway, qu’il faudrait pouvoir ne parler qu’avec des verbes d’action (évidemment pas des verbes d’Etat… avec ou sans majuscule)… mais c’est bien sur impossible… Pourtant n’y aurait-il pas, dans cette exigence du verbe, comme une forme d’utopie à explorer ? (Peut-être avec la poésie ?).

Bref, revenons aux propos de Jérôme avec cette création artistique qui ne peut exister que dans la singularité pour espérer atteindre l’en commun (d’autres ont déjà dit des choses similaires, mais en utilisant le terme réificateur d’universel). Pour ma part, j’ai envie de dire que cette création, toujours singulière, ne peut exister que dans la sincérité la plus profonde. Celle qui recherche la plus juste note (la note bleue du jazz), c’est-à-dire cette sincérité qui tente (sans jamais y arriver totalement) l’évacuation de toutes les routines de pensée et de convention, cette sincérité qui se coltine, sans prérequis idéologiques, l’effroi et l’excitation mêlés de l’altérité du monde. Peut-être est-ce cette sincérité radicale d’une expression qui peut interpeler (éveiller ?) la sincérité de celui ou de celle qui reçoit cette expression et en devient responsable ? L’en commun de l’art ne proviendrait pas de la connaissance vraie de l’autre dans son caractère unique inatteignable mais cet en commun pourrait, peut-être, jaillir des désirs sans cesse renouvelés du réveil des sincérités ? C’est à dire « Un réveil partagé à l’inévidence du monde » dit Jérôme.

Jérôme parle d’une « manière esthétique de vivre« . Cette manière esthétique de vivre est l’inverse de l’abstraction du monde qui est, elle, tentative de fabriquer une réalité « comme application seconde de ce qui est d’abord conceptualisé« . C’est-à-dire peser sur le monde en s’extériorisant du monde : en pesant sur… et non en agissant dans… Penser la question du monde en s’abstrayant de l’expérience, au lieu de « penser la question dans l’expérience en la vivant« . Penser l’expérience en la vivant, procède de cette manière esthétique de vivre, ce serait assumer l’altérité grâce à des créations sensibles qui mettent en scène les différences individuelles en les rejouant.

Lorsque, comme le fait la politique classique, on s’abstrait de l’expérience pour produire des concepts sensés produire des effets sur le monde, on agit nécessairement à partir de l’expérience passée (ou à partir du début, déjà passé, de l’expérience observée en surplomb). C’est donc s’appuyer sur une chose morte pour prétendre agir sur le vivant… l’effet probable serait donc une reproduction du monde à peu près à l’identique de ce qu’il était, de ce qu’il est, de ce qu’il sera… Mais quand on « pense l’expérience en la vivant« , cette expérience pourrait-elle rester dans les corps comme une marque vivante d’un passé vivant ? Un passé vivant dans le présent pour des à venir déjà présents ?

Il y aurait donc deux formes d’expérience : une qui pourrait être assimilée au souvenir ou à la mémoire (qui est aujourd’hui un devoir), de celle sur laquelle s’appuie le pouvoir, et une autre forme d’expérience qui vivrait au-delà du passé qui se réactualiserait.

Est-ce-que ceci nous rapprocherait de Patrick Boucheron qui, dans son intervention du 31 mai pour ETAPE, cite Nietzsche en disant « les études d’histoire sont nocives pour la vie » ? Puis il continue son propos en parlant de mémoires et enfin de comparaison des expériences passées (avec Chateaubriand notamment). Ces expériences passées sont l’objet d’une étude comparée dans le but de les invalidées (de les désarmer dit Boucheron). Notons que si l’on peut comparer des expériences passées, c’est qu’on s’en extrait nécessairement. On en fait des choses mortes donc manipulables à volonté (qui, encore une fois, est absence de désir). Pourtant (est-ce mon vieux fond militant qui parle ?) il ne faudrait pas renoncer aux expériences passées, il faudrait trouver une manière de les réchauffer pour les reconnaître (les connaître à nouveau) et les vivre chargées de tous les potentiels d’hier, d’aujourd’hui (et de demain ?)…

 

Le mal

Le mal vu par l’action politique ne peut être appréhendé que dans sa forme juridique, économique ou sociale. La politique cherche à connaître les causes de ce mal pour tenter d’agir globalement sur celui-ci grâce à une organisation de la vie commune plus supportable (ou moins insupportable).

L’approche spirituelle du mal tente d’agir sur les effets du mal subit dans la réalité douloureuse de chaque individu. L’origine du Mal est trop obscure pour qu’il soit possible de l’appréhender. Pourquoi alors que deux individus semblent partager des conditions semblables, l’un en jouit et l’autre en souffre ?

Si toutes les approches spirituelles semblent partager le souci de tenter des aides individualisées pour contrer les effets délétères du mal auprès de celles et ceux qui souffrent, il est possible cependant de trouver des différences entre elles car « il n’y a pas de spiritualité ou de religion politiquement innocente« . Certaines approches spirituelles ne se préoccupent que de l’individu pris isolément (prennent-elles le risque de l’isoler ?), d’autres savent que l’individu, dans sa singularité même ne peut être qu’en relation avec le monde (elles savent qu’il ne peut y avoir de singularité sans altérité). En revendiquant singularité et altérité (en revendiquant l’individu en relation au monde), ces spiritualités ont une obligation critique face aux politiques, notamment sur la question démocratique. Montrer que la démocratie n’est pas un principe qualitatif comptable qui se concrétise dans le « jeu » majorité minorité. Reconnaître que l’individu se tient dans le (dés?)ordre du qualitativement différent et non dans l’ordre du numériquement équivalent. Une spiritualité qui serait comme une mémoire dangereuse de la liberté. Une mémoire dangereuse de la liberté parce que la spiritualité (liée indéfectiblement à l’altérité) ne peut être que liberté qui ne pourrait se réaliser que dans l’acte de surmonté la violence qu’est toute altérité.

 

En guise de conclusion militante… en m’éloignant du texte de Jérôme… mais à partir de son texte… (comme une bonne partie de ce qui précède)…

 Il me semble qu’une grande partie des populations européennes n’ont plus guère d’illusion sur le monde actuel et sur les possibilités de s’en sortir grâce aux diverses actions des politiciens professionnels. Je crois donc assez peu efficace de baser l’intégralité des luttes politiques sur la dénonciation du « système », pas plus que sur des critiques du capitalisme aussi détaillées que récurrentes (fussent-elles pertinentes). Les populations connaissent très bien les effets de ce capitalisme sur leur vie (même si elles ne maîtrisent pas un argumentaire serré sur les causes précises du problème). Par-contre ces populations n’ont, peut-être, pas suffisamment d’outils ou de lieux pour tenter de bricoler des utopies agissantes (des armes contre une « servitude volontaire » ?). Des colères partagées contre le monde tel qu’il est permettraient, peut-être, de le changer mais ne garantiraient en rien les orientations de ces changements (vers le pire ou le meilleur)…

Il me semble donc que des actions militantes pragmatiques devraient remettre la dimension utopique au centre de ses préoccupations. Des utopies où l’art, et donc la spiritualité, aurait toute sa place…

Didier Eckel est membre du collectif éditorial du site de réflexions libertaires Grand Angle

rapport critique

Vagabondage libertaire dans les arts, les spiritualités et la politique

Rapport critique sur un texte de Jérôme Alexandre, « Arts, spiritualités, cultures : enjeux libertaires contemporains », pour le séminaire ETAPE du 29 juin 2018

Par Philippe Corcuff

Mon rapport critique sur le texte de Jérôme ne va pas être seulement critique, mais va naviguer entre le compréhensif et le critique. Il ne va pas avoir le bel ordonnancement structuré de ce que l’on appelle couramment « rapport », mais va plus tenir du vagabondage, les arrêts de mon butinage étant d’inégale longueur et n’ayant que des liaisons lâches entre eux. En chemin, je rencontrerai des questions posées à Jérôme et/ou à moi-même.

 

Science politique, théorie(s) politique(s)

Jérôme critique les termes « science politique » (au singulier) et « théories politiques » (au pluriel), en tant qu’ils se présenteraient souvent comme des découpages ontologiques séparant le public du privé, le commun de l’individuel, et donc mettant de côté l’individualité, dans une logique de réification de la politique comme « objectivité » intangible dans une perspective de gestion dominante d’un ordre social. Cela pointe des problèmes effectivement rencontrés hier et aujourd’hui dans ce qui est appelé « science politique » et « théories politiques ». Ce n’est toutefois pas exactement ce que je pratique professionnellement sous les noms de « science politique » et de « théorie politique » (au singulier). Ma science politique, comme les autres sciences sociales modernes, se présente comme une science de l’enquête quant aux réalités dites « politiques ». Elle dérive d’une certaine façon d’une remarque de Machiavel dans Le Prince : « il m’est apparu plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que l’image qu’on en a »[1]. Elle est donc soucieuse du « réel » contre la domination « idéologique » de « l’idée », selon les termes de Jérôme. Certes, elle a des limites et rencontre des difficultés : qu’est-ce que l’on va appeler « politique » ? comment ne pas exclure nombre d’expériences individuelles du politique ? de quelle manière ne pas redoubler alors la gestion dominante d’un ordre politique ?, etc.

La science politique comme une des sciences sociales de l’enquête n’a pas de réponse définitive à ces questions et bricole alors pour apporter des éclairages partiels et provisoires sur le réel. Elle est donc justiciable des questions de Jérôme, mais déborde largement le découpage qu’il nous propose.

Quant à « la théorie politique », c’est une des branches académique de la science politique contemporaine, une branche plus développée dans le monde anglo-américain que français. Le principal politiste qui a contribué à introduire cette branche dans la science politique française au milieu des années 1980, Jean Leca, l’a située comme espace de dialogue et de tensions entre philosophie politique et théorie sociologique[2]. C’est-à-dire un espace s’abreuvant aux savoirs empiriques de la science politique tout en faisant son miel des interrogations philosophiques, et notamment de sa réflexivité vis-à-vis des présupposés. Et c’est là qu’intervient mon deuxième arrêt de vagabond dans le texte de Jérôme.

 

Du réel, de sa polyphonie et du risque de clôture ontologique

Pourquoi ne pas considérer les secteurs les plus intéressants de la science politique et de la théorie politique comme des éclairages, à côté de ceux des arts et des spiritualités, sur le réel, plutôt que comme nécessairement une déformation du réel ? Le risque chez Jérôme consisterait ici en une prise de position ontologique, dans le domaine des idées sur le réel, fermant trop vite par avance les polyphonies du réel et ses ambiguïtés. Car certaines formulations de Jérôme semblent clôturer hâtivement, dans la théorie, ce qui serait quelque chose comme une architecture logique du réel. Quelques exemples :

– « L’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme, comme être dont la conscience qu’il a de lui-même se tient entièrement dans l’intrication totale du moi et du nous ». Est-ce qu’« essentiel » et « intrication totale » n’écornent pas quelque peu ce qu’il y a ici d’ouvert dans cette approche relationnelle de l’individuel et du collectif ? D’ailleurs, « intrication totale » sera contrebalancée ensuite par une vue plus nuancée de la tension « entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société ».

– « La vérité d’un monde » blesse à la fois les incertitudes et la pluralité des vérités ; pluralisme qui ne mène pas nécessairement au relativisme du « tout se vaut ».

– « Seul l’art exprime véritablement cette tension » et « seule l’écoute de la manière d’être du monde, c’est-à-dire seule la réception esthétique, peut… » : le « seul(e) » triplé, renforcé par le « véritablement » dans le premier cas, tend aussi à refermer, par avance, autour du canal privilégié que serait l’esthétique. L’expression « le mode esthétique de la vie relationnelle », qui vient après dans le texte, est plus ouverte de ce point de vue. Tout une série des sociologies les plus dynamiques aujourd’hui sont aussi relationnalistes, c’est-à-dire envisagent l’individuel et le collectif à travers des relations en mouvement, et non comme des substances pré-données. Il y a convergence entre ces savoirs et ce que dit Jérôme  sur ce plan : « l’interaction relationnelle étant constitutive tant des groupes, ce qui va de soi, que des personnes ».

– « L’esprit, fier de sa distance critique vis-à-vis du monde, ne perçoit plus dans son ambition de maîtrise, sa dépendance foncière, sa soumission formelle à la vie, une vie dont il ne peut rien savoir puisque sa manière de savoir n’est qu’un décalque de la manière d’être du monde. ». La critique de l’intellectualisme, dans le sillage de Ludwig Wittgenstein, Emmanuel Levinas, Maurice Merleau-Ponty ou Michel Henry porte globalement juste. Mais pourquoi le « rien savoir » ? Or, un des tenants d’un savoir sociologique critique, Pierre Bourdieu, est aussi une figure de la tradition critique vis-à-vis de l’intellectualisme (puisant, pour sa part, dans Wittgenstein et Merleau-Ponty). Les nuances de Maurice Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception me semblent plus ajustées : « La tâche d’une réflexion radicale, c’est-à-dire de celle qui veut se comprendre elle-même, consiste, d’une manière paradoxale, à retrouver l’expérience irréfléchie du monde, pour replacer en elle l’attitude de vérification et les opérations réflexives, et pour faire apparaître la réflexion comme une des possibilités de mon être. »[3] « Un des possibilités de mon être », seconde, sur fond d’une « expérience irréfléchie du monde », corporelle, sensible, première, mais pas un « rien savoir ».

Le type de risque engagé par une telle tentation de construction ontologique des liens entre l’humain, l’esthétique, le spirituel et le politique, en les figeant, a été bien perçu méthodologiquement par Ludwig Wittgenstein dans ses Recherches philosophiques :

« Car nous ne pouvons échapper au manque de pertinence ou à la vacuité de nos affirmations qu’en présentant un modèle pour ce qu’il est : comme un objet de comparaison – un étalon de mesure, en quelque sorte, et non comme une idée préconçue à laquelle la réalité devrait correspondre. (Dogmatisme dans lequel nous tombons si facilement quand nous philosophons.) »[4]

La culture des sciences sociales pousse également vers une telle prudence méthodologique.

Mon butinage se fera moins critique dorénavant, en signalant surtout où faire son miel dans le texte de Jérôme. Comme Jérôme indique de manière stimulante que tant le terrain esthétique que le terrain spirituel constituent des déplacements de la séparation individuel/commun vers « la vie relationnelle » – en restant prudent, après mes remarques précédentes, sur le fait de ne pas considérer a priori qu’ils sont les seuls dans ce cas -, je m’arrêterai successivement sur la portée politique des arts, sur celle du spirituel et sur le couple politique anarchisme/démocratie.

 

Portée politique des arts

On trouve chez Jérôme une belle caractérisation  de « l’acte artistique » : « l’attention partagée quant à l’inévidence du monde ». Et c’est à partir de là que se jouerait la portée politique de l’art : « Dans la saisie rejouée du monde comme inévidence, l’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme ». Enlevons « essentiel » qui pourrait être remplacé par « important » et continuons sur cette lancée : « L’art exprime la tension du désir, qui reflète celle existant nécessairement entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société. » Dans cette perspective, la politique, et particulièrement la politique libertaire, repère un de ses chemins principaux d’avenir : « Ce que la politique peut permettre de meilleur est d’assumer sans détour cette tension. »

 

Portée politique du spirituel

 

C’est la question du mal qui va, chez Jérôme, être motrice dans le trajet politique du spirituel. Il avance tout d’abord : « Rarement ou jamais, les doctrines spirituelles ne prétendent donner d’explications sur l’origine première du mal. En revanche elles s’offrent toutes comme des voies pratiques de délivrance, s’estimant capables de prendre en charge le malheur à son niveau le plus obscur. » Pourquoi alors la politique ? Jérôme répond : « Parce que la question du mal interroge foncièrement le lien du personnel et du commun (comment les autres peuvent-ils répondre à mon mal ?), de l’unique et du pluriel (pourquoi suis-je si différent ?), pour cette raison, le travail spirituel met à l’épreuve ensemble le regard sur soi, et le regard sur la société. » Or, la politique libertaire a là aussi un rôle particulier à jouer. En tout cas, si l’on entend « spiritualité » aussi comme « une mémoire dangereuse de la liberté », en ce qu’elle accueille « la déstabilisation, la désinstallation ». Jérôme conclut en faisant du spirituel « l’aiguillon du politique ». Je préfèrerais : un aiguillon libertaire du politique.

 

L’anarchisme et la démocratie

Pour Jérôme, « l’anarchisme semble être l’une des rares propositions politiques à prendre en charge comme question ouverte et non comme réponse idéologisée la distinction du commun et de l’individuel ». Et il a raison de souligner, contre tout à la fois le « logiciel collectiviste » (marginalisant à gauche l’individualité) et l’individualisme monadique (à la Max Stirner) : « individus irréductibles dans leur individualité, et communauté toujours parfaitement incertaine de ce qui la constitue ». Ce qui permet d’identifier des limites au libéralisme politique : « la logique libérale basée sur l’idée fausse de la souveraine indépendance du moi, qu’il ne faut surtout pas confondre avec la valeur supérieure de l’individualité ». Il ne faut toutefois pas oublier, contre les illibéralismes en vogue aujourd’hui dans l’amalgame erroné du libéralisme économique et du libéralisme politique (par exemple, chez Jean-Claude Michéa), que les libertaires ont le libéralisme politique en héritage critique, ne serait-ce qu’avec la précieuse question de « l’individu », même si nous le traitons de manière relationnaliste.

Une telle perspective anarchiste s’accroche chez Jérôme à un idéal démocratique, ce qui est controversé dans la galaxie anarchiste. Jérôme écrit de manière suggestive : « Cet ordre ne peut être que démocratique dans son principe fondamental d’écoute de chaque différence individuelle, et ne peut être que libertaire dans la mesure même où sa préoccupation essentielle doit être de réduire le plus possible la contrainte sur les individus, afin de favoriser a contrario l’épanouissement de chaque autodétermination de soi, de chaque capacité créatrice. »

Jérôme ajoute une piste complémentaire heuristique avec ce qu’il appelle « la démocratie vécue » ou « spirituelle » : « Elle devrait être, avant toute considération de pouvoir, la reconnaissance du droit de toutes les minorités, et plus que cela, des individus pas même comptabilisables, puisqu’ils ne se tiennent que dans l’ordre du qualitativement différent et non dans celui du numériquement équivalent. »

Cette attention nécessaire à la singularité individuelle devrait toutefois éviter, selon moi, les formulations trop unilatérales, en continuant à penser la tension et dans la tension entre singularité individuelle et institutions, incommensurable et commensurable. Je rappelle en ce sens la phrase d’Emmanuel Levinas : « Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l’incomparable. »[5]

 

En guise de conclusion

Les anarchistes pourraient donc tirer amplement parti, pour actualiser leur pensée, des pistes fournies par Jérôme. Malheureusement, le dogmatisme athée qui marque tant la galaxie anarchiste, et particulièrement en France, risque de leur faire louper cette occasion, parce que c’est un théologien catholique qui l’énonce. Misère d’un certain dogmatisme anarchiste, qui a bien besoin d’un aiguillon libertaire théologique pour s’émanciper de ses préjugés !

 

Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE et membre du collectif éditorial du site de réflexions libertaires Grand Angle ; il est notamment l’auteur de Pour une spiritualité sans dieux (Textuel, 2016) et, avec Jérôme Alexandre, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente, de Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière (Le Bord de l’eau, 2018).

 

[1] Machiavel, Le Prince (écrit en 1513, publication posthume en 1532), traduction et commentaire de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Paris, PUF, 2000, p. 137.

[2] Dans Jean Leca, « La théorie politique », dans Madeleine Grawitz et Jean Leca, Traité de science politique, tome I, Paris, PUF, 1985, pp. 47-174.

[3] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1e éd. : 1945), Paris, Gallimard, collection « TEL », 1976, pp. 278-279.

[4] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques (manuscrits de 1936-1949), traduction  de Françoise Dastur et al., Paris, Gallimard, 2004, partie I, §131, pp. 88-89.

[5] Emmanuel Levinas, Éthique et Infini. Dialogues avec Philippe Nemo (1e éd. : 1982), Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 84.

Lutte Ouvrière : émancipation et domination dans une organisation politique. Éléments d’auto-analyse coopérative et critique

Retranscription du séminaire ETAPE n° 24, « Apports et écueils pour l’émancipation d’une expérience militante : dialogue réflexif sur Lutte Ouvrière », 27 janvier 2017

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Le texte qui suit constitue un document exceptionnel d’autoanalyse coopérative et critique de pratiques militantes, issu du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE. C’est une démarche fort rare. Il porte sur le cas de l’organisation politique Lutte Ouvrière, par quatre anciens membres de ce groupe et une sympathisante actuelle. Bien qu’il s’agisse d’un groupe trotskiste aux références théoriques éloignées des anarchistes, cet effort de distanciation proprement libertaire intéressera les anarchistes et bien au-delà, c’est-à-dire tous ceux qui se préoccupent des écueils autoritaires et des limites oligarchiques des formes organisationnelles existantes se réclamant pourtant de l’émancipation.

La rédaction de Grand Angle

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Contexte

Hervé, Ivan, José et Silien Larios (auteur du roman L’usine des cadavres. Ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris, Les Éditions libertaires, 2013) ont été militants à Lutte Ouvrière (LO) et ne le sont plus depuis plusieurs années. Ils ont eu des liens croisés et se sont retrouvés dans le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) animé par Philippe Corcuff et Wil Saver. Ce séminaire réunit des savoirs académiques et militants dans la perspective d’éclaircir les enjeux politiques et sociaux autour de l’émancipation. Jeanne est, quant à elle, une jeune et récente sympathisante de LO. Ivan Sainsaulieu et Philippe Corcuff ont pris l’initiative, dans ce cadre, de monter une séance pour faire parler et réfléchir sur leur expérience les quatre anciens et la jeune sympathisante de LO.

Introduction à la séance

Philippe Corcuff ouvre la séance en indiquant qu’il s’agit de mieux cerner, autour de la question de l’émancipation, comment LO favorise ou empêche l’émancipation. Chacun des cinq protagonistes principaux de la séance présentera son parcours, avant d’engager une discussion plus transversale avec la salle, reposant sur ces expériences pratiques. Il s’agit de la seule séance enregistrée du séminaire ETAPE, l’objectif est de nourrir une discussion sur le site Grand Angle.

I – CINQ TRANCHES DE VIE

1) José Chatroussat, 72 ans, 32 ans à LO, traducteur

José Chatroussat. J’ai milité 32 ans à LO. Quand j’ai rejoint Voix Ouvrière en 1965, j’étais passé par la Fédération anarchiste. On cherchait le groupe Socialisme ou Barbarie1, mais comme il apparaissait en perte de vitesse, on s’est rabattu sur Voix Ouvrière2. On se disait qu’ils avaient des déformations bureaucratiques mais qu’on verrait bien. J’étais plutôt très convaincu de positions conseillistes. J’habitais sur Rouen et le groupe n’existant pas on a créé le groupe, sur le conseil des anciens, mais la moyenne d’âge était de 25 ans. J’avais lu beaucoup de choses avant. On a vécu mai 68 joyeusement et toute cette période était dynamique. Il y avait aussi beaucoup d’affrontements avec les staliniens. J’ai fait quelques séjours à l’hôpital grâce aux camarades staliniens… Il y a eu aussi la visite du groupe de Madelin à la fac de Rouen, bref c’était une période agitée, dans laquelle VO faisait de très bonnes analyses, il y avait des choses qui nous déplaisaient, mais dans l’ensemble ça nous plaisait. En 68 on faisait ce qu’on voulait, Paris était loin, les consignes… bof. Mais en 1971-72 il y a une tentative de reprise en main, et il y a eu du tiraillage. Ceci dit, on ne voyait pas quoi faire d’autre… Et puis on avait développé tout un secteur ouvrier, hospitalier et administratif, une vingtaine de bulletins.

En tant que représentant rouennais, j’ai assisté pendant 20 ans aux réunions du comité exécutif (CE) de LO, donc ça c’est bon, je connais (rires dans la salle) ! C’est une position spéciale, on voit un contraste incroyable entre le vécu sur le terrain et la manière dont ça se passe au CE. J’insiste pas. La grosse cassure s’est passée plus tard, il y a eu des crises avortées. En 1995, j’ai constaté que LO n’était pas à la hauteur des enjeux. Dans ma tête, je me suis dit que c’était foutu, qu’on n’arriverait pas à changer cette organisation en saisissant les opportunités. Restait à savoir comment faire. J’ai ouvert la bagarre en 1996. J’ai eu la pression. Exclu du CE, j’ai été exclu ensuite du Comité central puis on a tous été virés, le groupe rouennais et le groupe bordelais, environ 120 militants. Ensuite on a continué sous le nom de Voix des travailleurs (VDT) mais on reproduisait le schéma de LO de façon caricaturale. Il y avait le projet de rentrer à la LCR mais sur des bases qui ne me convenaient pas. Entre temps, le stress accumulé m’a valu quelques problèmes de santé, une péritonite aigue opérée en urgence lors de l’exclusion de LO. J’ai failli y rester, puis, en 1999, un break down. J’ai rompu avec VDT en novembre 1999. J’ai rompu avec toutes ces organisations, je n’ai pas cru non plus au lancement du NPA. Depuis j’ai fait différentes activités, participé à la revue Carré Rouge, et à la revue Variations, je continue de faire des traductions, comme celles de John Holloway.

Dans la salle, un militant dit ne pas comprendre la position de LO lors de la grève des cheminots de l’hiver 1986-1987.

Hervé : Il me semble que c’est l’histoire de la coordination intercatégorielle, menée par LO et l’UTCL3 ensemble. C’est l’époque où j’ai rejoint LO, et la coordination des agents de conduit, plus corporatiste, était plutôt menée par la LCR. Moi j’étais plutôt anar, j’ai assisté à une réunion de l’OCL, où un camarade, au grand damne des camarades de l’OCL dit « je milite avec LO et je n’ai rien à leur reprocher durant cette grève des cheminots ». Et moi qui étais plutôt d’obédience anar, j’étais en train d’être gagné par LO, je me posais des questions, et ça a renforcé mes convictions pour rejoindre à l’époque LO, lors donc la grève avec Daniel Vitry, figure de la coordination intercatégorielle.

2) Hervé, 53 ans, 20 ans de militantisme à LO,

Maître de conférences en psychologie et militant syndical à Sud Education

Hervé : Oui, oui, et donc j’étais à une réunion de l’UTCL. Je voulais voir les contradictions de LO, je discutais avec un camarade de LO et ce qui était drôle, c’est que celui qui menait la réunion disait « je suis désolé les gars, mais LO et nous on marche main dans la main parce que j’ai rien à reprocher aux camarades trotskystes ».

Philippe : Du coup tu peux peut être poursuivre ?

Hervé : Moi, j’ai connu LO en 1986, je finissais mes études, j’avais 23 ans. En fait, je suis un de ces camarades gagnés un peu sur le tard. J’ai été un militant de base, intégré dans l’organisation, j’ai cautionné l’exclusion de Nestor (Ivan), et quand VDT s’est créé, je les ai exclu : « c’est quand même incroyable que des dirigeants n’osent pas dire leurs divergences, les salauds ! » J’ai donc voté l’exclusion de José. J’étais un bon petit soldat.

1995 a quand même été pour moi, particulier, car on a éclaté, avec les 5% d’Arlette. Le discours officiel étant « on ne peut rien faire les camarades, la période n’est pas pour nous, 5% c’est pas assez ». Et moi j’étais de ces jeunes camarades venus de l’extérieur, on était jeunes, LO n’a rien fait durant cette grève ! On ne nous a donné aucun boulot militant, on avait envie de faire des choses, on allait aux manifs, on allait voir les copains, moi je me suis invité à des AG de cheminots parce que j’y avais des potes, mais on était en absence de discussion et t’oses pas le dire. Parce que LO, c’est pas que t’es pas d’accord, c’est que t’as pas compris, tu n’as pas le droit de dire que tu n’es pas d’accord. Quand j’ai commencé à dire que je n’étais pas d’accord, là c’était le début de la fin.

J’ai milité à Paris jusqu’en 2001 puis j’ai été à Nantes pour des raisons personnelles, je suis arrivé à Nantes, qui était la caricature de LO.

En 2006, éclate la grève du CPE (Contrat Première Embauche), là je faisais le boulot vers les lycées, les étudiants, y’a une grève, y’avait des AG de 5000 étudiants ! Ils pouvaient même plus tenir dans les amphis, ils occupaient un gymnase pour faire leur AG. A cette époque-là, j’étais militant 100 % car au chômage, et j’entendais dire dans ma cellule de LO : « les petits bourgeois qui tapent sur des tambours on connait, il ne se passe rien ! ». Et moi je leur disais « attendez les camarades (rires), j’étais toute la journée à la fac, j’ai discuté de politique, de communisme, de la révolution » et on me disait que j’étais « gauchiste ».

Donc j’ai fait un bilan du CPE par écrit que j’ai donné au responsable de cellule, en revenant sur ce que j’avais fait, j’avais gagné des gens à LO, je faisais deux cours marxistes sur deux facs différentes suite à ça, donc j’ai fait le bilan, et je ne comprends pas pourquoi j’étais le seul camarade de LO. Et là, j’ai signé mon arrêt de mort politique. A l’époque, le responsable du secteur grand ouest, qui va de Saint Brieux jusqu’à Tours, était mon responsable de cellule et il en avait parlé « aux camarades » (c’est-à-dire à Hardy4) et « ils n’avaient pas du tout apprécié mon texte ». J’ai dû faire mon autocritique devant ma cellule, sur le texte que j’avais écrit. En gros je disais que LO méprisait les jeunes. Ce que je n’ai pas compris, c’est qu’à partir de ce moment-là, le responsable de la cellule s’est positionné contre moi et ce camarade m’a savonné la planche, tout était prétexte, mais ça je ne m’en suis rendu compte qu’après.

Y’a eu la campagne de 2007. Je ne sais pas si les camarades s’en souviennent, mais la campagne d’Arlette Laguiller en 2007, a été une horreur, les affiches, ce que Arlette a dit durant cette campagne, c’était l’antithèse de ce que LO avait toujours dit, c’était d’une niaiserie ! Les affiches disaient « gauche molle, gauche dure » donc on se rapprochait des slogans de la LCR comme « 100% à gauche ». C’est moi qui m’occupait du matériel et quand j’ai ouvert et que j’ai vu les affiches j’ai dit : « C’est pas possible, on va pas coller ça ». On a collé ça !

Et la campagne de 2007, la première qui a appelé a voté Ségolène Royal, c’est Arlette Laguiller, le soir du premier tour, à 20h, habillée en blanc en plus, elle a tout de suite appelé à voter Royal et moi j’ai osé dire que j’étais pas convaincu. Donc là, AG de section, tous les camarades se réunissent et là, je m’en prends plein la gueule, « gauchiste ». Donc il y avait un doute.

Immédiatement après, on nous réunit en septembre 2007, pour nous dire que, pour sauver l’organisation, on allait devoir s’allier parce que Arlette Laguiller allait disparaître, qu’il fallait qu’on ait des Arlette locales pour concurrencer Olivier Besancenot, donc des élus locaux qui puissent faire parler de nos idées dans la presse locale. On s’allie avec qui on peut pour avoir des élus. Y’aura trois semaines de campagne, tout le monde s’en foutra après… Le soir, bouffe de congrès, comme on dit, tous les camarades sont là, et moi je dis «  je ne suis pas complètement convaincu ». Mais si Hardy a dit qu’il fallait s’allier avec le PS, alors tous les camarades suivent. C’était l’antithèse de ce que LO avait toujours dit. On reprend les arguments du PC, ce que LO a toujours critiqué. Là j’ai essayé de discuter, mais c’était en fait impossible et j’ai quitté LO à ce moment-là, et j’ai rejoint la Fraction5 en 2008, mais ça a vite pété entre moi et eux parce que la Fraction c’est la caricature de LO. J’ai rejoint le NPA, c’est là que j’ai croisé Philippe dans le petit réseau libertaire du NPA, et quand le NPA a décidé d’aller aux élections en 2012, j’ai dit stop. J’ai dit non à l’électoralisme trotskyste qui prend trop d’énergie. J’ai donc tout coupé, mais c’est grâce à des gens comme José, honnêtement, José Chatroussat est important pour moi, c’est à travers toi, que j’ai découvert, dans ma recherche des gens comme Holloway, au travers de ce que tu écris, ça m’a permis d’aller fouiller ailleurs.

Aujourd’hui je suis auto-militant politique sur des bases anarcho-communistes, je ne sais pas comment dire.

Ivan : Auto-militant, ça je ne connaissais pas… (rires). Non, non, mais je respecte, faut trouver des inventions hein, vu la situation (rires) !

3) Ivan, 51 ans, 17 ans de militantisme à LO, professeur de sociologie à l’Université de Lille 1 – IUT A

Ivan : J’ai commencé à militer en 1983, j’étais au lycée Henri-IV à Paris, de parents de gauche assez engagés. Mon père avait dirigé la section du 13eme arrondissement au PSU. Ma mère avait eu des engagements à la CFDT, dans l’aide psychanalytique aux jeunes (BAPU), puis dans le milieu associatif. J’étais de gauche, mais pas aussi marxiste que LO : je me souviens de ma première question au cours de LO (j’avais 17 ans) : « vous parlez des ouvriers mais c’est quoi les ouvriers ? ». J’ai eu des activités de recrutement dans la jeunesse, on faisait des groupes de jeunes, on organisait des cours marxistes à Henri-IV et ailleurs. J’ai développé un groupe de jeunes étudiants aussi à Rennes, et même à Berlin. J’étais spécialisé dans le recrutement, mais, paradoxalement, si LO y consacre beaucoup de forces, c’est pas une super situation pour l’intégration dans LO. Par définition, on est orientés vers l’extérieur et moins sous le contrôle interne. Or, on était plus apprécié pour sa capacité à être docile que pour sa capacité à construire.

Première exclusion de LO : « T’es trotskiste mais pas de chez nous »

Cinq ans après mon enrôlement à LO, j’ai commencé à critiquer le fonctionnement. J’ai écrit un texte interne (un « bulletin intérieur ») dans lequel je critiquais le manque de débat contradictoire et d’initiative des jeunes « extérieurs » (ou intellos). Par exemple, après avoir recruté pas mal de jeunes lycéens, on échouait à trouver des jeunes travailleurs. Du coup, il me semblait normal voire souhaitable qu’on fasse une commission entre recruteurs pour proposer des idées. Mais en fait on ne pouvait rien proposer, la politique n’était pas de notre ressort. La parenthèse de l’armée en 1989 m’a permis de réfléchir, loin de la pression du groupe. A mon retour, ils m’ont viré au bout d’un moment parce que je critiquais le fonctionnement, avec le prétexte d’un grave manquement au service d’ordre (SO) : « On peut pas faire confiance à ce camarade ». En réalité, quand on commence à douter et que l’on veut davantage de droit à l’initiative, on se met forcément en dehors des clous, dans une telle organisation. D’ailleurs le chef du SO le savait bien. On m’a donc mis à pied puis on ne m’a jamais réintégré. Si cela se trouve, je suis encore juridiquement membre ! Mais à ma demande d’explication, on m’a répondu : « t’es trotskiste mais pas de chez nous ».

Construction d’un groupe et seconde exclusion, de la Fraction-L’Étincelle

Alors j’ai dit que cette réponse ne me satisfaisait pas et que j’allais essayer de trouver des réponses par moi-même, en militant de mon côté. J’ai fait un groupe de jeunes entre temps, pendant 3 ou 4 ans (groupe Istrati) et puis ensuite on s’est rapproché de la Fraction-L’Étincelle. Ils étaient trop contents de trouver du sang neuf, une bande de jeunes parce qu’ils avaient eux aussi été mis au ban de l’organisation. Et quand on est mal vu à LO, on se retrouve tout seuls et tout nus ! Alors la Fraction nous a accueilli à bras ouverts, vu qu’ils étaient 40-50 assez atteints par leur mis au ban et nous on leur apportait 30 jeunes… Ils nous ont associé à la direction de la Fraction. Et puis une fois qu’ils ont digéré les jeunes, ils m’ont viré. Le prétexte a d’ailleurs changé, ils ont commencé par dire que j’avais parlé à des sympathisants de choses internes, mais comme un vieux militant de boite s’est solidarisé, ils ont laissé tomber ce grief. Ils en ont trouvé un autre quand je me suis engueulé avec une militante, que j’ai poussée dans un geste d’énervement. Le grand chef a dit que c’était le procédé classique des staliniens… Moi, après une phase d’intégration et de collaboration, j’étais à nouveau mal à l’aise devant la reproduction du moule LO qui se dessinait et eux ils pensaient donner des gages de conformité à LO en virant le vilain petit canard dont LO ne voulait plus.

Dans la Fraction, on avait formé une opposition avec deux copains ouvriers, Nesca et Granier, dans le but explicite de ne pas reproduire LO et de saisir l’occasion qui se présentait après 1995 pour faire un regroupement politique différent avec des bouts de la LCR et de VDT, qui avait été viré de LO (cf. récit de José). On s’est vite retrouvés isolés. Les réunions de direction du vendredi soir étaient devenues un enfer, comme celles du CE de LO. On ressortait tout pâles, et Granier avait coutume de dire : « il faut manger de la salade et boire de l’eau fraîche ! ». Mon exclusion a eu lieu en public, en AG, à main levée (60 pour, 10 contre, 5 abstentions, de mémoire).

Ce qui m’a le plus frappé, ça été l’attitude d’une jeune militante, J, que j’avais recrutée au lycée et avec qui on s’était défoncés comme rarement je ne l’avais fait, durant un mouvement lycéen. Elle avait été un peu médiatisée. Pour voter mon exclusion, elle s’est balancée sur sa chaise, de façon à se cacher derrière quelqu’un, pour que je ne la voie pas… Ensuite, quand je lui ai demandé pourquoi elle m’avait viré, elle m’a dit : « pour intégrer le groupe ». Il y a un conformisme assez fort dans ces groupes. Cela dit, les efforts de conformité avec LO n’ont pas vraiment réussi à la Fraction, car LO a fini par les virer aussi, collectivement. Et la plupart des jeunes sont partis – mais après en avoir trouvé d’autres, ce qui fait que le turn over est compensé par les nouveaux remplaçants, comme à LO.

Après, j’en ai eu marre de cette matrice organisationnelle devenue artificielle, souvenir lointain du léninisme. Ce qui m’importait, c’était de saisir les occasions, d’être réactif. C’est ce que j’ai essayé de montrer avec le groupe que j’ai créé, que l’on pouvait se construire en tirant partie des occasions (on a fait de l’entrisme à la JC et au PCF, on a aidé Droit au logement…), alors même que la situation n’était pas favorable (d’après eux-mêmes). C’est toujours un peu ce que je fais, en essayant d’être réactif aux opportunités d’action qui se présentent. Je suis militant d’occasion(s)… ! D’ailleurs c’était ce qui était proposé à l’origine, je me souviens encore de Hardy qui disait : « notre sport, c’est le vol à voile dans la tempête ! ». Au lieu de cela, on a bien ramé !

4) Silien, 47 ans, 4 ans de militantisme à LO, 12 ans dans sa succursale

(Fraction L’Étincelle de LO), ouvrier et écrivain

A propos de l’exclusion d’Ivan, ce qui suit, prouve le pas net de l’entreprise. A la dernière Fête de l’huma où j’ai mis les pieds, vers 2009, je dirais, au détour d’une allée, avec Ivan, nous tombons sur un ancien militant de la Fraction L’Étincelle. Le zigue va tout droit adhéré au PCF de sa ville, Alès. Tout indisposé, il se justifie. On lui a rien demandé. Ses explications rapport à l’exclusion d’Ivan, tout aussi tortueuses. Après des tours et détours, il finit par sortir : « C’était un emmerdeur, cherchant toujours la petite bête ! »

Prisonnier d’un rituel

Je suis rentré à Lutte Ouvrière en 1992. Rentré entre guillemets. Jamais intégré. Sympathisant pour parler avec leurs termes. Très vite, l’entité te montre qu’il y a hiérarchie entre les individus. Liaisons, liaisons évolutives, non évolutives, sympathisant, bon mauvais, très bon, militant… sont leurs jargons. Même en restant à la périphérie, ces appellations arrivent à tes oreilles, au détour d’une activité militante. Faut pas chercher bien loin, pour voir ce qui tourne pas rond là-dedans. Très vite on voit, il y a des trucs qu’ils cachent. Ils disent pas tout à tout le monde. Je voyais ça au rendez-vous au café avec La camarade. Pour être formé au trotskisme que j’y allais au café. Tu contestes, tu te trouves très vite à la marge. Tes dires sont notés. Être ouvrier chez Citroën Aulnay sert à rien. L’envie de se battre contre un patron de choc, pas plus. Au lieu de cela, mon activité militante pendant quatre ans : aller jouer au billard, voir des navets au cinéma pour gagner du monde au trotskisme. Le tout encadré par des jeunes militants étudiants. Point culminant de la semaine, la vente du journal au marché du dimanche matin. Le tout orchestré par les rendez-vous hebdomadaires avec La Camarade au café.

Un jour, un militant de la Fraction vient me voir : « T’as raison d’être contestataire ! »… Je me dis : Voilà, la porte tant cherchée pour me battre contre mon patron !… A ce moment, le rituel évolue, en plus des activités Lutte Ouvrière, je vois clandestinement un dissident.

D’un rituel à l’autre

A la Fraction, très vite, je constate idem que ça tourne pas très rond non plus. Ils veulent pas jouer franc jeu. Ça éclaire : « Ne dis pas que tu nous vois ! Essaye de leur gagner du monde ! »… Malgré tout, on parlait tant du sésame : Être intégré ! Être un vrai militant !… Banco, je rentre à la Fraction. Ça finit par se savoir chez Lutte Ouvrière, malgré les précautions imposées par Mody. Quatre années de camaraderie militante rayées d’un trait de plume. Mes anciens camarades, me connaissent plus. Hardy fera même passer un mot pour qu’ils ne m’adressent plus la parole à Aulnay.

La Fraction, c’est la caricature en pire de Lutte Ouvrière. Je vois déjà que ça va pas là-dedans non plus. J’étais pas grande gueule. Pas l’aisance pour parler en public. Incapable de prendre la parole dans une réunion où il y a du monde. Impressionné. Les réunions sont animées par un trio, je découvre : Nesca, Bill (Granier), Ivan. Un drôle de trio. Infernal pour la direction de La Fraction L’Étincelle. Pour moi, leurs dires sont des plus intéressants. Largement plus que celui des autres. Je dis ça, dans l’une de mes premières réunions de cellule. Que n’ai-je pas dis là …

Le Trio infernal

La Fraction L’Étincelle, c’est comme le reste du trotskisme. Du micro stalinisme. Bill (Granier), Ivan, Nesca proposaient une autre politique vis-à-vis des sections exclues de Rouen et Bordeaux. Faire un nouveau parti d’égal à égal. L’élite des gérontocrates : Illy, Flores, Zara, Oba, Romain, Fanny, Mody, Ropa… voyaient les choses autrement. Leurs ambitions, refaire Lutte Ouvrière en plus petit. Convaincre des militants exclus de continuer, de quémander envers les liquidateurs une réintégration, ça relève de la folie pure. Ils en avaient soupé. Le terme est faible. Une exclusion, c’est un traumatisme très grave, traumatisme pouvant mener loin…

La fusion entre les deux entités ne pouvait pas se faire. De la mauvaise politique des gérontocrates, c’est Bill, Ivan et Nesca qui ont payé la note. Harcèlement jusqu’à départ pour Bill et Nesca. Exclusion pour Ivan. Un jour Nesca m’a déclaré à titre privé : « Après chaque AG, j’étais vidé ! La vie des sectes c’est fini pour moi !… ». Il a quand même rejoint le NPA à Besançon.

Alain Delon à dit un jour : « Je rends hommage à Jean Gabin où je veux et quand je veux ! »… A Bill dirigeant de plusieurs grèves chez Renault, qui a quitté le PCF pour rentrer chez les trotskistes, je rends hommage quand je veux et où je veux. Quitter le parti (PCF), ça voulait dire quelque chose. Voir comment les trotskistes de tout bord l’ont traité, j’en suis toujours révolté, meurtri… Une des causes principales faisant que je peux plus blairer les trotskistes vient de là. Je rends hommage à Ivan pour le texte qu’il a dit aux funérailles de Bill (en annexe). Les hypocrites étaient remis à leurs places. Les dirigeants de la Fraction L’Étincelle ne sont jamais allés le voir pendant sa maladie. Ils le dénigraient auprès des jeunes. A cause de son charisme, fallait pas qu’il gagne en influence.

Bill n’était plus trotskiste à la fin de sa vie. J’affirme ici ne l’avoir jamais été. Avec Lutte Ouvrière je n’ai jamais adhéré à cette idéologie. Ma vie, La révolution trahie, c’est barbant, ça m’a jamais donné l’envie d’en lire une ligne de plus. Les mauvaises langues diront : « Il n’a rien compris ! » Il n’y a pas besoin de comprendre pour pas être d’accord !… Proustien, célinien, balzacien !… Ça oui. La Fraction, loin d’être étincelante, m’a jamais rien demandé là-dessus. Hommage lui soit rendu…

A propos de l’exclusion d’Ivan

Ivan a été exclu, par vote à main levée, en AG. J’ai levé la main contre son exclusion. Tout tremblant que j’ai voté contre. Sous les regards inquisiteurs électriques… J’avais peur de voter contre, ça veut tout dire. Mody avait briefé tous les camarades de sa cellule. Il a mis tout son poids pour faire voter l’exclusion d’Ivan. Je précise, c’était la cellule dont je franchissais les portes tous les dimanches… Dénigré Bill et d’autres… était aussi une des spécialités du bonhomme. Mes rapports avec lui, n’ont jamais été amicaux. Ils étaient cordiaux par obligation… Mody a jamais apprécié que je rapporte ça. Son image de sympa, ouvert en prenait un coup auprès des anars de Saint Ouen. A un vieux militant mao de ma ville, il trouve rien de mieux à dire : « C’est la Fraction L’Étincelle qui a obligé Lutte ouvrière à constituer un comité de grève à Aulnay !… » Pour avoir vu sa constitution dans les trois grèves, je réplique : « C’est un affabulateur, les propositions fractionnaires tombaient comme un cheveu dans la soupe. Le comité, c’était dans leurs cartons pour manipuler les ouvriers !… » .

Inutile de préciser : les autres gérontocrates ont fait pareil dans les autres cellules pour faire exclure Ivan… Ironie du sort, J, qui a sûrement voté pour s’intégrer à un groupe : pendant tout son séjour à la Fraction L’Étincelle, Ropa, chantre du futur site Matière et révolution, n’a cessé de lui pourrir la vie : « C’est une petite-bourgeoise ! »…

L’éternel retour

A la Fraction, j’ai tenu jusqu’à 2008. Toute exclusion ou départ est forcément politique. Ils veulent faire croire le contraire. En culpabilisant, dénigrant le militant qui part ou est viré. Tout procès politique est perdu d’avance par l’accusé. Ils connaissent les procès de Moscou sur le bout des doigts. Pour eux, c’est dans un dé à coudre. C’est l’une de leur spécialité. Ils ont un appareil pour ça… Appareil renouvelé au gré des départs compensés par des arrivées. L’entreprise de lavage de cerveau est présente avant, pendant, après… Le devenir psychologique des partants, le cadet de leurs soucis : « C’est des petits-bourgeois ! »… La meilleure, c’est que ces clanculs ! Cires pompes Lutte Ouvrière !… viennent dire, après tout ce que je leur ai balancé dans les réunions, que je ne suis pas parti sur des bases politiques !… Que j’ai jamais mentionné qui je voyais à l’extérieur de la secte !… Les camarades qui sont partis, sans rien dire, sont des victimes aussi. J’ai toujours une pensée pour eux. Même pour ceux cachant leurs divergences… Le leitmotiv des dirigeants trotskiste après le départ : « On découvre qui c‘était ! »… se passe de commentaires.

Dernière citation

En quittant la Fraction L’Étincelle, la dernière phrase de Mody : « Tu vas te retrouver tout seul ! »… Où est l’émancipation là-dedans ? Paradoxe, depuis mon départ, une fois les messages stéréotypés abandonnés, créant des barrières, car débités sans écouter l’autre, je connais beaucoup de monde. Tous milieux confondus, des portes se sont ouvertes. La vie est vue autrement. J’écris…

5) Jeanne, 29 ans, 5 ans à LO, au chômage

Alors moi je pense que je vais avoir un discours un peu différent de ce qu’on a entendu précédemment. Déjà, je fréquente toujours Lutte Ouvrière, mais disons que j’ai un statut vraiment particulier, je ne suis pas capable de vous dire si je suis militante, sympathisante (rires dans la salle), je ne sais pas vraiment ce que je suis et je pense que c’est déjà un truc à analyser.

Un statut particulier

En écoutant les interventions, je me souviens petit à petit, de comment j’ai rencontré LO. En fait, j’étais lycéenne à Paris, et y’avait un jeune qui venait souvent devant le lycée distribuer des tracts et avec qui je discutais souvent, je discutais avec lui pendant des heures de politique, mais il ne m’a jamais dit clairement, à quelle organisation il appartenait. Grâce à lui, j’ai commencé à lire et à m’intéresser de plus en plus à la politique. Ensuite je me suis inscrite à la fac, et je suis sortie avec un militant de LO de longue date et il me parlait déjà de toutes les critiques que vous venez de faire, sur le fait que c’était une secte, sur le fait qu’on pouvait pas les critiquer, mais moi je l’avais pas vraiment vécu donc je m’en rendais pas compte.

Avant tout une étudiante

Je me suis inscrite en socio, et pour mon sujet de mémoire j’ai décidé de travailler sur l’idée de révolution chez les militants révolutionnaires et c’est comme ça que j’ai rencontré LO, pas en tant que sympathisante, mais en tant qu’étudiante. Pour mon mémoire, j’ai dû faire des entretiens avec des militants du NPA, de LO, du POI et les anarchistes de AL et FA et unanimement, les camarades que je fréquentais me disaient que j’arriverais jamais à pouvoir faire des entretiens avec des militants de LO et puis même si j’y arrivais, ils me feraient un discours tout fait et me diraient ce que je voulais entendre…J’ai quand même tenté ma chance et j’ai contacté comme je l’ai fait pour toutes les orgas, via le site de LO, les responsables de deux arrondissements de Paris, j’ai eu des réponses négatives, mais aussi positives.

Alors effectivement, un des deux responsables d’arrondissement que j’ai rencontré, m’a posé plein de questions, croyait que j’étais journaliste, se méfiait beaucoup et me donnait des réponses lisses, globales, peu personnelles. Il me disait qu’il n’aimait pas les sociologues, quel était le métier de mes parents… (rires dans la salle), personne ne s’intéresse à LO, pourquoi je veux travailler là-dessus, c’est bizarre… J’ai tenté de le rassurer, en lui disant que j’avais des idées proches des leurs, mais que je ne connaissais pas assez et que justement, j’espérais mieux les connaître. Je me souviens qu’il m’avait demandé que je lui envoie les retranscriptions d’entretiens (je me souviens maintenant qu’une militante de la FA qui était d’ailleurs sociologue, m’avait demandé cela elle aussi). Je constatais donc qu’effectivement, ils étaient assez méfiants et fermés.

Des témoignages alarmants

Par la suite, j’ai rencontré des militants du NPA, notamment un, qui m’a beaucoup marqué, il avait été exclu de LO, c’était un ancien de la Fraction qui était chargé de TD à la fac. J’ai fait un de mes entretiens les plus longs avec lui, je m’en souviens parce qu’il s’est mis à pleurer, mais vraiment à chaudes larmes, en me parlant de son exclusion. Il avait exclu parce qu’il parlait trop, critiquait trop, posait trop de questions et remettait trop en cause ce qu’on lui disait notamment parce qu’il ne s’était pas identifié aux bons personnages lors des formations de lectures obligatoires (rires dans la salle), lui s’identifiait aux « méchants » on lui disait donc que c’était pas normal, qu’il se trompait, au bout d’un moment on lui a donc dit qu’il ne pourrait pas rentrer à LO et à donc il a été exclu. Il a rejoint la Fraction.

Les préjugés : du vrai et du faux

Du coup, avec tout ce que j’avais entendu sur LO, je n’étais plus assez neutre, j’avais perdu « la neutralité axiologique ». Il fallait que j’oublie tout cela, et que je me fie simplement aux entretiens et aux observations. Et c’est à ce moment-là, que j’ai réussi à obtenir un entretien avec un responsable d’arrondissement, et dès le premier entretien je me suis très vite entendue avec ce retraité. C’est pour ça que je pense avoir un rapport assez particulier avec LO, en tant qu’ancienne étudiante mais aussi personnellement, parce qu’en fait je n’ai découvert LO qu’à travers cette personne-là et maintenant c’est une personne dont je suis très proche. Évidemment, j’ai pu vite constater la gérontocratie, LO manque cruellement de jeunes, j’ai pu aussi remarquer l’uniformisation et la similitude, les ressemblances entre les militants, notamment chez les femmes.

Sympathisante, un statut privilégié ?

J’ai des amis à la Sorbonne, qui distribuent le journal de LO, à l’entrée de la bibliothèque, je leur demande s’ils vont à la fête de LO le week-end suivant, ils me répondent que oui, ils y seront, mais qu’ils ne pourront pas aller aux concerts, parce qu’ils seront de corvée de poubelles…Je leur demande donc depuis combien de temps ils militaient à LO, ils me répondent depuis 10 ans, et me retournent la question, à laquelle je réponds, depuis à peine deux ans, je leur dis que je trouve cela bizarre, puisque je serai moi-même chargée de tenir un stand à la fête, ce que je croyais réservé aux vieux militants. Moi-même étonnée, je comprends vite que j’ai ce privilège car je suis amie avec un militant important du parti. Je voyais bien que j’avais le droit à un traitement de faveur…

Une relation sincère ?

En fait, ce que je me demande maintenant, et ce qui est un peu difficile pour moi à envisager, c’est si cette amitié a été et est sincère, du coup, je suis dans une espèce de dissonance cognitive. J’ai des doutes quant aux intentions de mon ami. Cette amitié est-elle vraie ou est-ce qu’au fond c’est pour me faire rentrer dans le parti, pour garder un œil sur moi parce que cette personne sait que j’ai fait un mémoire sur les organisations anticapitalistes, puis que j’ai commencé une thèse, depuis arrêtée, je sais pas trop… J’ai déjà pu assister donc à des réunions, des discussions avec des militants de LO, des préparations de meeting, mais c’était toujours en tant que thésarde, même s’il ne me présentait pas comme ça aux autres camarades que je rencontrais.

Pendant un moment j’ai complètement arrêté de les fréquenter, j’étais plus proche du NPA, mais pour des raisons d’affinités personnelles, de liens ou même d’ambiance j’ai toujours préféré mes liens avec LO bien que je ne partage pas toutes leurs idées mais plus celles de la FA et du NPA. Même en ayant arrêté ma thèse, ce que mon ami sait, je continue toujours à les voir, le voir lui, avoir quelques privilèges parfois. Je n’ai pas d’activités et de militantisme réguliers, je leur donne un coup de main de temps en temps, sans qu’on me demande de rendre des comptes sur quoi que ce soit.

II – DISCUSSION THÉMATIQUE

La liberté des sympathisants

Ivan : Voilà, y’a des poches comme ça. Ce militant, il ferme un peu les yeux sur ton cas, parce que ça lui permet d’exister en dehors de son quotidien militant, y’a des zones comme ça, de liberté, et même, bien souvent, une schizophrénie, chez des militants qui d’un côté sont des purs et durs, et de l’autre… ils s’éclatent, j’ai vu des gens de la génération un peu avant moi, qui étaient d’un côté, des soixante-huitards accomplis, par exemple, Arlette, elle avait des tonnes de petits copains, enfin une vie pas du tout monacale, mais à côté de ça elle pouvait incarner l’autorité la plus austère quoi !

Hervé : Ce camarade n’est plus tout jeune, et LO c’est complètement déprimant. Moi quand j’ai quitté LO, l’idée c’était, « on va crever » donc les camarades de cette génération-là, tiennent, mais ils ont besoin d’une bouffée d’air, ils ont besoin de s’aérer, mais sans être en confrontation avec l’orga. A partir du moment où quelqu’un est sympathisant à LO, il n’est plus évolutif, donc de ce fait le camarade qui l’a en charge fait un peu ce qu’il veut, car il n’y a, plus de contrôle de l’organisation. Quand il a une relation évolutive, la cellule fait gaffe, demande des comptes. Comme sympathisante, tu es un peu devenue la chasse gardée du vieux camarade. Beaucoup ont trois, quatre sympathisants à gérer, ça leur donne de l’air. Ils vont à des concerts ensemble, des choses que LO interdirait, mais là, en fait c’est leur manière de respirer en dehors du parti. Et je suppose que la relation, elle est sincère avec toi. Cette personne a besoin de ces bouffées d’air tout en ayant un rapport politique, on se voit dans des cafés, en mélangeant discussions politiques et vie personnelle. J’ai partagé ma vie pendant longtemps avec une sympathisante LO, qui était donc non évolutive qui était en liaison avec une militante, ça discutait de tout sauf de politique au final. En voyant les sympathisants, ça leurs permet de respirer, la vie elle est là ! C’est compliqué pour eux, parce que c’est à la fois sincère, tout en étant dans un cadre dit « militant ».

Entrer et sortir

La salle : Vous critiquez forcément pour expliquer votre départ, mais pourquoi vous êtes entrés et restés ?

Silien : Je suis resté pour avoir un soutien à PSA Aulnay. Problème de taille, mon boulot de boite était uniquement axé sur le recrutement de collègues de travail ! Secte Moon quand tu nous tiens !

Ivan : Pour ne pas se trouver tout seul après LO, il faut pouvoir bénéficier de l’aide « d’ambulances », notamment d’ex-militants qui s’occupent des ex-militants. Et puis il y a des événements comme la grève, ou le fait d’écrire un bouquin, qui permettent de faire de nouvelles rencontres.

En rentrant dans LO on a un élargissement des horizons, sur l’histoire internationale. Une fois que le carburant est emmagasiné, il ne s’évapore pas comme cela. Donc on dure. Et puis il y a la crainte de se retrouver tout seul, vu que l’on a tout mis dans un seul panier. Même si, justement, ceux qui partent en ont aussi les moyens : moi j’avais par exemple comme ami-e-s des sympathisants pas totalement inféodés, je venais d’un autre milieu politique et j’avais des contacts avec la LCR.

Hervé : Quand je voyais les autres groupes après 1986, les seuls qui ont discuté politique avec moi c’était LO. Ça t’ouvre. Tu découvres une cohérence et tu as une ouverture sur le monde. Après toi, manipuler les concepts, tu n’as pas le droit. Tu dois rester un technicien de la révolution. Qui tu es toi pour avoir des idées nouvelles. Marx et Trotsky ont inventé des choses dans une période révolutionnaire, maintenant il se passe rien. Et puis il y a la pression du groupe, tu es entouré par un groupe dont tu partages la vie, les vacances, tout. Après la phase d’enthousiasme tu as la phase où tu t’accroches. Durant le CPE je chialais tous les soirs : « ils sont devenus fous ! »

José : Moi j’avais vraiment comparé tous les groupes dans ces années-là, et VO avait les meilleures analyses. Avec Hélène, ma compagne, on ne voyait pas les choses comme les anars du coin, qui restaient entre eux. A LO, il y avait des grandes gueules, il y avait Vic6, qui envoyait balader Hardy. LO était les seuls à vouloir s’imposer aux staliniens. Le stalinisme c’est un barrage mais on ne va pas s’arrêter. Il y avait des incidents partout, devant Berliet ou Rhône Poulenc. Les idées de LO étaient raccord avec les ouvriers. La belle formule de Hardy indiquait que LO voulait jouer un rôle : il fallait « saisir les événements par les cheveux ». Jusqu’en 78, après ça a changé. Mais on avait plein d’activités et de liens créés au travers ces activités. Il y avait aussi la volonté de mettre en avant les femmes. On bossait sérieusement pour les exposés publics, on faisait des recherches. Par contre, au CE c’était des psychodrames terribles. Et, avec la création de la Fraction, l’ambiance était devenue irrespirable. Du coup, je laissais les sympathisants à l’extérieur pour ne pas les intégrer : « ils sont très biens, on en reste là ».

Garder la cohérence empêche la diversité

Wil Saver : Je voudrais pointer le lien entre la doctrine, la formation, la cohérence, la discipline et le manque de démocratie. Une organisation disciplinée ne peut pas souffrir de divergences en son sein. Faire des propositions alternatives menace l’unité de l’organisation. Il y a fermeture de l’organisation pour éviter la contradiction. Par contre, moi j’aimais bien la sobriété des militants de LO, et je les respectais pour cela, ils étaient humbles. Ils ne fanfaronnaient pas.

Hervé : Dans ce cadre, il y a une vérité politique, scientifique. Elle est détenue par les camarades les plus compétents. Il y a une hiérarchie implicite et explicite. Tu n’as pas le droit d’être en désaccord : tu n’es pas en désaccord, tu n’as pas compris. Et puis le particularisme individuel est le résultat d’une pression petite-bourgeoise.

Est-ce que la domination dans LO était celle des petits-bourgeois sur les prolétaires ?

Patrick Bruneteaux : Je ressens une schizophrénie : on parle des classes, mais aussi des gens. On ne fait pas son auto-analyse. Est-ce que vous ressentiez une culpabilité d’être des petits-bourgeois quand vous l’étiez ?

Ivan : Ça dépasse l’analyse sociologique. Hardy ou le système d’Hardy mettait en cause tout un chacun : tu pouvais être complexé parce que tu n’étais pas un prolétaire ou bien tu pouvais être mis en cause parce que tu n’étais pas un intellectuel. J’ai entendu par exemple un militant ouvrier répondre à mes questions sur le fonctionnement : « Mais moi je sais pas, moi, c’est vous les intellectuels, les futurs Lénine et Trotsky ! ». Il y avait une distribution généralisée du complexe, une culture très élitiste et à certains moments elle était renforcée. Dans les années 80, le slogan officiel de recrutement de jeunes c’était : « Il faut trouver les meilleurs élèves des meilleures classes des meilleurs lycées ». Et d’ailleurs, pour défendre Hardy qui n’a pas fait que du mauvais dans cette histoire, je dirais que lui aussi avait une espèce d’humilité incroyable. Je me souviens de l’avoir vu pour la première fois dans une réunion interne à la Mutualité qui disait, en faisant le geste d’un espace avec ses bras, « Moi je ne suis pas un grand intello. Entre Trotsky et moi, il y a de la marge ! ». Il ne se considérait pas comme un grand intellectuel et au fond il n’en voulait pas autrement que comme des lieutenants fidèles. Ce refus de penser par soi-même, il se l’appliquait à lui-même. Il avait un acte de contrition permanent et il fallait que tout le monde le fasse aussi, il fallait fermer sa gueule devant les grands ancêtres.

D’ailleurs Barta7 avait aussi le culte des ancêtres : il y avait les gens de la IIIème Internationale, dont il était issu, c’était des gens sérieux et il y avait des petits-bourgeois occidentaux. Il faut quand même faire passer un peu de ce sérieux bolchevik qui vient de la Grande Révolution et qui risque de disparaître. En même temps, il avait une capacité d’analyse du monde. Et je dirais que ce que Barta avait comme rapport vis-à-vis de la transmission, Hardy l’avait encore plus et puis ses successeurs encore plus : une espèce de montée en puissance du rôle des ancêtres au fur et à mesure que les ancêtres disparaissaient ! Barta au moins a du s’autoriser à penser par lui-même parce que Trotsky avait disparu. Hardy a repris sa pensée, mais pour conserver sa pensée, car les grands éclairages avaient été donnés par Barta avant et il ne s’agissait pas d’innover. Pour donner un exemple, les cours marxistes qu’on faisait ils arrivaient rarement à mai 68 : à raison d’un par semaine et en commençant au Moyen Âge, c’était difficile !

Alors la question posée, c’est peut-être le rapport à la formation. Quand ça finit la formation ? A LO, cela ne finissait jamais. Les militants sont de plus en plus savants, ce sont des mémoires, ils ont tout lu, on peut les brancher sur n’importe quoi. Mais il n’y a pas d’actualisation de la pensée. Pour se lancer dans ce vaste monde qui n’est plus celui des ancêtres. La transmission c’est très bien, tu ne vas pas ignorer la culture, et lire trois lignes, mais cela doit s’arrêter. Les ingénieurs reçoivent une formation générale intensive, ça les marque à vie. Mais ça dure deux ans. Après, ils sont confrontés à la vraie vie et ils disent d’ailleurs souvent que cela n’a rien à voir avec ce qu’ils ont appris ! A LO, ça s’arrête jamais, on est toujours en présence d’un formateur, ou de gens à former. Ça n’a rien à voir avec la classe sociale, ça n’a rien à voir avec l’ancienneté. Je me suis souvent trouvé en situation de me faire briefer par des plus jeunes que moi. Je me souviens d’un petit gars qui débarquait, moi j’avais milité dix ans, et il m’expliquait sur un ton docte ce qu’il fallait faire dans les lycées. Parce qu’il était dans la ligne, donc moi j’étais une merde.

Hervé : Oui, le rapport à la tradition, Hardy répétait : « Il faut passer la coupe propre ».

L’art et la révolution

José : Oui mais le paradoxe, c’est que dans les topos, il ne fallait pas mettre des citations de Marx, Lénine ou Trotsky. Je me suis fait critiquer un article sur la tragédie grecque, avec une citation de Marx tirée des Grundrisse. Un petit groupe de militants zélés, dont Florès et Zara, sont venus m’engueuler sévèrement à la fin du CE « parce que cet article n’avait pas sa place dans notre journal ».

Silien : Le trotskisme n’a produit aucun écrivain, cinéaste, peintre, artiste digne de ce nom au XXème siècle. Le PC a eu ses artistes. L’art participe au rayonnement d’une idéologie. Le trotskisme en est incapable, il n’y a aucun roman trotskiste ! Il s’accapare les œuvres des autres, les romans des anars tant méprisés pour commencer. Leurs chanteurs aussi. Ils peuvent bien se dire révolutionnaires. La pensée unique les bloque. Toute production artistique ou politique n’avance qu’avec la recherche de nouvelles voies. Sans cette recherche, on n’évolue pas. Le monde évolue sans cesse. L’air du numérique commence à être dépassé. Eux, tellement supérieurs dans leurs têtes, imbu de leur idéologie… s’en rendent pas compte.

Hervé : Il y avait la volonté de donner un bagage général. Il y avait des stages romans aussi.

Irène Pereira : Il faudrait embaucher LO à l’Education Nationale !

Silien : Je serais resté à la Fraction je n’aurais jamais écrit une ligne. Tout texte est revu, il devient impersonnel. Le style qui en ressort est morne. Ils n’aiment pas les recherches formelles. Toute création stylistique se trouve ainsi tuée dans l’œuf. Même dans les feuilles d’usine, qui devraient être des ateliers d’écriture pour les ouvriers…  Je suis cinéphile, ils ne se sont jamais intéressés à ce que je pouvais dire sur le cinéma. Bill disait bien : « Pour eux, tu n’es qu’un ouvrier! »…  A présent, je parle souvent de cinéma avec des spécialistes. Beaucoup sont devenus mes amis…

Lutte Ouvrière aurait une fonction d’émancipation exclusive pour les masses, la bonne blague… Les anars de Saint Ouen que je fréquente souvent, font des cours de français. Ils essayent de faire lire beaucoup de défavorisés. « Chez Madeleine » est un lieu de valorisation de la culture (voir http://chezmadeleine93400.blogspot.com/). Les structures de droite doivent faire pareil. Les cathos, ils font lire les gens. A La Ferté-Gaucher dans ma lointaine enfance, la bibliothèque de la paroisse intégriste avait en même temps que des histoires de paysans ou chevaliers du Moyen Âge, les grands classiques en bibliothèque verte. Les auteurs de droite sont aussi émancipateurs, Balzac a écrit : « Je fais partie de l’opposition qui s’appelle la vie ». Une fois j’ai dit à Romain un militant historique de Lutte Ouvrière : « C’est pas Fanny qui m’a fait lire, c’est ma mère !… »

Patrick Bruneteaux : Il y a une culture autodidacte dans les milieux anars qu’on ne retrouve pas à LO, où au contraire on se réfère à la culture bourgeoise. De même, la prise de parole est plus longue à LO que chez les libertaires ! Zola a été évoqué comme un patrimoine minimal, ça me choque. Il y a plein de formes d’émancipation. Plein de gens qui vivent dans les squats, la biffe, la jungle pour la Martinique. Je trouve une espèce de condescendance des militants qui évoquent une pensée unique pour aller donner la becquée. Le prolétariat dans le monde est dans l’informel et dans la démerde au jour le jour. Il y a plein de lieux de créativité, on peut faire sans la grande culture, même s’il ne s’agit pas de la renier.

La force du lien social

Guy Lagrange : Je regrette de ne pas avoir de connaissances en psychologie de groupe. Je comprends bien l’attachement, mais il y a une sclérose sans volonté d’actualisation. En tant qu’anars, on disait : « On ne voit pas LO. On ne les connaît pas trop. Ils n’ont pas de volonté d’exister ? » Ca me dépasse.

Hervé : Tu intègres l’idée que tu es un petit soldat de la révolution. J’ai mis deux-trois ans après ma rupture avec LO à m’autoriser à avoir mes idées personnelles.

Ivan : Si tu mets tous tes œufs dans le même panier, tu es assez prisonnier des liens qui t’enchaînent. Je me souviens quand j’ai fait mon groupe à l’extérieur de LO, le groupe Istrati, j’ai dit à une copine : « Au fond vous êtes ma famille ». Je n’étais plus dans LO, mais je passais toutes mes journées à militer un peu comme on le faisait dans LO. Sauf qu’on avait davantage de marge d’initiative, on faisait ce qu’on voulait, avec le DAL, dans le PCF, ici et là, et donc c’était une possibilité d’élaboration tactique qu’on n’avait pas dans LO. Mais là où c’est pareil, c’est que si tu fais les mêmes activités tout le temps avec les mêmes personnes, tu vas être prisonnier. Ça me fait marrer, par exemple, les professeurs de sociologie qui parlent d’individualisme. Ce qui me plait pas dans cette idée, c’est de nier la force des liens sociaux qui les attache, parce qu’il faut voir comment certains professeurs prêchent l’individualisme, alors que c‘est tout un milieu de professeurs qui se voient souvent. On est tous dans un milieu social, plus ou moins riche, après on peut faire des cloisons étanches, peut-être qu’il faut cloisonner ses relations sociales entre elles, au boulot, la famille, les activités. Parce que nous on avait tout au même endroit et du coup si tu quittes tu perds tout et il faut tout recommencer.

Philippe Corcuff : C’est justement ce qu’un des pionniers de la sociologie allemande, Georg Simmel, a pensé sur l’individualisme. La différence entre la communauté rurale traditionnelle et la société urbaine moderne, c’est que les cercles sociaux s’élargissent, on ne vit plus sous le regard et le contrôle d’un petit milieu. Mais, en ce sens, l’individualisme, ce n’est pas l’absence de liens sociaux, c’est plutôt une configuration différente de liens sociaux.

Cependant, malgré vos critiques qui décryptent des procédures stabilisées de micro-domination, est-ce que l’apprentissage militant que permet LO n’est pas aussi, en tension avec l’autoritarisme interne, de manière plus atténuée en passant dans les mailles des contraintes, le vecteur d’une certaine émancipation ?

Ivan : Alors pour l’émancipation, je sépare la période de l’apprentissage de la suite, la formation et la déformation ! En période de stage, on avait une liberté de discussion. On était une bande de jeunes, avec une brochette de moniteurs expérimentés. Politiquement, ils ne craignaient rien. Mais nous on avait une ambiance de liberté de discussion extraordinaire. On lisait et on discutait toute la journée c’était super intéressant. Mais après on accède à une conscience personnelle. Si on a pu prendre la tangente à un moment, être dissident, ce n’est pas du fait de l’autonomie que nous a donné LO, c’est du fait de nos liens avec l’extérieur. Moi, par exemple, je passais mon temps à l’extérieur. Chaque fois que je convainquais quelqu’un, j’avais l’impression que je le perdais. En fait c’est qu’il lâchait ses arguments les plus forts, ses derniers arguments. Ce que je veux dire c’est que si on a pu prendre la tangente, c’est aussi parce qu’on était en contact avec d’autres milieux et d’autres choses.

Silien : Ceux qui m’ont conforté dans mon esprit de contradiction en plus des lectures non conventionnelles (Proust, Céline…), c’est Bill et Ivan. Boker dans une autre mesure. Les seules émancipations viennent d’eux. Pour les autres, des névroses qui me handicapent encore. Boker travaillait à Aulnay comme moi. Niveau syndical, je lui dois tout. Paradoxe de taille, Boker m’a appris à gueuler et à contester dans l’usine. A la Fraction L’Étincelle, c’était antinomique. Il gueulait à chaque débat important, après il se rangeait derrière les chefs. Un jour, il me dit : « Je vais partir ! C’est Bill qui a raison ! »… Je raconte ça à Bill, sa réponse fuse : « Il ne partira pas ! »… Pour Boker, un adage s’applique : Le parti n’a pas besoin de toi ! Tu n’es rien sans le parti !

Ivan m’a introduit dans un milieu qui n’est pas le mien. Le pied à l’étrier pour ouvrir des nouveaux horizons de connaissances. Parler avec des intellos au début, j’avais le cerveau qui bouillait. C’est comme courir un cent mètres pour qui n’a pas l’habitude. Les intellos de la Fraction L’Étincelle avaient honte de moi. Si j’exagère, j’en ai eu toujours cette impression. Pratiquement personne n’a jamais rien fait pour démentir ces sentiments. Les jeunes restaient entre eux… Ils ne m’invitaient qu’en cas de besoin d’ouvrier.

Voir des amis en périphérie m’apportait un air de liberté et de contradiction. La panique engendrée aux noms d’Ivan et Bill en dit long. Ils ne m’ont jamais interdit formellement de les voir, mais c’est tout comme. Ne rien cacher : plus ça marginalise, plus ça pousse vers la liberté !…

Est-ce une domination propre à LO ou transversale aux organisations ?

Dans la salle (résumé) : Des interrogations s’expriment en sens inverse pour savoir si l’expérience de LO est purement conforme à un modèle léniniste ou s’il s’agit de problèmes transversaux aux organisations politiques. Par exemple, il est fait état de la hiérarchie informelle à la Fédération anarchiste, où il n’y a pas officiellement de chefs, mais où les chefs sont connus, et d’autant plus puissants qu’informels. Et même dans les milieux religieux, où les traditions sont différentes, sur le fond, on est bien dans l’enjeu de la vérité, du bien et du mal, du pouvoir, de l’acceptation des différences. Enjeux de pouvoir, enjeux d’école, enjeux humains… D’autres pensent que le modèle léniniste accentue la pression élitiste et hiérarchique sur les organisations.

Ivan : C’est un peu délicat de trancher le débat sur les recettes organisationnelles. On ne croit pas qu’une recette organisationnelle nous mette à l’abri de tout pouvoir hiérarchique. Personne n’y croit plus aujourd’hui, mais en même temps on a tous des traditions organisationnelles, qu’il faut faire en carré, en triangle ou en rectangle… Par exemple on pense qu’il faut faire autogéré, c’est super… Alors, réflexions de camarades, anars il y a dix ans, « C’est vrai qu’on s’est fait casser la gueule à la Sorbonne parce qu’on avait fait une défense autogérée ». Donc réflexion des camarades, on va faire un centralisme militaire, mais pas politique ! Ah ça c’est vachement bien, ça veut dire que les militaires sont aux commandes et pas les politiques… (rires). Bref, c’est compliqué les recettes organisationnelles et à mon avis cela veut dire que faut que le truc soit pensé en fonction des situations et pas de toute éternité. D’ailleurs les ancêtres pensaient cela, Lénine a fait son truc en fonction d’une situation, mais il ne pensait pas que c’était généralisable partout. L’histoire ensuite a fait les choses d’une certaine manière. Les institutions persévèrent dans leur être…

Après, est-ce qu’on peut se faire tout seul ? Moi j’étais à Henri-IV et c’est par curiosité intellectuelle que j’ai voulu aller voir le gars avec qui discutait mon pote qui était devenu bon en histoire. Ça c’était la période de formation. C’est vrai qu’il y a deux moments dans ma trajectoire individuelle à LO, la formation et… la déformation, c’est à dire l’acceptation ou le refus d’un moule organisationnel. Et cette trajectoire est à replacer dans l’histoire, ou la période, dans laquelle on peut dire qu’il y a aussi deux LO, jeune et vieux. Les militants qui ont connu les années soixante témoignent de la liberté qu’ils avaient dans l’organisation par rapport aux années 1980, ils y allaient, il y avait la chape de plomb des staliniens qui structurait le combat. Par contre, il n’y avait pas que la tradition de la démocratie ouvrière, comme Charles Piaget qui disait à Lip que la réussite c’est quand les gens peuvent se passer des leaders…car Ils ont accédé à un niveau de conscience.

Mais en même temps dès le départ, il y a cette histoire de double ligne et il y avait toujours un aîné. D’ailleurs je n’ai connu que cela à LO : il y avait toujours un aîné, jamais de situation égalitaire. Il y avait toujours un responsable au-dessus, c’est le truc de l’avant-garde. Et Hardy s’était arrangé, d’après Richard Moyon, pour dégager tout alter ego. Donc la bande de jeunes égaux était drivée par un type au-dessus. Cela donne des bons effets dans tel contexte, mais dans un autre ça en produit des mauvais.

Alors est-ce que tout est rapportable à la question du léninisme ? Bon je pense que ça a été pensé pour une époque et que la société s’est transformée. Il y a juste un problème commun à toutes les traditions qu’on a : c’est la crise structurelle du support ouvrier. Aujourd’hui il y a plus d’hôpitaux que d’usines, ce sont eux qui quadrillent tout le territoire. C’est peut-être un peu vain de débattre de la bonne conception organisationnelle quand il y a un problème au niveau des forces vives.

Hervé : Le rôle des soviets a marché pour la révolution. Mais après, quand Trotsky construit l’armée rouge par exemple, il écrit qu’il faut qu’elle soit structurée. Exit le pouvoir soviétique ! Quand il parle des soviets ouvriers il dit que c’est des masses informes. D’ailleurs il y a très peu d’ouvriers en Russie, ce sont des soviets partout donc sans ouvriers. LO c’est pareil : face aux staliniens, elle s’appuie sur les comités de grève pour concurrencer les stals. Après, ils ont des positions syndicales, ça passe par la CGT. C’est une question de circonstances historiques, mais dès qu’ils ont la possibilité de verrouiller ils verrouillent. La démocratie ouvrière ce n’est que tactique.

Philippe Corcuff : Je ne crois pas à une intention permanente, un noyau dur complètement imperméable à la vie appelé « léninisme ». Là-dessus, les anars ont une vision trop figée du « modèle léniniste ». En réalité, le modèle peut se déplacer​ en fonction des situations, se modifier en fonction des circonstances. Et il y a des groupes plus ou moins sectaires, plus ou moins ouverts qui se réclament du même « modèle léniniste ». Cependant, la codification même de pratiques plus ou moins circonstancielles en « modèle léniniste » dote l’action d’inerties autoritaires et dogmatiques, qui entravent, de manière variable en fonction des moments, le pouvoir perturbateur et interrogateur de la vie.

La double nature contradictoire de LO : démocratie ouvrière et avant garde

Ivan : Lénine avait la volonté de prendre le pouvoir, bien plus que le respect de la démocratie tout court ou même de la démocratie ouvrière. Mais on ne peut pas réduire un parti à l’obsession de la prise du pouvoir, l’expérience ne se réduit pas à cela. D’ailleurs, il y a des gens qui sont débarqués à chaque fois que le parti fait des embardées. Dès le départ de LO, il y a deux lignes : Vic l’ouvrier anar, Hardy l’intellectuel trotskiste. Vic rejoint Hardy parce qu’il pense que c’est la meilleure chose à faire, mais avec un bagage anar qui va être plus ou moins transmis aux ouvriers de LO pour qui il est la référence.

José : Il y avait une structure dans LO, la commission ouvrière, c’était Vic qui était responsable. On discutait de manière très ouverte et intéressante des cas problématiques rencontrés dans les entreprises, et Vic donnait le ton. Il n’a jamais été désavoué dans ses points de vue par Hardy. Il y a une vraie contradiction. Je suis bien d’accord qu’il y a dès le début une ligne avant-gardiste, décrite dès la première phrase du programme de transition (« la crise de l’humanité se résume à la crise de la direction du prolétariat »). Là-dessus se greffe la dimension moraliste de LO. C’est un fil permanent à partir de Barta, l’importance de l’avant-garde et du moralisme qui l’accompagne. Il prend une importance invraisemblable à certains moments et puis après cela se tasse. A certains moments, on est plus dans l’aspect rencontre. Par exemple, quand Marcos rencontre les indiens zapatistes, c’est une rencontre. Il s’agit alors de s’élever ensemble, il n’y a plus d’hégémonie. Et puis à d’autres moments, il y a de la manipulation, comme dans certains mouvements jeunes, dirigés en sous-main par de grands manitous.

Moi j’ai été responsable de stage à LO. Les questions des jeunes me lançaient des défis. J’ai lu Descartes et Spinoza de leur fait. Ça me poussait toujours plus loin. On ne se rend pas compte comment se forment les espaces d’émancipation. Le parti bolchevik n’était pas un parti homogène, Lénine était souvent en minorité. Il y a eu des militants qui ont rencontré les masses et ils se sont compris. Idem à notre niveau quand on arrivait à monter un comité ouvrier de grève. La démocratie soviétique elle a fonctionné dans la région rouennaise je vous l’affirme. Il y avait une culture démocratique et même un Lénine anarchiste sur le fond dans son rapport aux masses révolutionnaires d’avril à octobre 1917. Ce n’était pas le cas de la LCR qui était contre les comités de grève et faisait confiance à l’avant-garde syndicale. Il n’y a pas eu de grand chef en 1995 à Rouen. On a fait notre tambouille à plusieurs groupes et le fait d’avoir des idées dans ces moments-là, ça peut marcher.

Silien : Je mets carte sur table ! Certifie ne plus être militant ! La politique en avoir soupé ! Ce qui a tué le communisme : le centralisme démocratique ! Comment changer le monde avec une dictature permanente et surtout comment ne pas continuer, après la prise du pouvoir ? Le mal était déjà à la racine ! Lénine et Trotski, de grands tyrans ! Après le coup d’état bolchévik, suite à la révolution russe, la répression, les camps !… La suite me vaudra de nouveaux amis entre guillemets ! Une habitude !… Mes expériences causent ! Aucune idéologie n’y échappe, autonomes, anarchistes compris !… Si t’es pas d’accord, c’est la marge !… J’attaque pas uniquement Lutte Ouvrière et ses sacripants fractionnaires ! Tout le monde sur le même plan ! Toutes des machines de broyage intégral !… Je suis anar au sens philosophique, pas idéologique ! Ethique !

La salle (une sorte de conclusion-ouverture) : L’art est peut-être ce qui échappe aux mouvements politiques ou religieux. La culture artistique a connu des intersections fortes avec la politique, mais aujourd’hui c’est moins le cas. En tous cas, le parallèle a été fait avec les autres endroits : le fait de dire que l’on n’a pas sa volonté propre existe dans plein d’autres organisations. Quand on a envie d’être accepté dans une organisation, on a tendance à oublier de réfléchir par soi-même, c’est un effort. Du coup si l’on est dans un endroit riche, intéressant, on se laisse aller. Comme l’expérience LO est une expérience forte, les leçons qui s’en dégagent peuvent être appliquées dans plein d’endroits.

1 Le groupe Socialisme ou Barbarie a été créé en 1948, sur une base marxiste, antistalinienne et conseilliste, notamment par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort. Il s’est autodissous en 1967.

2 Voix Ouvrière est un groupe politique, créé en 1956 et dissous en juin 1968, dont Lutte ouvrière prendra la suite.

3 UTCL : Union des Travailleurs Communistes Libertaires, créée en 1978, Alternative Libertaire prenant la suite en 1991.

4 Robert Barcia dit Hardy (1928-2009) était le principal dirigeant de Lutte Ouvrière.

5 La fraction l’Étincelle, dite la Fraction, est un courant oppositionnel au sein de Lutte Ouvrière entre 1996 et 2008, exclu en septembre 2008.

6 Pierre Bois (1922-2002), dit Vic, syndicaliste, animateur des grèves de 1947 à Renault, cofondateur de Voix Ouvrière, puis de Lutte Ouvrière.

7 David Korner (1914-1976) dit Barta, militant trotskyste d’origine roumaine, fondateur et dirigeant de l’Union communiste (1939-1950), ancêtre de Voix Ouvrière et de Lutte Ouvrière.

Les commentaires sont modérés (les points de vue non argumentés et/ou agressifs ne sont pas retenus).

Du national-étatisme dans la gauche radicale

Un débat à écouter entre Amselle, Boltanski, Corcuff et Esquerre

Introduction à un débat sur le confusionnisme national-étatiste à gauche

Par Philippe Corcuff

Le débat public de ce jeudi 10 mars 2016 au bar-restaurant Le Lieu-Dit dans le 20e arrondissement de Paris a été proposé par le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation). C’est un petit groupe pluraliste qui voudrait participer à la reformulation des repères intellectuels d’une gauche de l’émancipation, dans son versant libertaire. Et cela dans une période particulière marquée par une extrême droitisation politique et idéologique, un brouillard intellectuel à gauche ainsi qu’un confusionnisme créant des interférences périlleuses entre extrême droite, droite, gauche sociale-libérale et gauche radicale, les milieux anarchistes n’étant pas épargnés. Le groupe ETAPE fonctionne le plus souvent comme un petit groupe de recherche livrant seulement ensuite dans l’espace public les résultats de son travail. Mais les risques portés par le contexte nous ont conduits dans ce cas à une intervention publique. Il faut prendre alors ce débat du 10 mars 2016 à la fois comme une discussion pluraliste et comme une amorce de contre-offensive intellectuelle et politique face aux brouillages idéologiques qui progressent.

Les quatre intervenants sont des chercheurs en sciences sociales clairement engagés dans une gauche de l’émancipation qui ont publié en 2014 trois des principaux livres décryptant, sous des modalités pour une part différentes, les caractéristiques de l’extrême droitisation en cours :

– les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre avec le livre Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite (Bellevaux, Éditions Dehors) ;

l’anthropologue Jean-Loup Amselle avec l’ouvrage Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient (Fécamp, Lignes) ;

– et moi-même avec Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique »).

Aujourd’hui nous allons nous concentrer sur des ressemblances et des intersections entre certains thèmes ayant un certain succès dans les gauches radicales et des thèmes portés par les néoréacs et l’extrême droite : la double fétichisation de la nation (ou nationalisme) et de l’Etat (ou étatisme). C’est pourquoi l’intitulé du débat parle de national-étatisme. Or, tant les courants marxistes qu’anarchistes ont proposé un critique radicale de l’État, appelant sa disparition, et internationaliste du capitalisme, ouvrant sur une cosmopolitique. La pénétration de modalités diverses de national-étatisme dans les gauches radicales aujourd’hui constituent donc un double recul important.

On peut, avant d’écouter les interventions des uns et des autres, puis le débat qui a suivi, pointer quelques rapports entre les trois livres. Tout d’abord, il faut constater que le principal réside dans les convergences d’analyse des phénomènes idéologiques décryptés. Et surtout nous convergeons tous les quatre dans la prise de conscience des dangers de la période, peu ou mal perçus dans la gauche radicale, dont une certaine arrogance lui laisse penser qu’elle a toujours la main, alors que les dynamiques idéologiques et politiques sont plutôt du côté des ultra-conservateurs et de l’extrême droite.

Ensuite, notons trois différences entre les démarches des trois ouvrages, en tout cas de mon point de vue :

– avec Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, nous pointons une analogie des temps actuels avec les années 1930, alors que Jean-Loup Amselle insiste sur le contexte postcolonial des phénomènes analysés ; ces deux angles peuvent d’ailleurs se révéler complémentaires, car, par exemple, j’insiste sur le fait que l’analogie avec les années 1930 n’est qu’un des éclairages possibles, permettant de souligner à la fois des proximités et des dissemblances avec aujourd’hui ;

– la catégorie « rouges-bruns » est extensive chez Jean-Loup Amselle, visant l’ensemble de la galaxie ultra-conservatrice, intégrant en outre le philosophe Jean-Claude Michéa ou les Indigènes de la République ; pour ma part je vise par « rouges-bruns » des zones plus restreintes de l’ultra-conservatisme comme Alain Soral, passé successivement par le Parti communiste et le Front national ;

– je considère comme Jean-Loup Amselle que la notion d’islamophobie est pertinente pour pointer un racisme antimusulman particulièrement prégnant dans les sociétés occidentales, ce qui n’exclue par une recrudescence de l’antisémitisme ; Luc Boltanski et Arnaud Esquerre n’utilisent pas cette notion, vraisemblablement à cause de ses usages fondamentalistes.

Le débat a été animé par la philosophe et sociologue libertaire Irène Pereira.

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon et co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

Texte J-L Amselle

Frédéric Lordon ou « La Société pour l’Etat »

Par Jean-Loup Amselle

Ce texte est la version écrite de ma contribution au débat public du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) du 10 mars 2016 sur « Du national-étatisme dans la gauche radicale », avec Luc Boltanski, Philippe Corcuff, Arnaud Esquerre, animé par Irène Pereira. J’aborderai rapidement quatre points

1) Nécessité de ne pas faire de procès d’intention à Frédéric Lordon

2) Différences avec Philippe Corcuff, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

3) Souverainisme, nationalisme et infra-nationalisme

4) L’anthropologie souverainiste ou Lordon comme anarchiste à l’envers

1 – Pas de procès d’intention à Frédéric Lordon

Ce qui est visé c’est le souverainisme, le nationalisme et non la personne de Lordon qui se situe clairement à l’extrême-gauche. Il faut d’autant plus y prendre garde qu’actuellement l’analyse critique des idées d’un auteur quelconque est assimilée à un pamphlet, à une fatwa et celui ou ceux qui s’y livrent à des « procureurs de la pensée », des excommunicateurs (je renvoie ici au débat autour des idées de Kamel Daoud). Or, faut-il le rappeler, le débat et la critique des idées sont fondamentalement sains et nécessaires pour la clarification des concepts ainsi que pour l’existence d’une vie intellectuelle satisfaisante, condition première de la démocratie.

2 – Différences avec Philippe Corcuff, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

Dans mon livre Les Nouveaux Rouges-Bruns1, j’établis une différence avec Boltanski, Esquerre et Corcuff. J’estime que l’on n’assiste pas au retour des années 1930, des anticonformistes, etc., mais que l’on se trouve dans une conjoncture nouvelle marquée notamment par le rôle de l’ethnologie chez certains penseurs (Jean-Claude Michéa, Jean-Pierre Le Goff et, d’une autre façon, chez Frédéric Lordon), de l’écologie (Serge Latouche, Pierre Rabhi, Michel Onfray)) et du postcolonialisme. Un personnage comme Dieudonné, black anti-impérialiste, dans un premier temps, puis passé ensuite à l’extrême-droite est inimaginable dans les années 1930, même s’il existe des ressemblances entre ces deux périodes, telle que l’existence de transfuges passant de l’extrême gauche vers la droite-extrême droite et des positions ni droite, ni gauche (cf. Zeev Sternhell2).

3 – Souverainisme, nationalisme et infra-nationalisme

a) Le souverainisme est précisément une position ni droite-ni gauche, soutenue dans toute l’étendue du spectre politique. Il s’agit d’une structure déformable (ou d’un concept mou) qui peut être appropriée par tous les acteurs et qui est donc source de confusion, justement parce qu’elle ne permet pas de discriminer la gauche de la droite. Or, l’époque actuelle est caractérisée par une confusion extrême sur le plan intellectuel, idéologique et politique.

b) Le souverainisme est défendu à droite et à l’extrême-droite par Nicolas Dupont-Aignan, Jean-Pierre Chevènement, Jacques Nikonoff, Jacques Sapir3, Alain Finkielkraut, Eric Zemmour, Michel Onfray, Marianne, Causeur, Yves Roucaute, (passé du PCF à Valeurs actuelles), entre autres. Il est défendu à gauche et à l’extrême-gauche par Frédéric Lordon, Jean-Luc Mélenchon, Bastien Faudot (MRC) et également par Aurélien Bernier qui explique le déclin du PCF par l’abandon des mots d’ordre souverainistes. Mais, comme le dit l’écrivain Jean Rouaud, « le souverainisme est le cache-sexe du nationalisme. Il n’y a pas de souverainisme de gauche. Tout souverainiste est de droite. »

Le souverainisme et le nationalisme ont ainsi le vent en poupe parce qu’ils substituent des clivages et des luttes « verticaux » aux clivages et luttes horizontaux de classes4.

c) L’infra-nationalisme est hexagonal (« Bonnets rouges », nationalisme corse, basque etc..), mais également postcolonial (Parti des Indigènes de la République, CRAN, Brigade anti-négrophobie). Il ringardise la lutte des classes et propose un principe de souveraineté limitée revendiquée par des entrepreneurs d’ethnicité et de mémoire.

Frédéric Lordon est aussi en un sens postcolonial à propos de la nécessité de sortir de l’euro, à propos de la Grèce et de l’idée qu’il ne faudrait pas laisser l’idée de nation à la droite et à l’extrême-droite, car les prolétaires ont également une patrie. Cette idée était d’ailleurs déjà défendue par le PCF dans les années 1980, époque à laquelle Georges Marchais entonnait le mot d’ordre « Produisons français ». Ce courant national-communiste est toujours populaire comme en témoigne le relatif succès éditorial posthume d’un revenant, Michel Clouscard, édité par les éditions Delga. Cette maison d’édition gravite elle-même autour du groupuscule national-stalinien P.R.C.F (Annie Lacroix-Riz).

4 – L’anthropologie souverainiste ou Lordon comme anarchiste à l’envers

Lordon se veut spinoziste et son livre Imperium n’est, à certains égards, qu’une glose interminable de l’œuvre de Spinoza à qui on peut faire dire tout et son contraire à propos de la situation actuelle5. Mais, même si Lordon se veut spinoziste, il me paraît avant tout profondément hégélien. Chez lui, tout conspire dans l’histoire à faire advenir l’Etat, présent en fait, selon lui dès l’origine, dans les formes d’organisation sociale et religieuses les plus « primitives » comme dans les cas, choisis par lui à titre d’exemples, du chef guarani ou des fétiches congolais nommés nkisi. Tout pouvoir est donc assimilé par Lordon à un pouvoir d’Etat. C’est ce qu’il nomme les « Etats généraux ». Il y a donc, chez lui, une téléologie, une métaphysique et même une théologie de l’Etat mais, à la différence de Hegel6, qui classe et hiérarchise les sociétés en fonction de la présence ou de l’absence de l’Etat et de l’écriture – l’Europe étant placée au sommet de cette hiérarchie puisqu’elle possède les deux, et est donc la seule à pouvoir accéder à l’« esprit absolu » – Lordon postule que tout est déjà donné au départ dans une sorte de big bang étatique initial, l’histoire ne faisant que développer des formes primitives de l’Etat, déjà là.

La cible principale de Lordon, au-delà de l’internationalisme (dont il fait à mon sens une critique justifiée – l’internationalisme suppose la nation, personnellement je préférerai la notion d’a-nationalisme) – c’est donc l’anarchisme et ses cibles anthropologiques privilégiées sont les anthropologues anarchistes Pierre Clastres, Marshall Sahlins et James Scott qui, il est vrai, ont projeté leurs idées anarchistes sur les sociétés qu’ils ont étudiées ou commentées. Lordon est donc une sorte d’anarchiste à l’envers. Plutôt que de voir comme Clastres dans « la » société primitive un rempart contre ce monstre froid qu’est l’Etat7, toutes les caractéristiques de « cette » société visant, dans une sorte d’intentionnalité, à la préserver de l’apparition d’un appareil d’Etat coercitif, Lordon considère que toute forme de pouvoir clanique ou religieux préfigure en quelque sorte l’Etat.

Il y a donc chez lui une évacuation de l’analyse du processus historique d’apparition de l’Etat dans les sociétés exotiques, des nouvelles techniques de coercition qu’introduit l’Etat et du fait que les sociétés les plus primitives d’Amazonie, par exemple, n’étaient pas sans lien avec les Etats environnants comme l’Empire Inca. De même, dans d’autres régions du monde, en Afrique notamment, les sociétés dites lignagères sont souvent les sous-produits des empires et des royaumes, de sorte qu’aller rechercher l’origine de l’Etat dans le lignage revient à occulter les rapports synchroniques qu’entretiennent ces deux formes d’organisation sociale8.

Il y a donc chez Lordon, comme chez Clastres d’ailleurs, une sorte de monadisme ethnologique, qui consiste à isoler un type idéal de société « primitive » de son contexte historique et de son environnement géographique pour lui faire porter la couleur de ses idées.

Pour résumer : pas plus « la société contre l’Etat » de Clastres que la « société pour l’Etat » de Lordon ne sont des notions pertinentes et fondées de l’apparition de l’Etat : ce sont pareillement des fictions politiques à usage contemporain.

Jean-Loup Amselle est anthropologue et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris).

1 Jean-Loup Amselle, Les Nouveaux Rouges Bruns. Le racisme qui vient, Fécamp, Lignes, 2014.

2 Zeev Sternhell, Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France (1e éd. : 1983), Paris, Fayard, 2000.

3 Sur le passage de Jacques Sapir de l’extrême-gauche à une position favorable à une alliance s’étendant jusqu’au FN, voir Jean-Loup Amselle, « Jacques Sapir ou le piège du souverainisme », Libération daté du 31 août 2015, [http://www.liberation.fr/france/2015/08/30/jacques-sapir-ou-le-piege-du-souverainisme_1372467].

4 Sur ce point, voir Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France, Fécamp, Lignes, 2011, réédition 2015.

5 Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015.

6 Dans G.W Hegel, La Raison dans l’histoire (cours de 1822-1830), Paris, 10/18, 2003

7 Pierre Clastres, La Société contre l’Etat, Paris, Minuit, 1974.

8 Voir Jean-Loup Amselle, Logiques métisses (1e éd. : 1990), Paris, Payot, 2012.

Texte P. Corcuff

Pièges confusionnistes du national-étatisme dans la gauche radicale en contexte d’extrême droitisation

Par Philippe Corcuff

Ce texte est la version écrite de ma contribution au débat public du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) du 10 mars 2016 sur « Du national-étatisme dans la gauche radicale », avec Jean-Loup Amselle, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, animé par Irène Pereira. Cette intervention synthétique aura deux temps : 1) des repères schématiques quant à la galaxie nationale-étatiste dans la gauche radicale, et 2) quelques pistes alternatives simplement esquissées. Elle prend principalement appui sur mon livre Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014).

1 – Esquisse d’analyse de la galaxie nationale-étatiste dans la gauche radicale en France aujourd’hui

Dans mon analyse de l’extrême droitisation en cours, je distingue deux secteurs : 1) le plan partisan et électoral, avec le Front national, que je qualifie de « postfasciste »1, pour pointer à la fois des continuités et des spécificités avec les fascismes historiques ; et 2) un ultra-conservatisme idéologique, dans les médias, sur le marché éditorial, sur internet et sur les réseaux sociaux, à la fois xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste ; avec deux pôles, celui islamophobe et négrophobe incarné par Eric Zemmour et celui antisémite incarné par Alain Soral.

Je n’inclus pas les personnalités et penseurs plus ou moins associés à la gauche radicale, ou ayant un certain écho en son sein, dans ces deux cadres d’extrême droitisation. Je les situe dans une gauche confusionniste2, qui autorise des zones d’ambiguïtés et participe à désarmer les gauches vis-à-vis de l’extrême droitisation. Ceux qui disent que j’assimile des secteurs de la gauche radicale et l’extrême droite n’ont visiblement pas lu mon livre. Ces zones d’ambiguïtés ne concernent d’ailleurs pas seulement la gauche radicale, mais aussi la gauche sociale-libérale et sécuritaire de gouvernement, avec par exemple l’influence du géographe Christophe Guilluy et le professeur de science politique Laurent Bouvet, avec leur notion d’« insécurité culturelle »3.

Le fait de mettre en avant des « solutions » nationales et étatistes face à la mondialisation néolibérale du capitalisme, en particulier dans les débats autour de « la sortie de l’euro » ou de l’adoption d’un « protectionnisme national », constitue une zone d’intersection avec les thèmes ultra-conservateurs et d’extrême droite. Il faut toutefois préciser que ce ne sont pas les mêmes institutions étatiques et les mêmes conceptions de la nation dans les deux cas. Cependant, le danger, c’est à partir d’un petit ruisseau de gauche, même arrimé à une vision républicaine de la nation et plus démocratique de l’Etat, d’alimenter le fleuve du repli national risquant de principalement profiter, dans le rapport des forces idéologiques actuel, au « postfascisme ».

Je crains donc que les tenants à gauche de la sortie de l’euro et du protectionnisme national ne jouent aux apprentis sorciers de manière incontrôlée par rapport au contexte. Dans une analyse socio-historique, c’est le contexte (dont les rapports de force) qui donne leur sens aux idées, et pas le contenu précis de ces idées elles-mêmes. Pour comprendre les risques, il faut sortir d’une vision idéaliste, où le contenu détaillé des idées serait premier par rapport à leurs usages sociaux et historiques. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que des « solutions » principalement nationales et étatiques seraient largement inefficaces dans le cadre du capitalisme mondialisé actuel. Le national-étatisme contribuerait donc à désarmer les gauches face à l’extrême droitisation, sans vraiment l’armer socio-économiquement.

A partir de cette pente commune, il y a des variantes entre les auteurs et des degrés différents de dangerosité. Certains critiques manichéens des institutions européennes privilégiant conjoncturellement une voie nationale, comme Cédric Durand et Razmig Keucheyan, ou le protectionnisme national, comme François Ruffin, se contentent de désarmer la gauche radicale, en oubliant la critique des institutions étatiques et l’internationalisme. Aurélien Bernier est un des rares, se situant dans des perspectives analogues, à intégrer justement un volet de coopération internationale, mais qui apparaît infime par rapport aux composantes nationales. Aurélien Bernier, Frédéric Lordon et Jacques Sapir tendent, par ailleurs, à amalgamer souveraineté nationale et souveraineté populaire, en relativisant alors la critique des logiques oligarchiques à l’œuvre dans les dispositifs bureaucratiques, le pouvoir technocratique et la représentation politique professionnelle des Etats-nations contemporains.

Frédéric Lordon va plus loin. Tout d’abord, il n’arrive pas à maîtriser des propos essentialisants à tonalités germanophobes, par exemple quant il écrit dans son livre anti-européen La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique (Paris, Les liens qui libèrent, 2014), que « l’Allemagne (…) était mue simplement par le désir, mais frénétique et prêt à tout, de faire droit à ses idées fixes » (p. 87). Mais Lordon apparaît lui-même encore très policé et timide sur la germanophobie, car sur les listes internet des gauches radicales ont fleuri durant l’été 2015 à propos de la Grèce des propos affligeants comparant l’Allemagne actuelle au nazisme ou Angela Merkel à Hitler ! Ce qui, par ailleurs, fleurait bon un relativisme à tonalité négationniste. Et quand on a vu, par la suite, que la politique de Merkel vis-à-vis des migrants était plus ouverte que celle de François Hollande, la bêtise rhétorique au sein de la gauche radicale apparaissait encore plus ridicule rétrospectivement. Si Merkel était Hitler, que pouvait alors être Hollande ?… L’été 2015 a été particulièrement pathétique quant au processus de décomposition éthique, politique et intellectuelle de secteurs de la gauche radicale.

Mais revenons aux figures intellectuelles. Dans son livre de philosophie politique Imperium. Structures et affects des corps politiques (Paris, La Fabrique, 2015)4, Frédéric Lordon propose aussi la vision théorique la plus systématiquement étatiste, en faisant de ce qu’il appelle « l’Etat général » une forme nécessaire dans toute société passée, présente et à venir. Il y a là une intersection forte avec la droite conservatrice classique. Par ailleurs, dans un aspect plus localisé, moins central que la justification de l’éternité de l’Etat dans Impérium, Lordon avance une vision trouble de l’importance de « l’appartenance nationale » dans une approche quasi-organique basée sur les affects, opposée à une condamnation des « communautés politiques disséminées » (p. 190). L’enracinement national contre la dissémination : on a ici une accointance avec un thème de ceux qu’on a appelé « les non-conformistes des années 30 », bricolant entre fascisme et communisme, repris ensuite par le pétainisme. On a dans ce cas une intersection restreinte avec l’ultra-conservatisme et l’extrême droite.

Cependant, celui qui a été le plus loin dans les intersections stratégiques avec l’extrême droite, c’est l’économiste Jacques Sapir en prônant une politique d’union nationale pour sortir de l’euro associant notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen5. Ce point de vue a été condamné, fort heureusement, par Frédéric Lordon ou Cédric Durand.

2 – Vers une alternative anticapitaliste, libertaire et internationaliste

Sur les pistes alternatives, je serais encore plus bref dans le temps restreint qui m’est imparti.

Face aux pentes nationalistes d’abord

Est-ce à dire qu’il ne faille même pas discuter des solutions « techniques » possibles dans le domaine de la politique économique, proposant des protections nationales et/ou un retrait de l’euro, de crainte de nourrir l’extrême droite ? Non, mais il s’agit de prendre au sérieux certaines caractéristiques de la conjoncture idéologico-politique (en France, dans d’autres pays d’Europe et, avec l’élection de Donald Trump, aux Etats-Unis) voyant se développer des nationalismes xénophobes. Encore moins que dans une autre conjoncture, on ne peut pas avancer des mesures nationales qui ne soient pas liées à un volet consistant de coopérations internationales. Par exemple, il apparaît tout à fait envisageable d’explorer la sortie de l’euro comme une des hypothèses possibles, mais en dessinant alternativement une zone de solidarités renforcées entre des pays s’efforçant de décrocher des logiques néolibérales en Europe et ailleurs. Et/ou en faisant de la construction de mouvements sociaux européens et mondiaux un des axes principaux de l’action politique, en l’articulant avec des engagements locaux et nationaux.

Une telle démarche inviterait ceux qui mettent leurs espoirs dans des politiques publiques alternatives à partir des institutions existantes à se saisir des différents niveaux de l’action (local-national-international) et de leurs contradictions, plutôt que de s’enfermer dans un seul niveau (le cadre national). Elle inciterait, d’autre part, les libertaires et plus largement les militants des mouvements sociaux à déployer la mise en réseau des groupements d’individus solidaires du local au mondial, à développer des jumelages dynamiques (entre communes, mais aussi sections syndicales, associations, coopératives, AMAP, etc.), à préparer des grèves européennes et, au-delà, des marches internationales pour la dignité. Cela stimulerait le milieu associatif afin de donner une portée politique aux ressources cosmopolites (comme le bilinguisme, le maintien de liens familiaux et culturels, les échanges associatifs, etc.) présentes dans des milieux populaires et des couches moyennes travaillées par plusieurs vagues d’immigration. Ce qui ouvrirait sur une cosmopolitique populaire.

Face aux pentes étatistes ensuite

Il s’agirait de préserver les fonctions sémantiques et protectrices des institutions publiques tout en se défaisant des habitudes étatiques et de l’Etat. Je parle de fonctions « sémantiques », au sens des analyses fournies par Luc Boltanski des institutions en tant que fournissant des repères partagés d’orientation6, et de fonctions « protectrices », au sens des analyses du sociologue Robert Castel sur les institutions de protection sociale (sécurité sociale, systèmes de retraite et assistance chômage)7. Il s’agit d’envisager l’horizon d’institutions sans Etat ; l’étatisme pouvant être appréhendé comme une logique d’intégration hiérarchique de l’ensemble des institutions autour d’un axe unique. Je renvoie sur ce plan à mon livre de 2015 Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte publié aux éditions du Monde libertaire.

Ces pistes visent à redonner vie aux muscles anti-étatistes/libertaires et internationalistes de l’anticapitalisme affaiblis par la vague national-étatiste actuelle. Dans cette perspective, les nationaux-étatistes de gauche sont autant des adversaires politiques et intellectuels d’une gauche libertaire d’émancipation que les sociaux-libéraux sécuritaires au gouvernement. Gangrénées d’interférences et de complaisances, les gauches radicales sont encore loin d’en prendre conscience en France.

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon et co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

1 Sur la notion de « postfascisme », voir aussi Philippe Pelletier et le groupe Nestor Makhno de la Fédération Anarchiste, Du fascisme au post-fascisme. Mythes et réalités de la menace fasciste. Éléments d’analyse, Paris, Éditions du Monde Libertaire, novembre 1997, et Enzo Traverso, Les nouveaux visages du fascisme, Paris, Textuel, 2017.

2 Voir aussi Philippe Corcuff, « Après le Brexit et Trump : confusionnisme à gauche et extrême droitisation idéologique », revue en ligne Les Possibles (éditée à l’initiative du Conseil Scientifique d’Attac), n° 12, hiver 2017, [https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-12-hiver-2017/dossier-la-droitisation-des-politiques/article/apres-le-brexit-et-trump-confusionnisme-a-gauche-et-extreme-droitisation].

3 Voir Philippe Corcuff, « Christophe Guilluy et Laurent Joffrin : des néocons’ de gauche », site d’informations Rue 89, 8 décembre 2014, [http://rue89.nouvelobs.com/2014/12/08/christophe-guilluy-laurent-joffrin-neocons-gauche-256452], ainsi que « Face à la montée du FN, la dérive des « néocons » de gauche », Libération daté du 31 mars 2015, http://www.liberation.fr/politiques/2015/03/30/face-a-la-montee-du-fn-la-derive-des-neocons-de-gauche_1231682].

4 Pour des critiques, voir Philippe Corcuff, « En finir avec le « Lordon-roi » ? Les intellos et la démocratie », site d’informations Rue 89, 4 février 2016, [http://rue89.nouvelobs.com/2016/02/04/finir-lordon-roi-les-intellos-democratie-263066], et Jérôme Baschet, « Frédéric Lordon au Chiapas », site Ballast, 9 mai 2016, [http://www.revue-ballast.fr/frederic-lordon-au-chiapas/].

5 Voir Jacques Sapir, « Réflexions sur la Grèce et l’Europe », blog RussEurope, 21 août 2015, [http://russeurope.hypotheses.org/4225], et « Quelle campagne présidentielle ? », site Russia Today en français, 13 septembre 2016, [https://francais.rt.com/opinions/26268-quelle-campagne-presidentielle].

6 Dans Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

7 Voir notamment Robert Castel, entretiens avec Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001.

La gauche, les libertaires et les enjeux spirituels

Introduction à un débat passionnant

Par Philippe Corcuff

décembre 2016

Le jeudi 16 juin 2016 a eu lieu au Balbuzard Café dans le 10e arrondissement de Paris un débat public organisé par le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation). Le thème ? La gauche, les libertaires et les enjeux spirituels. Drôle d’idée !

Les participants invités à introduire le débat avec une salle pleine et attentive ?

– Jean Birnbaum, journaliste et directeur du Monde des livres, qui avait publié en début d’année un livre riche en questionnements pour les gauches : Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil, janvier 2016) ;

– Jocelyne Dakhlia, historienne et directrice d’études à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), spécialiste de l’islam, et auteure notamment du livre Islamicités (PUF, 2005) ;

– Michael Löwy, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du « judaïsme libertaire » et de la théologie de la libération en Amérique Latine, auteur notamment des livres Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale (1e éd. : 1989; réédition aux éditions du Sandre en 2009) et Sociologies et religions (avec Erwan Dianteill, tome 2 et 3, PUF, 2006 et 2009) ;

– et moi-même, maître de conférences de science politique, co-animateur du séminaire ETAPE et maître de conférences de science politique, qui avait récemment publié le livre Pour une spiritualité sans dieux (Textuel, avril 2016).

Paul, membre à l’époque de l’ex-groupe anarchiste Regard Noir, animait le débat. Une des originalités du groupe Regard noir dans le milieu anarchiste français a été de s’être engagé sur le terrain antiraciste dans la double lutte associée contre l’islamophobie et contre l’antisémitisme, ainsi que de lier étroitement antiracisme, antisexisme et politique de classe.

Questions spirituelles et raison sensible

Les questions posées initialement étaient celles-ci : la gauche en général et les libertaires en particulier peuvent-ils se saisir des enjeux spirituels, en une acception non nécessairement religieuse, renvoyant à l’exploration individuelle et collective d’un sens à l’existence humaine et de valeurs ? ou sont-ils handicapés par leur méfiance historique vis-à-vis des religions ? Comment répondre au dessèchement spirituel propre à la logique capitaliste de l’argent-roi comme aux absolus meurtriers du djihadisme ?

Il ne s’agissait pas de mettre en accusation le milieu anarchiste, mais de l’aider avec des ressources proprement libertaires comme avec des ressources extérieures, à interroger certains de ses impensés, afin qu’il puisse rebondir pratiquement vis-à-vis de certains enjeux politiques actuels :

– participer à l’émergence d’alternatives face à un djihadisme mortifère, en menant donc de manière plus soutenue un combat politique contre les fondamentalismes islamistes passant par la réactivation d’un imaginaire émancipateur ;

– mettre davantage en avant la composante du sens et des valeurs face à l’assèchement existentiel généré par le capitalisme ;

– prendre à bras le corps le combat contre l’islamophobie, entendue comme la stigmatisation et l’essentialisation des « musulmans » dans les espaces publics occidentaux justifiant des discriminations à leur égard, sans pour autant faire aucune concession aux ennemis irrémédiables de l’humanité que sont les djihadistes.

Les interventions introductives des invités ont éclairé des aspects complémentaires dotés d’intersections, avec aussi des différences. Ce fut un débat pluraliste. Mais le plus passionnant et émouvant vint de la salle, notamment à travers les récits d’expériences singulières, porteuses de tensions ou d’articulations entre spiritualités, croyances religieuses et orientations libertaires. Un exemple significatif : le témoignage de la chanteuse Catherine Le Forestier (sœur de Maxime), convertie un moment à l’islam au cours des années 1970.

Ce débat fut une expression fragile de la possible mise en relation de la raison critique et de la sensibilité sous la forme d’une raison sensible. Vous pouvez écouter maintenant sur le site libertaire Grand Angle l’intégralité des interventions et du débat qui les a suivies et participer après coup à un moment magique qui ne doit rien à l’irrationnel mais à des interrogations et à des émotions simplement humaines.

Déformations de la vérité dans une brochure de la Fédération Anarchiste sur l’athéisme

En septembre 2016 a paru une étrange brochure publiée par les Editions du Monde libertaire avec le label « Fédération Anarchiste » : Athéisme, de René Berthier et Loran (collection « Repères anarchistes », 26 pages, 3 euros). Elle se présente principalement comme un procès public pour péché d’agnosticisme contre un militant de…la Fédération Anarchiste, moi-même ! Dans la partie rédigée par René Berthier, trois fois est répétée une phrase dont il avance avec certitude qu’elle aurait été prononcée lors de la séance publique du séminaire ETAPE du 16 juin 2016 lors de son introduction : « la FA a un problème avec les religions » (p. 6). Or, cette phrase n’a pas été prononcée en public ce jour-là, l’enregistrement le prouve.

Voilà ce que j’ai dit dans mon introduction du 16 juin qui pourrait avoir un rapport lointain avec cette phrase, mais sans référence critique à la Fédération Anarchiste :

. « C’est plutôt de traiter de l’embarras de la gauche et des anarchistes par rapport à la question religieuse et plus largement aux questions spirituelles »

. « D’abord le premier point c’est peut-être en quoi la gauche et les libertaires sont paralysés par la question spirituelle. »

. « Alors d’abord le problème de la gauche et des libertaires ».

. « Alors la gauche a historiquement un problème avec les religions et, par contrecoup, a souvent du mal à traiter des questions spirituelles. »

. « De larges fractions de la gauche et des anarchistes ont développé une suspicion légitime à de nombreux égards vis-à-vis des religions. »

En réaction à mon intervention, voilà ce qu’a dit René Berthier ce soir-là :

« Je m’appelle René Berthier. Je suis à la Fédération Anarchiste et à la Fédération du livre CGT, retraité. Corcuff dit souvent qu’il est un anarchiste néophyte. Ça fait quand même trois ans qu’il est à la FA, alors il faudrait qu’il arrête (…) Une des premières choses qu’il a dit ce soir, c’est que la FA avait un problème avec les religions. C’est pas vrai. La FA n’a pas de problème avec la religion, elle a un problème avec Dieu. »

Bref, par erreur, Monsieur Berthier a amalgamé dans son intervention les entités très générales « la gauche », « la gauche et les anarchistes », « de larges fractions de la gauche et des anarchistes » et « la gauche et les libertaires », dont j’avais parlé dans mon intervention à laquelle il répondait, à « la FA ».

Or ce qui peut apparaître comme un détail sans guère d’importance constitue une des principales justifications (une critique publique de la FA face à laquelle une critique publique sous forme de brochure aurait été légitime) donnée par les promoteurs de cette brochure et à sa labellisation par la Fédération Anarchiste. Depuis que l’on sait, grâce à l’écoute de l’enregistrement ci-dessous, que cette phrase n’a pas été prononcée, la brochure a continué à être diffusée et l’erreur n’a pas été corrigée. D’une erreur, la déformation de la vérité est donc devenue un mensonge, utilisé publiquement par René Berthier et par la toute petite minorité qui a souhaité et appuyé la réalisation de cette brochure au nom de la FA contre un de ses membres.

Quelques anarchistes influents de la FA ne manquent pas seulement de spiritualité, au sens non nécessairement religieux discuté dans notre débat du 16 juin, ils associent à des pratiques micro-bureaucratiques empruntées paradoxalement à leurs ennemis staliniens d’hier le ridicule.

Questionner plutôt que dogmatiser

Á l’inverse, le débat du 16 juin, dans son pluralisme et dans les tensions qui le travaillent, ouvre l’esprit aux questionnements. Plutôt que de dogmatiser, en lançant des bulles para-pontificales et des fatwas prétendument « anarchistes », c’est la voie des interrogations dans le respect mutuel qui a été privilégiée. Il est temps de découvrir ce moment éthique, politique et intellectuel intense in vivo !

Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

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Séminaire ETAPE n° 22 : Les libertaires et le Commun

Séance à partir d’un texte du sociologue Christian Laval, professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, co-auteur avec le philosophe Pierre Dardot de Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte, 2014, réédition La Découverte/Poche, 2015)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Wil Saver, militant d’Alternative Libertaire et co-animateur du groupe ETAPE
  • Rapporteur « critique » : Ivan Sainsaulieu, professeur de sociologie à l’Université de Lille 1
  • Une contribution de Philippe Corcuff, sociologue, membre de la Fédération anarchiste

Texte de Christian Laval

Commun : de quelques rapports que nous entretenons avec la « tradition libertaire »

Par Christian Laval

Répondre à la question des liens entre « libertaires » et « commun » supposerait que l’on identifie clairement une doctrine ou un courant politique homogène et que l’on cherche une proximité ou une distance entre cette doctrine ou ce courant avec ce que nous tenons pour principe politique révolutionnaire émergent. Je prendrai une autre voie. Ce que nous avons voulu faire, c’est saisir dans ses multiples dimensions ce principe du commun, doublement articulé comme forme d’autogouvernement et comme prévalence du droit d’usage sur le droit de propriété, tel qu’il se dégage des luttes, mobilisations et expérimentations contemporaines. Car pour Pierre Dardot et moi-même, ce qui importe n’est pas tant l’affiliation à tel ou tel courant historiquement constitué et codifié dans un corpus, mais la configuration nouvelle des luttes et des discours pouvant donner lieu à la constitution d’un nouvel imaginaire et à une gamme de pratiques ayant une rationalité semblable, que nous appelons « raison du commun » ou « principe du commun ». Ce principe n’est pas une abstraction vide. Il renvoie à des institutions concrètes que nous appelons des « communs ». Cela veut dire que les activités sociales de toute nature doivent pouvoir trouver des formes institutionnelles qui ont la double caractéristique de la démocratie et de la supériorité normative des usages collectifs sur l’appropriation privée. La révolution du commun, qui a commencé, ne prendra toute sa portée que lorsque dans tous les secteurs on passera de la domination néolibérale de la forme « entreprises » à la généralisation de la forme « communs ».

Pour étayer nos propos, nous avons, de la façon la plus libre, puisé dans l’histoire politique et philosophique ce qui pouvait nous servir de repères quant à une généalogie des figures du commun. Ce qui nous a amené à donner une certaine importance – ce qui était déjà le cas dans notre livre sur Marx d’ailleurs- à un certain nombre de propositions, de thèses et d’analyses qui sont inscrites dans cette tradition « libertaire ». C’est surtout sinon essentiellement Proudhon qui nous a intéressés. Plus encore, c’est à son endroit que nous nous sentons endettés. Ce qui ne veut pas dire que nous soyons de quelque manière des disciples. Il convient de comprendre qu’il y a là une filiation qui dépasse de loin le camp des « libertaires ».

La « force collective »

Proudhon nous intéresse sous de multiples aspects, et depuis assez longtemps. Sa théorie de la force collective comme son analyse de la captation de cette même force collective par la propriété et l’État sont à nos yeux des références fondamentales. Nos travaux ont toujours eu pour intention assez explicite de lui rendre justice sur un certain nombre de ses apports philosophiques et politiques. Dans Commun, c’est plutôt sous un angle critique et de façon indirecte que nous faisons référence à la théorie proudhonienne de la force collective, en mettant en question la manière dont les théories de Hardt et Negri supposent une spontanéité de la coopération sociale donnant déjà consistance sociale au communisme en faisant fi du rôle structurant du capital sur la coopération productive. C’est en effet pour nous revenir en arrière de Marx si l’on pense à l’usage très particulier qu’il fait (sans le dire d’ailleurs) de la théorie proudhonienne au chapitre XIII, IVe section du Livre I du Capital.

Il y a chez Proudhon une idée absolument fondamentale, qui est que toute production est œuvre commune et que la division du travail « à la Smith » n’est qu’une modalité très particulière d’une donnée générale, à savoir que la coopération est la base de toute activité économique, sociale et politique. Il n’est pas le seul à le dire. Vingt ans avant lui les coopérativistes anglais l’avaient dit de façon très explicite, mais Proudhon a une façon radicale de poser ce principe de la force collective et d’en tirer une sociologie et une philosophie qui mérite d’être reconnue et saluée.

Il y a donc chez Proudhon l’idée de ce que nous nous avons appelé l’agir commun et dont les premières formulations les plus explicites se trouvent bien avant chez des philosophes comme Aristote, que Proudhon d’ailleurs connaissait. « Vivre en commun, c’est agir en commun » écrit Aristote dans l’Éthique à Eudème. Ce dernier précise dans sa Politique que l’être parlant et politique vit avec les autres en mettant constamment en commun ses idées et ses paroles, la communauté (koinon) n’étant que le produit ou l’effet d’une participation à cette mise en commun. Ce que retrouve Proudhon, mais avec lui tout le socialisme naissant et une partie de la sociologie, c’est cette idée dynamique de la société comme production permanente issue d’une activité collective. C’est ce que Jaurès appellera joliment  la « grande action collective ».

Nous nous raccordons donc à une tradition qui est celle de l’agir commun, et qui est évidemment liée à l’émergence et plus tard à la résurgence de la démocratie comme forme politique de l’agir commun. De façon restreinte à Athènes, de façon élargie à l’époque du socialisme naissant. Cette idée du commun comme agir s’oppose évidemment à toute l’histoire archi-dominante qui a attribué pratiquement à des institutions politiques, religieuses puis économiques le monopole du « bien commun ». Car cette histoire est marquée par l’opposition constante à la conception démocratique de la société comme mise en commun et production commune. Toutes les grandes doctrines de philosophie politique, de théologie politique ou d’économie politique sont des doctrines de la dépossession, de l’appropriation du commun comme agir par les institutions politiques, théologiques et économiques. C’est précisément ce que Proudhon a saisi, comme on le voit très bien à la lecture de son ouvrage majeur de 1858, De la justice dans la Révolution et dans l’Église.

Communauté, communisme et commun

Proudhon nous permet de faire une distinction majeure entre des versions à beaucoup d’égards contraires de ce que l’on peut et doit entendre par « commun ». Ce point est décisif. Il oppose la force collective à la transcendance propriétaire et étatique, la coopération à la communauté, laquelle a trouvé dans le « communisme » sa forme théorique et politique nouvelle. Proudhon est certainement l’auteur qui a le mieux fait ressortir le caractère nouveau du socialisme, à partir d’une théorie de la société comme force collective. C’est à Proudhon que l’on doit, après les saint-simoniens, l’attaque la plus vive et la plus constante contre l’utopie communautaire considérée comme une régression vers un âge ancien de l’humanité. Dès son Premier mémoire sur la propriété en 1840, Proudhon fait du communisme une réaction archaïsante au triomphe insupportable de l’ordre propriétaire. Loin d’en être le dépassement, la théorie politique de la communauté ne fait que cultiver une nostalgie impuissante pour un ordre antérieur et révolu de l’humanité.

Sa critique de la communauté porte principalement sur les contraintes qu’elle fait peser sur la personnalité individuelle : « l’irréparabilité de ses injustices, la violence qu’elle fait subir aux sympathies et aux répugnances, le joug de fer qu’elle impose à la volonté, la torture morale où elle tient la conscience, l’atonie où elle plonge la société, et, pour tout dire enfin, l’uniformité béate et stupide par laquelle elle enchaîne la personnalité libre, active, raisonneuse, insoumise de l’homme, ont soulevé le bon sens général et condamné irrévocablement la communauté ». La communauté primitive est asservissement de l’individu à une autorité qui est oppression et servitude : « l’homme (…) dépouillant son moi, sa spontanéité, son génie, ses affections doit s’anéantir devant la majesté et l’inflexibilité de la commune ». Phrase étrange quand on sait combien, plus tard, Proudhon fera justement de la commune l’unité de base naturelle de son système fédératif. Mais il faut entendre ici que c’est bien la communauté ancienne, hiérarchisée et « totale » qui est récusée, de même que l’État qui contient pour lui tous les vices de la vieille structure. C’est ce qu’il condamnera dans le « système du Luxembourg », du nom de la commission dirigée par Louis Blanc en 1848, c’est-à-dire l’idée selon laquelle c’est à l’État de contrôler la production. « Le système communiste, écrira-t-il, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire, part du principe que l’individu est essentiellement subordonné à la collectivité ». Peu importe ici qu’il ne conçoive pas la modernité de la forme étatique, ce qui nous paraît plus important est l’opposition conceptuelle qu’il fait entre deux formes de « commun » : entre la forme communautaire asservissante et la forme communale comme cadre et expression de la liberté individuelle. C’est ce que Marx ne voit pas chez Proudhon qui à ses yeux reste un « petit-bourgeois » cherchant à concilier des inconciliables. En réalité, Proudhon conçoit mieux la voie propre du socialisme, celle d’un ordre nouveau qui ne reconduirait pas les vieilles formes de domination holistique. La grande « invention » de Proudhon, est double, elle est celle de l’autonomie des modes de coordination sociale et celle de l’immanence des règles normatives qui président à l’ordre social, en un mot elle tient à l’existence de la « société » comme forme d’organisation fondée sur une auto-genèse des normes de son propre fonctionnement. Ce « système d’immanence » de la « constitution sociale », de facto antérieure et de jure supérieure à toute constitution politique, est le résultat spontané des relations qui se développent dans la société. D’où la stratégie proudhonienne d’agir sur les relations elles-mêmes de toutes les manières possibles afin de développer et « d’équilibrer » les forces collectives, sources de bien-être et d’épanouissement. La solution proudhonienne est la « commutation » équilibrée contre la communauté despotique, c’est la justice dans l’échange contre l’égalité obligatoire imposée par un pouvoir centralisé niveleur. C’est une nouvelle logique de « faire ensemble » reposant sur la « mutualité » comme principe englobant (« l’idée »), et débouchant sur la « démocratie industrielle » comme moyen de contrer la « féodalité industrielle » par la création de « compagnies ouvrières », capables d’établir entre elles des modes d’échanges équilibrés, et sur un nouveau système politique fédéraliste qui traduira sur le plan institutionnel cette immanence de la norme à la vie sociale, seule façon d’enrayer l’essor « métaphysique » de l’Etat.

Comme l’a montré Pierre Ansart, ce mutuellisme doctrinal est largement issu des pratiques ouvrières des années 1830, en particulier celle des canuts lyonnais. C’est le besoin de solidarité entre ouvriers, c’est la lutte de résistance contre la pression de la concurrence et le chantage des négociants qui les poussent à vouloir créer des liens de solidarité pour ne pas être divisés face au poids de la « féodalité industrielle » et à l’arbitraire des négociants qui, par le monopole de leur accès au marché, imposent des prix bas aux producteurs.

Une société d’individus coopérant

Il n’est évidemment pas question de promouvoir aujourd’hui un « proudhonisme » à la manière d’une doctrine complète, à la fois scientifique et politique, comme on a pu fabriquer jadis un « marxisme » jouant sur tous les registres à la fois. Il convient plutôt de ressaisir un mouvement de pensée qui pour être essentiellement créatif ne cesse pas de s’appuyer sur une profonde compréhension du « social » comme dynamisme normatif issu de la coopération inter-individuelle. C’est sous cet angle que Proudhon nous aide à penser aujourd’hui l’émergence du commun comme principe politique, dans un contexte qui, évidemment, n’a plus grand chose à voir avec l’état de l’économie du milieu du XIXe siècle. Ce qui en fait, à nos yeux, l’actualité est le dépassement de l’opposition entre individualité et communauté, et sur le plan plus sociologique, de l’opposition entre individualisme et holisme.

Pour Proudhon, la liberté chez les Modernes, pour reprendre la formule dogmatique de Constant, ne peut s’entendre comme repli sur la vie privée. Elle est à définir non comme séparation de la vie sociale mais comme capacité à développer des « initiatives » prises seul ou à plusieurs. La liberté sociale est toujours « composée », ce qui veut dire qu’elle passe par la capacité de se lier aux autres et d’agir avec eux. Pour Proudhon, à la différence de Marx, le capital ne produit pas les bases de la coopération future. De la nécessité ne sort pas la liberté. La liberté sort d’elle-même, soit de la capacité de créer des formes autonomes de production et d’échange. Pour le dire autrement, et de façon assez anachronique, l’alternative à la propriété et à la concurrence n’est pas la communauté mais la coopération. Cette dernière compose certes une totalité irréductible à ses éléments mais sans se cristalliser en transcendance extérieure aux éléments composés. Le principe de la fédération qui structurera la vie sociale dans son ensemble, sera de même type : il mettra en relation des foyers différenciés mais sans les envelopper et les subordonner dans une hiérarchie gouvernementale.

L’institution de la force collective

Proudhon n’est pas seulement celui qui « découvre » la force collective à l’origine de la richesse des sociétés. C’est aussi celui qui réfléchit en termes d’institution alternative à la propriété privée et à la propriété d’État. En d’autres termes, c’est l’un des premiers théoriciens de l’institution de l’agir commun. Proudhon lutte sur deux fronts à la fois, puisqu’il condamne aussi l’individualisme libéral qui a perverti le droit. Contre l’« universalisme », qu’il soit traditionaliste ou communiste, pour lequel la communauté n’est qu’un super-individu qui absorbe toutes les personnalités singulières, et contre l’individualisme, qui ne voit dans l’individu qu’un être abstrait, isolé des relations sociales, il faut saisir la société comme un système complexe de relations et trouver une forme d’organisation qui corresponde à la nature même de ce système : « L’humanité comme un homme ivre, hésite et chancelle entre deux abîmes, d’un côté la propriété, de l’autre la communauté : la question est de savoir comment elle franchira ce défilé, où la tête est saisie de vertiges et les pieds se dérobent. » Comment échapper à ce balancement tragique entre propriété privée et propriété communautaire, entre l’« hypothèse individualiste » et l’« hypothèse communiste » ? La réponse qu’il apporte est des plus importantes. C’est par le droit social, le droit qu’invente la société, par l’institution que la société se donne à elle-même, que l’on peut dépasser l’antinomie.

Pensant la société future sous un angle résolument juridique et institutionnel, Proudhon écrit : « La civilisation est le produit du droit. » Dans De la Capacité politique des classes ouvrières, il affirme que l’infériorité des ouvriers réside dans leur ignorance de ce grand fait social qu’est la création juridique de nouvelles formes d’institution. Or c’est par le développement d’un droit économique et social qui leur est propre que les ouvriers trouveront la voie de leur libération. Comme le souligne Georges Gurvitch, interprète scrupuleux de la pensée proudhonienne, si la vie sociale est avant tout un tissu de relations les plus diverses, le droit, « chose capitale de la société », est la base de toute refondation sociale. Il s’agit de construire un « ordre juridique de la vie en commun », extra-étatique, qui réglera les rapports entre les individus sociaux, un droit qui ne s’imposera pas d’un coup mais se développera progressivement à partir du sol même de la société. Si un monde nouveau est possible, il ne peut se créer qu’à partir d’institutions établies sur les bases d’un droit social, c’est-à-dire d’un droit créé par la société et pour la société, en ceci différent de la tradition juridique d’origine romaine qui a fait du législateur la source de la loi. La ligne du Proudhon juriste est d’assurer la prééminence de la souveraineté du droit social sur la souveraineté étatique. Dans la dernière partie de l’œuvre, la constitution fédérale qu’il imagine obéit à l’idée que l’État n’est jamais ou ne devrait jamais être autre chose qu’une coordination d’unités locales ou fonctionnelles. Ce droit social qui renvoie à l’existence d’une société comme ensemble de relations doit être considéré comme supérieur au droit public de l’État et au droit privé de la propriété. Il leur est antérieur et a des sources incontestables dans l’existence d’une communauté sociale qui préexiste à toute constitution politique. Forme juridique de la nouvelle démocratie ouvrière, il se fonde sur un droit social coutumier fondamental qui organise la société à partir de ces groupements élémentaires, qu’il s’agisse de la famille, de la commune ou de l’atelier.

Le droit « redonne à la société à nouveau pleine possession de ses forces collectives originaires ». Cette récupération de la force collective est le véritable but à poursuivre, ce que n’ont pas compris la plupart des communistes et socialistes. Il s’agit pour Proudhon de faire cesser le « scepticisme juridique » des socialistes et des communistes, non pour des motifs purement théoriques, mais pour des raisons pratiques. La négation du droit aboutit au despotisme communiste.

Il convient d’organiser par le droit la force collective sans écraser l’initiative individuelle. La grande tâche du socialisme proudhonien est de la faire reconnaître et de l’organiser comme réalité sociale spécifique. Contre Louis Blanc, Proudhon montre que ce n’est pas d’en haut, par l’État, que la révolution va s’opérer, mais par le bas. Comme l’écrit Bouglé, qui résume la pensée de Proudhon, « il suffit que les citoyens s’entendent directement pour régler les conditions de l’échange égal. Une sorte de révolution moléculaire, une auto-régénération de la société civile s’opèrera ainsi, qui rendra inutiles toutes les reconstructions rêvées pour la société politique ».

C’est donc une nouvelle voie qu’il faut emprunter, celle de la « constitution sociale », contre l’« idée gouvernementale ». Pas de « plan du communisme », pas d’Idée utopique ou de grand principe moral – « l’attraction » pour Fourier ou le « dévouement » pour Cabet ou Louis Blanc –, mais une organisation juridique de la force de la collectivité. La méthode consistera à partir des rapports sociaux et des forces économiques, comme la division du travail ou la concurrence, pour aller vers la justice sociale et l’organisation du travail. C’est ce que désigne chez Proudhon l’expression de « socialisme scientifique » dans Qu’est-ce que la propriété ? Il ne s’agit pas de tout inventer à partir de rien, mais de s’en tenir à la vie même de l’organisme social qui réclame un règlement, il s’agit de partir des activités de travail, de production et d’échange, pour réaménager la société selon un droit nouveau issu des pratiques et des relations concrètes entre les individus, les groupes et les fonctions.

La « constitution sociale »

La constitution sociale n’est rien d’autre que l’auto-organisation juridique de la société qui, partant du constat des droits particuliers des différents groupements, en fait un droit commun formalisé des co-producteurs de toute la société. Les groupements de producteurs, de consommateurs, les mutualités, les copropriétés, les associations, les services publics secrètent un droit autonome et spécifique qui, tous ensembles, forment un ordre juridique propre qu’est la constitution sociale. La constitution sociale est donc la reconnaissance des formes juridiques plus ou moins organisées et explicitées qui régissent selon un principe de mutualité la vie collective à l’intérieur des groupes particuliers aussi bien qu’entre eux. L’action de ces forces collectives conduit à un ensemble de réglementations capables de résoudre les conflits, une sorte de justice commutative complexe et immanente aux rapports sociaux qui s’oppose au droit individualiste et au droit étatiste issus du droit romain traditionnel. Ce droit est en fait un « droit social », selon la formule de Gurvitch, issu des pratiques économiques et sociales, qui vise à organiser la division sociale du travail et à assurer la justice, c’est-à-dire la désaliénation des forces collectives, qu’elles soient économiques, sociales ou politiques, pour autant qu’on puisse distinguer les domaines. Ce qui fait l’originalité de Proudhon, c’est qu’il confie à ce droit social la fonction de la réappropriation des forces exploitées et aliénées.

Comment naît et se développe ce droit social ? Il est issu de la pratique collective, laquelle engendre une raison commune qui, à son tour, donne naissance à des règles sociales. Le droit est une instance intermédiaire, une médiation entre les pratiques et les idées. La société ne produit pas seulement des biens, elle secrète des idées et engendre des règles. Elle génère spontanément sa raison collective et sa conscience juridique propre. Ainsi, l’association effective des travailleurs, leur « co-participation » pratique à la production de cette force collective, conduit les associés co-responsables à combattre la concurrence en développant un idéal propre à leur classe. L’« idée ouvrière », c’est le principe de solidarité qui naît de la pratique co-productrice des travailleurs et qui doit régler, une fois trouvée la forme institutionnelle adéquate, la répartition du produit entre eux.

Le fédéralisme comme organisation sociale et politique

Chez Proudhon, c’est l’ensemble de l’organisation sociale et politique qui doit être remaniée par la constitution sociale. L’association nouvelle est dans un premier temps destinée à remplacer l’État, où l’on retrouve la grande idée saint-simonienne reformulée par Proudhon, selon laquelle le principe d’autorité, le gouvernement et la loi d’État seront remplacés par une nouvelle structuration « horizontalisée » de la société. C’est bien à partir de cette réalité première du travail, véritable substance de la société, que pourra et devra se réorganiser toute la société, selon la formule célèbre qui veut que dans la société future « l’atelier fera disparaître le gouvernement ». Cette idée générale de la révolution est bien résumée par la formule « dissolution du gouvernement dans l’organisme économique », qui constitue le titre de la septième étude de l’ouvrage Idée générale de la révolution. Cependant, à la différence de Saint-Simon, qui se défiait du droit et des juristes, l’unité est produite ici, non par le seul jeu des forces économiques, mais par le droit. « Ce que nous mettons à la place du gouvernement, nous l’avons fait savoir, c’est l’organisation industrielle, ce que nous mettons à la place des lois, ce sont les contrats […], ce que nous mettons à la place des pouvoirs politiques, ce sont les forces économiques, ce que nous mettons à la place des anciennes classes de citoyens, noblesse et roture, bourgeoisie et prolétariat, ce sont les catégories et spécialités de fonctions, Agriculture, Industrie, Commerce, etc., ce que nous mettons à la place de la force publique, c’est la force collective, ce que nous mettons à la place de la police, c’est l’identité des intérêts, ce que nous mettons à la place de la centralisation politique, c’est la centralisation économique. »  Proudhon a toujours marqué sa plus grande défiance à l’égard du gouvernement, qui est incompétent par essence lorsqu’il s’agit de changer la société, comme on l’a vu selon lui en 1848. Le nouveau droit ne sera pas étatique, il sera la forme juridique de l’association ouvrière, de la mutualité et de la fédération. Mais n’est-il nul besoin d’une organisation politique quelconque ? L’économie peut-elle absorber le politique en entier ou peut-on inventer une forme organisationnelle non gouvernementale ?

Quelle forme donner à l’ensemble ? Quelles relations doivent s’établir entre les unités collectives qui composent la société ? Dans ses derniers écrits, Proudhon cherche à faire coexister un ordre économique juridique et un ordre politique spécifique, qui n’en est pas moins homologue à la construction économique. La réponse est fondamentalement « fédéraliste ». Le principe fédéral exige que le pouvoir central soit toujours limité par les réglementations ou les droits des groupements particuliers. La fédération en tant que telle est un frein à la centralisation et à l’aliénation des forces collectives produites par les groupements locaux ou professionnels. Thème qui le hante depuis le début des années 1850, la fédération doit s’entendre chez Proudhon à la fois comme fédération des unités de production et fédération des unités communales. C’est par conséquent un fédéralisme universel appelé à englober tous les pays mais aussi tous les aspects de la société. La construction d’un système fédératif, aussi bien politique qu’économique, doit assurer l’équilibre entre deux formes de démocratie, la démocratie politique des communes et la démocratie industrielle des compagnies ouvrières. Là encore, le droit apparaît comme cette force d’équilibrage. Le principe fédératif permet d’équilibrer le conflit entre deux droits, le droit économique des associations et le droit politique des communes, grâce à la double fédération politique et économique agricole-industrielle.

Cette fédération politique de type communaliste reposant sur des liens de mutualité entre les cités n’annule pas la démocratie économique, elle la complète, elle se surajoute à la « fédération industrielle-agricole », laquelle permet le dépassement du particularisme de chaque groupement économique dans la fédération sans réduire son indépendance. Il semble bien que Proudhon, plutôt que de prolonger son antigouvernementalisme radical, se soit dirigé vers une conception de l’« autogouvernement » politique. L’idéal démocratique n’est-il pas «que la multitude gouvernée fût en même temps multitude gouvernante ?” écrit-il en paraphrasant Aristote.

Le principe du commun et la tradition libertaire

J’en viens maintenant à ce que nous avons repris de cette pensée à de nombreux égards fulgurante. Proudhon est sans aucun doute l’un des théoriciens majeurs de l’institution de la société par elle-même, de l’auto-mouvement (autokinesis) de la société dont la possibilité même est l’invention institutionnelle, ce que nous appelons quant à nous la praxis instituante. Être en dette vis-vis de Proudhon, si je puis dire, c’est faire toute sa place à la question de l’institution, et s’opposer à ce que Bourdieu avait appelé à propos de 68 une « humeur anti-institutionnelle ». C’est aussi tirer un lien entre la percée théorique de Proudhon et ce qu’a pu dire et faire un théoricien comme Castoriadis.

La grande question qui est posée par ces auteurs porte sur l’institution de l’activité collective, mieux : sur l’institution de l’agir commun. Quelles formes institutionnelles faut-il créer qui coïncident avec la définition de la société comme grande coopérative ? On sait que la question du commun telle qu’elle se pose aujourd’hui déborde le seul cadre de la production à laquelle on essayait de donner une forme associative ou coopérative. Et c’est là que Proudhon nous est utile, et surtout le dernier Proudhon, celui du communalisme et du fédéralisme généralisé.

Ce qui est en train de se passer excède et l’associativisme du XIXe siècle et la problématique de l’autogestion des années 70. Ces formes correspondaient à certains types de société et de production. La revendication actuelle des communs définis comme formes institutionnelles reposant sur l’autogouvernement et l’usage collectif des ressources, des connaissances et des espaces concerne un champ considérablement plus vaste que la seule production de biens matériels. Depuis l’habitat, la consommation, les activités de culture, la production des connaissances jusqu’à la question majeure du climat. Cette sorte de dilatation du commun à laquelle on assiste est un signe qui ne trompe pas : c’est toute la forme de l’existence qui est en question, à la mesure de l’extension de la forme de vie capitaliste opérée par le néolibéralisme.

C’est donc vraiment maintenant que l’on peut apprécier la portée imaginante de l’œuvre de Proudhon, l’audace de son imagination politique devant des problèmes inédits qui prend appui sur les pratiques ouvrières de son temps. Nous ne sommes évidemment pas adeptes d’un quelconque « retour à Proudhon » comme il y a eu des « retours à Marx ». Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit de revisiter et de réactiver un certain nombre de propositions comme celle d’un fédéralisme universel pour montrer de quelle alternative elles seraient porteuses en liaison avec cette émergence polymorphe et polyglotte du commun qui caractérise la période. C’est le sens de nos « propositions politiques » à la fin de l’ouvrage Commun. La partie du livre intitulée « Propositions politiques » se termine par une expérience de pensée politique d’inspiration fortement proudhonienne, puisque nous essayons de réfléchir à ce que pourrait être une fédération mondiale des communs.

Vertu de l’imagination politique

« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». Cette fameuse phrase de Frederic Jameson nous invite à réfléchir à la place et à la part de l’imagination politique dans nos pratiques. Pourquoi est-ce si important ? L’analyse de la situation est fondamentale, personne n’en doute. Faire la généalogie de notre présent comme disait Foucault est essentiel pour saisir le sens et les enjeux de ce que nous vivons, de ce pour quoi nous luttons. Mais ce n’est pas suffisant. Nous sommes comme privés de futur, interdits d’avenir. Il y a des mouvements, des luttes, des révolutions mais ces processus paraissent encore dispersés dans l’espace et discontinus dans le temps. Est-ce irrémédiable ? Est-ce simplement de la patience qu’il nous faut ? Devrait-on attendre des décennies ou des siècles ? C’est Perry Anderson comme le rappelait Razmig Keucheyan dans un numéro ancien de la Revue internationale des livres et des idées qui expliquait qu’un scénario historique possible était le long délai entre la révolution anglaise et la révolution française. Faut-il donc attendre un siècle et demi pour renverser le cours des choses ?

Ce n’est pas seulement de patience que nous devrions nous armer, mais d’imagination politique. L’imagination politique est importante devant ce qui semble être une sorte d’anomie politique, de vide politique, qui est due à une raison que nous connaissons  : la puissance pratique autant qu’idéologique du néolibéralisme, qui trouve dans les processus de mondialisation de multiples leviers et points d’appui, ce qui pousse à la résignation, à l’impuissance et finalement au ressentiment haineux et au nationalisme.

Il s’agit donc de ne plus nous en tenir à des diagnostics ou à des mesures immédiates d’urgence, mais vraiment de repenser avec tous les outils à portée de main ce que nous pourrions le monde d’après, si après il y a là. Ouvrir et élargir l’horizon des possibles, pour reprendre l’expression en usage, voilà la tâche de l’époque. Le temps est venu, et on le voit un peu partout dans le monde, de passer à autre chose en mobilisant l’imagination politique. Ce que nous pouvons faire, donc, ce n’est pas d’inventer une utopie, mais d’imaginer une société à partir de pratiques qui sont déjà là, qui ne sont pas encore pensées dans leur originalité et leur portée. Non pas seulement en faire le récit, mais essayer de dégager leur signification et leur cohérence possible pour en faire de façon synthétique un projet et un principe. C’est ce que Pierre Dardot et moi-même avons cherché à faire dans le livre Commun, en nous inscrivant dans une tradition de réhabilitation de l’imagination.

Dans l’ouvrage, nous suivons d’assez près la démarche de Castoriadis, qui nous semble d’un grand appui pour nous aider à surmonter les difficultés présentes. Mais, comme je l’ai dit, Proudhon a eu avant lui une démarche assez semblable. L’émancipation ne vient que de l’action. Une société libre ou autonome ou démocratique, peu importe le terme, doit inventer elle-même le chemin qui mène à sa liberté. Mais elle ne peut le faire que si elle fait fonctionner la faculté imaginante par la voie(x) poétique, pratique et théorique. Il ne s’agit pas d’inventer de toute pièce une société idéale, mais d’imaginer et de mettre en place des institutions permettant à cette société de s’inventer et de se réinventer sans cesse. Castoriadis appelait cela une société autonome, ce qui n’est jamais que la formule d’une démocratie radicale, c’est-à-dire bien comprise. Cela suppose donc de « projeter » un certain style de société, qui ne serait plus complètement asservie à son institué, mais qui pourrait laisser place à la praxis instituante. Castoriadis expliquait justement que « nous ne pouvons viser qu’à changer le rapport ente la société instituante et la société instituée. Nous ne pouvons donc vouloir qu’une société qui condamne une fois pour toute le règne de l’institué et qui cherche le rapport correct, le rapport juste instituant/institué. » C’est la définition même que l’on peut attendre d’une société qui assume son auto-institution. Or, c’est ce qui est le plus précieux dans la tradition « libertaire ». Et c’est justement ce qui renaît aujourd’hui sous le nom de « commun », un nom à la fois très ancien et très neuf.

Christian Laval est professeur de sociologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, co-auteur notamment avec le philosophe Pierre Dardot de Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte, 2014, réédition La Découverte/Poche, 2015).

Texte de I. Sainsaulieu

Le Commun : imaginaire ou mouvement réel qui abolit l’ordre existant ?

Le livre Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle de Pierre Dardot et Christian Laval (La Découverte, 2014) s’attache à définir le concept de Commun qui apparaît comme revendication dans divers mouvements alternatifs. Auteurs prolixes, Pierre Dardot et Christian Laval n’en sont pas à leur premier ouvrage imposant. Après avoir montré ensemble les complicités entre l’Etat et le marché (La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2010), puis comment Marx élabore sa pensée (Marx, Prénom : Karl, Gallimard, 2012), ils en viennent ici à s’interroger sur l’actualité du Commun défini comme principe antithétique aux règnes du Capital et de l’Etat.

Un Commun émergent face au capitalisme

Le Commun est d’abord dit « émergent » et actuel, en tant que revendication sociale « paradigmatique » face au mouvement mondial de marchandisation et de privatisation. La croissance de la propriété privée intellectuelle (les brevets), indispensable aux monopoles, conduit à une « bio-piraterie » préjudiciable pour les peuples dépossédés (ainsi Monsanto détient-il 95% de la production du coton en Inde). Les auteurs voient là un effet de l’extension de la violence du capital : loin de se limiter à la période de « l’accumulation originelle » définie par Marx, celle-ci, disait Rosa Luxemburg, est un acte permanent contre les activités non capitalistes.Pierre Dardot et Christian Laval avancent que, « loin d’être une pure invention conceptuelle, le commun est devenu le principe effectif des combats et des mouvements » de résistance au capitalisme (p. 16). Ces combats visent à préserver l’accès aux ressources naturelles (l’eau, la terre, le gaz…) face aux politiques publiques dictées par des multinationales prédatrices et exportatrices. Ils sont parfois victorieux, comme à Cochabamba, où l’Etat a dû renoncer à la privatisation de l’eau. Les auteurs montrent le côté offensif, généraliste, rassembleur et démocratique de cet étendard du commun qu’ils veulent reprendre à leur compte en le redéfinissant. Les luttes en question mettent en mouvement des acteurs multiples, que les auteurs se contentent d’identifier de façon pragmatique : selon les contextes, ils évoquent les usagers (pour rendre communs les services publics), les ouvriers (pour les usines récupérées en Argentine), les électeurs et citoyens (pour le contrôle de l’eau à Naples ou de l’espace public à Istanbul), les citoyens insurgés (dans les bidonvilles de Rio), les communautés indiennes et les paysans (pour la terre en Bolivie ou en Inde)… Le terme de classe figure plutôt dans l’exposé d’analyses historiques classiques.

Du mouvement social à la reconceptualisation

En écho au mouvement social, il s’agit de faire œuvre théorique, « de refonder le concept de commun de façon rigoureuse » (p. 17), dans une perspective pluridisciplinaire héritière de Marx (« être héritiers de ne signifie pas être les héritiers », p. 16), mais aussi de Proudhon (à propos des coopératives, du fédéralisme) et de Castoriadis (à propos du rôle instituant du politique). S’il est tributaire du communisme, le Commun rejette désormais tout devenir étatique absolutiste. Le modèle de l’association démocratique des producteurs est mis en avant ; il se distingue à la fois du socialisme communautaire et de l’Etat bureaucratique, également despotiques.
Qu’est-ce que le Commun ? Après un chapitre d’érudition gréco-latine sur les racines philosophiques et juridiques du terme, le Bien commun n’apparaît pas comme spirituel (transcendant), ni comme assimilable à une chose (publique), mais s’inscrit dans un rapport social. Rejetant naturalisme et essentialisme, les auteurs font du substantif commun un « principe politique » fondé sur l’activité pratique des hommes, semblant se confondre avec la définition-même de « l’activité humaine » comme « co-activité, co-obligation, co-opération et réciprocité » (p. 50). Mais le fondement de la co-obligation entre tous est la co-activité : « l’obligation politique procède entièrement de l’agir commun, elle tire toute sa force de l’engagement pratique de tous ceux qui ont élaboré ensemble des règles de leur activité, elle ne vaut que relativement aux coparticipants d’une même activité ». Donc il y a une double légitimité du Commun, citoyenne (en rapport avec la cohabitation territoriale) et socio-économique (liée à la co-production).
Pour les auteurs, l’alternative à la propriété privée n’est pas la propriété commune (étatique) : ils lui préfèrent « l’inappropriable » : « le commun à instituer ne peut l’être que comme l’indisponible et l’inappropriable, non comme l’objet possible d’un droit de propriété » (p. 240). La propriété (privée et publique) n’est pas condamnée : elle pourra subsister si on lui ôte, par la loi et le droit, le pouvoir d’abuser (jus abutendi) et d’être le seul maître à bord (p. 582-583).
S’il n’advient pas tout seul, comment instituer le Commun ? A la collaboration productive construite historiquement par le capital doit répondre une institution du Commun par le mouvement social. Les auteurs rappellent le pouvoir instituant du prolétariat, sa créativité historique – celle-là même qui poussa Marx à faire l’économie d’une réflexion sur les institutions à venir. Face à la faillibilité des institutions ouvrières (syndicats, coopératives, partis), les auteurs ne se replient pas sur les Conseils (comme Hanna Harendt), institution jugée trop fugace. Empruntant à Castoriadis, ils recherchent une forme de « praxis instituante » actualisée. Rejetant à la fois un penchant de la sociologie pour l’institué et la réduction de l’institution au processus de réification défini par Sartre, ils prônent, en s’inspirant de Michael Hardt et de Toni Negri, des institutions « non souveraines », n’éliminant pas le conflit. La solution avancée est celle d’un double fédéralisme coopératif, incluant à la fois les entreprises (communs sociaux-économiques) et les communes territoriales (des communs politiques). Ainsi la politique du Commun se met-elle en œuvre au travers d’assemblées parallèles, régulant entreprises et territoires.

Apports foisonnants de Dardot et Laval

Les apports de ce livre sont foisonnants. Le plus frappant est son double aspect synthétique – celui de manuel instructif, aux emprunts nombreux – et analytique, en ce sens qu’il explore toutes les notions invoquées. Il décortique et opère par distinctions. Il fait avancer le débat (intra- et post) marxiste, l’ouvre aux questions du droit, hybride Marx avec Castoriadis et Proudhon. Pour ce qui est de la teneur du concept de Commun, il a une vertu paradoxale : si le devenir de la société n’est pas immanent, nécessaire, et si la question du sujet social compte moins que la capacité politique d’auto-institution de la société, alors le politique prend le pas sur le social et l’économique (« le commun est avant tout affaire d’institution et de gouvernement », p. 581). Plaçant Castoriadis au cœur du débat politique alternatif, les auteurs (re)posent ainsi la question du primat entre les sphères de la vie sociale.

Impasses et amalgames

Malgré l’actualité et le caractère synthétique du propos, il y a cependant des impasses et des amalgames. Ainsi les auteurs laissent-ils de côté les objections centralistes concernant les capacités planificatrices (et destructrices) de l’Etat. On se demande parfois si l’enjeu est la définition d’un Etat fédéral ou d’une société autogouvernée : ainsi, si le principe de séparation des pouvoirs est retenu, on ne voit ni l’armée, ni la police, ni la justice fédérale « alternatives ». Devant la teneur philosophique de l’ouvrage, on peut se demander dans quelle mesure les auteurs, inspirés par Marx, n’ont pas amalgamé les genres livresques du Capital et du Manifeste. C’est un mélange d’analyse (la définition du Commun) et d’engagement (le Manifeste du Commun). Le statut conceptuel du Commun n’est donc pas complètement clair : ni catégorie d’analyse (comme la plus-value, ou la lutte de classe), ni objet d’analyse (i.e. le Capital), ni sujet de l’histoire (i.e. le mouvement ouvrier), ni nouvelle institution politique (en lieu et place du Parlement), mais un peu tout à la fois. Le contraste est frappant entre la volonté omniprésente d’établir des distinctions conceptuelles précises dans les champs économique, juridique, historique et politique, et le fait que les auteurs s’autorisent à poser un principe politique peu différencié.
Mais la question centrale est celle de la teneur sociologique de l’ouvrage. C’est sur le plan empirique qu’il est le moins riche : il explore peu les expériences et enseignements des mouvements sociaux et ne dit pas grand-chose par exemple sur la mise en commun des entreprises, jugée pourtant centrale pour l’émancipation du travail (p. 482). Les acteurs n’apparaissent pas, ou peu. On ne sait pas de qui il est question : de classes, de peuples, de multitude, de citoyens, de jeunes, de femmes, etc… Comme on l’a vu, la présence des acteurs sociaux varie selon les contextes. De façon générique, il est parfois question de « forces sociales et écologistes », derrière quoi se profile apparemment une préférence pour les acteurs organisés : les collectifs sociopolitiques, les institutions (anciennes et nouvelles : associations, coopératives, syndicats, communes). On pourrait comprendre que le Commun n’admet ni « appartenance » de classe, ni sujet de l’histoire. Mais s’il concerne par addition beaucoup de monde (usagers, travailleurs, citoyens, électeurs), il ne peut plaire à tout le monde. Globalement, la relégation des acteurs pourrait être l’effet d’un choix : si l’on pense l’institution transhistorique, alors l’acteur social historique passe au second plan. Si l’on pense l’acteur social, alors l’institution passe au second plan.
Pierre Dardot et Christian Laval n’ont pas inventé les questions qu’ils se posent (ni d’ailleurs toutes les réponses), et, si elles sont bien approfondies, ils ne se posent pas toutes les questions utiles (de qui parle-t-on, où, quand, comment ?) pour faire coller leur pensée au mouvement réel, pour qu’elle devienne l’expression de ce mouvement – en sus de combler des lacunes logiques de la pensée émancipatrice. D’où le côté arbitraire du fondement du Commun : faut-il revendiquer le droit à l’imagination ou exprimer le mouvement réel ? Et si l’on ne s’appuie pas sur des tendances objectives, sur quoi repose le raisonnement ?
Cela dit chapeau bas, devant toute cette érudition éclairante et stimulante, qui suppose certes, pour l’auteur comme le lecteur, d’avoir (et de se donner) une grande disponibilité, mais qui dresse, non sans raisons, un rempart contre la bêtise, l’aveuglement idéologique et l’égoïsme.

Ivan Sainsaulieu est professeur de sociologie à l’Université de Lille 1.

Texte de P. Corcuff

Rééquilibrer le commun par l’individualité : la piste Levinas

Quelques réflexions à propos d’un texte de Christian Laval

Par Philippe Corcuff

Le texte présenté par le sociologue Christian Laval au séminaire de recherche libertaire ETAPE du 20 mai 2016, sur « Commun : de quelques rapports que nous entretenons avec la « tradition libertaire » », constitue une contribution majeure à une actualisation de la pensée anarchiste se sentant redevable des apports de la tradition, et dans ce plus particulièrement de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865).

Générosité intellectuelle

Le séminaire ETAPE, dispositif hybride entre le militantisme et la recherche, a l’habitude de bénéficier de la bienveillance de ses invités, qui nous font des cadeaux exprimant la possibilité de l’amitié intellectuelle, trop absente, malheureusement, des milieux académiques professionnels (1). La guerre des egos, des « écoles » et des réseaux fait ainsi souvent rage dans le monde universitaire et les blessures de la reconnaissance apparaissent souvent abyssales. Cependant, il y a des contre-tendances dans une réalité socio-historique, qui comme la plupart des zones du réel, n’est jamais univoque, percée de grains de sable et de résistances au mainstream. Quelle belle contre-tendance que le texte de Christian Laval !

Christian Laval offre ainsi un texte inédit dans le cadre d’un « séminaire » non reconnu comme tel par les canons scientifiques et qui ne compte en rien pour les progressions de carrière. Plus, de formation marxiste, ce foucaldo-marxien s’expose sur le terrain de ses invitants en explorant la composante anarchiste de la démarche entreprise avec Pierre Dardot dans leur livre Commun (2), peu explicitée de manière systématique jusqu’à aujourd’hui.

Et Christian Laval, hérétique par rapport au poids des préjugés dans sa famille politico-intellectuelle d’origine, les marxistes, va jusqu’à réhabiliter la figure de Proudhon. Or, cette dernière a vécu si longtemps sous les crachats marxistes depuis que le bourgeois Marx lui-même, après l’avoir admiré, a stigmatisé ce prolétaire comme un « petit-bourgeois, ballotté constamment entre le capital et le travail » dans Misère de la philosophie en 1847 (3) ! Une leçon d’anti-dogmatisme. Une fraternité de l’émancipation. Un antidote aux aigreurs trop souvent actives dans les relations interpersonnelles dans les univers intellectuels ou politiquement organisés.

Les apports de Proudhon nourrissent donc profondément la démarche de réactualisation et de reformulation du commun qu’il a élaborée avec Pierre Dardot, nous dit Christian Laval dans son texte pour le séminaire ETAPE :

« Proudhon nous intéresse sous de multiples aspects, et depuis assez longtemps. Sa théorie de la force collective comme son analyse de la captation de cette même force collective par la propriété et l’État sont à nos yeux des références fondamentales. Nos travaux ont toujours eu pour intention assez explicite de lui rendre justice sur un certain nombre de ses apports philosophiques et politiques. »

Les analyses de Proudhon alimentent, partant, une reproblématisation du commun, qui refuse nombre d’usages actuels essentialistes, ceux qui en font une essence, une entité homogène, donnée et stable. Contre ce qu’ils nomment fort justement « la réification du commun » (4), la piste principale de Pierre Dardot et Christian Laval, c’est celle du processus, du faire, de l’action, du mouvement de la coopération :

« Le commun est à penser comme co-activité, et non comme co-appartenance, co-propriété ou co-possession. » (5)

Et d’ajouter :

« Contre ces façons d’essentialiser le commun, contre toute critique du commun, qui réduit celui-ci à la qualité d’un jugement ou d’un type d’homme, il faut affirmer que c’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes, de même que c’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif, bien loin qu’un tel sujet puisse préexister à cette activité au titre de titulaire de droits. » (6)

Dans ce cadre, Christian Laval souligne dans son texte pour le séminaire ETAPE, en réorientant le regard vers Proudhon :

« Proudhon nous permet de faire une distinction majeure entre des versions à beaucoup d’égards contraires de ce que l’on peut et doit entendre par « commun ». Ce point est décisif. Il oppose la force collective à la transcendance propriétaire et étatique, la coopération à la communauté ».

Substituer la co-activité à la co-appartenance, la coopération à la communauté, voilà bien un déplacement pour penser le commun qui nous éloigne de dérives identitaristes fort actuelles, dans la valorisation des « communautés » et des « appartenances », débouchant sur nombre de résurgences communautaristes (au sens dans l’enfermement dans une « communauté » exclusive) et nationalistes en cours. Je pense notamment à l’éloge de « l’appartenance » en général et de « l’appartenance nationale » en particulier dans l’ouvrage Imperium du penseur dit « critique » Frédéric Lordon (7). D’ailleurs, cette divergence conduit le même Frédéric Lordon à caricaturer dans l’amalgame l’orientation du livre de Pierre Dardot et Christian Laval, en l’associant à « la pensée libérale » qui infecterait « toute la pensée libertaire » (8). Mazette, pour un prétendu « radical » infecté par le national-étatisme ! On préfèrera, en nos temps troublés par la montée de néoconservatismes identitaires et nationalistes, la rencontre de la lucidité internationaliste et de la générosité cosmopolitique chez Pierre Dardot et Christian Laval :

« Une politique du commun effective doit prendre acte du caractère mondial des luttes qui se mènent aujourd’hui, comme des interdépendances de toutes natures qui structurent nos univers de vie et de travail, notre imaginaire et notre intelligence. Un nouvel internationalisme pratique est d’ores et déjà à l’œuvre dans les combats qui se mènent » (9).

La focalisation sur le commun ou les pièges du « logiciel collectiviste »

Cependant, l’énorme travail de reconceptualisation du commun effectué par Pierre Dardot et Christian Laval, à partir de l’histoire des débats philosophiques et politiques comme des enjeux portés par les mouvement sociaux actuels, a des points aveugles. La générosité intellectuelle appelle l’honnêteté critique entre pairs, une critique amicale et généreuse, privilégiée par les séminaires ETAPE. Je ne traiterai que d’un point. Le commun, pensé comme co-activité, est présenté comme l’axe principal de l’alternative au capitalisme aujourd’hui ; alternative déjà en action dans les mouvements sociaux s’opposant au moment néolibéral du capitalisme. Selon moi, cette configuration oublie un autre pôle central pour les anarchistes comme pour Marx (pas le Marx des marxistes mais, par exemple, celui redécouvert par le philosophe Michel Henry, 10), en tension avec le pôle du commun : l’individualité.

Au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle, une variété de courants ouvriers et socialistes nouaient, sous des modalités particulières, individualités et liens sociaux :

* Les penseurs anarchistes ainsi que les militants libertaires qui ont animé le syndicalisme révolutionnaire fin XIXe/début XXe siècles, celui des Bourses du travail et de la première CGT (Pelloutier, Pouget, etc.), ont tout particulièrement mis en avant la promotion de l’autonomie individuelle au sein de relations de réciprocité contre la double tyrannie du capitalisme et de l’État (11). Par exemple, Émile Pouget, militant anarchiste et secrétaire national adjoint de la section des fédérations de la CGT de 1901 à 1908, va jusqu’à parler en 1910 dans sa brochure L’action directe de « l’exaltation de l’individualité » (12). Tout en précisant : « l’indépendance et l’activité de l’individu ne peuvent s’épanouir en splendeur et en intensité qu’en plongeant leurs racines dans le sol fécond de la solidaire entente. » (13)

* Le socialisme républicain de Jean Jaurès, en association avec le thème de « la propriété sociale » des grands moyens de production et d’échange, a fait de « l’individu » l’une des valeurs cardinales de la gauche. Il n’a pas alors hésité à avancer dans son article « Socialisme et liberté » de 1898 : « Le socialisme est l’individualisme logique et complet. Il continue, en l’agrandissant, l’individualisme révolutionnaire » (14). Pour lui, le socialisme créerait les conditions sociales de l’avènement pour tous de « l’individu » annoncé par la Révolution française (à travers la figure du citoyen, de la raison individuelle, etc.).

* Les figures socialistes et associationnistes comme Pierre Leroux, Benoît Malon ou Eugène Fournière, sorties de l’ombre, dans laquelle les avait plongées la prégnance des références marxistes, par le sociologue Philippe Chanial (15), ont su également penser ensemble individus et association.

Cette liste n’est qu’indicative et on peut y ajouter un Marx marqué par de nettes composantes individualistes le plus souvent passées sous silence par les lectures marxistes.

Toutefois, à un certain moment – après la guerre de 1914-1918 dans le cas de la France (16) – le thème de « l’individu » va s’effacer progressivement de l’espace des questions centrales des gauches dominantes, dans les familles socialiste, communiste et syndicales, au profit de thèmes plus « collectivistes ». La jambe individualiste des gauches va ainsi se trouver anémiée, sauf dans les courants libertaires. Un « logiciel collectiviste » va alors largement prédominer à gauche, que l’on parle de « socialisme » ou de « communisme ». Le risque ici, c’est que le commun, même repensé de manière ouverte et mobile par Pierre Dardot et Christian Laval, ne devienne un nouvel avatar de ce « logiciel collectiviste ».

Il m’apparaît qu’une piste plus heuristique consiste à déplacer le regard vers les tensions entre commun et individualité. Au croisement de la tradition juive et de la phénoménologie, le philosophe Emmanuel Levinas est justement un philosophe de la singularité du visage d’autrui. Ce qui signifie que l’individualité est immédiatement appréhendée chez lui dans un cadre intersubjectif, relationnel. Il a ainsi insisté sur le fait qu’on ne peut jamais complètement comprendre autrui, au double sens du mot : le connaître totalement et l’englober. Car il y a quelque chose dans autrui qui échappe à nos prises totalisatrices : justement l’unicité irréductible de son visage.

Pourtant, amorçant quelque chose comme une philosophie politique, Levinas a aussi suggéré une piste quant à la mise en rapport de deux dimensions : la part de l’incommensurable – en ce que l’individualité saisie de manière intersubjective tend à déborder toute mesure commune tout en étant tissée d’’une variété d’expériences collectives – et la part du commensurable – le commun saisi comme co-activité. Il écrit ainsi dans un livre d’entretiens, Éthique et infini :

« Comment se fait-il qu’il y ait justice ? Je réponds que c’est le fait de la multiplicité des hommes, la présence du tiers à côté d’autrui, qui conditionnent les lois et instaurent la justice. Si je suis seul avec l’autre, je lui dois tout, mais il y a le tiers […]. Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l’incomparable » (17).

Levinas a donc commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable de la singularité d’autrui, d’une part, et l’espace commun de mesure, de justice et de solidarité, outillé d’institutions, d’autre part. C’est ce qu’il appelle « comparer l’incomparable ».

Une telle perspective ne caractérise pas l’émancipation comme un cadre « harmonieux » (selon une expression d’inspiration religieuse) ou comme un « dépassement » des contradictions sociales (selon une certaine vision marxiste du communisme inspirée de la philosophie dialectique de Hegel). Car la formule « comparer l’incomparable » assume et affronte une dynamique infinie de contradictions entre la logique de l’individualité et la logique du commun, dans une inspiration proche de la figure proudhonienne de « l’équilibration des contraires » (18).

Cette piste levinassienne ne fait que compléter les solides appuis que nous fournissent Pierre Dardot et Christian Laval dans Commun, en s’efforçant d’éviter les dérives « collectivistes », et donc en approfondissant une perspective libertaire qu’ils ont eux-mêmes amorcé, et que Christian Laval a prolongé dans le beau texte qu’il a offert au séminaire ETAPE.

Notes :

(1) Je l’ai déjà souligné dans le cas de la séance sur Michel Foucault avec Geoffroy de Lagasnerie, dans « Pragmatiser l’horizon révolutionnaire et désétatiser la gauche. Quelques remarques critiques sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie « Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme » », site de réflexions libertaires Grand Angle, 8 octobre 2016, [http://www.grand-angle-libertaire.net/pragmatiser-lhorizon-revolutionnaire-et-desetatiser-la-gauche/].

(2) P. Dardot et C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, réédition La Découverte/Poche, 2015.

(3) K. Marx, Misère de la philosophie. Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon (1e éd. : 1847), dans Œuvres I, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 93.

(4) P. Dardot et C. Laval, Commun, op. cit., version 2015, pp. 32-40.

(5) Ibid., p. 48.

(6) Ibid., p. 49.

(7) F. Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015, pp. 37-53 et p. 190 ; pour des critiques, voir P. Corcuff, « En finir avec le « Lordon roi » ? Les intellos et la démocratie », Rue 89, 4 février 2016, [http://rue89.nouvelobs.com/2016/02/04/finir-lordon-roi-les-intellos-democratie-263066], et Jérôme Baschet, « Frédéric Lordon au Chiapas », site de la revue Ballast, 9 mai 2016, [http://rue89.nouvelobs.com/2016/02/04/finir-lordon-roi-les-intellos-democratie-263066].

(8) F. Lordon, Imperium, op. cit., p. 74.

(9) P. Dardot et C. Laval, Commun, op. cit., version 2015, p. 461.

(10) Voir P. Corcuff, « Le Marx hérétique de Michel Henry : fulgurances et écueils d’une lecture philosophique », revue Actuel Marx, n° 55, pp.132-143, [http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2014-1-page-132.htm].

(11) Voir, entre autres, Irène Pereira, L’anarchisme dans les textes. Anthologie libertaire, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2011.

(12) É. Pouget, L’action directe (1e éd. : 1910), Nancy, édition du « Réveil Ouvrier », s. d., repris sur le site de la Bibliothèque nationale de France, [http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k84028z], p. 6.

(13) Ibid.

(14) J. Jaurès, « Socialisme et liberté » (1re éd. : 1898), repris dans Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par J.-P. Rioux, Paris, Omnibus, 2006, p. 346.

(15) P. Chanial, La délicate essence du socialisme. L’association, l’individu & la République, Lormont, Éditions Le Bord de l’eau, 2009.

(16) Sur cette césure de 1914-1918 quant aux rapports entre la gauche et l’individu en France, voir P. Corcuff, « Individualisme », dans A. Caillé et R. Sue (éds.), De gauche ?, Paris, Fayard, 2009, p. 199-208.

(17) Dans E. Levinas, Éthique et infini (1e éd. : 1982), dialogues avec P. Nemo, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 84.

(18) Sur « l’équilibration des contraires » chez P.-J. Proudhon, voir Théorie de la propriété (1e éd. posth. : 1866), Paris, L’Harmattan, collection « Les introuvables », 1997, p. 206.

Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE et membre de la Fédération Anarchiste.

Aperçus synthétiques pour un anarchisme pragmatique

Par Philippe Corcuff

Maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE, membre de la Fédération Anarchiste

Avant de passer la parole à Irène Pereira, philosophe et sociologue, pionnière dans les rapports entre anarchisme et pragmatisme, puis à Sandra Laugier, philosophe, spécialiste de ce pragmatisme particulier qu’on appelle le perfectionnisme dans la pensée américaine, associé à la question de la désobéissance civile, je voudrais donner un aperçu global du livre qui constituera le point de départ du séminaire (exceptionnellement) public du groupe ETAPE de ce vendredi 27 novembre 2015, dans le bar-restaurant Le Lieu-Dit du 20e arrondissement de Paris. Il s’agit d’un livre de philosophie politique anarchiste publié il y a quelques semaines aux Editions du Monde libertaire : Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (octobre 2015). Nos échanges se poseront plus particulièrement la question : « L’anarchisme peut-il être pragmatique ? ». Je serais volontairement court pour laisser largement place au débat.

Le livre est d’abord un livre théorique, il ne faut pas la cacher, alors que la théorie à mauvaise presse aujourd’hui. Car, dans le contexte actuel de désintellectualisation au sein des gauches, il y a pas mal de mépris ou au mieux de l’indifférence pour la réflexion théorique. Ce cadre désintellectualisateur apparaît couplé avec une montée d’une haine néoconservatrice du statut universitaire, qu’avait amorcée le sarkozysme et qui peut avoir des effets dans la gauche radicale, soit en se mêlant à des formes plus classiques d’anti-intellectualisme dans la tradition du mouvement ouvrier, soit aux rancœurs vis-à-vis de l’institution universitaire de surdiplômés et d’« intellectuels précaires ». Ce qui d’ailleurs facilite les passages dans ce secteur social entre une radicalité de gauche et des bricolages néoconservateurs amalgamant des références à Guy Debord, à Jean-Claude Michéa, à la critique de la valeur, à Eric Zemmour, à Alain Soral et à des thèmes conspirationnistes, tout cela avec la posture de ceux qui parlent au nom du « vrai peuple contre les élites » (tout particulièrement universitaires). Les commentaires sur les sites des médias de gauche sont pas mal affectés aujourd’hui par cette nouvelle tendance.

Cette exploration théorique prend sens dans un contexte historique particulier dont j’ai commencé à dire quelques mots. Nous sommes situés à un moment charnière, où nous devons dans le même temps résister à la possibilité du pire (tant la prégnance idéologique et politique du néoconservatisme et de l’extrême droitisation que les violences fondamentalistes islamistes) et recomposer un imaginaire émancipateur cosmopolitique largement parti en lambeaux. Et cela dans un choc des temporalités, entre les urgences face aux puanteurs du court terme et le temps moyen de la reconstruction. En sachant que la reconstitution d’une boussole émancipatrice peut être utile pour donner plus de force aux résistances du court terme, en les réinsérant dans un cadre globalisant.

1. Anarchisme ?

Mais qu’est-ce que signifie dans ce livre l’anarchisme ainsi revendiquée ? Globalement, je l’envisage comme une organisation de la société alternative au capitalisme et à l’étatisme. Ce qui est en rupture avec le préjugé qui en fait principalement un « désordre » ? Puis je l‘appréhende dans ses intersections avec des idéaux de démocratie radicale, ce qui est loin de faire l’unanimité dans les galaxies anarchiste et démocratique : en ce qu’ils sont susceptibles d’associer la visée d’autogouvernement de soi et celle d’autogouvernement des collectivités humaines. Cela implique de valoriser les dispositifs d’auto-organisation et d’auto-émancipation.

Ce qui va à rebours des tendances dominantes historiquement à gauche, de social-démocratie en social-libéralisme, de léninisme en stalinisme, de républicanisme en gauche radicale actuelle, c’est-à-dire une politique largement tutélaire, de mise sous tutelle plus ou moins soft des opprimés en leur nom. C’est-à-dire le passage subreptice et peu conscient du verbe pronominal s’émanciper (au sens donc d’une autoémancipation) au verbe transitif émanciper (l’émancipation sous tutelle, par une avant-garde, une poignée de gens supposés non-aliénés et intelligents, etc.).

Récuser cette autoroute tutélaire ne conduit pas nécessairement, pour autant, à tirer un trait sur les indispensables minorités actives, militants sur la durée ou mobilisés plus occasionnels. C’est cependant une invitation à ne plus promouvoir ces minorités à l’avant-garde des opprimés, comme si elles menaient un troupeau, mais comme ayant à fabriquer une politique émancipatrice avec les opprimés à partir de leur vie quotidienne, et non pas par en haut et à leur place en répétant des mots d’ordre généraux descendus des milieux dirigeants ou de penseurs supposés omniscients.

2. Un anarchisme pragmatique ?

Ce livre a donc d’abord une tonalité théorique, ce qui pourrait être considéré comme contradictoire. Cependant, ce qui établit un joint entre la démarche théorique du livre et la visée pragmatique, c’est qu’il s’agit d’une théorie au sens méthodologique. Le livre tente tout au plus de fournir un appui méthodologique dans la formulation des questions et des problèmes. C’est-à-dire modestement de mettre à disposition des outillages susceptibles d’aider des individus et des groupes – ceux qui souhaitent s’en saisir – à bâtir leurs propres réponses. Et donc de ne pas fournir les réponses, ce qui irait à l’encontre du double horizon d’autogouvernement de soi et des collectivités. Il s’agit donc de théorie en tant qu’outils méthodologiques destinés à être utilisés dans des pratiques à travers la confrontation au réel. C’est en ce premier sens que l’on peut parler ici de pragmatisme dans la démarche suivie. C’est un pragmatisme qui emprunte au philosophe Michel Foucault sa vision de « la théorie comme boîte à outils ».

Ainsi les discussions théoriques menées ne le sont pas dans l’univers éthéré du « ciel pur des idées ». Elles viennent d’une certaine façon des rugosités de la pratique (et le premier chapitre constitue une analyse critique de mon parcours militant à travers la gauche, du PS à la FA, sur 40 ans) et ces discussions théoriques ont vocation à retourner à la pratique. Ici le pragmatisme d’une figure pionnière de l’anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon, nous sert de poteau indicateur :

« L’idée, avec ses catégories, naît de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent. » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise, 1858).

Les questionnements conceptuels poursuivis dans ce livre sont bien issus de l’action : ils ont une insertion dans une biographie militante et, plus largement, ils sont hérités de l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste, de ses espérances, de ses embellies, de ses écueils, de ses impasses et de ses horreurs. Ensuite, ils sont mis en rapport avec des caractéristiques socio-historiques de la période, empoignent certains aspects du monde de ce début du XXIe siècle, plutôt que de répéter indéfiniment des recettes ou des dogmes supposés intemporels indépendamment des moments et des lieux où vivent les opprimés. Et, enfin, ils sont mis à disposition afin de pouvoir renouer avec des actions, si des lecteurs se les approprient pragmatiquement, à leurs façons.

Ma démarche est en un second sens, convergent, pragmatiste, parce qu’elle s’efforce de trouver des hybridations entre l’anarchisme et le pragmatisme philosophique américain, c’est-à-dire un courant ayant émergé à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, avec Charles Sanders Peirce, William James ou John Dewey. Dans cette perspective, je me situe dans le sillage du défrichage de ce terrain opéré par Irène Pereira dans différents textes (dont Peut-on être radical et pragmatique ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2010). Le pragmatisme s’intéresse de manière privilégiée aux effets de l’action. Un anarchisme pragmatiste s’intéressera surtout aux effets émancipateurs, individuels et collectifs, de l’action sur le réel. Bref se préoccuper des effets sur le réel à travers une action plutôt qu’aux vaines et dérisoires rhétoriques ou aux postures identitaires anarchistes, si courantes dans les milieux anarchistes.

3. Plan du livre

Le livre se décompose en deux parties d’inégale longueur. La première partie propose un regard critique sur quelques expériences politiques et surtout sur une série d’auteurs. La seconde partie, beaucoup plus longue, dessine des repères critiques et émancipateurs pour le XXIe siècle. Douze chapitres développent alors des pistes dotées d’intersections et d’interférences :

* Le chapitre 1 revient sur ma biographie militante d’anarchiste néophyte (depuis moins de 3 ans).

* Le chapitre 2 prend à parti les simplifications et les écueils d’une critique des médias ayant de l’audience dans les milieux radicaux et libertaires (Theodor Adorno, Guy Debord, Noam Chomsky, etc.).

* Le chapitre 3 tire des ressources de l’écologie politique et la décroissance, tout en les questionnant.

* Le chapitre 4 dialogue avec le sociologue britannique vivant au Mexique John Holloway, pas mal discuté dans la galaxie altermondialiste.

* Le chapitre 5 pose des questions au « postanarchisme » de Michel Onfray, et en tire principalement la critique d’un anarchisme identitaire, se préoccupant surtout d’afficher une identité anarchiste et pas d’avoir des effets sur les réel.

* Le chapitre 6 s’interroge, en prenant appui sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, sur « la responsabilité » dans la production de la situation actuelle : collective, individuelle… ?

* Le chapitre 7, le premier de la seconde partie reconstructrice, se penche sur le couple liberté/égalité chez Bakounine.

* Le chapitre 8 repère des résonances et des tensions entre Marx et des penseurs anarchistes, en un sens qui n’est pas celui du « marxisme libertaire », comme celui de Daniel Guérin ou, plus récemment, celui d’Olivier Besancenot et Michael Löwy.

* Le chapitre 9 pointe des ressources libertaires chez des penseurs ne se réclamant pas de l’anarchisme : Rosa Luxemburg, John Dewey et André Gorz.

* Le chapitre 10 dresse un tableau des rapports entre capitalisme, individualités et individualisme dans une optique émancipatrice.

* Le chapitre 11 se sert des écrits de Michel Foucault comme d’une boîte à outils pour la pensée anarchiste.

* Le chapitre 12 développe les notions d’anarchisme pragmatiste, de social-démocratie libertaire et d’anarchisme institutionnaliste.

* Enfin le livre se conclue et s’ouvre sur une réflexion quant à certaines possibilités actuelles d’une Fédération anarchiste par rapport à la FA existante. Il s’agit d’avoir d’emblée un rapport critique à l’état de l’organisation politique dans laquelle je milite aujourd’hui, en pointant des écarts avec ses potentialités.

Ce ne sont là que quelques aperçus rapides, qui pourront servir de premiers points d’appui à notre débat de ce soir.