Séminaire du 29 juin 2018
Autour d’un texte de Jérôme Alexandre (théologien catholique de sensibilité libertaire, co-auteur avec Bernard Marcadé de L’urgence de l’art, Parole et Silence, 2015, et avec Alain Cugno de Art, foi, politique : un même acte, Hermann, 2017)
Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel
Rapporteur « critique » : Philippe Corcuff
La corrélation entre art, spiritualité et politique va de soi quand on saisit l’art et la spiritualité comme actes relevant du plus vif de la relation à l’altérité. La politique étant ce qui régit la possibilité d’une juste réciprocité de la relation du soi-même aux autres, l’expression artistique et l’expression spirituelle en sont un stimulant essentiel. Seule la conception libertaire de la culture et de la politique, en ce qu’elle porte l’inconnu de l’altérité au cœur de ce qui la mobilise, serait à même de le montrer.
Trop souvent la réflexion politique, parée du concept vertueux de « science », méconnaît le présupposé qui la motive. Ce présupposé n’est pas interrogé car il est considéré comme étant la définition même du politique, à savoir ce qui concerne la vie collective, ce qui l’organise, par opposition au domaine strictement privé. Si la fonction première de la « science politique » est précisément de veiller à la bonne articulation du privé et du public, ou encore de l’individuel et du commun, c’est sur un a priori de différentiation stricte du commun et de l’individuel que tout repose. L’individu peut certes vouloir être respecté, protégé, et même servi par le commun, mais dans tous les cas, l’individualité de l’individu n’intéresse pas la science politique.
En raison du même présupposé non vu, la politique est aussi ce qui tente de penser le commun en termes d’objectivité, celle-ci marquant la garantie de la stabilité, de la paix sociale. Ce qui est objectif, c’est la reconnaissance partagée du même objet comme valant au-delà de l’accord des subjectivités. L’objectivité s’impose par elle-même, comme si ceux qui en décident abandonnaient leur droit d’en décider autrement ou à nouveau. L’objectivité est en somme un gouvernement de droit divin. Elle fait autorité au-delà de ceux qui en décident. Elle révèle comme tombée du ciel de la vérité l’intangibilité de tel ou tel ordre social plus qu’elle ne le garantit. Quand un individu ne comprend pas spontanément l’ordre collectif, on le lui apprend, et c’est tout le travail de l’éducation publique. Quand un individu ne se souvient pas ou ne veut plus se souvenir de l’ordre qu’il est pourtant sensé avoir appris à reconnaître, l’objectivité se charge de le lui rappeler, au besoin en le punissant, en le tenant pour défaillant, en lui imposant de se soigner. En France, une centaine de millier de personnes sont internées en hôpital psychiatrique sans leur consentement. Beaucoup souhaitent sortir. Les juges des libertés n’accordent que peu de libérations (comme l’a documenté le récent film de Raymond Depardon, 12 jours)
Ce fonctionnement insidieux de l’autorité publique qui finalement dépossède l’individu de sa souveraineté au nom du bien objectif (pour lequel toujours le bien de chacun est aligné sur l’idée du bien de tous), laisse le domaine privé hors de portée du politique, mais en le cantonnant dans un espace évidemment très limité. Il est le fait de toutes les théories politiques au caractère idéologique marqué. Le terme « idéologie » exprime précisément le primat de l’objectivité appréhendée comme telle, portée par la logique de l’idée, sur les subjectivités. Idéologique veut dire nécessairement domination de l’idée sur la réalité, qu’il s’agisse en politique du libéralisme ou des formes nombreuses de socialisme étatique.
Bien qu’il puisse être lui aussi idéologique, c’est-à-dire ne pas échapper à l’impensé de sa propre autorité, l’anarchisme semble être l’une des rares propositions politiques à prendre en charge comme question ouverte et non comme réponse idéologisée la distinction du commun et de l’individuel. Dès l’origine, dans une pensée comme celle de P-J. Proudhon, le souci du bien commun et du bien individuel ne se traduit pas en termes de distinction et de règles de cohabitation d’un espace public et d’un espace privé, chacun se définissant par sa démarcation ontologique avec l’autre. La question politique de Proudhon n’est pas comment le commun préserve l’individuel et réciproquement, mais comment le bien de l’un est dans un rapport naturel au bien de l’autre. C’est par exemple tout le sens de la différence entre la propriété et la possession ou l’usage. La première tient pour unique et absolu le droit pour l’individu de disposer de la chose, il produit ce faisant une « abstraction, une métaphore, une fiction1 », tandis que la seconde diversifie et relativise ce droit en montrant qu’il suppose d’emblée une relation de l’acte individuel de disposer au reste de la société. Quand Proudhon dit de la propriété qu’elle est une fiction, il pointe l’arbitraire idéologique, l’autorité d’une abstraction, qui prévaut dans ce supposé droit. Il fonde en revanche sa réflexion sur le sens de la possession en partant de l’observation de la réalité. La nature subsiste dans l’usage et s’y laisse voir ; elle est visiblement contredite quand s’applique un droit fictif. La référence à la nature, en dépit de son caractère daté, est plus intéressante qu’il n’y paraît (on a tort de l’opposer à la culture). Elle dit cette fois l’autorité de la réalité, sa primauté sur l’idée.
En centrant la réflexion sur le présupposé impensé du politique qu’est sa délimitation à l’espace collectif, dans l’indifférence portée aux affaires de l’intimité individuelle, et en interrogeant par cette approche la conception libertaire, nous allons voir assez facilement apparaître deux terrains particuliers, où elle peut éprouver sa pertinence : 1) le terrain artistique, celui de la création d’objets à la fois inutiles et pourtant omniprésents dans la vie sociale ; 2) le terrain spirituel ou religieux, exercice proprement individuel, dont l’expression cependant est largement collective. Ces deux sujets seront vus successivement, pour la clarté de l’exposé. En réalité, ils se rejoignent, ce dont rendra compte l’examen d’un troisième sujet dont on pourrait penser qu’il n’est que collectif : la culture, les cultures. Si quelque chose se joue entre le singulier qu’est telle culture et le pluriel, la diversité et la coexistence des cultures, alors c’est que le concept de culture, éclaire lui aussi la problématique unique de notre réflexion présente.
On fera droit ici au programme paradoxal du § 89 des Recherches philosophiques de Ludwig Wittgenstein : « Ce que nous voulons comprendre est quelque chose de déjà pleinement manifeste2. » La question se pose à lui de savoir comment quelque chose de pleinement manifeste peut demeurer ou devenir un motif de compréhension. Pour illustrer cette contradiction, il reprend l’interrogation célèbre de saint Augustin qui écrit à propos du temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si je veux l’expliquer à qui me le demande, je ne le sais pas3. »
Mon hypothèse est que les arts, les spiritualités, les cultures sont de l’ordre du « pleinement manifeste ». Ils relèvent du spontané et du plus intime des sociétés humaines, et n’ont pas à s’en expliquer. Leur force tient à ce que nous ne savons ni ce qu’ils sont ni où ils vont. Ils sont pour cette raison des lieux privilégiés où devrait s’interroger la politique pour y trouver les ressorts de ses jugements et de ses propositions. A partir de cette hypothèse je déduis, d’une manière simplement logique, que seule la voie libertaire peut réellement satisfaire le bien politique, sans lequel d’ailleurs les arts, les spiritualités, les cultures ne peuvent manifester que l’angoisse de leur asphyxie.
Arts
Les pratiques artistiques, cela va de soi, relèvent à la fois de l’individuel et du commun. De l’individuel, puisqu’elles sont l’expression de chaque individu qui entre dans la démarche artistique, dont le principe est précisément de ne pas taire le vécu individuel. Du commun, puisqu’elles sont expression, sortie hors de soi. Exprimer quelque chose, c’est toujours risquer l’acte d’adresser, de porter ce que l’ont fait sur la place publique, de pro-poser. Il s’agit d’un risque, car les autres qui reçoivent l’adresse artistique, en deviennent nécessairement eux aussi les acteurs, les responsables. Il est impossible d’être indifférent devant l’œuvre d’art qui se montre, ne serait-ce que parce qu’elle pose la question du pouvoir d’un individu particulier d’entrer par son expression dans le champ du commun. Il ne suffit évidemment pas de décréter que chacun a droit de s’exprimer pour que la question soit d’emblée évacuée. C’est ce que fait pourtant une pseudo-conception démocratique, tout-à-fait hypocrite, tant est patente la contradiction entre la générosité affichée de l’ouverture à tous et la négation effective du pouvoir agissant de l’acte artistique, dont on comprend vite qu’elle est la condition nécessaire pour clamer à peu de frais l’ouverture à tous. « Vous pouvez tous vous exprimer, à condition qu’il soit bien convenu entre nous que votre expression n’a aucune importance, qu’elle n’entraînera aucun risque de sortie de la communauté hors de son identité, qu’elle sera une mais dans une pluralité neutre, qu’elle ne changera rien aux règles de la vie commune ». Il faudrait ici entreprendre une critique du traitement des pratiques artistiques au nom du « bien commun » que serait l’art dans nos sociétés démocratiques. On verrait clairement que la véritable ambition des pouvoirs publics n’est pas de servir les arts et les artistes, pas davantage de servir le bien de tous par l’usage des arts, mais de neutraliser le plus possible la subversion inhérente aux arts, de vider leur pouvoir naturellement subversif, en leur conférant une valeur symbolique parfaitement abstraite, entièrement détachée de la réalité vécue.
L’expression artistique est individuelle, elle manifeste l’individualité, mais elle procède du commun pour revenir au commun. Ce qu’elle exprime n’est peut-être d’ailleurs rien d’autre que le trouble qu’est cette interdépendance. Lors d’une émission récente, une journaliste demande à l’acteur Vincent Cassel sa définition de l’art. Celui-ci répond : « c’est d’arriver à rendre compte de l’émotion d’un instant4 ». Tout me semble intéressant dans cette définition banale et d’abord qu’elle semble être le reflet authentique de l’expérience de l’acteur. L’émotion, en principe n’est pas un état qui dure. Elle se tient plutôt dans l’ordre de l’événement, du choc, de l’irruption soudaine et forte d’un quelque chose jusque-là ignoré et qui déstabilise l’état psychique, le provoque. L’émotion peut être une douleur ou une jouissance, parfois elle est les deux ensemble, ou tour à tour l’une puis l’autre. L’instant de l’émotion peut se voir comme l’envahissement dans les zones les plus profondes de la conscience – ce que l’on désigne par ‘sensibilité’ – d’un état du monde qui se fait soudainement très attirant ou très menaçant. Cette perception sensible est aussitôt ressaisie par l’esprit dans une mise à distance salutaire. On parle alors de représentation, de vision. Passer de la réception esthétique passive à la traduction en vision artistique puis en proposition extériorisée, tangible, tel est ce que Vincent Cassel désigne par l’expression ‘arriver à rendre compte’. Les mots ‘rendre compte’ m’intéressent parce qu’ils disent de l’acte artistique sa capacité à parler le langage commun. La réponse à l’émotion, sa mémoire assumée, par la distance du jeu artistique, n’est rien d’autre que la traduction de la subjectivité en termes de vérité. Si, comme l’écrit Gadamer, « celui qui joue éprouve le jeu comme une réalité qui le dépasse (…) si c’est seulement dans le spectateur que (l’œuvre d’art) parvient à la plénitude de son sens5 », alors ce dont il s’agit dans l’acte artistique est bien un contenu de vérité, un ‘rendre compte’ entraînant l’autre non pas dans le monde de la subjectivité fermée de l’artiste, dans la gratuité plus ou moins signifiante et insignifiante de son jeu, mais dans celui de l’appel du monde commun au réveil commun, à l’attention partagée quant à l’inévidence du monde6. Une proposition artistique est toujours un ‘rendre compte’ de la vérité du monde, en tant qu’elle questionne la communauté des hommes, en tant qu’elle fait brèche dans l’ordre indifférent du monde.
C’est ici que s’éclaire la dimension intrinsèquement politique de l’art, et, pour le dire d’une seule idée, sa puissance libératrice. Dans la saisie rejouée du monde comme inévidence, l’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme, comme être dont la conscience qu’il a de lui-même se tient entièrement dans l’intrication totale du moi et du nous : le fondement sans fond du moi est de l’autre. Cette intrication est uniquement dynamique, c’est-à-dire, épreuve de souffrance et de jouissance. Elle peut se taire et s’oublier elle-même dans la projection d’une image de soi et de la société articulés dans la stabilité des droits et des devoirs. C’est alors au prix de sa vérité, de la vraie configuration du désir de chaque moi, qui est au contraire de ne jamais se stabiliser sinon quand il disparaît.
L’art exprime la tension du désir, qui reflète celle existant nécessairement entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société. Il faudrait plutôt dire que seul l’art exprime véritablement cette tension et que cette expression est indispensable à ce que la société peut permettre de meilleur pour chaque individualité. Seul l’art exprime cette tension parce qu’il rejoue ouvertement le monde comme question. Répondre à la question du monde par des savoirs objectivants (la science), par des programmes gestionnaires ou des rêves idéologiques (l’offre politique habituelle), revient à méconnaître cette question, sans doute par intuition, aussitôt refoulée, du danger qu’elle représente. Ce danger c’est l’émotion, la prise au sérieux de la souffrance et de la jouissance comme exprimant la vérité d’un monde qui ne se donne pas comme quelque chose, mais comme nous-mêmes tout ensemble individus irréductibles dans leur individualité, et communauté toujours parfaitement incertaine de ce qui la constitue. La communauté ne signifie pas l’addition d’individus mais le tissu complexe des relations interindividuelles, dont la source, le foyer et l’horizon sont le commun, pas un commun neutre, par conséquent. Ce que la politique peut permettre de meilleur est d’assumer sans détour cette tension. Elle le peut à partir du moment où non seulement elle reconnaît la valeur de vérité de l’art (et où elle permet en conséquence une réception esthétique du monde), mais surtout dès lors qu’elle reçoit positivement le risque de bouleversement qu’apporte son expression.
Mais qu’est-ce qu’une réception esthétique du monde et en quoi appelle-t-elle un positionnement politique ? Je voudrais suggérer une idée principale en réponse à cette question. Aux difficultés de l’existence humaine, qu’elles soient d’ordre matériel, psychologique, ou politique, les hommes répondent habituellement par des éléments d’analyse et des préconisations purement conceptuels. L’action sur les réalités n’est elle-même comprise que comme l’application seconde de ce qui est d’abord conceptualisé. Cette démarche, qui se prévaut d’une supposée capacité de maîtrise de l’esprit sur le réel, fait l’impasse sur la manière dont la vie habite le monde, sur la manière aussi dont l’esprit participe de la vie. L’esprit, fier de sa distance critique vis-à-vis du monde, ne perçoit plus dans son ambition de maîtrise, sa dépendance foncière, sa soumission formelle à la vie, une vie dont il ne peut rien savoir puisque sa manière de savoir n’est qu’un décalque de la manière d’être du monde. Dans sa maîtrise supposée des problèmes de l’homme, l’esprit produit des réponses morales, psychologiques, économiques, politiques. Tandis que seule l’écoute de la manière d’être du monde, c’est-à-dire seule la réception esthétique, peut inviter à correspondre à cette manière d’être, à traiter des problèmes non comme des entités objectives, frontalement analysables, mais comme des manières de vivre auxquelles nous appartenons que nous le voulions ou non, et en lesquelles seulement nous pouvons exercer nos libertés.
En résumé, à la question du monde, au monde comme question, ne peut être offert comme réponse une sortie de la question, mais doit être proposée une manière de vivre la question. Wittgenstein, dans un passage des Remarques mêlées le dit dans les mêmes termes : « La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème7. » Cette pensée, loin d’être une parade désinvolte par l’oubli volontaire du problème, situe exactement l’enjeu du changement d’attitude que représente la position esthétique : il s’agit d’abord et seulement d’assumer de l’intérieur la question, de la penser dans l’expérience en la vivant et non soi-disant à partir d’elle, en s’en abstrayant. Comprendre le monde ne saurait être l’affaire de l’intellect, qui ne peut agir que dans la maladresse du différé, mais de la sensibilité qui d’emblée est agissante, adaptée dans sa manière d’agir au dépassement de la fausse distinction de la théorie politique et de l’action politique. A cette dialectique et ses impasses, une visée esthétique oppose le vécu politique comme tel, c’est-à-dire la vie relationnelle.
Cette vie relationnelle, quand elle est vécue dans une manière esthétique de vivre, donne toute sa place à la créativité sensible. J’appelle ‘créativité sensible’ ce qui donne la parole chez chaque individu au regard singulier sur le monde, sur ses énigmes, sur ses potentialités infinies, pour sans cesse susciter et autoriser l’imagination et la création. La créativité sensible met en scène ouvertement les différences individuelles, comme autant de rappels vifs de la fragilité, de la violence possible, et de la jouissance jamais épuisée qu’offre le monde. La différence qu’est l’autre (le monde, l’autre homme) est toujours une violence. Cette violence peut être destructrice. A moins qu’elle ne soit reçue comme l’est la violence de l’œuvre d’art : une provocation à transgresser soi-même l’interdit de la différence, en la produisant soi-même, autrement dit en créant. Il ne s’agit plus alors de surmonter la violence par un effort moral, par un redoublement de contrainte en somme, mais d’en convertir l’énergie en la rejouant.
Le mode esthétique de la vie relationnelle vise naturellement à remplacer l’autorité impersonnelle des normes, des valeurs, des lois, par l’attention féconde de chacun à la portée commune des incertitudes, des fragilités, des différences. L’impersonnalité des vérités produites par les théories politiques, leur abstraction, leur nécessité formelle, n’ont plus gain de cause dans une société ou les individus sont devenus simplement attentifs à la sollicitation concrète permanente de l’altérité. Ce point ouvre un autre espace de réflexion, celui de cette réalité sociale où se composent en tissu serré le singulier et le commun, et tout autant l’esthétique et l’éthique : l’espace des spiritualités et vécus religieux.
Spiritualités
Où commence et où s’arrête le domaine des spiritualités ? Chacun, même non religieux, n’est-il pas habité par un ensemble de croyances, de réflexes mentaux, par un imaginaire formé depuis l’enfance, qui lui donnent d’occuper en esprit un espace et une mémoire bien plus étendus que ce qui forme l’environnement immédiat de sa conscience utile ? Admettons cependant qu’on entende par spiritualité le religieux, c’est-à-dire la référence et le sentiment d’appartenance à un monde dont l’un des traits essentiels est qu’il obéit à un sens, qu’il se présente comme une élucidation plus ou moins rationnelle et plus ou moins mythique des questions difficiles que se pose l’esprit, en termes le plus souvent d’origine et de fin.
Les spiritualités et croyances, sont-elles un comblement de l’incertitude par de la certitude ? Une réponse à l’angoisse du vide par une plénitude de sens désirée, imaginée puis possédée ? Ne sont-elles pas plutôt, elles aussi, une manière de vivre en assumant ce que Michel de Certeau appelait avec malice « la faiblesse de croire » ? « Peut-être, écrivait-il en clôture du livre qui porte ce titre, une théorie ou une pratique devient-elle chrétienne lorsque, dans la force d’une lucidité et d’une compétence, entre comme une danseuse le risque de s’exposer à l’extériorité, ou la docilité à l’étrangeté qui survient, ou la grâce de faire place, c’est-à-dire de croire, à l’autre8. » De la spiritualité, quelle qu’elle soit, on pensera qu’elle est soit une réponse raisonnable aux « questions difficiles », soit le repli dans le secret de l’intériorité, une démarche et une expérience entièrement subjectives, permises par une liberté qui ne devrait gêner personne puisqu’elle ne concerne que le soi intime. Certeau parle à l’inverse de « s’exposer à l’extériorité ». Ce mouvement n’est pas celui de l’intériorité s’extériorisant, mais la survenue d’une « danseuse », accueillie au risque de perturber complètement la sécurité d’un quant à soi que tout épargnerait tant qu’il demeure caché ou protégé dans ses réponses. On peut certes continuer à voir sans se tromper les spiritualités comme des aventures intérieures silencieuses, fermées sur elles-mêmes. Ce serait une erreur de les limiter à cela car en réalité, dans toutes les aventures spirituelles, ce qui est silencieusement agissant, ce qui est solitaire, et s’effectue à l’évidence dans le retrait, n’existe en fait que comme adresse, expression, projection de soi sur le reste du monde, dans une prise en charge indispensable de celui-ci. Décidément, ce qui est en cause dans l’aventure spirituelle n’est pas le soi-même qu’il s’agirait de satisfaire ou de construire, mais l’autre, c’est-à-dire ce qui n’est justement pas le moi auto-suffisant. Un simple indicateur parle dans ce sens. Toute spiritualité, outre qu’elle se situe dans des traditions, et se reçoit par conséquent d’autres que soi, n’existe que pour se transmettre à son tour. Ne serait-ce que la vérification qu’elle fait de son pouvoir d’agir, elle la produit en se nommant, en témoignant, en s’exprimant d’une façon ou d’une autre. L’expression spirituelle fait nécessairement écho à l’extériorité qui la génère. Elle « rend compte », elle aussi comme l’art, de sa nature relationnelle. S’il s’agit de Dieu dans la relation, n’est-il pas l’instance légitimant ce qui arrive à un individu précis comme ce qui peut arriver à tous ? La spiritualité est alors l’expression de cette relation non pas à l’indicible divin comme tel, mais à tous, comme pouvant expérimenter le même rapport à l’indicible. La chose est si vraie que le plus souvent elle a pour terrain d’expression le groupe. Son milieu naturel est celui du partage, de la célébration collective, avec ses rites et ses symboles, ses liturgies. Parce que toute spiritualité, toute religion, implique de l’autre, elle n’appartient jamais en propre à quelqu’un et doit toujours être dite à plusieurs voix.
En quoi tout ceci intéresse-t-il la politique ? Pour être respectées et même protégées les aventures intérieures de chacun n’appellent-elles pas surtout une nette délimitation du public et du privé ? Mais poser ainsi la question, n’est-ce pas décidément refuser d’interroger le présupposé lié à la définition des deux entités « public » et « privé » comme s’opposant, l’une se définissant comme étant ce que n’est pas l’autre et réciproquement ? Même dans la conception la plus ouverte de la laïcité, quand on prend acte positivement d’une zone de recoupement des deux ensembles, le présupposé reste pour l’essentiel inchangé. Il n’est pas indifférent que la question, quand elle se pose, vienne de l’aventure spirituelle qui, dans la plupart des traditions, ne peut se concevoir et se vivre dans l’isolement du privé, étant incapable de comprendre le sens de sa mise à l’écart de l’espace commun.
Un sujet, de première importance pour la réflexion philosophique autant que pour les spiritualités et religions, peut aider à saisir pourquoi les spiritualités sont portées logiquement à se prolonger jusqu’au domaine politique. Ce sujet est le mal. La réflexion politique prend rarement de front cette question, qui est certes trop profonde et trop large, trop métaphysique aussi, pour qu’elle se sente apte à s’en saisir. Il existe une évidente différence entre l’analyse politique du mal et l’approche spirituelle. La première établit des causes en observant les fonctionnements juridiques, économiques et sociaux déficients ; la seconde ne recherche pas des causes, elle sait que c’est inutile, mais tente d’agir sur les effets, sur le mal subi dans la réalité douloureuse de chaque individu. Rarement ou jamais, les doctrines spirituelles ne prétendent donner d’explications sur l’origine première du mal. En revanche elles s’offrent toutes comme des voies pratiques de délivrance, s’estimant capables de prendre en charge le malheur à son niveau le plus obscur. Conceptualisé sous ce seul mot, le mal, saisi comme la négativité absolue, dépasse donc l’approche technicienne du politique. Il excède l’ordre de l’organisation de la vie commune. Le projet politique même le plus totalisant sait que son pouvoir s’arrête au seuil du mystère des différences individuelles, là où, à conditions matérielles et légales identiques, un individu proteste contre son sort, tandis que son voisin en jouit, un autre subit la folie ou la maladie, tandis que son frère connaît l’épanouissement personnel et la réussite sociale. La force aveugle du mal, l’incompréhensible élection de certains au bonheur, et d’autres au malheur, l’aléatoire des destins, tout ce sur quoi la politique est dépourvue de pouvoir, la spiritualité y trouve au contraire sa raison d’être.
Sur ce point cependant, on ne saurait envisager la spiritualité ou les spiritualités comme équivalentes. Un critère permet en particulier de discerner leur pertinence, et c’est précisément celui de leur positionnement par rapport au champ politique devant le problème de la résorption du mal. Il n’y a pas de spiritualité ou de religion politiquement innocente. Certaines se disent étrangères à la question politique et prétendent agir au seul plan personnel. Ce faisant, elles autorisent des formes politiques pouvant contredire leurs propres principes ou modes d’agir. Elles sauvent peut-être l’individu, mais elles le sauvent contre le monde. Elles obéissent quoi qu’il en soit à la segmentation des savoirs et de leurs applications pratiques, et rejoignent pas là le consumérisme généralisé de notre temps (la spiritualité est hélas aussi un marché florissant). D’autres en revanche n’ignorent pas que le mieux-être apporté aux individus non seulement produit des conséquences dans la marche de la société, mais elles sont de fait agissantes politiquement par leur portée intrinsèquement ouverte, et plus que cela, adhérente à l’autre et au monde. Celles-là savent que le mal d’un seul est en réalité aussi le mal de tous, que si le grand enjeu est personnel, il est tout autant commun.
Parce que la question du mal interroge foncièrement le lien du personnel et du commun (comment les autres peuvent-ils répondre à mon mal ?), de l’unique et du pluriel (pourquoi suis-je si différent ?), pour cette raison, le travail spirituel met à l’épreuve ensemble le regard sur soi, et le regard sur la société. Pour cette raison encore, les spiritualités authentiques (appelons ainsi celles de la relation assumée à autrui) s’avèrent être un véritable aiguillon critique du politique. Elles questionnent l’ordre établi comme capable ou incapable d’autoriser l’extériorisation de l’aventure intérieure de chacun, l’aventure librement choisie, l’aventure spirituellement créative de la délivrance. Elles agissent comme provocation permanente face au repli du politique sur lui-même. Elles remettent en question la politique comme système d’acceptation du contrôle des idées sur les hommes, comme légitimation infondée du pouvoir. Saisie dans la démarche spirituelle, la politique ne peut plus se penser seulement en termes d’idées et de système, mais doit être appréhendée dans la nécessité d’une attention véritable à l’existence de ce qui la dépasse : la souffrance non seulement des exclus de la bonne santé sociale, mais aussi des victimes de l’inexplicable mal.
De ce point de vue, par exemple, la démocratie ne peut être comprise comme étant simplement la possibilité abstraite pour chaque citoyen d’agir à égalité de droit avec tous les autres. La démocratie théorique est le pouvoir de la majorité sur la minorité, mais la démocratie vécue n’est pas l’obéissance aveugle à ce principe quantitatif comptable. Elle devrait être, avant toute considération de pouvoir, la reconnaissance du droit de toutes les minorités, et plus que cela, des individus pas même comptabilisables, puisqu’ils ne se tiennent que dans l’ordre du qualitativement différent et non dans celui du numériquement équivalent. Une telle démocratie pourrait être dite spirituelle, répondant au fait qu’une authentique spiritualité porte en elle nécessairement le souci démocratique. Elle tiendrait sa pratique de l’attention aux perdants de l’histoire, au-dessus même de sa propre loi. Sous l’aspect de son extériorisation politique, la spiritualité doit être considérée comme une mémoire dangereuse de la liberté. Mémoire dangereuse, parce que la liberté a toujours été un risque partagé, celui de surmonter la violence qu’est toute liberté pour celle d’autrui, la violence qu’est toute altérité.
En somme, les spiritualités, en leur principe même, sont révolutionnaires. Elles engagent ceux qui les vivent à accueillir en permanence la déstabilisation, la désinstallation, dans l’accueil positif de la différence. Si le principe spirituel, comme le principe esthétique, est un fond sans fond de recherche de soi, alors il est par définition ouvert, ce qui veut dire promis à l’extériorité, ouvert sur l’A(a)utre. En ce sens qui intéresse le fondement « blessé » de l’humain et sa quête éperdue du sens de son existence (pour lui donner non une explication mais du goût et de la capacité réelle au mieux être), le spirituel est l’aiguillon du politique, son cœur et sa raison.
Cultures
Pourquoi maintenant parler de culture ? Et d’abord à quoi reconnaît-on une culture ? A un certain nombre de traits saillants permettant de situer, même de façon diffuse, la configuration d’une société, spatialement et historiquement. Une culture c’est généralement une langue commune, une histoire, des règles de vie, des rites, pas toujours un territoire, des productions, et cette forme de proximité entre des personnes, qui, au-delà de la communauté linguistique dessine une communauté de comportements, de manières de penser et de vivre, un ethos. L’anthropologie sociale et culturelle sait que la matière de sa recherche, parce qu’elle est le fait de groupes humains vivants, ne se laisse pas contenir par des catégorisations étanches et objectives. Une culture peut cultiver en son sein des modes culturels variés, des sous-ensembles multiples et changeants. Il est notable que parmi les traits saillants les plus marquants des cultures, on relève ordinairement la langue, l’art, la religion, le système économique, l’organisation politique. Dans l’étude des cultures primitives, de E.B. Tylor (Primitive culture, 1871) jusqu’à Claude Lévi-Strauss, l’art et la religion sont nettement des marqueurs des cultures en tant qu’elles se distinguent les unes des autres et signalent le noyau dur de la cohésion sociale.
Or, les arts et les croyances, les spiritualités, nous l’avons vu, sont autant l’expression des choix et des pratiques intérieures des individus. Ils sont en même temps ce qui permet de caractériser le niveau du commun visible extérieurement, qu’est la culture, que sont les cultures, par définition différenciées, multiples, et le niveau de l’individualité, à savoir celui où un seul assume de manière unique ce qu’il reçoit des autres. Ceci confirme, s’il en était besoin, le fait que les arts et les spiritualités, tout en procédant de l’aventure intime n’ont de cesse de s’exposer sur la scène collective et d’y chercher le lieu de leur expression. Disons plus. Arts et spiritualités représentent dans la scène collective la traduction vive des forces cachées qui à la fois font des individus autant d’individualités irréductibles et montrent l’individualité comme appelant nécessairement la relation aux autres, l’interaction relationnelle étant constitutive tant des groupes, ce qui va de soi, que des personnes. Mieux, la relation crée l’individualité et ne cesse de l’appeler à s’individualiser pour toujours plus de fécondité de la relation à autrui.
La culture est tout autant du singulier partagé, de la transmission mémorielle, et de la création continue. De sorte que sa structure, sociale du seul fait du groupe humain qu’elle qualifie, est strictement analogue à la structure de l’individu. En somme, si les arts et les spiritualités caractérisent fortement la culture comme tissu de singulier et de collectif, on peut en déduire que seule une véritable adéquation entre l’ordre politique et la culture peut offrir la garantie d’une prise en charge de l’individualité (et non l’affichage fallacieux de la liberté et de l’égalité des individus) par la politique. Mieux, la culture, qui n’est certes ni la juxtaposition des individualités, ni leur plus petit dénominateur commun, parce qu’elle expose le commun en tant qu’il porte l’individualité, induit de fait un ordre politique et pas n’importe lequel. Cet ordre ne peut être que démocratique dans son principe fondamental d’écoute de chaque différence individuelle, et ne peut être que libertaire dans la mesure même où sa préoccupation essentielle doit être de réduire le plus possible la contrainte sur les individus, afin de favoriser a contrario l’épanouissement de chaque autodétermination de soi, de chaque capacité créatrice. Une société libertaire ne peut en conséquence que donner toute leur place aux expressions artistiques et aux expressions spirituelles qui sont sa ressource première. Au risque de ne jamais s’immobiliser dans la bonne conscience et la bien-faisance de ses propres principes, puisqu’elle sait pouvoir attendre de l’art et de la spiritualité les ressorts de sa remise en question permanente.
On notera l’effet logique et politique de l’analogie de structure entre le groupe et l’individu. Dès lors que l’on soutient l’irréductibilité de l’individualité dans la prise en compte de sa constitution relationnelle, il devient évident qu’il faut soutenir celle de chaque culture, dans la prise en compte analogue de son positionnement au sein de multiples cultures, dans la libre possibilité de toutes les confrontations, de toutes les influences et de toutes les évolutions. Rappelons qu’aujourd’hui, comme l’a dit le premier Tocqueville, une société qui n’aurait de compte à rendre qu’à elle-même ne serait pas démocratique.
Rapportée aux autres cultures, chaque culture est comme l’individu rapporté au reste de la société. Mais cette simple affirmation appelle de passer de la comparaison intellectuelle, à la relation réelle. Et celle-ci engage à son tour une autre affirmation : la culture, qui n’est jamais qu’une culture située dans un espace où cohabitent bien d’autres cultures, et dans un temps qui oblige à la saisir comme évolutive, est une individualité, à savoir un croisement vivant d’unique et de commun. Un croisement vivant signifie que ce qu’il y a d’unique ne se laisse jamais contenir et encore moins diminuer par le commun (lois, objectivité, science). En ce sens une culture ne se laisse pas identifier à elle-même. Elle ne se laisse pas davantage mesurer à aucune autre, ce qui supposerait de l’évaluer et de la comprendre de l’extérieur comme identité, ce qui est contraire au fait qu’elle est vivante, et finalement toujours inconnaissable de l’extérieur. La seule manière d’appréhender la culture autre, c’est d’en risquer la rencontre vécue, en surmontant le choc qu’est nécessairement cette rencontre. La paix, qui est la seule raison d’être de la politique, c’est le vécu interculturel qui entend que l’unique possibilité de surmonter la violence est de refuser absolument la domination culturelle, dont la racine est toujours l’autosatisfaction identitaire.
Prenons pour finir une image simple. La culture est à la société ce que l’âme est au corps, ce qui lui donne par conséquent d’être en vie, d’être un corps vivant. Mais l’âme de la culture n’est-ce pas ce dont témoigne l’art ? N’est-ce pas également ce vieux fond jamais vraiment endormi des traditions spirituelles et religieuses transmises au long des siècles ?
En sept 2016, pour la première fois, le Tribunal Pénal International a reconnu comme crime de guerre la destruction de biens culturels. Et l’Italie a proposé récemment que l’Unesco forme des agents de l’ONU pour la préservation des cultures. Velléités naïves peut-être. Cependant, quelque chose semble peu à peu mieux se comprendre de l’extrême importance de la préservation des cultures, la destruction de celles-ci étant vues comme anticipant les pires destructions humaines. Si l’on tue l’âme, le corps, même s’il continue à bouger, ne vaut pas plus qu’un cadavre.
Conclusion
L’art et la spiritualité ont en commun de témoigner du vacillement du moi qui sait qu’il ne peut atteindre ce qui le fonde. Le moi n’est pas son propre fondement. Cette seule affirmation, qui relève de l’expérience la plus commune, invalide totalement la logique libérale basée sur l’idée fausse de la souveraine indépendance du moi, qu’il ne faut surtout pas confondre avec la valeur supérieure de l’individualité. Si le moi n’est pas son propre fondement, il n’est qu’une façon de surmonter l’effondrement redoublé qu’est cette prise de conscience, c’est d’en partager l’expérience avec d’autres. Les arts, les spiritualités, les croyances religieuses et, par suite, les cultures ne sont rien d’autre que ces expériences partagées, en lesquelles toujours le singulier se constitue comme principe et fin du commun. Principe : le singulier procède de l’altérité. Il est sans nécessité et sans cause et il ne tombe d’aucun ciel théorique. Il est la vie même donnée à elle-même, reliée à l’ensemble du vivant. Fin : le commun, tel que le paysage infiniment varié des arts, des spiritualités, des cultures l’éclaire, ne peut servir qu’une seule fin, celle de l’ouverture à tous les possibles. L’individualisation et la création sont l’acte réalisant cette fin. Ces deux mots ont le même sens, et c’est ce que permet la fonction d’apaisement du politique (la politique définie ci-dessus comme ce qui permet et organise la paix) contre toutes les tentations d’étouffement, de réduction ou de domination des différences.
Tant que l’ordre politique demeure extérieur aux pratiques artistiques et religieuses, sous prétexte de respecter la subjectivité libre de l’art et la neutralité laïque de la « chose commune », il se méconnaît lui-même en refusant de s’assumer comme culture, comme éthos absolument solidaire des expressions individuelles. L’ordre politique qui place sous sa tutelle les arts, les spiritualités et les cultures, au prétexte d’en garantir la liberté, ou d’en sauvegarder l’identité, ne se comprend pas lui-même et ne se donne pas les moyens de construire la paix. Il ne comprend pas ce qui est pourtant « pleinement manifeste », pour reprendre le mot de Wittgenstein évoqué en introduction. Il ne comprend pas qu’il lui faut, avant toute idée, écouter et tirer les enseignements manifestement politiques des pratiques artistiques et spirituelles, des cultures que ces pratiques forment, déforment, et reforment sans cesse au gré des rencontres, au gré du temps, au gré des libertés humaines. Ecouter le réel même, seul principe spirituel, seul principe libertaire.
24 février 2018
Jérôme Alexandre est un théologien catholique de sensibilité libertaire, co-auteur avec Bernard Marcadé de L’urgence de l’art (Parole et Silence, 2015), avec Alain Cugno de Art, foi, politique : un même acte (Hermann, 2017), et avec Philippe Corcuff, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente de Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière (Le Bord de l’eau, 2018).
1 P.-J. Proudhon, Qu’est ce que la propriété ? , Garnier, 1849, p. 61.
2 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 89, Gallimard, « Tel », 2017, p. 77.
3 Saint Augustin, Confessions, Livre XI, 14.
4 Emission intitulée « Stupéfiant », diffusée sur TV5 monde, le 7 janvier 2018.
5 Hans Georg Gadamer, Vérité et méthode, Seuil, 1996, p. 127.
6 Point développé dans Jérôme Alexandre, Alain Cugno, Art, Foi, Politique : un même acte, Hermann, 2017.
7 L. Wittgenstein, Remarques mêlées, GF Flammarion, 2002, p. 84.
8 M. de Certeau, La faiblesse de croire, Seuil, 1987, pp. 313-314. La « faiblesse » n’est pas entendue ici comme un défaut mais comme un avantage.
Émancipation, désir et spiritualité
Rapport compréhensif sur un texte de Jérôme Alexandre, « Arts, spiritualités, cultures : enjeux libertaires contemporains », pour le séminaire ETAPE du 29 juin 2018
Par Didier Eckel
Avant-propos
Comment peuvent se construire des théories politiques ?
- A partir du réel ? Ou, probablement, et plus humblement, de bribes de réalités ? S’il s’agit bien de « bribes de réalités » alors ces théories sont partielles sinon partiales).
- A partir d’une réflexion, à partir d’une logique ? Mais il ne faut pas oublier que si le logos est une logique, il est également une relation (entre les bribes de réalités et le discours construits, notamment). Sans cette relation la logique devient rapidement une idéologie « hors sol » toujours dangereuse.
La construction d’une théorie politique serait donc une mise en relation de l’empirique et de la production logique (et inversement). Mais l’empirique peut-il, de façon pure ou totale, être appréhendé en logique ? Et la logique peut-elle être validée absolument par l’empirique ? Il me semble qu’un troisième élément de construction devrait être ajouté aux deux premiers, généralement admis, que j’ai cités :
- Les portions de réels évoquées ne peuvent-elles pas être appréhendées par le sensible ? Ces appréciations sensibles des réels, certes subjectives donc partiales, permettraient-elles de mettre à distance les risques idéologiques dans la mesure où elles reconnaîtraient leurs propres fragilités (partialités hésitantes du sensible et non absolue dureté de la seule logique) ?
Enfin, pour terminer ce paragraphe qui est, de fait, une critique à ma façon de la « neutralité axiologique » je propose un quatrième élément à cette conception des théories politiques :
- Il est souvent convenu d’annoncer d’où l’on parle avant d’exposer un point de vue (de quelle place dans l’espace social, intellectuel…), je crois qu’il serait intéressant de prendre en compte également de quels désirs sont issues nos réflexions. Il me semble en effet que de nombreuses (probablement toutes ?) théories politiques sont travaillées à partir d’envies ou de désirs. L’envie étant, pour moi, liée plutôt à une finalité clairement définie voire totalement figée et le désir étant tentatives d’approches d’une portion d’horizon à affiner ou déplacer continuellement…
Si j’introduis ainsi le « rapport » qu’on m’a demandé d’écrire sur le texte de Jérôme, c’est parce que je pense que ses points de vue sont constamment travaillés par cette notion de désir qui, comme pour moi, semble radicalement lié à une spiritualité.
Si Jérôme me parait travailler les trois derniers éléments de ma proposition introductive, il délaisse peut-être un peu trop le premier (les « bribes de réalités »). Le souci empirique (avec les sciences sociales notamment) est donc un peu délaissé, ce qui masque les complexités des inter-relations dans le monde social. Toutefois, ce peu de références aux les sciences sociales pourrait-il être revendiqué comme capacité à produire des pistes politiques orientées vers un bouleversement utopique (comme une ouverture à d’autres lieux) ?
Utopie – désir – croyance – spiritualité
En effet, il m’a semblé que ce texte pouvait être pris comme un appel à une utopie, au sens que donne Miguel Abensour dans son livre d’entretien avec Danielle Cohen-Levinas : Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain (Hermann, 2012)
Une utopie à la fois comme portion d’horizon, c’est-à-dire comme direction possible (dans le « concret du réel ») mais jamais atteignable dans un absolu. Donc horizon à la fois comme démarche pragmatique s’appuyant sur des possibilités humaines réellement existantes et comme croyance en un but inatteignable qu’il faudrait sans cesse poursuivre… et redéfinir… Si Jérôme délaisse un peu trop l’apport de sciences sociales ce n’est pas, à mon avis, un problème pour concevoir le potentiel réellement existant des émancipations possibles mais c’est un probablement un problème pour tenter de construire des stratégies « concrètes » d’action. Mais les problèmes stratégiques sont tellement complexes qu’ils peuvent paraître (qui me paraissent souvent) insolubles.
La poursuite incessante de ce but lointain (l’émancipation de tous) ne met pas en action une volonté qui, elle, peut se contenter d’un parcours fini. La volonté ne se concevant qu’avec un aboutissement, un terme quasi absolu. Le chemin infini de l’utopie, qui permet les mutations voire des ruptures, ne peut qu’être un désir jamais assouvi… qui, d’ailleurs, ne recherche aucun assouvissement (à l’inverse de l’envie). Ce type de désir ne souffre pas de son inassouvissement, il ne connait pas la frustration liée à l’envie non satisfaite. Ce désir est une foi dans les apports et dans la nécessité de l’altérité (sans altérité il n’y a pas de singularité, nous dit Jérôme). Ce désir, sans objet, serait donc une croyance, ou plutôt une foi ai-je dis. Une foi sans limite, d’une puissance bien plus grande que la volonté qui se satisfait d’une fin.
Alberto Giacometti disait qu’il était condamné au travail, qu’il ne pouvait pas ne pas travailler. Non pas à cause d’une décision, « d’une volonté » (c’est le terme qu’il emploi) de faire ou de produire mais par nécessité vitale. Il semblerait que, pour lui, vivre était créer. Peut-être croyait-il à une possibilité de relation aux autres au travers de ses créations. Partageait-il cette foi, ce désir sans objet, lié à l’utopie ?
L’utopie elle-même serait-elle une forme de croyance ? Une croyance qui ne serait pas certitude mais une sorte d’affirmation-interrogation toujours renouvelée.
Michel de Certeau a écrit que la croyance pouvait être vue comme « la grâce de faire place, c’est-à-dire de croire, à l’autre » (cité par Jérôme). Il me semble qu’on pourrait juste dire : « croire, c’est la grâce de faire place » puisqu’on ne peut réellement faire place qu’à de l’altérité. Faire place à l’infini serait encore faire place à l’autre.
J’ai parlé de foi sans évoquer Dieu. Je pense en effet que la spiritualité n’est pas obligatoirement une croyance en Dieu. Elle peut évidemment l’être, mais ce n’est pas une nécessité absolue. La différence entre ces deux façons de croire (avec ou sans Dieu) ne m’apparait pas abyssale, j’ai l’impression que ma foi dans « un autre monde aux altérités possibles » est potentiellement en lien avec la spiritualité telle que je la pressens chez Jérôme.
La philosophie politique classique
Le souci de la politique « classique » n’est pas l’individualité mais le commun ou, plus exactement, cette politique a le souci d’un commun en mesure de soumettre l’individualité aux exigences collectives. Par exemple, quand un individu ne « comprend pas spontanément l’ordre collectif, on le lui apprend », nous dit Jérôme. C’est le rôle de l’école publique.
La politique « classique » est portée par le primat de l’objectivité étayée par l’idée, sur les subjectivités. Peut-on faire un parallèle avec « les prémices », chez Hannah Arendt ? Prémices à l’origine d’un enchainement rationnel qui ne se souci que de sa logique, prémices déterminant une idéologie, une construction abstraite qui ne considère pas les multiples « vivre » des subjectivités.
Pierre-Joseph Proudhon, lui, a le souci de comprendre « comment le bien de l’un est dans un rapport naturel au bien de l’autre« . D’où la dénonciation de la fiction qu’est la propriété contre laquelle il prône l’usage. La « nature » subsiste dans l’usage, elle est en contradiction avec le droit fictif de propriété. (Le terme de « nature » me pose problème car ce terme est piégé. Personnellement je ne l’emploierais pas sans lui donner une définition la plus claire possible… mais c’est sans doute un détail).
Les arts
L’art procède à la fois du singulier et du commun car l’art exprime quelque chose et exprimer c’est « s’exposé à l’extériorité« . S’exprimer est également un risque, car les autres deviennent responsables de cette expression dès qu’ils la reçoivent. Il faut donc avoir une foi infinie dans l’autre (au sens vu dans le premier paragraphe) pour oser lui adresser son art. Il « faut place » (de Certeau encore)… et la place est un lieu (physique ou mental) où « l’en commun » est possible.
On voit bien là que le mot « expression » prend le sens très fort de la prise de risque. Il ne s’agit pas de cette expression que tolère le pouvoir (voire qu’il soutient). Cette expression convenue qui ne prend pas le risque de la sortie de la communauté.
La création artistique ne peut être que singulière pour atteindre un « en commun » (je n’écris pas avec le substantif « le commun » car je pense que Pierre Dardot et Christian Laval ont raison de dire qu’il y a de l’en commun lorsqu’il y a de l’agir en commun. Il n’y aurait pas de commun dans une réification du commun, dans les choses communes. Dans les choses communes, il y aurait de l’identique mais pas « d’en commun »… Si on demeure dans une communauté établie, donc stable, le commun devient une chose et la communauté (que j’ai parfois appelée la commune ôtée) n’est que reproduction du même et non production toujours renouvelée de « l’en commun » (le mot état, comme le mot stable viennent du même mot latin stare : être debout mais aussi être immobile). Il n’y a pas d’en commun éternellement figé. On bâtit (ou l’on vit, ou l’on crée) en commun… Donc l’en commun ne pourrait être qu’action. D’ailleurs, je pense comme Holloway, qu’il faudrait pouvoir ne parler qu’avec des verbes d’action (évidemment pas des verbes d’Etat… avec ou sans majuscule)… mais c’est bien sur impossible… Pourtant n’y aurait-il pas, dans cette exigence du verbe, comme une forme d’utopie à explorer ? (Peut-être avec la poésie ?).
Bref, revenons aux propos de Jérôme avec cette création artistique qui ne peut exister que dans la singularité pour espérer atteindre l’en commun (d’autres ont déjà dit des choses similaires, mais en utilisant le terme réificateur d’universel). Pour ma part, j’ai envie de dire que cette création, toujours singulière, ne peut exister que dans la sincérité la plus profonde. Celle qui recherche la plus juste note (la note bleue du jazz), c’est-à-dire cette sincérité qui tente (sans jamais y arriver totalement) l’évacuation de toutes les routines de pensée et de convention, cette sincérité qui se coltine, sans prérequis idéologiques, l’effroi et l’excitation mêlés de l’altérité du monde. Peut-être est-ce cette sincérité radicale d’une expression qui peut interpeler (éveiller ?) la sincérité de celui ou de celle qui reçoit cette expression et en devient responsable ? L’en commun de l’art ne proviendrait pas de la connaissance vraie de l’autre dans son caractère unique inatteignable mais cet en commun pourrait, peut-être, jaillir des désirs sans cesse renouvelés du réveil des sincérités ? C’est à dire « Un réveil partagé à l’inévidence du monde » dit Jérôme.
Jérôme parle d’une « manière esthétique de vivre« . Cette manière esthétique de vivre est l’inverse de l’abstraction du monde qui est, elle, tentative de fabriquer une réalité « comme application seconde de ce qui est d’abord conceptualisé« . C’est-à-dire peser sur le monde en s’extériorisant du monde : en pesant sur… et non en agissant dans… Penser la question du monde en s’abstrayant de l’expérience, au lieu de « penser la question dans l’expérience en la vivant« . Penser l’expérience en la vivant, procède de cette manière esthétique de vivre, ce serait assumer l’altérité grâce à des créations sensibles qui mettent en scène les différences individuelles en les rejouant.
Lorsque, comme le fait la politique classique, on s’abstrait de l’expérience pour produire des concepts sensés produire des effets sur le monde, on agit nécessairement à partir de l’expérience passée (ou à partir du début, déjà passé, de l’expérience observée en surplomb). C’est donc s’appuyer sur une chose morte pour prétendre agir sur le vivant… l’effet probable serait donc une reproduction du monde à peu près à l’identique de ce qu’il était, de ce qu’il est, de ce qu’il sera… Mais quand on « pense l’expérience en la vivant« , cette expérience pourrait-elle rester dans les corps comme une marque vivante d’un passé vivant ? Un passé vivant dans le présent pour des à venir déjà présents ?
Il y aurait donc deux formes d’expérience : une qui pourrait être assimilée au souvenir ou à la mémoire (qui est aujourd’hui un devoir), de celle sur laquelle s’appuie le pouvoir, et une autre forme d’expérience qui vivrait au-delà du passé qui se réactualiserait.
Est-ce-que ceci nous rapprocherait de Patrick Boucheron qui, dans son intervention du 31 mai pour ETAPE, cite Nietzsche en disant « les études d’histoire sont nocives pour la vie » ? Puis il continue son propos en parlant de mémoires et enfin de comparaison des expériences passées (avec Chateaubriand notamment). Ces expériences passées sont l’objet d’une étude comparée dans le but de les invalidées (de les désarmer dit Boucheron). Notons que si l’on peut comparer des expériences passées, c’est qu’on s’en extrait nécessairement. On en fait des choses mortes donc manipulables à volonté (qui, encore une fois, est absence de désir). Pourtant (est-ce mon vieux fond militant qui parle ?) il ne faudrait pas renoncer aux expériences passées, il faudrait trouver une manière de les réchauffer pour les reconnaître (les connaître à nouveau) et les vivre chargées de tous les potentiels d’hier, d’aujourd’hui (et de demain ?)…
Le mal
Le mal vu par l’action politique ne peut être appréhendé que dans sa forme juridique, économique ou sociale. La politique cherche à connaître les causes de ce mal pour tenter d’agir globalement sur celui-ci grâce à une organisation de la vie commune plus supportable (ou moins insupportable).
L’approche spirituelle du mal tente d’agir sur les effets du mal subit dans la réalité douloureuse de chaque individu. L’origine du Mal est trop obscure pour qu’il soit possible de l’appréhender. Pourquoi alors que deux individus semblent partager des conditions semblables, l’un en jouit et l’autre en souffre ?
Si toutes les approches spirituelles semblent partager le souci de tenter des aides individualisées pour contrer les effets délétères du mal auprès de celles et ceux qui souffrent, il est possible cependant de trouver des différences entre elles car « il n’y a pas de spiritualité ou de religion politiquement innocente« . Certaines approches spirituelles ne se préoccupent que de l’individu pris isolément (prennent-elles le risque de l’isoler ?), d’autres savent que l’individu, dans sa singularité même ne peut être qu’en relation avec le monde (elles savent qu’il ne peut y avoir de singularité sans altérité). En revendiquant singularité et altérité (en revendiquant l’individu en relation au monde), ces spiritualités ont une obligation critique face aux politiques, notamment sur la question démocratique. Montrer que la démocratie n’est pas un principe qualitatif comptable qui se concrétise dans le « jeu » majorité minorité. Reconnaître que l’individu se tient dans le (dés?)ordre du qualitativement différent et non dans l’ordre du numériquement équivalent. Une spiritualité qui serait comme une mémoire dangereuse de la liberté. Une mémoire dangereuse de la liberté parce que la spiritualité (liée indéfectiblement à l’altérité) ne peut être que liberté qui ne pourrait se réaliser que dans l’acte de surmonté la violence qu’est toute altérité.
En guise de conclusion militante… en m’éloignant du texte de Jérôme… mais à partir de son texte… (comme une bonne partie de ce qui précède)…
Il me semble qu’une grande partie des populations européennes n’ont plus guère d’illusion sur le monde actuel et sur les possibilités de s’en sortir grâce aux diverses actions des politiciens professionnels. Je crois donc assez peu efficace de baser l’intégralité des luttes politiques sur la dénonciation du « système », pas plus que sur des critiques du capitalisme aussi détaillées que récurrentes (fussent-elles pertinentes). Les populations connaissent très bien les effets de ce capitalisme sur leur vie (même si elles ne maîtrisent pas un argumentaire serré sur les causes précises du problème). Par-contre ces populations n’ont, peut-être, pas suffisamment d’outils ou de lieux pour tenter de bricoler des utopies agissantes (des armes contre une « servitude volontaire » ?). Des colères partagées contre le monde tel qu’il est permettraient, peut-être, de le changer mais ne garantiraient en rien les orientations de ces changements (vers le pire ou le meilleur)…
Il me semble donc que des actions militantes pragmatiques devraient remettre la dimension utopique au centre de ses préoccupations. Des utopies où l’art, et donc la spiritualité, aurait toute sa place…
Didier Eckel est membre du collectif éditorial du site de réflexions libertaires Grand Angle
Vagabondage libertaire dans les arts, les spiritualités et la politique
Rapport critique sur un texte de Jérôme Alexandre, « Arts, spiritualités, cultures : enjeux libertaires contemporains », pour le séminaire ETAPE du 29 juin 2018
Par Philippe Corcuff
Mon rapport critique sur le texte de Jérôme ne va pas être seulement critique, mais va naviguer entre le compréhensif et le critique. Il ne va pas avoir le bel ordonnancement structuré de ce que l’on appelle couramment « rapport », mais va plus tenir du vagabondage, les arrêts de mon butinage étant d’inégale longueur et n’ayant que des liaisons lâches entre eux. En chemin, je rencontrerai des questions posées à Jérôme et/ou à moi-même.
Science politique, théorie(s) politique(s)
Jérôme critique les termes « science politique » (au singulier) et « théories politiques » (au pluriel), en tant qu’ils se présenteraient souvent comme des découpages ontologiques séparant le public du privé, le commun de l’individuel, et donc mettant de côté l’individualité, dans une logique de réification de la politique comme « objectivité » intangible dans une perspective de gestion dominante d’un ordre social. Cela pointe des problèmes effectivement rencontrés hier et aujourd’hui dans ce qui est appelé « science politique » et « théories politiques ». Ce n’est toutefois pas exactement ce que je pratique professionnellement sous les noms de « science politique » et de « théorie politique » (au singulier). Ma science politique, comme les autres sciences sociales modernes, se présente comme une science de l’enquête quant aux réalités dites « politiques ». Elle dérive d’une certaine façon d’une remarque de Machiavel dans Le Prince : « il m’est apparu plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que l’image qu’on en a »[1]. Elle est donc soucieuse du « réel » contre la domination « idéologique » de « l’idée », selon les termes de Jérôme. Certes, elle a des limites et rencontre des difficultés : qu’est-ce que l’on va appeler « politique » ? comment ne pas exclure nombre d’expériences individuelles du politique ? de quelle manière ne pas redoubler alors la gestion dominante d’un ordre politique ?, etc.
La science politique comme une des sciences sociales de l’enquête n’a pas de réponse définitive à ces questions et bricole alors pour apporter des éclairages partiels et provisoires sur le réel. Elle est donc justiciable des questions de Jérôme, mais déborde largement le découpage qu’il nous propose.
Quant à « la théorie politique », c’est une des branches académique de la science politique contemporaine, une branche plus développée dans le monde anglo-américain que français. Le principal politiste qui a contribué à introduire cette branche dans la science politique française au milieu des années 1980, Jean Leca, l’a située comme espace de dialogue et de tensions entre philosophie politique et théorie sociologique[2]. C’est-à-dire un espace s’abreuvant aux savoirs empiriques de la science politique tout en faisant son miel des interrogations philosophiques, et notamment de sa réflexivité vis-à-vis des présupposés. Et c’est là qu’intervient mon deuxième arrêt de vagabond dans le texte de Jérôme.
Du réel, de sa polyphonie et du risque de clôture ontologique
Pourquoi ne pas considérer les secteurs les plus intéressants de la science politique et de la théorie politique comme des éclairages, à côté de ceux des arts et des spiritualités, sur le réel, plutôt que comme nécessairement une déformation du réel ? Le risque chez Jérôme consisterait ici en une prise de position ontologique, dans le domaine des idées sur le réel, fermant trop vite par avance les polyphonies du réel et ses ambiguïtés. Car certaines formulations de Jérôme semblent clôturer hâtivement, dans la théorie, ce qui serait quelque chose comme une architecture logique du réel. Quelques exemples :
– « L’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme, comme être dont la conscience qu’il a de lui-même se tient entièrement dans l’intrication totale du moi et du nous ». Est-ce qu’« essentiel » et « intrication totale » n’écornent pas quelque peu ce qu’il y a ici d’ouvert dans cette approche relationnelle de l’individuel et du collectif ? D’ailleurs, « intrication totale » sera contrebalancée ensuite par une vue plus nuancée de la tension « entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société ».
– « La vérité d’un monde » blesse à la fois les incertitudes et la pluralité des vérités ; pluralisme qui ne mène pas nécessairement au relativisme du « tout se vaut ».
– « Seul l’art exprime véritablement cette tension » et « seule l’écoute de la manière d’être du monde, c’est-à-dire seule la réception esthétique, peut… » : le « seul(e) » triplé, renforcé par le « véritablement » dans le premier cas, tend aussi à refermer, par avance, autour du canal privilégié que serait l’esthétique. L’expression « le mode esthétique de la vie relationnelle », qui vient après dans le texte, est plus ouverte de ce point de vue. Tout une série des sociologies les plus dynamiques aujourd’hui sont aussi relationnalistes, c’est-à-dire envisagent l’individuel et le collectif à travers des relations en mouvement, et non comme des substances pré-données. Il y a convergence entre ces savoirs et ce que dit Jérôme sur ce plan : « l’interaction relationnelle étant constitutive tant des groupes, ce qui va de soi, que des personnes ».
– « L’esprit, fier de sa distance critique vis-à-vis du monde, ne perçoit plus dans son ambition de maîtrise, sa dépendance foncière, sa soumission formelle à la vie, une vie dont il ne peut rien savoir puisque sa manière de savoir n’est qu’un décalque de la manière d’être du monde. ». La critique de l’intellectualisme, dans le sillage de Ludwig Wittgenstein, Emmanuel Levinas, Maurice Merleau-Ponty ou Michel Henry porte globalement juste. Mais pourquoi le « rien savoir » ? Or, un des tenants d’un savoir sociologique critique, Pierre Bourdieu, est aussi une figure de la tradition critique vis-à-vis de l’intellectualisme (puisant, pour sa part, dans Wittgenstein et Merleau-Ponty). Les nuances de Maurice Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception me semblent plus ajustées : « La tâche d’une réflexion radicale, c’est-à-dire de celle qui veut se comprendre elle-même, consiste, d’une manière paradoxale, à retrouver l’expérience irréfléchie du monde, pour replacer en elle l’attitude de vérification et les opérations réflexives, et pour faire apparaître la réflexion comme une des possibilités de mon être. »[3] « Un des possibilités de mon être », seconde, sur fond d’une « expérience irréfléchie du monde », corporelle, sensible, première, mais pas un « rien savoir ».
Le type de risque engagé par une telle tentation de construction ontologique des liens entre l’humain, l’esthétique, le spirituel et le politique, en les figeant, a été bien perçu méthodologiquement par Ludwig Wittgenstein dans ses Recherches philosophiques :
« Car nous ne pouvons échapper au manque de pertinence ou à la vacuité de nos affirmations qu’en présentant un modèle pour ce qu’il est : comme un objet de comparaison – un étalon de mesure, en quelque sorte, et non comme une idée préconçue à laquelle la réalité devrait correspondre. (Dogmatisme dans lequel nous tombons si facilement quand nous philosophons.) »[4]
La culture des sciences sociales pousse également vers une telle prudence méthodologique.
Mon butinage se fera moins critique dorénavant, en signalant surtout où faire son miel dans le texte de Jérôme. Comme Jérôme indique de manière stimulante que tant le terrain esthétique que le terrain spirituel constituent des déplacements de la séparation individuel/commun vers « la vie relationnelle » – en restant prudent, après mes remarques précédentes, sur le fait de ne pas considérer a priori qu’ils sont les seuls dans ce cas -, je m’arrêterai successivement sur la portée politique des arts, sur celle du spirituel et sur le couple politique anarchisme/démocratie.
Portée politique des arts
On trouve chez Jérôme une belle caractérisation de « l’acte artistique » : « l’attention partagée quant à l’inévidence du monde ». Et c’est à partir de là que se jouerait la portée politique de l’art : « Dans la saisie rejouée du monde comme inévidence, l’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme ». Enlevons « essentiel » qui pourrait être remplacé par « important » et continuons sur cette lancée : « L’art exprime la tension du désir, qui reflète celle existant nécessairement entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société. » Dans cette perspective, la politique, et particulièrement la politique libertaire, repère un de ses chemins principaux d’avenir : « Ce que la politique peut permettre de meilleur est d’assumer sans détour cette tension. »
Portée politique du spirituel
C’est la question du mal qui va, chez Jérôme, être motrice dans le trajet politique du spirituel. Il avance tout d’abord : « Rarement ou jamais, les doctrines spirituelles ne prétendent donner d’explications sur l’origine première du mal. En revanche elles s’offrent toutes comme des voies pratiques de délivrance, s’estimant capables de prendre en charge le malheur à son niveau le plus obscur. » Pourquoi alors la politique ? Jérôme répond : « Parce que la question du mal interroge foncièrement le lien du personnel et du commun (comment les autres peuvent-ils répondre à mon mal ?), de l’unique et du pluriel (pourquoi suis-je si différent ?), pour cette raison, le travail spirituel met à l’épreuve ensemble le regard sur soi, et le regard sur la société. » Or, la politique libertaire a là aussi un rôle particulier à jouer. En tout cas, si l’on entend « spiritualité » aussi comme « une mémoire dangereuse de la liberté », en ce qu’elle accueille « la déstabilisation, la désinstallation ». Jérôme conclut en faisant du spirituel « l’aiguillon du politique ». Je préfèrerais : un aiguillon libertaire du politique.
L’anarchisme et la démocratie
Pour Jérôme, « l’anarchisme semble être l’une des rares propositions politiques à prendre en charge comme question ouverte et non comme réponse idéologisée la distinction du commun et de l’individuel ». Et il a raison de souligner, contre tout à la fois le « logiciel collectiviste » (marginalisant à gauche l’individualité) et l’individualisme monadique (à la Max Stirner) : « individus irréductibles dans leur individualité, et communauté toujours parfaitement incertaine de ce qui la constitue ». Ce qui permet d’identifier des limites au libéralisme politique : « la logique libérale basée sur l’idée fausse de la souveraine indépendance du moi, qu’il ne faut surtout pas confondre avec la valeur supérieure de l’individualité ». Il ne faut toutefois pas oublier, contre les illibéralismes en vogue aujourd’hui dans l’amalgame erroné du libéralisme économique et du libéralisme politique (par exemple, chez Jean-Claude Michéa), que les libertaires ont le libéralisme politique en héritage critique, ne serait-ce qu’avec la précieuse question de « l’individu », même si nous le traitons de manière relationnaliste.
Une telle perspective anarchiste s’accroche chez Jérôme à un idéal démocratique, ce qui est controversé dans la galaxie anarchiste. Jérôme écrit de manière suggestive : « Cet ordre ne peut être que démocratique dans son principe fondamental d’écoute de chaque différence individuelle, et ne peut être que libertaire dans la mesure même où sa préoccupation essentielle doit être de réduire le plus possible la contrainte sur les individus, afin de favoriser a contrario l’épanouissement de chaque autodétermination de soi, de chaque capacité créatrice. »
Jérôme ajoute une piste complémentaire heuristique avec ce qu’il appelle « la démocratie vécue » ou « spirituelle » : « Elle devrait être, avant toute considération de pouvoir, la reconnaissance du droit de toutes les minorités, et plus que cela, des individus pas même comptabilisables, puisqu’ils ne se tiennent que dans l’ordre du qualitativement différent et non dans celui du numériquement équivalent. »
Cette attention nécessaire à la singularité individuelle devrait toutefois éviter, selon moi, les formulations trop unilatérales, en continuant à penser la tension et dans la tension entre singularité individuelle et institutions, incommensurable et commensurable. Je rappelle en ce sens la phrase d’Emmanuel Levinas : « Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l’incomparable. »[5]
En guise de conclusion
Les anarchistes pourraient donc tirer amplement parti, pour actualiser leur pensée, des pistes fournies par Jérôme. Malheureusement, le dogmatisme athée qui marque tant la galaxie anarchiste, et particulièrement en France, risque de leur faire louper cette occasion, parce que c’est un théologien catholique qui l’énonce. Misère d’un certain dogmatisme anarchiste, qui a bien besoin d’un aiguillon libertaire théologique pour s’émanciper de ses préjugés !
Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE et membre du collectif éditorial du site de réflexions libertaires Grand Angle ; il est notamment l’auteur de Pour une spiritualité sans dieux (Textuel, 2016) et, avec Jérôme Alexandre, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente, de Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière (Le Bord de l’eau, 2018).
[1] Machiavel, Le Prince (écrit en 1513, publication posthume en 1532), traduction et commentaire de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Paris, PUF, 2000, p. 137.
[2] Dans Jean Leca, « La théorie politique », dans Madeleine Grawitz et Jean Leca, Traité de science politique, tome I, Paris, PUF, 1985, pp. 47-174.
[3] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1e éd. : 1945), Paris, Gallimard, collection « TEL », 1976, pp. 278-279.
[4] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques (manuscrits de 1936-1949), traduction de Françoise Dastur et al., Paris, Gallimard, 2004, partie I, §131, pp. 88-89.
[5] Emmanuel Levinas, Éthique et Infini. Dialogues avec Philippe Nemo (1e éd. : 1982), Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 84.