Le cours de Pierre Bourdieu au Collège de France sur l’Etat : social-démocrate ou/et libertaire ?

A partir d’interventions des sociologues Jean-Louis Fabiani et Franck Poupeau

* Jean-Louis Fabiani est directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, auteur notamment de Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque (Paris, Seuil, 2016)

* Franck Poupeau est directeur de recherche au CNRS; il est notamment co-éditeur de Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992) de Pierre Bourdieu (Paris, Raisons-d’agir/Seuil, 2012)

 

Texte de J-L Fabiani

Bourdieu, l’État et l’éthique de service public

Texte issu de la séance du séminaire ETAPE du 31 mars 2017

Par Jean-Louis Fabiani

« Les producteurs et les récepteurs du discours sur l’État ont volontiers une disposition un peu anarchiste, une disposition de révolte socialement instituée contre les pouvoirs ».

Pierre Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), 2012, p. 17

« Je ne connais pas d’anarchiste qui ne change pas d’heure lorsqu’on pense à l’heure d’été ».

Pierre Bourdieu, ibid., p. 21

Dans une scène de La sociologie est un sport de combat, film de Pierre Carles (2001) consacré au travail de Bourdieu, le sociologue réunit ses principaux collaborateurs pour recenser, en vue d’un travail collectif, les conséquences négatives de ce qu’on nomme néolibéralisme. Les chercheurs sont invités à trouver des exemples et ne semblent pas très fortement inspirés par le sujet. Les plus zélés apportent des réponses que les plus sérieux révoquent en doute, notamment lorsque l’espérance de vie et les effets sanitaires dudit néolibéralisme apparaissent dans la discussion. L’épisode surprend les lecteurs les plus anciens de Bourdieu, particulièrement ceux qui ont en mémoire les recommandations quelques peu rigides du Métier de sociologue (co-écrit avec Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron et publié initialement en 1968) à propos de la nécessité de procéder à la construction de l’objet et de rompre avec les prénotions du sens commun. Rien de tel dans cette séance de brain storming raté. Le néolibéralisme n’est jamais défini comme concept sociologique. Les chercheurs sont pris à contrepied, car ils n’ont pas l’habitude de travailler dans de telles conditions. On a conclu un peu vite de ces images, mais aussi, plus généralement, de la surprenante fébrilité politique du Bourdieu des dernières années, à sa radicalisation. La célébrité internationale aurait convaincu le sociologue de sa puissance politique et l’aurait conduit à se saisir de l’occasion pour diffuser un message révolutionnaire. Les plus savants en apparence des commentateurs mettent en œuvre la notion d’habitus clivé pour expliquer un revirement qui serait autrement mystérieux. D’autres, victimes d’une forme d’illusion rétrospective, voient au contraire des germes de radicalisme politique dans les premiers travaux de Bourdieu.

Bourdieu 1995

Lorsqu’il fait état de son nouvel engagement, Bourdieu l’exprime en termes d’obligation. Reconnaissant que ses écrits politiques sont moins robustes que ses écrits scientifiques, il affirme les avoir rassemblés dans les volumes intitulés Contre-feux pour fournir « des armes à tous ceux qui s’efforcent de lutter contre le fléau néolibéral »1. Il ajoute que ses propos lui ont été doublement inspirés par « une sorte de fureur légitime » et par « un sentiment du devoir ». Il ne s’agit pas d’imposer à ces brefs textes une grille de lecture qui pourrait s’appliquer à la production scientifique de l’auteur. Ils accompagnent incontestablement un tournant dans la pratique scientifique du sociologue, plus proche dans ses dernières années d’une approche de type « chronique » des objets sociaux, dont la Misère du monde (livre collectif dirigé par Bourdieu et publié en 1993) est l’exemple le plus frappant. L’engagement du sociologue est contemporain de la fin de la censure théorique et méthodologique qu’il s’était imposé en début de carrière. Il n’en reste pas moins qu’il ne serait pas honnête de considérer que Bourdieu ne produit plus que des pamphlets dans les dernières années de sa vie. Les Méditations pascaliennes ont été publiées en 1997, après que Bourdieu soit devenu un des personnages-clés de la protestation publique en France. La véhémence de la maturité n’est ni un renoncement à la science, ni une palinodie épistémologique : elle exprime un bouillonnement intérieur et une exaspération profonde à l’égard de la mise en question de l’État-providence en France. C’est la raison pour laquelle on n’y trouvera pas une critique articulée du capitalisme ni même une investigation poussée sur ce qu’est le néolibéralisme comme idéologie de la forme présente du capitalisme. L’indignation qu’il manifeste, et qu’il communique avec une émotion intense qui n’est jamais jouée, contrairement à ce que ses détracteurs ont souvent prétendu, c’est celle d’un fonctionnaire fils de fonctionnaire qui pressent que le monde dans lequel il a vécu est en train de s’achever. S’il l’a objectivée sans relâche et sans ménagement, Bourdieu ne s’est jamais personnellement dépris de la méritocratie à la française qui l’a porté au sommet de la hiérarchie universitaire et en a fait un intellectuel mondialement reconnu.

L’adresse aux cheminots de la gare de Lyon est significative à cet égard. 1995 est le moment des dernières grandes grèves de la fonction publique, qui s’inscrit dans un vaste rituel social reconnu et accepté par tous. Le mouvement social finira par coûter son poste au premier ministre de l’époque, Alain Juppé, et entrainera le retour de la gauche modérée au pouvoir. La détermination de Bourdieu contre le gouvernement socialiste de Lionel Jospin est un des éléments qui ont fait croire à sa radicalisation politique, alors qu’il avait engagé le dialogue avec le gouvernement du socialiste Michel Rocard une dizaine d’années auparavant, en partie grâce à la médiation de son ami Pierre Encrevé, qui était à la fois un linguiste de grand renom et un membre influent au cabinet du premier ministre. Pourtant, si on prête attention à l’intervention de la gare de Lyon, qui eut une fortune internationale considérable, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une défense et illustration du service public à la française et plus généralement de l’État redistributeur tel qu’il a pu le rencontrer au cours de ses contacts avec la haute administration au cours des années 1960 et particulièrement au moment du colloque d’Arras, dont les actes ont été publiés en 1966 sous le pseudonyme Darras sous le titre La partage des bénéfices dans sa collection « Le sens commun » des Éditions de Minuit. L’introduction du discours de la gare de Lyon offre une explication sans ambiguïté : « Je suis ici pour dire mon soutien à tous ceux qui luttent, depuis trois semaines, contre la destruction d’une civilisation, associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits, droits à l’éducation, à la santé, à la recherche, à l’art, et par-dessus tout, au travail »2. Par bien des aspects, le Bourdieu politique est largement en retrait par rapport au Bourdieu sociologue critique de l’éducation. Il considère de manière positive, au moins implicitement, le bilan de la République et particulièrement l’établissement d’un État-providence au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Il fait de l’organisation du service public, la condition de possibilité d’une civilisation, celle qui voit le facteur accéder aux villages les plus reculés, et l’étudiant monter à Paris dans un train à bon marché. Dans son adresse, le sociologue ne semble s’adresser qu’aux agents du service public : « cheminots, postiers, enseignants, employés des services publics, étudiants, tant d’autres… », dit Bourdieu par l’intermédiaire d’un mégaphone devenu objet d’histoire. Personne ne note qu’il ne prononce pas le mot ouvrier dans son appel à la mobilisation. L’univers de Bourdieu est l’univers du service public. Son intervention politique n’est pas très éloignée du projet d’une pédagogie rationnelle, demeuré à l’état d’abstraction, qu’il préconisait avec Jean-Claude Passeron dans Les héritiers (1964) et La reproduction (1970). Il définit ainsi pour les cheminots le projet politique qui consiste à « restituer…la définition éclairée et raisonnable de l’avenir des services publics »3. Il fait de la science le lieu central des luttes : « je pense en effet, dit-il pour conclure, qu’on ne peut combattre efficacement la technocratie, nationale et internationale, qu’en l’affrontant sur son terrain privilégié, celui de la science, économique notamment, et en s’opposant à la connaissance abstraite et mutilée dont elle se prévaut, une connaissance plus respectueuse des hommes et des réalités auxquelles ils sont confrontés »4. Cette adresse au peuple est admirable, à ceci près qu’elle s’adresse exclusivement au peuple du service public, le seul d’ailleurs à s’être mobilisé au cours de ce vaste mouvement social. Si Bourdieu évoque la précarité, c’est uniquement parce qu’elle commence à s’attaquer au service public.

Bourdieu, homme du service public

Comme on le voit, l’intervention de la gare de Lyon n’avait rien de révolutionnaire ; elle témoignait de l’émotion que le sociologue ressentait à se trouver au milieu d’une assemblée de grévistes qui lui ressemblaient au moins par leur appartenance au service public. Il continuait de proposer des solutions rationnelles et raisonnables, et à souhaiter qu’une plus grande place fût faite aux sciences sociales dans l’art de gouverner. Il annonçait, mais sans vrai prophétisme, car il continuait d’y répugner, une extension du mouvement à l’Europe et à l’ensemble de la société. Sur ce point, il se trompait : les grèves de 1995 ont plutôt constitué le chant du cygne d’une forme ancienne de mobilisation et non la préfiguration des luttes de l’avenir. Européen convaincu, et en cela proche des « élites » administratives qu’il fustigeait, il pensait que la France pouvait servir de modèle mobilisateur. C’était ignorer que le modèle du fonctionnariat français est unique, et que les forces idéologiques du nouveau capitalisme étaient en train de gagner la bataille de l’hégémonie culturelle. Il le pressentait sans doute, et c’est ce qui permet de comprendre sa fureur et son indignation morale ; mais il ne pouvait pas envisager d’autres formes de mouvement, qui ne passeraient plus centralement par la défense du service public, mais qui prendraient d’autres chemins, comme la mobilisation des précaires et des chômeurs. Peut-on assimiler l’engagement politique de Bourdieu à une forme d’hystérésis de l’habitus, son engagement tardif prenant inconsciemment l’aspect de formes traditionnelles de mobilisation, comme s’il continuait de penser les chemins de fer avec les images de La bête humaine de Zola et de celle de Jean Renoir à l’heure du TGV et de la transformation de l’usager en client ? Les années 1990 sont le théâtre d’une série de luttes économiques et symboliques, pour parler comme le sociologue, pour la définition légitime du métier de cheminot. L’exécutif de la SNCF a entendu substituer à un modèle fondé sur des principes de bureaucratie administrative, et sur un certain degré de cogestion avec les syndicats, un modèle de « management » totalement étranger à ses traditions d’entreprise et très largement importée de l’étranger. La confrontation a été violente et les transformations ont été lentes : il persiste toujours d’ailleurs des styles traditionnels, chez les conducteurs et les contrôleurs, qui s’accommodent assez mal avec le discours commercial de la SNCF. Le modèle ancien disparaît peu à peu. Le service public constitue peut-être le monde doxique de Bourdieu, un ensemble de schèmes qui suscite une forme d’adhésion préréflexive et qui se constitue sur le mode du cela va de soi : le facteur reste un élément civilisationnel au moment même où la communication électronique domine sans partage. La disparition de cet univers, qui s’est faite depuis le début des années 1990 avec une violence sociale sans précédent en France, comme l’ont montré en particulier les secteurs de la poste et des télécommunications, avait de quoi effrayer un homme dont la constitution intellectuelle et morale s’était développée au cœur du service public, au point de le conduire à croire qu’il occupait la totalité du monde social. Bourdieu ne pouvait pas, et aussi ne voulait pas, voir le changement qui s’esquissait. Il surestimait les capacités de résistance collective. Il n’était sans doute pas capable, du fait de son mode de vie personnel d’universitaire, l’adhésion grandissante des classes populaires à un modèle consumériste qui lui paraissait incongru. Comme son peuple était celui du service public, accoutumé depuis le développement de l’État-providence à une vie décente, il ne pouvait pas s’apercevoir qu’aux marges de ce monde, lui-même menacé mais encore relativement solide, se développaient des formes de vie bien différentes, faites de précarité et d’isolement culturel.

L’État comme espace de luttes

La sensibilité que Bourdieu a manifestée à l’égard du service public permet d’expliquer son rapport à l’État : il se distingue radicalement sous ce rapport d’un marxiste, pour lequel l’État n’est jamais que le bras armé du capital. Dans une intervention devant le congrès de la Confédération générale des travailleurs grecs en 1996, il précise que l’État est une « réalité ambiguë »5. On ne peut jamais, particulièrement dans les cas où son histoire est ancienne, l’assimiler à un pur instrument au service des dominants. Si le pouvoir peut être défini comme un champ, c’est qu’il bénéficie, comme tous les autres champs, d’une autonomie relative. De ce fait, il ne s’agit pas d’une réalité homogène qu’on pourrait définir comme un appareil, mais comme un espace de luttes au sein duquel s’affrontent perpétuellement une main droite et une main gauche. L’État porte en son archive la mémoire des luttes passées : ainsi le ministère du Travail est « une conquête sociale devenue réalité, même s’il, dans certaines circonstances, il peut être aussi un instrument de répression »6. Les ministères dépensiers s’opposent ainsi aux ministères budgétaires dont l’objectif principal semble être de tailler dans la demande des premiers. Bourdieu est ainsi progressivement conduit à mettre en place un véritable plan de défense de l’État, dont la tonalité générale est indissolublement liée à l’histoire particulière de l’État français. Dans ses propositions politiques, qui restent ordinairement à l’état d’abstraction et commencent souvent par « il faudrait », le sociologue entrelace deux thèmes : le premier reste implicite ; il s’agit du rôle paradigmatique de la France dans la montée de la résistance au fléau néolibéral.

Le modèle français a été au cœur de la construction théorique de Bourdieu depuis les origines, qu’il s’agisse du modèle éducatif ou du modèle culturel. Il en est de même du modèle politique, qui cumule l’ancienneté historique et l’ancrage solide de l’État-providence, conforté par le poids du service public dans la vie de la nation. « Par exemple, une des grosses différences entre la France et l’Angleterre, c’est que les Anglais thatchérisés découvrent qu’ils n’ont pas résisté autant qu’ils auraient pu, en grande partie parce que le contrat de travail était un contrat de common law, et non, comme en France, une convention garantie par l’État. Et aujourd’hui, paradoxalement, au moment où, en Europe continentale, on exalte le modèle de l’Angleterre, au même moment les travailleurs anglais regardent du côté du Continent et découvrent qu’il leur offre des choses que leur tradition ouvrière ne leur offrait pas, c’est-à-dire l’idée de droit du travail7. La France présente la caractéristique d’avoir une vraie main gauche de l’État et c’est à ce titre qu’elle peut prétendre à devenir le moteur politique et culturel des luttes du futur.

Le deuxième thème est franchement internationaliste, et constitue une originalité de l’intervention politique de Bourdieu, bien que l’euroscepticisme de la gauche de gauche se soit surtout développé après sa mort. C’est à l’Europe du mouvement social qu’il fait confiance pour combattre les régressions multiples dont le néolibéralisme est porteur. Et c’est dans la perspective d’un mouvement mondial qu’il voit l’horizon des nouvelles mobilisations. Bourdieu a toujours été passionné par l’Europe. Une de ses initiatives culturelles les plus originales a été le montage du projet européen de revue Liber. Revue internationale des livres, une entreprise collective qu’il a très largement portée de 1989 à 1994, avec le soutien du Collège de France, et où il a tenté de fédérer les artistes et les intellectuels de l’Europe de l’Ouest et de l’Est. Il n’y avait nul européocentrisme dans le projet : l’idée qui prévalait était celle de la garantie de l’autonomie du champ de la culture européenne face aux attaques des industries culturelles nord-américaines et de l’hégémonie idéologique dont elles étaient porteuses. Dans les dernières années du siècle, son ton se fit plus véhément et plus anxieux, mais l’orientation générale de son discours ne changea pas substantiellement.

De l’intellectuel de service public dans la France républicaine

L’intellectuel de service public s’est constitué dans les premières décennies de la Troisième République. L’émergence de la revendication d’un monopole de compétence professionnelle de la part des professeurs, et particulièrement des philosophes universitaires, est contemporaine des réformes républicaines du système d’enseignement, qui améliorent nettement les conditions d’exercice de l’activité  du fait de la forte croissance de l’offre, de l’amélioration sensible de la qualification professionnelle des enseignants et de l’arrivée sur le marché de l’édition d’un nombre important de nouveautés et notamment de produits pédagogiques, soutenus par la dynamique des réformes de l’enseignement. L’identification de la fonction universitaire à un corps de savoir technique et spécialisé contrevient à l’image dominante de l’intellectuel généraliste, du littérateur qui a des idées et qui les développe en société. La définition légitime de l’activité intellectuelle est l’objet d’un vif combat idéologique, comme en témoignent la querelle autour de la nouvelle Sorbonne et surtout l’affaire Dreyfus. Le combat est d’ailleurs le meilleur moyen pour les universitaires de constituer la question de la compétence certifiée comme objet central. Une telle démarche vise à la disqualification des pratiques du littérateur idéologue, qui verront dans l’émergence de ces dispositifs une menace pour leur activité.

La figure de Sartre, telle qu’elle a été définie par Bourdieu comme celle de l’intellectuel total, apparaît dans cette perspective comme une recomposition post-républicaine de l’activité philosophique. L’association étroite entre philosophie, journalisme et littérature, la sortie de l’Université, le retour au café au détriment du laboratoire et de la bibliothèque  et l’exigence d’écriture pratiquée dans l’urgence sont autant de composantes d’une attitude intellectuelle qui n’a plus de compte à rendre à l’institution républicaine. Dès les années cinquante, l’œuvre de Sartre, pourtant produite hors de l’université, prend une place non négligeable dans l’enseignement de la philosophie au lycée, comme en témoignent les références citées dans les manuels : ainsi l’ouvrage d’Armand Cuvillier compte dans son édition de 1953 27 références à l’auteur de L’Être et le néant alors que les auteurs classiques les plus canoniques ne dépassent pas la cinquantaine. Bien que les philosophes les plus reconnus des années soixante aient manifesté leur distance à l’égard du style d’intervention intellectuelle de Sartre, ils sont systématiquement sortis de leur univers professionnel pour se rapprocher de l’avant-garde littéraire et pour transformer les formes canoniques de l’exposition philosophique, ou, plus radicalement encore, l’objet même de leur discipline. La contradiction qui se fait jour entre le pédagogue au service exclusif d’un corpus, qui garantit son autorité, et le créateur qui ne se reconnaît pas de maître dans l’histoire disciplinaire érode progressivement la croyance en la solidité et la cohérence d’un univers professionnel dont la cohérence est l’effet de l’inscription dans l’espace républicain. L’humeur anti-institutionnelle se développe : les philosophes tendent à se reconnaître plus dans les marges que dans le sommet. La pensée subversive à l’égard de l’ordre établi a tendu à devenir une nouvelle norme professionnelle. Si Bourdieu s’est régulièrement tenu à l’écart de la tentation avant-gardiste qui a saisi un bon nombre de ses collègues, notamment dans la postérité immédiate de mai 1968, il a progressivement inclut la dimension transgressive au cœur de son personnage public dans la constitution d’un nouveau rapport au politique. Quelques gestes spectaculaires ne suffisent pas à transformer radicalement sa position. Le cours sur l’État (1889-1992, publié en 2012) aussi bien que les brefs adresses publiques rassemblées dans les deux volumes de Contre-feux (1998 et 2001) donnent du sociologue une image plutôt conforme à la définition « républicaine » de l’activité : défense constante de l’autonomie scientifique et de la liberté du professeur, opposition déterminée à l’intellectuel mondain et souci permanent de l’intérêt public. Tous ces éléments contribuent à inclure Bourdieu dans une filiation qui s’est constituée au début de la Troisième République dans une double référence à deux philosophes qui avaient vécu en marge des institutions de l’Etat, Auguste Comte et Charles Renouvier. L’auteur du Sens pratique (1980) n’a jamais été un intellectuel de parti. S’il a tempêté contre les énarques et contre le parti socialiste, il n’a jamais désespéré de la République.

Dans la typologie qu’il propose de l’engagement intellectuel anti-colonialiste, Pierre Vidal-Naquet se situe explicitement dans une filiation républicaine, en associant clairement sa propre action à la compétence professionnelle qu’il détient : « J’ai tenté de combattre la guerre d’Algérie en historien »8. On se souvient que l’auteur du Chasseur noir distingue, à l’occasion de son analyse de la lutte intellectuelle contre les guerres coloniales, trois types de position : les dreyfusards, parmi lesquels il se range, les bolcheviks et les tiers-mondistes. Les dreyfusards, qui sont souvent des universitaires, se déterminent par rapport à une tradition intellectuelle et en fonction d’une exigence de justice, mais pas en liaison avec un projet politique. Ils se préoccupaient, note Vidal-Naquet, plus des bourreaux que des victimes. À l’inverse, les bolcheviks se situent explicitement dans la logique du révolutionnaire professionnel et les tiers-mondistes ne sont pas situables en termes de modèle professionnel, bien qu’ils viennent souvent de l’univers journalistique, et qu’ils préfigurent sans doute l’engagement de type humanitaire. L’engagement de Pierre Vidal-Naquet montre bien comment le mode d’articulation républicain entre des principes, des compétences et un cadre d’action peut être réactivé dans des conjonctures historiques passablement différentes de celles du moment fondateur de la Troisième République.

Le cours sur l’État et Durkheim

Le cours sur l’État est l’occasion d’une comparaison constante entre sa propre position et celle de Durkheim pour ce qui est de leur relation à l’État. Il n’est pas indifférent que Bourdieu commence son cours par une référence à l’auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse. Il renvoie à la distinction qui est faite dans ce livre entre intégration logique et intégration morale. « L’État, tel qu’on l’entend d’ordinaire, est le fondement de l’intégration logique et de l’intégration morale du monde social »9. Si l’auteur du Cours ne s’arrête pas à cette définition, il n’en fait pas moins le point de départ de son investigation, en tant qu’elle fixe le consensus fondamental qui est la condition des conflits qui se développent dans le monde social. Bourdieu s’emploie, tout au long de sa démonstration, à ouvrir l’écart entre le sociologue de service public et l’État. Il y voit même une difficulté inhérente à la construction de cet objet particulier. Il rend pourtant hommage au sociologue d’État que fut Durkheim, et il met souvent ses pas dans les siens, en réactivant sa théorie de la religion et sa conception des formes primitives de classement pour construire son enquête sur la genèse des formes étatiques. « Un très beau texte de Durkheim identifie le sociologue à l’État. Il dit que, au fond, le sociologue fait ce que fait la connaissance du second genre selon Spinoza : il produit une vérité débarrassée de la privation liée à une particularité…Le sociologue, disait Durkheim, est celui qui est capable de se situer en ce point d’où les vérités particulières apparaissent comme particulières et il est donc capable d’énoncer la vérité des vérités particulières qui est la vérité tout court. Ce faisant, le sociologue est proche de l’État ; et ce n’est pas par hasard que Durkheim avait une vision dans laquelle le sociologue est spontanément un agent de l’État : il est celui qui met cette connaissance départiculariséee au service de l’État dont la fonction est de produire des vérités officielles, c’est-à-dire particularisées »10.

On mesure sans peine à travers la proximité presque affective avec Durkheim la distance qui sépare Bourdieu des théories marxistes de l’État. S’il est impossible, parce que dangereux pour une sociologie critique, de reproduire à l’identique le geste durkheimien, l’utilité de son travail, y compris lorsqu’il ne parle pas de l’État, est essentielle : l’État est l’incarnation du collectif ; il peut être défini comme un méta-champ qui englobe tous les champs. Une telle analogie est incontestablement liée à l’ancienneté et à la centralité de l’État en France. Un sociologue des États-Unis aurait très probablement un point de vue différent. Pour Bourdieu, les sciences sociales ont partie liée avec le Welfare State. Si le sociologue ne se considère plus à la fin du XXe siècle comme un agent de l’État seul capable d’exprimer le point de vue de l’État, très souvent pensé par Bourdieu sur le modèle du point géométral de Leibniz, le point de vue de tous les points de vue, il est l’héritier direct des luttes qui ont abouti à l’extension de sa « main gauche ». La sociologie a participé elle-même à la constitution de l’État, et l’ensemble des sciences sociales ont joué un rôle considérable dans la préparation d’un espace de possibilités pour qu’advienne l’État-providence. Elles ont partie liée avec l’entreprise de socialisation des risques, avec la constitution de problèmes comme problèmes publics sur lesquelles une réponse de la puissance publique est attendue. La sociologie a eu aussi une importance cruciale dans le fait que les femmes et les hommes ont cessé d’être considérés comme les responsables de leur propre malheur, de leur mauvaise santé ou de leur pauvreté. La discipline a donc partie liée avec la naissance et le développement d’un domaine public.

Des trois pères fondateurs de la sociologie (Marx-Durkheim-Weber), Durkheim est le plus cité dans Sur l’État. Là où l’on n’aurait pu attendre Weber, qui est évidemment présent avec les concepts de domination et de légitimité, c’est plutôt l’auteur des Leçons de sociologie qui s’impose. Le cours est sans doute le plus antimarxiste des ouvrages de Bourdieu. On peut voir dans ce retour à Durkheim la préoccupation constante de Bourdieu pour l’intérêt public tel qu’il est défini par les catégories de l’intervention publique. Ce qui inquiète le sociologue à la fin de la longue enquête sur la genèse de l’État, c’est la rapide déconstruction du socle sur lequel s’était bâti l’édifice républicain, qui est, bien qu’il ne le dise jamais puisqu’il se considère comme un miraculé du système, celui qui lui a permis d’arriver là où il est arrivé, au cœur de l’État universitaire français, quintessence du raffinement intellectuel de la puissance publique dans la longue durée. Le monde que décrit le sociologue critique est un monde de décombres : il est difficile d’y reconnaître les vestiges de ce que fut le long combat pour l’intérêt public dans l’histoire du pays. Ce qui est détruit en premier lieu, c’est la morale collective, la morale publique, d’une philosophie de la responsabilité collective. La fidélité au lexique durkheimien est frappante. L’association entre la sociologie, au moins en sa définition traditionnelle, et l’intérêt public est prise comme allant de soi. La tristesse de la conclusion n’est pas feinte. Le cours s’achève sur le paradoxe que constituent les sociologues qui contribuent consciemment au délitement de la puissance publique, alors que leur discipline est par définition du côté du collectif. Par définition, certes, mais uniquement si l’on se situe dans un paradigme durkheimien. Un individualiste méthodologique ou un théoricien du choix rationnel ne sont aucunement prédisposés à associer leur travail à une définition de la réalité des collectifs. Peu importe à Bourdieu.

Un Bourdieu déçu par la sociologie à la fin de sa vie

La coopération de certains sociologues avec le démontage de deux siècles de constitution d’un espace de pensée collectif apparaît à Bourdieu comme une trahison. « Mais il y a des gens, conclut tristement le maître du Collège de France, qui réalisent ce tour de force de faire une sociologie en contradiction avec les postulats centraux de la discipline, sociologie qui est du côté des démolisseurs, peut-on dire, de tout ce qui était associé au public, au service public, à cette forme d’universalisation par le public »11. Le Bourdieu de la maturité est un homme qui souffre, moins de l’opération de désenchantement du monde que d’une déception par rapport à la sociologie, qui n’a pas pu constituer sa force en l’alimentant à la source de la force du social, et qui semble contribuer joyeusement à sa propre annihilation.

Jean-Louis Fabiani est sociologue, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris). Il est notamment l’auteur de Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque (Paris, Seuil, 2016)

1 P. Bourdieu, Contre-feux, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998, p. 7.

2 P. Bourdieu, « Contre la destruction d’une civilisation » (Intervention à la gare de Lyon lors des grèves de décembre 1995), ibid., p. 30.

3 Ibid., p. 32.

4 Ibid., p. 33.

5 P. Bourdieu, « Le mythe de la mondialisation et l’Etat social européen » (Intervention à la Confdération générale des travailleurs grecs à Athènes, en octobre 1996), ibid., p. 39.

6 Ibid., p. 38.

7 Ibid.

8 P. Vidal-Naquet, Face à la raison d’État. Un historien dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1989.

9 P. Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 15.

10 Ibid., pp. 70-71. Bourdieu fait allusion aux Leçons de sociologie d’Émile Durkheim, Paris, PUF, 1990 (1e éd. : 1922), pp. 79-141.

11Ibid., p. 583.

Texte de F. Poupeau_1

Lire Sur l’État de Bourdieu : aperçus libertaires

Notes issues du séminaire ETAPE du 31 mars 2017

Par Franck Poupeau

Slavoj Žižek dit quelque part que le problème d’une recomposition de la gauche n’est pas tant de prendre acte de la fin des imaginaires politiques de « l’État providence » ou, symétriquement du « socialisme réellement existant », mais de savoir quoi faire de l’imaginaire des social-démocraties. Ce texte est animé par la conviction que le cours de Bourdieu Sur l’État1, s’il ne résout pas la question, fournit des éléments de réflexion essentiels pour repenser la question politique. Ce que j’entends proposer ici, c’est en fait un itinéraire de lecture de sa sociologie, à travers quelques jalons scientifiques et politiques. Á l’image d’un Bourdieu défenseur des services publics des États socio-démocrates, il est tentant d’opposer une critique des pouvoirs, une volonté de repenser « le politique ». Mais le problème n’est peut-être pas de savoir si Bourdieu est plutôt un défenseur des services publics, version social-démocrate, ou s’il est, sur le fond, le porteur d’une « critique libertaire » plus rétive aux formes instituées d’autorité, quelles qu’elles soient, conforme à « l’humeur anti-institutionnelle » de sa génération. Comme toute fausse question, celle-ci appelle plusieurs réponses, ou non-réponses : d’abord par ce que l’on pourrait à la fois dire qu’il est l’un et l’autre, simultanément ou alternativement, et qu’il n’est ni l’un ni l’autre, parce que ses positions sont trop complexes pour être tranchées dans un camp, ou dans l’autre ; on pourrait aussi dire que la réflexivité de sa démarche lui interdit, comme une censure théorique, d’accepter pleinement toute assignation de ce genre. La lecture que je propose consiste plutôt à dire que cette alternative renvoie à une autre ligne de partage qui traverse l’œuvre de Bourdieu, une tension essentielle à sa démarche, entre la science et la politique.

Bourdieu-défenseur de l’État-providence et Bourdieu libertaire

Il est possible de commencer par examiner le positionnement de Bourdieu sur l’État. Défenseur de l’État-providence, il l’est sans aucun doute: des rapports sur l’enseignement des années 1980 à la critique de « notre État de misère »2, qui prélude à l’élaboration de Misère du monde en 1993, jusqu’à l’intervention à la gare de Lyon en décembre 1995, et même aux derniers textes d’analyse du néolibéralisme (Contrefeux 2, 2001) au tournant des années 2000. Á ces prises de position publiques, il faut cependant mettre en contrepoint le Bourdieu libertaire, celui qui grandit de l’autre côté de la frontière de la Guerre d’Espagne, qui se souvient des militants chassés par le franquisme qui traversent les Pyrénées, de sa mère qui les aide et de son père dont il décrit les dispositions « anarchistes » dans l’Esquisse pour une auto-analyse (Paris, Raisons d’agir, 2004, p.113) – on ne peut éviter de penser ici, de façon spéculative, à ce qui a sans doute pu contribuer à son hostilité à l’égard d’un vague type d’engagement en politique inspiré par le marxisme mais contrôlé par le Parti – ce même parti qui sacrifie les anarchistes à la répression franquiste.

Il y a d’autres indices, comme le texte de décembre 1981 où, après l’intervention pour Solidarnosc en 1981, Bourdieu affirme, contre la censure politique affichée du tout récent gouvernement socialiste de Mitterrand, la nécessité de « retrouver tradition libertaire de la gauche » (le texte se trouve là encore dans Interventions, pp.165-169). Ce n’était pas sa première hostilité aux appareils, à la critique desquels il consacrera certains de ses meilleurs textes dans les années 1980 : « La représentation politique » (1981), « La délégation ou le fétichisme politique » (1984), etc. (des textes que l’on peut trouver dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001) : il avait déjà, au tournant des années 1980, soutenu la candidature de Coluche, dont on peut encore apprécier la déclaration d’intention:

« Avis à la population

Coluche candidat

J’appelle les fainéants, les crasseux, les drogués, les alcooliques, les pédés, les femmes, les parasites, les jeunes, les vieux, les artistes, les taulards, les gouines, les apprentis, les Noirs, les piétons, les Arabes, les Français, les chevelus, les fous, les travestis, les anciens communistes, les abstentionnistes convaincus, tous ceux qui ne comptent pas pour les hommes politiques à voter pour moi, à s’inscrire dans leur mairie et à colporter la nouvelle.

Tous ensemble pour leur foutre au cul avec Coluche

Le seul candidat qui n’a pas de raison de mentir »

(reprise dans Interventions, p. 162).

Dualité de Mai 68

C’est peut-être le cours texte qu’il écrit, dans la même période de basculement de la gauche, en mai 1983, sur l’ambiguïté de Mai 68, qui livre des indices essentiels de son intérêt pour ce qu’il appelle la « critique libertaire » :

« Mai 68 a pour moi deux visages. D’un côté, comme dans toutes les situations de crise où la censure sociale se relâche, le visage du ressentiment de bas clergé qui, dans l’Université, les journaux, à la radio, à la télévision, règle des comptes et laisse parler à voix haute la violence refoulée et les fantasmes sociaux. De l’autre, le visage de l’innocence sociale, de la jeunesse inspirée qui, entre autres choses par le refus de mettre des formes, met en question tout ce qui est admis comme allant de soi, produisant ainsi une extraordinaire expérimentation sociale dont la science sociale n’a pas fini d’analyser les résultats. Qu’est-il resté de ce grand ébranlement de l’ordre symbolique ? Dans le champ politique proprement dit, à peu près rien : la logique des appareils et des partis, que la critique libertaire n’avait pas épargnés, est mieux faite pour exprimer la rationalisation vertueuse des intérêts corporatistes que l’humeur anti-institutionnelle qui restera pour moi la vérité du rire de Mai. » (Interventions, p. 62)

Dualité de mai, ou « double vérité » de maints espaces de la vie sociale, dont l’analyse renvoie aussi à la double vérité de la trajectoire de Bourdieu, qui se décrit lui-même comme un « hérétique consacré », expression contradictoire qui renvoie bien à la dualité de sa vision de l’État telle qu’elle est exprimée dans le cours : l’État est une réalité double, à la fois instrument de domination et vecteur d’émancipation, de la même façon que l’action pédagogique, analysée dès ses premiers travaux sur l’éducation, est vue à la fois comme porteuse de violence symbolique et un instrument nécessaire de libération (par le savoir notamment). Bourdieu, pur produit de l’État français, fils de petit fonctionnaire devenu produit de l’excellence scolaire, qui doit penser la domination d’une institution, et d’un système social, qui l’a pourtant produit, et produit dans sa capacité à penser le système. Un État dont il affirme dans son cours au Collège de France, qu’il est à la fois instrument de domination et vecteur d’universalisation.

Assumer la tension de l’État

Cette tension de l’État, dans l’État et contre l’État, s’exprime après le cours dans le fameux texte de La Misère du monde sur « La main gauche et la main droite de l’État ». L’intérêt du cours sur l’État est de rappeler que Bourdieu la découvre aussi par la méthode génétique qu’il emploie, dans son élaboration d’un modèle de genèse de l’État, en particulier dans l’analyse de la constitution d’un État dynastique, de la maison du Roi à la Raison d’État – un moment bien antérieur à la lente et non linéaire apparition de l’État providence. Modèle génétique, où il s’agit de penser non l’origine, mais les variables permettant l’apparition de ce qui fait la spécificité de l’État : au sein du processus de différenciation des sociétés, sur lequel convergent les analyses de Marx, Durkheim et Weber (mais aussi, Polanyi ou Braudel), c’est l’apparition d’un processus de concentration de capitaux (militaire, fiscal, etc.) qui est corrélatif de l’apparition d’univers relativement autonomes – dont le champ économique, mais aussi, le champ bureaucratique. L’analyse de la genèse et de la structure du champ bureaucratique, que l’on retrouvera dans « Esprits d’État » (1994), un texte où est repris l’essentiel des deux premières années du cours, met en scène l’apparition d’un groupe dont l’intérêt à défendre l’universel est conforme à leurs intérêts propres. Cette vision de processus paradoxaux à l’origine de la dynamique des champs et, en particulier de la dynamique de l’État moderne, n’est pas tant une référence à la dialectique hégélienne des « ruses de la raison » que Bourdieu a pu utiliser pour penser l’international, que post-kantienne – le Kant du « projet de paix perpétuel » qui valorise « l’insociable sociabilité », à la suite de Rousseau et… Pascal (voir les Méditations pascaliennes de 1997, qui est un livre sur la violence symbolique). Elle ouvre sur des considérations très pessimistes sur l’État, toujours suspect de basculer dans la corruption et l’oppression – monopole de la violence physique et symbolique légitime.

Telle est la tension qu’il faut penser pour penser l’État : un mal, mais un mal nécessaire (?), un instrument de domination qui peut, sous conditions, ou sous certaines fins, se convertir en instrument d’émancipation. Cette tension traverse le mouvement scientifique de Bourdieu lui-même : entre le marxisme dont il faut retenir l’analyse des rapports de force sans tomber dans le matérialisme aveugle aux rapports de sens, et le spontanéisme dont il faut accompagner la critique (libertaire) sans oublier les conditions sociales d’accès à la politique et à la construction d’alternatives organisationnelles. Cette tension explique sans doute pourquoi Bourdieu ne finit pas le cours sur l’État, et qu’il transforme ses analyses de l’État comme producteur du « marché du logement » (1988), en une critique de l’économie. Assumer cette tension, c’est sans doute assumer aussi la difficulté, si ce n’est l’impossibilité, d’une théorie générale de l’État, et plus largement du politique, autour de laquelle tourne, inlassablement, la philosophie critique contemporaine (Butler, Laclau, Mouffe, Žižek, etc.). Le cours sur l’État offre, en creux, une façon de repenser cette contradiction.

Franck Poupeau est sociologue, directeur de recherche au CNRS ; il est notamment co-éditeur de deux ouvrages posthumes de Pierre Bourdieu : Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique (Marseille, Agone, 2002) et Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) (Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012).

1 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

2 Voir Pierre Bourdieu, Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique, textes choisis et présentés par Franck Poupeau et Thierry Discepolo, Marseille, Agone, 2002.

Texte de F. Poupeau_2

Pierre Bourdieu et l’impensé de l’État colonial

Contribution au séminaire ETAPE du 31 mars 20171

Par Franck Poupeau

Nous sommes pénétrés par la pensée d’État, répète plusieurs fois Pierre Bourdieu dans son cours au Collège de France Sur l’État2. Mais curieusement, alors qu’il mobilise, pour penser cette notion impensable, les acquis de la plupart de ses enquêtes passées, il ne fait pas référence à l’État colonial français, dont il a pourtant vu les effets en Algérie : regroupement de plus de 20% de la population dans des camps de déplacés ; intrusion d’une logique marchande garantie par l’administration coloniale dans l’économie précapitaliste ; et donc destruction des structures de la société traditionnelle produisant notamment la transformation des paysans en sous-prolétaires dans les faubourgs des grandes villes3.

Il y a bien quelques allusions dans le fil du cours : « on ne peut pas comprendre la logique spécifique du colonialisme français et de la décolonisation, qui a pris des formes particulièrement dramatiques, si on ne sait pas que la France, du fait de la particularité de son histoire, du fait de la particularité de sa Révolution, s’est toujours pensée comme porteuse d’un universel4 ». Mais la présence de l’État français, dans ce contexte de domination coloniale, reste véritablement hors du cadre d’analyse de Pierre Bourdieu, qui y est pourtant arrivé en tant qu’appelé du contingent et y est resté en tant qu’enseignant à l’Université d’Alger5. Cette absence, ou cette présence invisible autour du cours sur l’État, interroge de toute évidence l’impensé d’une sociologie qui a fait de l’analyse de l’impensé une des conditions de la pensée scientifique du monde social. Il ne s’agit pas ici de dénoncer, comme le font les théories postcoloniales6, la sociologie comme relevant d’un « inconscient impérial et occidental », mais de voir au contraire dans quelle mesure l’analyse de la domination coloniale constitue la matrice à partir de laquelle Bourdieu construit un modèle d’analyse de l’État « universel », dont l’Europe et en particulier la République française, s’est fait le représentant auto-proclamé.

Si le projet bourdieusien de reconstituer l’invention de l’État par-delà les pièges de la pensée d’État ne relève pas d’une interprétation univoque, n’est-on pas condamné à rester dans le cercle du pur commentaire, à moins de le défaire par un simple acte de rupture et de contestation de la parole professorale ? Ou n’est-on pas tenté de revenir au sens d’un acte d’enseignement inaugural et magistral, qui a fonctionné comme une maïeutique, une ouverture à d’autres possibles intellectuels, scientifiques et politiques – de retrouver cette liberté permise par la volonté pédagogique de transmettre un métier ou une posture plus que des thématiques ou des topos, qui caractérisent une discipline en quête de légitimité scientifique comme la sociologie ? Même si une fois cela dit, on échappe difficilement à cette « conscience malheureuse » du disciple, écrivait Derrida dans son texte sur Foucault7, lorsqu’il commence non à contester mais « à proférer le dialogue interminable et silencieux qui le constituait en disciple ». Et s’il s’agit, ici aussi, de « commencer à parler », ce n’est pas tant pour découvrir que « comme la vraie vie, le maître est peut-être toujours absent », mais pour restituer la présence tout à la fois insistante et fugace de la parole vive, qui s’efface devant chaque tentative de remettre en chantier la volonté de savoir sociologique, et qui ramène à une indiscipline première, et fondatrice.

Il s’agit ici d’opérer un travail de déconstruction de cet impensé d’État qui œuvre au cœur même de la pensée de Pierre Bourdieu sur l’État : non pour le ramener aux contradictions d’un inconscient colonial, ni pour le soumettre aux impératifs normatifs érigés a posteriori par une science sociale soucieuse de pureté académique, ou pour le passer au crible d’une critique postcoloniale de la sociologie comme expression de la « pensée occidentale8 » ; mais pour tenter de cerner, au cœur de l’ambition de produire une sociologie de l’État, de sa genèse et de son efficace propre, les conditions mêmes d’une pensée sur l’État et de son surgissement. Il faut alors reprendre le texte en tentant de cerner cet impensé bien particulier, qui renvoie d’abord à l’État colonial mais sans doute aussi, au principe même de tout État.

En partant de l’hypothèse selon laquelle le projet de Pierre Bourdieu renvoie à l’exploration d’un rapport impensé à l’État colonial dans la pensée d’État, il s’agira donc de poser une série de questions à propos du projet de sociogenèse de l’État élaboré dans le cours. Premièrement, cette élaboration d’une sociologie de la pensée d’État a-t-elle la signification que l’on veut lui bien assigner à la lecture du cours de Bourdieu, et surtout la signification même que Bourdieu lui-même lui assigne ? L’impensé auquel renvoie Bourdieu est-il bien cet impensé d’État dont il parle ? Et est-ce bien à un autre impensé d’État qu’il renvoie lorsqu’il tente de penser l’État ou, plus exactement, est-ce bien l’État pensé par Bourdieu dont il est question dans cet impensé d’État rencontré au cours du projet sociologique? L’impensé d’État dont il parle n’est-il pas bien plus l’impensé du sociologue élaborant une théorie de l’État à partie d’une analyse de la domination coloniale ?

En restituant la sociologie dans son contexte historique, qui ne se réduit pas à la période éditée du tournant des années 1980-1990 mais qui incorpore l’histoire sédimentée dans le champ sociologique du moment, et qui définit l’espace du possibles scientifiques du sociologue, il faudra voir aussi si le projet de penser l’État s’épuise dans le projet sociohistorique de reconstituer l’invention de l’État : l’amnésie de la genèse que le cours entreprend de retracer concerne-t-il la genèse de l’État dont le cours présente un modèle ou, plus exactement, sa sociogenèse pour reprendre le concept d’Elias que Bourdieu commente largement ? Ne concerne-t-elle pas plus profondément l’amnésie de la genèse elle-même et le rapport lui-même impensé du sociologue face à la pensée d’État ? Il faudra revenir ici sur un aspect de cette entreprise menée par Bourdieu dans son cours, qui est trop complexe, trop ambitieuse, trop démesurée peut-être, pour se laisser ramener à un unique projet, à une seule signification : et en commenter seulement certains aspects, non pour le « dépasser », le « compléter » ou en « dévoiler » les présupposés, mais pour en retrouver une signification peut-être moins évidente qu’il n’y paraît, qui touche au partage de la pensée d’État et de son impensé, et qui révèle les ressorts profonds du travail sociologique.

1. « Raison des effets » de la domination coloniale

On peut partir d’une remarque incidente de Pierre Bourdieu, une remarque faite presque en passant, lors de la troisième année du cours : « tout ce que je raconte depuis des années est un long commentaire de la formule ‘’République française’’9 », cette réalité dont il rappelle qu’elle est symbolisée par le sigle RF, le drapeau, le buste de Marianne, le président de la République. La République française, laïque et universaliste, coloniale et nationaliste à la fois10. Cette remarque sur la République française situe d’emblée un point sensible : ce que la République définit, est aussi ce qu’elle exclut et rejette comme son autre. Si être français c’est se situer dans cet espace symbolique, le devenir c’est en passer le seuil, saluer le drapeau, chanter l’hymne national, reconnaître l’autorité de l’État et de ses représentants. On le voit lors d’un acte de « naturalisation », tel qu’il est étudié par Abdelmalek Sayad : l’immigration est une introduction privilégiée à la pensée de l’État11.

La particularité d’un État colonial est justement de donner la nationalité française aux résidents des territoires conquis, mais sans forcément leur en donner la citoyenneté, ni les droits qui y sont associés. Ainsi le Sénatus-consulte édicté le 14 juillet 1865 pour l’Algérie coloniale définit-il le statut civique des musulmans : « l’indigène musulman est français, néanmoins, il continuera à être régi par la loi musulmane ». Jusqu’à l’ordonnance du 7 octobre 1944, les indigènes musulmans ne peuvent être citoyens que s’ils renoncent à leur statut personnel coranique12. Dans son premier texte sur « Le choc des civilisations », paru en 1959, Bourdieu s’attarde sur le Sénatus-consulte dont il explique qu’il agissait comme une loi foncière et qu’il répondait à un objectif de restructuration des sols et de désorganisation des tribus, perçues comme des obstacles à la « pacification ». L’action de l’administration coloniale est présentée comme un mouvement de « dépossession foncière » qui a fait « disparaître les unités sociales traditionnelles (fraction et tribu) pour les remplacer par des unités administratives abstraites et arbitraires, les douars, transposition approximative de l’unité municipale métropolitaine13 ». Le mot État n’est pas employé, mais dans Sociologie de l’Algérie, il écrit de cette période que « entre les années 1830 et 1880, l’État s’efforce d’installer des colons sur les terres qu’il accapare, achète ou libère14 ».

L’État en question dans ce dernier texte est l’État français « métropolitain » pourrait-on dire, ce n’est pas l’État colonial, au sens sociologique du terme défini par Georges Steinmetz15 : les colonies étaient des territoires dont la souveraineté était accaparée par une puissance politique extérieure, et qui sans posséder le statut juridique formel d’État, constituaient « des institutions permanentes et coercitives exerçant un monopole relatif de la violence sur des territoires définis ». Autant préciser ici qu’il y a une spécificité de l’Algérie française : les colonies sur la côte d’Afrique du Nord deviennent des départements français à partir de 1848, diminuant ainsi les prétentions souverainistes des gouvernements coloniaux sur place. De ce point de vue, la proximité géographique de l’Algérie redouble le projet assimilationniste français, si l’on pense à l’administration indirecte et à l’éloignement des colonies allemandes ou anglaises par rapport à leurs métropoles respectives16.

On peut voir que Bourdieu n’ignore pas la façon dont l’État français a modelé les sociétés colonisées, avec les douars par exemple – ce sera un des points clés de l’analyse, sur lequel il faudra revenir (Cf. infra point 3). On peut se contenter de remarquer ici qu’il n’est pas surprenant que Pierre Bourdieu ne pense pas l’Algérie française sous la catégorisation d’État colonial : d’une part, parce que l’Algérie était formellement l’assemblage de trois départements français17 ; et d’autre part parce que, contrairement à la notion de « situation coloniale » théorisée en 1955 par Georges Balandier18, celle d’État colonial n’était pas  encore formulée : la question de sa spécificité ne se posait même pas, le colonialisme étant perçu comme une simple transposition des formes de l’État occidental sur les sociétés étrangères19. Les travaux des néo-wébériens sur la diversité des modes d’administration coloniaux, selon lesquels les intérêts économiques et politiques de l’État métropolitain déterminent la forme des institutions de l’État colonial, sont largement postérieurs non seulement aux travaux de Bourdieu sur l’Algérie, mais aussi à son cours sur l’État20. Il est cependant curieux de constater que Bourdieu, intégrant une logique culturelle aux analyses de la déstructuration économique des sociétés traditionnelles21, n’a pas tenté de comprendre, à cette époque « la logique socioculturelle de la formation de l’État », telle que l’ont permis, selon Daniel Goh, les cultural studies  par la suite : « ces travaux ont en commun l’idée que les représentants officiels des pays occidentaux ne sont pas seulement allés s’installer dans les colonies avec des projets visant à développer une politique fondée sur l’intérêt, mais qu’ils ont aussi apporté avec eux des représentations concernant les sociétés indigènes22 ». L’urgence de la violence guerrière, et de ses effets destructeurs sur la société coloniale, explique sans doute la mise en suspens de la réflexion sur les aspects culturels de la situation.

Il y là une différence de perspective : les travaux de Pierre Bourdieu sur l’Algérie étudient la situation coloniale comme la rencontre entre deux économies, à partir desquelles sont prises en compte les caractéristiques « culturelles » qui en conditionnent le fonctionnement. Cette analyse des effets de l’économie capitaliste sur l’économie précapitaliste se focalise ainsi sur la désagrégation de la société traditionnelle et pas seulement sur le fonctionnement de l’administration coloniale : Bourdieu ne s’intéresse pas à la situation coloniale en tant que domination étatique mais aux « effets de domination », concept qu’il reprend à François Perroux23. Effets de déstructuration, on l’a dit, au niveau socio-spatial des camps de regroupement étudiés dans Le Déracinement ; au niveau du rapport au travail et au temps chez les sous-prolétaires algériens de Travail et travailleurs en Algérie ; et plus largement, dérèglement généralisé de l’économie symbolique de la société colonisée (honneur, parenté, temps, etc.). Il ne s’intéresse donc pas à ce qui constitue l’unité de la situation coloniale : l’emprise d’un État qui s’exerce de part et d’autre de la Méditerranée, en France et en Algérie, et qui revêt peut-être des formes spécifiques dans les territoires périphériques.

Mais le fait qu’au moment où Pierre Bourdieu enquête en Algérie la question de l’État ne se pose pas en tant que telle ne suffit pas, toutefois, à expliquer pourquoi il n’utilise pas cette expérience de l’administration coloniale pour penser l’État par la suite. Il faut donc en chercher la clé ailleurs, au croisement de ses textes et de sa trajectoire, ou de l’espace du pensable qui s’offrait à lui, dont il ne cessait de « penser les limites » : notamment dans l’imposition d’un ordre culturel dominant sur la société paysanne française.

2. Villages et paysans : Kabylie et Béarn

Dans son texte « Pour Abdelmalek Sayad », issu d’une conférence prononcée en 199824, Bourdieu évoque ses relations avec le sociologue algérien, en termes très forts : il compare leur relation de compréhension silencieuse avec celle qu’il avait avec son propre père, alors que Sayad, de trois ans son cadet, a été successivement son étudiant, son informateur principal, son guide de terrain, puis son co-auteur, à partir de 1958. Il dit l’avoir emmené dans son village des Pyrénées, où il menait l’enquête sur les causes du célibat des aînés des familles paysannes : « il avait compris aussitôt, m’aidant ainsi à le comprendre moi-même, comme en d’autres temps Yvette Delsaut, les racines de mon intérêt pour les paysans kabyles ».

Le mot « racines » n’est pas anodin ici25 : plus tôt dans le texte, il est fait allusion à des « causes », il aurait pu s’agir tout aussi bien de « raisons », mais les « racines », renvoient à quelque chose de plus profond, de plus « enraciné » chez un intellectuel qui se dit parfois lui-même « déraciné ». Et plus loin, il retrace le travail de Sayad, sur l’émigration et l’immigration, en évoquant ce qui fait que l’émigré-immigré n’est « ni ici ni là, ni d’ici ni de là-bas » : « le plus déterminant, le plus insurmontable peut-être, c’est la pensée de l’État, ce système de catégories de perception et d’appréciation incorporé qui impose une grille nationale (et nationaliste) sur tout le perçu et qui renvoie l’émigré-immigré à l’étrangeté, à l’altérité, notamment lorsque, pour une infraction quelconque aux règles de la bienséance qui s’imposent aux non-nationaux, toujours menacés d’apparaître comme des intrus, il rappelle à ses ‘’hôtes’’ son statut d’étranger ».

Ce n’est pas la seule fois où Bourdieu évoque cet impensé d’État lié à l’immigration, thématique largement reprise et développée par Sayad dans un texte de 199626 : la science reprend souvent sur l’immigré les présupposés ou les omissions de la vision officielle, écrit Bourdieu dans un autre texte27, où il précise que l’immigré « oblige à repenser de fond en comble la question des fondements légitimes de la citoyenneté et de la relation entre l’État et la Nation ou la nationalité. Présence absente, il oblige à mettre en question non seulement les réactions de rejet qui, tenant l’État pour une expression de la Nation, se justifient en prétendant fonder la citoyenneté sur la communauté de langue et de culture (sinon de « race ») mais aussi la ‘’générosité’’ assimilationniste qui, confiante que l’État, armé de l’éducation, saura produire la Nation, pourrait dissimuler un chauvinisme de l’universel. Entre les mains d’un tel analyste [Sayad], l’immigré fonctionne, on le voit, comme un extraordinaire analyseur des régions les plus obscures de l’inconscient ».

La grille nationale imposée conduit le chercheur à analyser les phénomènes comme des faits nationaux, et à les mettre en relation, au mieux, sur un mode comparatiste. Il faut alors revenir aux textes de Bourdieu sur l’Algérie pour voir ce qui échappe à la compréhension ordinaire de ses enquêtes sur les paysans kabyles et sur le célibat en Béarn. Il n’y a pas de « comparaison », méthodique et suivie, sur des critères déterminés (types d’activité, indicateurs économiques, systèmes de parenté, etc.) 28, mais un lien bien plus fort, presque un entrelacement des textes et des thèmes. Kabylie et Béarn, pensés ensemble, permettent de sortir du cadre « national » dans lequel la pensée d’État enferme le chercheur – l’ethnologue et le sociologue tout à la fois. Pensés ensemble : non pas la Kabylie pensée à partir du Béarn, ou le Béarn retrouvé après la Kabylie, comme on l’a souvent dit, mais Kabylie et Béarn pensés ensemble et simultanément, le Béarn dans la Kabylie, et inversement29, dans un travail de « dénationalisation » des catégories d’analyse et de la violence symbolique qui affecte les deux situations30. Evoquant dans « Entre amis31 » son rapport aux objets traditionnel de l’ethnologie en Algérie, Bourdieu dit ainsi : « il faudrait évoquer également le travail que j’ai mené sur les paysans kabyles et ceux du Béarn. Pourquoi le Béarn ? Pour éviter de tomber dans le travers de l’ethnologue attendri, émerveillé par la richesse humaine d’une population injustement méprisée, etc., et mettre entre moi-même et mes informateurs cette distance que permet la familiarité. Il m’est arrivé souvent, en face d’un informateur kabyle, de me demander comment, dans une pareille situation, aurait réagi un paysan béarnais32 ».

Les dénominations elles-mêmes sont révélatrices : des « informateurs », et non des « enquêtés », terme banalisé aujourd’hui en sciences sociales. La « distance objectiviste » créée par le rapport d’extériorité avec les situations les plus familières, comme le bal, ne conduit pas à traiter les faits sociaux comme de pures « choses », des « objets d’enquête », elle a un pendant affectif et subjectiviste : on a des informateurs lorsqu’on cherche à mieux connaître un monde où l’on a déjà pénétré, un monde auquel les interlocuteurs donnent forme, de l’intérieur – ils l’in-forment. Cette relation affective, Bourdieu la relève lorsqu’il se réfère au texte qu’Yvette Delsaut lui avait consacré, et qu’il rapprochait du regard de Sayad sur son Béarn natal : elle « avait écrit un texte à mon propos, où elle disait très justement que l’Algérie est ce qui m’a permis de m’accepter moi-même. Le regard d’ethnologue compréhensif que j’ai pris sur l’Algérie, j’ai pu le prendre sur moi-même, sur les gens de mon pays, sur mes parents, sur l’accent de mon père, de ma mère, et récupérer tout ça, sans drame, ce qui est un des problèmes de tous les intellectuels déracinés, enfermés dans l’alternative du populisme ou au contraire de la honte de soi liée au racisme de classe. J’ai pris sur des gens très semblables aux Kabyles, des gens avec qui j’ai passé mon enfance, le regard de compréhension obligé qui définit la discipline ethnologique. La pratique de la photographie, d’abord en Algérie, puis en Béarn, a sans doute beaucoup contribué, en l’accompagnant, à cette conversion du regard qui supposait – je crois que le mot n’est pas trop fort – une véritable conversion33 ». Pratique de la photographie initiée en anthropologie – ce n’est pas un hasard –, par Margaret Mead, dont Bourdieu avait fait la lecture au moment où il écrivait la première édition de Sociologie de l’Algérie en 195834, et dont il publiera des extraits dans les Actes de la recherche en sciences sociales quelques années plus tard.

Si l’empreinte de l’anthropologie culturaliste disparaîtra dans les éditions ultérieures de Sociologie de l’Algérie35, il est bien connu que l’expérience algérienne a été décisive dans la formation de Bourdieu, comme il l’écrit lui même à plusieurs reprises : « revenu d’Algérie avec une expérience d’ethnologue qui, menée dans les conditions difficiles d’une guerre de libération, avait marqué pour moi une rupture décisive avec l’expérience scolaire36 ». Par expérience scolaire, on peut bien évidemment comprendre le « biais scolastique » associé à une certaine posture philosophique37, ainsi que l’objectivisme structuraliste examinant les sociétés dites « froides » comme en surplomb. Mais on peut aussi lire dans ce terme, la référence à deux expériences proprement scolaires : l’arrivée en classe préparatoire au lycée Louis Legrand à Paris, et le passage par l’internat au lycée de Pau, dans lesquelles s’exprime, à chaque fois, le sentiment de n’avoir jamais été réellement à sa place, comme une expérience du déracinement38 – mais aussi, sens doute, la résolution de maîtriser les codes dominants que les « colonisés de l’intérieur » subissent généralement.

Dans l’Esquisse pour une auto-analyse, Bourdieu évoque ainsi les particularités de son habitus liées aux particularités culturelles de sa région d’origine qu’il a « mieux perçues et comprises par analogie avec [ce qu’il lisait] à propos du ‘’tempérament’’ de minorités culturelles ou linguistiques comme les Irlandais39 ». Des minorités dont les spécificités sont niées par le processus d’invention de l’État : telle était la fonction assignée à l’École et à l’Armée sous la Troisième République40. L’Armée, à la conquête de l’Algérie41 ; l’École, qui met Bourdieu sur la voie d’un autre « avenir probable », celui des « sur-sélectionnés42 », au prix d’un écart social avec son milieu d’origine43. Ainsi lorsqu’il évoque « le contraste, immense, entre le monde de l’internat et le monde, normal, parfois même exaltant, de la classe », c’est pour y retrouver « d’un côté l’étude, les internes venus des campagnes ou des petites villes des environs […] » et « de l’autre, la classe, avec les professeurs dont les observations et les interpellations les plus éprouvantes – le passage au tableau, en mathématiques – avaient, surtout chez les femmes, une sorte de douceur affectueuse, inconnue de l’internat, mais aussi les externes, sorte d’étrangers un peu irréels, dans leurs vêtements apprêtés […] qui tranchaient avec nos blouses grises, et aussi dans leurs manières et leurs préoccupations, qui évoquaient toute l’évidence d’un monde inaccessible44 ». Et de poursuivre : « J’ai retrouvé, beaucoup plus tard, à la khâgne de Louis-le-Grand, la même frontière, entre les internes, provinciaux barbus aux blouses grises ceinturées par une ficelle, et les externes parisiens, qui impressionnaient beaucoup tel prof de français de petite origine provinciale et avide de reconnaissance intellectuelle par les élégances bourgeoises de leur tenue autant que par les prétentions littéraires de leurs productions scolaires45 ». Un rapport colonial qui ressurgit, entre le centre et la périphérie, intérieur et non extérieur à la métropole cette fois.

Le retour sur la dualité de ces expériences scolaires l’amène à comprendre que sa « très profonde ambivalence à l’égard du monde scolaire s’enracinait peut-être dans la découverte que l’exaltation de la face diurne et suprêmement respectable de l’école avait pour contrepartie la dégradation de son envers nocturne, affirmée dans le mépris des externes pour la culture de l’internat et des enfants des petites communes rurales » avec lesquels il partageait « entre autres choses, le déconcertement et le désarroi éprouvés devant certains faits de culture46 ». Ce qu’il appellera une « tension entre les contraires, jamais résolue dans une synthèse harmonieuse47 », est justement au cœur de sa théorie de l’invention de l’État.

3. Une réalité à double face

Bourdieu a en effet clairement conscience de la façon dont l’État français a remodelé la société « traditionnelle » depuis le XIXe siècle – les travaux ne manquent pas sur le sujet48. Il le mentionne de façon indirecte dans le cours – et c’est dans doute un avantage de l’oral par rapport au contrôle de l’écrit, que de faire surgir des associations d’idées liées à cet impensé d’État –, à un moment particulièrement révélateur, lorsqu’il aborde la double face de l’État, domination et intégration, monopolisation et unification49 : il ne s’agit pas d’une antinomie « entre deux théories » – à savoir la théorie marxiste contre la théorie républicaniste –, mais d’une antinomie « inhérente au fonctionnement même de l’État » : l’État moderne est à la fois progrès vers l’universalisation (dé-particularisation, etc.) et vecteur de la monopolisation de ce même universel (concentration du pouvoir). Et Bourdieu d’ajouter : « Dans une certaine mesure, on pourrait dire que l’intégration – qu’il faut entendre au sens de Durkheim, mais aussi de ceux qui parlaient de l’intégration de l’Algérie […] – est la condition de la domination ». Il cite l’unification culturelle comme condition de la domination culturelle, l’unification du marché linguistique qui « crée le patois, le mauvais accent, les langues dominées », de la même façon que l’unification du marché des biens symboliques explique le célibat (dans l’article « Reproduction interdite50 ») Cette idée d’un processus d’unification qui est en même temps processus d’universalisation, que Bourdieu présente comme une rupture avec Weber et Elias, renvoie à la construction d’un espace social unifié, lié à l’État comme « détenteur d’un méta-capital permettant de dominer partiellement le fonctionnement des différents champs ». Cette unification d’un espace homogène et départicularisé se fait par rapport à un lieu central, qui « atteint sa limite dans le cas français », et qui tend à substituer, dans la constitution des groupes, les relations territoriales (jus loci) aux relations personnelles et de parenté (jus sanguinis). Il est significatif que Bourdieu évoque ici la Kabylie et le conflit entre les principes d’unification clanique et territorial51.

Il explique ainsi son exemple : « le village [c’est le village de Sayad] sur lequel j’ai travaillé était composé de deux clans à base agnatique : tous les membres se pensaient comme descendants d’un même ancêtre, comme cousins – les termes d’adresse étaient des termes de parenté –, ils avaient en commun des généalogies plus ou moins mythiques ; en même temps, l’unité village rassemblait ces deux moitiés en une unité à base territoriale et, donc, il y avait une espèce de flottement entre ces deux structures. J’ai eu beaucoup de mal à comprendre parce que, transportant dans mon inconscient la structure locale, je n’étais pas clair sur cette unité territoriale – le village – qui, finalement, n’existait pas. A côté de la famille, du clan et de la tribu, l’unité village était un artefact qui finissait par exister comme conséquence de l’existence de structures bureaucratiques – il y avait une mairie… Dans beaucoup de sociétés, on a encore ce balancement entre deux formes d’appartenance, l’appartenance à un groupe lignager et l’appartenance à un lieu. L’État instaure donc un espace unifié et fait prédominer la proximité géographique par rapport à la proximité sociale, généalogique ». Bourdieu a donc très bien conscience du fait que la « société traditionnelle » est un produit de la domination coloniale, comme le montre le passage déjà cité sur le village algérien, dont il avoue avoir eu du mal à comprendre que cette unité administrative française « finalement, n’existait pas », qu’elle était « un artefact qui finissait par exister comme conséquence de l’existence de structures bureaucratiques » transportées de la métropole vers la colonie.

Á cet exemple succède un développement sur l’unification de l’État national et l’enseignement obligatoire – l’École étant un instrument d’intégration qui permet la soumission –, puis un autre exemple d’unification du marché matrimonial, résumé de la colonisation des campagnes françaises. Il évoque alors le phénomène du célibat des hommes en Béarn comme « incarnation de l’unification du marché des biens symboliques sur lequel circulent les femmes52 ». Le marché local protégé était annexé au marché national, par l’école et les médias notamment. Et d’évoquer, de nouveau, l’Algérie : « la soumission et la dépossession ne sont pas antagonistes à l’intégration, elles ont l’intégration pour condition. Ce mode de pensée un peu tordu est difficile parce qu’on a tellement l’habitude de penser l’intégration comme le contraire de l’exclusion : on a du mal à comprendre que, pour être exclu comme pour être dominé, il faut être intégré. Si on prend l’exemple de la lutte ‘’Algérie française’’, pourquoi les plus défavorables à l’intégration sont-ils devenus à un certain moment intégrationnistes ? C’est parce que pour dominer les Arabes, il fallait les intégrer et en faire des ‘’bougnoules’’, des dominés racialement méprisés53 ».

Le projet réflexif de Pierre Bourdieu

Il n’y a donc pas « deux Algéries » dans l’œuvre de Bourdieu, mais une réalité double de l’État : intégration et domination, unification et monopolisation. Cette double réalité qui fait que Bourdieu n’aurait pu devenir ce qu’il est devenu, sans avoir été en quelque sorte « arraché » à son milieu d’origine, par l’école française et la réussite scolaire puis universitaire. Certes, Pierre Bourdieu n’a pas été jusqu’à dire : c’est l’État républicain, laïc et universaliste, qui est colonial dans son principe54. Un État colonial qui se love au cœur du projet d’émancipation égalisateur et homogénéisateur, qui en est l’envers et le double, ou plus encore : la condition de possibilité. Et l’échec algérien est justement celui du modèle laïc et républicain55, dont Pierre Bourdieu est le produit, à la fois miraculé scolaire et révolté.

Au terme de cette lecture, il apparaît que l’impensé de l’État colonial apporte un autre éclairage sur le projet réflexif de Pierre Bourdieu lui-même, et sur l’entreprise d’auto-socioanalyse qu’il mènera par la suite dans les années 1990. C’est peut-être aussi pour cela qu’à part quelques articles ou conférences, l’analyse de l’État reste inachevée et impubliée, à l’état de cours, dont il a extrait la dimension la plus « objective » : le modèle sociohistorique et l’analyse du double processus de monopolisation et de division du travail de domination qui accompagne l’invention de l’État56. Le projet réflexif fait apparaître, dans sa structure même, cette remontée du champ académique (philosophique, puis sociologique), jusqu’aux schémas les plus impensés qui incarnent la réalité double de l’État : de l’Algérie coloniale au Collège de France, comme les deux faces d’une même réalité.

Franck Poupeau est sociologue, directeur de recherche au CNRS ; il est notamment co-éditeur de deux ouvrages posthumes de Pierre Bourdieu : Interventions 1961-2001. Science sociale et action politique (Marseille, Agone, 2002) et Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) (Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012).

1 Ce texte est la version française d’un texte publié en anglais : « Pierre Bourdieu and the Unthought Colonial State », in The Oxford Handbook of Pierre Bourdieu, Thomas Medvetz and Jeffrey J. Sallaz (eds.), Oxford (UK), Oxford University Press, 2018.

2 Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012.

3 Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement, La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, Minuit, 1964.

4 P. Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 562-563. Voir aussi Pierre Bourdieu « Deux impérialismes de l’universel », in C. Fauré et T. Bishop (éds), L’Amérique des français, Paris, Editions François Bourin 1992, pp. 149-155.

5 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004.

6 Julian Go, « The ‘New’ Sociology of Empire and Colonialism », Sociology Compass, 2009, 3/5, p.775-788; « For a postcolonial sociology », Theory and Society, 2013, 42, pp. 25-55.

7 Jacques Derrida, « Cogito et histoire de la folie », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, pp. 51-97.

8 Sur cette critique: Julian Go, « The ‘New’ Sociology of Empire and Colonialism », Sociology Compass, 2009, 3/5, pp. 775-788.

9 P. Bourdieu, Sur l’État, op.cit., p. 462 

10 Sur ce point, voir, entre autres, Alice L. Conklin, A Mission to Civilize. The Republicean Idea of Empire in France and West Africa (1895-1930), Stanford, Stanford University Press, 1997 ; ou la précise analyse de la mission civilisatrice réalisée par Pierre-Jean Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », in Jean-Pierre Luizard (dir.), Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, pp. 89-120.

11 Abdelmalek Sayad, « L’immigration et la ‘’pensée d’État’’. Réflexions sur la double peine », Délit d’immigration. La construction sociale de la déviance et de la criminalité parmi les immigrés en Europe, textes réunis par S. Palidda, rapport COST A2, Migrations, Communauté européenne, Bruxelles, 1996, p.11-19, repris dans Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999, pp. 393-413. Voir aussi dans ce même volume « La ‘’naturalisation’’ », pp. 319-391.

12 Patrick Weil, « Le statut des musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française dénaturée », EUI Working Paper HEC 2003/3.

13 Pierre Bourdieu, « Le choc des civilisations », in Esquisses algériennes, Paris, Seuil, 2008, p. 66.

14 Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, 1990 [1958], p. 108. L’État n’est donc pas absent de la sociologie bourdieusienne de l’Algérie, mais il est saisi à travers les effets de domination qu’il exerce, à travers l’humiliation, la destruction de « l’honneur » et la violence symbolique qui réduit le colonisé à un inférieur.

15 Georges Steinmetz, « L’État colonial comme champ », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, 2008, pp. 122-143.

16 Georges Steinmetz, The Devil’s Handwriting: Precoloniality and the German Colonial State in Qingdao, Samoa, and Southwest Africa, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

17 Frédérick Cooper, dans Le colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire (Paris, Payot, 2010, p. 233), montre cependant que la fiction selon laquelle l’Algérie n’était pas une colonie mais une composante de la France est contredite par le fait que la majorité de ses colons non musulmans avaient des racines pan-méditerranéennes, et que la majorité de la population musulmane s’identifiait aux Arabes et plus précisément aux Bédouins.

18 Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol.11, 1951, pp. 44-79.

19 Sur ces points, voir aussi Daniel P. S. Goh, « Genèse de l’État colonial », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, 2008, pp. 56-73.

20 Il s’agit notamment des travaux de Athul Kohli et Matthew Lange, analysés par D. Goh, art. cit.

21 P. Bourdieu, « Entre amis », Esquisses algériennes, op.cit., p.352 : « j’ai présenté un premier bilan critique de tout ce que j’avais accumulé de mes lectures et mes observations dans l’ouvrage publié dans la collection « Que sais-je ? » intitulé Sociologie de l’Algérie, en me servant des instruments théoriques dont je pouvais disposer à l’époque, c’est-à-dire ceux que fournissait la tradition culturaliste, mais repensée de manière critique (avec par exemple la distinction entre situation coloniale comme rapport de domination et ‘’acculturation’’) ». Pour plus de détail sur son rapport à l’anthropologie culturaliste nord-américaine et son utilisation des patterns culturels dans Sociologie de l’Algérie, voir Enrique Martín-Criado, Les deux Algéries de Pierre Bourdieu, Bellecombe-en-Bauge, Editions du Croquant, 2008, pp. 41 sq.

22 D. Goh, art. cit., p. 58.

23 P. Bourdieu, « Le choc des civilisations », art. cit., p. 63.

24 P. Bourdieu, Esquisses algériennes, op.cit., pp. 357-362.

25 Sur l’usage de la métaphore arboricole, voir Paul Silverstein, « De l’enracinement et du déracinement », Actes de la recherche en sciences sociales, 150, 2003, pp. 27-42.

26 Abdelmalek Sayad, « L’immigration et la ‘’pensée d’État’’. Réflexions sur la double peine », op.cit.

27 Pierre Bourdieu, préface à Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1- L’illusion du provisoire, Paris, Raisons d’agir, 2006, p. 14 

28 Sur la comparaison entre la Kabylie et le Béarn, voir Alban Bensa : « L’exclu de la famille. La parenté selon Pierre Bourdieu », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, pp. 19-26. Et dans le même numéro, le texte de Pierre Bourdieu, « Du bon usage de l’ethnologie » (avec Mouloud Mammeri), pp. 9-18.

29 Loïc Wacquant a noté cet entrelacement dans « Following Pierre Bourdieu into the Field », Ethnography, vol. 5, n° 4, 2004, pp. 387-414. Le numéro qu’il coordonne est du reste construit sur le couplage des deux expériences ethnographiques, avec des textes « algériens » et « béarnais » mis sur le même plan.

30 A son retour en France, Bourdieu traite alors le système scolaire comme une puissance coloniale qui soumet et humilie les classes sociales dépourvues de la culture bourgeoise légitime qu’il reconnaît et institue.

31 P. Bourdieu, « Entre amis », Esquisses algériennes, op.cit., pp. 349-356.

32 Dans son Esquisse pour une auto-analyse (op.cit.), Bourdieu évoque aussi que lorsqu’il étudiait le passage d’une langue à l’autre en Algérie, il le faisait aussi au Béarn, « où c’était plus facile pour moi » (p. 64).

33 Pierre Bourdieu, « Voir avec l’objectif. Autour de la photographie. Entretien avec Franz Schultheis », Esquisses algériennes, op.cit., pp. 363-374. Voir aussi Pierre Bourdieu et Mouloud Mammeri, « Du bon usage de l’ethnologie », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 150, 2003, pp. 9-18.

34 E. Martín-Criado, Les deux Algéries…, op.cit., p. 41. Pour une analyse de la fonction de la photographie dans les premiers travaux ethnographiques de Pierre Bourdieu, voir la remarquable introduction de Loïc Wacquant, « Following Pierre Bourdieu into the Field », op.cit.

35 E. Martín-Criado, Les deux Algéries…, op.cit.

36 Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 54.

37 Sur la notion de biais scholastique, voir Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997 ; et aussi « Fieldwork in Philosophy », in Choses dites, Paris, Minuit, 1987. Pour une analyse des relations de Bourdieu au champ philosophique de son époque, voir Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Seuil, 2002.

38 On retrouve une autre allusion à ce sentiment de ne pas être à sa place dans ce que Bourdieu raconte a posteriori de sa panique lors de la leçon inaugurale au Collège de France : il y décrit son sentiment d’être pris en faute en termes tout à fait similaires à ce que Sayad écrira de la « faute » de l’immigré et des normes de politesse qu’il doit respecter pour rester politiquement correct. On en retrouve la trace dans son récit de s’être ensuite perdu dans Paris, encore paniqué par l’énormité de sa provocation tout en étant parvenu au sommet de la hiérarchie académique nationale, et parisienne.

39 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 115.

40 Jean-Michel Chapoulie, L’école d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010 ; voir aussi Gérard Noiriel, État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Belin, 2001, notamment le chapitre 12 : « État providence et ‘’colonisation du monde vécu’’. L’exemple de la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes », pp. 289-208, où l’État-providence est caractérisé comme un universel « national ».

41 Il faudrait compléter ce travail par une analyse de la façon dont Pierre Bourdieu a traversé l’institution académique française en Algérie. En effet, comme le remarque Laure Blévis (« Une université française en terre coloniale. Naissance et reconversion de la faculté de droit d’Alger (1879-1962) », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n° 76, 2006, pp. 53-73) : « L’histoire de la faculté de droit d’Alger est symptomatique de l’ambition, pour le moins ambiguë, du projet colonial en Algérie qui cherchait à garantir à la population européenne la jouissance de l’ensemble des institutions politiques ou ici académiques existant en métropole, tout en maintenant les populations algériennes dans une situation d’infériorité juridique et sociale ». Sur l’institution académique en milieu colonial, on renverra aux travaux suivants de Pierre Singaravelou, Professer l’empire. Les « sciences coloniales » en France sous la IIIème République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011 (p.369 : « l’empire français a fondé sa légitimité sur l’idée que la politique coloniale pouvait être guidée par la science ») ; Claude Collot, Les institutions de l’Algérie pendant la période coloniale, Paris, Editions du CNRS, 1987 ; Sylvain Laurens, « La noblesse d’État à l’épreuve de ‘’l’Algérie’’ et de l’après-1962. Contribution à l’histoire d’une ‘’cohorte algérienne’’ sans communauté de destin », Politix. Revue des sciences sociales du politique, n° 76, 2006, pp. 75-96. Sur l’expérience de Bourdieu, en dehors de ses écrits : Fabien Sacriste, Germaine Tillion, Jacques Berque, Jean Servier et Pierre Bourdieu: Des ethnologues dans la guerre d’indépendance algérienne, Paris, L’Harmattan, 2011.

42 Sur cette notion, voir Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964.

43 Alors que Jacques Derrida connaît l’Algérie comme écolier, Bourdieu n’y arrive que comme militaire puis universitaire et chercheur.

44 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., pp. 124-125.

45 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 126.

46 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., pp. 126-127.

47 P. Bourdieu, Esquisse…, op.cit., p. 136.

48 A la fin des années 1980, au moment où il prépare le cours sur l’État, dans le prolongement des derniers chapitres de La Noblesse d’État (Paris, Minuit, 1989), Bourdieu revisite le Béarn et reprend son enquête des années 1960 en écrivant « Les fondements symboliques de la domination économique ». Voir à ce sujet Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires, Paris, Seuil, 2000.

49 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 351 sq.

50 Voir P. Bourdieu, Le Bal…, op.cit.

51 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 353 sq. On retrouve cette référence au jus sanguinis et jus solis chez Sayad (op.cit, p. 343), lorsqu’il remarque que le Code de la nationalité arrêté par la loi du 9 janvier 1973 déclare comme automatiquement français dès leur naissance tous les enfants nés en France à compter du 1er janvier 1963, dans les familles algériennes.

52 Pierre Bourdieu, Sur l’État, op.cit., pp. 360 sq.

53 Bourdieu diffère ici des analyses de Frédérick Cooper (Le colonialisme en question…, op.cit.) lorsque celui-ci affirme qu’il est faux de voir les colonisés comme une production de la France, quand celle-ci avait besoin de les représenter comme féodaux pour légitimer sa domination.

54 Sur ce point, voir Loïc Wacquant, « Following… », art. cit., pp. 393 sq .

55 Voir sur ce point notamment les analyses de Jean-Pierre Luizard, « La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie », in Jean-Pierre Luizard (dir.), Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terres d’islam, Paris, La Découverte, 2006, pp. 89-120, voir aussi Jean-Pierre Rioux, La France coloniale sans fard ni déni, Paris, André Versaille Editeur, 2011.

56 Voir notamment Pierre Bourdieu, « Esprits d’État » (in Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1993) et « De la maison du roi à la raison d’État » (Actes de la recherche en sciences sociales, n° 118, 1997, pp. 55-68).

Approche critique et compréhensive de l’institution policière. Contribution à une analyse de l’Etat

A partir d’un texte de Fabien Jobard  (directeur de recherche au CNRS « Police et État : quel rapport? »

* Rapport compréhensif : Wil Saver (co-animateur du séminaire ETAPE, membre de l’organisation politique Alternative Libertaire)

* Rapport critique : Irène Pereira (philosophe et sociologue, sympathisante de l’organisation politique Alternative Libertaire)

 

Texte de Fabien Jobard

Police et État : quel rapport ?

Texte discuté lors de la séance du séminaire ETAPE du 24 février 2017

Par Fabien Jobard

Pour préparer la séance, je me suis permis de jeter quelques éléments de réflexion sur le papier concernant État et police, de manière malheureusement trop rapide et imprécise. Pour des raisons de clarté, je pars d’un aphorisme tiré d’une autre époque, ou en tout cas d’une certaine époque, et essaie de tirer quelques fils de réflexion.

« L’État n’est pas fasciste, mais sa police l’est déjà ».

C’est par ces mots que Jean-Paul Sartre, dans La Cause du peuple, qualifiait les rapports de la police et de l’État. On peut entendre cette affirmation de deux manières.

L’État est le monopole de la force, la police son instrument.

La première : la police est ce que l’État réussit à masquer qu’il est ; la police est le visage vrai de l’État. L’aphorisme sartrien présente en effet une tension entre les deux noms « État » et « police » : apparemment sur le même plan, chacun sujet d’une proposition, les deux termes sont en réalité ordonnés l’un à l’autre. Nous avons l’État, dans sa plénitude, son autonomie, son auto-suffisance, et nous avons sa police, ce en quoi précisément il y a contradiction ou à tout le moins tension : la partie d’un tout est fasciste, mais le tout ne l’est pas. Lever cette tension passe par l’assignation à chacun des deux noms de deux natures différentes : la police est réellement ce qu’elle se donne à voir, mais l’État est de nature trompeuse, sa nature réelle est celle que la police donne à voir. La police d’aujourd’hui annonce l’État de demain.

Dans cette acception, la police est l’instrument de l’État, son bras armé. L’État peut s’autoriser une certaine pluralité d’expressions (il peut par exemple garantir la pleine et entière liberté d’expression), mais il s’efforce dans le même temps de masquer que, comme disait Trotski à Brest-Litovsk et Max Weber après lui, il est fondé sur la force et réalise le monopole de la violence physique. Dans cette acception, réfléchir au rapport de la police à l’État ou de l’État à sa police, comme dit Sartre, c’est mettre à la lumière l’État en sa qualité de détenteur exclusif de la force, qualité qui lui confère l’assise sur laquelle il peut (se) permettre à ses assujettis la jouissance d’un certain nombre de libertés, sauf celle de remettre en cause sa prétention au monopole de la violence physique.

Si elle devait être ainsi interprétée, l’affirmation de Jean-Paul Sartre confierait aux militants anti-fascistes la tâche de combattre la police, ou le fascisme dans la police, pour mieux combattre, ou abattre, l’État. Le caractère de subordination de la police à l’État implique que la police n’est pas la cible d’un combat politique, mais seulement l’État derrière elle, cet État d’autant plus confortablement libéral qu’il laisse en son sein se développer une police dont la vraie nature est celle d’être fasciste. Le Président François Hollande ne s’y est pas trompé qui après divers épisodes d’affrontements avec les policiers (consécutifs à la mort de Rémi Fraisse le 26 octobre 2014 ou à l’interdiction de la COP21), il déclarait dans Le Monde que ces manifestations politiques n’avaient pas pour ambition de peser sur le pouvoir et d’infléchir voire de déterminer des politiques publiques mais de détruire l’État. L’inquiétude était reprise par Bernard Cazeneuve, alors ministre de l’Intérieur, dans un étrange entretien au quotidien Libération, la veille des attentats du 13 novembre, dans laquelle il annonçait son intention de modifier le régime de l’usage des armes à feu par les policiers (je le souligne : avant les attentats de novembre) et disait sa désapprobation de lire l’hypothèse de la consubstantialité de la police et de la violence.

Deux remarques de nature théorique sur l’État et la force, l’État et la police.

– La première consiste à revenir au texte de Weber sur le Gewaltmonopol. Max Weber ne parle pas du monopole de la violence physique, mais du monopole de la violence physique légitime et toute une tradition d’interprétation aujourd’hui (en France Catherine Colliot-Thélène) estime que ce groupe nominal (violence physique légitime, das Monopol legitimer physischer Gewaltsamkeit) désigne en quelque sorte rien d’autre que le droit ou plus précisément le pouvoir normatif. Si la violence est légitime, alors ce monopole est le monopole d’édicter les normes et de disposer des institutions qui les font respecter en toutes circonstances (« force reste à la loi »). Ce n’est donc pas seulement la police qui est en jeu ici, mais la normativité étatique.

– La seconde est offerte par les cours de Pierre Bourdieu au collège de France sur l’État, qui ont été publiés il y a quelques années (Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Raisons d’agir/Seuil, 2012). Pour Bourdieu, « L’État n’est pas un simple instrument de coercition, mais un instrument de production et de reproduction du consensus » (p. 232). Et dès le premier cours, Bourdieu met Weber sur ses pieds, comme d’autres avant lui Marx, comme un autre avant eux Hegel. Il dit ceci : « Si je devais donner une définition provisoire de ce que l’on appelle « l’État », je dirais que le secteur du champ du pouvoir, qu’on peut appeler « champ administratif » ou  » ‘champ de la fonction publique », ce secteur auquel on pense particulièrement quand on parle d’État sans plus de précision, se définit par la possession du monopole de la violence physique et symbolique légitime. J’ai fait, il y a déjà plusieurs années, une addition à la célèbre définition de Max Weber qui définit l’État comme le « monopole de la violence légitime », que je corrige en ajoutant : « monopole de la violence physique et symbolique » ; on pourrait même dire : « monopole de la violence symbolique légitime », dans la mesure où le monopole de la violence symbolique est la condition de la possession de l’exercice du monopole de la violence physique elle-même. » (p. 14). Il faut insister ici : chez Bourdieu, la violence symbolique est la condition nécessaire de félicité de la violence physique. On pourrait prolonger en disant que, au fond, un État policier est un État privé, précisément, de toute légitimité et confié à la police. C’est sous le rapport de ce qui nous intéresse aujourd’hui la forme la plus simple d’État, mais c’est aussi une forme dégénérée d’État. Car l’État, nous dit Bourdieu, suppose le consentement à la domination. Il faudra y revenir.

L’autonomie relative de la police

La seconde acception de l’aphorisme sartrien sur l’État et sa police prendrait le contre-pied de la première. Elle lit deux propositions distinctes et met un voile sur le possessif de « police ». L’État n’est pas fasciste ; la police est fasciste. Selon cette lecture, qui fait injure à la grammaire mais pas forcément à l’intention de l’auteur, la police est une institution qui jouit d’une autonomie certaine à l’égard de l’État. Certes, elle est sa police, mais a su conquérir une indépendance telle que le pronom possessif ne rend plus compte que d’un lien formel. Cette piste est prometteuse, mais particulièrement complexe. Une remarque préalable toutefois : elle a pour effet d’autonomiser l’action militante. Combattre la police fasciste devient une lutte en soi, dotée de sa raison et de ses limites. Il s’agit de prendre la police comme objet de lutte pour circonscrire la menace fasciste sur un terrain/terreau bien délimité. Un des effets secondaires de cette disposition est bien sûr une autonomie symétrique/mimétique de la lutte : la police devient un objet en soi, elle appelle des techniques propres de lutte, une division et une spécialisation de la lutte, et l’éventuel cortège de militarisation des organisations militantes qui va avec. Le prix à payer, peut-être, face à l’autonomie relative de la police.

La complexité de la proposition naît encore de ce foutu possessif « sa », qui suggère l’unité de la police (« de sa » = « de la sienne police »). L’État d’un côté, l’institution policière fasciste de l’autre. Prêter une unité à la police est une opération quelque peu audacieuse, pour des raisons organisationnelles évidentes : la police réunit des corps de métier qui dans une large mesure sont très différents les uns des autres.

Une institution, trois organisations

On peut distinguer la police du Prince, celle censée obéir au doigt et à l’œil au titulaire du pouvoir, au gouvernement, qui est la police du maintien de l’ordre (CRS, Gendarmes mobiles et tout policier placé sous l’autorité du préfet à l’occasion d’un maintien de l’ordre – y compris, donc, normalement, les policiers en civil dans et autour des manifestations) ; la police du quotidien, qui est le gros des forces de police (trois quarts voire quatre cinquième des effectifs) et qui assure une telle pluralité de missions qu’un collègue canadien aujourd’hui décédé, Jean-Paul Brodeur, disait que ce qui définit le policier, ce n’est pas qu’il emploie la force, mais qu’il est « bon à tout faire » (indétermination des tâches) ; la police de l’information, selon la typologie que Jacques de Maillard et moi avons proposé dans Sociologie de la police (Paris, Armand Colin, 2015), qui est une police qui cherche à savoir ce qui s’est passé (police judiciaire ou police criminelle, comme on dit en Allemagne ou en Angleterre) ou ce qui se passera (intelligence comme on dit en anglais, renseignement comme on dit en français). Je pose le décor organisationnel, mais je signale d’emblée qu’affirmer « L’État n’est pas fasciste, mais la police de maintien de l’ordre l’est déjà » exacerbe la tension mentionnée plus haut puisqu’il s’agit ici de la police particulière qui est celle du Prince… La tension débouche sur une contradiction intenable. « L’État n’est pas fasciste mais sa police de l’information l’est déjà » est moins évident qu’il n’y paraît : on voit mal comment une police judiciaire serait fasciste et même si l’on sait combien l’information est cruciale dans les régimes autoritaires, je ne suis pas d’accord pour affirmer que le fascisme consiste seulement en la surveillance (mes amis allemands ne partagent pas cette opinion…) : l’État autoritaire, c’est la surveillance + la violence. « L’État n’est pas fasciste, mais sa police du quotidien l’est déjà » est une affirmation un peu curieuse, mais « L’État n’est pas fasciste, mais sa police dans les quartiers l’est déjà » donne quelque gage de crédibilité, ce qui appelle plusieurs remarques.

La police comme pure instrumentalité : le maintien de l’ordre

La première est celle-ci : la question de la consubstantialité de l’État et de la police (sa police) ou au contraire de la distinction entre État et institution policière se pose différemment selon les circonstances d’emploi voire les sous-organisations policières. Si dans l’imaginaire collectif, notamment dans l’imaginaire militant, le CRS est l’incarnation d’une police autoritaire, il faut convenir que le CRS est le policier qui a pour spécificité de jouir d’une liberté d’action réduite au strict minimum – et encore : la question de la légitime défense du policier en maintien de l’ordre est une question disputée. Les épisodes durant lesquels des policiers assistent au tabassage de lycéens par d’autres jeunes au cours de diverses manifestations (projet Lang en 1999, projet Fillon en 2005, CPE en 2006…) illustre cette difficulté. Le CRS est l’incarnation de l’État en ce que l’État est défini par la force et ne dit pas grand-chose de la police, pure instrument. Au contraire, en police-secours ou police quotidienne, l’autonomie des agents et surtout des multiples brigades qui forment la police est considérable, et si une vraie nature de la police devrait s’exprimer, ce serait sur ce terrain. Mais alors l’État ne serait plus immédiatement en cause : pour le coup, la police pourrait être d’une nature particulière, l’État d’une autre.

La police et les policiers

Un exemple : l’affaire Théo. Lorsque le policier torture un jeune homme sur la voie publique, par pénétration anale au moyen de sa matraque télescopique, qui agit ? L’État ? Le policier ? La police ? La brigade à laquelle le policier appartient ? La police d’Aulnay-sous-Bois ? On voit l’avantage à mettre en cause le policier individuel comme l’ont fait les politiques, le président de la République en tête : la police est une institution aimée des Français, il ne faut pas qu’elle soit salie par tel ou tel agent individuel. Cette position exprime la doctrine du fruit pourri ou du rotten apple aux USA, par laquelle l’institution policière se défait de toute responsabilité. La pluralité policière est alors un moyen de soustraire l’institution à la responsabilité. Bien sûr, l’acte du policier est imputable à d’autres facteurs qu’à sa seule volonté libre, et notamment aux facteurs qui ont permis la création des BST (brigades spécialisées de terrain) en 2010, isolats virilistes au sein d’une institution policière plus large et plus diversifiée.

La ville et l’État

Deuxième remarque sur l’autonomie de la police par rapport à l’État. On qualifie souvent, notamment en France, la police d’institution « régalienne ». Mais cette qualification est en réalité une déformation idéologique jacobine (on dit aujourd’hui : « républicaine »). Car la police est une institution non pas étatique (comme l’est la justice), mais urbaine. Ce sont les villes qui se sont dotées de polices, non pas les États. Dans certains pays comme l’Angleterre, les élites bourgeoises se sont même défendues de toute force pour contrer tout projet de création de forces de police centrales et ont tenu à garder leurs prérogatives en matière de sécurité. C’est que, en effet, la police n’a pas pour premier objet la défense de l’État, mais la défense de l’ordre public, c’est à dire du bon ordre, des bonnes mœurs et de la tranquillité publique. L’ordre public est-il un ordre étatique ? C’est contestable. L’un des premiers sociologues de la police, qui est aussi l’un des pères de la sociologie de la question raciale, Michael Banton, avait montré, en comparant les polices d’Ecosse et des États-Unis, que les styles de police sont extrêmement différents d’un pays à l’autre, et d’une ville à l’autre. D’autres après lui, comme David Bayley de pays à pays ou James Q. Wilson de ville américaine en ville américaine, ont montré que la police reflète dans sa pratique même moins l’État que la population locale ou, pour être précis, et cette précision fait une différence considérable : la pratique policière reflète l’attente des élites urbaines locales. L’exacerbation de cet état de fait est offerte par la situation dans laquelle un État central (l’État américain à Washington) aspire à civiliser ses polices les plus violentes et les plus racistes, comme les polices des comtés des États du sud des USA, et échoue. Dans cette perspective, la police est une institution locale, ancrée dans les rapports de forces locaux, plus qu’elle est une émanation de l’État central.

L’ordre social

Dans cette perspective, la police est une institution sociale plus qu’une institution politique. « Social » serait ici entendu en deux sens : la police est une institution sise sur la frontière entre les classes sociales et contribue à conserver les rapports de classe au sein des villes, elle est une institution qui relève de la lutte des classes plus que de l’ordre politique ; la police est une institution ancrée dans la société ou à tout le moins dans sa société locale, institution urbaine et institution de l’urbain par excellence, entretenant à l’État un rapport soit très spécialisé (la police du maintien de l’ordre), soit de pure fonctionnalité (les policiers sont en France des agents de l’État – mais ils sont en Allemagne des agents du Land, aux USA des agents municipaux). Regardons ainsi la forme que prend l’installation du « gardien de la paix », la police de Napoléon III, à Belleville dans les années 1860 : « Les agents prennent leurs repas chez un restaurateur, jouent aux cartes avec les habitués, participent aux micro-réseaux de crédit. Beaucoup pratiquent également une polyactivité (confection de sacs, de bijoux…), mobilisant alors un autre type d’identité sociale […]. Il semble qu’ils se marient assez facilement dans le quartier, manifestant alors leur pleine intégration. Constamment définis comme policiers, ils sont donc en même temps des personnages frontières » (Quentin Deluermoz, « Présence d’État. Police et société à Paris (1854-1880) »,  Annales HSS, 2009/2, vol. 64, p. 451, https://www.cairn.info/revue-annales-2009-2-page-435.htm). Les agents baignent dans la société, tout en se maintenant du bon côté des barrières sociales. L’État est loin de leurs préoccupations, mais la demande sociale locale leur est proche. En ce sens, la police gouverne bien par le consentement préalable des habitants, comme le souligne Pierre Bourdieu, tout en sachant que d’autres mécanismes (économiques et scolaires, notamment, migratoires aussi) perpétuent les inégalités d’accès à la notabilité urbaine, les inégalités d’accès au pouvoir dans la ville. La police, en ce sens, est un agent qui renforce et perpétue la conservation sociale.

L’ordre public

Troisième remarque : les policiers sont des agents de l’espace public, de la voie publique. Soit l’espace privé leur est soustrait (on pense ici notamment à la délinquance économique et financière, la seule qui soit à même peut-être d’ébranler les structures de l’État), soit ils répugnent à y entrer (on pense ici aux violences intra-familiales, notamment violences entre époux). Sur la voie publique, les policiers exercent une mission constante : assurer la tranquille circulation des personnes et des biens (de la Maréchaussée, instituée pour protéger les voies commerciales, à la police de la route, la seule qui confronte véritablement le policier à la bourgeoisie – haute bourgeoisie, à l’introduction du Code de la route, toutes classes sociales avec la massification du véhicule individuel), faire respecter le partage entre nuit et jour (le tapage est une préoccupation constante, de même que tout ce qui relève de la police des débits de boisson), l’urbanité (la décence publique, les bonnes mœurs, l’alcool et les stupéfiants) et enfin le respect de l’ordre territorial local (la cité/le centre-ville ; la banlieue/la ville-centre). A la police échoit de marquer et rappeler les séparations entre groupes sociaux et leur bon ordonnancement dans l’espace urbain, comme les montrent les stratégies des contrôles d’identité dits « préventifs » et leurs effets (les jeunes banlieusards, peu importe leur couleur de peau, sont contrôlés lorsqu’ils franchissent les limites de leur ville). En ce sens, la police est l’institution en charge de l’ordre public, qui est avant tout un ordre urbain, ainsi social, sexuel et racial.

Cet ordre que la police protège est-il l’ordre étatique ? Quel lien entretient l’ordre public à l’État ? Notre vue française de l’ordre politique, jacobine et autoritariste, impute au pouvoir étatique beaucoup de ce qui relève en réalité de la polis locale. La police dans nos cités européennes est l’héritière de la milice bourgeoise (le posse anglais) et est instituée avant tout à l’avantage des titulaires du pouvoir local et de leurs soutiens (les commerçants, les notables, les électeurs de centre-ville). Si l’État est le détenteur du monopole de la violence symbolique, celle-ci est assise sur tout un ensemble de mécanismes qui éloignent diverses catégories du pouvoir urbain. Le consentement sur lequel repose la police est celui des catégories qui ont tout à gagner de l’édification de l’ordre urbain ou de l’ordre public tel qu’il se présente aujourd’hui : une répartition spatiale bien ordonnée des richesses et des patrimoines, une appropriation de l’expression électorale par les titulaires des capitaux économiques et scolaires, le maintien des exclus à la périphérie des villes ou dans certains quartiers particuliers, le respect des convenances et des assignations dans les usages des espaces publics. Utile en ce sens à la conservation de l’emprise de l’État sur les existences quotidiennes, la police n’en est pas, et de loin, l’instrument essentiel.

Fabien Jobard est directeur de recherches au CNRS en science politique ; auteur notamment, avec Jacques de Maillard, de Sociologie de la police. Politiques, Organisations, réformes (Armand Colin, 2015) et il a coordonné, avec Jérémie Gauthier, le livre collectif Police : questions sensibles (PUF, collection « La Vie des idées », 2018)

Texte de Charles Macdonald

Quelques réflexions sur l’État

Remarques à la suite de la séance du séminaire ETAPE du 24 février 2017 sur la police

Par Charles Macdonald

Sur la suggestion de Philippe Corcuff, après la séance sur l’État et la police –à partir du texte de Fabien Jobard et de la discussion qui a suivi—je fais part de quelques remarques. Celles-ci n’ont, je pense, rien de vraiment original mais offrent un cadre de réflexion peut-être utile aux discussions de notre groupe.

L’État : deux phénomènes

Tout d’abord, l’État. Á mon sens, l’État recouvre deux phénomènes qu’on a parfois du mal à séparer.

D’une part, l’État est quelque chose de tout à fait réel et concret, un ensemble d’institutions, de corps, d’organisations qui règlent la vie des membres de la société dans presque tous les aspects de leur existence et de leurs activités. Ces institutions, corps, etc. opèrent sur la base de textes écrits (constitution, lois, réglementations, codes, décrets). Tout cela, ces institutions avec leur personnel, leur hiérarchie, leur bureaucratie, leurs codes, sont des choses réelles, matérielles, concrètes. L’État est aussi une machine compliquée qui n’a pas un seul mais plusieurs centres de décision souvent en contradiction entre eux.

D’autre part, l’ensemble de ce dispositif, dans toutes ses parties, suppose un principe de souveraineté. Celle-ci est un phénomène de représentation, c’est une réalité mentale, abstraite, une fiction, un imaginaire. Mais cette fiction est douée d’un pouvoir psychologiquement contraignant qui ne réside pas dans la force exercée par l’appareil concret de l’État, mais dans l’intériorisation par les agents de sa nécessité, de sa force morale et hégémonique. Elle domine l’intériorité des acteurs. C’est une force morale agissante qui détermine leurs actions. Elle permet leur obéissance.

Ainsi en va-t-il, par exemple, de la justice et du droit. L’État concret a un ministère de la justice, un Garde des Sceaux, des tribunaux, des juges, une bureaucratie, des codes (civil, pénal, du travail, etc.). Tout cela est réel et concret, matériel, s’appuie sur la force physique, est acté par des personnes concrètes et par des statuts définis dans les textes (lois, codes, règles, décrets). Mais tout cela ne peut exister sans une définition du juste et de l’injuste, du légitime et de l’illégitime, de ce qui est permis et de ce qui est interdit, de ce qui doit être puni et comment. Le juste, le droit, le permis, le légitime – et leurs contraires – à quoi renvoient toutes ces définitions écrites et tout l’appareil qui en effectue l’application, renvoient à leur tour à autre chose qu’eux-mêmes, à une idée du Juste ultime et du Droit ultime qui sont des représentations de « réalités » transcendantes (c’est-à-dire abstraites, éternelles, universelles, extérieures aux consciences individuelles et douées d’un pouvoir de contrainte dans les consciences). Le juste et l’injuste sont définis par ceux qui, au parlement, au Conseil d’État, dans les ministères et les cours de justice ont la légitimité pour le faire et cette légitimité est celle dont l’État est le seul dispensateur. Le ministère de la justice est donc le représentant sur terre de la Justice. C’est une entité concrète qui réalise une abstraction pure. L’État est ainsi le représentant sur terre de la transcendance. Il est souverain.

Double fiction, double aliénation

Si le ministère de la justice est le représentant sur terre de la Justice (abstraite, transcendante, divine) telle que définie par l’État et ses instances, de quoi l’État est-il le représentant ? Il renvoie à quoi exactement ? D’où vient sa souveraineté ? On ne sait pas au juste. Je trouve personnellement cette situation assez comique. Prenez les candidats à la présidentielle. Quel dieu invoquent-ils ? Les uns la République, les autres le Peuple, d’autres la Nation, la Patrie, la France, d’autres encore la Démocratie, la Communauté Nationale, les Citoyens. Ce sont des notions abstraites, non exactement définissables, ou alors des entités collectives floues. Leur problème est celui de la souveraineté et de ce qui la fonde. Ils veulent un ordre mais qu’est-ce qui fonde cet ordre et le légitime ? La souveraineté de l’État est-elle fondée sur le Peuple, la Démocratie, la République, la Nation, les Citoyens, tout cela à la fois ou un peu de chaque ? Impossible de le savoir parce que, dans ce jeu de miroirs en abîme, on n’arrive jamais à faire correspondre une réalité concrète (les agents concrets de la société, leurs activités, leur existence de personnes vivantes, leurs intérêts, leurs besoins particuliers) avec la fiction hégémonique de l’abstraction étatique. Nos politiciens s’épuisent dans cet exercice de pure quadrature du cercle. Que la réalité concrète de la société et que la souveraineté transcendante de l’État puissent coïncider exactement est le vœu le plus cher de tous les gouvernants. Mais c’est une duperie.

Cette supercherie s’accompagne d’une autre qui lui est organiquement et logiquement liée. Celle de la personne et du citoyen. Les agents de la société sont d’abord des personnes concrètes, singulières, irréductibles les unes aux autres, douées d’autonomie, souveraines en elles-mêmes. Pour qu’une souveraineté extérieure, transcendante, puisse s’appliquer aux personnes autonomes (qui ne relèvent pas d’un droit extérieur à elles-mêmes mais qui sont souveraines en elles-mêmes et pour elles-mêmes) il faut que ces personnes soient définies comme des entités abstraites, substituables les unes aux autres, non autonomes, soumises aux valeurs transcendantes qui légitiment l’État. Il faut faire abstraction des personnes et les remplacer par des citoyens. Il faut que la personne perde sa souveraineté et soit réduite au statut d’agent soumis à une souveraineté extérieure à elle-même. La souveraineté de l’État ne peut s’exercer complètement et absolument que sur la fiction du citoyen. La transformation de la personne en citoyen est la condition nécessaire pour que puisse s’appliquer la souveraineté transcendante (abstraite, fictive, représentationnelle) de l’État. La réduction de la personne autonome en un sujet abstrait hétéronome est la condition d’aliénation dans laquelle nous vivons. Ainsi, par exemple, la personne concrète peut vouloir se faire justice, mais le citoyen ne peut pas le faire, n’est pas autorisé à le vouloir. Le juge, le tribunal, le policier font justice à sa place, en son nom de citoyen abstrait.

Il y a donc une double fiction : la souveraineté transcendante de l’État et la réduction de la personne au statut de citoyen, et parallèlement une double réalité : l’appareil concret de l’État et la réalité existentielle de la personne vivante et des collectifs de personnes. Les agents sociaux sont ainsi doublement aliénés (« aliéné = fait autre que soi ») dans leur identité et dans leur action. Mais tout cela se passe dans une sorte de brouillard conceptuel. Parce que l’État est aussi une chose concrète, que chacun est aussi citoyen, on en arrive à croire que l’abstraction de l’État et du citoyen sont aussi des choses concrètes, bien réelles, incontestables, fondées en vérité, justes, indispensables. Parce que la justice d’État peut aussi être conforme à un sens concret de la justice (quand elle punit un crime odieux par exemple), on arrive à croire que l’État est effectivement détenteur de la justice et qu’il agit en fonction d’une démarche automatiquement souhaitable et rationnelle. On parle de contrat social. Mais ceux qui sont liés par ce soi-disant contrat (qu’ils n’ont pas signé, mais qui a été promulgué et signé par d’autres) ne sont pas des personnes mais des agents abstraits.

La police et l’État

La police, quant à elle, est d’abord un élément tout à fait concret et réel de l’appareil de l’État. Elle est formée de corps armés qui obéissent aux ordres de la justice et de l’exécutif. C’est, notons-le, une institution qui fait usage de la force, de la violence physique. La police n’est en rien différente de l’armée dans son principe. La police est l’armée qui défend l’État (les citoyens, le droit, la collectivité, etc.) contre l’ennemi intérieur, l’armée est la police qui le défend contre l’ennemi extérieur. Qu’un corps armé puisse être l’un ou l’autre, la preuve en est apportée par le statut de la gendarmerie, par exemple, dépendant à un moment du ministère des armées et à un autre du ministère de l’intérieur. Le policier quant à lui est tout à la fois un agent de l’appareil concret de l’État et un représentant de l’ordre transcendant (de la justice, dans un cas, de la Nation dans un autre). Il n’est pas différent en cela du magistrat ou du juge. Il représente l’État dans sa personne, mais il représente aussi et de façon prédominante l’appareil concret de l’État dans son action physique – la force armée – sur les citoyens.

En résumé, je ne vois aucune difficulté à lier la police à l’État en tant que celui-ci est un appareil concret et que celle-là en est un simple organe, un rouage de la machine. Mais derrière la police, l’État, le Citoyen, il y a une fiction qui justifie, autorise, permet et valide leur existence d’agents abstraits. Cette fiction à laquelle on croit, à laquelle on attribue une réalité et une force contraignante est un piège, une arnaque idéologique. L’État a besoin de citoyens obéissants, d’agents soumis par définition. Le paradoxe est que, lorsque le citoyen se substitue à la personne, il est dans une position de soumis et accepte sa condition de soumis. Ce n’est pas du tout de la violence symbolique, c’est de l’inertie symbolique. Ce qui est violent, c’est le refus de l’ordre.

Et l’anarchiste ?

Ainsi, pour moi, l’anarchiste, le libertaire, est quelqu’un qui refuse la transcendance, qui conteste l’ordre, qui revendique son autonomie, qui ne se pense pas comme citoyen soumis à l’État, mais comme une personne singulière, un agent lié à d’autres par la solidarité, par l’interaction, par l’entraide, par les liens de personne à personne, qui se pense comme un agent mutualiste qui dépend du bien commun et qui agit pour le bien commun, et non pour des fictions transcendantistes qui le néantisent, qui lui dénient la faculté de se déterminer, de choisir son destin. L’anarchisme vise à remplacer l’État par la communauté vivante des personnes.

Charles Macdonald est anthropologue, directeur de recherche honoraire au CNRS. Il est notamment l’auteur de L’ordre contre l’Harmonie. Anthropologie de l’anarchie (Paris, Editions Petra, 2018, https://www.editionspetra.fr/livres/lordre-contre-lharmonie-anthropologie-de-lanarchie). Il a participé au livre collectif Anarchic Solidarity. Autonomy, Equality, and Fellowship in Southern Asia, Thomas Gibson and Kenneth Sillander (eds.), New Haven, Yale University Southeast Asia Studies, 2011 (voir http://cseas.yale.edu/anarchic-solidarity).

Arts, cultures, spiritualités : enjeux libertaires

Séminaire du 29 juin 2018

Autour d’un texte de Jérôme Alexandre (théologien catholique de sensibilité libertaire, co-auteur avec Bernard Marcadé de L’urgence de l’art, Parole et Silence, 2015, et avec Alain Cugno de Art, foi, politique : un même acte, Hermann, 2017)

Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel

Rapporteur « critique » : Philippe Corcuff

Texte de Jérôme Alexandre

La corrélation entre art, spiritualité et politique va de soi quand on saisit l’art et la spiritualité comme actes relevant du plus vif de la relation à l’altérité. La politique étant ce qui régit la possibilité d’une juste réciprocité de la relation du soi-même aux autres, l’expression artistique et l’expression spirituelle en sont un stimulant essentiel. Seule la conception libertaire de la culture et de la politique, en ce qu’elle porte l’inconnu de l’altérité au cœur de ce qui la mobilise, serait à même de le montrer.

Trop souvent la réflexion politique, parée du concept vertueux de « science », méconnaît le présupposé qui la motive. Ce présupposé n’est pas interrogé car il est considéré comme étant la définition même du politique, à savoir ce qui concerne la vie collective, ce qui l’organise, par opposition au domaine strictement privé. Si la fonction première de la « science politique » est précisément de veiller à la bonne articulation du privé et du public, ou encore de l’individuel et du commun, c’est sur un a priori de différentiation stricte du commun et de l’individuel que tout repose. L’individu peut certes vouloir être respecté, protégé, et même servi par le commun, mais dans tous les cas, l’individualité de l’individu n’intéresse pas la science politique.

En raison du même présupposé non vu, la politique est aussi ce qui tente de penser le commun en termes d’objectivité, celle-ci marquant la garantie de la stabilité, de la paix sociale. Ce qui est objectif, c’est la reconnaissance partagée du même objet comme valant au-delà de l’accord des subjectivités. L’objectivité s’impose par elle-même, comme si ceux qui en décident abandonnaient leur droit d’en décider autrement ou à nouveau. L’objectivité est en somme un gouvernement de droit divin. Elle fait autorité au-delà de ceux qui en décident. Elle révèle comme tombée du ciel de la vérité l’intangibilité de tel ou tel ordre social plus qu’elle ne le garantit. Quand un individu ne comprend pas spontanément l’ordre collectif, on le lui apprend, et c’est tout le travail de l’éducation publique. Quand un individu ne se souvient pas ou ne veut plus se souvenir de l’ordre qu’il est pourtant sensé avoir appris à reconnaître, l’objectivité se charge de le lui rappeler, au besoin en le punissant, en le tenant pour défaillant, en lui imposant de se soigner. En France, une centaine de millier de personnes sont internées en hôpital psychiatrique sans leur consentement. Beaucoup souhaitent sortir. Les juges des libertés n’accordent que peu de libérations (comme l’a documenté le récent film de Raymond Depardon, 12 jours)

Ce fonctionnement insidieux de l’autorité publique qui finalement dépossède l’individu de sa souveraineté au nom du bien objectif (pour lequel toujours le bien de chacun est aligné sur l’idée du bien de tous), laisse le domaine privé hors de portée du politique, mais en le cantonnant dans un espace évidemment très limité. Il est le fait de toutes les théories politiques au caractère idéologique marqué. Le terme « idéologie » exprime précisément le primat de l’objectivité appréhendée comme telle, portée par la logique de l’idée, sur les subjectivités. Idéologique veut dire nécessairement domination de l’idée sur la réalité, qu’il s’agisse en politique du libéralisme ou des formes nombreuses de socialisme étatique.

Bien qu’il puisse être lui aussi idéologique, c’est-à-dire ne pas échapper à l’impensé de sa propre autorité, l’anarchisme semble être l’une des rares propositions politiques à prendre en charge comme question ouverte et non comme réponse idéologisée la distinction du commun et de l’individuel. Dès l’origine, dans une pensée comme celle de P-J. Proudhon, le souci du bien commun et du bien individuel ne se traduit pas en termes de distinction et de règles de cohabitation d’un espace public et d’un espace privé, chacun se définissant par sa démarcation ontologique avec l’autre. La question politique de Proudhon n’est pas comment le commun préserve l’individuel et réciproquement, mais comment le bien de l’un est dans un rapport naturel au bien de l’autre. C’est par exemple tout le sens de la différence entre la propriété et la possession ou l’usage. La première tient pour unique et absolu le droit pour l’individu de disposer de la chose, il produit ce faisant une « abstraction, une métaphore, une fiction1 », tandis que la seconde diversifie et relativise ce droit en montrant qu’il suppose d’emblée une relation de l’acte individuel de disposer au reste de la société. Quand Proudhon dit de la propriété qu’elle est une fiction, il pointe l’arbitraire idéologique, l’autorité d’une abstraction, qui prévaut dans ce supposé droit. Il fonde en revanche sa réflexion sur le sens de la possession en partant de l’observation de la réalité. La nature subsiste dans l’usage et s’y laisse voir ; elle est visiblement contredite quand s’applique un droit fictif. La référence à la nature, en dépit de son caractère daté, est plus intéressante qu’il n’y paraît (on a tort de l’opposer à la culture). Elle dit cette fois l’autorité de la réalité, sa primauté sur l’idée.

En centrant la réflexion sur le présupposé impensé du politique qu’est sa délimitation à l’espace collectif, dans l’indifférence portée aux affaires de l’intimité individuelle, et en interrogeant par cette approche la conception libertaire, nous allons voir assez facilement apparaître deux terrains particuliers, où elle peut éprouver sa pertinence : 1) le terrain artistique, celui de la création d’objets à la fois inutiles et pourtant omniprésents dans la vie sociale ; 2) le terrain spirituel ou religieux, exercice proprement individuel, dont l’expression cependant est largement collective. Ces deux sujets seront vus successivement, pour la clarté de l’exposé. En réalité, ils se rejoignent, ce dont rendra compte l’examen d’un troisième sujet dont on pourrait penser qu’il n’est que collectif : la culture, les cultures. Si quelque chose se joue entre le singulier qu’est telle culture et le pluriel, la diversité et la coexistence des cultures, alors c’est que le concept de culture, éclaire lui aussi la problématique unique de notre réflexion présente.

On fera droit ici au programme paradoxal du § 89 des Recherches philosophiques de Ludwig Wittgenstein : « Ce que nous voulons comprendre est quelque chose de déjà pleinement manifeste2. » La question se pose à lui de savoir comment quelque chose de pleinement manifeste peut demeurer ou devenir un motif de compréhension. Pour illustrer cette contradiction, il reprend l’interrogation célèbre de saint Augustin qui écrit à propos du temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si je veux l’expliquer à qui me le demande, je ne le sais pas3. »

Mon hypothèse est que les arts, les spiritualités, les cultures sont de l’ordre du « pleinement manifeste ». Ils relèvent du spontané et du plus intime des sociétés humaines, et n’ont pas à s’en expliquer. Leur force tient à ce que nous ne savons ni ce qu’ils sont ni où ils vont. Ils sont pour cette raison des lieux privilégiés où devrait s’interroger la politique pour y trouver les ressorts de ses jugements et de ses propositions. A partir de cette hypothèse je déduis, d’une manière simplement logique, que seule la voie libertaire peut réellement satisfaire le bien politique, sans lequel d’ailleurs les arts, les spiritualités, les cultures ne peuvent manifester que l’angoisse de leur asphyxie.

Arts

Les pratiques artistiques, cela va de soi, relèvent à la fois de l’individuel et du commun. De l’individuel, puisqu’elles sont l’expression de chaque individu qui entre dans la démarche artistique, dont le principe est précisément de ne pas taire le vécu individuel. Du commun, puisqu’elles sont expression, sortie hors de soi. Exprimer quelque chose, c’est toujours risquer l’acte d’adresser, de porter ce que l’ont fait sur la place publique, de pro-poser. Il s’agit d’un risque, car les autres qui reçoivent l’adresse artistique, en deviennent nécessairement eux aussi les acteurs, les responsables. Il est impossible d’être indifférent devant l’œuvre d’art qui se montre, ne serait-ce que parce qu’elle pose la question du pouvoir d’un individu particulier d’entrer par son expression dans le champ du commun. Il ne suffit évidemment pas de décréter que chacun a droit de s’exprimer pour que la question soit d’emblée évacuée. C’est ce que fait pourtant une pseudo-conception démocratique, tout-à-fait hypocrite, tant est patente la contradiction entre la générosité affichée de l’ouverture à tous et la négation effective du pouvoir agissant de l’acte artistique, dont on comprend vite qu’elle est la condition nécessaire pour clamer à peu de frais l’ouverture à tous. « Vous pouvez tous vous exprimer, à condition qu’il soit bien convenu entre nous que votre expression n’a aucune importance, qu’elle n’entraînera aucun risque de sortie de la communauté hors de son identité, qu’elle sera une mais dans une pluralité neutre, qu’elle ne changera rien aux règles de la vie commune ». Il faudrait ici entreprendre une critique du traitement des pratiques artistiques au nom du « bien commun » que serait l’art dans nos sociétés démocratiques. On verrait clairement que la véritable ambition des pouvoirs publics n’est pas de servir les arts et les artistes, pas davantage de servir le bien de tous par l’usage des arts, mais de neutraliser le plus possible la subversion inhérente aux arts, de vider leur pouvoir naturellement subversif, en leur conférant une valeur symbolique parfaitement abstraite, entièrement détachée de la réalité vécue.

L’expression artistique est individuelle, elle manifeste l’individualité, mais elle procède du commun pour revenir au commun. Ce qu’elle exprime n’est peut-être d’ailleurs rien d’autre que le trouble qu’est cette interdépendance. Lors d’une émission récente, une journaliste demande à l’acteur Vincent Cassel sa définition de l’art. Celui-ci répond : « c’est d’arriver à rendre compte de l’émotion d’un instant4 ». Tout me semble intéressant dans cette définition banale et d’abord qu’elle semble être le reflet authentique de l’expérience de l’acteur. L’émotion, en principe n’est pas un état qui dure. Elle se tient plutôt dans l’ordre de l’événement, du choc, de l’irruption soudaine et forte d’un quelque chose jusque-là ignoré et qui déstabilise l’état psychique, le provoque. L’émotion peut être une douleur ou une jouissance, parfois elle est les deux ensemble, ou tour à tour l’une puis l’autre. L’instant de l’émotion peut se voir comme l’envahissement dans les zones les plus profondes de la conscience – ce que l’on désigne par ‘sensibilité’ – d’un état du monde qui se fait soudainement très attirant ou très menaçant. Cette perception sensible est aussitôt ressaisie par l’esprit dans une mise à distance salutaire. On parle alors de représentation, de vision. Passer de la réception esthétique passive à la traduction en vision artistique puis en proposition extériorisée, tangible, tel est ce que Vincent Cassel désigne par l’expression ‘arriver à rendre compte’. Les mots ‘rendre compte’ m’intéressent parce qu’ils disent de l’acte artistique sa capacité à parler le langage commun. La réponse à l’émotion, sa mémoire assumée, par la distance du jeu artistique, n’est rien d’autre que la traduction de la subjectivité en termes de vérité. Si, comme l’écrit Gadamer, « celui qui joue éprouve le jeu comme une réalité qui le dépasse (…) si c’est seulement dans le spectateur que (l’œuvre d’art) parvient à la plénitude de son sens5 », alors ce dont il s’agit dans l’acte artistique est bien un contenu de vérité, un ‘rendre compte’ entraînant l’autre non pas dans le monde de la subjectivité fermée de l’artiste, dans la gratuité plus ou moins signifiante et insignifiante de son jeu, mais dans celui de l’appel du monde commun au réveil commun, à l’attention partagée quant à l’inévidence du monde6. Une proposition artistique est toujours un ‘rendre compte’ de la vérité du monde, en tant qu’elle questionne la communauté des hommes, en tant qu’elle fait brèche dans l’ordre indifférent du monde.

C’est ici que s’éclaire la dimension intrinsèquement politique de l’art, et, pour le dire d’une seule idée, sa puissance libératrice. Dans la saisie rejouée du monde comme inévidence, l’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme, comme être dont la conscience qu’il a de lui-même se tient entièrement dans l’intrication totale du moi et du nous : le fondement sans fond du moi est de l’autre. Cette intrication est uniquement dynamique, c’est-à-dire, épreuve de souffrance et de jouissance. Elle peut se taire et s’oublier elle-même dans la projection d’une image de soi et de la société articulés dans la stabilité des droits et des devoirs. C’est alors au prix de sa vérité, de la vraie configuration du désir de chaque moi, qui est au contraire de ne jamais se stabiliser sinon quand il disparaît.

L’art exprime la tension du désir, qui reflète celle existant nécessairement entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société. Il faudrait plutôt dire que seul l’art exprime véritablement cette tension et que cette expression est indispensable à ce que la société peut permettre de meilleur pour chaque individualité. Seul l’art exprime cette tension parce qu’il rejoue ouvertement le monde comme question. Répondre à la question du monde par des savoirs objectivants (la science), par des programmes gestionnaires ou des rêves idéologiques (l’offre politique habituelle), revient à méconnaître cette question, sans doute par intuition, aussitôt refoulée, du danger qu’elle représente. Ce danger c’est l’émotion, la prise au sérieux de la souffrance et de la jouissance comme exprimant la vérité d’un monde qui ne se donne pas comme quelque chose, mais comme nous-mêmes tout ensemble individus irréductibles dans leur individualité, et communauté toujours parfaitement incertaine de ce qui la constitue. La communauté ne signifie pas l’addition d’individus mais le tissu complexe des relations interindividuelles, dont la source, le foyer et l’horizon sont le commun, pas un commun neutre, par conséquent. Ce que la politique peut permettre de meilleur est d’assumer sans détour cette tension. Elle le peut à partir du moment où non seulement elle reconnaît la valeur de vérité de l’art (et où elle permet en conséquence une réception esthétique du monde), mais surtout dès lors qu’elle reçoit positivement le risque de bouleversement qu’apporte son expression.

Mais qu’est-ce qu’une réception esthétique du monde et en quoi appelle-t-elle un positionnement politique ? Je voudrais suggérer une idée principale en réponse à cette question. Aux difficultés de l’existence humaine, qu’elles soient d’ordre matériel, psychologique, ou politique, les hommes répondent habituellement par des éléments d’analyse et des préconisations purement conceptuels. L’action sur les réalités n’est elle-même comprise que comme l’application seconde de ce qui est d’abord conceptualisé. Cette démarche, qui se prévaut d’une supposée capacité de maîtrise de l’esprit sur le réel, fait l’impasse sur la manière dont la vie habite le monde, sur la manière aussi dont l’esprit participe de la vie. L’esprit, fier de sa distance critique vis-à-vis du monde, ne perçoit plus dans son ambition de maîtrise, sa dépendance foncière, sa soumission formelle à la vie, une vie dont il ne peut rien savoir puisque sa manière de savoir n’est qu’un décalque de la manière d’être du monde. Dans sa maîtrise supposée des problèmes de l’homme, l’esprit produit des réponses morales, psychologiques, économiques, politiques. Tandis que seule l’écoute de la manière d’être du monde, c’est-à-dire seule la réception esthétique, peut inviter à correspondre à cette manière d’être, à traiter des problèmes non comme des entités objectives, frontalement analysables, mais comme des manières de vivre auxquelles nous appartenons que nous le voulions ou non, et en lesquelles seulement nous pouvons exercer nos libertés.

En résumé, à la question du monde, au monde comme question, ne peut être offert comme réponse une sortie de la question, mais doit être proposée une manière de vivre la question. Wittgenstein, dans un passage des Remarques mêlées le dit dans les mêmes termes : « La solution du problème que tu vois dans la vie, c’est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème7. » Cette pensée, loin d’être une parade désinvolte par l’oubli volontaire du problème, situe exactement l’enjeu du changement d’attitude que représente la position esthétique : il s’agit d’abord et seulement d’assumer de l’intérieur la question, de la penser dans l’expérience en la vivant et non soi-disant à partir d’elle, en s’en abstrayant. Comprendre le monde ne saurait être l’affaire de l’intellect, qui ne peut agir que dans la maladresse du différé, mais de la sensibilité qui d’emblée est agissante, adaptée dans sa manière d’agir au dépassement de la fausse distinction de la théorie politique et de l’action politique. A cette dialectique et ses impasses, une visée esthétique oppose le vécu politique comme tel, c’est-à-dire la vie relationnelle.

Cette vie relationnelle, quand elle est vécue dans une manière esthétique de vivre, donne toute sa place à la créativité sensible. J’appelle ‘créativité sensible’ ce qui donne la parole chez chaque individu au regard singulier sur le monde, sur ses énigmes, sur ses potentialités infinies, pour sans cesse susciter et autoriser l’imagination et la création. La créativité sensible met en scène ouvertement les différences individuelles, comme autant de rappels vifs de la fragilité, de la violence possible, et de la jouissance jamais épuisée qu’offre le monde. La différence qu’est l’autre (le monde, l’autre homme) est toujours une violence. Cette violence peut être destructrice. A moins qu’elle ne soit reçue comme l’est la violence de l’œuvre d’art : une provocation à transgresser soi-même l’interdit de la différence, en la produisant soi-même, autrement dit en créant. Il ne s’agit plus alors de surmonter la violence par un effort moral, par un redoublement de contrainte en somme, mais d’en convertir l’énergie en la rejouant.

Le mode esthétique de la vie relationnelle vise naturellement à remplacer l’autorité impersonnelle des normes, des valeurs, des lois, par l’attention féconde de chacun à la portée commune des incertitudes, des fragilités, des différences. L’impersonnalité des vérités produites par les théories politiques, leur abstraction, leur nécessité formelle, n’ont plus gain de cause dans une société ou les individus sont devenus simplement attentifs à la sollicitation concrète permanente de l’altérité. Ce point ouvre un autre espace de réflexion, celui de cette réalité sociale où se composent en tissu serré le singulier et le commun, et tout autant l’esthétique et l’éthique : l’espace des spiritualités et vécus religieux.

Spiritualités

Où commence et où s’arrête le domaine des spiritualités ? Chacun, même non religieux, n’est-il pas habité par un ensemble de croyances, de réflexes mentaux, par un imaginaire formé depuis l’enfance, qui lui donnent d’occuper en esprit un espace et une mémoire bien plus étendus que ce qui forme l’environnement immédiat de sa conscience utile ? Admettons cependant qu’on entende par spiritualité le religieux, c’est-à-dire la référence et le sentiment d’appartenance à un monde dont l’un des traits essentiels est qu’il obéit à un sens, qu’il se présente comme une élucidation plus ou moins rationnelle et plus ou moins mythique des questions difficiles que se pose l’esprit, en termes le plus souvent d’origine et de fin.

Les spiritualités et croyances, sont-elles un comblement de l’incertitude par de la certitude ? Une réponse à l’angoisse du vide par une plénitude de sens désirée, imaginée puis possédée ? Ne sont-elles pas plutôt, elles aussi, une manière de vivre en assumant ce que Michel de Certeau appelait avec malice « la faiblesse de croire » ? « Peut-être, écrivait-il en clôture du livre qui porte ce titre, une théorie ou une pratique devient-elle chrétienne lorsque, dans la force d’une lucidité et d’une compétence, entre comme une danseuse le risque de s’exposer à l’extériorité, ou la docilité à l’étrangeté qui survient, ou la grâce de faire place, c’est-à-dire de croire, à l’autre8. » De la spiritualité, quelle qu’elle soit, on pensera qu’elle est soit une réponse raisonnable aux « questions difficiles », soit le repli dans le secret de l’intériorité, une démarche et une expérience entièrement subjectives, permises par une liberté qui ne devrait gêner personne puisqu’elle ne concerne que le soi intime. Certeau parle à l’inverse de « s’exposer à l’extériorité ». Ce mouvement n’est pas celui de l’intériorité s’extériorisant, mais la survenue d’une « danseuse », accueillie au risque de perturber complètement la sécurité d’un quant à soi que tout épargnerait tant qu’il demeure caché ou protégé dans ses réponses. On peut certes continuer à voir sans se tromper les spiritualités comme des aventures intérieures silencieuses, fermées sur elles-mêmes. Ce serait une erreur de les limiter à cela car en réalité, dans toutes les aventures spirituelles, ce qui est silencieusement agissant, ce qui est solitaire, et s’effectue à l’évidence dans le retrait, n’existe en fait que comme adresse, expression, projection de soi sur le reste du monde, dans une prise en charge indispensable de celui-ci. Décidément, ce qui est en cause dans l’aventure spirituelle n’est pas le soi-même qu’il s’agirait de satisfaire ou de construire, mais l’autre, c’est-à-dire ce qui n’est justement pas le moi auto-suffisant. Un simple indicateur parle dans ce sens. Toute spiritualité, outre qu’elle se situe dans des traditions, et se reçoit par conséquent d’autres que soi, n’existe que pour se transmettre à son tour. Ne serait-ce que la vérification qu’elle fait de son pouvoir d’agir, elle la produit en se nommant, en témoignant, en s’exprimant d’une façon ou d’une autre. L’expression spirituelle fait nécessairement écho à l’extériorité qui la génère. Elle « rend compte », elle aussi comme l’art, de sa nature relationnelle. S’il s’agit de Dieu dans la relation, n’est-il pas l’instance légitimant ce qui arrive à un individu précis comme ce qui peut arriver à tous ? La spiritualité est alors l’expression de cette relation non pas à l’indicible divin comme tel, mais à tous, comme pouvant expérimenter le même rapport à l’indicible. La chose est si vraie que le plus souvent elle a pour terrain d’expression le groupe. Son milieu naturel est celui du partage, de la célébration collective, avec ses rites et ses symboles, ses liturgies. Parce que toute spiritualité, toute religion, implique de l’autre, elle n’appartient jamais en propre à quelqu’un et doit toujours être dite à plusieurs voix.

En quoi tout ceci intéresse-t-il la politique ? Pour être respectées et même protégées les aventures intérieures de chacun n’appellent-elles pas surtout une nette délimitation du public et du privé ? Mais poser ainsi la question, n’est-ce pas décidément refuser d’interroger le présupposé lié à la définition des deux entités « public » et « privé » comme s’opposant, l’une se définissant comme étant ce que n’est pas l’autre et réciproquement ? Même dans la conception la plus ouverte de la laïcité, quand on prend acte positivement d’une zone de recoupement des deux ensembles, le présupposé reste pour l’essentiel inchangé. Il n’est pas indifférent que la question, quand elle se pose, vienne de l’aventure spirituelle qui, dans la plupart des traditions, ne peut se concevoir et se vivre dans l’isolement du privé, étant incapable de comprendre le sens de sa mise à l’écart de l’espace commun.

Un sujet, de première importance pour la réflexion philosophique autant que pour les spiritualités et religions, peut aider à saisir pourquoi les spiritualités sont portées logiquement à se prolonger jusqu’au domaine politique. Ce sujet est le mal. La réflexion politique prend rarement de front cette question, qui est certes trop profonde et trop large, trop métaphysique aussi, pour qu’elle se sente apte à s’en saisir. Il existe une évidente différence entre l’analyse politique du mal et l’approche spirituelle. La première établit des causes en observant les fonctionnements juridiques, économiques et sociaux déficients ; la seconde ne recherche pas des causes, elle sait que c’est inutile, mais tente d’agir sur les effets, sur le mal subi dans la réalité douloureuse de chaque individu. Rarement ou jamais, les doctrines spirituelles ne prétendent donner d’explications sur l’origine première du mal. En revanche elles s’offrent toutes comme des voies pratiques de délivrance, s’estimant capables de prendre en charge le malheur à son niveau le plus obscur. Conceptualisé sous ce seul mot, le mal, saisi comme la négativité absolue, dépasse donc l’approche technicienne du politique. Il excède l’ordre de l’organisation de la vie commune. Le projet politique même le plus totalisant sait que son pouvoir s’arrête au seuil du mystère des différences individuelles, là où, à conditions matérielles et légales identiques, un individu proteste contre son sort, tandis que son voisin en jouit, un autre subit la folie ou la maladie, tandis que son frère connaît l’épanouissement personnel et la réussite sociale. La force aveugle du mal, l’incompréhensible élection de certains au bonheur, et d’autres au malheur, l’aléatoire des destins, tout ce sur quoi la politique est dépourvue de pouvoir, la spiritualité y trouve au contraire sa raison d’être.

Sur ce point cependant, on ne saurait envisager la spiritualité ou les spiritualités comme équivalentes. Un critère permet en particulier de discerner leur pertinence, et c’est précisément celui de leur positionnement par rapport au champ politique devant le problème de la résorption du mal. Il n’y a pas de spiritualité ou de religion politiquement innocente. Certaines se disent étrangères à la question politique et prétendent agir au seul plan personnel. Ce faisant, elles autorisent des formes politiques pouvant contredire leurs propres principes ou modes d’agir. Elles sauvent peut-être l’individu, mais elles le sauvent contre le monde. Elles obéissent quoi qu’il en soit à la segmentation des savoirs et de leurs applications pratiques, et rejoignent pas là le consumérisme généralisé de notre temps (la spiritualité est hélas aussi un marché florissant). D’autres en revanche n’ignorent pas que le mieux-être apporté aux individus non seulement produit des conséquences dans la marche de la société, mais elles sont de fait agissantes politiquement par leur portée intrinsèquement ouverte, et plus que cela, adhérente à l’autre et au monde. Celles-là savent que le mal d’un seul est en réalité aussi le mal de tous, que si le grand enjeu est personnel, il est tout autant commun.

Parce que la question du mal interroge foncièrement le lien du personnel et du commun (comment les autres peuvent-ils répondre à mon mal ?), de l’unique et du pluriel (pourquoi suis-je si différent ?), pour cette raison, le travail spirituel met à l’épreuve ensemble le regard sur soi, et le regard sur la société. Pour cette raison encore, les spiritualités authentiques (appelons ainsi celles de la relation assumée à autrui) s’avèrent être un véritable aiguillon critique du politique. Elles questionnent l’ordre établi comme capable ou incapable d’autoriser l’extériorisation de l’aventure intérieure de chacun, l’aventure librement choisie, l’aventure spirituellement créative de la délivrance. Elles agissent comme provocation permanente face au repli du politique sur lui-même. Elles remettent en question la politique comme système d’acceptation du contrôle des idées sur les hommes, comme légitimation infondée du pouvoir. Saisie dans la démarche spirituelle, la politique ne peut plus se penser seulement en termes d’idées et de système, mais doit être appréhendée dans la nécessité d’une attention véritable à l’existence de ce qui la dépasse : la souffrance non seulement des exclus de la bonne santé sociale, mais aussi des victimes de l’inexplicable mal.

De ce point de vue, par exemple, la démocratie ne peut être comprise comme étant simplement la possibilité abstraite pour chaque citoyen d’agir à égalité de droit avec tous les autres. La démocratie théorique est le pouvoir de la majorité sur la minorité, mais la démocratie vécue n’est pas l’obéissance aveugle à ce principe quantitatif comptable. Elle devrait être, avant toute considération de pouvoir, la reconnaissance du droit de toutes les minorités, et plus que cela, des individus pas même comptabilisables, puisqu’ils ne se tiennent que dans l’ordre du qualitativement différent et non dans celui du numériquement équivalent. Une telle démocratie pourrait être dite spirituelle, répondant au fait qu’une authentique spiritualité porte en elle nécessairement le souci démocratique. Elle tiendrait sa pratique de l’attention aux perdants de l’histoire, au-dessus même de sa propre loi. Sous l’aspect de son extériorisation politique, la spiritualité doit être considérée comme une mémoire dangereuse de la liberté. Mémoire dangereuse, parce que la liberté a toujours été un risque partagé, celui de surmonter la violence qu’est toute liberté pour celle d’autrui, la violence qu’est toute altérité.

En somme, les spiritualités, en leur principe même, sont révolutionnaires. Elles engagent ceux qui les vivent à accueillir en permanence la déstabilisation, la désinstallation, dans l’accueil positif de la différence. Si le principe spirituel, comme le principe esthétique, est un fond sans fond de recherche de soi, alors il est par définition ouvert, ce qui veut dire promis à l’extériorité, ouvert sur l’A(a)utre. En ce sens qui intéresse le fondement « blessé » de l’humain et sa quête éperdue du sens de son existence (pour lui donner non une explication mais du goût et de la capacité réelle au mieux être), le spirituel est l’aiguillon du politique, son cœur et sa raison.

Cultures

Pourquoi maintenant parler de culture ? Et d’abord à quoi reconnaît-on une culture ? A un certain nombre de traits saillants permettant de situer, même de façon diffuse, la configuration d’une société, spatialement et historiquement. Une culture c’est généralement une langue commune, une histoire, des règles de vie, des rites, pas toujours un territoire, des productions, et cette forme de proximité entre des personnes, qui, au-delà de la communauté linguistique dessine une communauté de comportements, de manières de penser et de vivre, un ethos. L’anthropologie sociale et culturelle sait que la matière de sa recherche, parce qu’elle est le fait de groupes humains vivants, ne se laisse pas contenir par des catégorisations étanches et objectives. Une culture peut cultiver en son sein des modes culturels variés, des sous-ensembles multiples et changeants. Il est notable que parmi les traits saillants les plus marquants des cultures, on relève ordinairement la langue, l’art, la religion, le système économique, l’organisation politique. Dans l’étude des cultures primitives, de E.B. Tylor (Primitive culture, 1871) jusqu’à Claude Lévi-Strauss, l’art et la religion sont nettement des marqueurs des cultures en tant qu’elles se distinguent les unes des autres et signalent le noyau dur de la cohésion sociale.

Or, les arts et les croyances, les spiritualités, nous l’avons vu, sont autant l’expression des choix et des pratiques intérieures des individus. Ils sont en même temps ce qui permet de caractériser le niveau du commun visible extérieurement, qu’est la culture, que sont les cultures, par définition différenciées, multiples, et le niveau de l’individualité, à savoir celui où un seul assume de manière unique ce qu’il reçoit des autres. Ceci confirme, s’il en était besoin, le fait que les arts et les spiritualités, tout en procédant de l’aventure intime n’ont de cesse de s’exposer sur la scène collective et d’y chercher le lieu de leur expression. Disons plus. Arts et spiritualités représentent dans la scène collective la traduction vive des forces cachées qui à la fois font des individus autant d’individualités irréductibles et montrent l’individualité comme appelant nécessairement la relation aux autres, l’interaction relationnelle étant constitutive tant des groupes, ce qui va de soi, que des personnes. Mieux, la relation crée l’individualité et ne cesse de l’appeler à s’individualiser pour toujours plus de fécondité de la relation à autrui.

La culture est tout autant du singulier partagé, de la transmission mémorielle, et de la création continue. De sorte que sa structure, sociale du seul fait du groupe humain qu’elle qualifie, est strictement analogue à la structure de l’individu. En somme, si les arts et les spiritualités caractérisent fortement la culture comme tissu de singulier et de collectif, on peut en déduire que seule une véritable adéquation entre l’ordre politique et la culture peut offrir la garantie d’une prise en charge de l’individualité (et non l’affichage fallacieux de la liberté et de l’égalité des individus) par la politique. Mieux, la culture, qui n’est certes ni la juxtaposition des individualités, ni leur plus petit dénominateur commun, parce qu’elle expose le commun en tant qu’il porte l’individualité, induit de fait un ordre politique et pas n’importe lequel. Cet ordre ne peut être que démocratique dans son principe fondamental d’écoute de chaque différence individuelle, et ne peut être que libertaire dans la mesure même où sa préoccupation essentielle doit être de réduire le plus possible la contrainte sur les individus, afin de favoriser a contrario l’épanouissement de chaque autodétermination de soi, de chaque capacité créatrice. Une société libertaire ne peut en conséquence que donner toute leur place aux expressions artistiques et aux expressions spirituelles qui sont sa ressource première. Au risque de ne jamais s’immobiliser dans la bonne conscience et la bien-faisance de ses propres principes, puisqu’elle sait pouvoir attendre de l’art et de la spiritualité les ressorts de sa remise en question permanente.

On notera l’effet logique et politique de l’analogie de structure entre le groupe et l’individu. Dès lors que l’on soutient l’irréductibilité de l’individualité dans la prise en compte de sa constitution relationnelle, il devient évident qu’il faut soutenir celle de chaque culture, dans la prise en compte analogue de son positionnement au sein de multiples cultures, dans la libre possibilité de toutes les confrontations, de toutes les influences et de toutes les évolutions. Rappelons qu’aujourd’hui, comme l’a dit le premier Tocqueville, une société qui n’aurait de compte à rendre qu’à elle-même ne serait pas démocratique.

Rapportée aux autres cultures, chaque culture est comme l’individu rapporté au reste de la société. Mais cette simple affirmation appelle de passer de la comparaison intellectuelle, à la relation réelle. Et celle-ci engage à son tour une autre affirmation : la culture, qui n’est jamais qu’une culture située dans un espace où cohabitent bien d’autres cultures, et dans un temps qui oblige à la saisir comme évolutive, est une individualité, à savoir un croisement vivant d’unique et de commun. Un croisement vivant signifie que ce qu’il y a d’unique ne se laisse jamais contenir et encore moins diminuer par le commun (lois, objectivité, science). En ce sens une culture ne se laisse pas identifier à elle-même. Elle ne se laisse pas davantage mesurer à aucune autre, ce qui supposerait de l’évaluer et de la comprendre de l’extérieur comme identité, ce qui est contraire au fait qu’elle est vivante, et finalement toujours inconnaissable de l’extérieur. La seule manière d’appréhender la culture autre, c’est d’en risquer la rencontre vécue, en surmontant le choc qu’est nécessairement cette rencontre. La paix, qui est la seule raison d’être de la politique, c’est le vécu interculturel qui entend que l’unique possibilité de surmonter la violence est de refuser absolument la domination culturelle, dont la racine est toujours l’autosatisfaction identitaire.

Prenons pour finir une image simple. La culture est à la société ce que l’âme est au corps, ce qui lui donne par conséquent d’être en vie, d’être un corps vivant. Mais l’âme de la culture n’est-ce pas ce dont témoigne l’art ? N’est-ce pas également ce vieux fond jamais vraiment endormi des traditions spirituelles et religieuses transmises au long des siècles ?

En sept 2016, pour la première fois, le Tribunal Pénal International a reconnu comme crime de guerre la destruction de biens culturels. Et l’Italie a proposé récemment que l’Unesco forme des agents de l’ONU pour la préservation des cultures. Velléités naïves peut-être. Cependant, quelque chose semble peu à peu mieux se comprendre de l’extrême importance de la préservation des cultures, la destruction de celles-ci étant vues comme anticipant les pires destructions humaines. Si l’on tue l’âme, le corps, même s’il continue à bouger, ne vaut pas plus qu’un cadavre.

Conclusion 

L’art et la spiritualité ont en commun de témoigner du vacillement du moi qui sait qu’il ne peut atteindre ce qui le fonde. Le moi n’est pas son propre fondement. Cette seule affirmation, qui relève de l’expérience la plus commune, invalide totalement la logique libérale basée sur l’idée fausse de la souveraine indépendance du moi, qu’il ne faut surtout pas confondre avec la valeur supérieure de l’individualité. Si le moi n’est pas son propre fondement, il n’est qu’une façon de surmonter l’effondrement redoublé qu’est cette prise de conscience, c’est d’en partager l’expérience avec d’autres. Les arts, les spiritualités, les croyances religieuses et, par suite, les cultures ne sont rien d’autre que ces expériences partagées, en lesquelles toujours le singulier se constitue comme principe et fin du commun. Principe : le singulier procède de l’altérité. Il est sans nécessité et sans cause et il ne tombe d’aucun ciel théorique. Il est la vie même donnée à elle-même, reliée à l’ensemble du vivant. Fin : le commun, tel que le paysage infiniment varié des arts, des spiritualités, des cultures l’éclaire, ne peut servir qu’une seule fin, celle de l’ouverture à tous les possibles. L’individualisation et la création sont l’acte réalisant cette fin. Ces deux mots ont le même sens, et c’est ce que permet la fonction d’apaisement du politique (la politique définie ci-dessus comme ce qui permet et organise la paix) contre toutes les tentations d’étouffement, de réduction ou de domination des différences.

Tant que l’ordre politique demeure extérieur aux pratiques artistiques et religieuses, sous prétexte de respecter la subjectivité libre de l’art et la neutralité laïque de la « chose commune », il se méconnaît lui-même en refusant de s’assumer comme culture, comme éthos absolument solidaire des expressions individuelles. L’ordre politique qui place sous sa tutelle les arts, les spiritualités et les cultures, au prétexte d’en garantir la liberté, ou d’en sauvegarder l’identité, ne se comprend pas lui-même et ne se donne pas les moyens de construire la paix. Il ne comprend pas ce qui est pourtant « pleinement manifeste », pour reprendre le mot de Wittgenstein évoqué en introduction. Il ne comprend pas qu’il lui faut, avant toute idée, écouter et tirer les enseignements manifestement politiques des pratiques artistiques et spirituelles, des cultures que ces pratiques forment, déforment, et reforment sans cesse au gré des rencontres, au gré du temps, au gré des libertés humaines. Ecouter le réel même, seul principe spirituel, seul principe libertaire.

24 février 2018

Jérôme Alexandre est un théologien catholique de sensibilité libertaire, co-auteur avec Bernard Marcadé de L’urgence de l’art (Parole et Silence, 2015), avec Alain Cugno de Art, foi, politique : un même acte (Hermann, 2017), et avec Philippe Corcuff, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente de Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière (Le Bord de l’eau, 2018).

1 P.-J. Proudhon, Qu’est ce que la propriété ? , Garnier, 1849, p. 61.

2 L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 89, Gallimard, « Tel », 2017, p. 77.

3 Saint Augustin, Confessions, Livre XI, 14.

4 Emission intitulée « Stupéfiant », diffusée sur TV5 monde, le 7 janvier 2018.

5 Hans Georg Gadamer, Vérité et méthode, Seuil, 1996, p. 127.

6 Point développé dans Jérôme Alexandre, Alain Cugno, Art, Foi, Politique : un même acte, Hermann, 2017.

7 L. Wittgenstein, Remarques mêlées, GF Flammarion, 2002, p. 84.

8 M. de Certeau, La faiblesse de croire, Seuil, 1987, pp. 313-314. La « faiblesse » n’est pas entendue ici comme un défaut mais comme un avantage.

rapport compréhensif

Émancipation, désir et spiritualité

Rapport compréhensif sur un texte de Jérôme Alexandre, « Arts, spiritualités, cultures : enjeux libertaires contemporains », pour le séminaire ETAPE du 29 juin 2018

Par Didier Eckel

Avant-propos

Comment peuvent se construire des théories politiques ?

  • A partir du réel ? Ou, probablement, et plus humblement, de bribes de réalités ? S’il s’agit bien de « bribes de réalités » alors ces théories sont partielles sinon partiales).
  • A partir d’une réflexion, à partir d’une logique ? Mais il ne faut pas oublier que si le logos est une logique, il est également une relation (entre les bribes de réalités et le discours construits, notamment). Sans cette relation la logique devient rapidement une idéologie « hors sol » toujours dangereuse.

La construction d’une théorie politique serait donc une mise en relation de l’empirique et de la production logique (et inversement). Mais l’empirique peut-il, de façon pure ou totale, être appréhendé en logique ? Et la logique peut-elle être validée absolument par l’empirique ? Il me semble qu’un troisième élément de construction devrait être ajouté aux deux premiers, généralement admis, que j’ai cités :

  • Les portions de réels évoquées ne peuvent-elles pas être appréhendées par le sensible ? Ces appréciations sensibles des réels, certes subjectives donc partiales, permettraient-elles de mettre à distance les risques idéologiques dans la mesure où elles reconnaîtraient leurs propres fragilités (partialités hésitantes du sensible et non absolue dureté de la seule logique) ?

Enfin, pour terminer ce paragraphe qui est, de fait, une critique à ma façon de la « neutralité axiologique » je propose un quatrième élément à cette conception des théories politiques :

  • Il est souvent convenu d’annoncer d’où l’on parle avant d’exposer un point de vue (de quelle place dans l’espace social, intellectuel…), je crois qu’il serait intéressant de prendre en compte également de quels désirs sont issues nos réflexions. Il me semble en effet que de nombreuses (probablement toutes ?) théories politiques sont travaillées à partir d’envies ou de désirs. L’envie étant, pour moi, liée plutôt à une finalité clairement définie voire totalement figée et le désir étant tentatives d’approches d’une portion d’horizon à affiner ou déplacer continuellement…

Si j’introduis ainsi le « rapport » qu’on m’a demandé d’écrire sur le texte de Jérôme, c’est parce que je pense que ses points de vue sont constamment travaillés par cette notion de désir qui, comme pour moi, semble radicalement lié à une spiritualité.

Si Jérôme me parait travailler les trois derniers éléments de ma proposition introductive, il délaisse peut-être un peu trop le premier (les « bribes de réalités »). Le souci empirique (avec les sciences sociales notamment) est donc un peu délaissé, ce qui masque les complexités des inter-relations dans le monde social. Toutefois, ce peu de références aux les sciences sociales pourrait-il être revendiqué comme capacité à produire des pistes politiques orientées vers un bouleversement utopique (comme une ouverture à d’autres lieux) ?

 

Utopie – désir – croyance – spiritualité

En effet, il m’a semblé que ce texte pouvait être pris comme un appel à une utopie, au sens que donne Miguel Abensour dans son livre d’entretien avec Danielle Cohen-Levinas : Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain (Hermann, 2012)

Une utopie à la fois comme portion d’horizon, c’est-à-dire comme direction possible (dans le « concret du réel ») mais jamais atteignable dans un absolu. Donc horizon à la fois comme démarche pragmatique s’appuyant sur des possibilités humaines réellement existantes et comme croyance en un but inatteignable qu’il faudrait sans cesse poursuivre… et redéfinir… Si Jérôme délaisse un peu trop l’apport de sciences sociales ce n’est pas, à mon avis, un problème pour concevoir le potentiel réellement existant des émancipations possibles mais c’est un probablement un problème pour tenter de construire des stratégies « concrètes » d’action. Mais les problèmes stratégiques sont tellement complexes qu’ils peuvent paraître (qui me paraissent souvent) insolubles.

La poursuite incessante de ce but lointain (l’émancipation de tous) ne met pas en action une volonté qui, elle, peut se contenter d’un parcours fini. La volonté ne se concevant qu’avec un aboutissement, un terme quasi absolu. Le chemin infini de l’utopie, qui permet les mutations voire des ruptures, ne peut qu’être un désir jamais assouvi… qui, d’ailleurs, ne recherche aucun assouvissement (à l’inverse de l’envie). Ce type de désir ne souffre pas de son inassouvissement, il ne connait pas la frustration liée à l’envie non satisfaite. Ce désir est une foi dans les apports et dans la nécessité de l’altérité (sans altérité il n’y a pas de singularité, nous dit Jérôme). Ce désir, sans objet, serait donc une croyance, ou plutôt une foi ai-je dis. Une foi sans limite, d’une puissance bien plus grande que la volonté qui se satisfait d’une fin.

Alberto Giacometti disait qu’il était condamné au travail, qu’il ne pouvait pas ne pas travailler. Non pas à cause d’une décision, « d’une volonté » (c’est le terme qu’il emploi) de faire ou de produire mais par nécessité vitale. Il semblerait que, pour lui, vivre était créer. Peut-être croyait-il à une possibilité de relation aux autres au travers de ses créations. Partageait-il cette foi, ce désir sans objet, lié à l’utopie ?

L’utopie elle-même serait-elle une forme de croyance ? Une croyance qui ne serait pas certitude mais une sorte d’affirmation-interrogation toujours renouvelée.

Michel de Certeau a écrit que la croyance pouvait être vue comme « la grâce de faire place, c’est-à-dire de croire, à l’autre » (cité par Jérôme). Il me semble qu’on pourrait juste dire : « croire, c’est la grâce de faire place » puisqu’on ne peut réellement faire place qu’à de l’altérité. Faire place à l’infini serait encore faire place à l’autre.

J’ai parlé de foi sans évoquer Dieu. Je pense en effet que la spiritualité n’est pas obligatoirement une croyance en Dieu. Elle peut évidemment l’être, mais ce n’est pas une nécessité absolue. La différence entre ces deux façons de croire (avec ou sans Dieu) ne m’apparait pas abyssale, j’ai l’impression que ma foi dans « un autre monde aux altérités possibles » est potentiellement en lien avec la spiritualité telle que je la pressens chez Jérôme.

 

La philosophie politique classique

Le souci de la politique « classique » n’est pas l’individualité mais le commun ou, plus exactement, cette politique a le souci d’un commun en mesure de soumettre l’individualité aux exigences collectives. Par exemple, quand un individu ne « comprend pas spontanément l’ordre collectif, on le lui apprend », nous dit Jérôme. C’est le rôle de l’école publique.

La politique « classique » est portée par le primat de l’objectivité étayée par l’idée, sur les subjectivités. Peut-on faire un parallèle avec « les prémices », chez Hannah Arendt ? Prémices à l’origine d’un enchainement rationnel qui ne se souci que de sa logique, prémices déterminant une idéologie, une construction abstraite qui ne considère pas les multiples « vivre » des subjectivités.

Pierre-Joseph Proudhon, lui, a le souci de comprendre « comment le bien de l’un est dans un rapport naturel au bien de l’autre« . D’où la dénonciation de la fiction qu’est la propriété contre laquelle il prône l’usage. La « nature » subsiste dans l’usage, elle est en contradiction avec le droit fictif de propriété. (Le terme de « nature » me pose problème car ce terme est piégé. Personnellement je ne l’emploierais pas sans lui donner une définition la plus claire possible… mais c’est sans doute un détail).

 

Les arts

L’art procède à la fois du singulier et du commun car l’art exprime quelque chose et exprimer c’est « s’exposé à l’extériorité« . S’exprimer est également un risque, car les autres deviennent responsables de cette expression dès qu’ils la reçoivent. Il faut donc avoir une foi infinie dans l’autre (au sens vu dans le premier paragraphe) pour oser lui adresser son art. Il « faut place » (de Certeau encore)… et la place est un lieu (physique ou mental) où « l’en commun » est possible.

On voit bien là que le mot « expression » prend le sens très fort de la prise de risque. Il ne s’agit pas de cette expression que tolère le pouvoir (voire qu’il soutient). Cette expression convenue qui ne prend pas le risque de la sortie de la communauté.

La création artistique ne peut être que singulière pour atteindre un « en commun » (je n’écris pas avec le substantif « le commun » car je pense que Pierre Dardot et Christian Laval ont raison de dire qu’il y a de l’en commun lorsqu’il y a de l’agir en commun. Il n’y aurait pas de commun dans une réification du commun, dans les choses communes. Dans les choses communes, il y aurait de l’identique mais pas « d’en commun »… Si on demeure dans une communauté établie, donc stable, le commun devient une chose et la communauté (que j’ai parfois appelée la commune ôtée) n’est que reproduction du même et non production toujours renouvelée de « l’en commun » (le mot état, comme le mot stable viennent du même mot latin stare : être debout mais aussi être immobile). Il n’y a pas d’en commun éternellement figé. On bâtit (ou l’on vit, ou l’on crée) en commun… Donc l’en commun ne pourrait être qu’action. D’ailleurs, je pense comme Holloway, qu’il faudrait pouvoir ne parler qu’avec des verbes d’action (évidemment pas des verbes d’Etat… avec ou sans majuscule)… mais c’est bien sur impossible… Pourtant n’y aurait-il pas, dans cette exigence du verbe, comme une forme d’utopie à explorer ? (Peut-être avec la poésie ?).

Bref, revenons aux propos de Jérôme avec cette création artistique qui ne peut exister que dans la singularité pour espérer atteindre l’en commun (d’autres ont déjà dit des choses similaires, mais en utilisant le terme réificateur d’universel). Pour ma part, j’ai envie de dire que cette création, toujours singulière, ne peut exister que dans la sincérité la plus profonde. Celle qui recherche la plus juste note (la note bleue du jazz), c’est-à-dire cette sincérité qui tente (sans jamais y arriver totalement) l’évacuation de toutes les routines de pensée et de convention, cette sincérité qui se coltine, sans prérequis idéologiques, l’effroi et l’excitation mêlés de l’altérité du monde. Peut-être est-ce cette sincérité radicale d’une expression qui peut interpeler (éveiller ?) la sincérité de celui ou de celle qui reçoit cette expression et en devient responsable ? L’en commun de l’art ne proviendrait pas de la connaissance vraie de l’autre dans son caractère unique inatteignable mais cet en commun pourrait, peut-être, jaillir des désirs sans cesse renouvelés du réveil des sincérités ? C’est à dire « Un réveil partagé à l’inévidence du monde » dit Jérôme.

Jérôme parle d’une « manière esthétique de vivre« . Cette manière esthétique de vivre est l’inverse de l’abstraction du monde qui est, elle, tentative de fabriquer une réalité « comme application seconde de ce qui est d’abord conceptualisé« . C’est-à-dire peser sur le monde en s’extériorisant du monde : en pesant sur… et non en agissant dans… Penser la question du monde en s’abstrayant de l’expérience, au lieu de « penser la question dans l’expérience en la vivant« . Penser l’expérience en la vivant, procède de cette manière esthétique de vivre, ce serait assumer l’altérité grâce à des créations sensibles qui mettent en scène les différences individuelles en les rejouant.

Lorsque, comme le fait la politique classique, on s’abstrait de l’expérience pour produire des concepts sensés produire des effets sur le monde, on agit nécessairement à partir de l’expérience passée (ou à partir du début, déjà passé, de l’expérience observée en surplomb). C’est donc s’appuyer sur une chose morte pour prétendre agir sur le vivant… l’effet probable serait donc une reproduction du monde à peu près à l’identique de ce qu’il était, de ce qu’il est, de ce qu’il sera… Mais quand on « pense l’expérience en la vivant« , cette expérience pourrait-elle rester dans les corps comme une marque vivante d’un passé vivant ? Un passé vivant dans le présent pour des à venir déjà présents ?

Il y aurait donc deux formes d’expérience : une qui pourrait être assimilée au souvenir ou à la mémoire (qui est aujourd’hui un devoir), de celle sur laquelle s’appuie le pouvoir, et une autre forme d’expérience qui vivrait au-delà du passé qui se réactualiserait.

Est-ce-que ceci nous rapprocherait de Patrick Boucheron qui, dans son intervention du 31 mai pour ETAPE, cite Nietzsche en disant « les études d’histoire sont nocives pour la vie » ? Puis il continue son propos en parlant de mémoires et enfin de comparaison des expériences passées (avec Chateaubriand notamment). Ces expériences passées sont l’objet d’une étude comparée dans le but de les invalidées (de les désarmer dit Boucheron). Notons que si l’on peut comparer des expériences passées, c’est qu’on s’en extrait nécessairement. On en fait des choses mortes donc manipulables à volonté (qui, encore une fois, est absence de désir). Pourtant (est-ce mon vieux fond militant qui parle ?) il ne faudrait pas renoncer aux expériences passées, il faudrait trouver une manière de les réchauffer pour les reconnaître (les connaître à nouveau) et les vivre chargées de tous les potentiels d’hier, d’aujourd’hui (et de demain ?)…

 

Le mal

Le mal vu par l’action politique ne peut être appréhendé que dans sa forme juridique, économique ou sociale. La politique cherche à connaître les causes de ce mal pour tenter d’agir globalement sur celui-ci grâce à une organisation de la vie commune plus supportable (ou moins insupportable).

L’approche spirituelle du mal tente d’agir sur les effets du mal subit dans la réalité douloureuse de chaque individu. L’origine du Mal est trop obscure pour qu’il soit possible de l’appréhender. Pourquoi alors que deux individus semblent partager des conditions semblables, l’un en jouit et l’autre en souffre ?

Si toutes les approches spirituelles semblent partager le souci de tenter des aides individualisées pour contrer les effets délétères du mal auprès de celles et ceux qui souffrent, il est possible cependant de trouver des différences entre elles car « il n’y a pas de spiritualité ou de religion politiquement innocente« . Certaines approches spirituelles ne se préoccupent que de l’individu pris isolément (prennent-elles le risque de l’isoler ?), d’autres savent que l’individu, dans sa singularité même ne peut être qu’en relation avec le monde (elles savent qu’il ne peut y avoir de singularité sans altérité). En revendiquant singularité et altérité (en revendiquant l’individu en relation au monde), ces spiritualités ont une obligation critique face aux politiques, notamment sur la question démocratique. Montrer que la démocratie n’est pas un principe qualitatif comptable qui se concrétise dans le « jeu » majorité minorité. Reconnaître que l’individu se tient dans le (dés?)ordre du qualitativement différent et non dans l’ordre du numériquement équivalent. Une spiritualité qui serait comme une mémoire dangereuse de la liberté. Une mémoire dangereuse de la liberté parce que la spiritualité (liée indéfectiblement à l’altérité) ne peut être que liberté qui ne pourrait se réaliser que dans l’acte de surmonté la violence qu’est toute altérité.

 

En guise de conclusion militante… en m’éloignant du texte de Jérôme… mais à partir de son texte… (comme une bonne partie de ce qui précède)…

 Il me semble qu’une grande partie des populations européennes n’ont plus guère d’illusion sur le monde actuel et sur les possibilités de s’en sortir grâce aux diverses actions des politiciens professionnels. Je crois donc assez peu efficace de baser l’intégralité des luttes politiques sur la dénonciation du « système », pas plus que sur des critiques du capitalisme aussi détaillées que récurrentes (fussent-elles pertinentes). Les populations connaissent très bien les effets de ce capitalisme sur leur vie (même si elles ne maîtrisent pas un argumentaire serré sur les causes précises du problème). Par-contre ces populations n’ont, peut-être, pas suffisamment d’outils ou de lieux pour tenter de bricoler des utopies agissantes (des armes contre une « servitude volontaire » ?). Des colères partagées contre le monde tel qu’il est permettraient, peut-être, de le changer mais ne garantiraient en rien les orientations de ces changements (vers le pire ou le meilleur)…

Il me semble donc que des actions militantes pragmatiques devraient remettre la dimension utopique au centre de ses préoccupations. Des utopies où l’art, et donc la spiritualité, aurait toute sa place…

Didier Eckel est membre du collectif éditorial du site de réflexions libertaires Grand Angle

rapport critique

Vagabondage libertaire dans les arts, les spiritualités et la politique

Rapport critique sur un texte de Jérôme Alexandre, « Arts, spiritualités, cultures : enjeux libertaires contemporains », pour le séminaire ETAPE du 29 juin 2018

Par Philippe Corcuff

Mon rapport critique sur le texte de Jérôme ne va pas être seulement critique, mais va naviguer entre le compréhensif et le critique. Il ne va pas avoir le bel ordonnancement structuré de ce que l’on appelle couramment « rapport », mais va plus tenir du vagabondage, les arrêts de mon butinage étant d’inégale longueur et n’ayant que des liaisons lâches entre eux. En chemin, je rencontrerai des questions posées à Jérôme et/ou à moi-même.

 

Science politique, théorie(s) politique(s)

Jérôme critique les termes « science politique » (au singulier) et « théories politiques » (au pluriel), en tant qu’ils se présenteraient souvent comme des découpages ontologiques séparant le public du privé, le commun de l’individuel, et donc mettant de côté l’individualité, dans une logique de réification de la politique comme « objectivité » intangible dans une perspective de gestion dominante d’un ordre social. Cela pointe des problèmes effectivement rencontrés hier et aujourd’hui dans ce qui est appelé « science politique » et « théories politiques ». Ce n’est toutefois pas exactement ce que je pratique professionnellement sous les noms de « science politique » et de « théorie politique » (au singulier). Ma science politique, comme les autres sciences sociales modernes, se présente comme une science de l’enquête quant aux réalités dites « politiques ». Elle dérive d’une certaine façon d’une remarque de Machiavel dans Le Prince : « il m’est apparu plus convenable de suivre la vérité effective de la chose que l’image qu’on en a »[1]. Elle est donc soucieuse du « réel » contre la domination « idéologique » de « l’idée », selon les termes de Jérôme. Certes, elle a des limites et rencontre des difficultés : qu’est-ce que l’on va appeler « politique » ? comment ne pas exclure nombre d’expériences individuelles du politique ? de quelle manière ne pas redoubler alors la gestion dominante d’un ordre politique ?, etc.

La science politique comme une des sciences sociales de l’enquête n’a pas de réponse définitive à ces questions et bricole alors pour apporter des éclairages partiels et provisoires sur le réel. Elle est donc justiciable des questions de Jérôme, mais déborde largement le découpage qu’il nous propose.

Quant à « la théorie politique », c’est une des branches académique de la science politique contemporaine, une branche plus développée dans le monde anglo-américain que français. Le principal politiste qui a contribué à introduire cette branche dans la science politique française au milieu des années 1980, Jean Leca, l’a située comme espace de dialogue et de tensions entre philosophie politique et théorie sociologique[2]. C’est-à-dire un espace s’abreuvant aux savoirs empiriques de la science politique tout en faisant son miel des interrogations philosophiques, et notamment de sa réflexivité vis-à-vis des présupposés. Et c’est là qu’intervient mon deuxième arrêt de vagabond dans le texte de Jérôme.

 

Du réel, de sa polyphonie et du risque de clôture ontologique

Pourquoi ne pas considérer les secteurs les plus intéressants de la science politique et de la théorie politique comme des éclairages, à côté de ceux des arts et des spiritualités, sur le réel, plutôt que comme nécessairement une déformation du réel ? Le risque chez Jérôme consisterait ici en une prise de position ontologique, dans le domaine des idées sur le réel, fermant trop vite par avance les polyphonies du réel et ses ambiguïtés. Car certaines formulations de Jérôme semblent clôturer hâtivement, dans la théorie, ce qui serait quelque chose comme une architecture logique du réel. Quelques exemples :

– « L’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme, comme être dont la conscience qu’il a de lui-même se tient entièrement dans l’intrication totale du moi et du nous ». Est-ce qu’« essentiel » et « intrication totale » n’écornent pas quelque peu ce qu’il y a ici d’ouvert dans cette approche relationnelle de l’individuel et du collectif ? D’ailleurs, « intrication totale » sera contrebalancée ensuite par une vue plus nuancée de la tension « entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société ».

– « La vérité d’un monde » blesse à la fois les incertitudes et la pluralité des vérités ; pluralisme qui ne mène pas nécessairement au relativisme du « tout se vaut ».

– « Seul l’art exprime véritablement cette tension » et « seule l’écoute de la manière d’être du monde, c’est-à-dire seule la réception esthétique, peut… » : le « seul(e) » triplé, renforcé par le « véritablement » dans le premier cas, tend aussi à refermer, par avance, autour du canal privilégié que serait l’esthétique. L’expression « le mode esthétique de la vie relationnelle », qui vient après dans le texte, est plus ouverte de ce point de vue. Tout une série des sociologies les plus dynamiques aujourd’hui sont aussi relationnalistes, c’est-à-dire envisagent l’individuel et le collectif à travers des relations en mouvement, et non comme des substances pré-données. Il y a convergence entre ces savoirs et ce que dit Jérôme  sur ce plan : « l’interaction relationnelle étant constitutive tant des groupes, ce qui va de soi, que des personnes ».

– « L’esprit, fier de sa distance critique vis-à-vis du monde, ne perçoit plus dans son ambition de maîtrise, sa dépendance foncière, sa soumission formelle à la vie, une vie dont il ne peut rien savoir puisque sa manière de savoir n’est qu’un décalque de la manière d’être du monde. ». La critique de l’intellectualisme, dans le sillage de Ludwig Wittgenstein, Emmanuel Levinas, Maurice Merleau-Ponty ou Michel Henry porte globalement juste. Mais pourquoi le « rien savoir » ? Or, un des tenants d’un savoir sociologique critique, Pierre Bourdieu, est aussi une figure de la tradition critique vis-à-vis de l’intellectualisme (puisant, pour sa part, dans Wittgenstein et Merleau-Ponty). Les nuances de Maurice Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception me semblent plus ajustées : « La tâche d’une réflexion radicale, c’est-à-dire de celle qui veut se comprendre elle-même, consiste, d’une manière paradoxale, à retrouver l’expérience irréfléchie du monde, pour replacer en elle l’attitude de vérification et les opérations réflexives, et pour faire apparaître la réflexion comme une des possibilités de mon être. »[3] « Un des possibilités de mon être », seconde, sur fond d’une « expérience irréfléchie du monde », corporelle, sensible, première, mais pas un « rien savoir ».

Le type de risque engagé par une telle tentation de construction ontologique des liens entre l’humain, l’esthétique, le spirituel et le politique, en les figeant, a été bien perçu méthodologiquement par Ludwig Wittgenstein dans ses Recherches philosophiques :

« Car nous ne pouvons échapper au manque de pertinence ou à la vacuité de nos affirmations qu’en présentant un modèle pour ce qu’il est : comme un objet de comparaison – un étalon de mesure, en quelque sorte, et non comme une idée préconçue à laquelle la réalité devrait correspondre. (Dogmatisme dans lequel nous tombons si facilement quand nous philosophons.) »[4]

La culture des sciences sociales pousse également vers une telle prudence méthodologique.

Mon butinage se fera moins critique dorénavant, en signalant surtout où faire son miel dans le texte de Jérôme. Comme Jérôme indique de manière stimulante que tant le terrain esthétique que le terrain spirituel constituent des déplacements de la séparation individuel/commun vers « la vie relationnelle » – en restant prudent, après mes remarques précédentes, sur le fait de ne pas considérer a priori qu’ils sont les seuls dans ce cas -, je m’arrêterai successivement sur la portée politique des arts, sur celle du spirituel et sur le couple politique anarchisme/démocratie.

 

Portée politique des arts

On trouve chez Jérôme une belle caractérisation  de « l’acte artistique » : « l’attention partagée quant à l’inévidence du monde ». Et c’est à partir de là que se jouerait la portée politique de l’art : « Dans la saisie rejouée du monde comme inévidence, l’art dit quelque chose d’essentiel de l’homme ». Enlevons « essentiel » qui pourrait être remplacé par « important » et continuons sur cette lancée : « L’art exprime la tension du désir, qui reflète celle existant nécessairement entre l’individu et l’autre, au-delà, entre l’individu et la société. » Dans cette perspective, la politique, et particulièrement la politique libertaire, repère un de ses chemins principaux d’avenir : « Ce que la politique peut permettre de meilleur est d’assumer sans détour cette tension. »

 

Portée politique du spirituel

 

C’est la question du mal qui va, chez Jérôme, être motrice dans le trajet politique du spirituel. Il avance tout d’abord : « Rarement ou jamais, les doctrines spirituelles ne prétendent donner d’explications sur l’origine première du mal. En revanche elles s’offrent toutes comme des voies pratiques de délivrance, s’estimant capables de prendre en charge le malheur à son niveau le plus obscur. » Pourquoi alors la politique ? Jérôme répond : « Parce que la question du mal interroge foncièrement le lien du personnel et du commun (comment les autres peuvent-ils répondre à mon mal ?), de l’unique et du pluriel (pourquoi suis-je si différent ?), pour cette raison, le travail spirituel met à l’épreuve ensemble le regard sur soi, et le regard sur la société. » Or, la politique libertaire a là aussi un rôle particulier à jouer. En tout cas, si l’on entend « spiritualité » aussi comme « une mémoire dangereuse de la liberté », en ce qu’elle accueille « la déstabilisation, la désinstallation ». Jérôme conclut en faisant du spirituel « l’aiguillon du politique ». Je préfèrerais : un aiguillon libertaire du politique.

 

L’anarchisme et la démocratie

Pour Jérôme, « l’anarchisme semble être l’une des rares propositions politiques à prendre en charge comme question ouverte et non comme réponse idéologisée la distinction du commun et de l’individuel ». Et il a raison de souligner, contre tout à la fois le « logiciel collectiviste » (marginalisant à gauche l’individualité) et l’individualisme monadique (à la Max Stirner) : « individus irréductibles dans leur individualité, et communauté toujours parfaitement incertaine de ce qui la constitue ». Ce qui permet d’identifier des limites au libéralisme politique : « la logique libérale basée sur l’idée fausse de la souveraine indépendance du moi, qu’il ne faut surtout pas confondre avec la valeur supérieure de l’individualité ». Il ne faut toutefois pas oublier, contre les illibéralismes en vogue aujourd’hui dans l’amalgame erroné du libéralisme économique et du libéralisme politique (par exemple, chez Jean-Claude Michéa), que les libertaires ont le libéralisme politique en héritage critique, ne serait-ce qu’avec la précieuse question de « l’individu », même si nous le traitons de manière relationnaliste.

Une telle perspective anarchiste s’accroche chez Jérôme à un idéal démocratique, ce qui est controversé dans la galaxie anarchiste. Jérôme écrit de manière suggestive : « Cet ordre ne peut être que démocratique dans son principe fondamental d’écoute de chaque différence individuelle, et ne peut être que libertaire dans la mesure même où sa préoccupation essentielle doit être de réduire le plus possible la contrainte sur les individus, afin de favoriser a contrario l’épanouissement de chaque autodétermination de soi, de chaque capacité créatrice. »

Jérôme ajoute une piste complémentaire heuristique avec ce qu’il appelle « la démocratie vécue » ou « spirituelle » : « Elle devrait être, avant toute considération de pouvoir, la reconnaissance du droit de toutes les minorités, et plus que cela, des individus pas même comptabilisables, puisqu’ils ne se tiennent que dans l’ordre du qualitativement différent et non dans celui du numériquement équivalent. »

Cette attention nécessaire à la singularité individuelle devrait toutefois éviter, selon moi, les formulations trop unilatérales, en continuant à penser la tension et dans la tension entre singularité individuelle et institutions, incommensurable et commensurable. Je rappelle en ce sens la phrase d’Emmanuel Levinas : « Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l’incomparable. »[5]

 

En guise de conclusion

Les anarchistes pourraient donc tirer amplement parti, pour actualiser leur pensée, des pistes fournies par Jérôme. Malheureusement, le dogmatisme athée qui marque tant la galaxie anarchiste, et particulièrement en France, risque de leur faire louper cette occasion, parce que c’est un théologien catholique qui l’énonce. Misère d’un certain dogmatisme anarchiste, qui a bien besoin d’un aiguillon libertaire théologique pour s’émanciper de ses préjugés !

 

Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE et membre du collectif éditorial du site de réflexions libertaires Grand Angle ; il est notamment l’auteur de Pour une spiritualité sans dieux (Textuel, 2016) et, avec Jérôme Alexandre, Haoues Seniguer et Isabelle Sorente, de Spiritualités et engagements dans la cité. Dialogue entre un musulman critique, un agnostique anarchiste, un catholique libertaire et une romancière (Le Bord de l’eau, 2018).

 

[1] Machiavel, Le Prince (écrit en 1513, publication posthume en 1532), traduction et commentaire de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Paris, PUF, 2000, p. 137.

[2] Dans Jean Leca, « La théorie politique », dans Madeleine Grawitz et Jean Leca, Traité de science politique, tome I, Paris, PUF, 1985, pp. 47-174.

[3] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1e éd. : 1945), Paris, Gallimard, collection « TEL », 1976, pp. 278-279.

[4] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques (manuscrits de 1936-1949), traduction  de Françoise Dastur et al., Paris, Gallimard, 2004, partie I, §131, pp. 88-89.

[5] Emmanuel Levinas, Éthique et Infini. Dialogues avec Philippe Nemo (1e éd. : 1982), Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 84.

Hommage à R. Guédiguian et à sa « troupe »

La Villa

-Film de Robert Guédiguian-

 

Touché par le dernier film de Robert Guédiguian (comme ce fut le cas à chacun de ses autres films) je me devais d’écrire un petit texte en hommage à ce réalisateur… et aux acteurs qui l’accompagnent depuis si longtemps.

Ce bouleversement à chaque fois renouvelé vient, peut-être, du fait que R. Guédiguian me semble faire un lien (que je revendique moi-même) entre art, philosophie et une politique que je nomme « agissante ». Ce lien se fait, pour ma part, autour de la notion de désir. Un désir proche d’une forme de spiritualité, qui n’a pas nécessité de Dieu (sans en exclure, pour autant, les « croyants »). Je ne sais pas du tout si R. Guédiguian pourrait partager ce sentiment

 

Si ce film, « la Villa », est selon moi un film radicalement « anticapitaliste », il ne s’agit pas là d’une dénonciation de l’existant mais plutôt d’une « peinture-conte-proposition ». C’est-à-dire une description agissante d’un monde ou l’homme n’est pas un loup pour l’homme… ou plutôt, d’un monde où les loups, à peine évoqués, ne réussissent pas à anéantir les humains de bonne volonté.

On a parfois reproché à R. Guédiguian de faire dans un irénisme béat. Pour ma part, il me semble que cet auteur a compris que pour tenter de contribuer à changer le monde (ou plus modestement tenter de proposer de fragiles pistes d’émancipation) la dénonciation n’est plus vraiment indispensable. Une grande majorité d’individus n’a plus, je crois, d’illusions sur la dureté inhérente au capitalisme… sans pour autant trouver l’énergie ou le désir de changer ce monde. On peut, bien sûr, proposer des analyses fines de la situation délétère actuelle qu’a engendré ce capitalisme (elles sont toujours intéressantes et même utiles) mais elles ne suffisent pas à faire tomber les multiples dominations qui nous assomment. Il ne suffit donc pas de faire une critique (légitime) du capitalisme, il faudrait encore, voire surtout, montrer que des possibilités alternatives sont déjà là ! Déjà existantes dans les cœurs d’humains de toutes sortes. Je crois que les contes de R. Guédiguian sont des propositions positives et potentiellement actives mises en chair au travers d’un quotidien éthique. Ces contes, puisés dans un ordinaire visionnaire, sont des utopies. Je ne sais pas si les termes « conte » et « utopie » peuvent être approuvés par R. Guédiguian… mais ce sont ceux que j’ai envie d’utiliser. Je pense que le conte (qui s’appuie toujours sur des désirs profondément humains) sont des lieux où peuvent s’élaborer des utopies qui se formulent comme des portions d’horizons incertains mais possibles (et non comme des programmes établis et incontournables).

 

Les « contes » populaires de R. Guédiguian (qui ne constituent pas l’intégralité de sa filmographie) ne sont pas seulement de belles histoires sensibles (même si elles le sont aussi), elles sont également des histoires politiques cohérentes. Il me semble qu’il n’est aucunement besoin de défendre ces films du point de vue de leur mise en chair (ou mise en scène). Les regarder suffit à être convaincu, ou emporté… tout du moins si on aime, comme moi, le « cinéma populaire » et « ordinaire », termes qui n’ont aucune connotation méprisante, bien au contraire. A mon sens, rien n’est plus beau qu’une belle histoire ordinaire capable de produire à la fois des émotions et des réflexions profondes, voire complexes.

Je précise que je n’ai jamais été séduit par le communisme, et encore moins par celui qui fut (et est encore) « français ». Ma tradition « anticapitaliste » (plutôt libertaire) pourrait paraître, à priori, assez différente de celle de R. Guédiguian (qui aurait eu une proximité avec le P.C.F ou, en tous cas, avec le marxisme ?). Je vais pourtant essayer de vous proposer une interprétation politique (« libertaire non orthodoxe ») du travail subtil de R. Guédiguian, déclinée en quatre points :

 

1/ La mélancolie comme possibilité (et même comme impératif ?) révolutionnaire.

2/ Contre les processus d’individuation capitaliste (que j’aborde avec la figure du Héros), R. Guédiguian semble nous proposer des constructions d’individualités plurielles, fragiles et ordinaires.

3/ La communauté comme lieu d’invention et non d’identité (l’identité ne fonderait que la commune ôtée).

4/ La question (très discutée) de la banalité du mal que je poserai en termes de « facilité du mal ».

 

1/ La mélancolie comme possibilité révolutionnaire :

 

J’ai entendu, dans un entretien filmé, Ariane Ascaride dire qu’elle ne voulait pas de la mélancolie mais qu’elle admettait la nostalgie. Je vais, de mon côté, essayer de défendre la proposition inverse à partir du film la Villa. Mais comme A. Ascaride n’avait pas développé son point de vue (qui ne me semble pas cadrer complétement avec les propos du film) je pense qu’il pourrait, peut-être, s’agir d’un simple problème de définition de ces deux termes ?

Je vais donc commencer ce paragraphe par ma définition, rapide, de ces termes : celle que je donne pour la nostalgie est celle portée par un certain romantisme qui se résume par ces mots fameux : « c’était mieux avant » (locution gentiment moquée dans le film). En ce qui concerne la mélancolie, j’en donnerai une définition à la fois peu conventionnelle et politique : il s’agirait d’une sorte de nostalgie inversée où le « c’était mieux avant » pourrait se dire : « ça aurait pu être mieux avant si… » … Si les actions passées avaient été plus efficaces. Il n’est pas, là, question de jeter la pierre aux révolutionnaires d’hier qui ont fait ce qu’ils ont pu et qui ont parfois (souvent) payer le prix fort pour leurs actions (prison, bagne, expatriation forcée, exécutions), il s’agit seulement de tenter de comprendre le pourquoi tous ces échecs répétés. Donc pas une nostalgie du « bon vieux temps » mais une nostalgie de ce qui aurait pu être… mais qui n’est pas advenue. Avec cette « nostalgie inversée » que je nomme mélancolie, il ne s’agit pas de juger le passé mais de travailler le présent pour tenter de ne pas répéter les échecs déjà subis. Or beaucoup de révolutionnaires (et de réformistes) que je qualifierais de dogmatiques ne font que répéter encore et encore des stratégies qui n’ont jamais réussies.

La seconde dimension de ce que je viens d’appeler mélancolie est la prise de conscience de nos fragilités humaines qui rendent plus ou moins aléatoires (ou limitées ?) l’efficacité nos actions… Efficacité incertaine qui impliquerait une remise en cause quasi constante des stratégies d’action et même des objectifs initialement avancés, dit autrement, délaisser l’idéologie (qui trace un chemin clair mais trop abstrait) au profit de tâtonnements certes réfléchis (la raison) mais également sensibles (prise en compte de la chair du réel humain).

S’il me semble que la mélancolie du film se confond parfois avec la nostalgie du « c’était mieux avant » (il est sans doute très difficile de s’en départir), ce « c’était mieux avant » me semble pouvoir être interprété comme un « c’était quand même bien avant » ce qui modère le potentiel réactionnaire du « c’était mieux… ». D’ailleurs Joseph (J.P. Daroussin), un -ex?-révolutionnaire se moque lui-même de sa propre propension au « c’était mieux avant ». A la fin d’une scène où il se remémore, et regrette, les noëls prolétaires de son enfance (une fête en plein-air partagée par plusieurs familles où la dimension « cohésion de classe » est appuyée) il clôt la scène en disant (je cite de mémoire) : « … en tout cas en ce qui concerne le sapin, c’était mieux avant…« . Avec Joseph (J.P. Daroussin), je crois que le regret des ratés passés (notamment les propres erreurs de Joseph) prend le pas sur une simple nostalgie de la renonciation. En effet, ce « c’était quand même bien avant (le sapin en l’occurrence) » n’exclut pas un potentiel du : « on peut encore agir aujourd’hui »…

Et, de fait, les personnages agissent dans le film ! Ils agissent collectivement, en secret, en s’occupant illégalement d’enfants migrants orphelins (et activement recherchés). Ils agissent également individuellement et publiquement : Joseph (J.P. Daroussin) en se mettant (très probablement) à écrire sur son histoire militante (« d’établi ») pour tenter d’en tirer des « leçons » et Angèle (A. Ascaride) en modifiant (très probablement) l’orientation future de son propre travail de comédienne. Nous avons donc, là, des agirs éthiques individuels et des agirs politiques collectifs profondément liés.

Bien sûr mon interprétation mettant au cœur du film une mélancolie éthique et agissante est très personnelle et même, probablement, tendancieuse. On peut ne pas partager cette interprétation… La propention d’un film à s’ouvrir à des interprétations différentes (mais pas contradictoires) me semble révéler une dimension généreuse (des réceptions différentes mais pas des points de vue opposés qui impliqueraient de grosses ambiguïtés de la part de l’auteur… ou des contresens gênants de la part du spectateur).

Ma réception de ce film, revendiquée comme singulière, sera à l’œuvre tout au long de ce texte.

 

2/ L’individuation capitaliste et des singularités fragiles :

 

Le capitalisme a été, et est encore, une forme sociale qui engendre un type d’individuation très particulière en s’appuyant avant tout sur les potentiels de performances humaines. Pour aller vite, je dirais que le Héros pourrait être la meilleure figure de cette individuation. Le Héros qui sort du lot commun, qui se démarque, est donc sensément un individu. Ces Héros peuvent être internationalement reconnus comme des grands patrons d’entreprises qui transforment le monde (Henry Ford ou Steve Jobs) ou reconnus à l’échelle d’une petite entreprise (le créateur de l’entreprise puis, plus tard, le super manageur qui lui redonnera de la compétitivité). Ce sont aussi les grands savants (utiles au monde économique) ou les grands sportifs et même certains musiciens virtuoses (les « guitar-heros », par exemple) …

Les héros sportifs me semblent assez emblématiques (paradigmatiques) de cette individualité capitaliste qui se construit sur le mode de la souffrance guerrière. Être performant exige des sacrifices en termes de rapports à autrui (en privilégiant les rapports agonistiques) et exige une souffrance des corps (horaires de travail, entrainements, accaparation mentale…). Ces exigences sont souvent violentes, et l’aide nécessaire, qu’il n’est pas possible de trouver dans un fonctionnement coopératif (d’entraide), va être parfois (souvent ?) recherchée auprès de coachs, d’entraineurs spécialisés voire de gourous. Quand ces professionnels de l’aide individualisée ne sont pas suffisants, il reste l’aide médicale à la performance (opérations, dopages, drogues…). La consommation de drogue du « guitar-heros » déjà évoqué, est-elle la conséquence d’un mode de vie « libre et débridée » (comme c’est parfois présenté) ou est-elle, comme pour le sportif, une conséquence de la recherche de performance telle qu’elle est exigée du héros capitaliste ? A des degrés divers, l’ensemble des individus soumis à la compétition capitaliste subissent ce même rapport agonistique au monde… et une hiérarchie de l’Héroïsme s’impose.

Le paradoxe de l’individuation directement liée à la notion de performance (qui ne se préoccupe pas des singularités) est de produire des individualités fondées sur la même nécessité. Une individuation quasi sérielle, une individuation de l’identique (qui s’exprime, d’ailleurs, dans l’injonction à l’identité).

Il est nécessaire de conclure ce petit paragraphe en précisant qu’il s’agit bien là d’une description d’un type idéal sommaire, c’est-à-dire d’une modélisation globale effaçant de très nombreuses complexités.

 

Face à cette « individualité sérielle » (que j’ai caricaturée) R. Guédiguian nous propose des personnes fragiles qui tentent de se débrouiller dans ce monde capitaliste sans s’y laisser engloutir. Des singularités fondées par un désir très particulier que je nomme (après d’autres) un « désir sans objet« , c’est-à-dire un élan sans but précis, qui ne recherche aucune satisfaction précise. Un désir qui n’a aucune finalité et jamais de fin… Un désir qui ne peut se vivre que dans l’action pour et avec autrui… Un désir qui réussit encore et encore à tenir l’abdication à distance… Un désir qui me parait indéfectiblement lié à la notion de spiritualité que j’ai évoquée en introduction de mon texte… Un élan vers autrui permettant des « agirs en communs » dans l’invention permanente face aux aléas du vivre. Les « agirs en commun » ne sont donc pas une fabrication du commun qui, lui, est figé en chose, en état de fait. Le commun réifié, comme un état à pérenniser (dans toutes les acceptions, politiques ou non, du terme « état »). Autrement dit agir en commun ne veut pas dire « être comme » (identique)…

 

Les personnages centraux du film sont une fratrie plus un père « absent-présent » qui semble ne plus pouvoir s’exprimer (A.V.C.). Les autres personnages sont en lien direct avec cette fratrie… Pourtant, les membres de cette famille et leurs voisins et amis ne sont pas identiques. Certes les origines sociales de tous les personnages sont très proches (sauf pour Bérangère -Anaïs Demoustier- la jeune compagne de Joseph), elles induisent un certain rapport initial au monde relativement homogène (notamment une socialisation autour de la « lutte des classes » qui a, probablement, permis de doter ces personnages d’une capacité critique face à la doxa capitaliste. Notons que cette « lutte des classes » (jamais évoquée en tant que telle, mais bien présente en filigrane dans les mémoires des personnages) est d’une nature très particulière. Peut-être est-ce une « lutte de classes propre au soleil de l’Estaque » ? C’est-à-dire une lutte de classes idéalisée, comme dans les autres films de R. Guédiguian. Cette idéalisation je la crois nécessaire à cette narration cinématographique très particulière car cette lutte pourrait être un modèle d’action dans le réel. La « lutte de classes au soleil de l’Estaque » semble posséder une dimension idéologique très faible pour une dimension éthique très forte. C’est-à-dire que la lutte est d’abord fondée sur le vivant du moment et non sur une idée abstraite préconçue. La stratégie semble donc pouvoir s’adapter constamment en fonction des effets vécus (et vivants), l’éthique étant la boussole principale de l’action. Cette référence, récurrente dans les films de R. Guédiguian à cette « lutte de classes au soleil de l’Estaque« , pourrait-elle être nommée conte ? Dans une « réalité observable », il me semble que la dimension éthique n’est pas absente des groupes en lutte mais ces groupes sont très majoritairement constitués au sein d’organisations (politiques, syndicales, voire associatives) fortement idéologisées ou (et) structurées par des enjeux de pouvoirs institutionnels qui réduisent fortement l’expression d’une possibilité éthique. Cette possibilité éthique se manifestant plutôt dans une entraide « au coup par coup » au sein de groupes plus ou moins mouvants. Bref la « lutte des classes au soleil de l’Estaque » serait un conte et le conte est, je l’ai déjà dit, un support de l’utopie… Qui porte elle-même le désir (« sans objet« ).

Cette dimension utopique et éthique de la « lutte des classes au soleil de l’Estaque » conçue comme capacité à extirper de la puissance et de la joie dans les relations aux autres aurait autorisé un parcours de vie (social, affectif, intellectuel…) particulier à chacun des personnages centraux du film. Des personnages devenus des personnes singulières, donc non identiques… malgré une socialisation préalable assez commune. Non seulement ces personnes ne sont pas identiques mais un conflit très profond sépare la fratrie… et pourtant, ils vont agir ensemble (malgré ce grave conflit familial).

Ils arrivent à faire en commun sans avoir besoin de fabriquer Le commun, de l’identique.

 

La forte singularité de ces personnages (devenus, pour moi, des personnes) est, peut-être, le ferment même d’une possibilité d’action transformatrice (voire révolutionnaire ?). Je crois que plus une singularité est forte, plus la conscience de la fragilité humaine est présente. Plus l’autre est différent (inatteignable ?) plus cette singularité ressent le poids du monde sur ses minuscules épaules. Mais dans le même temps la singularité est une force extraordinaire car elle nous oblige à agir pour ne pas nous endormir dans l’abdication face à l’identité, l’identique). La singularité rendrait alors possible une nouvelle conception de l’héroïque. L’extraordinaire force de la fragilité ordinaire permettrait d’admirables (mais improbables… dans le monde d’aujourd’hui) constructions d’espaces politiques et de temps sensibles dans des actions en commun. Un « agir en commun » qui ne serait pas la « lutte des classes » (le commun réifié, dans son acception idéologique marxisante orthodoxe).

3/ La communauté lieu d’invention et non d’identité :

 

De la singularité sans fard pourrait naitre des individus ordinaires (mais pas routiniers) qui ne seraient jamais des Héros mais qui sauraient inventer d’héroïques agirs en communs.

Il est intéressant de noter que Angèle (A. Ascaride) est, dans ce film, une personne qui pourrait être prise au piège de « l’Héroïne de type individuation capitaliste » puisqu’Angèle est une comédienne connue (ne parle-t-on pas d’Héroïnes pour désigner certaines actrices dans certains films ?). Angèle (A. Ascaride) semble être à la fois légitime en tant que comédienne d’un théâtre jugé savant et connue en tant qu’actrice d’une série T.V. Certains des attributs de « l’Héroïne de type individuation capitaliste » sont donc présents chez Angèle (Héroïnes ou Héros que l’on pourrait également qualifié-e-s : « d’individu-e-s adapté-e-s au fonctionnement dominant »). Pour Angèle, ces attributs semblent être plus un facteur d’isolement qu’un élément de reconnaissance et de satisfaction. La figure de l’Héroïne ne semble pas la tenter. Peut-être parce que les Héro-ïne-s sont toujours seul-e-s faces aux admirateurs… qui sont toujours, potentiellement, des juges ? Angèle pourrait-elle trouver de nouveaux chemins vers de nouveaux horizons réactivés grâce à sa rencontre avec Benjamin, un jeune pécheur passionné de théâtre (Robinson Stévenin) ? La singularité de Benjamin, étonnamment et volontairement théâtralisée (en lien avec cette notion de conte ?), semblerait-elle pouvoir faire naitre (ou renaitre), chez Angèle, le goût de « l’agir héroïque du vivre » ? Au détriment de l’être solitaire (l’Héroïne « plus ou moins médiatisée ») qui la hantait ?

 

Je pense donc (et je crois reconnaître cela dans la Villa) que seuls des individus différents (des singularités), grâce à des agirs en commun, peuvent fonder une communauté (toujours mouvante, voire aléatoire) alors que la communauté constituée sur l’identité (fut elle prolétaire) ne peut véritablement fonder une action réellement transformatrice. Dit autrement, l’avant-garde et ses Héros guerriers, forgés par la lutte des classes (ou par le parti qui s’y substitue ?), ne pourraient qu’instituer une communauté fondée sur une identité (sur l’identique) au mieux inopérante, au pire reproductrice de dominations. Les Héros de la lutte des classes, dans la réalité comme dans certains films propagandistes, sont des Héros qui ressemblent étrangement aux Héros capitalistes de la virilité guerrière acquise dans l’identité et la sérialité. Par-contre, la communauté mouvante (et émouvante) de la Villa (et de ses alentours) me semble une communauté du désir créateur. C’est à dire une communauté fondée et refondée sans cesse par les individus qui la créent et la recréent… et non une communauté pré-établie qui agglomère dans l’identité-identique (ce que j’appelle une commune ôtée).

Il me plait de croire que les comédien-e-s et le metteur en scène (une troupe en mouvement ?) qui réalisent depuis de nombreuses années tous ces films que j’apprécie, recherchent et bouleversent ensemble un quotidien agissant. Une communauté comme lieu où se fabrique et se refabrique une capacité à faire et à désirer… Avec les autres…

 

4/ La facilité du mal :

 

Ce dernier point : la « banalité du mal » est une notion très discutée. Pour ma part, je l’appellerai « facilité du mal ».

Y-a-t-il effectivement « facilité du mal » ?

Si on admet que oui d’où peut bien provenir cette facilité ? Pour ma part je proposerais l’hypothèse suivante (à discuter et critiquer) : Il me semble que la soumission est potentiellement un terreau puissant de la capacité à produire le mal. Une soumission plus ou moins « douce » et acritique à la hiérarchie peut permettre d’espérer un maintien (voire une amélioration) de son statut social. Ce type de soumission à l’ordre social concernerait autant les « dominants » que les « dominés » puisque chacun est attaché à sa position. Le grand patron subit l’injonction de se maintenir dans son statut bien identifié de « grand Héros capitaliste » et l’ouvrier subit une injonction similaire pour un autre statut… Sans, pour autant, évidemment, en tirer les mêmes avantages ! Si je pense que les soumissions sont du même ordre dans ces deux cas, je ne dis évidemment pas que les situations sociales qui en résultent sont identiques. Ces soumissions routinières seraient alors de potentiels vecteurs de la « facilité du mal ». En se laissant aller à l’obéissance aux injonctions habituelles et répétées, il doit être possible de finir par accepter toutes sortes de commandements, fussent-ils délétères.

Il me semble également que la volonté « d’être » qui se dit souvent « volonté d’être soi-même » qui se dit parfois « volonté d’être quelque chose dans la vie » et qui pourrait s’entendre comme envie d’être comme ceci, ou comme cela… pourrait être un moteur de ce besoin d’être à sa place dans l’ordre social (ce qui ne s’apparente pas, pour autant, à une réification). L’expression « Être soi-même », injonction formulée par des prescripteurs de tous ordres, est souvent entendu comme « trouver son identité propre ». Or l’identité (l’idem entité ?) s’oppose à la singularité car l’identité se mesure, s’identifie par comparaison (« être comme ceci ou comme cela » est très proche de « être comme celui-ci ou celui-là »). La singularité, elle, est incommensurable (non mesurable donc incomparable). Une singularité incommensurable qui met, sans le garde-fou de l’obéissance aux ordres, l’individu face à ses actes toujours incertains.

 

Cette soumission (de « l’être » ?) à un ordre social stable où il faut conserver (ou améliorer) sa propre place entrainerait-elle une capacité à faire le mal sans avoir à en éprouver une culpabilité insurmontable ?

Il me semble que l’officier (Dioucounda Koma) à la recherche des migrants qui viennent d’accoster à proximité de la Villa, pourrait incarner cette « facilité du mal ». Il s’agit là d’un homme convaincu du bien-fondé de son travail. Il est probablement un homme serviable ou, à minima, un homme qui sait agir avec civilité et respect. Face à la non coopération de ses interlocuteurs (les occupants de la Villa qu’il soupçonne de vouloir protéger les migrants) il émet la possibilité que ceux-ci soient racistes, puisqu’ils ne veulent pas l’aider (l’officier étant noir). Ne pas aider l’armée dans son travail est à priori suspect. Si cette attitude n’est pas illégale, elle est tout de même illégitime. En accusant, la fratrie séjournant dans la villa, de racisme se dédouanerait-il de sa propre culpabilité de « chasseur » de migrants ? Mettre de côté cette culpabilité est d’autant plus aisé que cet officier pense que la recherche des migrants est une mission non seulement légale mais aussi légitime. C’est une question d’ordre (voire une aide à ces migrants « lâchés dans la nature » ?).

Heureusement ce « mal » lié à une certaine soumission (qui peut aller beaucoup plus loin que ce qui est à l’œuvre dans le film) peut être maintenu plus ou moins à distance dans une ambivalence entre « facilité du mal » et désir, lié à l’éthique :

– Le personnage de Bérangère (Anaïs Demoustier), la jeune compagne de Joseph qui ne provient pas du même environnement social que celui de la fratrie et leurs amis, peut évoquer cette ambivalence. Issue d’un milieu bourgeois elle semble privilégier une carrière rémunératrice qui habituellement se soucis assez peu d’éthique, pourtant elle partage le souci de Joseph et des autres personnages en participant pleinement à l’accueil (illégal) des enfants orphelins et sans papiers. Sans avoir bénéficié d’une socialisation à la manière de la « lutte des classes du soleil de l’Estaque« , elle est tout de même capable de prendre part à une action éthique (et politique) avec tous les risques que cela comporte.

– Yvan (Yann Trégouët) est également dans cette sorte d’ambivalence. Médecin et fils des voisins de la « Villa » où se retrouve la fratrie suite à l’A.V.C. de leur père, il est manifestement sensible aux préoccupations éthiques et politiques de son environnement initial. Il envisage cependant (malgré la socialisation au « soleil de la lutte des classes de l’Estaque ») d’ouvrir un laboratoire d’analyse médical qui sera plus rémunérateur et moins prenant que son statu actuel de médecin généraliste.

L’individuation sérielle, évoquée au deuxième paragraphe, n’est donc pas absolue (ou totale) elle peut laisser place à des ambivalences entre l’envie de réussite sociale (dans un travail bien rémunéré et valorisé socialement) et le désir (au sens éthique, voire spirituel évoqué supra).

Ces deux personnages (Bérangère et Yvan) montrent que, malgré sa (relative) domination idéologique, le capitalisme n’est pas aussi fort qu’il n’y parait. Les ambivalences (de chacun-e ?) peuvent, parfois (souvent ?), favoriser la reproduction sociale dans un laisser-aller passif… mais ces mêmes ambivalences peuvent, dans le même temps, faire pencher la balance du côté d’une dynamique émancipatrice (engagée par d’autres dans le cas de Bérangère).

C’est aussi pour cela que des transformations du monde vers une possible émancipation est envisageable. C’est également pour cela que les utopies sont nécessaires pour activer le désir (sans objet) plus ou moins enfoui (en chacun-e ?).

 

 

En guise de conclusion :

 

Ce texte a d’abord été, pour moi, une nécessité. La nécessité de rendre hommage à l’équipe de ce film (et des autres films déjà réalisés). J’espère qu’il sera reçu comme tel par celle-ci… si ce texte lui parvient…

Certes, je me suis volontairement attaché à la seule dimension politique, voire « révolutionnaire », du film… mais la dimension politique quand elle a pour horizon l’émancipation est, pour moi, nécessairement porteuse de sensibilité éthique, donc esthétique… car je pense, avec d’autres que « l’esthétique est une éthique »… (Forme et fond étant intimement liés).

 

La Villa (comme une bonne partie des autres films de R. Guédiguian et de la « troupe ») est, je crois, un conte extrêmement émouvant et possiblement porteur d’utopie… qui ne détermine rien par avance… si ce n’est la joie de sentir, et presque de toucher (et je suis effectivement touché par ce film) les possibles concrets des à venir déjà présents (dans le film… et dans le réel)…

Mais, ça, je l’ai déjà dit et redit ! …

 

 

Didier Eckel

Lutte Ouvrière : émancipation et domination dans une organisation politique. Éléments d’auto-analyse coopérative et critique

Retranscription du séminaire ETAPE n° 24, « Apports et écueils pour l’émancipation d’une expérience militante : dialogue réflexif sur Lutte Ouvrière », 27 janvier 2017

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Le texte qui suit constitue un document exceptionnel d’autoanalyse coopérative et critique de pratiques militantes, issu du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE. C’est une démarche fort rare. Il porte sur le cas de l’organisation politique Lutte Ouvrière, par quatre anciens membres de ce groupe et une sympathisante actuelle. Bien qu’il s’agisse d’un groupe trotskiste aux références théoriques éloignées des anarchistes, cet effort de distanciation proprement libertaire intéressera les anarchistes et bien au-delà, c’est-à-dire tous ceux qui se préoccupent des écueils autoritaires et des limites oligarchiques des formes organisationnelles existantes se réclamant pourtant de l’émancipation.

La rédaction de Grand Angle

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Contexte

Hervé, Ivan, José et Silien Larios (auteur du roman L’usine des cadavres. Ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris, Les Éditions libertaires, 2013) ont été militants à Lutte Ouvrière (LO) et ne le sont plus depuis plusieurs années. Ils ont eu des liens croisés et se sont retrouvés dans le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) animé par Philippe Corcuff et Wil Saver. Ce séminaire réunit des savoirs académiques et militants dans la perspective d’éclaircir les enjeux politiques et sociaux autour de l’émancipation. Jeanne est, quant à elle, une jeune et récente sympathisante de LO. Ivan Sainsaulieu et Philippe Corcuff ont pris l’initiative, dans ce cadre, de monter une séance pour faire parler et réfléchir sur leur expérience les quatre anciens et la jeune sympathisante de LO.

Introduction à la séance

Philippe Corcuff ouvre la séance en indiquant qu’il s’agit de mieux cerner, autour de la question de l’émancipation, comment LO favorise ou empêche l’émancipation. Chacun des cinq protagonistes principaux de la séance présentera son parcours, avant d’engager une discussion plus transversale avec la salle, reposant sur ces expériences pratiques. Il s’agit de la seule séance enregistrée du séminaire ETAPE, l’objectif est de nourrir une discussion sur le site Grand Angle.

I – CINQ TRANCHES DE VIE

1) José Chatroussat, 72 ans, 32 ans à LO, traducteur

José Chatroussat. J’ai milité 32 ans à LO. Quand j’ai rejoint Voix Ouvrière en 1965, j’étais passé par la Fédération anarchiste. On cherchait le groupe Socialisme ou Barbarie1, mais comme il apparaissait en perte de vitesse, on s’est rabattu sur Voix Ouvrière2. On se disait qu’ils avaient des déformations bureaucratiques mais qu’on verrait bien. J’étais plutôt très convaincu de positions conseillistes. J’habitais sur Rouen et le groupe n’existant pas on a créé le groupe, sur le conseil des anciens, mais la moyenne d’âge était de 25 ans. J’avais lu beaucoup de choses avant. On a vécu mai 68 joyeusement et toute cette période était dynamique. Il y avait aussi beaucoup d’affrontements avec les staliniens. J’ai fait quelques séjours à l’hôpital grâce aux camarades staliniens… Il y a eu aussi la visite du groupe de Madelin à la fac de Rouen, bref c’était une période agitée, dans laquelle VO faisait de très bonnes analyses, il y avait des choses qui nous déplaisaient, mais dans l’ensemble ça nous plaisait. En 68 on faisait ce qu’on voulait, Paris était loin, les consignes… bof. Mais en 1971-72 il y a une tentative de reprise en main, et il y a eu du tiraillage. Ceci dit, on ne voyait pas quoi faire d’autre… Et puis on avait développé tout un secteur ouvrier, hospitalier et administratif, une vingtaine de bulletins.

En tant que représentant rouennais, j’ai assisté pendant 20 ans aux réunions du comité exécutif (CE) de LO, donc ça c’est bon, je connais (rires dans la salle) ! C’est une position spéciale, on voit un contraste incroyable entre le vécu sur le terrain et la manière dont ça se passe au CE. J’insiste pas. La grosse cassure s’est passée plus tard, il y a eu des crises avortées. En 1995, j’ai constaté que LO n’était pas à la hauteur des enjeux. Dans ma tête, je me suis dit que c’était foutu, qu’on n’arriverait pas à changer cette organisation en saisissant les opportunités. Restait à savoir comment faire. J’ai ouvert la bagarre en 1996. J’ai eu la pression. Exclu du CE, j’ai été exclu ensuite du Comité central puis on a tous été virés, le groupe rouennais et le groupe bordelais, environ 120 militants. Ensuite on a continué sous le nom de Voix des travailleurs (VDT) mais on reproduisait le schéma de LO de façon caricaturale. Il y avait le projet de rentrer à la LCR mais sur des bases qui ne me convenaient pas. Entre temps, le stress accumulé m’a valu quelques problèmes de santé, une péritonite aigue opérée en urgence lors de l’exclusion de LO. J’ai failli y rester, puis, en 1999, un break down. J’ai rompu avec VDT en novembre 1999. J’ai rompu avec toutes ces organisations, je n’ai pas cru non plus au lancement du NPA. Depuis j’ai fait différentes activités, participé à la revue Carré Rouge, et à la revue Variations, je continue de faire des traductions, comme celles de John Holloway.

Dans la salle, un militant dit ne pas comprendre la position de LO lors de la grève des cheminots de l’hiver 1986-1987.

Hervé : Il me semble que c’est l’histoire de la coordination intercatégorielle, menée par LO et l’UTCL3 ensemble. C’est l’époque où j’ai rejoint LO, et la coordination des agents de conduit, plus corporatiste, était plutôt menée par la LCR. Moi j’étais plutôt anar, j’ai assisté à une réunion de l’OCL, où un camarade, au grand damne des camarades de l’OCL dit « je milite avec LO et je n’ai rien à leur reprocher durant cette grève des cheminots ». Et moi qui étais plutôt d’obédience anar, j’étais en train d’être gagné par LO, je me posais des questions, et ça a renforcé mes convictions pour rejoindre à l’époque LO, lors donc la grève avec Daniel Vitry, figure de la coordination intercatégorielle.

2) Hervé, 53 ans, 20 ans de militantisme à LO,

Maître de conférences en psychologie et militant syndical à Sud Education

Hervé : Oui, oui, et donc j’étais à une réunion de l’UTCL. Je voulais voir les contradictions de LO, je discutais avec un camarade de LO et ce qui était drôle, c’est que celui qui menait la réunion disait « je suis désolé les gars, mais LO et nous on marche main dans la main parce que j’ai rien à reprocher aux camarades trotskystes ».

Philippe : Du coup tu peux peut être poursuivre ?

Hervé : Moi, j’ai connu LO en 1986, je finissais mes études, j’avais 23 ans. En fait, je suis un de ces camarades gagnés un peu sur le tard. J’ai été un militant de base, intégré dans l’organisation, j’ai cautionné l’exclusion de Nestor (Ivan), et quand VDT s’est créé, je les ai exclu : « c’est quand même incroyable que des dirigeants n’osent pas dire leurs divergences, les salauds ! » J’ai donc voté l’exclusion de José. J’étais un bon petit soldat.

1995 a quand même été pour moi, particulier, car on a éclaté, avec les 5% d’Arlette. Le discours officiel étant « on ne peut rien faire les camarades, la période n’est pas pour nous, 5% c’est pas assez ». Et moi j’étais de ces jeunes camarades venus de l’extérieur, on était jeunes, LO n’a rien fait durant cette grève ! On ne nous a donné aucun boulot militant, on avait envie de faire des choses, on allait aux manifs, on allait voir les copains, moi je me suis invité à des AG de cheminots parce que j’y avais des potes, mais on était en absence de discussion et t’oses pas le dire. Parce que LO, c’est pas que t’es pas d’accord, c’est que t’as pas compris, tu n’as pas le droit de dire que tu n’es pas d’accord. Quand j’ai commencé à dire que je n’étais pas d’accord, là c’était le début de la fin.

J’ai milité à Paris jusqu’en 2001 puis j’ai été à Nantes pour des raisons personnelles, je suis arrivé à Nantes, qui était la caricature de LO.

En 2006, éclate la grève du CPE (Contrat Première Embauche), là je faisais le boulot vers les lycées, les étudiants, y’a une grève, y’avait des AG de 5000 étudiants ! Ils pouvaient même plus tenir dans les amphis, ils occupaient un gymnase pour faire leur AG. A cette époque-là, j’étais militant 100 % car au chômage, et j’entendais dire dans ma cellule de LO : « les petits bourgeois qui tapent sur des tambours on connait, il ne se passe rien ! ». Et moi je leur disais « attendez les camarades (rires), j’étais toute la journée à la fac, j’ai discuté de politique, de communisme, de la révolution » et on me disait que j’étais « gauchiste ».

Donc j’ai fait un bilan du CPE par écrit que j’ai donné au responsable de cellule, en revenant sur ce que j’avais fait, j’avais gagné des gens à LO, je faisais deux cours marxistes sur deux facs différentes suite à ça, donc j’ai fait le bilan, et je ne comprends pas pourquoi j’étais le seul camarade de LO. Et là, j’ai signé mon arrêt de mort politique. A l’époque, le responsable du secteur grand ouest, qui va de Saint Brieux jusqu’à Tours, était mon responsable de cellule et il en avait parlé « aux camarades » (c’est-à-dire à Hardy4) et « ils n’avaient pas du tout apprécié mon texte ». J’ai dû faire mon autocritique devant ma cellule, sur le texte que j’avais écrit. En gros je disais que LO méprisait les jeunes. Ce que je n’ai pas compris, c’est qu’à partir de ce moment-là, le responsable de la cellule s’est positionné contre moi et ce camarade m’a savonné la planche, tout était prétexte, mais ça je ne m’en suis rendu compte qu’après.

Y’a eu la campagne de 2007. Je ne sais pas si les camarades s’en souviennent, mais la campagne d’Arlette Laguiller en 2007, a été une horreur, les affiches, ce que Arlette a dit durant cette campagne, c’était l’antithèse de ce que LO avait toujours dit, c’était d’une niaiserie ! Les affiches disaient « gauche molle, gauche dure » donc on se rapprochait des slogans de la LCR comme « 100% à gauche ». C’est moi qui m’occupait du matériel et quand j’ai ouvert et que j’ai vu les affiches j’ai dit : « C’est pas possible, on va pas coller ça ». On a collé ça !

Et la campagne de 2007, la première qui a appelé a voté Ségolène Royal, c’est Arlette Laguiller, le soir du premier tour, à 20h, habillée en blanc en plus, elle a tout de suite appelé à voter Royal et moi j’ai osé dire que j’étais pas convaincu. Donc là, AG de section, tous les camarades se réunissent et là, je m’en prends plein la gueule, « gauchiste ». Donc il y avait un doute.

Immédiatement après, on nous réunit en septembre 2007, pour nous dire que, pour sauver l’organisation, on allait devoir s’allier parce que Arlette Laguiller allait disparaître, qu’il fallait qu’on ait des Arlette locales pour concurrencer Olivier Besancenot, donc des élus locaux qui puissent faire parler de nos idées dans la presse locale. On s’allie avec qui on peut pour avoir des élus. Y’aura trois semaines de campagne, tout le monde s’en foutra après… Le soir, bouffe de congrès, comme on dit, tous les camarades sont là, et moi je dis «  je ne suis pas complètement convaincu ». Mais si Hardy a dit qu’il fallait s’allier avec le PS, alors tous les camarades suivent. C’était l’antithèse de ce que LO avait toujours dit. On reprend les arguments du PC, ce que LO a toujours critiqué. Là j’ai essayé de discuter, mais c’était en fait impossible et j’ai quitté LO à ce moment-là, et j’ai rejoint la Fraction5 en 2008, mais ça a vite pété entre moi et eux parce que la Fraction c’est la caricature de LO. J’ai rejoint le NPA, c’est là que j’ai croisé Philippe dans le petit réseau libertaire du NPA, et quand le NPA a décidé d’aller aux élections en 2012, j’ai dit stop. J’ai dit non à l’électoralisme trotskyste qui prend trop d’énergie. J’ai donc tout coupé, mais c’est grâce à des gens comme José, honnêtement, José Chatroussat est important pour moi, c’est à travers toi, que j’ai découvert, dans ma recherche des gens comme Holloway, au travers de ce que tu écris, ça m’a permis d’aller fouiller ailleurs.

Aujourd’hui je suis auto-militant politique sur des bases anarcho-communistes, je ne sais pas comment dire.

Ivan : Auto-militant, ça je ne connaissais pas… (rires). Non, non, mais je respecte, faut trouver des inventions hein, vu la situation (rires) !

3) Ivan, 51 ans, 17 ans de militantisme à LO, professeur de sociologie à l’Université de Lille 1 – IUT A

Ivan : J’ai commencé à militer en 1983, j’étais au lycée Henri-IV à Paris, de parents de gauche assez engagés. Mon père avait dirigé la section du 13eme arrondissement au PSU. Ma mère avait eu des engagements à la CFDT, dans l’aide psychanalytique aux jeunes (BAPU), puis dans le milieu associatif. J’étais de gauche, mais pas aussi marxiste que LO : je me souviens de ma première question au cours de LO (j’avais 17 ans) : « vous parlez des ouvriers mais c’est quoi les ouvriers ? ». J’ai eu des activités de recrutement dans la jeunesse, on faisait des groupes de jeunes, on organisait des cours marxistes à Henri-IV et ailleurs. J’ai développé un groupe de jeunes étudiants aussi à Rennes, et même à Berlin. J’étais spécialisé dans le recrutement, mais, paradoxalement, si LO y consacre beaucoup de forces, c’est pas une super situation pour l’intégration dans LO. Par définition, on est orientés vers l’extérieur et moins sous le contrôle interne. Or, on était plus apprécié pour sa capacité à être docile que pour sa capacité à construire.

Première exclusion de LO : « T’es trotskiste mais pas de chez nous »

Cinq ans après mon enrôlement à LO, j’ai commencé à critiquer le fonctionnement. J’ai écrit un texte interne (un « bulletin intérieur ») dans lequel je critiquais le manque de débat contradictoire et d’initiative des jeunes « extérieurs » (ou intellos). Par exemple, après avoir recruté pas mal de jeunes lycéens, on échouait à trouver des jeunes travailleurs. Du coup, il me semblait normal voire souhaitable qu’on fasse une commission entre recruteurs pour proposer des idées. Mais en fait on ne pouvait rien proposer, la politique n’était pas de notre ressort. La parenthèse de l’armée en 1989 m’a permis de réfléchir, loin de la pression du groupe. A mon retour, ils m’ont viré au bout d’un moment parce que je critiquais le fonctionnement, avec le prétexte d’un grave manquement au service d’ordre (SO) : « On peut pas faire confiance à ce camarade ». En réalité, quand on commence à douter et que l’on veut davantage de droit à l’initiative, on se met forcément en dehors des clous, dans une telle organisation. D’ailleurs le chef du SO le savait bien. On m’a donc mis à pied puis on ne m’a jamais réintégré. Si cela se trouve, je suis encore juridiquement membre ! Mais à ma demande d’explication, on m’a répondu : « t’es trotskiste mais pas de chez nous ».

Construction d’un groupe et seconde exclusion, de la Fraction-L’Étincelle

Alors j’ai dit que cette réponse ne me satisfaisait pas et que j’allais essayer de trouver des réponses par moi-même, en militant de mon côté. J’ai fait un groupe de jeunes entre temps, pendant 3 ou 4 ans (groupe Istrati) et puis ensuite on s’est rapproché de la Fraction-L’Étincelle. Ils étaient trop contents de trouver du sang neuf, une bande de jeunes parce qu’ils avaient eux aussi été mis au ban de l’organisation. Et quand on est mal vu à LO, on se retrouve tout seuls et tout nus ! Alors la Fraction nous a accueilli à bras ouverts, vu qu’ils étaient 40-50 assez atteints par leur mis au ban et nous on leur apportait 30 jeunes… Ils nous ont associé à la direction de la Fraction. Et puis une fois qu’ils ont digéré les jeunes, ils m’ont viré. Le prétexte a d’ailleurs changé, ils ont commencé par dire que j’avais parlé à des sympathisants de choses internes, mais comme un vieux militant de boite s’est solidarisé, ils ont laissé tomber ce grief. Ils en ont trouvé un autre quand je me suis engueulé avec une militante, que j’ai poussée dans un geste d’énervement. Le grand chef a dit que c’était le procédé classique des staliniens… Moi, après une phase d’intégration et de collaboration, j’étais à nouveau mal à l’aise devant la reproduction du moule LO qui se dessinait et eux ils pensaient donner des gages de conformité à LO en virant le vilain petit canard dont LO ne voulait plus.

Dans la Fraction, on avait formé une opposition avec deux copains ouvriers, Nesca et Granier, dans le but explicite de ne pas reproduire LO et de saisir l’occasion qui se présentait après 1995 pour faire un regroupement politique différent avec des bouts de la LCR et de VDT, qui avait été viré de LO (cf. récit de José). On s’est vite retrouvés isolés. Les réunions de direction du vendredi soir étaient devenues un enfer, comme celles du CE de LO. On ressortait tout pâles, et Granier avait coutume de dire : « il faut manger de la salade et boire de l’eau fraîche ! ». Mon exclusion a eu lieu en public, en AG, à main levée (60 pour, 10 contre, 5 abstentions, de mémoire).

Ce qui m’a le plus frappé, ça été l’attitude d’une jeune militante, J, que j’avais recrutée au lycée et avec qui on s’était défoncés comme rarement je ne l’avais fait, durant un mouvement lycéen. Elle avait été un peu médiatisée. Pour voter mon exclusion, elle s’est balancée sur sa chaise, de façon à se cacher derrière quelqu’un, pour que je ne la voie pas… Ensuite, quand je lui ai demandé pourquoi elle m’avait viré, elle m’a dit : « pour intégrer le groupe ». Il y a un conformisme assez fort dans ces groupes. Cela dit, les efforts de conformité avec LO n’ont pas vraiment réussi à la Fraction, car LO a fini par les virer aussi, collectivement. Et la plupart des jeunes sont partis – mais après en avoir trouvé d’autres, ce qui fait que le turn over est compensé par les nouveaux remplaçants, comme à LO.

Après, j’en ai eu marre de cette matrice organisationnelle devenue artificielle, souvenir lointain du léninisme. Ce qui m’importait, c’était de saisir les occasions, d’être réactif. C’est ce que j’ai essayé de montrer avec le groupe que j’ai créé, que l’on pouvait se construire en tirant partie des occasions (on a fait de l’entrisme à la JC et au PCF, on a aidé Droit au logement…), alors même que la situation n’était pas favorable (d’après eux-mêmes). C’est toujours un peu ce que je fais, en essayant d’être réactif aux opportunités d’action qui se présentent. Je suis militant d’occasion(s)… ! D’ailleurs c’était ce qui était proposé à l’origine, je me souviens encore de Hardy qui disait : « notre sport, c’est le vol à voile dans la tempête ! ». Au lieu de cela, on a bien ramé !

4) Silien, 47 ans, 4 ans de militantisme à LO, 12 ans dans sa succursale

(Fraction L’Étincelle de LO), ouvrier et écrivain

A propos de l’exclusion d’Ivan, ce qui suit, prouve le pas net de l’entreprise. A la dernière Fête de l’huma où j’ai mis les pieds, vers 2009, je dirais, au détour d’une allée, avec Ivan, nous tombons sur un ancien militant de la Fraction L’Étincelle. Le zigue va tout droit adhéré au PCF de sa ville, Alès. Tout indisposé, il se justifie. On lui a rien demandé. Ses explications rapport à l’exclusion d’Ivan, tout aussi tortueuses. Après des tours et détours, il finit par sortir : « C’était un emmerdeur, cherchant toujours la petite bête ! »

Prisonnier d’un rituel

Je suis rentré à Lutte Ouvrière en 1992. Rentré entre guillemets. Jamais intégré. Sympathisant pour parler avec leurs termes. Très vite, l’entité te montre qu’il y a hiérarchie entre les individus. Liaisons, liaisons évolutives, non évolutives, sympathisant, bon mauvais, très bon, militant… sont leurs jargons. Même en restant à la périphérie, ces appellations arrivent à tes oreilles, au détour d’une activité militante. Faut pas chercher bien loin, pour voir ce qui tourne pas rond là-dedans. Très vite on voit, il y a des trucs qu’ils cachent. Ils disent pas tout à tout le monde. Je voyais ça au rendez-vous au café avec La camarade. Pour être formé au trotskisme que j’y allais au café. Tu contestes, tu te trouves très vite à la marge. Tes dires sont notés. Être ouvrier chez Citroën Aulnay sert à rien. L’envie de se battre contre un patron de choc, pas plus. Au lieu de cela, mon activité militante pendant quatre ans : aller jouer au billard, voir des navets au cinéma pour gagner du monde au trotskisme. Le tout encadré par des jeunes militants étudiants. Point culminant de la semaine, la vente du journal au marché du dimanche matin. Le tout orchestré par les rendez-vous hebdomadaires avec La Camarade au café.

Un jour, un militant de la Fraction vient me voir : « T’as raison d’être contestataire ! »… Je me dis : Voilà, la porte tant cherchée pour me battre contre mon patron !… A ce moment, le rituel évolue, en plus des activités Lutte Ouvrière, je vois clandestinement un dissident.

D’un rituel à l’autre

A la Fraction, très vite, je constate idem que ça tourne pas très rond non plus. Ils veulent pas jouer franc jeu. Ça éclaire : « Ne dis pas que tu nous vois ! Essaye de leur gagner du monde ! »… Malgré tout, on parlait tant du sésame : Être intégré ! Être un vrai militant !… Banco, je rentre à la Fraction. Ça finit par se savoir chez Lutte Ouvrière, malgré les précautions imposées par Mody. Quatre années de camaraderie militante rayées d’un trait de plume. Mes anciens camarades, me connaissent plus. Hardy fera même passer un mot pour qu’ils ne m’adressent plus la parole à Aulnay.

La Fraction, c’est la caricature en pire de Lutte Ouvrière. Je vois déjà que ça va pas là-dedans non plus. J’étais pas grande gueule. Pas l’aisance pour parler en public. Incapable de prendre la parole dans une réunion où il y a du monde. Impressionné. Les réunions sont animées par un trio, je découvre : Nesca, Bill (Granier), Ivan. Un drôle de trio. Infernal pour la direction de La Fraction L’Étincelle. Pour moi, leurs dires sont des plus intéressants. Largement plus que celui des autres. Je dis ça, dans l’une de mes premières réunions de cellule. Que n’ai-je pas dis là …

Le Trio infernal

La Fraction L’Étincelle, c’est comme le reste du trotskisme. Du micro stalinisme. Bill (Granier), Ivan, Nesca proposaient une autre politique vis-à-vis des sections exclues de Rouen et Bordeaux. Faire un nouveau parti d’égal à égal. L’élite des gérontocrates : Illy, Flores, Zara, Oba, Romain, Fanny, Mody, Ropa… voyaient les choses autrement. Leurs ambitions, refaire Lutte Ouvrière en plus petit. Convaincre des militants exclus de continuer, de quémander envers les liquidateurs une réintégration, ça relève de la folie pure. Ils en avaient soupé. Le terme est faible. Une exclusion, c’est un traumatisme très grave, traumatisme pouvant mener loin…

La fusion entre les deux entités ne pouvait pas se faire. De la mauvaise politique des gérontocrates, c’est Bill, Ivan et Nesca qui ont payé la note. Harcèlement jusqu’à départ pour Bill et Nesca. Exclusion pour Ivan. Un jour Nesca m’a déclaré à titre privé : « Après chaque AG, j’étais vidé ! La vie des sectes c’est fini pour moi !… ». Il a quand même rejoint le NPA à Besançon.

Alain Delon à dit un jour : « Je rends hommage à Jean Gabin où je veux et quand je veux ! »… A Bill dirigeant de plusieurs grèves chez Renault, qui a quitté le PCF pour rentrer chez les trotskistes, je rends hommage quand je veux et où je veux. Quitter le parti (PCF), ça voulait dire quelque chose. Voir comment les trotskistes de tout bord l’ont traité, j’en suis toujours révolté, meurtri… Une des causes principales faisant que je peux plus blairer les trotskistes vient de là. Je rends hommage à Ivan pour le texte qu’il a dit aux funérailles de Bill (en annexe). Les hypocrites étaient remis à leurs places. Les dirigeants de la Fraction L’Étincelle ne sont jamais allés le voir pendant sa maladie. Ils le dénigraient auprès des jeunes. A cause de son charisme, fallait pas qu’il gagne en influence.

Bill n’était plus trotskiste à la fin de sa vie. J’affirme ici ne l’avoir jamais été. Avec Lutte Ouvrière je n’ai jamais adhéré à cette idéologie. Ma vie, La révolution trahie, c’est barbant, ça m’a jamais donné l’envie d’en lire une ligne de plus. Les mauvaises langues diront : « Il n’a rien compris ! » Il n’y a pas besoin de comprendre pour pas être d’accord !… Proustien, célinien, balzacien !… Ça oui. La Fraction, loin d’être étincelante, m’a jamais rien demandé là-dessus. Hommage lui soit rendu…

A propos de l’exclusion d’Ivan

Ivan a été exclu, par vote à main levée, en AG. J’ai levé la main contre son exclusion. Tout tremblant que j’ai voté contre. Sous les regards inquisiteurs électriques… J’avais peur de voter contre, ça veut tout dire. Mody avait briefé tous les camarades de sa cellule. Il a mis tout son poids pour faire voter l’exclusion d’Ivan. Je précise, c’était la cellule dont je franchissais les portes tous les dimanches… Dénigré Bill et d’autres… était aussi une des spécialités du bonhomme. Mes rapports avec lui, n’ont jamais été amicaux. Ils étaient cordiaux par obligation… Mody a jamais apprécié que je rapporte ça. Son image de sympa, ouvert en prenait un coup auprès des anars de Saint Ouen. A un vieux militant mao de ma ville, il trouve rien de mieux à dire : « C’est la Fraction L’Étincelle qui a obligé Lutte ouvrière à constituer un comité de grève à Aulnay !… » Pour avoir vu sa constitution dans les trois grèves, je réplique : « C’est un affabulateur, les propositions fractionnaires tombaient comme un cheveu dans la soupe. Le comité, c’était dans leurs cartons pour manipuler les ouvriers !… » .

Inutile de préciser : les autres gérontocrates ont fait pareil dans les autres cellules pour faire exclure Ivan… Ironie du sort, J, qui a sûrement voté pour s’intégrer à un groupe : pendant tout son séjour à la Fraction L’Étincelle, Ropa, chantre du futur site Matière et révolution, n’a cessé de lui pourrir la vie : « C’est une petite-bourgeoise ! »…

L’éternel retour

A la Fraction, j’ai tenu jusqu’à 2008. Toute exclusion ou départ est forcément politique. Ils veulent faire croire le contraire. En culpabilisant, dénigrant le militant qui part ou est viré. Tout procès politique est perdu d’avance par l’accusé. Ils connaissent les procès de Moscou sur le bout des doigts. Pour eux, c’est dans un dé à coudre. C’est l’une de leur spécialité. Ils ont un appareil pour ça… Appareil renouvelé au gré des départs compensés par des arrivées. L’entreprise de lavage de cerveau est présente avant, pendant, après… Le devenir psychologique des partants, le cadet de leurs soucis : « C’est des petits-bourgeois ! »… La meilleure, c’est que ces clanculs ! Cires pompes Lutte Ouvrière !… viennent dire, après tout ce que je leur ai balancé dans les réunions, que je ne suis pas parti sur des bases politiques !… Que j’ai jamais mentionné qui je voyais à l’extérieur de la secte !… Les camarades qui sont partis, sans rien dire, sont des victimes aussi. J’ai toujours une pensée pour eux. Même pour ceux cachant leurs divergences… Le leitmotiv des dirigeants trotskiste après le départ : « On découvre qui c‘était ! »… se passe de commentaires.

Dernière citation

En quittant la Fraction L’Étincelle, la dernière phrase de Mody : « Tu vas te retrouver tout seul ! »… Où est l’émancipation là-dedans ? Paradoxe, depuis mon départ, une fois les messages stéréotypés abandonnés, créant des barrières, car débités sans écouter l’autre, je connais beaucoup de monde. Tous milieux confondus, des portes se sont ouvertes. La vie est vue autrement. J’écris…

5) Jeanne, 29 ans, 5 ans à LO, au chômage

Alors moi je pense que je vais avoir un discours un peu différent de ce qu’on a entendu précédemment. Déjà, je fréquente toujours Lutte Ouvrière, mais disons que j’ai un statut vraiment particulier, je ne suis pas capable de vous dire si je suis militante, sympathisante (rires dans la salle), je ne sais pas vraiment ce que je suis et je pense que c’est déjà un truc à analyser.

Un statut particulier

En écoutant les interventions, je me souviens petit à petit, de comment j’ai rencontré LO. En fait, j’étais lycéenne à Paris, et y’avait un jeune qui venait souvent devant le lycée distribuer des tracts et avec qui je discutais souvent, je discutais avec lui pendant des heures de politique, mais il ne m’a jamais dit clairement, à quelle organisation il appartenait. Grâce à lui, j’ai commencé à lire et à m’intéresser de plus en plus à la politique. Ensuite je me suis inscrite à la fac, et je suis sortie avec un militant de LO de longue date et il me parlait déjà de toutes les critiques que vous venez de faire, sur le fait que c’était une secte, sur le fait qu’on pouvait pas les critiquer, mais moi je l’avais pas vraiment vécu donc je m’en rendais pas compte.

Avant tout une étudiante

Je me suis inscrite en socio, et pour mon sujet de mémoire j’ai décidé de travailler sur l’idée de révolution chez les militants révolutionnaires et c’est comme ça que j’ai rencontré LO, pas en tant que sympathisante, mais en tant qu’étudiante. Pour mon mémoire, j’ai dû faire des entretiens avec des militants du NPA, de LO, du POI et les anarchistes de AL et FA et unanimement, les camarades que je fréquentais me disaient que j’arriverais jamais à pouvoir faire des entretiens avec des militants de LO et puis même si j’y arrivais, ils me feraient un discours tout fait et me diraient ce que je voulais entendre…J’ai quand même tenté ma chance et j’ai contacté comme je l’ai fait pour toutes les orgas, via le site de LO, les responsables de deux arrondissements de Paris, j’ai eu des réponses négatives, mais aussi positives.

Alors effectivement, un des deux responsables d’arrondissement que j’ai rencontré, m’a posé plein de questions, croyait que j’étais journaliste, se méfiait beaucoup et me donnait des réponses lisses, globales, peu personnelles. Il me disait qu’il n’aimait pas les sociologues, quel était le métier de mes parents… (rires dans la salle), personne ne s’intéresse à LO, pourquoi je veux travailler là-dessus, c’est bizarre… J’ai tenté de le rassurer, en lui disant que j’avais des idées proches des leurs, mais que je ne connaissais pas assez et que justement, j’espérais mieux les connaître. Je me souviens qu’il m’avait demandé que je lui envoie les retranscriptions d’entretiens (je me souviens maintenant qu’une militante de la FA qui était d’ailleurs sociologue, m’avait demandé cela elle aussi). Je constatais donc qu’effectivement, ils étaient assez méfiants et fermés.

Des témoignages alarmants

Par la suite, j’ai rencontré des militants du NPA, notamment un, qui m’a beaucoup marqué, il avait été exclu de LO, c’était un ancien de la Fraction qui était chargé de TD à la fac. J’ai fait un de mes entretiens les plus longs avec lui, je m’en souviens parce qu’il s’est mis à pleurer, mais vraiment à chaudes larmes, en me parlant de son exclusion. Il avait exclu parce qu’il parlait trop, critiquait trop, posait trop de questions et remettait trop en cause ce qu’on lui disait notamment parce qu’il ne s’était pas identifié aux bons personnages lors des formations de lectures obligatoires (rires dans la salle), lui s’identifiait aux « méchants » on lui disait donc que c’était pas normal, qu’il se trompait, au bout d’un moment on lui a donc dit qu’il ne pourrait pas rentrer à LO et à donc il a été exclu. Il a rejoint la Fraction.

Les préjugés : du vrai et du faux

Du coup, avec tout ce que j’avais entendu sur LO, je n’étais plus assez neutre, j’avais perdu « la neutralité axiologique ». Il fallait que j’oublie tout cela, et que je me fie simplement aux entretiens et aux observations. Et c’est à ce moment-là, que j’ai réussi à obtenir un entretien avec un responsable d’arrondissement, et dès le premier entretien je me suis très vite entendue avec ce retraité. C’est pour ça que je pense avoir un rapport assez particulier avec LO, en tant qu’ancienne étudiante mais aussi personnellement, parce qu’en fait je n’ai découvert LO qu’à travers cette personne-là et maintenant c’est une personne dont je suis très proche. Évidemment, j’ai pu vite constater la gérontocratie, LO manque cruellement de jeunes, j’ai pu aussi remarquer l’uniformisation et la similitude, les ressemblances entre les militants, notamment chez les femmes.

Sympathisante, un statut privilégié ?

J’ai des amis à la Sorbonne, qui distribuent le journal de LO, à l’entrée de la bibliothèque, je leur demande s’ils vont à la fête de LO le week-end suivant, ils me répondent que oui, ils y seront, mais qu’ils ne pourront pas aller aux concerts, parce qu’ils seront de corvée de poubelles…Je leur demande donc depuis combien de temps ils militaient à LO, ils me répondent depuis 10 ans, et me retournent la question, à laquelle je réponds, depuis à peine deux ans, je leur dis que je trouve cela bizarre, puisque je serai moi-même chargée de tenir un stand à la fête, ce que je croyais réservé aux vieux militants. Moi-même étonnée, je comprends vite que j’ai ce privilège car je suis amie avec un militant important du parti. Je voyais bien que j’avais le droit à un traitement de faveur…

Une relation sincère ?

En fait, ce que je me demande maintenant, et ce qui est un peu difficile pour moi à envisager, c’est si cette amitié a été et est sincère, du coup, je suis dans une espèce de dissonance cognitive. J’ai des doutes quant aux intentions de mon ami. Cette amitié est-elle vraie ou est-ce qu’au fond c’est pour me faire rentrer dans le parti, pour garder un œil sur moi parce que cette personne sait que j’ai fait un mémoire sur les organisations anticapitalistes, puis que j’ai commencé une thèse, depuis arrêtée, je sais pas trop… J’ai déjà pu assister donc à des réunions, des discussions avec des militants de LO, des préparations de meeting, mais c’était toujours en tant que thésarde, même s’il ne me présentait pas comme ça aux autres camarades que je rencontrais.

Pendant un moment j’ai complètement arrêté de les fréquenter, j’étais plus proche du NPA, mais pour des raisons d’affinités personnelles, de liens ou même d’ambiance j’ai toujours préféré mes liens avec LO bien que je ne partage pas toutes leurs idées mais plus celles de la FA et du NPA. Même en ayant arrêté ma thèse, ce que mon ami sait, je continue toujours à les voir, le voir lui, avoir quelques privilèges parfois. Je n’ai pas d’activités et de militantisme réguliers, je leur donne un coup de main de temps en temps, sans qu’on me demande de rendre des comptes sur quoi que ce soit.

II – DISCUSSION THÉMATIQUE

La liberté des sympathisants

Ivan : Voilà, y’a des poches comme ça. Ce militant, il ferme un peu les yeux sur ton cas, parce que ça lui permet d’exister en dehors de son quotidien militant, y’a des zones comme ça, de liberté, et même, bien souvent, une schizophrénie, chez des militants qui d’un côté sont des purs et durs, et de l’autre… ils s’éclatent, j’ai vu des gens de la génération un peu avant moi, qui étaient d’un côté, des soixante-huitards accomplis, par exemple, Arlette, elle avait des tonnes de petits copains, enfin une vie pas du tout monacale, mais à côté de ça elle pouvait incarner l’autorité la plus austère quoi !

Hervé : Ce camarade n’est plus tout jeune, et LO c’est complètement déprimant. Moi quand j’ai quitté LO, l’idée c’était, « on va crever » donc les camarades de cette génération-là, tiennent, mais ils ont besoin d’une bouffée d’air, ils ont besoin de s’aérer, mais sans être en confrontation avec l’orga. A partir du moment où quelqu’un est sympathisant à LO, il n’est plus évolutif, donc de ce fait le camarade qui l’a en charge fait un peu ce qu’il veut, car il n’y a, plus de contrôle de l’organisation. Quand il a une relation évolutive, la cellule fait gaffe, demande des comptes. Comme sympathisante, tu es un peu devenue la chasse gardée du vieux camarade. Beaucoup ont trois, quatre sympathisants à gérer, ça leur donne de l’air. Ils vont à des concerts ensemble, des choses que LO interdirait, mais là, en fait c’est leur manière de respirer en dehors du parti. Et je suppose que la relation, elle est sincère avec toi. Cette personne a besoin de ces bouffées d’air tout en ayant un rapport politique, on se voit dans des cafés, en mélangeant discussions politiques et vie personnelle. J’ai partagé ma vie pendant longtemps avec une sympathisante LO, qui était donc non évolutive qui était en liaison avec une militante, ça discutait de tout sauf de politique au final. En voyant les sympathisants, ça leurs permet de respirer, la vie elle est là ! C’est compliqué pour eux, parce que c’est à la fois sincère, tout en étant dans un cadre dit « militant ».

Entrer et sortir

La salle : Vous critiquez forcément pour expliquer votre départ, mais pourquoi vous êtes entrés et restés ?

Silien : Je suis resté pour avoir un soutien à PSA Aulnay. Problème de taille, mon boulot de boite était uniquement axé sur le recrutement de collègues de travail ! Secte Moon quand tu nous tiens !

Ivan : Pour ne pas se trouver tout seul après LO, il faut pouvoir bénéficier de l’aide « d’ambulances », notamment d’ex-militants qui s’occupent des ex-militants. Et puis il y a des événements comme la grève, ou le fait d’écrire un bouquin, qui permettent de faire de nouvelles rencontres.

En rentrant dans LO on a un élargissement des horizons, sur l’histoire internationale. Une fois que le carburant est emmagasiné, il ne s’évapore pas comme cela. Donc on dure. Et puis il y a la crainte de se retrouver tout seul, vu que l’on a tout mis dans un seul panier. Même si, justement, ceux qui partent en ont aussi les moyens : moi j’avais par exemple comme ami-e-s des sympathisants pas totalement inféodés, je venais d’un autre milieu politique et j’avais des contacts avec la LCR.

Hervé : Quand je voyais les autres groupes après 1986, les seuls qui ont discuté politique avec moi c’était LO. Ça t’ouvre. Tu découvres une cohérence et tu as une ouverture sur le monde. Après toi, manipuler les concepts, tu n’as pas le droit. Tu dois rester un technicien de la révolution. Qui tu es toi pour avoir des idées nouvelles. Marx et Trotsky ont inventé des choses dans une période révolutionnaire, maintenant il se passe rien. Et puis il y a la pression du groupe, tu es entouré par un groupe dont tu partages la vie, les vacances, tout. Après la phase d’enthousiasme tu as la phase où tu t’accroches. Durant le CPE je chialais tous les soirs : « ils sont devenus fous ! »

José : Moi j’avais vraiment comparé tous les groupes dans ces années-là, et VO avait les meilleures analyses. Avec Hélène, ma compagne, on ne voyait pas les choses comme les anars du coin, qui restaient entre eux. A LO, il y avait des grandes gueules, il y avait Vic6, qui envoyait balader Hardy. LO était les seuls à vouloir s’imposer aux staliniens. Le stalinisme c’est un barrage mais on ne va pas s’arrêter. Il y avait des incidents partout, devant Berliet ou Rhône Poulenc. Les idées de LO étaient raccord avec les ouvriers. La belle formule de Hardy indiquait que LO voulait jouer un rôle : il fallait « saisir les événements par les cheveux ». Jusqu’en 78, après ça a changé. Mais on avait plein d’activités et de liens créés au travers ces activités. Il y avait aussi la volonté de mettre en avant les femmes. On bossait sérieusement pour les exposés publics, on faisait des recherches. Par contre, au CE c’était des psychodrames terribles. Et, avec la création de la Fraction, l’ambiance était devenue irrespirable. Du coup, je laissais les sympathisants à l’extérieur pour ne pas les intégrer : « ils sont très biens, on en reste là ».

Garder la cohérence empêche la diversité

Wil Saver : Je voudrais pointer le lien entre la doctrine, la formation, la cohérence, la discipline et le manque de démocratie. Une organisation disciplinée ne peut pas souffrir de divergences en son sein. Faire des propositions alternatives menace l’unité de l’organisation. Il y a fermeture de l’organisation pour éviter la contradiction. Par contre, moi j’aimais bien la sobriété des militants de LO, et je les respectais pour cela, ils étaient humbles. Ils ne fanfaronnaient pas.

Hervé : Dans ce cadre, il y a une vérité politique, scientifique. Elle est détenue par les camarades les plus compétents. Il y a une hiérarchie implicite et explicite. Tu n’as pas le droit d’être en désaccord : tu n’es pas en désaccord, tu n’as pas compris. Et puis le particularisme individuel est le résultat d’une pression petite-bourgeoise.

Est-ce que la domination dans LO était celle des petits-bourgeois sur les prolétaires ?

Patrick Bruneteaux : Je ressens une schizophrénie : on parle des classes, mais aussi des gens. On ne fait pas son auto-analyse. Est-ce que vous ressentiez une culpabilité d’être des petits-bourgeois quand vous l’étiez ?

Ivan : Ça dépasse l’analyse sociologique. Hardy ou le système d’Hardy mettait en cause tout un chacun : tu pouvais être complexé parce que tu n’étais pas un prolétaire ou bien tu pouvais être mis en cause parce que tu n’étais pas un intellectuel. J’ai entendu par exemple un militant ouvrier répondre à mes questions sur le fonctionnement : « Mais moi je sais pas, moi, c’est vous les intellectuels, les futurs Lénine et Trotsky ! ». Il y avait une distribution généralisée du complexe, une culture très élitiste et à certains moments elle était renforcée. Dans les années 80, le slogan officiel de recrutement de jeunes c’était : « Il faut trouver les meilleurs élèves des meilleures classes des meilleurs lycées ». Et d’ailleurs, pour défendre Hardy qui n’a pas fait que du mauvais dans cette histoire, je dirais que lui aussi avait une espèce d’humilité incroyable. Je me souviens de l’avoir vu pour la première fois dans une réunion interne à la Mutualité qui disait, en faisant le geste d’un espace avec ses bras, « Moi je ne suis pas un grand intello. Entre Trotsky et moi, il y a de la marge ! ». Il ne se considérait pas comme un grand intellectuel et au fond il n’en voulait pas autrement que comme des lieutenants fidèles. Ce refus de penser par soi-même, il se l’appliquait à lui-même. Il avait un acte de contrition permanent et il fallait que tout le monde le fasse aussi, il fallait fermer sa gueule devant les grands ancêtres.

D’ailleurs Barta7 avait aussi le culte des ancêtres : il y avait les gens de la IIIème Internationale, dont il était issu, c’était des gens sérieux et il y avait des petits-bourgeois occidentaux. Il faut quand même faire passer un peu de ce sérieux bolchevik qui vient de la Grande Révolution et qui risque de disparaître. En même temps, il avait une capacité d’analyse du monde. Et je dirais que ce que Barta avait comme rapport vis-à-vis de la transmission, Hardy l’avait encore plus et puis ses successeurs encore plus : une espèce de montée en puissance du rôle des ancêtres au fur et à mesure que les ancêtres disparaissaient ! Barta au moins a du s’autoriser à penser par lui-même parce que Trotsky avait disparu. Hardy a repris sa pensée, mais pour conserver sa pensée, car les grands éclairages avaient été donnés par Barta avant et il ne s’agissait pas d’innover. Pour donner un exemple, les cours marxistes qu’on faisait ils arrivaient rarement à mai 68 : à raison d’un par semaine et en commençant au Moyen Âge, c’était difficile !

Alors la question posée, c’est peut-être le rapport à la formation. Quand ça finit la formation ? A LO, cela ne finissait jamais. Les militants sont de plus en plus savants, ce sont des mémoires, ils ont tout lu, on peut les brancher sur n’importe quoi. Mais il n’y a pas d’actualisation de la pensée. Pour se lancer dans ce vaste monde qui n’est plus celui des ancêtres. La transmission c’est très bien, tu ne vas pas ignorer la culture, et lire trois lignes, mais cela doit s’arrêter. Les ingénieurs reçoivent une formation générale intensive, ça les marque à vie. Mais ça dure deux ans. Après, ils sont confrontés à la vraie vie et ils disent d’ailleurs souvent que cela n’a rien à voir avec ce qu’ils ont appris ! A LO, ça s’arrête jamais, on est toujours en présence d’un formateur, ou de gens à former. Ça n’a rien à voir avec la classe sociale, ça n’a rien à voir avec l’ancienneté. Je me suis souvent trouvé en situation de me faire briefer par des plus jeunes que moi. Je me souviens d’un petit gars qui débarquait, moi j’avais milité dix ans, et il m’expliquait sur un ton docte ce qu’il fallait faire dans les lycées. Parce qu’il était dans la ligne, donc moi j’étais une merde.

Hervé : Oui, le rapport à la tradition, Hardy répétait : « Il faut passer la coupe propre ».

L’art et la révolution

José : Oui mais le paradoxe, c’est que dans les topos, il ne fallait pas mettre des citations de Marx, Lénine ou Trotsky. Je me suis fait critiquer un article sur la tragédie grecque, avec une citation de Marx tirée des Grundrisse. Un petit groupe de militants zélés, dont Florès et Zara, sont venus m’engueuler sévèrement à la fin du CE « parce que cet article n’avait pas sa place dans notre journal ».

Silien : Le trotskisme n’a produit aucun écrivain, cinéaste, peintre, artiste digne de ce nom au XXème siècle. Le PC a eu ses artistes. L’art participe au rayonnement d’une idéologie. Le trotskisme en est incapable, il n’y a aucun roman trotskiste ! Il s’accapare les œuvres des autres, les romans des anars tant méprisés pour commencer. Leurs chanteurs aussi. Ils peuvent bien se dire révolutionnaires. La pensée unique les bloque. Toute production artistique ou politique n’avance qu’avec la recherche de nouvelles voies. Sans cette recherche, on n’évolue pas. Le monde évolue sans cesse. L’air du numérique commence à être dépassé. Eux, tellement supérieurs dans leurs têtes, imbu de leur idéologie… s’en rendent pas compte.

Hervé : Il y avait la volonté de donner un bagage général. Il y avait des stages romans aussi.

Irène Pereira : Il faudrait embaucher LO à l’Education Nationale !

Silien : Je serais resté à la Fraction je n’aurais jamais écrit une ligne. Tout texte est revu, il devient impersonnel. Le style qui en ressort est morne. Ils n’aiment pas les recherches formelles. Toute création stylistique se trouve ainsi tuée dans l’œuf. Même dans les feuilles d’usine, qui devraient être des ateliers d’écriture pour les ouvriers…  Je suis cinéphile, ils ne se sont jamais intéressés à ce que je pouvais dire sur le cinéma. Bill disait bien : « Pour eux, tu n’es qu’un ouvrier! »…  A présent, je parle souvent de cinéma avec des spécialistes. Beaucoup sont devenus mes amis…

Lutte Ouvrière aurait une fonction d’émancipation exclusive pour les masses, la bonne blague… Les anars de Saint Ouen que je fréquente souvent, font des cours de français. Ils essayent de faire lire beaucoup de défavorisés. « Chez Madeleine » est un lieu de valorisation de la culture (voir http://chezmadeleine93400.blogspot.com/). Les structures de droite doivent faire pareil. Les cathos, ils font lire les gens. A La Ferté-Gaucher dans ma lointaine enfance, la bibliothèque de la paroisse intégriste avait en même temps que des histoires de paysans ou chevaliers du Moyen Âge, les grands classiques en bibliothèque verte. Les auteurs de droite sont aussi émancipateurs, Balzac a écrit : « Je fais partie de l’opposition qui s’appelle la vie ». Une fois j’ai dit à Romain un militant historique de Lutte Ouvrière : « C’est pas Fanny qui m’a fait lire, c’est ma mère !… »

Patrick Bruneteaux : Il y a une culture autodidacte dans les milieux anars qu’on ne retrouve pas à LO, où au contraire on se réfère à la culture bourgeoise. De même, la prise de parole est plus longue à LO que chez les libertaires ! Zola a été évoqué comme un patrimoine minimal, ça me choque. Il y a plein de formes d’émancipation. Plein de gens qui vivent dans les squats, la biffe, la jungle pour la Martinique. Je trouve une espèce de condescendance des militants qui évoquent une pensée unique pour aller donner la becquée. Le prolétariat dans le monde est dans l’informel et dans la démerde au jour le jour. Il y a plein de lieux de créativité, on peut faire sans la grande culture, même s’il ne s’agit pas de la renier.

La force du lien social

Guy Lagrange : Je regrette de ne pas avoir de connaissances en psychologie de groupe. Je comprends bien l’attachement, mais il y a une sclérose sans volonté d’actualisation. En tant qu’anars, on disait : « On ne voit pas LO. On ne les connaît pas trop. Ils n’ont pas de volonté d’exister ? » Ca me dépasse.

Hervé : Tu intègres l’idée que tu es un petit soldat de la révolution. J’ai mis deux-trois ans après ma rupture avec LO à m’autoriser à avoir mes idées personnelles.

Ivan : Si tu mets tous tes œufs dans le même panier, tu es assez prisonnier des liens qui t’enchaînent. Je me souviens quand j’ai fait mon groupe à l’extérieur de LO, le groupe Istrati, j’ai dit à une copine : « Au fond vous êtes ma famille ». Je n’étais plus dans LO, mais je passais toutes mes journées à militer un peu comme on le faisait dans LO. Sauf qu’on avait davantage de marge d’initiative, on faisait ce qu’on voulait, avec le DAL, dans le PCF, ici et là, et donc c’était une possibilité d’élaboration tactique qu’on n’avait pas dans LO. Mais là où c’est pareil, c’est que si tu fais les mêmes activités tout le temps avec les mêmes personnes, tu vas être prisonnier. Ça me fait marrer, par exemple, les professeurs de sociologie qui parlent d’individualisme. Ce qui me plait pas dans cette idée, c’est de nier la force des liens sociaux qui les attache, parce qu’il faut voir comment certains professeurs prêchent l’individualisme, alors que c‘est tout un milieu de professeurs qui se voient souvent. On est tous dans un milieu social, plus ou moins riche, après on peut faire des cloisons étanches, peut-être qu’il faut cloisonner ses relations sociales entre elles, au boulot, la famille, les activités. Parce que nous on avait tout au même endroit et du coup si tu quittes tu perds tout et il faut tout recommencer.

Philippe Corcuff : C’est justement ce qu’un des pionniers de la sociologie allemande, Georg Simmel, a pensé sur l’individualisme. La différence entre la communauté rurale traditionnelle et la société urbaine moderne, c’est que les cercles sociaux s’élargissent, on ne vit plus sous le regard et le contrôle d’un petit milieu. Mais, en ce sens, l’individualisme, ce n’est pas l’absence de liens sociaux, c’est plutôt une configuration différente de liens sociaux.

Cependant, malgré vos critiques qui décryptent des procédures stabilisées de micro-domination, est-ce que l’apprentissage militant que permet LO n’est pas aussi, en tension avec l’autoritarisme interne, de manière plus atténuée en passant dans les mailles des contraintes, le vecteur d’une certaine émancipation ?

Ivan : Alors pour l’émancipation, je sépare la période de l’apprentissage de la suite, la formation et la déformation ! En période de stage, on avait une liberté de discussion. On était une bande de jeunes, avec une brochette de moniteurs expérimentés. Politiquement, ils ne craignaient rien. Mais nous on avait une ambiance de liberté de discussion extraordinaire. On lisait et on discutait toute la journée c’était super intéressant. Mais après on accède à une conscience personnelle. Si on a pu prendre la tangente à un moment, être dissident, ce n’est pas du fait de l’autonomie que nous a donné LO, c’est du fait de nos liens avec l’extérieur. Moi, par exemple, je passais mon temps à l’extérieur. Chaque fois que je convainquais quelqu’un, j’avais l’impression que je le perdais. En fait c’est qu’il lâchait ses arguments les plus forts, ses derniers arguments. Ce que je veux dire c’est que si on a pu prendre la tangente, c’est aussi parce qu’on était en contact avec d’autres milieux et d’autres choses.

Silien : Ceux qui m’ont conforté dans mon esprit de contradiction en plus des lectures non conventionnelles (Proust, Céline…), c’est Bill et Ivan. Boker dans une autre mesure. Les seules émancipations viennent d’eux. Pour les autres, des névroses qui me handicapent encore. Boker travaillait à Aulnay comme moi. Niveau syndical, je lui dois tout. Paradoxe de taille, Boker m’a appris à gueuler et à contester dans l’usine. A la Fraction L’Étincelle, c’était antinomique. Il gueulait à chaque débat important, après il se rangeait derrière les chefs. Un jour, il me dit : « Je vais partir ! C’est Bill qui a raison ! »… Je raconte ça à Bill, sa réponse fuse : « Il ne partira pas ! »… Pour Boker, un adage s’applique : Le parti n’a pas besoin de toi ! Tu n’es rien sans le parti !

Ivan m’a introduit dans un milieu qui n’est pas le mien. Le pied à l’étrier pour ouvrir des nouveaux horizons de connaissances. Parler avec des intellos au début, j’avais le cerveau qui bouillait. C’est comme courir un cent mètres pour qui n’a pas l’habitude. Les intellos de la Fraction L’Étincelle avaient honte de moi. Si j’exagère, j’en ai eu toujours cette impression. Pratiquement personne n’a jamais rien fait pour démentir ces sentiments. Les jeunes restaient entre eux… Ils ne m’invitaient qu’en cas de besoin d’ouvrier.

Voir des amis en périphérie m’apportait un air de liberté et de contradiction. La panique engendrée aux noms d’Ivan et Bill en dit long. Ils ne m’ont jamais interdit formellement de les voir, mais c’est tout comme. Ne rien cacher : plus ça marginalise, plus ça pousse vers la liberté !…

Est-ce une domination propre à LO ou transversale aux organisations ?

Dans la salle (résumé) : Des interrogations s’expriment en sens inverse pour savoir si l’expérience de LO est purement conforme à un modèle léniniste ou s’il s’agit de problèmes transversaux aux organisations politiques. Par exemple, il est fait état de la hiérarchie informelle à la Fédération anarchiste, où il n’y a pas officiellement de chefs, mais où les chefs sont connus, et d’autant plus puissants qu’informels. Et même dans les milieux religieux, où les traditions sont différentes, sur le fond, on est bien dans l’enjeu de la vérité, du bien et du mal, du pouvoir, de l’acceptation des différences. Enjeux de pouvoir, enjeux d’école, enjeux humains… D’autres pensent que le modèle léniniste accentue la pression élitiste et hiérarchique sur les organisations.

Ivan : C’est un peu délicat de trancher le débat sur les recettes organisationnelles. On ne croit pas qu’une recette organisationnelle nous mette à l’abri de tout pouvoir hiérarchique. Personne n’y croit plus aujourd’hui, mais en même temps on a tous des traditions organisationnelles, qu’il faut faire en carré, en triangle ou en rectangle… Par exemple on pense qu’il faut faire autogéré, c’est super… Alors, réflexions de camarades, anars il y a dix ans, « C’est vrai qu’on s’est fait casser la gueule à la Sorbonne parce qu’on avait fait une défense autogérée ». Donc réflexion des camarades, on va faire un centralisme militaire, mais pas politique ! Ah ça c’est vachement bien, ça veut dire que les militaires sont aux commandes et pas les politiques… (rires). Bref, c’est compliqué les recettes organisationnelles et à mon avis cela veut dire que faut que le truc soit pensé en fonction des situations et pas de toute éternité. D’ailleurs les ancêtres pensaient cela, Lénine a fait son truc en fonction d’une situation, mais il ne pensait pas que c’était généralisable partout. L’histoire ensuite a fait les choses d’une certaine manière. Les institutions persévèrent dans leur être…

Après, est-ce qu’on peut se faire tout seul ? Moi j’étais à Henri-IV et c’est par curiosité intellectuelle que j’ai voulu aller voir le gars avec qui discutait mon pote qui était devenu bon en histoire. Ça c’était la période de formation. C’est vrai qu’il y a deux moments dans ma trajectoire individuelle à LO, la formation et… la déformation, c’est à dire l’acceptation ou le refus d’un moule organisationnel. Et cette trajectoire est à replacer dans l’histoire, ou la période, dans laquelle on peut dire qu’il y a aussi deux LO, jeune et vieux. Les militants qui ont connu les années soixante témoignent de la liberté qu’ils avaient dans l’organisation par rapport aux années 1980, ils y allaient, il y avait la chape de plomb des staliniens qui structurait le combat. Par contre, il n’y avait pas que la tradition de la démocratie ouvrière, comme Charles Piaget qui disait à Lip que la réussite c’est quand les gens peuvent se passer des leaders…car Ils ont accédé à un niveau de conscience.

Mais en même temps dès le départ, il y a cette histoire de double ligne et il y avait toujours un aîné. D’ailleurs je n’ai connu que cela à LO : il y avait toujours un aîné, jamais de situation égalitaire. Il y avait toujours un responsable au-dessus, c’est le truc de l’avant-garde. Et Hardy s’était arrangé, d’après Richard Moyon, pour dégager tout alter ego. Donc la bande de jeunes égaux était drivée par un type au-dessus. Cela donne des bons effets dans tel contexte, mais dans un autre ça en produit des mauvais.

Alors est-ce que tout est rapportable à la question du léninisme ? Bon je pense que ça a été pensé pour une époque et que la société s’est transformée. Il y a juste un problème commun à toutes les traditions qu’on a : c’est la crise structurelle du support ouvrier. Aujourd’hui il y a plus d’hôpitaux que d’usines, ce sont eux qui quadrillent tout le territoire. C’est peut-être un peu vain de débattre de la bonne conception organisationnelle quand il y a un problème au niveau des forces vives.

Hervé : Le rôle des soviets a marché pour la révolution. Mais après, quand Trotsky construit l’armée rouge par exemple, il écrit qu’il faut qu’elle soit structurée. Exit le pouvoir soviétique ! Quand il parle des soviets ouvriers il dit que c’est des masses informes. D’ailleurs il y a très peu d’ouvriers en Russie, ce sont des soviets partout donc sans ouvriers. LO c’est pareil : face aux staliniens, elle s’appuie sur les comités de grève pour concurrencer les stals. Après, ils ont des positions syndicales, ça passe par la CGT. C’est une question de circonstances historiques, mais dès qu’ils ont la possibilité de verrouiller ils verrouillent. La démocratie ouvrière ce n’est que tactique.

Philippe Corcuff : Je ne crois pas à une intention permanente, un noyau dur complètement imperméable à la vie appelé « léninisme ». Là-dessus, les anars ont une vision trop figée du « modèle léniniste ». En réalité, le modèle peut se déplacer​ en fonction des situations, se modifier en fonction des circonstances. Et il y a des groupes plus ou moins sectaires, plus ou moins ouverts qui se réclament du même « modèle léniniste ». Cependant, la codification même de pratiques plus ou moins circonstancielles en « modèle léniniste » dote l’action d’inerties autoritaires et dogmatiques, qui entravent, de manière variable en fonction des moments, le pouvoir perturbateur et interrogateur de la vie.

La double nature contradictoire de LO : démocratie ouvrière et avant garde

Ivan : Lénine avait la volonté de prendre le pouvoir, bien plus que le respect de la démocratie tout court ou même de la démocratie ouvrière. Mais on ne peut pas réduire un parti à l’obsession de la prise du pouvoir, l’expérience ne se réduit pas à cela. D’ailleurs, il y a des gens qui sont débarqués à chaque fois que le parti fait des embardées. Dès le départ de LO, il y a deux lignes : Vic l’ouvrier anar, Hardy l’intellectuel trotskiste. Vic rejoint Hardy parce qu’il pense que c’est la meilleure chose à faire, mais avec un bagage anar qui va être plus ou moins transmis aux ouvriers de LO pour qui il est la référence.

José : Il y avait une structure dans LO, la commission ouvrière, c’était Vic qui était responsable. On discutait de manière très ouverte et intéressante des cas problématiques rencontrés dans les entreprises, et Vic donnait le ton. Il n’a jamais été désavoué dans ses points de vue par Hardy. Il y a une vraie contradiction. Je suis bien d’accord qu’il y a dès le début une ligne avant-gardiste, décrite dès la première phrase du programme de transition (« la crise de l’humanité se résume à la crise de la direction du prolétariat »). Là-dessus se greffe la dimension moraliste de LO. C’est un fil permanent à partir de Barta, l’importance de l’avant-garde et du moralisme qui l’accompagne. Il prend une importance invraisemblable à certains moments et puis après cela se tasse. A certains moments, on est plus dans l’aspect rencontre. Par exemple, quand Marcos rencontre les indiens zapatistes, c’est une rencontre. Il s’agit alors de s’élever ensemble, il n’y a plus d’hégémonie. Et puis à d’autres moments, il y a de la manipulation, comme dans certains mouvements jeunes, dirigés en sous-main par de grands manitous.

Moi j’ai été responsable de stage à LO. Les questions des jeunes me lançaient des défis. J’ai lu Descartes et Spinoza de leur fait. Ça me poussait toujours plus loin. On ne se rend pas compte comment se forment les espaces d’émancipation. Le parti bolchevik n’était pas un parti homogène, Lénine était souvent en minorité. Il y a eu des militants qui ont rencontré les masses et ils se sont compris. Idem à notre niveau quand on arrivait à monter un comité ouvrier de grève. La démocratie soviétique elle a fonctionné dans la région rouennaise je vous l’affirme. Il y avait une culture démocratique et même un Lénine anarchiste sur le fond dans son rapport aux masses révolutionnaires d’avril à octobre 1917. Ce n’était pas le cas de la LCR qui était contre les comités de grève et faisait confiance à l’avant-garde syndicale. Il n’y a pas eu de grand chef en 1995 à Rouen. On a fait notre tambouille à plusieurs groupes et le fait d’avoir des idées dans ces moments-là, ça peut marcher.

Silien : Je mets carte sur table ! Certifie ne plus être militant ! La politique en avoir soupé ! Ce qui a tué le communisme : le centralisme démocratique ! Comment changer le monde avec une dictature permanente et surtout comment ne pas continuer, après la prise du pouvoir ? Le mal était déjà à la racine ! Lénine et Trotski, de grands tyrans ! Après le coup d’état bolchévik, suite à la révolution russe, la répression, les camps !… La suite me vaudra de nouveaux amis entre guillemets ! Une habitude !… Mes expériences causent ! Aucune idéologie n’y échappe, autonomes, anarchistes compris !… Si t’es pas d’accord, c’est la marge !… J’attaque pas uniquement Lutte Ouvrière et ses sacripants fractionnaires ! Tout le monde sur le même plan ! Toutes des machines de broyage intégral !… Je suis anar au sens philosophique, pas idéologique ! Ethique !

La salle (une sorte de conclusion-ouverture) : L’art est peut-être ce qui échappe aux mouvements politiques ou religieux. La culture artistique a connu des intersections fortes avec la politique, mais aujourd’hui c’est moins le cas. En tous cas, le parallèle a été fait avec les autres endroits : le fait de dire que l’on n’a pas sa volonté propre existe dans plein d’autres organisations. Quand on a envie d’être accepté dans une organisation, on a tendance à oublier de réfléchir par soi-même, c’est un effort. Du coup si l’on est dans un endroit riche, intéressant, on se laisse aller. Comme l’expérience LO est une expérience forte, les leçons qui s’en dégagent peuvent être appliquées dans plein d’endroits.

1 Le groupe Socialisme ou Barbarie a été créé en 1948, sur une base marxiste, antistalinienne et conseilliste, notamment par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort. Il s’est autodissous en 1967.

2 Voix Ouvrière est un groupe politique, créé en 1956 et dissous en juin 1968, dont Lutte ouvrière prendra la suite.

3 UTCL : Union des Travailleurs Communistes Libertaires, créée en 1978, Alternative Libertaire prenant la suite en 1991.

4 Robert Barcia dit Hardy (1928-2009) était le principal dirigeant de Lutte Ouvrière.

5 La fraction l’Étincelle, dite la Fraction, est un courant oppositionnel au sein de Lutte Ouvrière entre 1996 et 2008, exclu en septembre 2008.

6 Pierre Bois (1922-2002), dit Vic, syndicaliste, animateur des grèves de 1947 à Renault, cofondateur de Voix Ouvrière, puis de Lutte Ouvrière.

7 David Korner (1914-1976) dit Barta, militant trotskyste d’origine roumaine, fondateur et dirigeant de l’Union communiste (1939-1950), ancêtre de Voix Ouvrière et de Lutte Ouvrière.

Les commentaires sont modérés (les points de vue non argumentés et/ou agressifs ne sont pas retenus).

Du national-étatisme dans la gauche radicale

Un débat à écouter entre Amselle, Boltanski, Corcuff et Esquerre

Introduction à un débat sur le confusionnisme national-étatiste à gauche

Par Philippe Corcuff

Le débat public de ce jeudi 10 mars 2016 au bar-restaurant Le Lieu-Dit dans le 20e arrondissement de Paris a été proposé par le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation). C’est un petit groupe pluraliste qui voudrait participer à la reformulation des repères intellectuels d’une gauche de l’émancipation, dans son versant libertaire. Et cela dans une période particulière marquée par une extrême droitisation politique et idéologique, un brouillard intellectuel à gauche ainsi qu’un confusionnisme créant des interférences périlleuses entre extrême droite, droite, gauche sociale-libérale et gauche radicale, les milieux anarchistes n’étant pas épargnés. Le groupe ETAPE fonctionne le plus souvent comme un petit groupe de recherche livrant seulement ensuite dans l’espace public les résultats de son travail. Mais les risques portés par le contexte nous ont conduits dans ce cas à une intervention publique. Il faut prendre alors ce débat du 10 mars 2016 à la fois comme une discussion pluraliste et comme une amorce de contre-offensive intellectuelle et politique face aux brouillages idéologiques qui progressent.

Les quatre intervenants sont des chercheurs en sciences sociales clairement engagés dans une gauche de l’émancipation qui ont publié en 2014 trois des principaux livres décryptant, sous des modalités pour une part différentes, les caractéristiques de l’extrême droitisation en cours :

– les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre avec le livre Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite (Bellevaux, Éditions Dehors) ;

l’anthropologue Jean-Loup Amselle avec l’ouvrage Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient (Fécamp, Lignes) ;

– et moi-même avec Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique »).

Aujourd’hui nous allons nous concentrer sur des ressemblances et des intersections entre certains thèmes ayant un certain succès dans les gauches radicales et des thèmes portés par les néoréacs et l’extrême droite : la double fétichisation de la nation (ou nationalisme) et de l’Etat (ou étatisme). C’est pourquoi l’intitulé du débat parle de national-étatisme. Or, tant les courants marxistes qu’anarchistes ont proposé un critique radicale de l’État, appelant sa disparition, et internationaliste du capitalisme, ouvrant sur une cosmopolitique. La pénétration de modalités diverses de national-étatisme dans les gauches radicales aujourd’hui constituent donc un double recul important.

On peut, avant d’écouter les interventions des uns et des autres, puis le débat qui a suivi, pointer quelques rapports entre les trois livres. Tout d’abord, il faut constater que le principal réside dans les convergences d’analyse des phénomènes idéologiques décryptés. Et surtout nous convergeons tous les quatre dans la prise de conscience des dangers de la période, peu ou mal perçus dans la gauche radicale, dont une certaine arrogance lui laisse penser qu’elle a toujours la main, alors que les dynamiques idéologiques et politiques sont plutôt du côté des ultra-conservateurs et de l’extrême droite.

Ensuite, notons trois différences entre les démarches des trois ouvrages, en tout cas de mon point de vue :

– avec Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, nous pointons une analogie des temps actuels avec les années 1930, alors que Jean-Loup Amselle insiste sur le contexte postcolonial des phénomènes analysés ; ces deux angles peuvent d’ailleurs se révéler complémentaires, car, par exemple, j’insiste sur le fait que l’analogie avec les années 1930 n’est qu’un des éclairages possibles, permettant de souligner à la fois des proximités et des dissemblances avec aujourd’hui ;

– la catégorie « rouges-bruns » est extensive chez Jean-Loup Amselle, visant l’ensemble de la galaxie ultra-conservatrice, intégrant en outre le philosophe Jean-Claude Michéa ou les Indigènes de la République ; pour ma part je vise par « rouges-bruns » des zones plus restreintes de l’ultra-conservatisme comme Alain Soral, passé successivement par le Parti communiste et le Front national ;

– je considère comme Jean-Loup Amselle que la notion d’islamophobie est pertinente pour pointer un racisme antimusulman particulièrement prégnant dans les sociétés occidentales, ce qui n’exclue par une recrudescence de l’antisémitisme ; Luc Boltanski et Arnaud Esquerre n’utilisent pas cette notion, vraisemblablement à cause de ses usages fondamentalistes.

Le débat a été animé par la philosophe et sociologue libertaire Irène Pereira.

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon et co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

Texte J-L Amselle

Frédéric Lordon ou « La Société pour l’Etat »

Par Jean-Loup Amselle

Ce texte est la version écrite de ma contribution au débat public du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) du 10 mars 2016 sur « Du national-étatisme dans la gauche radicale », avec Luc Boltanski, Philippe Corcuff, Arnaud Esquerre, animé par Irène Pereira. J’aborderai rapidement quatre points

1) Nécessité de ne pas faire de procès d’intention à Frédéric Lordon

2) Différences avec Philippe Corcuff, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

3) Souverainisme, nationalisme et infra-nationalisme

4) L’anthropologie souverainiste ou Lordon comme anarchiste à l’envers

1 – Pas de procès d’intention à Frédéric Lordon

Ce qui est visé c’est le souverainisme, le nationalisme et non la personne de Lordon qui se situe clairement à l’extrême-gauche. Il faut d’autant plus y prendre garde qu’actuellement l’analyse critique des idées d’un auteur quelconque est assimilée à un pamphlet, à une fatwa et celui ou ceux qui s’y livrent à des « procureurs de la pensée », des excommunicateurs (je renvoie ici au débat autour des idées de Kamel Daoud). Or, faut-il le rappeler, le débat et la critique des idées sont fondamentalement sains et nécessaires pour la clarification des concepts ainsi que pour l’existence d’une vie intellectuelle satisfaisante, condition première de la démocratie.

2 – Différences avec Philippe Corcuff, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

Dans mon livre Les Nouveaux Rouges-Bruns1, j’établis une différence avec Boltanski, Esquerre et Corcuff. J’estime que l’on n’assiste pas au retour des années 1930, des anticonformistes, etc., mais que l’on se trouve dans une conjoncture nouvelle marquée notamment par le rôle de l’ethnologie chez certains penseurs (Jean-Claude Michéa, Jean-Pierre Le Goff et, d’une autre façon, chez Frédéric Lordon), de l’écologie (Serge Latouche, Pierre Rabhi, Michel Onfray)) et du postcolonialisme. Un personnage comme Dieudonné, black anti-impérialiste, dans un premier temps, puis passé ensuite à l’extrême-droite est inimaginable dans les années 1930, même s’il existe des ressemblances entre ces deux périodes, telle que l’existence de transfuges passant de l’extrême gauche vers la droite-extrême droite et des positions ni droite, ni gauche (cf. Zeev Sternhell2).

3 – Souverainisme, nationalisme et infra-nationalisme

a) Le souverainisme est précisément une position ni droite-ni gauche, soutenue dans toute l’étendue du spectre politique. Il s’agit d’une structure déformable (ou d’un concept mou) qui peut être appropriée par tous les acteurs et qui est donc source de confusion, justement parce qu’elle ne permet pas de discriminer la gauche de la droite. Or, l’époque actuelle est caractérisée par une confusion extrême sur le plan intellectuel, idéologique et politique.

b) Le souverainisme est défendu à droite et à l’extrême-droite par Nicolas Dupont-Aignan, Jean-Pierre Chevènement, Jacques Nikonoff, Jacques Sapir3, Alain Finkielkraut, Eric Zemmour, Michel Onfray, Marianne, Causeur, Yves Roucaute, (passé du PCF à Valeurs actuelles), entre autres. Il est défendu à gauche et à l’extrême-gauche par Frédéric Lordon, Jean-Luc Mélenchon, Bastien Faudot (MRC) et également par Aurélien Bernier qui explique le déclin du PCF par l’abandon des mots d’ordre souverainistes. Mais, comme le dit l’écrivain Jean Rouaud, « le souverainisme est le cache-sexe du nationalisme. Il n’y a pas de souverainisme de gauche. Tout souverainiste est de droite. »

Le souverainisme et le nationalisme ont ainsi le vent en poupe parce qu’ils substituent des clivages et des luttes « verticaux » aux clivages et luttes horizontaux de classes4.

c) L’infra-nationalisme est hexagonal (« Bonnets rouges », nationalisme corse, basque etc..), mais également postcolonial (Parti des Indigènes de la République, CRAN, Brigade anti-négrophobie). Il ringardise la lutte des classes et propose un principe de souveraineté limitée revendiquée par des entrepreneurs d’ethnicité et de mémoire.

Frédéric Lordon est aussi en un sens postcolonial à propos de la nécessité de sortir de l’euro, à propos de la Grèce et de l’idée qu’il ne faudrait pas laisser l’idée de nation à la droite et à l’extrême-droite, car les prolétaires ont également une patrie. Cette idée était d’ailleurs déjà défendue par le PCF dans les années 1980, époque à laquelle Georges Marchais entonnait le mot d’ordre « Produisons français ». Ce courant national-communiste est toujours populaire comme en témoigne le relatif succès éditorial posthume d’un revenant, Michel Clouscard, édité par les éditions Delga. Cette maison d’édition gravite elle-même autour du groupuscule national-stalinien P.R.C.F (Annie Lacroix-Riz).

4 – L’anthropologie souverainiste ou Lordon comme anarchiste à l’envers

Lordon se veut spinoziste et son livre Imperium n’est, à certains égards, qu’une glose interminable de l’œuvre de Spinoza à qui on peut faire dire tout et son contraire à propos de la situation actuelle5. Mais, même si Lordon se veut spinoziste, il me paraît avant tout profondément hégélien. Chez lui, tout conspire dans l’histoire à faire advenir l’Etat, présent en fait, selon lui dès l’origine, dans les formes d’organisation sociale et religieuses les plus « primitives » comme dans les cas, choisis par lui à titre d’exemples, du chef guarani ou des fétiches congolais nommés nkisi. Tout pouvoir est donc assimilé par Lordon à un pouvoir d’Etat. C’est ce qu’il nomme les « Etats généraux ». Il y a donc, chez lui, une téléologie, une métaphysique et même une théologie de l’Etat mais, à la différence de Hegel6, qui classe et hiérarchise les sociétés en fonction de la présence ou de l’absence de l’Etat et de l’écriture – l’Europe étant placée au sommet de cette hiérarchie puisqu’elle possède les deux, et est donc la seule à pouvoir accéder à l’« esprit absolu » – Lordon postule que tout est déjà donné au départ dans une sorte de big bang étatique initial, l’histoire ne faisant que développer des formes primitives de l’Etat, déjà là.

La cible principale de Lordon, au-delà de l’internationalisme (dont il fait à mon sens une critique justifiée – l’internationalisme suppose la nation, personnellement je préférerai la notion d’a-nationalisme) – c’est donc l’anarchisme et ses cibles anthropologiques privilégiées sont les anthropologues anarchistes Pierre Clastres, Marshall Sahlins et James Scott qui, il est vrai, ont projeté leurs idées anarchistes sur les sociétés qu’ils ont étudiées ou commentées. Lordon est donc une sorte d’anarchiste à l’envers. Plutôt que de voir comme Clastres dans « la » société primitive un rempart contre ce monstre froid qu’est l’Etat7, toutes les caractéristiques de « cette » société visant, dans une sorte d’intentionnalité, à la préserver de l’apparition d’un appareil d’Etat coercitif, Lordon considère que toute forme de pouvoir clanique ou religieux préfigure en quelque sorte l’Etat.

Il y a donc chez lui une évacuation de l’analyse du processus historique d’apparition de l’Etat dans les sociétés exotiques, des nouvelles techniques de coercition qu’introduit l’Etat et du fait que les sociétés les plus primitives d’Amazonie, par exemple, n’étaient pas sans lien avec les Etats environnants comme l’Empire Inca. De même, dans d’autres régions du monde, en Afrique notamment, les sociétés dites lignagères sont souvent les sous-produits des empires et des royaumes, de sorte qu’aller rechercher l’origine de l’Etat dans le lignage revient à occulter les rapports synchroniques qu’entretiennent ces deux formes d’organisation sociale8.

Il y a donc chez Lordon, comme chez Clastres d’ailleurs, une sorte de monadisme ethnologique, qui consiste à isoler un type idéal de société « primitive » de son contexte historique et de son environnement géographique pour lui faire porter la couleur de ses idées.

Pour résumer : pas plus « la société contre l’Etat » de Clastres que la « société pour l’Etat » de Lordon ne sont des notions pertinentes et fondées de l’apparition de l’Etat : ce sont pareillement des fictions politiques à usage contemporain.

Jean-Loup Amselle est anthropologue et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris).

1 Jean-Loup Amselle, Les Nouveaux Rouges Bruns. Le racisme qui vient, Fécamp, Lignes, 2014.

2 Zeev Sternhell, Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France (1e éd. : 1983), Paris, Fayard, 2000.

3 Sur le passage de Jacques Sapir de l’extrême-gauche à une position favorable à une alliance s’étendant jusqu’au FN, voir Jean-Loup Amselle, « Jacques Sapir ou le piège du souverainisme », Libération daté du 31 août 2015, [http://www.liberation.fr/france/2015/08/30/jacques-sapir-ou-le-piege-du-souverainisme_1372467].

4 Sur ce point, voir Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France, Fécamp, Lignes, 2011, réédition 2015.

5 Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015.

6 Dans G.W Hegel, La Raison dans l’histoire (cours de 1822-1830), Paris, 10/18, 2003

7 Pierre Clastres, La Société contre l’Etat, Paris, Minuit, 1974.

8 Voir Jean-Loup Amselle, Logiques métisses (1e éd. : 1990), Paris, Payot, 2012.

Texte P. Corcuff

Pièges confusionnistes du national-étatisme dans la gauche radicale en contexte d’extrême droitisation

Par Philippe Corcuff

Ce texte est la version écrite de ma contribution au débat public du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) du 10 mars 2016 sur « Du national-étatisme dans la gauche radicale », avec Jean-Loup Amselle, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, animé par Irène Pereira. Cette intervention synthétique aura deux temps : 1) des repères schématiques quant à la galaxie nationale-étatiste dans la gauche radicale, et 2) quelques pistes alternatives simplement esquissées. Elle prend principalement appui sur mon livre Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014).

1 – Esquisse d’analyse de la galaxie nationale-étatiste dans la gauche radicale en France aujourd’hui

Dans mon analyse de l’extrême droitisation en cours, je distingue deux secteurs : 1) le plan partisan et électoral, avec le Front national, que je qualifie de « postfasciste »1, pour pointer à la fois des continuités et des spécificités avec les fascismes historiques ; et 2) un ultra-conservatisme idéologique, dans les médias, sur le marché éditorial, sur internet et sur les réseaux sociaux, à la fois xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste ; avec deux pôles, celui islamophobe et négrophobe incarné par Eric Zemmour et celui antisémite incarné par Alain Soral.

Je n’inclus pas les personnalités et penseurs plus ou moins associés à la gauche radicale, ou ayant un certain écho en son sein, dans ces deux cadres d’extrême droitisation. Je les situe dans une gauche confusionniste2, qui autorise des zones d’ambiguïtés et participe à désarmer les gauches vis-à-vis de l’extrême droitisation. Ceux qui disent que j’assimile des secteurs de la gauche radicale et l’extrême droite n’ont visiblement pas lu mon livre. Ces zones d’ambiguïtés ne concernent d’ailleurs pas seulement la gauche radicale, mais aussi la gauche sociale-libérale et sécuritaire de gouvernement, avec par exemple l’influence du géographe Christophe Guilluy et le professeur de science politique Laurent Bouvet, avec leur notion d’« insécurité culturelle »3.

Le fait de mettre en avant des « solutions » nationales et étatistes face à la mondialisation néolibérale du capitalisme, en particulier dans les débats autour de « la sortie de l’euro » ou de l’adoption d’un « protectionnisme national », constitue une zone d’intersection avec les thèmes ultra-conservateurs et d’extrême droite. Il faut toutefois préciser que ce ne sont pas les mêmes institutions étatiques et les mêmes conceptions de la nation dans les deux cas. Cependant, le danger, c’est à partir d’un petit ruisseau de gauche, même arrimé à une vision républicaine de la nation et plus démocratique de l’Etat, d’alimenter le fleuve du repli national risquant de principalement profiter, dans le rapport des forces idéologiques actuel, au « postfascisme ».

Je crains donc que les tenants à gauche de la sortie de l’euro et du protectionnisme national ne jouent aux apprentis sorciers de manière incontrôlée par rapport au contexte. Dans une analyse socio-historique, c’est le contexte (dont les rapports de force) qui donne leur sens aux idées, et pas le contenu précis de ces idées elles-mêmes. Pour comprendre les risques, il faut sortir d’une vision idéaliste, où le contenu détaillé des idées serait premier par rapport à leurs usages sociaux et historiques. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que des « solutions » principalement nationales et étatiques seraient largement inefficaces dans le cadre du capitalisme mondialisé actuel. Le national-étatisme contribuerait donc à désarmer les gauches face à l’extrême droitisation, sans vraiment l’armer socio-économiquement.

A partir de cette pente commune, il y a des variantes entre les auteurs et des degrés différents de dangerosité. Certains critiques manichéens des institutions européennes privilégiant conjoncturellement une voie nationale, comme Cédric Durand et Razmig Keucheyan, ou le protectionnisme national, comme François Ruffin, se contentent de désarmer la gauche radicale, en oubliant la critique des institutions étatiques et l’internationalisme. Aurélien Bernier est un des rares, se situant dans des perspectives analogues, à intégrer justement un volet de coopération internationale, mais qui apparaît infime par rapport aux composantes nationales. Aurélien Bernier, Frédéric Lordon et Jacques Sapir tendent, par ailleurs, à amalgamer souveraineté nationale et souveraineté populaire, en relativisant alors la critique des logiques oligarchiques à l’œuvre dans les dispositifs bureaucratiques, le pouvoir technocratique et la représentation politique professionnelle des Etats-nations contemporains.

Frédéric Lordon va plus loin. Tout d’abord, il n’arrive pas à maîtriser des propos essentialisants à tonalités germanophobes, par exemple quant il écrit dans son livre anti-européen La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique (Paris, Les liens qui libèrent, 2014), que « l’Allemagne (…) était mue simplement par le désir, mais frénétique et prêt à tout, de faire droit à ses idées fixes » (p. 87). Mais Lordon apparaît lui-même encore très policé et timide sur la germanophobie, car sur les listes internet des gauches radicales ont fleuri durant l’été 2015 à propos de la Grèce des propos affligeants comparant l’Allemagne actuelle au nazisme ou Angela Merkel à Hitler ! Ce qui, par ailleurs, fleurait bon un relativisme à tonalité négationniste. Et quand on a vu, par la suite, que la politique de Merkel vis-à-vis des migrants était plus ouverte que celle de François Hollande, la bêtise rhétorique au sein de la gauche radicale apparaissait encore plus ridicule rétrospectivement. Si Merkel était Hitler, que pouvait alors être Hollande ?… L’été 2015 a été particulièrement pathétique quant au processus de décomposition éthique, politique et intellectuelle de secteurs de la gauche radicale.

Mais revenons aux figures intellectuelles. Dans son livre de philosophie politique Imperium. Structures et affects des corps politiques (Paris, La Fabrique, 2015)4, Frédéric Lordon propose aussi la vision théorique la plus systématiquement étatiste, en faisant de ce qu’il appelle « l’Etat général » une forme nécessaire dans toute société passée, présente et à venir. Il y a là une intersection forte avec la droite conservatrice classique. Par ailleurs, dans un aspect plus localisé, moins central que la justification de l’éternité de l’Etat dans Impérium, Lordon avance une vision trouble de l’importance de « l’appartenance nationale » dans une approche quasi-organique basée sur les affects, opposée à une condamnation des « communautés politiques disséminées » (p. 190). L’enracinement national contre la dissémination : on a ici une accointance avec un thème de ceux qu’on a appelé « les non-conformistes des années 30 », bricolant entre fascisme et communisme, repris ensuite par le pétainisme. On a dans ce cas une intersection restreinte avec l’ultra-conservatisme et l’extrême droite.

Cependant, celui qui a été le plus loin dans les intersections stratégiques avec l’extrême droite, c’est l’économiste Jacques Sapir en prônant une politique d’union nationale pour sortir de l’euro associant notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen5. Ce point de vue a été condamné, fort heureusement, par Frédéric Lordon ou Cédric Durand.

2 – Vers une alternative anticapitaliste, libertaire et internationaliste

Sur les pistes alternatives, je serais encore plus bref dans le temps restreint qui m’est imparti.

Face aux pentes nationalistes d’abord

Est-ce à dire qu’il ne faille même pas discuter des solutions « techniques » possibles dans le domaine de la politique économique, proposant des protections nationales et/ou un retrait de l’euro, de crainte de nourrir l’extrême droite ? Non, mais il s’agit de prendre au sérieux certaines caractéristiques de la conjoncture idéologico-politique (en France, dans d’autres pays d’Europe et, avec l’élection de Donald Trump, aux Etats-Unis) voyant se développer des nationalismes xénophobes. Encore moins que dans une autre conjoncture, on ne peut pas avancer des mesures nationales qui ne soient pas liées à un volet consistant de coopérations internationales. Par exemple, il apparaît tout à fait envisageable d’explorer la sortie de l’euro comme une des hypothèses possibles, mais en dessinant alternativement une zone de solidarités renforcées entre des pays s’efforçant de décrocher des logiques néolibérales en Europe et ailleurs. Et/ou en faisant de la construction de mouvements sociaux européens et mondiaux un des axes principaux de l’action politique, en l’articulant avec des engagements locaux et nationaux.

Une telle démarche inviterait ceux qui mettent leurs espoirs dans des politiques publiques alternatives à partir des institutions existantes à se saisir des différents niveaux de l’action (local-national-international) et de leurs contradictions, plutôt que de s’enfermer dans un seul niveau (le cadre national). Elle inciterait, d’autre part, les libertaires et plus largement les militants des mouvements sociaux à déployer la mise en réseau des groupements d’individus solidaires du local au mondial, à développer des jumelages dynamiques (entre communes, mais aussi sections syndicales, associations, coopératives, AMAP, etc.), à préparer des grèves européennes et, au-delà, des marches internationales pour la dignité. Cela stimulerait le milieu associatif afin de donner une portée politique aux ressources cosmopolites (comme le bilinguisme, le maintien de liens familiaux et culturels, les échanges associatifs, etc.) présentes dans des milieux populaires et des couches moyennes travaillées par plusieurs vagues d’immigration. Ce qui ouvrirait sur une cosmopolitique populaire.

Face aux pentes étatistes ensuite

Il s’agirait de préserver les fonctions sémantiques et protectrices des institutions publiques tout en se défaisant des habitudes étatiques et de l’Etat. Je parle de fonctions « sémantiques », au sens des analyses fournies par Luc Boltanski des institutions en tant que fournissant des repères partagés d’orientation6, et de fonctions « protectrices », au sens des analyses du sociologue Robert Castel sur les institutions de protection sociale (sécurité sociale, systèmes de retraite et assistance chômage)7. Il s’agit d’envisager l’horizon d’institutions sans Etat ; l’étatisme pouvant être appréhendé comme une logique d’intégration hiérarchique de l’ensemble des institutions autour d’un axe unique. Je renvoie sur ce plan à mon livre de 2015 Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte publié aux éditions du Monde libertaire.

Ces pistes visent à redonner vie aux muscles anti-étatistes/libertaires et internationalistes de l’anticapitalisme affaiblis par la vague national-étatiste actuelle. Dans cette perspective, les nationaux-étatistes de gauche sont autant des adversaires politiques et intellectuels d’une gauche libertaire d’émancipation que les sociaux-libéraux sécuritaires au gouvernement. Gangrénées d’interférences et de complaisances, les gauches radicales sont encore loin d’en prendre conscience en France.

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon et co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

1 Sur la notion de « postfascisme », voir aussi Philippe Pelletier et le groupe Nestor Makhno de la Fédération Anarchiste, Du fascisme au post-fascisme. Mythes et réalités de la menace fasciste. Éléments d’analyse, Paris, Éditions du Monde Libertaire, novembre 1997, et Enzo Traverso, Les nouveaux visages du fascisme, Paris, Textuel, 2017.

2 Voir aussi Philippe Corcuff, « Après le Brexit et Trump : confusionnisme à gauche et extrême droitisation idéologique », revue en ligne Les Possibles (éditée à l’initiative du Conseil Scientifique d’Attac), n° 12, hiver 2017, [https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-12-hiver-2017/dossier-la-droitisation-des-politiques/article/apres-le-brexit-et-trump-confusionnisme-a-gauche-et-extreme-droitisation].

3 Voir Philippe Corcuff, « Christophe Guilluy et Laurent Joffrin : des néocons’ de gauche », site d’informations Rue 89, 8 décembre 2014, [http://rue89.nouvelobs.com/2014/12/08/christophe-guilluy-laurent-joffrin-neocons-gauche-256452], ainsi que « Face à la montée du FN, la dérive des « néocons » de gauche », Libération daté du 31 mars 2015, http://www.liberation.fr/politiques/2015/03/30/face-a-la-montee-du-fn-la-derive-des-neocons-de-gauche_1231682].

4 Pour des critiques, voir Philippe Corcuff, « En finir avec le « Lordon-roi » ? Les intellos et la démocratie », site d’informations Rue 89, 4 février 2016, [http://rue89.nouvelobs.com/2016/02/04/finir-lordon-roi-les-intellos-democratie-263066], et Jérôme Baschet, « Frédéric Lordon au Chiapas », site Ballast, 9 mai 2016, [http://www.revue-ballast.fr/frederic-lordon-au-chiapas/].

5 Voir Jacques Sapir, « Réflexions sur la Grèce et l’Europe », blog RussEurope, 21 août 2015, [http://russeurope.hypotheses.org/4225], et « Quelle campagne présidentielle ? », site Russia Today en français, 13 septembre 2016, [https://francais.rt.com/opinions/26268-quelle-campagne-presidentielle].

6 Dans Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

7 Voir notamment Robert Castel, entretiens avec Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001.

La gauche, les libertaires et les enjeux spirituels

Introduction à un débat passionnant

Par Philippe Corcuff

décembre 2016

Le jeudi 16 juin 2016 a eu lieu au Balbuzard Café dans le 10e arrondissement de Paris un débat public organisé par le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation). Le thème ? La gauche, les libertaires et les enjeux spirituels. Drôle d’idée !

Les participants invités à introduire le débat avec une salle pleine et attentive ?

– Jean Birnbaum, journaliste et directeur du Monde des livres, qui avait publié en début d’année un livre riche en questionnements pour les gauches : Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil, janvier 2016) ;

– Jocelyne Dakhlia, historienne et directrice d’études à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), spécialiste de l’islam, et auteure notamment du livre Islamicités (PUF, 2005) ;

– Michael Löwy, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du « judaïsme libertaire » et de la théologie de la libération en Amérique Latine, auteur notamment des livres Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale (1e éd. : 1989; réédition aux éditions du Sandre en 2009) et Sociologies et religions (avec Erwan Dianteill, tome 2 et 3, PUF, 2006 et 2009) ;

– et moi-même, maître de conférences de science politique, co-animateur du séminaire ETAPE et maître de conférences de science politique, qui avait récemment publié le livre Pour une spiritualité sans dieux (Textuel, avril 2016).

Paul, membre à l’époque de l’ex-groupe anarchiste Regard Noir, animait le débat. Une des originalités du groupe Regard noir dans le milieu anarchiste français a été de s’être engagé sur le terrain antiraciste dans la double lutte associée contre l’islamophobie et contre l’antisémitisme, ainsi que de lier étroitement antiracisme, antisexisme et politique de classe.

Questions spirituelles et raison sensible

Les questions posées initialement étaient celles-ci : la gauche en général et les libertaires en particulier peuvent-ils se saisir des enjeux spirituels, en une acception non nécessairement religieuse, renvoyant à l’exploration individuelle et collective d’un sens à l’existence humaine et de valeurs ? ou sont-ils handicapés par leur méfiance historique vis-à-vis des religions ? Comment répondre au dessèchement spirituel propre à la logique capitaliste de l’argent-roi comme aux absolus meurtriers du djihadisme ?

Il ne s’agissait pas de mettre en accusation le milieu anarchiste, mais de l’aider avec des ressources proprement libertaires comme avec des ressources extérieures, à interroger certains de ses impensés, afin qu’il puisse rebondir pratiquement vis-à-vis de certains enjeux politiques actuels :

– participer à l’émergence d’alternatives face à un djihadisme mortifère, en menant donc de manière plus soutenue un combat politique contre les fondamentalismes islamistes passant par la réactivation d’un imaginaire émancipateur ;

– mettre davantage en avant la composante du sens et des valeurs face à l’assèchement existentiel généré par le capitalisme ;

– prendre à bras le corps le combat contre l’islamophobie, entendue comme la stigmatisation et l’essentialisation des « musulmans » dans les espaces publics occidentaux justifiant des discriminations à leur égard, sans pour autant faire aucune concession aux ennemis irrémédiables de l’humanité que sont les djihadistes.

Les interventions introductives des invités ont éclairé des aspects complémentaires dotés d’intersections, avec aussi des différences. Ce fut un débat pluraliste. Mais le plus passionnant et émouvant vint de la salle, notamment à travers les récits d’expériences singulières, porteuses de tensions ou d’articulations entre spiritualités, croyances religieuses et orientations libertaires. Un exemple significatif : le témoignage de la chanteuse Catherine Le Forestier (sœur de Maxime), convertie un moment à l’islam au cours des années 1970.

Ce débat fut une expression fragile de la possible mise en relation de la raison critique et de la sensibilité sous la forme d’une raison sensible. Vous pouvez écouter maintenant sur le site libertaire Grand Angle l’intégralité des interventions et du débat qui les a suivies et participer après coup à un moment magique qui ne doit rien à l’irrationnel mais à des interrogations et à des émotions simplement humaines.

Déformations de la vérité dans une brochure de la Fédération Anarchiste sur l’athéisme

En septembre 2016 a paru une étrange brochure publiée par les Editions du Monde libertaire avec le label « Fédération Anarchiste » : Athéisme, de René Berthier et Loran (collection « Repères anarchistes », 26 pages, 3 euros). Elle se présente principalement comme un procès public pour péché d’agnosticisme contre un militant de…la Fédération Anarchiste, moi-même ! Dans la partie rédigée par René Berthier, trois fois est répétée une phrase dont il avance avec certitude qu’elle aurait été prononcée lors de la séance publique du séminaire ETAPE du 16 juin 2016 lors de son introduction : « la FA a un problème avec les religions » (p. 6). Or, cette phrase n’a pas été prononcée en public ce jour-là, l’enregistrement le prouve.

Voilà ce que j’ai dit dans mon introduction du 16 juin qui pourrait avoir un rapport lointain avec cette phrase, mais sans référence critique à la Fédération Anarchiste :

. « C’est plutôt de traiter de l’embarras de la gauche et des anarchistes par rapport à la question religieuse et plus largement aux questions spirituelles »

. « D’abord le premier point c’est peut-être en quoi la gauche et les libertaires sont paralysés par la question spirituelle. »

. « Alors d’abord le problème de la gauche et des libertaires ».

. « Alors la gauche a historiquement un problème avec les religions et, par contrecoup, a souvent du mal à traiter des questions spirituelles. »

. « De larges fractions de la gauche et des anarchistes ont développé une suspicion légitime à de nombreux égards vis-à-vis des religions. »

En réaction à mon intervention, voilà ce qu’a dit René Berthier ce soir-là :

« Je m’appelle René Berthier. Je suis à la Fédération Anarchiste et à la Fédération du livre CGT, retraité. Corcuff dit souvent qu’il est un anarchiste néophyte. Ça fait quand même trois ans qu’il est à la FA, alors il faudrait qu’il arrête (…) Une des premières choses qu’il a dit ce soir, c’est que la FA avait un problème avec les religions. C’est pas vrai. La FA n’a pas de problème avec la religion, elle a un problème avec Dieu. »

Bref, par erreur, Monsieur Berthier a amalgamé dans son intervention les entités très générales « la gauche », « la gauche et les anarchistes », « de larges fractions de la gauche et des anarchistes » et « la gauche et les libertaires », dont j’avais parlé dans mon intervention à laquelle il répondait, à « la FA ».

Or ce qui peut apparaître comme un détail sans guère d’importance constitue une des principales justifications (une critique publique de la FA face à laquelle une critique publique sous forme de brochure aurait été légitime) donnée par les promoteurs de cette brochure et à sa labellisation par la Fédération Anarchiste. Depuis que l’on sait, grâce à l’écoute de l’enregistrement ci-dessous, que cette phrase n’a pas été prononcée, la brochure a continué à être diffusée et l’erreur n’a pas été corrigée. D’une erreur, la déformation de la vérité est donc devenue un mensonge, utilisé publiquement par René Berthier et par la toute petite minorité qui a souhaité et appuyé la réalisation de cette brochure au nom de la FA contre un de ses membres.

Quelques anarchistes influents de la FA ne manquent pas seulement de spiritualité, au sens non nécessairement religieux discuté dans notre débat du 16 juin, ils associent à des pratiques micro-bureaucratiques empruntées paradoxalement à leurs ennemis staliniens d’hier le ridicule.

Questionner plutôt que dogmatiser

Á l’inverse, le débat du 16 juin, dans son pluralisme et dans les tensions qui le travaillent, ouvre l’esprit aux questionnements. Plutôt que de dogmatiser, en lançant des bulles para-pontificales et des fatwas prétendument « anarchistes », c’est la voie des interrogations dans le respect mutuel qui a été privilégiée. Il est temps de découvrir ce moment éthique, politique et intellectuel intense in vivo !

Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

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Séminaire ETAPE n° 22 : Les libertaires et le Commun

Séance à partir d’un texte du sociologue Christian Laval, professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, co-auteur avec le philosophe Pierre Dardot de Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte, 2014, réédition La Découverte/Poche, 2015)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Wil Saver, militant d’Alternative Libertaire et co-animateur du groupe ETAPE
  • Rapporteur « critique » : Ivan Sainsaulieu, professeur de sociologie à l’Université de Lille 1
  • Une contribution de Philippe Corcuff, sociologue, membre de la Fédération anarchiste

Texte de Christian Laval

Commun : de quelques rapports que nous entretenons avec la « tradition libertaire »

Par Christian Laval

Répondre à la question des liens entre « libertaires » et « commun » supposerait que l’on identifie clairement une doctrine ou un courant politique homogène et que l’on cherche une proximité ou une distance entre cette doctrine ou ce courant avec ce que nous tenons pour principe politique révolutionnaire émergent. Je prendrai une autre voie. Ce que nous avons voulu faire, c’est saisir dans ses multiples dimensions ce principe du commun, doublement articulé comme forme d’autogouvernement et comme prévalence du droit d’usage sur le droit de propriété, tel qu’il se dégage des luttes, mobilisations et expérimentations contemporaines. Car pour Pierre Dardot et moi-même, ce qui importe n’est pas tant l’affiliation à tel ou tel courant historiquement constitué et codifié dans un corpus, mais la configuration nouvelle des luttes et des discours pouvant donner lieu à la constitution d’un nouvel imaginaire et à une gamme de pratiques ayant une rationalité semblable, que nous appelons « raison du commun » ou « principe du commun ». Ce principe n’est pas une abstraction vide. Il renvoie à des institutions concrètes que nous appelons des « communs ». Cela veut dire que les activités sociales de toute nature doivent pouvoir trouver des formes institutionnelles qui ont la double caractéristique de la démocratie et de la supériorité normative des usages collectifs sur l’appropriation privée. La révolution du commun, qui a commencé, ne prendra toute sa portée que lorsque dans tous les secteurs on passera de la domination néolibérale de la forme « entreprises » à la généralisation de la forme « communs ».

Pour étayer nos propos, nous avons, de la façon la plus libre, puisé dans l’histoire politique et philosophique ce qui pouvait nous servir de repères quant à une généalogie des figures du commun. Ce qui nous a amené à donner une certaine importance – ce qui était déjà le cas dans notre livre sur Marx d’ailleurs- à un certain nombre de propositions, de thèses et d’analyses qui sont inscrites dans cette tradition « libertaire ». C’est surtout sinon essentiellement Proudhon qui nous a intéressés. Plus encore, c’est à son endroit que nous nous sentons endettés. Ce qui ne veut pas dire que nous soyons de quelque manière des disciples. Il convient de comprendre qu’il y a là une filiation qui dépasse de loin le camp des « libertaires ».

La « force collective »

Proudhon nous intéresse sous de multiples aspects, et depuis assez longtemps. Sa théorie de la force collective comme son analyse de la captation de cette même force collective par la propriété et l’État sont à nos yeux des références fondamentales. Nos travaux ont toujours eu pour intention assez explicite de lui rendre justice sur un certain nombre de ses apports philosophiques et politiques. Dans Commun, c’est plutôt sous un angle critique et de façon indirecte que nous faisons référence à la théorie proudhonienne de la force collective, en mettant en question la manière dont les théories de Hardt et Negri supposent une spontanéité de la coopération sociale donnant déjà consistance sociale au communisme en faisant fi du rôle structurant du capital sur la coopération productive. C’est en effet pour nous revenir en arrière de Marx si l’on pense à l’usage très particulier qu’il fait (sans le dire d’ailleurs) de la théorie proudhonienne au chapitre XIII, IVe section du Livre I du Capital.

Il y a chez Proudhon une idée absolument fondamentale, qui est que toute production est œuvre commune et que la division du travail « à la Smith » n’est qu’une modalité très particulière d’une donnée générale, à savoir que la coopération est la base de toute activité économique, sociale et politique. Il n’est pas le seul à le dire. Vingt ans avant lui les coopérativistes anglais l’avaient dit de façon très explicite, mais Proudhon a une façon radicale de poser ce principe de la force collective et d’en tirer une sociologie et une philosophie qui mérite d’être reconnue et saluée.

Il y a donc chez Proudhon l’idée de ce que nous nous avons appelé l’agir commun et dont les premières formulations les plus explicites se trouvent bien avant chez des philosophes comme Aristote, que Proudhon d’ailleurs connaissait. « Vivre en commun, c’est agir en commun » écrit Aristote dans l’Éthique à Eudème. Ce dernier précise dans sa Politique que l’être parlant et politique vit avec les autres en mettant constamment en commun ses idées et ses paroles, la communauté (koinon) n’étant que le produit ou l’effet d’une participation à cette mise en commun. Ce que retrouve Proudhon, mais avec lui tout le socialisme naissant et une partie de la sociologie, c’est cette idée dynamique de la société comme production permanente issue d’une activité collective. C’est ce que Jaurès appellera joliment  la « grande action collective ».

Nous nous raccordons donc à une tradition qui est celle de l’agir commun, et qui est évidemment liée à l’émergence et plus tard à la résurgence de la démocratie comme forme politique de l’agir commun. De façon restreinte à Athènes, de façon élargie à l’époque du socialisme naissant. Cette idée du commun comme agir s’oppose évidemment à toute l’histoire archi-dominante qui a attribué pratiquement à des institutions politiques, religieuses puis économiques le monopole du « bien commun ». Car cette histoire est marquée par l’opposition constante à la conception démocratique de la société comme mise en commun et production commune. Toutes les grandes doctrines de philosophie politique, de théologie politique ou d’économie politique sont des doctrines de la dépossession, de l’appropriation du commun comme agir par les institutions politiques, théologiques et économiques. C’est précisément ce que Proudhon a saisi, comme on le voit très bien à la lecture de son ouvrage majeur de 1858, De la justice dans la Révolution et dans l’Église.

Communauté, communisme et commun

Proudhon nous permet de faire une distinction majeure entre des versions à beaucoup d’égards contraires de ce que l’on peut et doit entendre par « commun ». Ce point est décisif. Il oppose la force collective à la transcendance propriétaire et étatique, la coopération à la communauté, laquelle a trouvé dans le « communisme » sa forme théorique et politique nouvelle. Proudhon est certainement l’auteur qui a le mieux fait ressortir le caractère nouveau du socialisme, à partir d’une théorie de la société comme force collective. C’est à Proudhon que l’on doit, après les saint-simoniens, l’attaque la plus vive et la plus constante contre l’utopie communautaire considérée comme une régression vers un âge ancien de l’humanité. Dès son Premier mémoire sur la propriété en 1840, Proudhon fait du communisme une réaction archaïsante au triomphe insupportable de l’ordre propriétaire. Loin d’en être le dépassement, la théorie politique de la communauté ne fait que cultiver une nostalgie impuissante pour un ordre antérieur et révolu de l’humanité.

Sa critique de la communauté porte principalement sur les contraintes qu’elle fait peser sur la personnalité individuelle : « l’irréparabilité de ses injustices, la violence qu’elle fait subir aux sympathies et aux répugnances, le joug de fer qu’elle impose à la volonté, la torture morale où elle tient la conscience, l’atonie où elle plonge la société, et, pour tout dire enfin, l’uniformité béate et stupide par laquelle elle enchaîne la personnalité libre, active, raisonneuse, insoumise de l’homme, ont soulevé le bon sens général et condamné irrévocablement la communauté ». La communauté primitive est asservissement de l’individu à une autorité qui est oppression et servitude : « l’homme (…) dépouillant son moi, sa spontanéité, son génie, ses affections doit s’anéantir devant la majesté et l’inflexibilité de la commune ». Phrase étrange quand on sait combien, plus tard, Proudhon fera justement de la commune l’unité de base naturelle de son système fédératif. Mais il faut entendre ici que c’est bien la communauté ancienne, hiérarchisée et « totale » qui est récusée, de même que l’État qui contient pour lui tous les vices de la vieille structure. C’est ce qu’il condamnera dans le « système du Luxembourg », du nom de la commission dirigée par Louis Blanc en 1848, c’est-à-dire l’idée selon laquelle c’est à l’État de contrôler la production. « Le système communiste, écrira-t-il, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire, part du principe que l’individu est essentiellement subordonné à la collectivité ». Peu importe ici qu’il ne conçoive pas la modernité de la forme étatique, ce qui nous paraît plus important est l’opposition conceptuelle qu’il fait entre deux formes de « commun » : entre la forme communautaire asservissante et la forme communale comme cadre et expression de la liberté individuelle. C’est ce que Marx ne voit pas chez Proudhon qui à ses yeux reste un « petit-bourgeois » cherchant à concilier des inconciliables. En réalité, Proudhon conçoit mieux la voie propre du socialisme, celle d’un ordre nouveau qui ne reconduirait pas les vieilles formes de domination holistique. La grande « invention » de Proudhon, est double, elle est celle de l’autonomie des modes de coordination sociale et celle de l’immanence des règles normatives qui président à l’ordre social, en un mot elle tient à l’existence de la « société » comme forme d’organisation fondée sur une auto-genèse des normes de son propre fonctionnement. Ce « système d’immanence » de la « constitution sociale », de facto antérieure et de jure supérieure à toute constitution politique, est le résultat spontané des relations qui se développent dans la société. D’où la stratégie proudhonienne d’agir sur les relations elles-mêmes de toutes les manières possibles afin de développer et « d’équilibrer » les forces collectives, sources de bien-être et d’épanouissement. La solution proudhonienne est la « commutation » équilibrée contre la communauté despotique, c’est la justice dans l’échange contre l’égalité obligatoire imposée par un pouvoir centralisé niveleur. C’est une nouvelle logique de « faire ensemble » reposant sur la « mutualité » comme principe englobant (« l’idée »), et débouchant sur la « démocratie industrielle » comme moyen de contrer la « féodalité industrielle » par la création de « compagnies ouvrières », capables d’établir entre elles des modes d’échanges équilibrés, et sur un nouveau système politique fédéraliste qui traduira sur le plan institutionnel cette immanence de la norme à la vie sociale, seule façon d’enrayer l’essor « métaphysique » de l’Etat.

Comme l’a montré Pierre Ansart, ce mutuellisme doctrinal est largement issu des pratiques ouvrières des années 1830, en particulier celle des canuts lyonnais. C’est le besoin de solidarité entre ouvriers, c’est la lutte de résistance contre la pression de la concurrence et le chantage des négociants qui les poussent à vouloir créer des liens de solidarité pour ne pas être divisés face au poids de la « féodalité industrielle » et à l’arbitraire des négociants qui, par le monopole de leur accès au marché, imposent des prix bas aux producteurs.

Une société d’individus coopérant

Il n’est évidemment pas question de promouvoir aujourd’hui un « proudhonisme » à la manière d’une doctrine complète, à la fois scientifique et politique, comme on a pu fabriquer jadis un « marxisme » jouant sur tous les registres à la fois. Il convient plutôt de ressaisir un mouvement de pensée qui pour être essentiellement créatif ne cesse pas de s’appuyer sur une profonde compréhension du « social » comme dynamisme normatif issu de la coopération inter-individuelle. C’est sous cet angle que Proudhon nous aide à penser aujourd’hui l’émergence du commun comme principe politique, dans un contexte qui, évidemment, n’a plus grand chose à voir avec l’état de l’économie du milieu du XIXe siècle. Ce qui en fait, à nos yeux, l’actualité est le dépassement de l’opposition entre individualité et communauté, et sur le plan plus sociologique, de l’opposition entre individualisme et holisme.

Pour Proudhon, la liberté chez les Modernes, pour reprendre la formule dogmatique de Constant, ne peut s’entendre comme repli sur la vie privée. Elle est à définir non comme séparation de la vie sociale mais comme capacité à développer des « initiatives » prises seul ou à plusieurs. La liberté sociale est toujours « composée », ce qui veut dire qu’elle passe par la capacité de se lier aux autres et d’agir avec eux. Pour Proudhon, à la différence de Marx, le capital ne produit pas les bases de la coopération future. De la nécessité ne sort pas la liberté. La liberté sort d’elle-même, soit de la capacité de créer des formes autonomes de production et d’échange. Pour le dire autrement, et de façon assez anachronique, l’alternative à la propriété et à la concurrence n’est pas la communauté mais la coopération. Cette dernière compose certes une totalité irréductible à ses éléments mais sans se cristalliser en transcendance extérieure aux éléments composés. Le principe de la fédération qui structurera la vie sociale dans son ensemble, sera de même type : il mettra en relation des foyers différenciés mais sans les envelopper et les subordonner dans une hiérarchie gouvernementale.

L’institution de la force collective

Proudhon n’est pas seulement celui qui « découvre » la force collective à l’origine de la richesse des sociétés. C’est aussi celui qui réfléchit en termes d’institution alternative à la propriété privée et à la propriété d’État. En d’autres termes, c’est l’un des premiers théoriciens de l’institution de l’agir commun. Proudhon lutte sur deux fronts à la fois, puisqu’il condamne aussi l’individualisme libéral qui a perverti le droit. Contre l’« universalisme », qu’il soit traditionaliste ou communiste, pour lequel la communauté n’est qu’un super-individu qui absorbe toutes les personnalités singulières, et contre l’individualisme, qui ne voit dans l’individu qu’un être abstrait, isolé des relations sociales, il faut saisir la société comme un système complexe de relations et trouver une forme d’organisation qui corresponde à la nature même de ce système : « L’humanité comme un homme ivre, hésite et chancelle entre deux abîmes, d’un côté la propriété, de l’autre la communauté : la question est de savoir comment elle franchira ce défilé, où la tête est saisie de vertiges et les pieds se dérobent. » Comment échapper à ce balancement tragique entre propriété privée et propriété communautaire, entre l’« hypothèse individualiste » et l’« hypothèse communiste » ? La réponse qu’il apporte est des plus importantes. C’est par le droit social, le droit qu’invente la société, par l’institution que la société se donne à elle-même, que l’on peut dépasser l’antinomie.

Pensant la société future sous un angle résolument juridique et institutionnel, Proudhon écrit : « La civilisation est le produit du droit. » Dans De la Capacité politique des classes ouvrières, il affirme que l’infériorité des ouvriers réside dans leur ignorance de ce grand fait social qu’est la création juridique de nouvelles formes d’institution. Or c’est par le développement d’un droit économique et social qui leur est propre que les ouvriers trouveront la voie de leur libération. Comme le souligne Georges Gurvitch, interprète scrupuleux de la pensée proudhonienne, si la vie sociale est avant tout un tissu de relations les plus diverses, le droit, « chose capitale de la société », est la base de toute refondation sociale. Il s’agit de construire un « ordre juridique de la vie en commun », extra-étatique, qui réglera les rapports entre les individus sociaux, un droit qui ne s’imposera pas d’un coup mais se développera progressivement à partir du sol même de la société. Si un monde nouveau est possible, il ne peut se créer qu’à partir d’institutions établies sur les bases d’un droit social, c’est-à-dire d’un droit créé par la société et pour la société, en ceci différent de la tradition juridique d’origine romaine qui a fait du législateur la source de la loi. La ligne du Proudhon juriste est d’assurer la prééminence de la souveraineté du droit social sur la souveraineté étatique. Dans la dernière partie de l’œuvre, la constitution fédérale qu’il imagine obéit à l’idée que l’État n’est jamais ou ne devrait jamais être autre chose qu’une coordination d’unités locales ou fonctionnelles. Ce droit social qui renvoie à l’existence d’une société comme ensemble de relations doit être considéré comme supérieur au droit public de l’État et au droit privé de la propriété. Il leur est antérieur et a des sources incontestables dans l’existence d’une communauté sociale qui préexiste à toute constitution politique. Forme juridique de la nouvelle démocratie ouvrière, il se fonde sur un droit social coutumier fondamental qui organise la société à partir de ces groupements élémentaires, qu’il s’agisse de la famille, de la commune ou de l’atelier.

Le droit « redonne à la société à nouveau pleine possession de ses forces collectives originaires ». Cette récupération de la force collective est le véritable but à poursuivre, ce que n’ont pas compris la plupart des communistes et socialistes. Il s’agit pour Proudhon de faire cesser le « scepticisme juridique » des socialistes et des communistes, non pour des motifs purement théoriques, mais pour des raisons pratiques. La négation du droit aboutit au despotisme communiste.

Il convient d’organiser par le droit la force collective sans écraser l’initiative individuelle. La grande tâche du socialisme proudhonien est de la faire reconnaître et de l’organiser comme réalité sociale spécifique. Contre Louis Blanc, Proudhon montre que ce n’est pas d’en haut, par l’État, que la révolution va s’opérer, mais par le bas. Comme l’écrit Bouglé, qui résume la pensée de Proudhon, « il suffit que les citoyens s’entendent directement pour régler les conditions de l’échange égal. Une sorte de révolution moléculaire, une auto-régénération de la société civile s’opèrera ainsi, qui rendra inutiles toutes les reconstructions rêvées pour la société politique ».

C’est donc une nouvelle voie qu’il faut emprunter, celle de la « constitution sociale », contre l’« idée gouvernementale ». Pas de « plan du communisme », pas d’Idée utopique ou de grand principe moral – « l’attraction » pour Fourier ou le « dévouement » pour Cabet ou Louis Blanc –, mais une organisation juridique de la force de la collectivité. La méthode consistera à partir des rapports sociaux et des forces économiques, comme la division du travail ou la concurrence, pour aller vers la justice sociale et l’organisation du travail. C’est ce que désigne chez Proudhon l’expression de « socialisme scientifique » dans Qu’est-ce que la propriété ? Il ne s’agit pas de tout inventer à partir de rien, mais de s’en tenir à la vie même de l’organisme social qui réclame un règlement, il s’agit de partir des activités de travail, de production et d’échange, pour réaménager la société selon un droit nouveau issu des pratiques et des relations concrètes entre les individus, les groupes et les fonctions.

La « constitution sociale »

La constitution sociale n’est rien d’autre que l’auto-organisation juridique de la société qui, partant du constat des droits particuliers des différents groupements, en fait un droit commun formalisé des co-producteurs de toute la société. Les groupements de producteurs, de consommateurs, les mutualités, les copropriétés, les associations, les services publics secrètent un droit autonome et spécifique qui, tous ensembles, forment un ordre juridique propre qu’est la constitution sociale. La constitution sociale est donc la reconnaissance des formes juridiques plus ou moins organisées et explicitées qui régissent selon un principe de mutualité la vie collective à l’intérieur des groupes particuliers aussi bien qu’entre eux. L’action de ces forces collectives conduit à un ensemble de réglementations capables de résoudre les conflits, une sorte de justice commutative complexe et immanente aux rapports sociaux qui s’oppose au droit individualiste et au droit étatiste issus du droit romain traditionnel. Ce droit est en fait un « droit social », selon la formule de Gurvitch, issu des pratiques économiques et sociales, qui vise à organiser la division sociale du travail et à assurer la justice, c’est-à-dire la désaliénation des forces collectives, qu’elles soient économiques, sociales ou politiques, pour autant qu’on puisse distinguer les domaines. Ce qui fait l’originalité de Proudhon, c’est qu’il confie à ce droit social la fonction de la réappropriation des forces exploitées et aliénées.

Comment naît et se développe ce droit social ? Il est issu de la pratique collective, laquelle engendre une raison commune qui, à son tour, donne naissance à des règles sociales. Le droit est une instance intermédiaire, une médiation entre les pratiques et les idées. La société ne produit pas seulement des biens, elle secrète des idées et engendre des règles. Elle génère spontanément sa raison collective et sa conscience juridique propre. Ainsi, l’association effective des travailleurs, leur « co-participation » pratique à la production de cette force collective, conduit les associés co-responsables à combattre la concurrence en développant un idéal propre à leur classe. L’« idée ouvrière », c’est le principe de solidarité qui naît de la pratique co-productrice des travailleurs et qui doit régler, une fois trouvée la forme institutionnelle adéquate, la répartition du produit entre eux.

Le fédéralisme comme organisation sociale et politique

Chez Proudhon, c’est l’ensemble de l’organisation sociale et politique qui doit être remaniée par la constitution sociale. L’association nouvelle est dans un premier temps destinée à remplacer l’État, où l’on retrouve la grande idée saint-simonienne reformulée par Proudhon, selon laquelle le principe d’autorité, le gouvernement et la loi d’État seront remplacés par une nouvelle structuration « horizontalisée » de la société. C’est bien à partir de cette réalité première du travail, véritable substance de la société, que pourra et devra se réorganiser toute la société, selon la formule célèbre qui veut que dans la société future « l’atelier fera disparaître le gouvernement ». Cette idée générale de la révolution est bien résumée par la formule « dissolution du gouvernement dans l’organisme économique », qui constitue le titre de la septième étude de l’ouvrage Idée générale de la révolution. Cependant, à la différence de Saint-Simon, qui se défiait du droit et des juristes, l’unité est produite ici, non par le seul jeu des forces économiques, mais par le droit. « Ce que nous mettons à la place du gouvernement, nous l’avons fait savoir, c’est l’organisation industrielle, ce que nous mettons à la place des lois, ce sont les contrats […], ce que nous mettons à la place des pouvoirs politiques, ce sont les forces économiques, ce que nous mettons à la place des anciennes classes de citoyens, noblesse et roture, bourgeoisie et prolétariat, ce sont les catégories et spécialités de fonctions, Agriculture, Industrie, Commerce, etc., ce que nous mettons à la place de la force publique, c’est la force collective, ce que nous mettons à la place de la police, c’est l’identité des intérêts, ce que nous mettons à la place de la centralisation politique, c’est la centralisation économique. »  Proudhon a toujours marqué sa plus grande défiance à l’égard du gouvernement, qui est incompétent par essence lorsqu’il s’agit de changer la société, comme on l’a vu selon lui en 1848. Le nouveau droit ne sera pas étatique, il sera la forme juridique de l’association ouvrière, de la mutualité et de la fédération. Mais n’est-il nul besoin d’une organisation politique quelconque ? L’économie peut-elle absorber le politique en entier ou peut-on inventer une forme organisationnelle non gouvernementale ?

Quelle forme donner à l’ensemble ? Quelles relations doivent s’établir entre les unités collectives qui composent la société ? Dans ses derniers écrits, Proudhon cherche à faire coexister un ordre économique juridique et un ordre politique spécifique, qui n’en est pas moins homologue à la construction économique. La réponse est fondamentalement « fédéraliste ». Le principe fédéral exige que le pouvoir central soit toujours limité par les réglementations ou les droits des groupements particuliers. La fédération en tant que telle est un frein à la centralisation et à l’aliénation des forces collectives produites par les groupements locaux ou professionnels. Thème qui le hante depuis le début des années 1850, la fédération doit s’entendre chez Proudhon à la fois comme fédération des unités de production et fédération des unités communales. C’est par conséquent un fédéralisme universel appelé à englober tous les pays mais aussi tous les aspects de la société. La construction d’un système fédératif, aussi bien politique qu’économique, doit assurer l’équilibre entre deux formes de démocratie, la démocratie politique des communes et la démocratie industrielle des compagnies ouvrières. Là encore, le droit apparaît comme cette force d’équilibrage. Le principe fédératif permet d’équilibrer le conflit entre deux droits, le droit économique des associations et le droit politique des communes, grâce à la double fédération politique et économique agricole-industrielle.

Cette fédération politique de type communaliste reposant sur des liens de mutualité entre les cités n’annule pas la démocratie économique, elle la complète, elle se surajoute à la « fédération industrielle-agricole », laquelle permet le dépassement du particularisme de chaque groupement économique dans la fédération sans réduire son indépendance. Il semble bien que Proudhon, plutôt que de prolonger son antigouvernementalisme radical, se soit dirigé vers une conception de l’« autogouvernement » politique. L’idéal démocratique n’est-il pas «que la multitude gouvernée fût en même temps multitude gouvernante ?” écrit-il en paraphrasant Aristote.

Le principe du commun et la tradition libertaire

J’en viens maintenant à ce que nous avons repris de cette pensée à de nombreux égards fulgurante. Proudhon est sans aucun doute l’un des théoriciens majeurs de l’institution de la société par elle-même, de l’auto-mouvement (autokinesis) de la société dont la possibilité même est l’invention institutionnelle, ce que nous appelons quant à nous la praxis instituante. Être en dette vis-vis de Proudhon, si je puis dire, c’est faire toute sa place à la question de l’institution, et s’opposer à ce que Bourdieu avait appelé à propos de 68 une « humeur anti-institutionnelle ». C’est aussi tirer un lien entre la percée théorique de Proudhon et ce qu’a pu dire et faire un théoricien comme Castoriadis.

La grande question qui est posée par ces auteurs porte sur l’institution de l’activité collective, mieux : sur l’institution de l’agir commun. Quelles formes institutionnelles faut-il créer qui coïncident avec la définition de la société comme grande coopérative ? On sait que la question du commun telle qu’elle se pose aujourd’hui déborde le seul cadre de la production à laquelle on essayait de donner une forme associative ou coopérative. Et c’est là que Proudhon nous est utile, et surtout le dernier Proudhon, celui du communalisme et du fédéralisme généralisé.

Ce qui est en train de se passer excède et l’associativisme du XIXe siècle et la problématique de l’autogestion des années 70. Ces formes correspondaient à certains types de société et de production. La revendication actuelle des communs définis comme formes institutionnelles reposant sur l’autogouvernement et l’usage collectif des ressources, des connaissances et des espaces concerne un champ considérablement plus vaste que la seule production de biens matériels. Depuis l’habitat, la consommation, les activités de culture, la production des connaissances jusqu’à la question majeure du climat. Cette sorte de dilatation du commun à laquelle on assiste est un signe qui ne trompe pas : c’est toute la forme de l’existence qui est en question, à la mesure de l’extension de la forme de vie capitaliste opérée par le néolibéralisme.

C’est donc vraiment maintenant que l’on peut apprécier la portée imaginante de l’œuvre de Proudhon, l’audace de son imagination politique devant des problèmes inédits qui prend appui sur les pratiques ouvrières de son temps. Nous ne sommes évidemment pas adeptes d’un quelconque « retour à Proudhon » comme il y a eu des « retours à Marx ». Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il s’agit de revisiter et de réactiver un certain nombre de propositions comme celle d’un fédéralisme universel pour montrer de quelle alternative elles seraient porteuses en liaison avec cette émergence polymorphe et polyglotte du commun qui caractérise la période. C’est le sens de nos « propositions politiques » à la fin de l’ouvrage Commun. La partie du livre intitulée « Propositions politiques » se termine par une expérience de pensée politique d’inspiration fortement proudhonienne, puisque nous essayons de réfléchir à ce que pourrait être une fédération mondiale des communs.

Vertu de l’imagination politique

« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». Cette fameuse phrase de Frederic Jameson nous invite à réfléchir à la place et à la part de l’imagination politique dans nos pratiques. Pourquoi est-ce si important ? L’analyse de la situation est fondamentale, personne n’en doute. Faire la généalogie de notre présent comme disait Foucault est essentiel pour saisir le sens et les enjeux de ce que nous vivons, de ce pour quoi nous luttons. Mais ce n’est pas suffisant. Nous sommes comme privés de futur, interdits d’avenir. Il y a des mouvements, des luttes, des révolutions mais ces processus paraissent encore dispersés dans l’espace et discontinus dans le temps. Est-ce irrémédiable ? Est-ce simplement de la patience qu’il nous faut ? Devrait-on attendre des décennies ou des siècles ? C’est Perry Anderson comme le rappelait Razmig Keucheyan dans un numéro ancien de la Revue internationale des livres et des idées qui expliquait qu’un scénario historique possible était le long délai entre la révolution anglaise et la révolution française. Faut-il donc attendre un siècle et demi pour renverser le cours des choses ?

Ce n’est pas seulement de patience que nous devrions nous armer, mais d’imagination politique. L’imagination politique est importante devant ce qui semble être une sorte d’anomie politique, de vide politique, qui est due à une raison que nous connaissons  : la puissance pratique autant qu’idéologique du néolibéralisme, qui trouve dans les processus de mondialisation de multiples leviers et points d’appui, ce qui pousse à la résignation, à l’impuissance et finalement au ressentiment haineux et au nationalisme.

Il s’agit donc de ne plus nous en tenir à des diagnostics ou à des mesures immédiates d’urgence, mais vraiment de repenser avec tous les outils à portée de main ce que nous pourrions le monde d’après, si après il y a là. Ouvrir et élargir l’horizon des possibles, pour reprendre l’expression en usage, voilà la tâche de l’époque. Le temps est venu, et on le voit un peu partout dans le monde, de passer à autre chose en mobilisant l’imagination politique. Ce que nous pouvons faire, donc, ce n’est pas d’inventer une utopie, mais d’imaginer une société à partir de pratiques qui sont déjà là, qui ne sont pas encore pensées dans leur originalité et leur portée. Non pas seulement en faire le récit, mais essayer de dégager leur signification et leur cohérence possible pour en faire de façon synthétique un projet et un principe. C’est ce que Pierre Dardot et moi-même avons cherché à faire dans le livre Commun, en nous inscrivant dans une tradition de réhabilitation de l’imagination.

Dans l’ouvrage, nous suivons d’assez près la démarche de Castoriadis, qui nous semble d’un grand appui pour nous aider à surmonter les difficultés présentes. Mais, comme je l’ai dit, Proudhon a eu avant lui une démarche assez semblable. L’émancipation ne vient que de l’action. Une société libre ou autonome ou démocratique, peu importe le terme, doit inventer elle-même le chemin qui mène à sa liberté. Mais elle ne peut le faire que si elle fait fonctionner la faculté imaginante par la voie(x) poétique, pratique et théorique. Il ne s’agit pas d’inventer de toute pièce une société idéale, mais d’imaginer et de mettre en place des institutions permettant à cette société de s’inventer et de se réinventer sans cesse. Castoriadis appelait cela une société autonome, ce qui n’est jamais que la formule d’une démocratie radicale, c’est-à-dire bien comprise. Cela suppose donc de « projeter » un certain style de société, qui ne serait plus complètement asservie à son institué, mais qui pourrait laisser place à la praxis instituante. Castoriadis expliquait justement que « nous ne pouvons viser qu’à changer le rapport ente la société instituante et la société instituée. Nous ne pouvons donc vouloir qu’une société qui condamne une fois pour toute le règne de l’institué et qui cherche le rapport correct, le rapport juste instituant/institué. » C’est la définition même que l’on peut attendre d’une société qui assume son auto-institution. Or, c’est ce qui est le plus précieux dans la tradition « libertaire ». Et c’est justement ce qui renaît aujourd’hui sous le nom de « commun », un nom à la fois très ancien et très neuf.

Christian Laval est professeur de sociologie à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, co-auteur notamment avec le philosophe Pierre Dardot de Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte, 2014, réédition La Découverte/Poche, 2015).

Texte de I. Sainsaulieu

Le Commun : imaginaire ou mouvement réel qui abolit l’ordre existant ?

Le livre Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle de Pierre Dardot et Christian Laval (La Découverte, 2014) s’attache à définir le concept de Commun qui apparaît comme revendication dans divers mouvements alternatifs. Auteurs prolixes, Pierre Dardot et Christian Laval n’en sont pas à leur premier ouvrage imposant. Après avoir montré ensemble les complicités entre l’Etat et le marché (La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, La Découverte, 2010), puis comment Marx élabore sa pensée (Marx, Prénom : Karl, Gallimard, 2012), ils en viennent ici à s’interroger sur l’actualité du Commun défini comme principe antithétique aux règnes du Capital et de l’Etat.

Un Commun émergent face au capitalisme

Le Commun est d’abord dit « émergent » et actuel, en tant que revendication sociale « paradigmatique » face au mouvement mondial de marchandisation et de privatisation. La croissance de la propriété privée intellectuelle (les brevets), indispensable aux monopoles, conduit à une « bio-piraterie » préjudiciable pour les peuples dépossédés (ainsi Monsanto détient-il 95% de la production du coton en Inde). Les auteurs voient là un effet de l’extension de la violence du capital : loin de se limiter à la période de « l’accumulation originelle » définie par Marx, celle-ci, disait Rosa Luxemburg, est un acte permanent contre les activités non capitalistes.Pierre Dardot et Christian Laval avancent que, « loin d’être une pure invention conceptuelle, le commun est devenu le principe effectif des combats et des mouvements » de résistance au capitalisme (p. 16). Ces combats visent à préserver l’accès aux ressources naturelles (l’eau, la terre, le gaz…) face aux politiques publiques dictées par des multinationales prédatrices et exportatrices. Ils sont parfois victorieux, comme à Cochabamba, où l’Etat a dû renoncer à la privatisation de l’eau. Les auteurs montrent le côté offensif, généraliste, rassembleur et démocratique de cet étendard du commun qu’ils veulent reprendre à leur compte en le redéfinissant. Les luttes en question mettent en mouvement des acteurs multiples, que les auteurs se contentent d’identifier de façon pragmatique : selon les contextes, ils évoquent les usagers (pour rendre communs les services publics), les ouvriers (pour les usines récupérées en Argentine), les électeurs et citoyens (pour le contrôle de l’eau à Naples ou de l’espace public à Istanbul), les citoyens insurgés (dans les bidonvilles de Rio), les communautés indiennes et les paysans (pour la terre en Bolivie ou en Inde)… Le terme de classe figure plutôt dans l’exposé d’analyses historiques classiques.

Du mouvement social à la reconceptualisation

En écho au mouvement social, il s’agit de faire œuvre théorique, « de refonder le concept de commun de façon rigoureuse » (p. 17), dans une perspective pluridisciplinaire héritière de Marx (« être héritiers de ne signifie pas être les héritiers », p. 16), mais aussi de Proudhon (à propos des coopératives, du fédéralisme) et de Castoriadis (à propos du rôle instituant du politique). S’il est tributaire du communisme, le Commun rejette désormais tout devenir étatique absolutiste. Le modèle de l’association démocratique des producteurs est mis en avant ; il se distingue à la fois du socialisme communautaire et de l’Etat bureaucratique, également despotiques.
Qu’est-ce que le Commun ? Après un chapitre d’érudition gréco-latine sur les racines philosophiques et juridiques du terme, le Bien commun n’apparaît pas comme spirituel (transcendant), ni comme assimilable à une chose (publique), mais s’inscrit dans un rapport social. Rejetant naturalisme et essentialisme, les auteurs font du substantif commun un « principe politique » fondé sur l’activité pratique des hommes, semblant se confondre avec la définition-même de « l’activité humaine » comme « co-activité, co-obligation, co-opération et réciprocité » (p. 50). Mais le fondement de la co-obligation entre tous est la co-activité : « l’obligation politique procède entièrement de l’agir commun, elle tire toute sa force de l’engagement pratique de tous ceux qui ont élaboré ensemble des règles de leur activité, elle ne vaut que relativement aux coparticipants d’une même activité ». Donc il y a une double légitimité du Commun, citoyenne (en rapport avec la cohabitation territoriale) et socio-économique (liée à la co-production).
Pour les auteurs, l’alternative à la propriété privée n’est pas la propriété commune (étatique) : ils lui préfèrent « l’inappropriable » : « le commun à instituer ne peut l’être que comme l’indisponible et l’inappropriable, non comme l’objet possible d’un droit de propriété » (p. 240). La propriété (privée et publique) n’est pas condamnée : elle pourra subsister si on lui ôte, par la loi et le droit, le pouvoir d’abuser (jus abutendi) et d’être le seul maître à bord (p. 582-583).
S’il n’advient pas tout seul, comment instituer le Commun ? A la collaboration productive construite historiquement par le capital doit répondre une institution du Commun par le mouvement social. Les auteurs rappellent le pouvoir instituant du prolétariat, sa créativité historique – celle-là même qui poussa Marx à faire l’économie d’une réflexion sur les institutions à venir. Face à la faillibilité des institutions ouvrières (syndicats, coopératives, partis), les auteurs ne se replient pas sur les Conseils (comme Hanna Harendt), institution jugée trop fugace. Empruntant à Castoriadis, ils recherchent une forme de « praxis instituante » actualisée. Rejetant à la fois un penchant de la sociologie pour l’institué et la réduction de l’institution au processus de réification défini par Sartre, ils prônent, en s’inspirant de Michael Hardt et de Toni Negri, des institutions « non souveraines », n’éliminant pas le conflit. La solution avancée est celle d’un double fédéralisme coopératif, incluant à la fois les entreprises (communs sociaux-économiques) et les communes territoriales (des communs politiques). Ainsi la politique du Commun se met-elle en œuvre au travers d’assemblées parallèles, régulant entreprises et territoires.

Apports foisonnants de Dardot et Laval

Les apports de ce livre sont foisonnants. Le plus frappant est son double aspect synthétique – celui de manuel instructif, aux emprunts nombreux – et analytique, en ce sens qu’il explore toutes les notions invoquées. Il décortique et opère par distinctions. Il fait avancer le débat (intra- et post) marxiste, l’ouvre aux questions du droit, hybride Marx avec Castoriadis et Proudhon. Pour ce qui est de la teneur du concept de Commun, il a une vertu paradoxale : si le devenir de la société n’est pas immanent, nécessaire, et si la question du sujet social compte moins que la capacité politique d’auto-institution de la société, alors le politique prend le pas sur le social et l’économique (« le commun est avant tout affaire d’institution et de gouvernement », p. 581). Plaçant Castoriadis au cœur du débat politique alternatif, les auteurs (re)posent ainsi la question du primat entre les sphères de la vie sociale.

Impasses et amalgames

Malgré l’actualité et le caractère synthétique du propos, il y a cependant des impasses et des amalgames. Ainsi les auteurs laissent-ils de côté les objections centralistes concernant les capacités planificatrices (et destructrices) de l’Etat. On se demande parfois si l’enjeu est la définition d’un Etat fédéral ou d’une société autogouvernée : ainsi, si le principe de séparation des pouvoirs est retenu, on ne voit ni l’armée, ni la police, ni la justice fédérale « alternatives ». Devant la teneur philosophique de l’ouvrage, on peut se demander dans quelle mesure les auteurs, inspirés par Marx, n’ont pas amalgamé les genres livresques du Capital et du Manifeste. C’est un mélange d’analyse (la définition du Commun) et d’engagement (le Manifeste du Commun). Le statut conceptuel du Commun n’est donc pas complètement clair : ni catégorie d’analyse (comme la plus-value, ou la lutte de classe), ni objet d’analyse (i.e. le Capital), ni sujet de l’histoire (i.e. le mouvement ouvrier), ni nouvelle institution politique (en lieu et place du Parlement), mais un peu tout à la fois. Le contraste est frappant entre la volonté omniprésente d’établir des distinctions conceptuelles précises dans les champs économique, juridique, historique et politique, et le fait que les auteurs s’autorisent à poser un principe politique peu différencié.
Mais la question centrale est celle de la teneur sociologique de l’ouvrage. C’est sur le plan empirique qu’il est le moins riche : il explore peu les expériences et enseignements des mouvements sociaux et ne dit pas grand-chose par exemple sur la mise en commun des entreprises, jugée pourtant centrale pour l’émancipation du travail (p. 482). Les acteurs n’apparaissent pas, ou peu. On ne sait pas de qui il est question : de classes, de peuples, de multitude, de citoyens, de jeunes, de femmes, etc… Comme on l’a vu, la présence des acteurs sociaux varie selon les contextes. De façon générique, il est parfois question de « forces sociales et écologistes », derrière quoi se profile apparemment une préférence pour les acteurs organisés : les collectifs sociopolitiques, les institutions (anciennes et nouvelles : associations, coopératives, syndicats, communes). On pourrait comprendre que le Commun n’admet ni « appartenance » de classe, ni sujet de l’histoire. Mais s’il concerne par addition beaucoup de monde (usagers, travailleurs, citoyens, électeurs), il ne peut plaire à tout le monde. Globalement, la relégation des acteurs pourrait être l’effet d’un choix : si l’on pense l’institution transhistorique, alors l’acteur social historique passe au second plan. Si l’on pense l’acteur social, alors l’institution passe au second plan.
Pierre Dardot et Christian Laval n’ont pas inventé les questions qu’ils se posent (ni d’ailleurs toutes les réponses), et, si elles sont bien approfondies, ils ne se posent pas toutes les questions utiles (de qui parle-t-on, où, quand, comment ?) pour faire coller leur pensée au mouvement réel, pour qu’elle devienne l’expression de ce mouvement – en sus de combler des lacunes logiques de la pensée émancipatrice. D’où le côté arbitraire du fondement du Commun : faut-il revendiquer le droit à l’imagination ou exprimer le mouvement réel ? Et si l’on ne s’appuie pas sur des tendances objectives, sur quoi repose le raisonnement ?
Cela dit chapeau bas, devant toute cette érudition éclairante et stimulante, qui suppose certes, pour l’auteur comme le lecteur, d’avoir (et de se donner) une grande disponibilité, mais qui dresse, non sans raisons, un rempart contre la bêtise, l’aveuglement idéologique et l’égoïsme.

Ivan Sainsaulieu est professeur de sociologie à l’Université de Lille 1.

Texte de P. Corcuff

Rééquilibrer le commun par l’individualité : la piste Levinas

Quelques réflexions à propos d’un texte de Christian Laval

Par Philippe Corcuff

Le texte présenté par le sociologue Christian Laval au séminaire de recherche libertaire ETAPE du 20 mai 2016, sur « Commun : de quelques rapports que nous entretenons avec la « tradition libertaire » », constitue une contribution majeure à une actualisation de la pensée anarchiste se sentant redevable des apports de la tradition, et dans ce plus particulièrement de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865).

Générosité intellectuelle

Le séminaire ETAPE, dispositif hybride entre le militantisme et la recherche, a l’habitude de bénéficier de la bienveillance de ses invités, qui nous font des cadeaux exprimant la possibilité de l’amitié intellectuelle, trop absente, malheureusement, des milieux académiques professionnels (1). La guerre des egos, des « écoles » et des réseaux fait ainsi souvent rage dans le monde universitaire et les blessures de la reconnaissance apparaissent souvent abyssales. Cependant, il y a des contre-tendances dans une réalité socio-historique, qui comme la plupart des zones du réel, n’est jamais univoque, percée de grains de sable et de résistances au mainstream. Quelle belle contre-tendance que le texte de Christian Laval !

Christian Laval offre ainsi un texte inédit dans le cadre d’un « séminaire » non reconnu comme tel par les canons scientifiques et qui ne compte en rien pour les progressions de carrière. Plus, de formation marxiste, ce foucaldo-marxien s’expose sur le terrain de ses invitants en explorant la composante anarchiste de la démarche entreprise avec Pierre Dardot dans leur livre Commun (2), peu explicitée de manière systématique jusqu’à aujourd’hui.

Et Christian Laval, hérétique par rapport au poids des préjugés dans sa famille politico-intellectuelle d’origine, les marxistes, va jusqu’à réhabiliter la figure de Proudhon. Or, cette dernière a vécu si longtemps sous les crachats marxistes depuis que le bourgeois Marx lui-même, après l’avoir admiré, a stigmatisé ce prolétaire comme un « petit-bourgeois, ballotté constamment entre le capital et le travail » dans Misère de la philosophie en 1847 (3) ! Une leçon d’anti-dogmatisme. Une fraternité de l’émancipation. Un antidote aux aigreurs trop souvent actives dans les relations interpersonnelles dans les univers intellectuels ou politiquement organisés.

Les apports de Proudhon nourrissent donc profondément la démarche de réactualisation et de reformulation du commun qu’il a élaborée avec Pierre Dardot, nous dit Christian Laval dans son texte pour le séminaire ETAPE :

« Proudhon nous intéresse sous de multiples aspects, et depuis assez longtemps. Sa théorie de la force collective comme son analyse de la captation de cette même force collective par la propriété et l’État sont à nos yeux des références fondamentales. Nos travaux ont toujours eu pour intention assez explicite de lui rendre justice sur un certain nombre de ses apports philosophiques et politiques. »

Les analyses de Proudhon alimentent, partant, une reproblématisation du commun, qui refuse nombre d’usages actuels essentialistes, ceux qui en font une essence, une entité homogène, donnée et stable. Contre ce qu’ils nomment fort justement « la réification du commun » (4), la piste principale de Pierre Dardot et Christian Laval, c’est celle du processus, du faire, de l’action, du mouvement de la coopération :

« Le commun est à penser comme co-activité, et non comme co-appartenance, co-propriété ou co-possession. » (5)

Et d’ajouter :

« Contre ces façons d’essentialiser le commun, contre toute critique du commun, qui réduit celui-ci à la qualité d’un jugement ou d’un type d’homme, il faut affirmer que c’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes, de même que c’est seulement cette activité pratique qui peut produire un nouveau sujet collectif, bien loin qu’un tel sujet puisse préexister à cette activité au titre de titulaire de droits. » (6)

Dans ce cadre, Christian Laval souligne dans son texte pour le séminaire ETAPE, en réorientant le regard vers Proudhon :

« Proudhon nous permet de faire une distinction majeure entre des versions à beaucoup d’égards contraires de ce que l’on peut et doit entendre par « commun ». Ce point est décisif. Il oppose la force collective à la transcendance propriétaire et étatique, la coopération à la communauté ».

Substituer la co-activité à la co-appartenance, la coopération à la communauté, voilà bien un déplacement pour penser le commun qui nous éloigne de dérives identitaristes fort actuelles, dans la valorisation des « communautés » et des « appartenances », débouchant sur nombre de résurgences communautaristes (au sens dans l’enfermement dans une « communauté » exclusive) et nationalistes en cours. Je pense notamment à l’éloge de « l’appartenance » en général et de « l’appartenance nationale » en particulier dans l’ouvrage Imperium du penseur dit « critique » Frédéric Lordon (7). D’ailleurs, cette divergence conduit le même Frédéric Lordon à caricaturer dans l’amalgame l’orientation du livre de Pierre Dardot et Christian Laval, en l’associant à « la pensée libérale » qui infecterait « toute la pensée libertaire » (8). Mazette, pour un prétendu « radical » infecté par le national-étatisme ! On préfèrera, en nos temps troublés par la montée de néoconservatismes identitaires et nationalistes, la rencontre de la lucidité internationaliste et de la générosité cosmopolitique chez Pierre Dardot et Christian Laval :

« Une politique du commun effective doit prendre acte du caractère mondial des luttes qui se mènent aujourd’hui, comme des interdépendances de toutes natures qui structurent nos univers de vie et de travail, notre imaginaire et notre intelligence. Un nouvel internationalisme pratique est d’ores et déjà à l’œuvre dans les combats qui se mènent » (9).

La focalisation sur le commun ou les pièges du « logiciel collectiviste »

Cependant, l’énorme travail de reconceptualisation du commun effectué par Pierre Dardot et Christian Laval, à partir de l’histoire des débats philosophiques et politiques comme des enjeux portés par les mouvement sociaux actuels, a des points aveugles. La générosité intellectuelle appelle l’honnêteté critique entre pairs, une critique amicale et généreuse, privilégiée par les séminaires ETAPE. Je ne traiterai que d’un point. Le commun, pensé comme co-activité, est présenté comme l’axe principal de l’alternative au capitalisme aujourd’hui ; alternative déjà en action dans les mouvements sociaux s’opposant au moment néolibéral du capitalisme. Selon moi, cette configuration oublie un autre pôle central pour les anarchistes comme pour Marx (pas le Marx des marxistes mais, par exemple, celui redécouvert par le philosophe Michel Henry, 10), en tension avec le pôle du commun : l’individualité.

Au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle, une variété de courants ouvriers et socialistes nouaient, sous des modalités particulières, individualités et liens sociaux :

* Les penseurs anarchistes ainsi que les militants libertaires qui ont animé le syndicalisme révolutionnaire fin XIXe/début XXe siècles, celui des Bourses du travail et de la première CGT (Pelloutier, Pouget, etc.), ont tout particulièrement mis en avant la promotion de l’autonomie individuelle au sein de relations de réciprocité contre la double tyrannie du capitalisme et de l’État (11). Par exemple, Émile Pouget, militant anarchiste et secrétaire national adjoint de la section des fédérations de la CGT de 1901 à 1908, va jusqu’à parler en 1910 dans sa brochure L’action directe de « l’exaltation de l’individualité » (12). Tout en précisant : « l’indépendance et l’activité de l’individu ne peuvent s’épanouir en splendeur et en intensité qu’en plongeant leurs racines dans le sol fécond de la solidaire entente. » (13)

* Le socialisme républicain de Jean Jaurès, en association avec le thème de « la propriété sociale » des grands moyens de production et d’échange, a fait de « l’individu » l’une des valeurs cardinales de la gauche. Il n’a pas alors hésité à avancer dans son article « Socialisme et liberté » de 1898 : « Le socialisme est l’individualisme logique et complet. Il continue, en l’agrandissant, l’individualisme révolutionnaire » (14). Pour lui, le socialisme créerait les conditions sociales de l’avènement pour tous de « l’individu » annoncé par la Révolution française (à travers la figure du citoyen, de la raison individuelle, etc.).

* Les figures socialistes et associationnistes comme Pierre Leroux, Benoît Malon ou Eugène Fournière, sorties de l’ombre, dans laquelle les avait plongées la prégnance des références marxistes, par le sociologue Philippe Chanial (15), ont su également penser ensemble individus et association.

Cette liste n’est qu’indicative et on peut y ajouter un Marx marqué par de nettes composantes individualistes le plus souvent passées sous silence par les lectures marxistes.

Toutefois, à un certain moment – après la guerre de 1914-1918 dans le cas de la France (16) – le thème de « l’individu » va s’effacer progressivement de l’espace des questions centrales des gauches dominantes, dans les familles socialiste, communiste et syndicales, au profit de thèmes plus « collectivistes ». La jambe individualiste des gauches va ainsi se trouver anémiée, sauf dans les courants libertaires. Un « logiciel collectiviste » va alors largement prédominer à gauche, que l’on parle de « socialisme » ou de « communisme ». Le risque ici, c’est que le commun, même repensé de manière ouverte et mobile par Pierre Dardot et Christian Laval, ne devienne un nouvel avatar de ce « logiciel collectiviste ».

Il m’apparaît qu’une piste plus heuristique consiste à déplacer le regard vers les tensions entre commun et individualité. Au croisement de la tradition juive et de la phénoménologie, le philosophe Emmanuel Levinas est justement un philosophe de la singularité du visage d’autrui. Ce qui signifie que l’individualité est immédiatement appréhendée chez lui dans un cadre intersubjectif, relationnel. Il a ainsi insisté sur le fait qu’on ne peut jamais complètement comprendre autrui, au double sens du mot : le connaître totalement et l’englober. Car il y a quelque chose dans autrui qui échappe à nos prises totalisatrices : justement l’unicité irréductible de son visage.

Pourtant, amorçant quelque chose comme une philosophie politique, Levinas a aussi suggéré une piste quant à la mise en rapport de deux dimensions : la part de l’incommensurable – en ce que l’individualité saisie de manière intersubjective tend à déborder toute mesure commune tout en étant tissée d’’une variété d’expériences collectives – et la part du commensurable – le commun saisi comme co-activité. Il écrit ainsi dans un livre d’entretiens, Éthique et infini :

« Comment se fait-il qu’il y ait justice ? Je réponds que c’est le fait de la multiplicité des hommes, la présence du tiers à côté d’autrui, qui conditionnent les lois et instaurent la justice. Si je suis seul avec l’autre, je lui dois tout, mais il y a le tiers […]. Il faut par conséquent peser, penser, juger, en comparant l’incomparable » (17).

Levinas a donc commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable de la singularité d’autrui, d’une part, et l’espace commun de mesure, de justice et de solidarité, outillé d’institutions, d’autre part. C’est ce qu’il appelle « comparer l’incomparable ».

Une telle perspective ne caractérise pas l’émancipation comme un cadre « harmonieux » (selon une expression d’inspiration religieuse) ou comme un « dépassement » des contradictions sociales (selon une certaine vision marxiste du communisme inspirée de la philosophie dialectique de Hegel). Car la formule « comparer l’incomparable » assume et affronte une dynamique infinie de contradictions entre la logique de l’individualité et la logique du commun, dans une inspiration proche de la figure proudhonienne de « l’équilibration des contraires » (18).

Cette piste levinassienne ne fait que compléter les solides appuis que nous fournissent Pierre Dardot et Christian Laval dans Commun, en s’efforçant d’éviter les dérives « collectivistes », et donc en approfondissant une perspective libertaire qu’ils ont eux-mêmes amorcé, et que Christian Laval a prolongé dans le beau texte qu’il a offert au séminaire ETAPE.

Notes :

(1) Je l’ai déjà souligné dans le cas de la séance sur Michel Foucault avec Geoffroy de Lagasnerie, dans « Pragmatiser l’horizon révolutionnaire et désétatiser la gauche. Quelques remarques critiques sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie « Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme » », site de réflexions libertaires Grand Angle, 8 octobre 2016, [http://www.grand-angle-libertaire.net/pragmatiser-lhorizon-revolutionnaire-et-desetatiser-la-gauche/].

(2) P. Dardot et C. Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014, réédition La Découverte/Poche, 2015.

(3) K. Marx, Misère de la philosophie. Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon (1e éd. : 1847), dans Œuvres I, Paris, Gallimard, collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 93.

(4) P. Dardot et C. Laval, Commun, op. cit., version 2015, pp. 32-40.

(5) Ibid., p. 48.

(6) Ibid., p. 49.

(7) F. Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015, pp. 37-53 et p. 190 ; pour des critiques, voir P. Corcuff, « En finir avec le « Lordon roi » ? Les intellos et la démocratie », Rue 89, 4 février 2016, [http://rue89.nouvelobs.com/2016/02/04/finir-lordon-roi-les-intellos-democratie-263066], et Jérôme Baschet, « Frédéric Lordon au Chiapas », site de la revue Ballast, 9 mai 2016, [http://rue89.nouvelobs.com/2016/02/04/finir-lordon-roi-les-intellos-democratie-263066].

(8) F. Lordon, Imperium, op. cit., p. 74.

(9) P. Dardot et C. Laval, Commun, op. cit., version 2015, p. 461.

(10) Voir P. Corcuff, « Le Marx hérétique de Michel Henry : fulgurances et écueils d’une lecture philosophique », revue Actuel Marx, n° 55, pp.132-143, [http://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2014-1-page-132.htm].

(11) Voir, entre autres, Irène Pereira, L’anarchisme dans les textes. Anthologie libertaire, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2011.

(12) É. Pouget, L’action directe (1e éd. : 1910), Nancy, édition du « Réveil Ouvrier », s. d., repris sur le site de la Bibliothèque nationale de France, [http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k84028z], p. 6.

(13) Ibid.

(14) J. Jaurès, « Socialisme et liberté » (1re éd. : 1898), repris dans Rallumer tous les soleils, textes choisis et présentés par J.-P. Rioux, Paris, Omnibus, 2006, p. 346.

(15) P. Chanial, La délicate essence du socialisme. L’association, l’individu & la République, Lormont, Éditions Le Bord de l’eau, 2009.

(16) Sur cette césure de 1914-1918 quant aux rapports entre la gauche et l’individu en France, voir P. Corcuff, « Individualisme », dans A. Caillé et R. Sue (éds.), De gauche ?, Paris, Fayard, 2009, p. 199-208.

(17) Dans E. Levinas, Éthique et infini (1e éd. : 1982), dialogues avec P. Nemo, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 84.

(18) Sur « l’équilibration des contraires » chez P.-J. Proudhon, voir Théorie de la propriété (1e éd. posth. : 1866), Paris, L’Harmattan, collection « Les introuvables », 1997, p. 206.

Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE et membre de la Fédération Anarchiste.

Aperçus synthétiques pour un anarchisme pragmatique

Par Philippe Corcuff

Maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE, membre de la Fédération Anarchiste

Avant de passer la parole à Irène Pereira, philosophe et sociologue, pionnière dans les rapports entre anarchisme et pragmatisme, puis à Sandra Laugier, philosophe, spécialiste de ce pragmatisme particulier qu’on appelle le perfectionnisme dans la pensée américaine, associé à la question de la désobéissance civile, je voudrais donner un aperçu global du livre qui constituera le point de départ du séminaire (exceptionnellement) public du groupe ETAPE de ce vendredi 27 novembre 2015, dans le bar-restaurant Le Lieu-Dit du 20e arrondissement de Paris. Il s’agit d’un livre de philosophie politique anarchiste publié il y a quelques semaines aux Editions du Monde libertaire : Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (octobre 2015). Nos échanges se poseront plus particulièrement la question : « L’anarchisme peut-il être pragmatique ? ». Je serais volontairement court pour laisser largement place au débat.

Le livre est d’abord un livre théorique, il ne faut pas la cacher, alors que la théorie à mauvaise presse aujourd’hui. Car, dans le contexte actuel de désintellectualisation au sein des gauches, il y a pas mal de mépris ou au mieux de l’indifférence pour la réflexion théorique. Ce cadre désintellectualisateur apparaît couplé avec une montée d’une haine néoconservatrice du statut universitaire, qu’avait amorcée le sarkozysme et qui peut avoir des effets dans la gauche radicale, soit en se mêlant à des formes plus classiques d’anti-intellectualisme dans la tradition du mouvement ouvrier, soit aux rancœurs vis-à-vis de l’institution universitaire de surdiplômés et d’« intellectuels précaires ». Ce qui d’ailleurs facilite les passages dans ce secteur social entre une radicalité de gauche et des bricolages néoconservateurs amalgamant des références à Guy Debord, à Jean-Claude Michéa, à la critique de la valeur, à Eric Zemmour, à Alain Soral et à des thèmes conspirationnistes, tout cela avec la posture de ceux qui parlent au nom du « vrai peuple contre les élites » (tout particulièrement universitaires). Les commentaires sur les sites des médias de gauche sont pas mal affectés aujourd’hui par cette nouvelle tendance.

Cette exploration théorique prend sens dans un contexte historique particulier dont j’ai commencé à dire quelques mots. Nous sommes situés à un moment charnière, où nous devons dans le même temps résister à la possibilité du pire (tant la prégnance idéologique et politique du néoconservatisme et de l’extrême droitisation que les violences fondamentalistes islamistes) et recomposer un imaginaire émancipateur cosmopolitique largement parti en lambeaux. Et cela dans un choc des temporalités, entre les urgences face aux puanteurs du court terme et le temps moyen de la reconstruction. En sachant que la reconstitution d’une boussole émancipatrice peut être utile pour donner plus de force aux résistances du court terme, en les réinsérant dans un cadre globalisant.

1. Anarchisme ?

Mais qu’est-ce que signifie dans ce livre l’anarchisme ainsi revendiquée ? Globalement, je l’envisage comme une organisation de la société alternative au capitalisme et à l’étatisme. Ce qui est en rupture avec le préjugé qui en fait principalement un « désordre » ? Puis je l‘appréhende dans ses intersections avec des idéaux de démocratie radicale, ce qui est loin de faire l’unanimité dans les galaxies anarchiste et démocratique : en ce qu’ils sont susceptibles d’associer la visée d’autogouvernement de soi et celle d’autogouvernement des collectivités humaines. Cela implique de valoriser les dispositifs d’auto-organisation et d’auto-émancipation.

Ce qui va à rebours des tendances dominantes historiquement à gauche, de social-démocratie en social-libéralisme, de léninisme en stalinisme, de républicanisme en gauche radicale actuelle, c’est-à-dire une politique largement tutélaire, de mise sous tutelle plus ou moins soft des opprimés en leur nom. C’est-à-dire le passage subreptice et peu conscient du verbe pronominal s’émanciper (au sens donc d’une autoémancipation) au verbe transitif émanciper (l’émancipation sous tutelle, par une avant-garde, une poignée de gens supposés non-aliénés et intelligents, etc.).

Récuser cette autoroute tutélaire ne conduit pas nécessairement, pour autant, à tirer un trait sur les indispensables minorités actives, militants sur la durée ou mobilisés plus occasionnels. C’est cependant une invitation à ne plus promouvoir ces minorités à l’avant-garde des opprimés, comme si elles menaient un troupeau, mais comme ayant à fabriquer une politique émancipatrice avec les opprimés à partir de leur vie quotidienne, et non pas par en haut et à leur place en répétant des mots d’ordre généraux descendus des milieux dirigeants ou de penseurs supposés omniscients.

2. Un anarchisme pragmatique ?

Ce livre a donc d’abord une tonalité théorique, ce qui pourrait être considéré comme contradictoire. Cependant, ce qui établit un joint entre la démarche théorique du livre et la visée pragmatique, c’est qu’il s’agit d’une théorie au sens méthodologique. Le livre tente tout au plus de fournir un appui méthodologique dans la formulation des questions et des problèmes. C’est-à-dire modestement de mettre à disposition des outillages susceptibles d’aider des individus et des groupes – ceux qui souhaitent s’en saisir – à bâtir leurs propres réponses. Et donc de ne pas fournir les réponses, ce qui irait à l’encontre du double horizon d’autogouvernement de soi et des collectivités. Il s’agit donc de théorie en tant qu’outils méthodologiques destinés à être utilisés dans des pratiques à travers la confrontation au réel. C’est en ce premier sens que l’on peut parler ici de pragmatisme dans la démarche suivie. C’est un pragmatisme qui emprunte au philosophe Michel Foucault sa vision de « la théorie comme boîte à outils ».

Ainsi les discussions théoriques menées ne le sont pas dans l’univers éthéré du « ciel pur des idées ». Elles viennent d’une certaine façon des rugosités de la pratique (et le premier chapitre constitue une analyse critique de mon parcours militant à travers la gauche, du PS à la FA, sur 40 ans) et ces discussions théoriques ont vocation à retourner à la pratique. Ici le pragmatisme d’une figure pionnière de l’anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon, nous sert de poteau indicateur :

« L’idée, avec ses catégories, naît de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent. » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise, 1858).

Les questionnements conceptuels poursuivis dans ce livre sont bien issus de l’action : ils ont une insertion dans une biographie militante et, plus largement, ils sont hérités de l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste, de ses espérances, de ses embellies, de ses écueils, de ses impasses et de ses horreurs. Ensuite, ils sont mis en rapport avec des caractéristiques socio-historiques de la période, empoignent certains aspects du monde de ce début du XXIe siècle, plutôt que de répéter indéfiniment des recettes ou des dogmes supposés intemporels indépendamment des moments et des lieux où vivent les opprimés. Et, enfin, ils sont mis à disposition afin de pouvoir renouer avec des actions, si des lecteurs se les approprient pragmatiquement, à leurs façons.

Ma démarche est en un second sens, convergent, pragmatiste, parce qu’elle s’efforce de trouver des hybridations entre l’anarchisme et le pragmatisme philosophique américain, c’est-à-dire un courant ayant émergé à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, avec Charles Sanders Peirce, William James ou John Dewey. Dans cette perspective, je me situe dans le sillage du défrichage de ce terrain opéré par Irène Pereira dans différents textes (dont Peut-on être radical et pragmatique ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2010). Le pragmatisme s’intéresse de manière privilégiée aux effets de l’action. Un anarchisme pragmatiste s’intéressera surtout aux effets émancipateurs, individuels et collectifs, de l’action sur le réel. Bref se préoccuper des effets sur le réel à travers une action plutôt qu’aux vaines et dérisoires rhétoriques ou aux postures identitaires anarchistes, si courantes dans les milieux anarchistes.

3. Plan du livre

Le livre se décompose en deux parties d’inégale longueur. La première partie propose un regard critique sur quelques expériences politiques et surtout sur une série d’auteurs. La seconde partie, beaucoup plus longue, dessine des repères critiques et émancipateurs pour le XXIe siècle. Douze chapitres développent alors des pistes dotées d’intersections et d’interférences :

* Le chapitre 1 revient sur ma biographie militante d’anarchiste néophyte (depuis moins de 3 ans).

* Le chapitre 2 prend à parti les simplifications et les écueils d’une critique des médias ayant de l’audience dans les milieux radicaux et libertaires (Theodor Adorno, Guy Debord, Noam Chomsky, etc.).

* Le chapitre 3 tire des ressources de l’écologie politique et la décroissance, tout en les questionnant.

* Le chapitre 4 dialogue avec le sociologue britannique vivant au Mexique John Holloway, pas mal discuté dans la galaxie altermondialiste.

* Le chapitre 5 pose des questions au « postanarchisme » de Michel Onfray, et en tire principalement la critique d’un anarchisme identitaire, se préoccupant surtout d’afficher une identité anarchiste et pas d’avoir des effets sur les réel.

* Le chapitre 6 s’interroge, en prenant appui sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, sur « la responsabilité » dans la production de la situation actuelle : collective, individuelle… ?

* Le chapitre 7, le premier de la seconde partie reconstructrice, se penche sur le couple liberté/égalité chez Bakounine.

* Le chapitre 8 repère des résonances et des tensions entre Marx et des penseurs anarchistes, en un sens qui n’est pas celui du « marxisme libertaire », comme celui de Daniel Guérin ou, plus récemment, celui d’Olivier Besancenot et Michael Löwy.

* Le chapitre 9 pointe des ressources libertaires chez des penseurs ne se réclamant pas de l’anarchisme : Rosa Luxemburg, John Dewey et André Gorz.

* Le chapitre 10 dresse un tableau des rapports entre capitalisme, individualités et individualisme dans une optique émancipatrice.

* Le chapitre 11 se sert des écrits de Michel Foucault comme d’une boîte à outils pour la pensée anarchiste.

* Le chapitre 12 développe les notions d’anarchisme pragmatiste, de social-démocratie libertaire et d’anarchisme institutionnaliste.

* Enfin le livre se conclue et s’ouvre sur une réflexion quant à certaines possibilités actuelles d’une Fédération anarchiste par rapport à la FA existante. Il s’agit d’avoir d’emblée un rapport critique à l’état de l’organisation politique dans laquelle je milite aujourd’hui, en pointant des écarts avec ses potentialités.

Ce ne sont là que quelques aperçus rapides, qui pourront servir de premiers points d’appui à notre débat de ce soir.

Séminaire ETAPE n°23 – John Dewey, la démocratie radicale et les libertaires

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Juin 2016 –

 

John Dewey, la démocratie radicale et les libertaires

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Séance à partir d’un texte de la philosophe Joëlle Zask, professeure à l’Université de Provence, auteure notamment de Introduction à John Dewey (La Découverte, collection « Repères », 2015) et de La démocratie aux champs (Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2016)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel, militant associatif dans la banlieue lyonnaise
  • Rapporteur « critique » : Samuel Hayat, chargé de recherche en science politique au CNRS (CERAPS-Université de Lille 2), auteur notamment de Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848 (Seuil, 2014)

Texte de Joëlle Zask

La démocratie, entre la radicalité de Dewey
et les expériences paysannes

Par Joëlle Zask

1 – La démocratie radicale chez John Dewey (1859-1952)

« … la démocratie n’est pas seulement dans les fins que même les dictatures revendiquent aujourd’hui comme les leurs : la sécurité des individus et l’égalité d’opportunité quant au développement de leur personnalité. Elle signifie aussi qu’une priorité absolue est donnée aux moyens par lesquels atteindre ces fins. Les moyens sur lesquels elle repose consistent dans l’activité volontaire des individus, par opposition à toute coercition ; dans l’assentiment et le consentement, par opposition à la violence ; dans la force d’une organisation intelligente, par opposition à l’organisation imposée de l’extérieur et d’en haut. Le principe fondamental de la démocratie est que les fins de liberté et d’individualité pour tous ne peuvent être atteintes que par des moyens en accord avec ces fins. » John Dewey, « La démocratie est radicale », 19371.

Aujourd’hui, de nombreux textes paraissent sur la démocratie radicale, en faveur d’une participation politique des citoyens plus effective que celle que nous connaissons. La démocratie dite participative en est la forme la plus aboutie. La particularité du point de vue Dewey sur la démocratie radicale, outre son antériorité qui en fait un pionnier, tient à deux aspects ailleurs fort peu développés : le premier est la continuité entre les activités individuelles et les activités sociales, entre le privé et le public, entre le social et le politique. Cette continuité, souvent en défaut, et que l’action politique a pour but de restaurer, est un idéal à décliner dans chaque domaine de l’existence. Quant au second, il s’agit de l’idée que la démocratie « radicale » ne dépend ni des fins visées, ni des moyens utilisés, mais d’une articulation telle qu’ils sont placés sous le contrôle les uns des autres. Contre à la foi un « absolutisme » qui postule des fins « finales » et un mécanisme déterministe à l’égard duquel tout est moyen, Dewey s’intéresse là encore à leur mise en continuité : l’accord entre les moyens et les fins constitue le cœur du pragmatisme donc il faut dire quelques mots pour commencer.

Se préoccuper des conséquences

1 — Premièrement, le pragmatisme de Dewey comme des autres fondateurs, Peirce et James, opère un changement de perspective dans l’histoire la philosophie mais aussi dans l’histoire des représentations culturelles : au lieu de se focaliser sur l’origine ou la cause des phénomènes afin de les comprendre (cognition), de les provoquer (action) ou de les juger (morale), il développe une attention pour les conséquences, les effets, les résultats. C’est dire que le pragmatisme s’inquiète des corrélations empiriquement établies ou rationnellement imaginables entre des moyens pour réaliser telle ou telle activité et les fins qui sont effectivement atteintes.

Cette perspective modifie le rapport moyen-fin et la signification de chacun des deux termes. Reliée aux moyens, une fin ne peut être qu’une « fin en vue », et non une fin ultime, fixe, finale, « en soi ». Selon les activités, elle joue le rôle de préférence ou de but, d’hypothèse ou de projet. Si elles servent de guide à l’action et l’orientent, elles ne sont pas « en soi » : au contraire, être pragmatiste, c’est accepter de définir les fins que nous poursuivons en fonction des moyens réellement disponibles et en considération des conséquences envisageables de l’action entreprise sous leur influence. Contrairement au sens courant qui veut qu’être pragmatique signifie être expédient, trouver les bons moyens, être efficace, le pragmatisme impose de placer les fins sous le contrôle de l’expérience et des moyens que par l’observation, la connaissance, les savoir-faire, les ressources, nous parvenons à identifier dans la situation qui est la nôtre.

Réciproquement, sous l’angle d’un tel conséquentialisme, les moyens cessent d’être considérés comme étant purement des moyens, comme le sont par exemple des outils alignés dans un rayon de magasin ou des instruments voués à une tâche spécifique. Au contraire, chaque moyen réellement existant résulte d’un dispositif qui a été élaboré en fonction d’une fin en vue précise ; il intègre cette fin et entre en dialogue avec elle dans le détail même de sa facture.

L’expérience

2— Une autre manière de penser le rapport moyen-fin est de l’intégrer dans un autre concept de clé du pragmatisme de Dewey, le concept d’expérience. Ce concept est proche de celui d’expérimentation à condition de ne pas le réserver au domaine des sciences de laboratoire. Expérimenter, c’est par exemple entraîner ses perceptions, comme en art, c’est observer, être attentif, faire varier les conditions de son observation, construire des hypothèses directrices (ou des fins) et, agissant sous la conduite de ces hypothèses, observer les changements que nous produisons ce faisant. Lorsque le rapport moyen-fin est bien assuré, ouvert à la fois sur l’expérience passée et sur l’expérience future, il forme alors une expérience conclusive, complète. « Faire une expérience » signifie aller d’une situation troublée ou « douteuse » dans laquelle soit les fins sont inaccessibles faute de moyen pour les atteindre (Merton), soit les moyens éloignent toujours des effets recherchés, soit encore les moyens occupent tout le terrain, comme dans le cas du travail aliéné ou des habitudes ritualisées. Par expérience, on doit donc penser le fait d’associer un cours déterminé d’action à quelque chose qui nous affecte, non une pure et simple réceptivité passive comme le veut l’empirisme classique, ni une agitation compulsive ou des mouvements inconscients, comme le sous-entendent partiellement les théories déterministes. Une expérience est réussie quand le continuum moyen-fin est restauré de telle manière que le cours de l’expérience, et donc de l’existence, peut reprendre –, continuum en l’absence duquel, comme l’analyse Marx à travers l’association entre aliénation et dépossession dans le travail moderne, Dewey à travers la figure de « l’individu perdu » ou plus tard Merton par l’intermédiaire de « l’anomie », nous souffrons ou nous mourons.

La méthode de l’expérience comme méthode de la démocratie

3— Cette méthode qui situe « l’expérience » en tant que lien entre moyens et fins au centre de l’existence humaine et lui reconnaît une priorité pour régler les problèmes, quelle qu’en soit la nature, est la démocratie. Dewey l’affirme dans de nombreux textes : la méthode de la démocratie c’est la méthode de l’expérience. Une démocratie radicale est un régime sociopolitique qui, au lieu de faire appel à des fins sanctifiées et à des moyens coûteux, notamment à la force et à la violence, intègre au cœur de ses institutions et des modes de vie qui leur sont liés la méthode de l’expérience. Cet énoncé met en jeu de nombreux facteurs et de conditions mentales que je ne peux ici que schématiquement mentionner.

A. Le premier concerne l’apport humaniste d’une telle conception : en effet, la méthode de l’expérience est la méthode sans laquelle le processus d’individuation, conçu comme la finalité « humaine » de la politique, ne se produit pas. Ceci implique non seulement que l’individualité n’est pas un donné, ni l’individu une substance originelle, mais aussi que le processus d’individuation dépend de conditions environnementales précises dont la prise en charge correspond à la « démocratie » au plan politique ou à la « culture démocratique » au plan social. Une société juste ou bonne est celle dans laquelle le respect et le maintien de ces conditions sont visés et deviennent un but collectif. Que les préférences pour la démocratie reposent sur le constat de son utilité pour apporter et consolider ce processus d’individuation par l’expérience est un point de vue fondateur dont Thomas Jefferson en particulier a fait l’exposition systématique. Dewey reconnaît sa dette à son égard et publiera une importante sélection de ses textes à une époque où l’idéal démocratique sera contesté de toute part et finalement mis en échec par les régimes totalitaires.

Pour Jefferson dont les premières mesures sont la distribution d’un lopin de terre comme « RMI » et l’éducation pour tous, comme pour Dewey, la « croissance » (growth) de l’individu, sa maturation, peut-être même sa majorité au sens kantien, dépend d’un rapport expérimental au monde qui veut que la personne ne se construise qu’en transformant son environnement physique ou humain, et en ajustant sa conduite future et ses prévisions aux conséquences attestables de son action transformatrice. En éducation, dans les sciences, dans le domaine de la création artistique, cette orientation de l’action en fonction des résultats observables de l’action antérieure est une condition nécessaire. Dans le domaine de la confection de la loi et de l’organisation commune du gouvernement, il devrait en aller de même.

B. Il faut ici insister sur le fait que ces pratiques ne sont constitutives de l’individualité que dans la mesure où l’individu « participe », c’est-à-dire prend activement part, contribue en ré-agissant à ce que lui apportent le ou les groupes auxquels il est lié Je reprends ici une distinction que j’avais proposée dans mon livre Participer (2011). Comme le répète Dewey au fil d’un grand nombre de ses textes, la liberté et l’expérience qui suppose la liberté (c’est-à-dire l’invention d’un plan d’action), ne peuvent être apportées de l’extérieur : elles ne peuvent être procurées à l’individu par un chef, par un père, par un supérieur hiérarchique ou par un expert. Le fait que l’individuation dépende de l’exercice que l’individu fait personnellement de ses propres facultés pour restaurer en continue le rapport moyen-fin interdit qu’elle puisse être prise en charge par quelque institution, logique impersonnelle, paternalisme, despotisme ou « moteur » que ce soit.

Autrement dit la démocratie radicale est » une démocratie où « chacun compte pour un » ; c’est une démocratie où les modes de vie démocratiques, à savoir l’habitude de recourir à l’expérience afin de juger, d’agir ou de se situer, sont présents au niveau de chacune des institutions et des manières de faire personnelles.

C. Troisièmement, qu’en est-il des citoyens par rapport aux personnes privées ? Comment s’en distinguent-ils et quelle est la nature de leur « participation » ? Tout ce qui précède suggère que si la fonction de la citoyenneté est de restaurer un continuum moyen-fins d’activités, elle n’appartient pas pour autant à règne séparé. L’homme est animal politique en même temps qu’il est un animal social, parlant, économique, jouant, etc. Penser la continuité entre les plans de la personne singulière, de l’être social et du citoyen est un intérêt majeur de la philosophie de Dewey et une entrée privilégiée dans le monde de la théorie de la démocratie. Ceci étant, la citoyenneté à l’époque de Dewey comme hier et comme aujourd’hui est sans doute l’institution la plus excluante, la moins aboutie, la moins « participative » et la moins expérimentale qui soit. C’est également l’une de celle qui, à l’instar du religieux et des superstitions, est restée prisonnière de conceptions pré-scientifiques dont l’abandon explique ailleurs la technique, les sciences et l’industrie.

Dans Le public et ces problèmes, Dewey développe une conception pragmatisme de la naissance de l’État, de la citoyenneté et des principes sur lesquels repose la démocratie libérale. C’est dans ce texte qu’il explique le public peut être défini comme l’ensemble des personnes affectées par les conséquences indirectes d’activités sociales qui leurs sont étrangères, qui leur sont préjudiciables, qui pervertissent le cours de leurs expériences et souvent l’interrompent et, par conséquent, qu’ils ne peuvent directement gouverner. Les personnes qui gèrent les conséquences de leurs propres activités sont les personnes privées, qu’elles agissent seules ou avec d’autres. En revanche, celles qui ont affaire aux conséquences « graves, étendues, persistantes » (précise Dewey) des activités menées par d’autres sont des personnes publiques : elles forment le public ou un public. Ce dernier est d’abord passif, dispersé, chaotique. C’est par l’intermédiaire de la perception des conséquences qui le font naître (y compris de celles que génèrent les activités du gouvernement qui a cessé d’être le mandataire du public et agit au nom d’intérêts non publics) et dans leur régulation, soit pour les encourager, soit pour les empêcher, soit pour les répartir, soit pour les supprimer, etc., qu’il devient éventuellement un public actif, au sens vrai du terme. Et le degré de démocratie de l’organisation du public dépend simplement du degré auquel est réalisée l’équation entre le nombre d’individus affectés, le nombre d’individus participant, le nombre d’individus représentés et, au final, le nombre d’individus pouvant rétablir le continuum expérientiel de leur existence. L’individu qui fait jouer sa capacité de réguler les conséquences donc il est affecté dans le détail de sa vie est le citoyen. Il entre avec les autres dans une relation de gouvernement tout en restaurant le continuum de sa propre existence dont la citoyenneté est une phase, comme la victime restaure le sien en obtenant des pouvoirs publics que justice soit faite.

À cet égard, la démocratie doit bien évidemment être également radicale : les moyens de formation des publics et la finalité de leur formation sont identiques. Comme l’a clairement montré Osborn, les moyens qu’utilisent les publics afin de sortir de l’« éclipse » où les plonge la Grande Société sont aussi les fins d’organisation démocratique qu’ils visent : au terme d’une action publique destinée à identifier et à réglementer les conséquences indirectes, c’est bien le degré de conscience du public et d’organisation du public par l’intermédiaire de ses mandataires (les citoyens et leurs représentants) qui est atteint qui est la preuve expérimentale du degré de pertinence des moyens qu’il a utilisés pour constituer une force politique. Autrement dit, un public démocratique ne peut se former qu’en recourant à un ensemble de moyens eux-mêmes libres et démocratiques : l’enquête et la pleine publicité de ses résultats.

L’utilité de cette conception pour nous est double : elle est d’abord d’apporter des critères très clairs pour différencier les uns des autres des programmes politiques dont la finalité proclamée est la même, par exemple la liberté de tous et l’émancipation collective. La citation suivante, extraite du même texte de 1937, n’a rien perdu de sa pertinence : « Il y a comparativement peu de différences entre les divers groupes de gauche concernant la manière dont ils définissent les fins sociales à atteindre. Il y a en revanche une différence considérable concernant les moyens grâce auxquels on pourrait et devrait les atteindre. Cette différence est la tragédie de la démocratie dans le monde actuel. Les dirigeants de l’Union soviétique annoncent que, grâce à leur nouvelle constitution, ils ont créé la première démocratie dans l’histoire. Presque au même moment Goebbels annonce que le socialisme nazi allemand est la seule forme de démocratie possible dans le futur. » À quoi il faut ajouter (ou plus exactement ce à qu’il faut faire précéder par) la mouture économique, capitaliste du libéralisme qui s’est imposée dans le monde industriel et qui, au nom des défenses des libertés, justifie les inégalités et l’exploitation les pires.

Dans cet ordre d’idée, le texte de Dewey contre Trotski (« Á propos de Leur morale et la nôtre », 1938) est remarquable2. Schématiquement, la théorie de la lutte des classes comme moyen nécessaire, exclusif et « inévitable » afin d’atteindre une fin considérée comme un absolu est un condensé de faussetés : elle est nécessairement dogmatique et donc pré-scientifique ; elle ne repose pas, tant s’en faut, sur la pleine participation des individus concernés, et elle justifie les moyens les plus coûteux. Comme le fera remarquer Éric Weil, ce qui est sous-jacent à l’idée que la fin justifie les moyens est qu’elle justifie n’importe quel moyen. La dissociation entre les moyens et les fins est une justification de la guerre et du meurtre.

Toutes proportions gardées, la lutte des classes est au communisme ce que la « solution finale » est au nazisme et ce que l’expertise est au libéralisme économique. Il faut dire quelques mots de cette dernière que, dans de nombreux textes Dewey met en cause pour les raisons qui viennent d’être énoncées. L’observateur prétendument neutre et désengagé et l’intermédiaire entre le public et le gouvernement qu’est pas définition l’expert est également la marque (voire le symptôme) d’une situation dans laquelle moyens et fins ont été. En effet, en raison de sa position, il ne peut observer directement, en passant par sa propre complexion, les effets de ses préconisations. Contrairement au public, son statut ne dépend pas des conséquences de la mise en œuvre de ses recommandations. En outre, comme l’a montré Wright Mill, l’expert n’a pas à engager sa responsabilité comme doit le faire le citoyen ordinaire ; en outre les intérêts attachés à sa fonction sont distincts des intérêts publics, ce qui explique que les experts forment une classe à part avec des intérêts distincts et souvent détournés. Chez Dewey, le rejet épistémologique des savoirs « experts » accompagne rejet sociopolitique de la classe des experts et repose sur une considération commune : la séparation des moyens et des fins.

L’intelligence collective

4— Finalement, s’il y a un test décisif de la démocratie radicale, c’est bien le recours à « l’intelligence collective » que l’auteur appelle aussi « intelligence organisée » et dont il est en quelque sorte pionnier. Cette « organized intelligence » est la condition d’une « organisation intelligente », c’est-à-dire d’une organisation qui repose non sur des dogmes ou des habitudes mais sur l’esprit expérimental (voir How we Think, 1910) et l’exploration du rapport moyen-fin. Plusieurs aspects de la fabrique de cette « intelligence collective » peuvent être distingués. Premièrement cette intelligence repose sur les dispositifs de collecte des découvertes des connaissances des générations antérieures et leur transmission. « L’intelligence collective » pourrait être alors profitablement rebaptisée en termes d’intelligence commune ou de culture partagée. Pour l’auteur, il s’agit de la forme d’intelligence la plus cumulative, la plus développée et la plus efficace, mais aussi la plus confisquée. Par exemple, d’après lui le capitalisme industriel n’est rien d’autre que l’accumulation d’un capital reposant sur la privatisation d’une intelligence à laquelle tout le monde a contribué et qui est détournée du ou des services publics au profit de fins pécuniaires.

D’autre part l’intelligence collective est un modèle de communauté démocratique : en effet, par exemple, toute communauté scientifique ou toute communauté de goût peut être pensée dans ces termes : dans une communauté scientifique, chaque énoncé est soumis à une épreuve de vérification publique. Comme le disait Peirce, quelque chose qu’un individu est seul à voir ou à croire n’est pas un fait ni une vérité mais une hallucination. De même, l’existence d’une œuvre d’art dépend de son voyage public depuis l’atelier vers le monde extérieur etc. et des interprétations et conversations publiques qui accompagnent son voyage et en viennent à faire partie d’elle (Rainer Rochlitz). En outre, ces deux exemples font apparaître une caractéristique particulière du jugement public dont l’intelligence commune dépend : elle ne consiste pas en l’agrégation d’opinions individuelles identiques ou ressemblantes mais tout au contraire en la composition stratifiée d’un ensemble de d’idées vérifiées qui, pour être vérifiées, n’en sont pas moins toutes personnelles. En art comme en sciences, le consensus ou l’unanimité ne sont pas des conditions mais au contraire des obstacles. Un objet qui suscite les mêmes opinions et les mêmes expériences chez un grand nombre de gens différents, et même chez une seule personne à des moments différents, ne peut être qualifié d’articité.

Finalement il appartient à la définition même de « l’intelligence » d’être partagée. Contrairement à l’entendement ou à la raison, l’intelligence est la méthode de l’expérience étendue à « la pensée de la communauté future » (Peirce). La communauté des enquêteurs qui est analogue à la communauté démocratique est un « câble formée de nombreux brins tressés » ; contrairement à « la chaîne de raisons » qui fait l’idéal de la méthode cartésienne, elle est plurielle et peut perdre certains de ses brins sans perdre sa force et son intégrité. Elle « devrait se fier à la multitude et à la variété de ses arguments plus qu’au caractère conclusif de n’importe lequel d’entre eux ». Penser est non s’acheminer vers tel ou tel but fixe mais créer le rapport moyen-fin dans une perspective qui est tout aussi cognitive qu’éthique. Contrairement à « l’usage public de la raison privée » ou du « penser par soi-même » que Kant par exemple et Habermas qui le reprend instituent comme le fondement du vivre ensemble, l’intelligence partagée est la méthode démocratique par excellence et le moyen radical de réaliser une démocratie radicale.

Au final la démocratie radicale nous concerne au plus haut point. Elle implique une révision assez complète d’un grand nombre de nos croyances et une revalorisation de l’expérience même de la citoyenneté et plus généralement, de l’autogouvernement, — finalités par rapports auxquelles les partages (au sens de Foucault) entre qui est compétent et qui ne l’est pas, qui agit et qui réagit, qui gouverne et qui proteste, cessent d’avoir toute pertinence.

Pour finir, citons à nouveau Dewey :

«…les moyens démocratiques et l’atteinte de fins démocratiques ne font qu’un et ne sont pas séparables. Nous devons souhaiter de toutes nos forces le renouveau d’une foi démocratique énergique, activiste et militante. La campagne en sa faveur ne mènera qu’à une victoire partielle si elle ne repose pas sur notre foi en notre nature humaine commune et dans le pouvoir des actions volontaires fondées sur l’intelligence publique collective. » (« La démocratie est radicale »)

2 – De la culture de la terre à la démocratie

Mettre en relation les paysans et l’essor des démocraties dans le monde, c’est donner du relief à diverses perplexités souvent occultées. C’est d’abord constater que les paysans ont été exclus de l’histoire qui a progressivement mené à l’établissement des démocraties libérales et des pratiques qui s’inspirent des valeurs de liberté, d’égalité, d’individualité, d’indépendance, ou encore d’auto-gouvernement. Pourquoi ? Deuxièmement, c’est rechercher dans le fait même de cultiver la terre ce qui est aussi culture de soi et culture de la communauté, « civilisation ». Et c’est enfin affirmer que sans les paysans, sans leur dialogue avec la terre cultivée et les solidarités qui s’en dégagent, l’écologie qui est aujourd’hui un programme urgent à réaliser, ne pourra pas être pleinement démocratique.

Tout d’abord, une précision : l’agriculture comme culture de la terre exclut l’agriculture industrielle. Autant la première préserve la terre, la renouvelle, l’amende, la fait vivre, autant la seconde la fait mourir. Cultiver des plantes n’est pas forcer la terre ou lui arracher ses fruits, c’est à la fois faire grandir, donner vie, et prendre soin : une éthique du care avant la lettre !

Le lien entre travailler la terre et la préserver est au cœur de la pensée écologique, de la permaculture, du jardin biologique, sans bêchage, etc. Aujourd’hui, quantité de manuels destinés à transmettre l’art de maintenir ce lien sont publiés chaque mois. Mais ils ne témoignent pas d’une invention récente destinée à répondre au récent désastre humain, économique et écologique de l’agriculture industrielle. Ce lien entre travailler la terre et la préserver est vieux comme le monde et consiste précisément en une alliance.

Elle est déjà recommandée dans la Genèse quand Dieu « met » Adam dans le jardin d’Éden pour qu’il le cultive et le « garde » à la fois. Cultiver est garder, garder est cultiver ; l’un implique l’autre. De même que les hommes ne trouvent pas spontanément leur nourriture mais doivent la produire, la terre est un processus vivant qui nécessite qu’on en prenne soin et qu’on le préserve en vue de l’existence des générations futures comme de son renouvellement. Cette terre est ici « terre des hommes » (adama), c’est-à-dire la terre que l’expérience humaine intègre dans le détail de ses moments comme une donnée fondamentale et sa condition d’existence.

Le lien entre préserver et cultiver n’est certes pas réservé à l’agriculture. Il touche aussi l’éducation, la science, l’art, la « civilisation ». Ceci étant, même s’il est souvent occulté par des siècles d’histoire culturelle et sociale, l’agriculture nous le fait apparaître dans sa nature basique, inaugurale, vitale. L’économie retrouve un sens réel et concret : produire non en vue de la richesse mais en vue d’assurer les conditions d’existence sans lesquels l’humanité, je, tu, elle, nous, vous, ils, périraient.

Culture de la terre et culture de soi

La position du cultivateur est donc tout à fait singulière. Il tient en effet le juste milieu entre deux positions aussi extrêmes que répandues : d’un côté, la domination, la maîtrise ou la destruction et, de l’autre, la fusion, la quête de l’origine, l’allégeance, l’adhésion, l’idéal d’indistinction. Chacun de ses extrêmes englobe une large palette de positions politiques et d’organisations sociales. Dans le premier cas, nous identifions une croyance englobante : l’idée que l’homme au sens générique ne se réalise qu’en se détournant de sa nature physique et corporelle, c’est-à-dire de l’animal qui est en lui. Il n’accomplit « sa » nature qu’en dominant la nature. L’idée associée est celle de conquête. Descartes, souvent cité en la matière, subit une certaine injustice. Car il n’a préconisé que de « se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Au cours de l’histoire, le « comme » a sauté et la civilisation a été associée à la conquête des contrées sauvages, à la colonisation des peuples bestiaux et barbares, à la destruction des traditions nécessairement obscurantistes, et donc à la marche forcée vers les Lumières. Quant au pôle opposé, c’est celui d’une nébuleuse de doctrines aux effets liberticides comme l’idéal d’authenticité, l’hygiénisme, les théories d’un retour purificateur à la nature originelle, la réalisation d’un plan de la nature, l’abandon de l’individualité au profit de la fusion dans la communauté organique. Schématiquement, si la traduction politique du premier cas a été le libéralisme comme laisser-faire, celle du second a été le système totalitaire.

Se situer du côté de l’un ou de l’autre de ses extrêmes n’est pas affaire de connaissance ou de fait mais d’idéologie : pensons par exemple au contraste saisissant entre le Robinson de Daniel Defoe, considéré par Smith, Ricardo ou Marx comme l’ancêtre du capitaliste, qui n’a de cesse de domestiquer, de fortifier, de dominer son île afin d’en supprimer l’adversité, la pluralité ou l’indépendance et, aux antipodes, le Robinson de Michel Tournier qui retrouve ses conditions d’existence dans « les limbes du Pacifique » et l’inconscience salvatrice.

L’agriculteur-cultivateur dont il est question ici se situe à un point d’équilibre : il est à la fois paysan et jardinier : paysan au sens où il produit la nourriture et le pain sans lesquels lui, sa famille, son pays, le genre humain, ne pourraient subsister, et jardinier au sens où il prend soin de la nature, veille à chaque élément qui constitue le tout, et à la cohérence du tout par rapport à ses éléments constitutifs. Artiste et esthète, il est aussi savant, patient, attentif et expérimentateur.

Toutefois, cette situation équilibrée n’est pas exceptionnelle, elle est simplement normale. Elle est sans doute la plus ancienne mais aussi, y compris aujourd’hui, la plus répandue. À preuve, un rapport de la FAO (Food and Agriculture Organization) d’octobre 2015 qui montre que la première agriculture dans le monde, l’agriculture familiale, est « la gardienne d’environ 75 pour cent des ressources agricoles mondiales » ; elle représente environ 500 millions d’exploitations, soit 9 exploitations sur 10, qui produisent plus de 80 % des denrées alimentaires mondiales. C’est elle qui est la clé de la sécurité alimentaire. Quant à l’agriculture urbaine, elle concerne un citadin sur quatre, soit 700 millions de personnes3.

L’agriculture industrielle reste donc à la marge, mais il convient d’éviter son extension non seulement pour préserver les équilibres alimentaires et écologiques, mais aussi pour sortir les agriculteurs du piège dans lesquels le capitalisme industriel les a plongés.

Les poubelles de l’histoire sont pleines des paysans

La question posée au départ revient avec un caractère d’urgence accrue. Si les paysans sont si nombreux, si d’ailleurs au XVIIIe siècle, au moment des révolutions démocratiques, ils formaient jusqu’à 90 % des populations, s’ils sont la clé de la survie de l’humanité et des équilibres écologiques de la planète, pourquoi ont-ils été « jetés dans les poubelles de l’histoire » (selon l’expression de Trotsky) et y sont-ils restés ?

Le premier argument souvent allégué est tout bonnement que le paysan n’est pas un « animal politique » (l’expression est d’Aristote, qui définit l’homme comme tel) : sa condition même l’en empêche. Penché sur son sillon du matin au soir, abruti par son labeur, isolé par son activité, obsédé par des considérations matérielles, individualistes et égoïstes, affreusement conservateur en raison de son attachement viscéral à son morceau de terre, il est incapable d’une pensée du bien commun, d’une conscience de sa position ou d’une connaissance des modalités même de son travail. Entre l’image du sauvage hirsute ou du « rustre », celle des « 35 millions de brutes » qui jouent un rôle décisif pendant la IIIe République en France, celle d’une masse représentant « la barbarie au sein de la civilisation » selon Marx, ou encore celle de « frelons impatronisés dans une ruche qu’ils n’ont pas construite » que formula celui qui fut considéré comme « le dieu de la IIIe République », Ernest Renan (dont le mépris pour les paysans était sans limite), les paysans sont à peine considérés comme faisant partie de l’humanité. Même Mao Zedong, dont la révolution « paysanne » fut tout sauf paysanne, ce qui jeta 50 millions de paysans dans la famine, y voyait « un cul-de-sac du développement ». Il convient d’ailleurs de rappeler que le mot « politique » vient de « polis », la ville en Grec, tandis que la « citoyenneté » est étymologiquement, par définition, le fait de l’habitant de la Cité, la ville cette fois en latin. En France, avant les citoyens, nous avions les « bourgeois », c’est-à-dire les habitants des bourgs qui seuls jouissaient d’un « droit de cité ». Quant aux autres, c’étaient les « manants ». S’il leur arrivait de se révolter, ce n’était pas comme citoyens mais comme « croquants », « tard-avisés », « nu-pieds » et autres termes péjoratifs.

Au XVIIIe siècle et depuis, le discrédit sur la capacité à l’action commune et au jugement politique des paysans ne repose sur aucune observation empirique. Il obéit à des motifs idéologiques et, semble-t-il, avant tout stratégiques : car ce discrédit qui pèse sur environ 80 % de la population va servir à justifier que la participation du peuple au gouvernement soit très encadrée et fort limitée. Il justifie d’adopter un système de représentation indépendante qui donne les coudées franches aux députés et autres gouvernements. En France, vers 1850, les « opportunistes », dont Jules Ferry fut un bon représentant, affirmeront contre les « radicaux » soulager les paysans de leurs devoirs de citoyens qu’ils sont incapables d’honorer, en créant un « gouvernement de délégation » et une école assimilationniste. La représentation-mandat et balayée dans la foulée ; elle ne reviendra pas.

À ce resserrement du pouvoir en faveur de ce qu’on a appelé selon les siècles despotisme éclairé, aristocratie naturelle, supériorité morale, expertise ou compétence, s’ajoute une seconde finalité tout aussi importante : c’est qu’en réalité les paysans cultivaient l’art de gouverner depuis fort longtemps ; ils formaient des assemblées, élisaient des représentants, instituaient des magistratures tournantes auxquelles d’ailleurs les femmes prenaient souvent part, proclamaient les droits de l’homme et rédigeaient des constitutions, bref pratiquaient depuis des siècles le self-gouvernement, l’auto-gouvernement local. Leur capacité à s’organiser d’eux-mêmes, par eux-mêmes et pour eux-mêmes est avérée de toute part, quelle que soit l’époque considérée. Ainsi le système qui se met en place à la fin du XVIIIe siècle et qui va se renforcer jusqu’à aujourd’hui a peut-être trouvé dans l’argument de l’abrutissement des paysans une bonne raison de détruire les sociétés qu’ils formaient et les conditions d’indépendance qu’ils avaient créées depuis des siècles.

Indépendance du paysan et démocratie

Mais d’où vient cette indépendance ? Sur quoi repose-t-elle ? Qu’y a-t-il dans la culture de la terre qui lui soit favorable et qui mène à la chérir comme le souverain bien ? La réponse se trouve à Éden : en cultivant son jardin, Adam se cultive lui-même, il réalise et développe son humanité. Cette conviction est aussi celle du mythe de Déméter, déesse à la fois de l’agriculture et des civilisations ; on la retrouve chez Hésiode pour qui l’agriculture est une activité grâce à laquelle toutes les vertus humaines se développent harmonieusement. La revoici au cœur de la pédagogie progressiste qui veut le jardin au centre de l’école parce qu’en jardinant, l’enfant entraîne sa sensibilité et son intelligence : là, il apprend à observer et à patienter, il réalise que la culture est à la fois indépendante de lui et reliée à lui. Outil pédagogique par excellence, le jardin fait pousser les enfants et les conduit plus sûrement à la majorité que beaucoup d’autres enseignements.

C’est encore la conviction de millions de paysans qui trouvent dans le travail de la terre un lieu d’expérience propice au développement de soi. Les États-Unis d’aujourd’hui ne sont pas le pays rêvé par ses pères fondateurs. Ces derniers furent pourtant nombreux à juger que la démocratie commençait à la ferme. La figure du paysan indépendant fut au centre de leur pensée politique. Selon Jefferson par exemple, « les cultivateurs de la terre sont les citoyens les plus précieux. Ils sont les plus vigoureux, les plus indépendants, les plus vertueux. Ils sont les plus attachés à leur pays ; leurs liens avec les libertés de leur pays et ses intérêts sont les plus durables. »4 Ailleurs, il affirme que le paysan est le dépositaire « d’une vertu évidente et authentique », et ajoute que « la corruption massive des mœurs parmi les paysans est un phénomène dont aucune époque ni aucune nation n’offrent d’exemple »5.

Jefferson est une grande exception par rapport à la majorité de ses contemporains, notamment européens, des années 1780-1820. Mais sa croyance en la vertu du paysan ne repose ni sur une foi romantique ni sur quelque pensée puriste ou organique : le paysan est vertueux non parce qu’il est proche de la nature mais parce qu’il est indépendant. Entendre : aux commandes de sa propre activité, responsable de ses initiatives comme de leurs conséquences, non soumis à un maître ni même à sa tâche mais en dialogue avec son coin de terre et sa ferme, en position de self-gouvernement.

L’indépendance en question n’a donc aucun rapport ni avec l’autonomie — qui concerne la volonté et sa prétendue liberté (le libre arbitre) — ni avec l’isolement, l’égoïsme et le repli sur soi. Elle est au contraire la condition de la communauté au sens vrai du terme, — c’est-à-dire de l’ensemble des individus qui à la fois bénéficient des ressources communes pour se développer comme personne singulière et apportent aux groupes qui sont les leurs de nouvelles contributions.

Rappeler, comme je l’ai suggéré ici, que la démocratie inclut le souci de l’individuation, (c’est-à-dire du développement du sujet humain jusqu’à sa pleine stature), ce n’est pas décentrer la politique vers les intérêts privés et l’individu tout fait, c’est penser la politique comme un système de répartition des opportunités d’individuation dans une société donnée. Un tel programme, seule la démocratie l’assume explicitement. Les Déclarations des droits de L’Homme et du citoyen sont là pour l’attester. Mais le souci de l’individuation n’a rien à voir avec l’individualisme. Dans sa phase économique, le libéralisme se révèle tout aussi opposé à la démocratie que peut l’être, à l’autre extrême, le collectivisme selon lequel plus l’individu s’affirme plus la société fragile, et plus il est effacé, mieux la société se porte.

Pour penser et pratiquer la communauté, pour inclure sans opposition rigide le devenir de l’individualité dans la société et la participation sociale, l’agriculture est une fois encore un poste d’observation privilégié. La forme récurrente et planétaire du jardin partagé en est un paradigme. On en trouve en effet des exemples en tous lieux et de tout temps. Le terrain commun subdivisé en lopins individuels est la norme. Il peut être la propriété de Dieu, du seigneur, du monarque, du peuple, de la commune ou de l’État, peu importe. Mais traditionnellement, il entre dans la catégorie d’une propriété multiple sur laquelle s’exercent divers droits ; en ce qui concerne les paysans, certains droits sont communautaires, comme le pacage, la collecte de tourbe ou de combustible, la cueillette, la pêche ou la chasse, et d’autres apportent à l’individu ou à la famille une parcelle sous la forme de concession, bail emphytéotique, partage, allocation, etc.

L’accès de tous à la terre et le droit de cultiver sont des préoccupations à la fois économiques, sociopolitiques et morales, par rapport auxquelles la propriété privée, exclusive et absolue, qui nous est devenue familière depuis le Code Civil issu de la Révolution française, n’a aucune pertinence ni aucune valeur.

La forme juridique du jardin partagé (que nous redécouvrons aujourd’hui à travers les travaux d’économistes comme Elinor Ostrom sur les biens communs) s’accompagne souvent d’une configuration bien précise : les lopins individuels, souvent organisés dans une grille et d’une taille équivalente, voisinent avec des terrains qui restent à la disposition des usages de tous, avec des friches et des réserves de terre pour l’avenir ou pour la rotation des plantations, avec des locaux à outils accessibles à tous ; aujourd’hui, dans les jardins communautaires des centres villes, avec des pépinières, des centres d’accueil, des ateliers, une école, un lieu de conférence, parfois une unité de soin, etc. Que ce terrain se trouve à la ville ou à la campagne, il est lieu d’exercice de droits complexes qui limitent l’arbitraire et les caprices de l’individu autrement mieux que ne le fait le système de la propriété privée absolue et exclusive.

Mais le point important est surtout de remarquer la continuité, la complémentarité, la convergence entre le commun et l’individuel, et ce à un degré rarement atteint. Non seulement les gens associés aux jardins partagés n’ont pas à faire le sacrifice de leur individualité mais au contraire en protègent le développement et l’alimentent : c’est le cas par exemple des jardins communautaires new yorkais qui, à partir des années 1960, vont se multiplier dans les quartiers pauvres et servir de refuge ou de lieux de socialisation pour les personnes démunies qui complètent leur alimentation, pour les femmes trop à l’étroit dans leur logement sordide, pour les gens maltraités, pour les enfants que la drogue et la violence attendent dans la rue, pour les Noirs et les Portoricains qui ailleurs se heurtent à la discrimination et au racisme, etc. Les jardins partagés ont été et sont encore des lieux où les différences culturelles et individuelles peuvent exister pleinement sans être séparatistes, monistes ou simplement victimaires.

Ces processus de socialisation par l’individuation et d’individuation par la sociabilité sont aussi le propre du jardin thérapeutique dans lesquels certains vétérans ont été accueillis depuis la deuxième guerre mondiale, du jardin pédagogique des écoles progressistes, des jardins ouvriers et familiaux qui sont sans doute les lieux où les ouvriers ont continué de s’associer et de converser entre eux tandis que l’usine les réduisait au silence, du vieux système du lopin que les paysans russes ont réussi à sauver de la marche forcée vers la collectivisation imposée par Staline et ses kolkhozes à partir de 1928, des Grecs qui aujourd’hui trouvent dans leur campagne et leur jardin urbain un moyen de se serrer les coudes et de faire face à la crise, et ainsi de suite, sans fin. On retrouve ces processus équilibrés dans des systèmes, parfois très anciens, de solidarité sans allégeance, de mise en commun des forces lors des moissons ou des vendanges, de distribution de semences et de nourriture, de prise en charge des pauvres et des handicapés, de coopératives autogérées qui ont été les ancêtres de nos pensées socialistes et anarchistes.

On les voit finalement à l’œuvre au centre même de la science agronomique sans laquelle, contrairement aux préjugés les plus répandus, l’agriculture ne serait pas possible. Car cultiver la terre suppose des connaissances précises, leur partage et leur transmission. Comme dans n’importe quel autre champ de la connaissance, cela suppose l’existence d’une communauté scientifique à tous les sens du terme : or il existe des preuves que dès l’âge de fer, à la fin du 3e millénaire, les hommes savaient fertiliser les sols par des apports minéraux ou organiques, alternaient les cultures légumineuses et les céréales, consignaient leurs connaissances et les transmettaient. On a récemment découvert qu’en Galilée, il y a 10200 ans, les paysans cultivaient rationnellement les fèves dont ils connaissaient les qualités nutritionnelles (elles sont très riches en protéines), qu’ils savaient les stocker, les faire sécher, les sélectionner, ce que montre la taille uniforme de 469 graines retrouvées sur le site, — et ce qui met singulièrement en cause la thèse de l’antécédence des chasseurs-cueilleurs et l’idéologie politique anti-paysanne qui l’accompagne6. L’agriculture repose depuis toujours, non pas, contrairement à ce que beaucoup soutiennent, sur des savoir-faire incorporés, un solide « bon sens paysan » inné, des habitudes irréfléchies dont les acteurs n’auraient aucune conscience claire, ou des traditions non questionnées7, mais sur des milliers de connaissances patiemment accumulées, sur des méthodes éprouvées d’attention et d’observation, sur des systèmes complexes de transmission orale et écrite, sur la patiente formation des jeunes. Depuis l’Antiquité, elle repose aussi sur d’innombrables traités d’agronomie dont les cultivateurs sont parfois les rédacteurs et toujours les partenaires, puisqu’ils mettent en pratique les enseignements qui s’y trouvent, les vérifient, les rectifient et les complètent. Partout sur la planète, concernant l’irrigation, la récupération des eaux de ruissellement, le repos de la terre et sa fertilisation, la sélection des semences, leur protection contre les maladies, l’agriculture est inséparable de méthodes délibérées d’observation, d’expérimentation et de transmission.

Ainsi, quel que soit l’angle sélectionné, ce n’est pas l’individualisme qui s’impose mais cette subtile combinaison entre l’individuel, le social et le monde, qui est la source du « bien vivre » et la condition de la coexistence humaine. Que cette combinaison, souvent en défaut, doive toujours être restaurée et rééquilibrée est une évidence, comme est évident le fait que l’humanité est constituée d’ascendants et de descendants, d’une multitude d’êtres qui se succèdent dans le temps et qui tous à la fois héritent des générations antérieures et contribuent à l’histoire commune. La formule qui convient à la pensée écologique est une conclusion qu’on peut tirer de tout ce qui précède : de même que la culture au sens anthropologique du terme consiste, en recourant à aux ressources et à la force commune, à répartir les opportunités d’individuation de chacun, cultiver la terre implique de faire communauté avec le monde et d’en préserver les conditions d’existence.

Joëlle Zask est professeure de philosophie à l’Université de Provence, auteure d’Introduction à John Dewey (La Découverte, collection « Repères », 2015) et de La démocratie aux champs (Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2016)

1 D’abord paru dans Common Sense, n° 6, janvier 1937, pp. 10-11 ; repris dans Later Works (1925-1953) (1e ed. : 1977), Boydston J. A. (ed.), Carbonale, Southern Illinois University Press, 1983, vol. 11 (1935-1937); sur internet : [https://books.google.fr/books?id=t7QTC8NuGL8C&pg=PA296&lpg=PA296&dq=John+Dewey+Democracy+is+radical&source=bl&ots=1nvf5OFSkD&sig=QEJV3h2PIHN7GW8vqxoqcXZoejs&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi349O6lbvNAhXGDBoKHepiB7MQ6AEIQDAD#v=onepage&q=John%20Dewey%20Democracy%20is%20radical&f=false].

2 Léon Trotski, John Dewey, Leur morale et la notre (1e ed. : 1938), préface d’Émilie Hache, Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2014.

3 FAO : [http://www.fao.org/news/story/fr/item/260735/icode/].

4 Thomas Jefferson à John Jay, 23 aout 1785 ; outes les lettres de Jefferson sont en ligne : [http://www.let.rug.nl/usa/presidents/thomas-jefferson/letters-of-thomas-jefferson/#1794].

5 Cité par A. Whitney Griswold, « The Agrarian Democracy of Thomas Jefferson », The American Political Science Review, Vol. 40, N° 4, 1946.

6 « The onset of faba bean farming in the Southern Levant », article paru dans Nature, le 13 octobre. 2015, [http://www.nature.com/articles/srep14370].

7 Sur le mouvement agronomique français au 18e siècle et le rôle des « praticiens » pour comprendre la grande transition agricole, voir par exemple Jean-Marc Moriceau, « Au rendez-vous de la « Révolution agricole » dans la France du XVIIIe siècle », revue Annales. Histoire, Sciences Sociales, Vol. 49 n° 1, 1994.

Texte de Didier Eckel

Un compte-rendu plus une question

Par Didier Eckel

Préambule : Le texte qui va suivre ne reflète pas forcément mes points de vue (même si je peux être en accord avec de nombreux points). Il tente seulement de faire un compte-rendu du livre de Joëlle Zask : Introduction à John Dewey (La Découverte, 2015).

1/ Le pragmatisme dans son acception la plus répandue, puis le pragmatisme selon John Dewey (1859-1952)

a : Le pragmatisme est généralement associé au fait de se servir de tous les moyens possibles pour atteindre un but précis. Exemple (pris dans l’actualité immédiate) : Pour certains acteurs de l’État, la priorité des priorités est que la « loi travail » passe. Il faut alors trouver une solution pragmatique (c’est-à-dire permettant d’atteindre l’objectif). Il est donc nécessaire d’appliquer le « 49.3 » ! La conséquence de ce positionnement (supposé) pragmatique est que « tous les moyens sont bons », seul le but originairement défini est important.

b : Pour John Dewey1, il y a bien des buts à tenter d’atteindre mais ces buts restent plus ou moins imprécis. Ce sont, ce que je nomme dans ma petite panoplie métaphorique, des portions d’horizon vers lesquels on essaie de naviguer. Et plus on s’en approche, plus il est possible (voire souhaitable) de dévier de cette portion initialement choisie :

– Soit le désirable de cet espace apparait de moins en moins évident.

– Soit des orages trop violents empêchent de l’atteindre…

Ceci veut dire que les contours des fins recherchées sont suffisamment flous pour pouvoir s’adapter à la réalité des moyens dont on dispose. Autrement dit, les fins sont, dès le départ, en partie déterminée par les moyens dont on semble disposer. Et si ces moyens s’avèrent, en chemin, avoir été mal évalués, buts et moyens seront alors révisés (pas uniquement les moyens).

Dans la version a, le « pragmatisme » est en fait une pure volonté qui masque une idéologie et qui autorise n’importes quels moyens (même les pires) du moment que la finalité (fixe, non interrogeable) est préservée.

Dans la version b, moyens et buts viennent ensembles et évoluent ensembles. La fin est une hypothèse à travailler.

Le lien fait entre but et hypothèse montre une perspective commune entre approche scientifique et approche démocratique (lien dans les enjeux mais aussi dans les méthodes).

2/ Philosophie sociale, démocratie, expériences

Ce qui m’a paru le plus important (central ?) dans cette philosophie, est qu’elle n’a pas pour objectif de montrer ce qu’est le monde social (d’objectiver le monde social ?), de montrer ce qui a fait que le monde social est tel qu’il est (travail dévolu à la pensée critique). Pour Dewey, il s’agit de contribuer à trouver les moyens d’un changement possible de ce monde social, vers quoi il pourrait tendre (et surtout comment). Bref, ce que pourrait être un monde social en marche vers la démocratie (sachant que cette marche n’aboutira jamais). Cette philosophie est donc directement branchée sur l’action. Elle ne prône pas une (pseudo ?) neutralité axiologique. Pour autant, elle revendique une scientificité qui se retrouve en premier lieu, me semble-t-il, dans la référence omniprésente à l’enquête2. Dewey n’élabore pas une théorie qui pense la société en termes de domination et d’aliénation par le biais d’une structuration sociale donc d’une reproduction sociale. Cette théorie, dite critique, mène à une vision « avant-gardiste » de l’émancipation : la masse aliénée ne peut échapper à la domination sans l’aide d’un éclairage critique (tentative de dévoilement faite par « l’école de Francfort », notamment). La culture de masse est réduite à des croyances directement dépendantes de la culture dominante, ou idéologie dominante. Les croyances sont donc une idéologie (au sens de Marx). Dewey ne pense pas la société en terme de structure reproductive mais en terme d’interactions (ou « transactions » qui évoquent plus précisément le fait que des acteurs se modifient mutuellement dans l’interaction). Notons que cette notion d’interaction-transaction possède une dimension descriptive mais également normative, voire une fonction d’idéal qui n’aurait pas pour effet de nous écarter du réel mais au contraire de nous y unir dans la recherche d’une « fin en vue » et non d’une fin en soi.

Cependant, ces interactions peuvent être gênées par l’apparition de nouvelles donnes sociales non repérées (le processus d’industrialisation capitaliste en l’occurrence) qui brouillent la perception du réel. Les « idées conscientes et normes » mobilisées par les acteurs peuvent être « héritées d’une époque qui a disparu » (le capitalisme marchand), idées et normes qui ne sont plus pertinentes face aux réalités du moment. Il y a donc bien des croyances mais celle-ci ne sont pas le résultat d’une idéologie. Les croyances ne sont pas aliénation mais peuvent être « démoralisation » due à l’inadaptation des moyens et des fins mises en œuvre pour l’action. L’enjeu n’est pas de dévoiler des structures cachées de dominations mais de permettre une adéquation entre les moyens et les fins recherchées par les acteurs. Si la philosophie sociale a bien un rôle à jouer dans cette recherche, ce n’est pas en tant que guide mais en tant qu’acteur parmi d’autres car le philosophe est lui-même pris dans les croyances du moment. Le philosophe est donc intégré au « dêmos », par conséquent il est partie-prenante (comme tout autre acteur) de la question démocratique.

Etre partie-prenante n’exclut pas d’être doté de fonctions spécifiques, en l’occurrence pour Dewey contribuer à une élaboration méthodologique pour atteindre un but politique essentiel : la démocratie. Comme cette démocratie est un mode d’organisation social extrêmement complexe et extrêmement fragile, elle n’est jamais assurée et elle n’est jamais totalement aboutie. Le but est donc essentiel, mais il ne peut pas être final. Si le philosophe détermine un but, celui-ci est suffisamment plastique voire quasi indéfinissable, en tous cas non totalisable. Ce philosophe ne détermine donc pas une fin (au sens d’une fin de l’histoire), il ne peut que proposer une méthode pour retrouver une adéquation entre moyens et fins sans déterminer quels sont ces moyens et quelles sont précisément ces buts. Autrement dit, comment « analyser le présent sous l’angle des opportunités d’action sociale » du moment. L’enquête, outil méthodologique s’il en est, devient centrale dans ce travail. Le lien entre science et démocratie ne réside pas dans la seule appartenance du philosophe au peuple, il réside dans la méthodologie même prônée par Dewey : à savoir l’attention extrême portée aux moyens et aux fins qui doivent être les plus pertinents possibles, dans les sciences comme en démocratie. La démocratie est en effet pensée comme une succession permanente d’expériences et d’enquêtes permettant d’aboutir à un but recherché par les acteurs… ce but étant lui-même considéré comme une hypothèse à retravailler sans cesse. Cette succession permanente d’hypothèses, d’expériences et d’enquêtes qu’est la démocratie évoque évidemment la (supposée ?) linéarité infinie des cheminements scientifiques.

La démocratie semble cependant avoir la particularité de fondre les buts et les moyens dans un même mouvement. Si les enquêtes et les expérimentations guident la science dans ces cheminements, ces moyens sont plus que des outillages (ou méthodes) pour la démocratie. Ils sont la démocratie même puisque la démocratie est interaction (transaction) et que les interactions ne sont possibles que dans l’expérience liée à l’enquête. La démocratie est ce qui permet à chaque individu (ou groupe d’individus) d’être acteur, c’est-à-dire de pouvoir réellement poser des actes pour soi-même (et non pour les autres) et d’être responsable de leurs effets. C’est-à-dire agir, c’est-à-dire expérimenter. Notons au passage qu’un gouvernement qui prend seul des décisions (pose des actes) concernant d’autres individus qu’eux-mêmes (hors du groupe gouvernemental) est un gouvernement non démocratique.

Si j’ai évoqué, dans ce texte, le pragmatisme sans évoquer la dimension collective c’est parce que Dewey vise en priorité l’individu qui est l’objet même du souci démocratique. Cependant, il évoque bien évidemment la question de l’action avec les autres. Je terminerai donc en évoquant très rapidement la notion d’intérêt relationnel chez Dewey grâce à une série de courtes citations du livre de Joëlle Zask :

Pour un individu « l’intérêt coïncide avec l’ensemble des moyens mis en œuvre pour atteindre une fin en vue. Comme le développement du moi est socialement conditionné, l’intérêt est social ».

« La forme des intérêts dépend de la nature de l’association : parfois elle produit l’égoïsme, la cupidité, l’envie, parfois la solidarité, la générosité, l’indépendance ».

« La pure et simple interdépendance n’est pas un fait social. Le spécifiquement social se produit quand l’association est questionnée, perfectionnée, critiquée, […] bref quand elle est perçue comme objet transformable ».

« Repérer les effets de l’action connectée pousse les hommes à réfléchir sur la connexion elle-même et sur ses finalités ».

En guise de conclusion (personnelle)

Je souhaite évoquer une dimension souvent ressentie lors de certaines luttes inventives avec des dimensions politiques évidentes (de type « Lip » par exemple) : un sentiment de liberté nouvelle souvent décrit par les acteurs. Ce sentiment fut longtemps interprété par moi comme un effet de la nouveauté de l’action engendrant une excitation particulière, comme l’éveil d’un désir sans objet (le désir comme moteur de l’action, à différencier de l’envie … de possession de l’objet). Aujourd’hui j’ajouterais à ma première interprétation une seconde qui pourrait sembler en opposition… mais je ne suis pas à un paradoxe près (ou une tension pour faire plus proudhonien). L’expérience d’une lutte dont les effets sont tangibles, c’est-à-dire repérés réellement (analysés mais aussi ressentis), renforce la légitimité de l’action puisque « ça marche » (on produit, on vend, on se paye disaient et expérimentaient les Lip). Une action légitime (parce qu’elle change effectivement la donne ici et maintenant) est une action désirable, une action qui libère. Si cette action dure un temps suffisamment long, comme ce fut le cas pour les Lip, il deviendrait important d’entrer dans une dynamique du quotidien. Pourrait-on dire alors qu’une sorte d’ordinaire viendrait étayer l’extraordinaire de la lutte : le possible d’un ordinaire agissant ?

Pour finir avec une question (sans réponse… pour l’instant ?)

Bien que critique de la « philosophie critique », Dewey constate une démoralisation des individus qui n’est, certes, pas l’aliénation mais qui met chaque individu démoralisé dans une situation guère plus enviable que l’aliénation. La quinzaine de pages qui débute le livre de Joëlle Zask sur Dewey dépeint une société tout aussi hostile que celle décrite par les philosophies critiques. La perte de contrôle de chaque citoyen sur sa propre existence est due à la grande société qui correspond à la grande industrialisation capitaliste du tournant du XIX° et XX° siècle.

Réification et aliénation chez Marx puis « l’école de Francfort » – démoralisation pour Dewey (et désolation de Hannah Arendt) – : si les mots ne sont pas identiques, les maux subis par les individus dans notre société contemporaine sont les mêmes. Pourtant le choix des concepts a une importance considérable puisqu’il sous-tend des stratégies politiques très différentes. Risque d’une « avant-garde révolutionnaire » autoritaire chez les uns et pragmatisme chez Dewey.

Dit ainsi, le pragmatisme gagne la partie, mais le problème du réel pragmatisme de ce pragmatisme reste posé : pour l’instant, si les émules (revendiqués ou non) de Dewey n’ont pas produit les dégâts totalitaires de l’option marxiste, ils n’ont pas réussi à stopper (même partiellement) les processus de démoralisation des individus. Il me semble pouvoir imaginer qu’une fois mise en route, l’expérimentation démocratique telle qu’elle est décrite dans le livre de Joëlle Zask peut être tout à fait efficiente. Il me semble même que toute stratégie politique qui a l’émancipation comme horizon devrait intégrer la dimension pragmatique dans son élaboration. Cependant, cette intégration ne dit malheureusement rien du comment initier le processus démocratique. S’agirait-il de s’appuyer sur un (ou des) petit(s) noyau(x) d’individu(s) non démoralisé(s) qui en entrainerai(en)t d’autres grâce à des expériences localisées ? Pourtant, John Holloway, qui promeut les expérimentations de ce type (qu’il appelle des brèches) prend la mesure du caractère aléatoire de ces brèches : si celles-ci apparaissent sans cesse, elles disparaissent de la même manière et n’arrivent donc pas réellement à s’étendre. Les expérimentations localisées sembleraient donc très utiles (et même nécessaires) mais ne seraient pas suffisantes.

S’il ne m’apparaît plus nécessaire de montrer le danger des avant-gardes révolutionnaires, la stratégie de luttes politiques et sociales ne devrait pas être abandonnée pour autant, car elle possède, je crois, une capacité à rassembler et parfois à interroger des individus (futurs acteurs ?). Mais il faut, là aussi, noter que cette stratégie de lutte n’a pas réussi dans ses objectifs politiques initiaux : se débarrasser du capitalisme. Pourtant, la notion de révolte reste pour moi centrale (mais elle est ignorée par Dewey, en tous cas dans le livre de Joëlle Zask). La révolte me parait très importante mais elle aussi problématique car elle peut invoquer le pire des passions tristes… comme le meilleur des passions gaies : pour moi, l’énergie incommensurable du désir (sans objet).

Dans ce cadre, la question stratégique semble donc être une aporie. Á moins qu’un « bricolage pragmatique » entre expérimentations locales, luttes sociales, questionnements critiques (et non dévoilement de structures intangibles) soit une piste possible ?

Didier Eckel est militant associatif dans la banlieue lyonnaise.

1 Chaque fois que je mentionnerai John Dewey, ce sera à partir du livre Introduction à John Dewey de Joëlle Zask.

2 Á ce propos, je me pose une question (de détail ?) sur la différence faite, dans le livre, entre philosophie sociale et sciences sociales. Quand une seule fonction semble être attribuée aux sciences sociales (l’étude des phénomènes), trois autres fonctions spécifiques sont attribuées à la philosophie sociale :

– Elle analyse les croyances concernant les phénomènes.

– Elle entreprend « un exposé intellectuel systématique des opérations d’enquêtes, de test et de formulation en jeu dans la découverte de conclusions accompagnées d’une prétention légitime à l’acceptation, à la croyance ».

– Quand « chaque science sociale étudie de manière spécialisée un certain ordre de faits, la philosophie met en évidence la signification sociale de ces faits et leur portée sur les interactions sociales ».

Il me semble que les sciences sociales ne peuvent pas faire l’impasse sur ces fonctions dévolues à la philosophie. Mais je mélange peut-être indument sciences sociales et philosophie (faire du sociologue un philosophe et faire du philosophe un sociologue) ?

Texte de Samuel Hayat

Les libertaires sont-ils des démocrates radicaux qui s’ignorent ?

Par Samuel Hayat

Joëlle Zask nous invite à réfléchir sur « John Dewey, la démocratie radicale et les libertaires », à partir de deux petits textes tout à fait stimulants, « La démocratie radicale » et « De la culture de la terre à la démocratie »1. Ces deux textes me plongent un peu dans l’embarras, pour une raison simple : seul le premier parle de Dewey, et aucun des deux ne parle des libertaires. Ils ont en commun un objet, la démocratie, dont le moins que l’on puisse dire est que c’est un objet qui ne va pas de soi, pour les libertaires.

Les libertaires contre l’État démocratique

Ecoutons Proudhon en parler, en 1848 :

« La démocratie, loin d’être le plus parfait des gouvernements, est la négation de la souveraineté du peuple, et le principe de sa ruine […]. La démocratie n’est rien de plus qu’un arbitraire constitutionnel succédant à un autre arbitraire constitutionnel. […] La démocratie est une aristocratie déguisée. […] La démocratie n’est autre chose que la tyrannie des majorités, tyrannie la plus exécrable de toutes ; car […] elle a pour base le nombre, et pour masque le nom du Peuple. »2

Alors oui, Proudhon parle ici de la démocratie représentative, du suffrage universel, mais quelques années plus tard, en 1851, dans L’idée générale de la révolution, il précise bien un point qui me semble au cœur de la pensée libertaire : la démocratie directe, le vote direct de la loi par les citoyens, n’est pas désirable. Les libertaires ne veulent pas d’un gouvernement direct, ce qu’ils veulent, c’est pas de gouvernement du tout, pas d’un État démocratique, mais plus d’État du tout. Je cite Proudhon encore :

« La formule révolutionnaire ne peut plus être ni Législation directe, ni Gouvernement direct, ni gouvernement simplifié : elle est, PLUS DE GOUVERNEMENT. Ni monarchie, ni aristocratie, ni même démocratie, en tant que ce troisième terme impliquerait un gouvernement quelconque, agissant au nom du peuple, et se disant peuple. Point d’autorité, point de gouvernement, même populaire : toute la Révolution est là. »3

Et soyons clair : Proudhon est beaucoup moins radical que la plupart des libertaires qui ont suivi. C’est un point commun à tous les courants libertaires que de poser comme fondement politique et théorique la destruction de l’État. Pour reprendre Léo Ferré, ce que veulent les anarchistes de tous les temps, c’est « l’ordre moins le pouvoir », c’est-à-dire la justice sans la loi.

Apports de la démocratie radicale ou le message de Zask-Dewey aux libertaires

Et pourtant, Joëlle Zask nous propose de nous parler de démocratie, de démocratie radicale même, avec l’idée qu’il y a certainement pour les libertaires quelque chose à prendre, mais elle ne nous dit pas explicitement quoi. Tout le jeu, donc, et c’est un jeu plutôt plaisant, est de se faire détective, pour comprendre ce que Joëlle Zask peut bien vouloir nous dire, à nous libertaires, avec ces deux petits textes. Lire entre les lignes, donc, chercher ce que l’on est censé comprendre, le message censé nous éclairer, nous convaincre que tout compte fait, la question de la démocratie, ça peut être intéressant, et que la façon qui nous intéresserait, en tant que libertaires, pour penser la démocratie, c’est du côté de Dewey que ça passerait.

Après lecture, voilà en gros ce que je me dis, le texte caché derrière les deux textes apparemment hors-sujet proposés par Joëlle Zask. Je parle là à sa place :

« Le mouvement libertaire s’est construit contre la démocratie, c’est vrai ; mais ce qu’il rejetait et rejette encore, c’est une conception de la démocratie que l’on peut qualifier de formelle, électorale, libérale. Or il existe une autre conception de la démocratie, appelons-la démocratie radicale, qu’on peut trouver développée à la fois théoriquement et pratiquement.

Théoriquement, c’est chez les pragmatistes, et particulièrement chez Dewey, qu’on la trouve : alors que la démocratie électorale organise la séparation entre l’individu et la communauté, séparation incarnée par l’urne électorale où chacun met, en silence, en cachette, son petit bulletin de vote, la démocratie radicale de Dewey fait se rejoindre individu et communauté. N’est-ce pas le rêve des libertaires ? Alors que la démocratie électorale sépare les moyens et les fins, en demandant aux individus, par le biais du vote, de se prononcer sur les fins, mais en mettant tous les moyens dans les mains des gouvernants, la démocratie radicale de Dewey instaure la continuité entre les moyens et les fins. Et ça, libertaires, ça doit vous plaire, vous qui voulez que la communauté ne se fasse pas au détriment des personnes, et qui pensez que l’action politique doit faire advenir, ici et maintenant, les rapports sociaux désirés, plutôt qu’emprunter les moyens du système (ou pire, de l’autoritarisme) pour faire advenir plus tard, après la prise du pouvoir, un monde juste. Du coup, libertaires, embrassez la cause de la démocratie radicale de Dewey. Voilà pour la théorie.

D’un point de vue pratique, nous dit toujours Joëlle Zask, là plutôt dans le deuxième texte, la démocratie radicale s’oppose aussi à la démocratie libérale, dans ce qu’on pourrait appeler sa base de classe. La démocratie libérale a une base bourgeoise, sa figure est l’habitant du bourg, c’est la politique au sens de la polis, la cité. En revanche, la démocratie radicale a pour figure privilégiée le paysan, ou plutôt le cultivateur, joli mot effectivement, qui selon Zask pratiquait de tout temps l’autogouvernement. Alors que la démocratie bourgeoise se nourrit de la dépendance du citadin, forcé d’exploiter son prochain pour survivre, la démocratie radicale du cultivateur repose sur son indépendance et sur la vertu, la rectitude éthique qu’elle engendre. C’est la convergence entre le commun et l’individuel, alors que la vie citadine nie à la fois l’un et l’autre. C’est dans le monde des cultivateurs, donc, que se sont développées les « coopératives autogérées qui ont été les ancêtres de nos pensées socialistes et anarchistes » (seule mention explicite, dans les deux textes, de la question des libertaires). Alors donc, libertaires, retrouvez vos racines politiques, quittez vos habits de rats des villes pour devenir des rats des champs. Voilà pour la pratique. »

Je ne sais pas si j’ai bien résumé les textes, c’est comme ça en tout cas que je les lis lorsque je me dis qu’ils sont adressés à des libertaires, ou en tout cas qu’ils cherchent à nous dire comment Dewey et la démocratie radicale doivent parler à des libertaires.

Une alliance des libertaires avec la démocratie radicale, pas un ralliement

Alors, allons au plus simple : est-ce convaincant ? Est-ce que la démocratie radicale, incarnée par Dewey dans le monde théorique et par les cultivateurs dans le monde social, est convaincante en tant que modèle possible pour des libertaires ? Sans trop d’hésitation, on peut dire que oui. S’il s’agit de dire aux libertaires qu’ils ont plus d’affinités avec Dewey qu’avec Hobbes, avec la démocratie participative qu’avec la démocratie libérale, avec le petit paysan indépendant qu’avec le grand bourgeois capitaliste, alors, oui. Sauf à être complètement doctrinaire, il faut bien admettre que la participation est plus adéquate aux idées libertaires que le vote, et la vie des champs que la vie de banquier.

Oui, donc, mais, mais, mais. Mais la pensée libertaire, là encore sans être doctrinaire d’aucune manière, n’a jamais fait bon ménage avec les oppositions dichotomiques. On n’aime pas trop ça : « Ou bien vous êtes pour le communisme, et alors vous l’êtes à tout prix, ou bien vous êtes pour le capitalisme. Ou bien vous êtes pour la démocratie libérale, et alors il faut l’être entièrement, ou bien pour êtes pour le fascisme ». Non. Historiquement, le mouvement libertaire s’est toujours situé dans le rejet de ce qu’Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, des pragmatistes, d’ailleurs, ont appelé des « alternatives infernales »4. Ca n’empêche pas les alliances, mais une alliance n’est pas un ralliement.

La démocratie radicale, donc ? Plutôt que la démocratie libérale, oui, mais comme voie d’émancipation, non. Le cultivateur ? Plutôt que le banquier, oui, mais comme voie d’émancipation, non. Les textes de Joëlle Zask me semblent convaincants pour dire qu’il y a, dans le pragmatisme, une pensée de la démocratie avec laquelle il est sûrement plus facile de faire alliance qu’avec la démocratie libérale. Mais ce n’est ni une pensée libertaire, ni une pensée qui, à mon sens, apporte grand-chose aux libertaires, ou à la pensée libertaire, ou aux analyses libertaires, et je vais dire quelque mots de pourquoi.

Limites libertaires de la démocratie radicale

Commençons avec la théorie, Dewey, la démocratie radicale, le premier texte de Joëlle Zask. L’idée de la démocratie radicale, dans sa forme participative, est qu’un système démocratique est un système où l’individu fait en permanence l’expérience de la démocratie par la participation aux outils de détermination des choix collectifs. Je me répète : est-ce préférable que la démocratie électorale ? Oui. Mais d’une, ça n’a rien de nouveau, on trouve déjà cette idée à Athènes dans l’Antiquité, ou dans la Constitution de 1793 en France, ou chez certains pères fondateurs des États-Unis comme Thomas Jefferson, pour ne rien dire des avatars non occidentaux de cette pensée démocratique. Et de deux, face à cette profession de foi démocratique radicale, le libertaire a trois choses à dire :

1°) On ne peut pas, par des procédures, fussent-elle radicalement démocratiques, éliminer la question du pouvoir. Il existe des relations de pouvoir, inscrites dans la texture même des sociétés capitalistes, qui ne disparaissent pas simplement parce qu’on fait participer les individus à l’exercice de la démocratie. Faîtes autant de participation que vous le voulez, si vous ne mettez pas en échec les rapports sociaux de domination, les résultats de la participation, même la plus démocratique, seront dans le sens des puissants. Et quand bien même vous auriez éliminé toute forme de domination (mais alors, pourquoi avoir un État, fût-il démocratique, mais c’est une autre question), votre système serait toujours autoritaire, car il ferait subir le résultat de la participation de tous aux individus, même ceux en désaccord, et parce qu’il y aurait toujours un extérieur de la société, un étranger, quelqu’un qui n’aura pas été compté. Tout ça, c’est le pouvoir, le pouvoir « sur », c’est indissociable du gouvernement, indissociable de l’État, et c’est ça que la pensée libertaire rejette. L’expérience démocratique, sans la mise en question du pouvoir, est tout simplement, du point de vue libertaire, un mensonge.

2°) Une des manières de justifier la démocratie participative, et de dissimuler la question du pouvoir, est d’éliminer la question du conflit. Lisez Dewey, dans Le public et ses problèmes (1e éd. : 1927), la question du conflit social est complètement absente. La sphère du public est la sphère de la gestion des conséquences non voulues des transactions privées, qu’il faut collectivement prendre en charge. Qu’en est-il des relations de pouvoir dans ces transactions privées ? Qu’en est-il des conflits irréductibles dans les manières de gérer le public, c’est-à-dire l’État ? On n’en parle pas. Et ce n’est pas là une spécificité de Dewey. Lisez les défenseurs de la démocratie participative. La question du conflit, du caractère agonistique de la politique, est généralement absente5. Or, pour les libertaires, le conflit est au cœur de la question politique. Et parmi ces conflits, la lutte des classes. Joëlle Zask nous dit que la lutte des classes est l’équivalent pour les communistes de la solution finale pour les nazis ou de l’expertise pour les libéraux (je passe sur la pertinence de la comparaison) ; mais pour les anarchistes, la lutte des classes est une réalité fondamentale de la société capitaliste, une réalité première, organisatrice, qui justifie le maintien et l’attisement de la conflictualité sociale. Nous l’interprétons différemment des communistes, et notamment pour nous la lutte des classes ne rend pas l’histoire prévisible ; mais elle en est effectivement l’un des faits majeurs.

3°) Enfin, et c’est lié à ce qui précède, le problème de la démocratie radicale, c’est qu’en tant que pragmatique elle n’a pas de visée définie a priori ; c’est très important, la démocratie radicale n’a pas de but prédéfini, c’est ça qui unit les moyens et les fins, la gestion démocratique est à elle-même son propre but et son propre moyen. Or les libertaires ont bien un but, et c’est le socialisme. Á part quelques courants minoritaires, nous avons bien une fin, une fin qui détermine certes nos moyens, c’est la différence avec les marxistes, mais une fin qui a un contenu, qui n’est pas seulement procédurale : l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, l’abolition de la propriété privée, en tout cas des moyens de production, l’émancipation des travailleurs. La démocratie radicale, sans le socialisme, c’est du point de vue libertaire une procédure qui tourne à vide, et dont d’ailleurs peuvent bien se satisfaire les néolibéraux les plus purs ; il suffit de voir l’importance qu’ils donnent à la participation des usagers. De même que le socialisme, sans l’émancipation politique, c’est la possibilité ouverte de la gestion autoritaire de la société, la démocratie sans l’émancipation sociale, c’est le règne des parleurs et la possibilité ouverte du maintien de l’exploitation capitaliste. La pensée libertaire a deux pieds, le socialisme et la démocratie, et ça c’est problématique, pour un pragmatiste, parce que cela veut dire qu’on se donne un but, qu’on peut appeler la justice, a priori de l’expérience. Quand Irène Pereira se demande « peut-on être radical et pragmatique ? », elle répond oui ; mais je rajouterai : oui, mais pas si l’on est seulement pragmatique6. Il faut une croyance a priori dans la justice, dans le socialisme, sinon effectivement on est plutôt dans la pensée démocratique pragmatiste américaine, celle de Dewey, celle de l’associationnisme, c’est très bien, mais ça n’a rien à voir avec le mouvement libertaire, en tout cas pas plus que le communisme autoritaire n’a à avoir avec l’anarchisme.

Paysans ou ouvriers ?

Qu’en est-il maintenant si l’on quitte le ciel des idées pour passer à la réalité des classes sociales et de leur organisation ? Je vais passer plus vite. Joëlle Zask nous propose un modèle démocratique dont la base est le paysan cultivateur indépendant. Et c’est vrai qu’il y a là un modèle que ne rejettent pas unilatéralement les libertaires, au contraire des marxistes (pensons notamment aux analyses de Marx sur la paysannerie dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte de 1852 : pour lui, leur indépendance, leur éclatement, implique que les paysans ne peuvent pas former une classe sociale). Et c’est vrai aussi qu’il ne faut pas nécessairement voir, dans cette image du paysan indépendant, un fanatisme de la propriété, ou un triomphe de l’individualisme. Joëlle Zask le montre, à la campagne, cette indépendance va toujours de pair avec du commun, de la sociabilité. Cependant, c’est passer à côté d’un élément crucial de la pensée libertaire, du modèle social souhaité par les libertaires, là aussi je laisse de côté les anarchistes individualistes ou les libertariens.

Pour les libertaires, la division du travail, la situation de dépendance extrême dans laquelle sont mis les individus, et notamment les prolétaires, par la révolution industrielle, est à la fois une cause de leur exploitation, et un moyen de leur émancipation. Là, pas vraiment de différence significative avec Marx. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est que radicalement dépendant, l’humain est forcé de coopérer avec son prochain. On ne parle pas ici de gestion de terres communes en plus de son lopin individuel. On parle d’une nécessité absolue de coopérer en tout, on parle de l’impossibilité radicale de l’auto-suffisance. C’est cette dépendance mutuelle des hommes qui crée le pouvoir et les inégalités, mais c’est aussi elle qui crée, dans l’anthropologie libertaire, le sens et les règles de la justice. Pour Proudhon, c’est la mutualité : dépendants les uns des autres, les ouvriers doivent échanger, et toute la question est celle des institutions permettant un échange sur un mode mutuelliste, juste. Pour Kropotkine, c’est plus qu’un principe anthropologique, c’est un principe biologique : la coopération, l’entraide, est une loi de la nature. Dans L’Entraide, un facteur de l’évolution, écrit en 1902 contre une interprétation étroite du darwinisme, Kropotkine dresse une fascinante fresque de l’entraide chez les animaux et chez les humains, jusqu’à l’âge industriel.

C’est pour cela que la classe centrale, pour les libertaires, c’est les ouvriers ; pas seulement parce qu’ils sont exploités, mais parce qu’exploités, ils doivent être solidaires, et que donc la classe ouvrière est dépositaire d’une tradition de la solidarité, qu’il faut maintenir et développer, et qui pour les anarcho-syndicalistes en tout cas formera la base de la société future. C’est ce que montre Pierre Ansart, dans Naissance de l’anarchisme. Esquisse d’une explication sociologique du proudhonisme (1970) : l’anarchisme, ici proudhonien, a pour base de classe la réalité vécue et les projets de réforme des canuts lyonnais, des ouvriers de métier pris dans des réseaux de solidarité complexes, soumis à l’arbitraire des marchands, et inventeurs du mutuellisme. Dès lors, le modèle paysan peut bien être désirable d’un point de vue démocratique, on y revient ; mais il n’est pas intrinsèquement socialiste (sauf à se lancer dans des délires maoïstes), alors que d’une certaine manière, pour les libertaires, l’expérience ouvrière l’est au moins potentiellement.

En guise de conclusion

Vous aurez compris le sens de mon propos : la démocratie radicale telle que la présente Joëlle Zask, par le biais de Dewey ou des cultivateurs, peut certes sembler préférable à la démocratie bourgeoise. Mais sans réflexion sur les rapports de pouvoir, sans critique de l’État, fût-il démocratique, sans perspective socialiste, elle ne saurait être considérée à mon sens comme une option sérieuse par les libertaires.

Samuel Hayat est chargé de recherche en science politique au CNRS (CERAPS-Université de Lille 2), auteur notamment de Quand la République était révolutionnaire. Citoyenneté et représentation en 1848 (Seuil, 2014).

1 Deux textes regroupés sur le site Grand Angle en un seul texte sous le titre « La démocratie, entre la radicalité de Dewey et les expériences paysannes » (NDR).

2 Pierre-Joseph Proudhon, Solution du problème social. Banque d’échange – Banque du peuple (1e éd. : 1848), Antony, Editions Tops/H. Trinquier, 2003, pp. 55-67.

3 Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolution au XIXe siècle (1e éd. : 1851), Antony, Editions Tops/H. Trinquier, 2000, p. 146.

4 Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005.

5 Je me permets de renvoyer ici à Samuel Hayat, « Démocratie participative et impératif délibératif : enjeux d’une confrontation », dans Marie-Hélène Bacqué et Yves Sintomer (dir.), La démocratie participative : histoire et généalogie, Paris, La Découverte, 2011, pp. 102-112.

6 Irène Pereira, Peut-on être radical et pragmatique ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2009.

Séminaire ETAPE n°21 – Des marxistes et l’Etat : dialogue anarcho-marxiste avec Nicos Poulantzas et Antoine Artous

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Avril 2016 –

 

Des marxistes et l’Etat : dialogue anarcho-marxiste avec Nicos Poulantzas et Antoine Artous

 

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Séance autour de deux interventions :

 

  • Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, co-animateur du groupe ETAPE, militant de la Fédération Anarchiste
  • Antoine Artous, militant et penseur marxiste, docteur en science politique, auteur notamment de Marx, l’État et la politique (Syllepse, 1999) et coordinateur et co-auteur de Nature et forme de l’État capitalistes. Analyses marxistes contemporaines (Syllepse, 2015)

 

 

Séminaire ETAPE n°20 – Entre théorie et pratique : le Comité invisible et Notre-Dame-des-Landes

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Février 2016 –

 

Entre théorie et pratique : le Comité invisible et Notre-Dame-des-Landes

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Séance à partir d’un texte de la sociologue Sylvaine Bulle, spécialiste de sociologie pragmatique

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel, militant associatif dans la banlieue lyonnaise
  • Rapporteur « critique » : Gilles Durand, artiste et militant anarchiste à Nantes

 

Texte de Sylvaine Bulle

Une expérimentation territoriale utopique : la ZAD Notre-Dame-des-Landes.

Premiers éléments de genèse politique

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Attention : Les analyses proposées par cette article sont provisoires et partielles, parties-prenantes d’un work in progress.

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Les luttes territoriales sont identifiées dans la sociologie des mouvements sociaux lorsqu’elles traitent de causes à défendre dans les milieux urbains et ruraux, menacés par des interventions publiques : luttes territoriales contre les déchets nucléaires, contre les infrastructures de transport, contre les projets immobiliers en ville, que la sociologie sait appréhender1. Ainsi, un grand nombre de travaux actuels font revivre la pensée d’Henri Lefebvre2, en éclairant la dimension spatiale de ces luttes. De même, des recherches sur les occupations sauvages, spontanées et disruptives accompagnent l’agenda sur la démocratie radicale (de Judith Butler à Chantal Mouffe3) ou participative. Cependant le caractère proprement utopiste de ces contestations demeure limité, et peu d’entre elles comportent un caractère proprement expérimental, où une forme d’économie politique basée sur la sécession et l’autonomie est proposée.

Nous nous intéressons ici à la dimension proprement sociologique et politique d’une action territoriale et expérimentale atypique : il s’agit de l’occupation des terrains de Notre-Dame-des-Landes en Bretagne, par 200 occupants permanents qui construisent, cultivent, réoccupent des fermes expulsées, se confrontent à l’autorité judiciaire et policière. La Zone à défendre est avant tout une occupation à des fins de transformation sociale, même si elle prend pied dans une lutte territoriale plus vaste, concernant le refus de la construction d’un futur aéroport régional de Bretagne. En effet, depuis 40 ans, les riverains et villageois dénoncent ce « grand projet inutile » et se battent pour éviter sa réalisation, en mobilisant l’expertise citoyenne, mais aussi la résistance physique. Ils sont aidés depuis 2010 par ces collectifs plus radicaux, ayant décidé de s’installer sur la zone, désormais appelée Zone à défendre (que les occupants écrivent en lettres minuscules).

Le terme de ZAD par détournement d’un acronyme institutionnel (la Zone à Développer qui est une procédure publique d’aménagement) rappelle de loin les TAZ4, cherchant elles-mêmes à s’émanciper des interventions institutionnelles et libérales. Mais la comparaison s’arrête provisoirement ici. Á la différence des zones temporaires et des zones de libération subalternes5 la ZAD de Notre-Dame-des-Landes met en son cœur une réflexion sur les instruments de l’émancipation (de Karl Marx à Jacques Rancière). Á cet effet, les activités qui s’y déroulent sont tournées vers l’expérimentation politique, les occupants s’auto-organisant pour faire de leur lieu de vie une « Commune » révolutionnaire et utopique, bien au-delà de la critique du capitalisme. On émet alors l’hypothèse, non pas d’une politisation de l’espace local, ou d’un mouvement social, mais un moyen de parvenir à une praxis, que les activistes définissent comme projet, tantôt anarchiste, tantôt révolutionnaire. Cet aspect nous renvoie à la dimension proprement imaginative et imaginaire de l’espace, que les situationnistes6, parallèlement à la critique marxiste d’Henri Lefebvre7 ou de Michel de Certeau8 ou à la pensée libertaire, ont pu saisir à partir de lignes, d’espaces tracés par des habitants. Dans cet esprit, les pratiques occupantes ne sont pas de simples taxinomies scientifiques, mais peuvent être décrites comme une œuvre collective, s’appuyant sur le langage, des expériences de vie et des descriptions issues du sens commun.

La sociologie de la ZAD qui sera ici entreprise brièvement renvoie ainsi à l’articulation entre sociologie critique et langage ordinaire. Dans son ouvrage séminal De la critique, Luc Boltanski9 appelle à distinguer deux moments de la sociologie, dans le contexte actuel de domination complexe introduisant sans cesse de nouveaux repères illisibles par les acteurs (normes, lois, statistiques, épreuves, management). Les moments critiques (à forte réflexivité) reviennent à s’interroger sur les fonctions de stabilisation de la réalité par les institutions, à la différence des moments pratiques (interrogeant la sociologie pragmatique) prenant en compte les possibilités des acteurs d’accomplir quelque chose ensemble, et de réinterroger l’ordre social. Afin de prolonger cette proposition épistémologique, nous parlons de moments pratiques à haute valeur critique ou d’une radicalité ordinaire. Située dans le local, arrimée au présent, plutôt que vers l’horizon historique de l’utopie non réalisée, l’occupation de Notre-Dame-des-Landes procède simultanément d’une mise en forme du monde, d’attachements ou de formes de vie et d’un dévoilement des institutions, ou de ce qui est nommé par les activistes comme « le système ». Pour rendre compte de cette expérience, on doit donc prendre au sérieux les acteurs dans la façon dont ils pensent la réalité, élargissent10 la description de cette dernière à la critique des institutions de pouvoir (ou effets de totalisation). Á cet effet, l’analyse livrée ici découpe deux moments de l’analyse. Le premier concerne les conditions sociales donnant forme à une trajectoire de contestation dans la mesure où les occupants inscrivent individuellement et collectivement leur présence dans une critique forte de l’ordre politique et du capitalisme. On mettra en relief un aspect de cette « lutte » contre des totalités instituées : « le capitalisme urbain » et la question métropolitaine associée à cette critique. Dans le second temps, il sera proposé de voir l’activité collective, qui consiste à Notre-Dame-des-Landes (NDDL) à penser l’hypothèse de la communalité et de l’auto-organisation comme projet politique, celui-ci étant incarné par un territoire défini (un bocage et une cinquantaine de maisons d’habitations) et tout un ensemble de gestes ordinaires faisant partie du langage politique11.

Ce texte ne livre pas d’ethnographie exhaustive de l’occupation comme instance de contestation d’une décision autoritaire de construction d’un aéroport, mais identifie des points d’appui critiques, matériels et cognitifs, auxquels les individus tiennent et par rapport auxquels ils s’orientent pour faire quelque chose ensemble. Les activistes mettant en avant la nécessité d’articuler « théorie » et « pratique », les discours qui émergent dans ce travail sont ceux émanant des acteurs, le texte procédant d’une sorte de « décantation », en recourant, par moments à des auteurs comme points d’appui extérieurs.

Quitter la métropole, quitter l’État : le moment critique

Plusieurs phases contrastées caractérisent la lutte contre l’aéroport : un relatif calme jusqu’en 2011 que l’on peut appeler phase d’alerte avec la création d’associations de riverains, de la confection de contre-expertises au projet d’aéroport. La phase d’intensité offensive de 2010 à 2012 est marquée par l’éviction et la destruction des maisons d’agriculteurs, en raison de l’application de procédures d’État pour démarrer le chantier de l’aéroport. C’est dans cette période que des activistes, appelés « ZADistes » par la presse, s’installent sur le bocage12 pour le défendre, lancent les premières cultures agricoles, suivies de toute une série de reconstruction des maisons. En octobre 2012, une importante opération de police appelée César, destinée à expulser tous les occupants (y compris les six derniers agriculteurs présents sur place ayant refusé l’expropriation), se solde par un échec. Á partir de 2012, la résistance est passive, la ZAD est devenue une « réserve humaine » pratiquant la guerre d’usure. Toute une génération politique est formée au sabotage, à la surveillance des check points, aux black blocs, le bocage permettant de se dissimuler en cas d’incursion policière. Elle oblige les forces de l’ordre à des techniques plus créatives : le renseignement, l’usage de drones pour connaître l’ensemble des activités qui s’y déroulent. On compte aujourd’hui une soixantaine d’habitations squattées ainsi qu’un certain nombre de constructions légères et éphémères en bois, et de campements (caravanes, vans…). Toutes les occupations sont illégales (à l’exception des deux fermes habitées par des locataires « historiques » et métayers). On y trouve également une Université Populaire anarchiste, une « salle des fêtes », le « non-marché » pour distribuer les surplus agricoles, à l’intérieur et l’extérieur, différents restaurants, divers ateliers et coopératives, de produits agricoles ou d’outils et des ateliers de réparation.

Il est important en particulier de souligner la genèse politique ou les linéaments intellectuels de cet activisme récent, sans porter nécessairement l’attention sur des trajectoires individuelles politiques. L’occupation et la constitution d’une zone libre ou à défendre est l’initiative, non pas des agriculteurs riverains, mais de différents activistes régionaux et français ou européens, en affinité avec l’esprit autonome (libertaire ou socialiste) ou révolutionnaire, dotés ou non d’une culture politique et intellectuelle. On compte également des écologistes primitivistes (refusant toute mécanisation de l’agriculture), des féministes radicales (pratiquant la non mixité), des transsexuels ainsi que des réfugiés de la Corne d’Afrique, tout comme des ex-urbains « de la rue », des saisonniers agricoles et habitués aux petits boulots. L’expérience de NDDL marque donc la rencontre entre des mondes qui ne se côtoyaient guère : des militants autonomes fortement politisés, aux sans-abri désocialisés marqués par l’expérience de la rue, aux paysans.

Ce sont en particulier des jeunes qui sont impliqués dans cette occupation et peuvent être analysés comme le sujet collectif possible de l’émancipation. Il s’agit en effet d’une vaste frange floue de l’extrême gauche (anticapitaliste, antiautoritaire) renouvelant les « grammaires » militantes. On peut ici se rapporter aux références à la jeunesse, faite par tout un courant de la pensée critique. Des penseurs, d’André Gorz à Toni Negri ou Patrick Cingolani, considèrent, à l’âge de la modernité avancée, la jeunesse précarisée des villes comme renouvelant la classe ouvrière et susceptible de mener l’offensive contre le capitalisme13.

Plus récemment, un courant intellectuel comme le Comité invisible a fait rejaillir un postsituationnisme révolutionnaire qui inspire les luttes actuelles, de NDDL à la mobilisation contre la loi « Travail ». En faisant du capitalisme le cœur d’une contestation, porteuse d’un sens politique disruptif, propre à retrouver des linéaments révolutionnaires et anarchistes (de Pierre-Joseph Proudhon à Rosa Luxemburg), le Comité Invisible réveille un esprit « opéraïste » des années 1990, Il s’agit, dans des écrits comme L’insurrection qui vient14, de retrouver une perception abrupte du réel, de faire sécession avec l’ensemble d’un système urbain, économique qui représente le gouvernement des vies à travers une série de normes et par une obéissance généralisée. La critique des différents paradigmes : écologie, loisirs et consommation est largement présente. Dans le même sens, ce jeune « anarchisme révolutionnaire » est indissociable de la critique des flux et des métropoles comme lieu d’accomplissement capitaliste et donc de la critique de la vitesse désignant la destruction de l’espace authentique par les flux, la circulation du capital et des personnes :

« Attaquer physiquement ces flux, en n’importe quel point, c’est donc attaquer politiquement le système dans sa totalité. (…). Aussi faut-il voir chaque tentative de bloquer le système global, chaque mouvement, chaque révolte, chaque soulèvement, comme une tentative d’arrêter le temps, et de bifurquer dans une direction moins fatale. » (Comité invisible, Á nos amis, Paris, La Fabrique, 2014, pp. 93-94)

« Nantes est pacifiée, rénovée, nettoyée, vidée de son âme et de ses habitants. Elle est une métropole. Tout y est pensé, conçu, agencé pour que rien ne se passe, pour que se reproduise sans cesse la routine aliénante de la consommation, du salariat, de la répression. (…). milles couleurs sont projetées sur les façades des mornes bâtiments gris, milles manières de s’exprimer face à l’architecture totalitaire de la métropole». (Brochure : Défendre la ZAD, Paroles publiques depuis le mouvement d’occupation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, 2013-2014).

La position théorique et stratégique du Comité invisible, à la fois situationniste et révolutionnaire est, sur la base de textes ayant eu une forte audience, une référence assumée ou implicite des occupants. Ainsi, le projet contestataire de la ZAD raisonne avec les textes du Comité Invisible :

« La commune, c’est peut-être ce qui se décide au moment où il serait d’usage de se séparer. (…) Toutes les communes ont leurs caisses noires. Les combines sont multiples. Outre le RMI, il y a les allocations, les arrêts maladie, les bourses d’études cumulées, les primes soutirées pour des accouchements fictifs, tous les trafics, et tant d’autres moyens qui naissent à chaque mutation du contrôle. Il ne tient pas à nous de les défendre, ni de nous installer dans ces abris de fortune ou de les préserver comme un privilège d’initié. Ce qu’il est important de cultiver, de diffuser, c’est cette nécessaire disposition à la fraude, et d’en partager les innovations. Pour les communes, la question du travail ne se pose qu’en fonction des autres revenus existants. Il ne faut pas négliger tout ce qu’au passage certains métiers, formations ou postes bien placés procurent de connaissances utiles. (…) D’un côté, une commune ne peut tabler sur l’éternité de l’ »État providence », de l’autre elle ne peut compter vivre longtemps du vol à l’étalage, de la récup’ dans les poubelles des supermarchés ou nuitamment dans les entrepôts des zones industrielles, du détournement de subventions, des arnaques aux assurances et autres fraudes, bref : du pillage. Elle doit donc se soucier d’accroître en permanence le niveau et l’étendue de son auto-organisation. Que les tours, les fraiseuses, les photocopieuses vendues au rabais à la fermeture d’une usine servent en retour à appuyer quelque conspiration contre la société marchande, rien ne serait plus logique. » (L’insurrection qui vient, op. cit., pp. 89 et 92-94)

On se limitera à donner relief à deux aspects de cette « lutte » contre des totalités instituées : en premier lieu l’État, les grands groupes de construction relevant de l’économie politique néolibérale, ou encore les classes sociales. La question métropolitaine15 est associée en second lieu à cette critique du cosmo-capitalisme qui commande tous les temps de la vie, bien au-delà du travail.

Le doute jeté sur les institutions d’État

Une partie de la résistance se traduit à une échelle vaste par une controverse publique sur la nature et le bien fondé de l’aéroport, largement contesté par l’opposition de riverains, agriculteurs et militants régionaux (ACIPA, COPAINS, Cedpa). A l’intérieur de la ZAD, fondée elle sur un projet plus large d’opposition aux institutions de pouvoir, la lutte est alimentée par le soupçon, dans la mesure où pour les activistes, il existe une coalition cachée et manipulatrice entre représentants étatiques et groupes privés propres à dénaturer le bien commun et l’environnement. Cette tendance conspirationniste peut rejoindre une simplification courante de la critique sociale contemporaine16. Elle peut s’apparenter, sous une forme manichéenne, déformée par un intentionnalisme du caché, à une simplification d’une une analyse structurelle des modes de domination, que l’on trouve au sein de la gauche radicale, révolutionnaire ou anarchiste, ne dissociant pas, dans une tradition marxiste, l’État des intérêts de classe et de la confiscation de la propriété collective17. Ce type de dénonciation peut être lu comme une version dégradée de thèmes de la sociologie critique, de Pierre Bourdieu à Luc Boltanski, voyant l’État comme l’instance de confirmation de l’ordre social, même lorsqu’il prend prétexte du changement et des réformes. Dans le cas présent, la présence d’intérêts officieux (comme la rente financière, le soupçon pesant sur les alliances privées entre les cabinets politiques et les dirigeants du groupe Vinci, opérateur de l’aéroport) jette un trouble sur la réalité, telle qu’elle est construite par les institutions. Le projet d’aéroport qui doit être implanté est présenté comme une anomalie, dont témoignent les documents d’advocacy et de contre-expertise effectuée par les associations démontrant l’inutilité de cet ouvrage, son impact négatif sur l’environnement18. Pour les plus simplistes des anti-étatistes et anticapitalistes, il s’agit d’un complot de l’État, démoniaque, prédateur et vicieux, destructeur des milieux, pour satisfaire à la logique capitaliste, sans consultation des riverains.

Á cet égard, le grand projet inutile d’aéroport est un prétexte pour s’affronter physiquement ou symboliquement à l’État policier. Concrètement, le territoire de la ZAD est, pour les occupants, le résultat d’une série d’opérations judiciaires, policières, urbaines à travers lesquelles l’État n’est pas une entité abstraite, mais pourvue de formats juridiques (comme les procédures d’éviction, les décisions de justice sur l’utilité publique). La présence physique (par le renseignement policier) et à distance justifie pour les occupants de s’attaquer aux médiateurs (juges, huissiers) aux officines des maitres d’ouvrage du projet (bureaux d’études), de se montrer agressifs avec les médias (ennemis de la ZAD) ou avec les représentants du pouvoir : magistrats, commissaires enquêteurs, ingénieurs, ou intermédiaires comme les sociétés de sécurité. De même, l’importante confrontation aux forces de l’ordre (opération César en octobre 2012) a été un tournant dans la mesure où l’état de siège durant un mois a soudé la confiance entre occupants et agriculteurs, la solidarité face aux incursions violentes, les agriculteurs n’hésitant pas à mobiliser leur temps et leur équipement pour soutenir les occupants. La face à face avec les forces policières vivant sur place durant un mois, filtrant les allées venues a également forgé l’image « répressive » et intrusive de la police faisant usage de la force et achevant d’affirmer la « violence symbolique » de l’État. Plusieurs slogans résument ce moment critique comme : « le projet d’aéroport renversé par le bocage », « Pour faire du fric il faut du flic ».

Ainsi, et contrairement à une théorie du pouvoir relationnel (de Michel Foucault à Giorgio Agamben, Pierre Dardot et Christian Laval), l’État n’est pas perçu par les occupants comme un agencement complexe de forces éparses et invisibles. On se rapproche d’avantage d’une tradition critique de Marx à Lefebvre à Bourdieu, où les relations entre Etat et espace sont déterminantes : comme dans le contrôle du foncier, des procédures urbaines et juridiques en faveur de la concentration du capital19. Dans la mesure où l’État « concret » concentrerait les différents pouvoirs, l’affrontement physique avec les institutions et représentants de l’État20 prend un sens aigu21. Comme le déclare un occupant, il convient de remporter cle rapport de forces au sein d’une confrontation ultime : « faire tomber l’État ».

Quitter « Babylone » : le retrait réparateur

Le « refuge » hors des métropoles est un second moment critique qui contraste avec les représentations sociologiques urbaines. En effet, dans une certaine tradition sociologique et philosophique, la ville demeure pensée comme l’espace d’émancipation et d’autonomie et aujourd’hui comme lieu l’accomplissement libéral, mais aussi libertaire. La description de parcours sociaux au sein de la jeunesse européenne, l’apparition des « classes créatives »22 vivant des TIC, ou des classes intellectuelles, confirment, dans les villes d’Europe, ces qualités urbaines. La perception collective de la jeunesse des villes européennes, salariée ou étudiante, épanouie et autonome comme l’avant garde des nations européennes est souvent une catégorie floue, dans la mesure où l’activité créatrice, imaginative que l’on lie aux villes, dissimule des situations individuelles hétérogènes23 La précarité de la jeunesse liée au « cognitariat », industries culturelles et visuelles se traduit en terme de difficulté de logement, insertion, protection sociale, d’autant que la ville internationale ou régionale, accentue les fragmentations, la fabrication de l’entre soi, auquel participe les classes créatives. Les composantes de NDLL traduisent cette difficulté de cerner la catégorie « jeunes des villes », qui ne recouvre ni la jeunesse dorée, ni la « bohème » artiste, mais des conditions de vie difficiles. On trouve dans la ZAD des artisans, architectes ou travailleurs de grandes entreprises de production (verre, fer), ou encore des enseignants. La plupart des occupants proviennent du salariat occasionnel (graphisme, NTI, etc.). Pour eux, la recherche d’un mode de vie alternatif, les ruptures familiales sont des éléments qui déclenchent une venue en ZAD pour un séjour plus ou moins long, suivi d’une installation plus régulière.

Á cet égard, la conception d’un « nouvel esprit du capitalisme » (ou du capitalisme cognitif) autour des activités créatives, ne cadre pas avec le vécu et l’expérience des activistes de NDDL. Ceux qui ont quitté « Babylone » témoignent de leurs salaires précaires, de leur logement en squat, de la fragilité de leurs droits sociaux et de la flexibilité de leur statut : étudiant, intermittent, saisonnier, salarié au revenu minimum24 :

« Je suis venue progressivement à la ZAD, par des amis qui venaient pour les fêtes. J’ai décidé de quitter mon emploi de bibliothécaire quand j’ai vu que je n’étais plus soutenue par ma chef de service, qui nous demandait de ne pas faire un travail de bibliothécaire mais de gestionnaire, ni par le Maire »25.

Á NDDL, cette installation est l’expression de différents échecs ou expériences liés à ces logiques de pouvoir :

« Un matin j’ai décidé de ne pas aller travailler dans l’entreprise (métallurgie). J’étais bien dans cette entreprise mais j’ai pris conscience du cycle marchand dans lequel était engagé, et même broyé mon corps et comment celui ci était otage du capitalisme. J’ai décidé de venir ici et d’être forgeron sans avoir à donner quelque chose à l’Empire »26.

Les occupants franchissent un pas et affirment que le principe d’une force collective (l’occupation avec l’autonomie politique comme apprentissage), passe par le retrait dans un bocage résistant, qui n’a rien à envier aux expérimentations urbaines des squats ; d’autant que la ZAD permet à « n’importe qui » de s’installer, cultiver ou non, sans contact préalable. D’autre part, l’installation apparaît comme un projet réparateur, mais indissociable d’un imaginaire politique :

« Á la ZAD, jai réappris à kiffer la vie, à vivre bien, bouffer bien »27.

L’entrée en ZAD est une façon de quitter le monde urbain du travail et de la consommation, et ce territoire se traduit par l’arrivée convergente de différents ex-salariés et militants, d’étudiants et de déclassés. De cette sécession exprimée avec la ville et le monde marchand, découle une problématique de la réparation sociale liée à une somatique urbaine (qu’exprime la souffrance au travail, les difficultés économiques et de logements). Sur place, les occupants le plus anciens (arrivés en 2011) ont instauré un véritable rapport à la maintenance de la terre et du territoire. Bon nombre des occupants sont appelés « arrachés » (au sens de la désocialisation), sont marqués par la drogue, l’alcool, l’expérience de la rue, leur installation en ZAD demeurant une expérience de resocialisation. L’étendue de la zone permet une large tolérance par rapport à des personnes alcoolisées, en voie de sevrage de psychotropes, cherchant à bénéficier d’un refuge réparateur et à se socialiser. Les différentes activités permettent de renouer avec des gestes enfouis et des activités « oubliées dans le monde d’avant » : réparer un toit, participer à un chantier, tenir une boulangerie mais aussi monter une barricade. Ce type de gestes concernent également des occupants se cachant de l’appareil judiciaire, en raison de délits passés (comme la violence sur personne dépositaire de l‘ordre public, lors de manifestations ou de rapports aux administrations), mais également les réfugiés, déboutés du droit d’asile. Ces derniers, originaires de la Corne d’Afrique ou du Moyen Orient, peuvent profiter de la solidarité et dans le même temps retrouver des attachements avec les éléments concrets d’existence. Dans chacun de ces cas, la production alimentaire (fromages, pain) et les chantiers de réparation sont les activités qui font que les occupants sont reconnus et légitimes. En d’autres termes, être identifié comme occupant « régulier », et non pas « un touriste », suppose une autonomie alimentaire, énergétique qui traduit un « vouloir faire » collectif. L’autonomie alimentaire et matérielle de chaque installation est elle-même indissociable des activités collectives : la participation à l’entretien des chemins, à la coopérative de réparation de matériel ou tout un ensemble d’éléments organisant les rapports continus entre le bocage et la présence humaine comme forme de vie.

On le voit, dans cette approche, ce ne sont pas tant les trajectoires socialement dissonantes qui sont en jeu que l’effacement des traces du passé individuel. Venir en ZAD suppose, certes une rupture intellectuelle et politique avec « Babylone » ou la galère de la rue, mais également un oubli de ses racines personnelles. Il est alors impossible de connaître, pour le sociologue, les trajectoires privées et politiques des occupants quand ceux-ci déclarent que « leur vie commence à la ZAD ». Le refus de s’inscrire dans des temporalités qui décrivent l’ordre social traduit d’abord une sensibilité exacerbée par rapport au « conformisme » ou au pouvoir en raison d’épreuves personnelles. Mais elle reflète aussi une vision politique et d’inspiration révolutionnaire, qui fut celle de la Commune de Paris, quand les citoyens détruisaient les horloges pour suspendre le temps. Les affiches que l’on trouve sur place sont les suivantes : « L’erreur est urbaine », « Diviser pour mieux régner, rassembler pour se libérer », « Demain c’est plus très loin », « Nous sommes l’étoffe dont sont tissés nos rêves », « Une autre fin du monde est possible »28.

Écologie sociale d’une lutte et ambiances révolutionnaires

Le mythe de la ville comme ressource politique et poétique, implique la production de contre-récits, consistant à faire de la campagne un champ de bataille. Le retour à la campagne est bien connu de certains mouvements ruraux, pour défendre des terres paysannes contre l’Etat29, mais peut être considéré également, pour certains mouvements d’occupation, comme un dépassement de l’approche anarchiste marxiste et philosophique, qui s’est longtemps concentrée sur la ville, comme promesse de nouveaux rapports entre homme et nature. C’est le cas des TAZ, cherchant à s’émanciper des interventions institutionnelles et libérales, ou des zones libérées30. C’est également le cas de la ZAD faisant de la séparation, avec l’abondante figure de la ville structurante, la base d’une politique d’habitation révolutionnaire, en mettant en son cœur une réflexion sur les instruments de l’émancipation (de Karl Marx à Jacques Rancière), tout en construisant une « culture » de « l’authenticité » opposée aux modes de vie urbain et « capitalistes ». Ce moment pratique de l’occupation (qui, notons-le, donne une signification à la notion de praxis) doit être éclairé.

L’attraction du bocage apparaît ici comme un élément central, dans sa double dimension critique et expérimentale. Ce type de territoire permet de se libérer des structures de domination et de réarmer la critique. Mais ici, et contrairement à la théorie marxiste où l’espace n’est pensé que comme une médiation entre l’État et les processus économiques31, le bocage est pratiqué comme un connecteur entre des acteurs (paysans et occupants), entre humains et non humains, avec la place prise dans les récits, la production visuelle et l’habiter, par une faune et une flore peuplant le bocage et présentés comme des résistants. Le bocage est en quelque sorte une mise en relation entre des lignes imaginaires ou réelles32 permettant de relier des micro-territoires (les installations) entre eux ou avec d’autres luttes. Il est enfin un lieu de détournement, d’imaginaire créatif sous l’influence passive des situationnistes et source d’inspiration33.

Ce double aspect explique que la conservation du bocage, sa maintenance agricole soit devenu un espace de déploiement offensif34, tout en visant le retrait, loin des métropoles. En quelque sorte, l’activisme territorial consiste à socialiser le ressentiment (comme le sentiment de déclassement), tout en permettant une création d’environnement. Dans un langage pragmatiste, le bocage offre des prises critiques pour des actions individuelles et autonomes concrètes, mais qui porte le nom de « révolution », « zone à défendre », « zone de refuge ». Ces appellations sont différentes en intensité, selon les installations, les affinités politiques des acteurs, leur rapport à l’utopie, bien que ceux-ci aient en commun le refus d’être gouvernés. Mais elles traduisent, à l’échelle de l’occupation, des modalités novatrices d’articulation de la critique et de l’activité ordinaire, et une conception concrète de l’anti-pouvoir qui s’apparente à l’anarchisme insurrectionnel, la guérilla du Comité invisible ou du Chiapas, les TAZ (que David Graeber tente de promouvoir), voire l’art de ne pas être gouverné (James Scott).

Toutefois, ce qui est prégnant dans l’occupation de NDDL est la réaffirmation d’une dimension anthropologique du bocage. En premier lieu, l’occupation du bocage devient le moyen d’affirmer des formes de vie authentiques, de créer contre la Métropole, des environnements et de « cultiver » des ambiances.

Politiques d’occupation révolutionnaires

Le rapport continu au territoire est une différence par rapport à des mobilisations traditionnelles ou aux rassemblements basées sur des temporalités discontinues et évènementielles (comme Occupy, Indignados ou Taksim). En effet l’occupation n’est pas destinée ici à créer des publics, des performances voire des « dispositifs de sensibilisation » ou encore des « répertoires d’action ». Il permet de structurer une praxis (dans le rapport à la lutte, à l’autonomie) et de l’instituer comme mode de vie. On l’a évoqué, cette radicalité ordinaire ne prend pas appui sur les voies procédurières (les assemblées ou la démocratie participative) ou sur un langage savant (la controverse, l’expertise), mais sur le langage ordinaire35. Celui-ci compris comme un ensemble d’usages, de gestes, voire une esthétique, a cette particularité de rassembler des personnes dans la qualification des évènements, et d’autre part d’assembler des récits individuels dans une narration collective36.

Une des particularités de NDDL tient à l’attention portée aux lieux de vie, compris comme un ensemble matériel de signes sensibles, d’indices et de traces, mais ceux-ci étant articulés dans un plan d’action, dans une certaine continuité argumentative et pratique37. Quitter « le paradigme du gouvernement » (Comité invisible), quitter les flux capitalistes, c’est entrer, selon les occupants, dans celui de « l’habitation ». La désertion des flux et de la modernité liquide doit permettre le tissage de nouvelles relations, affinités, alliances par le territoire rural. Il s’agit de tenir la place construire un territoire et faire que le pouvoir ne trouve de prise, en créant autant de zones d’opacité :

« Le territoire est territoire des jeux d’enfants, des amoureux ou de l’émeute, territoire du paysan, de l’ornithologue ou du flâneur. La règle est simple : plus il y a de territoires qui se superposent sur une zone donnée, plus il y a de circulation entre eux, et moins le pouvoir trouve de prise » (texte issu de l’occupation).

« Occuper et mener la lutte, c’est savoir, crocheter des serrures, soigner des animaux construire un émetteur radio pirate, monter des cantines de rue, produire le fromage et le pain ; rassembler les savoirs épars et constituer une agronomie de guerre, comprendre la biologie du plancton, la composition des sols, étudier les associations de plantes et ainsi retrouver les intuitions perdues » (texte issu de l’occupation).

Aussi, la ZAD réactive un mode de résistance connue des guérilleros, qui passe par la vie et la connaissance intimes du territoire habité. Des textes circulent à l’intérieur de la ZAD ou sont distribués par son facteur, concernant les techniques de dissimulation dans le bocage. De même, la ZAD a ses propres instruments de résistance : radio pirate, hackerisme, textes et tracts, dessins et tags qui recouvrent les lieux de « pouvoir » et renvoyant à un imaginaire surréaliste ou situationniste. Ainsi les occupants ont rebaptisé les lieux où ont eu lieu des opérations de police ou judiciaire. La route nationale devient « la route des mensonges avec toutes ses stèles », l’Etat est nommé « mouvement armé », le carrefour principal devient « le carrefour de la libération ». Dans le même sens, les panneaux de circulation conventionnels sont supprimés, tout comme la possibilité de se déplacer en véhicule motorisé, pour créer un monde propice à l’exploration et la curiosité. Cette géographie propre à délimiter un territoire se superpose à la cartographie étatique, brouille cette dernière, tout en rendant aux habitants une connaissance intime des lieux, un art de se mouvoir et de se fondre dans le bocage.

Michel de Certeau dans L’invention du quotidien (op. cit.) avait souligné la portée imaginative et transgressive de ces « milles pratiques » des utilisateurs, de tactiques articulées sur le détail du quotidien comme forme de narration, qui sont également évoqués par James Scott dans sa conception du texte caché (hidden script). Car si le territoire est un lieu de retrait discret, c’est pour mieux préparer la contre-offensive : une contre-insurrection par l’occupation. Chaque maison, cabane, jardin est un enjeu ou une modalité de la « résistance à l’envahisseur » qui en retour configure l’habitation. L’ensemble des éléments comme les routes, maisons, bords de route et communaux, points d’eau et d’électricité, tout comme les objets usuels et les ressources (bois) sont pris au sein d’un plan de bataille. S’ils sont « gagnés » contre la police, ils sont rendus au bien commun et permettent de soutenir l’ancrage. Ainsi, au sein de cet activisme territorial, détruire et construire sont pris dans la même temporalité dans la mesure où la violence cohabite avec la félicité, les moments de la destruction avec ceux de l’ancrage, l’agriculture devient une arme de guerre. Autrement dit, cette temporalité de l’occupation fait que chaque geste est directement inséré dans des usages politiques et que toutes les ressources se situent dans cette perspective de la défense ou de l’engagement.

En conséquence, il est difficile de discerner le registre de la clandestinité et de la légalité, d’attribuer des rôles professionnels aux occupants (même si certains savoir-faire sont spécialisés) ou encore de séparer les autonomes supposés violents des riverains agriculteurs38. Il est question, selon les occupants, « d’être le territoire ». Autant que d’être un mouvement révolutionnaire, les activistes veulent s’indistinguer, par un ensemble de gestes ordinaires, qui permettent la constitution d’un monde sensible, par la lutte, sinon de régimes d’intensité sensible gradués, selon les usages du territoire : du passant, au paysan, au forgeron. Nous pourrions parler alors de politique révolutionnaire de l’occupation, mais qui prend son véritable sens parce qu’elle permet la construction d’une intelligence collective et polyphonique. Elle permet d’ouvrir des échappées politiques (ou des lignes de fuite) vers d’autres luttes semblables : migrants de Calais, autres territoires menacés (Bure, Sivens, etc.). Cette mise en convergence ici n’est cependant pas véritablement problématisée dans un discours politique, comme cela peut être le cas dans certains mouvements anticapitalistes. Elle relève de la ligne de fuite traçant des champs de possibles, utopiques et poétiques :

« Le tracé arbitraire localisant une ZAD ne saurait contenir ce qui la lie à son au-delà, depuis les nuages et les vents qui la traversent jusqu’aux ruisseaux qui s’y dessinent et s’enfuient librement. Elle est aussi faite de calleux qui l’habitent, ou ne s’y arrêtent qu’un temps : végétaux, animaux, humaines » (texte issu d’occupation).

L’autonomie ou le commun ? Formes politiques de l’occupation

Au-delà de la « figuration » d’un certain être ensemble (passant par le partage d’une même sensibilité à la matérialité du monde), existe-t-il une visée instituant d’un imaginaire politique ? Á quels principes politiques se réfèrent les occupants ? Avec quelle portée ? Il est impossible ici de traiter ici des opportunités d’expériences collectives, de redéfinition des paradigmes et de choix de société qui se construisent. Il est suffisant d’aborder la question du « commun » et du projet d’autonomie de la ZAD, par référence aux grammaires anarchistes (comme celle de Pierre-Joseph Proudhon) et par contraste à la structure doxique du « commun ».

En effet, les termes de « commun » ou « communs » occupent la scène politique et intellectuelle depuis dix ans, avec toutes les ambivalences engendrées. Un certain nombre de propositions pratiques (mais aussi théoriques, comme celle de Pierre Dardot et Christian Laval précédés de celle d’Elinor Ostrom), visent une façon de dépasser le capitalisme par des Commons, définis comme des règles de fonctionnement, ou des instruments permettant de gérer des ressources et des biens en dehors du marché et de l’État, qu’il s’agisse de ressources naturelles ou de communs de connaissances (comme Internet). « Les communs » désignent alors aussi bien les régimes paysans et coutumiers d’usages, que des comités de gestion d’eau, ou le droit à la ville. Comme le rappellent Dardot et Laval dans leur état de l’art39, il est devenu un signifiant opposable au processus de marchandisation. Le slogan est scandé au sein des mouvements sociaux, de Taksim à Occupy, ou dans des luttes pour le droit des minorités menacées. Succinctement, il désigne un ensemble de paradigmes, de l’écologie au subalternisme et à l’anticapitalisme, tournés vers la protection de la propriété publique contre la privatisation (enclosure) et le pillage des nations (que Karl Polanyi avait déjà mis en exergue). Plusieurs propositions pour refonder les communs se sont déployées dans la théorie critique et politique, voire l’économie politique : comme celle des Common Goods de David Bollier, Charlotte Hess et Elinor Ostrom40, contenant des formes culturelles (la préservation d’une communauté) ou normatives (le sens de la justice sociale), pour repenser l’action politique. Il s’agit ici d’un paradigme défensif des communs, mais également offensif par la promotion de pratiques de mise en commun pour des services publics.

Une critique intuitive des « communs »

Ce que propose l’occupation de NDDL est de repenser en premier lieu la critique du rapport à la propriété privée, en tant que celle-ci est à la racine de problèmes des individus, si ce n’est une menace sur la vie des personnes. Ce qu’exprime un tel mouvement est un principe politique du commun, non pas au sens des discours antilibéraux et quelquefois néolibéraux (par exemple dans l’open access), mais comme forme politique de l’autogouvernement, rejoignant ici la tradition anarchiste de Proudhon, réactualisant le terme de « Commune ». Celle-ci peut être renvoyée aux évènements originels de la Commune française, ou encore à une activité sociale produisant un sujet collectif (au sens des mouvements ouvriers, au sein desquels des groupes se saisissent d’un projet). Nous sommes donc en face d’une conception sociale autant que politique, qui donne sa pleine mesure à la praxis (comme pratique vouée à la transformation sociale, et primant, pour une partie des occupants sur la constitution politique), ou d’une praxis instituante, valorisant non pas des sociétés pacifiées où le conflit serait absent, mais au contraire à des microsociétés concrètes basées sur la non domination, l’autonomie et l’association. L’émancipation est indissociable de l’action, notamment dans le domaine de la vie collective, des règlements et de la propriété41, de même qu’elle est indissociable du maintien de la liberté individuelle au sein du collectif.

Á cet égard, l’expérience de la Commune de NDDL ne se limite pas à un principe abstrait de solidarité, ou inversement à une économie morale des conduites ordinaires de personnes résistant à des intérêts des classes dominantes (à la Edward P. Thompson), ni à une vague construction, par apprentissage des « communs » (à la Elinor Ostrom), bien que cet apprentissage puisse être celui des règles permettant l’action collective, et que cet apprentissage peut être artisanal et horizontal).

D’une part, à NDDL le maintien dans les lieux et l’occupation « révolutionnaire » suppose de l’expérimentation, de la négociation, et par dessus tout de l’imagination sociale. En effet, la particularité de NDDL ne réside pas dans le processus fusionnel et donc homogénéisant des multitudes, mais au contraire dans la tension perpétuelle entre individu et collectif, économique et social, nécessitant des inventions quotidiennes : celle des institutions « communes » et des règles de vie, voire des formes de vie. Inventer des institutions est un processus collectif qui suppose de reconnaitre la part de liberté individuelle au sein d’une habitation et d’un territoire collectifs, et donc de ne pas freiner la créativité individuelle, de la part d’occupants cherchant à se dégager des contraintes sociétales et gouvernementales. Simultanément, la dimension économique des institutions (comme on le verra plus loin) et des pratiques quotidiennes n’est évacuée ni des discussions, ni de la praxis politique où se mêlent l’échange, la production, le questionnement sur le rapport aux modes de production.

D’autre part et au delà de la vulgate sur « le commun », l’occupation de NDDL questionne les principes d’une propriété commune au sens du socialisme durkheimien, mais aussi proudhonien, visant l’organisation collective de la production économique qui a pour objectif de reconstituer le lien marchand défait par le capitalisme. La dimension économique de l’occupation (comme on le verra plus loin), tout comme les problèmes posés par la coopération interindividuelle ne sont évacuées, ni des discussions, ni de la praxis politique où se mêlent l’échange, la production, le questionnement sur le rapport aux modes de production. De ce point de vue, là où des textes ou d’autres expériences (notamment anticapitalistes) peuvent découpler le lien entre mouvement social et émancipation, voire entre « commun » et politique, voire entre social et politique, l’expérimentation de NDDL ne peut être dissociée du projet politique qui est celui de l’émancipation individuelle et collective, ou de la transformation sociale jamais clôturée.

Les institutions sociales de NDDL

La ZAD est une forme autonome, où des institutions, c’est-à-dire un ensemble de règles sont mises en pratique par un ensemble d’individus, ces règles définissant des principes de vie (grammaires). Ces principes libertaires et anarchistes conviennent à définir très sommairement les règles de vie de la ZAD. Les terres y sont recollectivisées, chacune des 60 installations a sa propre temporalité, demeure autonome dans sa production de nourriture, son choix de techniques agricoles ou son mode de vie (végétarien ou non, mixte ou non). Chacun est libre de son engagement envers les autres, et du « niveau » de travail en commun, mais on parle ici plutôt de circulation, d’échanges d’informations sur les techniques agricoles de plantation, de production, de construction, plutôt que de groupements et de communautés de travaux. Cependant, le mutualisme est présent par la redistribution d’une partie des productions des installations, qui rééquilibrent les disparités de niveaux, entre ceux qui plantent et ceux qui ne plantent pas, en respectant ainsi la liberté individuelle. Ainsi, une partie des productions peut être redistribuée aux non-marché chaque semaine, ou à des occupants moins productifs. De même, les moyens agricoles sont mis en commun, certains jardins sont plantés et récoltés collectivement.

L’autogouvernement, terme ordinaire qui circule sur la ZAD, désigne le fait que le commun est organisé en dehors de l’État, mais également d’une assemblée générale. Car, s’il existe une assemblée populaire hebdomadaire, celle-ci est à géométrie variable, sans organisation et animation, comme ce peut être le cas dans un certain nombre de mouvements de la démocratie radicale (Indignados, Occupy, Nuit Debout…). Il n’existe pas de parlement de la ZAD ou d’assemblée populaire qui unifierait le contenu ou les formes éparses d’intelligence collective, mais au contraire la reconnaissance de l’hétérogénéité des 200 occupants dont la créativité débridée est en elle-même le tissu de la coopération sociale.

Les seuls moments de rassemblement planifiés sont les grands moments festifs auxquels sont conviés les riverains et les soutiens comme les moments d’urgence (une crainte d’expulsion, un besoin de renforcer l’occupation comme c’est le cas en 2016). Il est impossible de décrire ici le système de règles informelles gérant la propriété collective, les discussions de voisinage pour le fonctionnement matériel et comme système de constitution sociale. Un des principes supérieurs est d’éviter toute logique de domination.

« Personne ne peut prendre de décision à la place des autres … C’est pour cela que les réunions ne peuvent pas prendre en charge la vie de la zone »42.

Cette non-limitation du réel et du social qui passe par la reconnaissance de l’hétérogénéité, des participants, la disparité des sensibilités est un moteur de la ZAD. Il en va des attitudes politiques alimentaires ou écologiques et technicistes (cohabitation des végans et des végétariens, des primitivistes et des mécanistes, des partisans de la mixité et de la non mixité). Dans le fonctionnement ordinaire, aucune discussion collective ne peut aboutir à une sanction, ou au rétrécissement des libertés au motif de la nécessité d’une « régulation »43. Ainsi, le règlement de litiges : par exemple sur les chiens laissés en liberté, les animaux vagabonds mangeant les productions, un individu alcoolisé troublant la vie nocturne, se fait par la discussion « au coin d’un champ », ou par les excuses. Il peut également se solder par un déménagement. Les principes de la solidarité et du « commun » sont toujours discutés par rapport au projet d’émancipation individuelle, notamment dans le cas des personnes les plus fragiles qui sont protégés (par exemple par l’absence de propriété privée et de loyer). Ce sont ces deux polarités de l’émancipation (ou de l’individuation) et de la solidarité qui rendent possible une créativité ordinaire, l’émergence de relations interindividuelles, toujours situées dans un mouvement politique.

Constitution sociale ou constitution politique ? Le rapport contrasté à la production et le dilemme posé par l’économie

Abordons un point crucial de cette occupation : l’économie politique où se jouent particulièrement des dilemmes entre rôle du collectif et maintien de la liberté individuelle. Non pas qu’il existe des conceptions différentes du rapport au travail, à l’ordre marchand et à la propriété : on l’a dit tous les occupants sont en rupture avec monde marchand, salarial et capitaliste. Mais le rôle de l’activité monétarisée ou symbolique, comme modalité de lutte contre l’aéroport, ou d’un véritable projet de transformation sociale, est à l’origine de différentes perceptions et conceptions.

Le fait que des éléments matériels, comme les habitations soient reconnues comme faisant partie de la « commune » n’est pas discuté. La propriété est de facto collective, puisque l’on peut passer d’une maison à l’autre, s’installer, fabriquer des lieux de vie. L’absence de propriété privée et de clôture, le vagabondage des animaux, le calendrier agricole libre, les savoirs acquis par les échanges, donnent une valeur aux choses et sont propres à mettre en avant le modèle de sociétés collectives (le modèle de la Commune ou le modèle des communautés ouvrières utopistes44). Mais cette primauté de la valeur d’usage cesse cependant, quand il s’agit de monétariser des productions au bénéfice du projet « révolutionnaire ». Concrètement, certaines installations organisent des buvettes payantes pour les « étrangers » (à prix fixe), des évènements festifs autour de la résistance, appellent à collecter de fonds pour la restauration de bâtiments, organisent des concerts drainant un public militant extérieur. Les gains sont redistribués vers d’autres luttes ou réinvestis dans des achats de biens matériels (en particulier agricoles et de première nécessité), bien que les revenus de ces évènements ne fassent l’objet d’aucune comptabilité. Ce passage de l’entraide anthropologisée à une solidarité payante suscite une interrogation critique de la part de certains occupants moins « productifs » qui craignent de voir apparaître des caisses centralisées, voire des institutions comme les assemblées, et par conséquent redoutent de perdre leur autonomie.

L’autonomie et plus concrètement, l’utilisation de l’économie marchande renvoie à deux temporalités et deux visions différentes de la lutte, qui fonde un rapport différencié à la praxis. Dans un premier cas, l’occupation consiste, dans une visée stratégique, à utiliser toutes les ressources et toutes les formes de capital social, culturel, technique (par exemple les savoir-faire acquis au sein de l’ordre marchand) pour renforcer le processus « révolutionnaire » (c’est-à-dire le signifiant politique). Celui-ci, selon une partie des occupants, doit s’étendre au-delà des groupes constitués, au voisinage. Pour cette tendance, l’aspect productiviste n’est alors pas un tabou. Les ressources fussent-elles au prix de concession éthique doivent « nourrir » la révolution et démultiplier les forces révolutionnaires. Á cet égard, les véritables stratèges appelés « puissants » par les autres (moins actifs), sont ceux qui pratiquent la dissimulation des véritables enjeux politiques (la destitution) sous le couvert d’une activité productive et agricole honorable ou de fêtes conviviales élargies à un vaste public. Ils n’hésitent pas alors à revêtir le vêtement de l’agriculteur, à circuler en voiture sur la zone et à se rendre aux assemblées des coopératives agricoles des agriculteurs « historiques ». Comme le déclare un de leurs opposants :

« Tu vois, tous les fromages, tous les légumes repartent vers X…. (Une lutte). Nous, on produit moins, on doit aller au supermarché de X (village à côté). Quelquefois sur le non marché, il n’y a rien. Tout est parti à l’extérieur »45.

En ce sens, et dans une vision politique, l’auto-organisation est mise au service d’un projet politique constituant. Á l’inverse, dans une autre partie de la ZAD, la constitution sociale est la référence, avec le maintien de formes plus ou moins organisées et explicitées, mais pluralistes, l’autonomie devant être maintenue dans une conception où les institutions sociales doivent être domestiquées et locales, et la praxis doit demeurer instituante46.

En effet, l’autre esprit de la lutte, est d’avantage tourné vers des représentations sensibles et vers un imaginaire du maquis. Il consiste à rendre la lutte improductive, à développer des formes de vie, à suspendre le référentiel moderniste et progressiste. Dans ce cadre, la production agricole a une fonction vitale et minimale. La débrouille est un canal de résistance mais aussi de communalisation (au sens du partage des ressources et de l’apprentissage delà vie en commun) :

« Je n’en ai rien à faire d’aller vendre des cannettes de bière pour des gens de l’extérieur. On a quitté Babylone et le système, ce n’est pas pour le voir revenir ».

Pour ces occupants, être là signifie que la « bataille » a déjà eu lieu, que l’occupation est une victoire sur les habitudes et la distribution des places47, sans « besoin de monter à l’assaut ». Comme le dit un occupant à propos du rapport du village voisin :

« Ce sont nos voisins, ils habitent ici. Mais on nest pas obligé dadhérer à notre point de vue. Moi je n’en ai rien à faire des habitants de X, par rapport à nous, ceux de la ZAD. ».

La constitution sociale est ici la référence au sens praxis doit demeurer instituante, privilégier l’auto-constitution de la société sur la destitution de la société, la domestication du territoire sur les luttes politiques non maitrisables. Ce type de propos illustre bien les différences d’appréciation entre ceux portant l’idée d’un autogouvernement de tradition libertaire et sans commandement, et les « puissants » appelés « vrais révolutionnaires ». Mais elle est particulièrement révélatrice d’une série de fractures enfouies. Un habitus culturel et un capital social, comme une conception des rapports individuels, différent selon les occupants. Il existe en effet une division intellectuelle entre les « arrachés », terme qui désigne les occupants venant de la rue, et les « grands bourgeois », qualifiés ainsi en raison de leur passé professionnel, leur culture. Ceux-ci introduisent une valeur d’échange dans la ZAD par la vente de produits à destination de circuits alternatifs, destinés en retour à alimenter les caisses de lutte. Ils sont également les plus présents dans les assemblées, écrivent les textes. Il leur est reproché un rapprochement de façade avec les « réformistes » et « légalistes », agriculteurs extérieurs48. En réalité, les « grands bourgeois », « vrais révolutionnaires », craignent les « vrais squatteurs », peu aptes à maintenir le territoire, à cultiver et produire, et par conséquent susceptible de compromettre des alliances « révolutionnaires ». Ainsi deux « sous- » mondes sociaux apparaissent. Le rapport au réel est rugueux pour les « arrachés », rebelles venant des rues, discrets et en retrait. Ils peuvent devenir black blocs pour défendre leurs occupations contre l’autoritarisme, ne serait-ce qu’avec une idée floue de l’autonomie. Davantage équipés d’un capital social et politique, les insurrectionnels appelés « bourgeois » sont ceux qui utilisent d’avantage la feinte, pratiquent l’art du camouflage social en se fondant dans des relations de voisinage et en utilisant des opportunités politiques. Ces deux types de « vision » empêche une vision de la transformation sociale qui ne soit ainsi clôturée.

Temporalités et visions de l’occupation et devenir du commun

Á travers ce rapide survol, il ressort quelques traits propres à caractériser un tel activisme territorial. Si celui-ci a des grammaires constantes renvoyant à la sécession, les modalités d’action diffèrent. On l’a vu, elles mettent l’accent sur la révolution comme finalité (au sens de la destitution de l’État ou du bouleversement radical de celui-ci), ou sur l’autonomie politique et émancipatrice. Elles assument la coupure nette avec le monde extérieur, y compris avec les riverains, et les stratégies violentes, ou au contraire s’inscrivent dans des rapports de bon voisinage.

En premier lieu, la ZAD relance les débats entre liberté et mutualisme propre à définir un projet politique de l’autonomie territoriale. Ce qui est mis à jour par l’occupation, est le dilemme entre l’autonomie et l’associativisme, y compris dans la régulation des usages et le rapport à la sphère « privée » ou « personnelle ». Mais ce hiatus est le moteur de l’occupation, car s’il n’existe pas de forme instituée du commun, il existe des règles et des formes de vie. In fine comme le rappelle un occupant :

« Personne ne contraindre personne (à respecter les mêmes modes de vie ou esprit de lautonomie, mais tout le monde devra défendre l’occupation, bien que tout le monde ne se sent pas obligé d’être solidaire »49.

En second lieu, une occupation est loin d’être une abstraction vide, une idéalité ou une action sauvage. Elle s’appuie au contraire sur un rapport matériel et charnel au bocage et à ses implantations, qui permet de donner forme à une praxis. Mais la radicalité militante offre différents visages et différentes stratégies : elle peut amener les occupants à jouer les agriculteurs parfaits, à employer des techniques de dissimulation rappelant le hidden script50 ou au contraire à exacerber le registre de la guérilla. De même, le projet politique de l’autonomie ou de l’utopie peut s’exprimer graduellement dans le régime du proche et de l’habiter, à travers l’individualisation (au sens libertaire) ou avec des relations plus diversifiées (avec les voisinages) avec lesquelles les acteurs définissent le devenir de l’occupation.

En troisième lieu, cette expérimentation politique et sociale suppose de nouvelles qualifications : la reconnaissance de la mutualité, comme forme politique plus ou moins appuyée selon les moments, de temporalités, ou encore la dimension pragmatique de l’engagement. Ces deux aspects font que la politique d’occupation ne se confond pas avec la disruptivité de certains mouvements sociaux (comme Nuit Debout, Occupy). Se « donner à la lutte » comme le disent les occupants suppose de dépasser l’opposition entre violence et non-violence, intimité et engagement, et un certain nombre de clivages entretenus par la sociologie entre raisonnement explicatif et évènements quotidiens. Ainsi, le maintien à terme ou non de cette Commune en devenir pose de nombreuses énigmes à la pensée politique et sociologique. Une occupation comme celle ZAD est une mise en abime permanente de l’expérimentation et de l’émancipation, du social et du politique. Elle permet de ne pas oublier que les acteurs ordinaires, « quand ils se révoltent, ont toujours une longueur d’avance non seulement sur les sociologues mais aussi sur les politiques. »51

Sylvaine Bulle, Sociologue, Laboratoire Théorie du Politique (LabTop, composante de l’UMR du CNRS CRESPPA)

1 Voir par exemple en France : Auyero (J.), « L’espace des luttes. Topographie des mobilisations collectives », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 160, 2005, pp. 122-132 ; et à l’international : Sewell (W.H.), « Space in Contentious Politics », in AminZADe (R.), Goldstone (J.), McAdam (D.), Perry (E.), Sewell (W.H.), Tarrow (S.), Tilly (C.), Silence and Voice in the Study of Contentious Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, pp. 51-89.

2 Voir Lefebvre (H.), La production de l’espace (1e éd. : 1974), Paris, Economica, 2000.

3 Voir Butler (J.), Notes Toward a Performative Theory of Assembly, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 2015; Mouffe (C.), L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016.

4 Voir Bey (H.), TAZ. Zone d’Autonomie Temporaire, Paris, L’Eclat, 1997 ; Graeber (D.), Pour une anthropologie anarchiste, Montréal, Lux Éditeur, 2006.

5 Voir Scott (J.), Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013.

6 Debord (G.), Documents relatifs à la fondation de l’Internationale situationniste (1948-1957), Paris, Allia, 1985.

7 Pour Lefebvre, le Capital « produit » de l’espace « physique » et de l’espace social inextricablement mêlés.

8 De Certeau (M.), L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990.

9 Boltanski (L.), De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

10 Cet élargissement peut s’entendre au sens du rapprochement entre des entités différentes qui concerne ces totalités (comme les classes sociales ou l’État) et les conditions exactes dans lesquels vivent les acteurs. Dans la sociologie pragmatique, ce rapprochement est effectué par les acteurs eux-mêmes, dans le cadre d’épreuves existentielles ou de réalité. Voir en particulier : Boltanski (L.), De la critique, op. cit.

11 Voir Ogien (A.), Laugier (S.), Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La Découverte, 2014.

12 Le bocage est une zone végétale humide de 1200 ha, peu construite, et représente pour les opposants à l’aéroport un écosystème à préserver, notamment en raison de présence de plantes et de rongeurs rares.

13 Cette position a été défendue en France au sein du mouvement autonome des années 1970, en Italie au sein du courant marxiste appelé opéraïsme.

14 Comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La Fabrique, 2008.

15 Le terme métropole désigne des formes territoriales du gouvernement des flux, de la circulation des richesses propres à définir un système d’accumulation ou de mobilité, ou un système d’aménagement à des fins fonctionnelles et sécuritaires. Cf. Virilio (P.), L’’insécurité du territoire, Paris, Galilée, 1993.

16 Cette vision se retrouve sur internet, au sein de certains courants critiques. A ce titre, voir Corcuff (P.), « « Le complot » ou les aventures tragi-comiques de « la critique » », Mediapart, 19 juin 2009, [https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/190609/le-complot-ou-les-mesaventures-tragi-comiques-de-la-critique]. Notons que les occupants de la ZAD ne se réclament pas de la « gauche radicale » ou ne s’objectivent pas comme tel.

17 Voir par exemple la thèse marxiste de l’Etat par Antonio Gramsci (années 1920-1930), Nicos Poulantzas (années 1960-1970) et plus récemment de David Harvey. Toutes défendent la thèse d’une économie politique où l’Etat et les forces économiques sont interdépendants, mais aucun ne définit véritablement l’État en dehors de la « force du pouvoir » hégémonique ou de la société politique (Gramsci).

18 Françoise Verchère, élue écologiste de la région Ouest, parle de mensonge d’Etat, en analysant le déroulement des procédures publiques depuis 40 ans pour la construction de l’aéroport. Voir Verchère (F), Notre Dame des Landes : la fabrication d’un mensonge d’Etat, La Colle-sur-Loup, Editions Tim Buctu, 2015. Symétriquement à la critique anti-étatiste le projet d’aéroport donne lieu à une controverse d’ampleur, ayant abouti à la décision politique d’effectuer un référendum sur sa fiabilité (avec un résultat favorable à sa construction). Sociologiquement, la controverse, donnant lieu à des scènes d’argumentation est un espace symétrique au complotisme. Pour une analyse graduelle des controverses et des « prises critiques », voir Chateauraynaud (F.), « L’emprise comme expérience. Enquêtes pragmatiques et théories du pouvoir », « L’emprise comme expérience », revue SociologieS [En ligne], 23 février 2015, [http://sociologies.revues.org/4931].

19 Selon la formule d’H. Lefebvre : un « bon Etat » est impossible, et il est nécessaire d’établir des rapports de contre-pouvoir comme garantie de la démocratie urbaine. Voir De l’Etat IV, Les contradictions de l’Etat moderne, Paris, UGE, 1978.

20 Plusieurs administrations ont été saccagées au printemps 2016.

21 P. Corcuff parle en ce qui concerne les « mouvements sociaux critiques » et la gauche radicale d’une tendance à l’essentialisme ou substantialisme qui caractériserait le rapport au capitalisme ou l’État dans « Guide politique de vigilance anti-essentialiste. Contribution à la critique du national-étatisme montant et d’autres dogmatismes dans la gauche radicale et les mouvements sociaux critiques », revue Les Possibles (revue en ligne éditée à l’initiative du Conseil scientifique d’Attac), n° 10, été 2016, [https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-10-ete-2016/dossier-droits-justice-et-democratie/article/guide-politique-de-vigilance-anti-essentialiste]. Sociologiquement, on préfère parler des fonctions sémantiques de l’État bien démontrées par John Searle et la philosophie analytique.

22 Voir Florida (R.), Cities and the Creative Class, New York-London, Routledge, 2005.

23 Cingolani (P.), Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation. Paris, La Découverte, 2014, Tasset (C.), Les intellectuels précaires, genèses et réalités d’une figure critique, Thèse de doctorat, EHESS, décembre 2015.

24 Les témoignages consignés dans un recueil récent vont dans le même sens : voir Collectif Mauvaise Troupe, ZAD / NO TAV. Entretiens, Paris, L’Eclat, 2015.

25 Occupante, octobre 2015.

26 Occupant, juillet 2015. Les termes d’« Empire » ou de « Babylone » désignant le monde marchand reviennent souvent dans les conversations, tout comme la souffrance au travail.

27 Occupant, septembre 2015.

28 Ces slogans se retrouvent lors des manifestations contre la loi « travail » au printemps 2016 à Paris et en Bretagne.

29 Voir la lutte pour le Larzac en France. Voir Hervieu-Léger (D.), et Hervieu (B.), Le retour à la nature : au fond de la forêt, l’État, Paris, Éditions du Seuil, 1979.

30 Voir Scott (J), Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013.

31 Harvey (D.), Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014.

32 Ingold (T.), Une brève histoire des lignes, Paris, Zones Sensibles, 2011.

33 Voir les textes comme « À la lisière du bocage. Histoire de luttes territoriales pour la défense des communaux », Nulle terre sans guerre, Lisière n° 1, écrit depuis la ZAD de Notre-Dames-des-Landes, hiver 2014. Les textes du Comité Invisible insistent sur cet ancrage : « La crise n’est pas économique, écologique ou politique, la crise est avant tout celle de la présence », », À nos amis, op. cit, p. 31.

34 C’est à dire mettre en place des stratégies. Voir Deleuze (G), Dialogues avec Claire Parnet, Paris, Flammarion, 2008.

35 Que l’on peut distinguer ici de la démocratie radicale, celle-ci ne réfutant pas le rôle des instruments légalistes et le registre argumentatif, délibératif.

36 D’où le fait que de nombreux ouvrages ou brochures militantes collectent des témoignages. Voir par ex. : Construire la zad, op. cit.

37 Correspondant au terme de « valuation ». Voir Dewey (J.), La formation des valeurs. Paris, Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2011.

38 Les agriculteurs se sont montrés très résistants lors de l’opération César, faisant de leurs tracteurs des véhicules de défense. Le fait de renouer avec des techniques quelquefois violentes permet d’historiciser la lutte par rapport à des batailles inscrites dans l’imaginaire politique et dans la violence politique : la lutte du Larzac, Action Directe et ailleurs le Chiapas.

39 Dardot (P.), Laval (C.), Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.

40 Voir Bollier (D.), « The Growth of the Commons Paradigm », in Hess (C.), Ostrom (E.) (eds.), Understanding Knowledge as a Commons. From Theory to Practice, Cambridge, The MIT Press, 2006.

41 Dans le socialisme libertaire de Proudhon par exemple, la mutualisation se substitue à l’autorité et au gouvernement, et la société est une production permanente issue d’une activité collective, incluant l’économie, prenant en compte un territoire de taille respectable : la commune. Voir Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? Garnier-Flammarion, 1966 ; Voir Proudhon (P-J), Idées générales sur la révolution au XIXème siècle, Garnier Frères, 1851. Texte en ligne [https://fr.wikisource.org/wiki/Idée_générale_de_la_Révolution_au_dix-neuvième_siècle]. Voir aussi Scott (K.), Communal Luxury: The Political Imaginary of the Paris Commune, Verso, 2015.

42 Un occupant, septembre 2015.

43 Le seul cas discuté collectivement, à notre connaissance, a été celui d’une violence physique et sexiste. Il a été convenu par le bouche à oreille que l’agresseur devait quitter la zone.

44 Voir par exemple les principes du Phalanstère de Charles Fourier au XIXe siècle. Ces mouvements ouvriers « artistes » que l’on peut retrouver en ZAD ne sont pas assimilables aux makers, fablabs liés au capitalisme cognitif.

45 Une occupante, octobre 2015.

46 Voir Castoriadis (C.), L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.

47 Voir Rancière (J.), Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998.

48 C’est le cas des nombreuses coordinations de riverains (ACIPA, COPAIN) qui coopèrent avec les occupants. Ce volet n’est pas traité ici.

49 Occupant, février 2016.

50 Scott (J.), La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.

51 Boltanski (L), « Pourquoi ne se révolte t-on pas ? Pourquoi se révolte t-on ? », revue Contretemps, n° 15, 3e trimestre 2012, p. 120, [http://www.contretemps.eu/pourquoi-ne-se-revolte-t-on-pas-pourquoi-se-revolte-t-on/].

 

Séminaire ETAPE n°19 – Interrogations sur l’État, Foucault et l’anarchisme

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Décembre 2015 –

 

Interrogations sur l’État, Foucault et l’anarchisme

 

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Séance à partir d’un texte de Geoffroy de Lagasnerie, sociologue et philosophe, auteur notamment de : La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique (Fayard, 2012), L’Art de la révolte. Snowden, Assange, Manning (Fayard, 2015) et Juger. L’État pénal face à la sociologie (Fayard, janvier 2016)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Manuel Cervera-Marzal, docteur en science politique
  • Rapporteur « critique » : Rafael Perez, doctorant en histoire de la philosophie et co-fondateur des éditions libertaires Albache

Texte Geoffroy de Lagasnerie

 

Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme

 

Geoffroy de Lagasnerie 

La réflexion que je voudrais proposer porte sur la question du pouvoir, de la théorie du pouvoir et, plus spécifiquement, du problème de l’Etat. Je voudrais réfléchir sur la place que la théorie critique et la théorie de l’émancipation doivent accorder à l’Etat et sur l’image de l’Etat que, pour nous aider dans cette tâche, nous pouvons tirer des analyses de Michel Foucault. C’est une réflexion que j’ai été amené à conduire dans le cadre de mon dernier livre sur le système pénal et l’appareil répressif, puisque réfléchir sur le Jugement, la forme-Tribunal, la peine, c’est nécessairement rencontrer la problématique de l’Etat, du droit et du pouvoir d’Etat.

Je voudrais essayer de dire pourquoi, alors que j’ai longtemps pensé mon travail comme « anarchiste », je le suis de moins en moins – ou autrement dit comment écrire et réfléchir pour moi a consisté à m’éloigner de l’anarchisme et à renouer avec une certaine croyance dans l’Etat et dans le droit.

I. Théories critiques et Etat

La question que je voudrais poser est celle de savoir s’il est possible d’élaborer une théorie critique sans élaborer une théorie de l’Etat, ou, plus spécifiquement, une théorie de l’Etat comme centre et comme lieu du pouvoir. J’ai lu récemment un texte de Louis Althusser consacré aux appareils idéologiques d’Etat où Althusser écrit que, selon lui, il n’y a pas de sens à construire une théorie critique sans la lier à une théorie de l’Etat, et sans associer Etat et pouvoir. C’est autour de l’Etat que tout se joue, écrit Althusser, en sorte que toute théorie qui ferait l’économie du concept d’Etat, et qui ne désignerait pas l’Etat comme lieu du pouvoir, comme espace organisateur et unificateur, s’interdirait les moyens de comprendre comment fonctionne la société et comment agir pour la transformer1. C’est en un sens cette même perception que l’on retrouve chez Pierre Bourdieu, lorsque celui-ci désigne l’Etat comme le « lieu géométrique de toutes les perspectives », selon la formule de Leibniz sur Dieu, c’est-à-dire comme le point vue qui s’impose à tous les autres points de vue et à partir duquel tous ces autres de vue sont contraints de se définir2.

Je voudrais, ici, donner raison à Althusser : une théorie critique ne peut faire l’économie d’une théorie de l’Etat. Une pensée du pouvoir doit accorder une place centrale à un diagnostic de l’ordre étatique et de l’ordre du droit. Mais je voudrais essayer d’affirmer cette position tout en tenant compte de l’analyse foucaldienne. En d’autres termes, il s’agit pour moi de me demander à quelles conditions il est possible de repenser le problème de l’Etat, et peut-être même de la souveraineté, sans régresser par rapport à Foucault et aux apports qu’il a apporté à la théorie du pouvoir. Je voudrais dans ce cadre montrer comment l’on peut tirer des textes de Foucault, non seulement une pensée de l’Etat mais même l’idée selon laquelle l’analyse de l’Etat doit occuper une place essentielle dans un dispositif critique adossé à une pratique de l’émancipation. A mon sens, on a surestimé la critique de l’Etat chez Foucault. Loin de nous détourner d’une théorie de l’Etat et du droit, ses analyses peuvent nous permettre de reposer le problème de l’Etat et de réinvestir une théorie du droit.

II. Un anti-étatisme théorique

Bien sûr, je ne le nie pas et il faut même partir de là, il est incontestable que l’une des grandes ambitions et l’un des grands apports de Foucault a été de proposer d’élaborer une théorie du pouvoir sans l’indexer ou la faire dépendre d’une théorie de l’Etat. Il s’agissait de rompre avec la théorie du pouvoir comme souveraineté et donc l’idée selon laquelle l’Etat constituait le lieu central de production puis de propagation du pouvoir. L’hypothèse de la souveraineté présuppose que le pouvoir a un lieu, qu’il s’applique à la société et aux individus à partir d’un foyer central… et que ce foyer central, c’est l’Etat. Le pouvoir est pensé comme émanant de l’appareil d’Etat, de la structure juridique et exerçant sur la société des effets de conservation.

Selon Foucault, cette représentation est d’abord l’œuvre de la philosophie politique traditionnelle avec ses concepts de Loi, de volonté générale, de République, etc. Mais elle se retrouve également dans le marxisme, et notamment dans le marxisme défendu par Althusser, qui tend selon lui à analyser le pouvoir en privilégiant l’appareil d’Etat et la structure juridique – ce qui revient à rousseausier Marx3.

Comment inventer une analytique du pouvoir qui ne privilégierait plus l’appareil d’Etat ? C’est la grande préoccupation de Foucault à partir du milieu des années 1970. Et contre l’hypothèse de la souveraineté, Foucault va placer au cœur de sa théorie les notions d’« immanence », de « pluralité », de « multiplicité ». Il développe ce point, notamment, dans la section de la Volonté de savoir consacrée à l’élaboration de sa « méthode » (c’est le mot qu’il emploie)4. Foucault s’en prend aux théories qui fabriquent une image trop centralisatrice du pouvoir : celles qui parlent du « Pouvoir » comme « ensemble d’institutions et d’appareils qui garantissent la sujétion des citoyens dans un Etat donné » (ce sont les théories du contrat social), ou celles encore qui désignent par là un « système général de domination exercée par un élément ou un groupe sur un autre, et dont les effets, par dérivations successives, traverseraient le corps social tout entier » (ce sont les théories sociologiques ou marxistes)5. A ces paradigmes, qui construisent des transcendantaux et pensent en termes d’unité et de totalité, Foucault oppose une autre vision, habitée par les notions d’immanence et de multiplicité : « Par pouvoir, il me semble qu’il faut entendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent et sont constitutifs de leur organisation »6. Rendre intelligible l’exercice du pouvoir jusqu’en ses « effets les plus périphériques » impose dès lors de fabriquer un point de vue qui n’assignera pas le « pouvoir » à résidence, qui ne supposera pas l’existence d’un « point central », d’un « foyer unique » à partir desquels se propageraient les mécanismes de contrôle, etc. : « La condition de possibilité du pouvoir […] c’est le socle mouvant des rapports de force qui induisent sans cesse, par leur inégalité, des états de pouvoir, mais toujours locaux et instables ». Il y a, par conséquent, une « omniprésence du pouvoir : non point parce qu’il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu’il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout »7.

Cette théorie de la dissémination des pouvoirs et des lieux des pouvoirs est, évidemment, très importante et elle a connu une très large postérité et diffusion. Nous vivons toujours dans l’horizon de cette théorie et nous devons y demeurer. Sans doute sa conséquence la plus belle est-elle qu’elle permet de concevoir la politique comme une activité infinie, interminable. Elle ouvre la voie à une politisation de tous les aspects de la vie sociale et à une prolifération des luttes. Penser les pouvoirs au pluriel impose de voir chaque lutte dans la singularité de son émergence et de son développement. Dès lors, une telle attention empêche de fixer a priori le lexique de la politique et la forme de l’action pratique, puisque celles-ci se redéfinissent en permanence, surgissent dans des lieux jamais prédéterminés, autour d’enjeux jamais identiques, à travers le temps et l’espace.

III. Une nouvelle conception de la politique

Cette analytique du pouvoir a contribué à redéfinir la conception de la politique, et c’est dans l’espace ouvert par cette conception que nous devons penser l’activité pratique aujourd’hui. D’abord, si nous acceptons l’idée selon laquelle le pouvoir n’a pas de lieu, alors il est nécessaire d’abandonner la croyance dans une hiérarchie entre les luttes : puisque la société n’a pas de centre, puisqu’elle est hétérogène, incohérente, éclatée, alors toutes les luttes (une grève, une manifestation contre la drogue, une révolte de prisonniers, etc.) restent locales, singulières, spécifiques. Aucune d’entre elles ne contient plus de politiques, ou plus d’enjeux qu’une autre. De la même manière que Pierre Bourdieu disait, contre la fascination spontanée pour les événements extraordinaires, qu’il n’existait pas, dans l’Histoire, de moments plus historiques que d’autres, on doit dire qu’il n’existe pas de combat plus politique que d’autres. Tous importent au même titre – c’est-à-dire pour eux-mêmes – et tous se valent.

Cette conception permet de libérer la gauche de l’obsession révolutionnaire ou, plus exactement, de donner les moyens de ne plus accorder le monopole de la radicalité aux actions qui s’inscrivent dans un horizon révolutionnaire. L’idée révolutionnaire suppose un lieu du pouvoir, un espace central qu’il faudrait s’efforcer de renverser, d’annuler ou d’occuper. Mais si les luttes sont sectorielles, alors les changements le seront toujours nécessairement eux-aussi. Ce qui ne signifie pas qu’ils seront de simples réformes. Ils peuvent être radicaux, ils peuvent bouleverser un état des choses. Mais ils demeureront situés, sectoriels – et dès lors laisseront toujours d’autres régions des mondes inchangés, dans l’état antérieur et appelant transformation. Après Foucault, une critique n’a plus besoin d’être révolutionnaire pour être radicale.

IV. Etat et pouvoirs

La vision du pouvoir introduite par Foucault à partir du milieu des années 1970 s’adosse à ce que l’on pourrait désigner comme un antiétatisme théorique : pour penser le pouvoir, il ne faut pas partir de l’Etat ; il faut rompre avec le modèle de l’Etat.

Elaborer une théorie du pouvoir qui fait l’économie d’une théorie de l’Etat amène Foucault à inverser les perceptions. C’est à partir de là qu’il énonce ce qui, je crois, constitue l’idée essentielle. Contrairement à ce que l’on croit, le pouvoir ne vient pas d’en haut. Il vient d’en bas : il s’enracine dans le jeu des rapports sociaux, des interactions quotidiennes, etc. ; il s’inscrit et se développe à partir de mécanismes infinitésimaux, dans des espaces invisibles et anodins, de manières sourde, etc. Et c’est pour cette raison qu’il est par nature dispersé, incohérent, pluriel et sectoriel. Parce que le pouvoir surgit de partout, il se redéfinit sans cesse, et échappe nécessairement à toute la logique unificatrice.

Affirmer que le pouvoir vient d’en bas, c’est opérer un coup d’Etat dans la théorie. Cela conduit en effet à assigner une place secondaire à l’Etat. L’Etat n’a pas l’initiative du pouvoir. Il n’est pas le lieu d’élaboration des mécanismes du pouvoir ni le point à partir duquel ceux-ci irradient et s’emparent du corps social. Les logiques du pouvoir obéissent à une forme de non-étatisme, voire d’anarchisme.

Cependant, contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture rapide, cela ne signifie en aucun cas que l’Etat soit absent de la vision de Foucault. L’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas ne conduit pas à de désintéresser de l’Etat ou à l’éliminer comme objet de la théorie. Au contraire, la vision foucaldienne est solidaire d’une certaine image de l’Etat, d’une certaine conception de l’Etat dans ses rapports aux pouvoirs8.

Foucault va développer l’idée selon laquelle l’Etat intervient bien sûr dans les jeux du pouvoir, mais uniquement dans un temps second. Par exemple, il assigne à l’Etat la position d’un relai : lorsqu’il y trouve un intérêt, l’Etat (ou la classe dominante) se branche sur des mécanismes de pouvoir préexistants pour les utiliser et, éventuellement, les généraliser, à son profit. C’est ce que Foucault écrit dans l’introduction de son cours « Il faut défendre la société », lorsqu’il souhaite clarifier l’écart entre son travail et la théorie marxiste :

« Il n’y a pas eu la bourgeoisie qui a pensé que la folie devait être exclue ou que la sexualité infantile devait être réprimée, mais les mécanismes d’exclusion de la folie, les mécanismes de surveillance de la sexualité infantile, à partir d’un certain moment, et pour des raisons qu’il faut étudier, ont dégagé un certain profit économique, une certaine utilité politique et, du coup, se sont trouvés tout naturellement colonisés et soutenus par des mécanismes globaux et, finalement, par le système de l’État tout entier. Et c’est en s’accrochant, en partant de ces techniques de pouvoir et en montrant le profit économique ou les utilités politiques qui en dérivent, dans un certain contexte et pour certaines raisons, que l’on peut comprendre comment effectivement ces mécanismes finissent par faire partie de l’ensemble. Autrement dit : la bourgeoisie se moque totalement des fous, mais les procédures d’exclusion des fous ont dégagé, libéré, à partir du XIXe siècle et encore une fois selon certaines transformations, un profit politique, éventuellement même une certaine utilité économique, qui ont solidifié le système et qui l’ont fait fonctionner dans l’ensemble. La bourgeoisie ne s’intéresse pas aux fous, mais au pouvoir qui porte sur les fous ; la bourgeoisie ne s’intéresse pas à la sexualité de l’enfant, mais au système de pouvoir qui contrôle la sexualité de l’enfant. La bourgeoisie se moque totalement des délinquants, de leur punition ou de leur réinsertion, qui n’a économiquement pas beaucoup d’intérêt. En revanche, de l’ensemble des mécanismes par lesquels le délinquant est contrôlé, suivi, puni, réformé, il se dégage, pour la bourgeoisie, un intérêt qui fonctionne à l’intérieur du système économico-politique général. »9

Cette conception de l’Etat comme instance seconde et secondaire, cette représentation du souverain comme force qui utilise des mécanismes élaborés ailleurs, ou qui, selon ses intérêts, y répond, les exploite ou les généralise sera très souvent reprise par Foucault. Elle est d’ailleurs au cœur de Surveiller et Punir. Foucault s’interroge en effet, à la fin de son ouvrage, sur la naissance de la « société disciplinaire » : si la discipline comme contrôle continu, comme mode de répartition et d’individualisation, comme technique de surveillance, etc. est apparue, d’abord, de manière dispersée, locale, dans certaines institutions marginales, closes et austères, elle s’est ensuite généralisée et s’est propagée à l’ensemble du corps social. Comment expliquer cet « essaimage » des mécanismes disciplinaires ? Pour le comprendre, il faut invoquer l’action de l’Etat. La redistribution de la discipline des bords du monde social à son centre s’est opérée notamment à travers l’action de la police, de l’administration, et du quadrillage quotidien de la population qu’elle opère. Ainsi, l’« extension des dispositifs de disciplines » au long des XVIIe et XVIIIe, leur « multiplication à travers tout le corps social », résulte d’une « étatisation » de ses mécanismes10.

On a parfois tendance à croire que l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas constitue une autre manière d’évoquer la manière dont, selon Foucault, le pouvoir fonctionne dans les sociétés contemporaines depuis le XIXe siècle. Cette conception s’opposerait au concept de « souveraineté ». Pourtant, il est frappant de constater que Foucault a donné à l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas une extension et une validité beaucoup plus larges. Il s’en est servi également à la fin des années 1970 pour repenser le concept de souveraineté et le concept de pouvoir souverain. A tel point que l’on peut se demander si Foucault considère que la souveraineté et la discipline constituent, finalement, deux façons de gérer les forces immanentes, ou bien si, au contraire, il décide de récuser l’idée de pouvoir souverain et de faire voler en éclat la distinction souveraineté/discipline mise en place dans Surveiller et Punir en désignant désormais la souveraineté comme une illusion.

Ainsi, dans le texte sur « La vie des hommes infâmes » consacré aux lettres de cachet et à la monarchie absolu, Foucault rappelle que la lettre de cachet évoque d’ordinaire l’arbitraire royal, c’est-à-dire la logique pure de la souveraineté, d’un pouvoir qui, d’en haut, frappe le corps social. Et pourtant c’est une logique inverse qui est ici à l’œuvre : il faut, dit-il, voir l’Etat souverain comme un prolongement de forces venues d’en bas, comme une chambre d’écho. L’Etat, c’est un service public qui répond à une demande :

« La lettre de cachet, l’internement, la présence généralisée de la police, tout cela n’évoque, d’habitude, que le despotisme d’un monarque absolu. Mais il faut bien voir que cet « arbitraire » était une sorte de service public. Les « ordres du roi » ne s’abattaient à l’improviste, de haut en bas, comme des signes de la colère du monarque, que dans les cas les plus rares. La plupart du temps, ils étaient sollicités contre quelqu’un par son entourage, ses père et mère, l’un de ses parents, sa famille, ses fils ou filles, ses voisins, le curé de l’endroit parfois, ou quelque notable ; on les quémandait, comme s’il s’agissait de quelque grand crime qui aurait mérité la colère du souverain, pour quelque obscure histoire de famille, : époux bafoués ou perdus, fortune dilapidée, conflits d’intérêts, jeunes gens indociles, friponneries ou beuveries, et tous les petits désordres de la conduite. La lettre de cachet, qui se donnait comme la volonté expresse et particulière du roi de faire enfermer l’un de ses sujets, hors des voies de la justice régulière, n’était que la réponse à cette demande venue d’en bas. Mais elle n’était pas accordée de plein droit à qui la demandait ; une enquête devait la précéder destinée à juger du bien-fondé de la demande ; elle devait établir si cette débauche ou cette ivrognerie, ou cette violence et ce libertinage méritaient bien un internement, et dans quelles conditions et pour combien de temps : tâche de la police, qui recueillaient pour ce faire, témoignages, mouchardages, et tout ce murmure douteux qui fait brouillard autour de chacun. »11

L’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas (la discipline est l’un des types de pouvoir venu d’en bas) et qu’il s’élabore de façon immanente et disséminée n’amène donc pas à éliminer l’Etat de la théorie politique. Elle amène à forger une nouvelle conception de l’Etat – une conception que l’on pourrait désigner comme instrumentale : l’Etat est relégué au rang d’instrument, de lieu qui distribue et multiplie des mécanismes de pouvoir nés ailleurs et autonomes par rapport à lui. Les logiques du pouvoir ont une certaine autonomie par rapport à l’Etat, qui se les approprie parfois lorsque celles-ci semblent utiles à sa perpétuation : l’Etat généralise certains mécanismes, dont l’émergence se situe ailleurs, pour consolider un ordre donné. Ou bien il utilise des forces qui émergent ailleurs à son profit12.

Dans la théorie contemporaine, la conséquence qui a été tiré de cette vision est une satellisation de l’Etat, à la fois dans la pensée critique et dans la pratique politique. D’un point de vue épistémologique et méthodologique, pour comprendre le pouvoir, il serait nécessaire de détourner le regard de ce lieu unifiant, centralisateur et transcendant, afin de scruter l’espace dispersé des rapports sociaux et interindividuels. D’un point de vue politique également, il faudrait se déprendre d’une certaine obsession pour l’Etat, d’une sorte de fixation politique : il faudrait prendre acte du fait que ce n’est pas en changeant l’Etat que l’on changera les mécanismes du pouvoir. Le lieu de la contestation ne se limite pas à l’espace de la politique et du droit. Ce qui, bien sûr, n’implique en aucun cas de se désintéresser des transformations juridiques : le droit reste un enjeu de mobilisation dans la pensée foucaldienne, mais les techniques de résistances ne se réduisent pas à des questions juridiques, et doivent se déployer sur d’autres plans également (éthique, mode de vie, invention pratique, etc.), cf. John Holloway, James C. Scott, etc.

V. Replacer l’Etat et le droit au centre de la théorie critique

A l’inverse de ce type de perception, j’aimerais ici avancer l’idée selon laquelle il est possible de tirer de l’analytique foucaldienne autre chose qu’une marginalisation de l’Etat. Je voudrais montrer qu’il est possible de placer l’Etat au centre de la théorie politique et du diagnostic de notre présent tout en conservant l’idée de pouvoirs immanents et disséminés – et je voudrais même montrer que ce geste est nécessaire, que ces deux conceptions s’appellent l’une l’autre.

Je crois en effet qu’il est possible de faire un usage critique de la représentation foucaldienne des liens entre Etat et pouvoirs. Foucault présente l’Etat comme une instance qui utilise, fait relai, généralise, centralise, etc. des mécanismes de pouvoirs élaborés ailleurs ; L’Etat consolide, perpétue, instrumentalise des dispositifs venus d’en bas. Dans ce cadre, il est dépeint comme dépendant de logiques élaborées en dehors de lui, et s’adossant à elles. Mais après tout, ce diagnostic pourrait être constitué non pas comme un donné mais plutôt comme un problème qui ouvrirait la possibilité de mener une investigation critique et problématisante. L’Etat est-il condamné en effet, par rapport aux demandes venues d’en bas, à jouer un rôle de chambre d’échos ? Ne pourrait-il pas occuper une autre place – incarner une autre fonction, et, par exemple, jouer un rôle de filtre ? Ne pourrait-on pas imaginer que l’importance de l’Etat soit précisément sa capacité à contrer des forces immanentes au corps social pour imposer une autre rationalité et d’autres modes de perception ? Et dire de l’Etat qu’il instrumentalise des forces venues d’ailleurs n’est-ce finalement pas prendre acte d’un échec de l’Etat, et donc appeler à l’élaboration d’un autre régime politique ?

Plutôt que de marginaliser l’Etat, l’idée selon laquelle le pouvoir vient d’en bas pourrait donc amener à lui faire occuper une place centrale. Non pas, certes, pour le considérer, comme on le fait traditionnellement, comme le lieu d’élaboration et de diffusion du pouvoir contre lequel les forces de résistances doivent se concentrer. Non, la position nouvelle de l’Etat serait d’être l’un des seuls espaces capables de s’opposer aux pouvoirs qui viennent d’en bas, d’y résister, de les filtrer, de les contourner, pour permettre à la vie sociale d’être moins violente, plus émancipatrice, plus rationnelle (j’emploie le mot à dessein). Si le pouvoir vient d’en bas, alors peut-être que l’un des seuls espaces possibles de la contre-attaque se trouve en haut.

De la même manière que, chez Levinas, la paix n’est pas pensée comme un état opposé à la guerre et à la violence mais est conceptualisée, au contraire, comme un état violent, un état de guerre, mais de guerre contre la guerre, et de violence contre la violence, on pourrait imaginer la possibilité d’utiliser le pouvoir d’Etat pour en faire un pouvoir contre le pouvoir, un pouvoir qui s’opposerait au pouvoir qui vient d’en bas – bref, un pouvoir non violent. Si le pouvoir vient d’en bas, si le système disciplinaire constitue le mode de gouvernement du monde social, le pouvoir d’Etat n’est pas nécessairement discrédité ou renvoyé au passé. Car il peut être autre chose qu’une chambre d’enregistrement et qu’une chambre d’échos à ces forces qui lui échappent. On pourrait penser l’Etat, comme une force qui, parce qu’elle vient d’en haut, pourrait contrer le pouvoir qui vient d’en bas et, ainsi, nous délivrer des forces latérales et des logiques disciplinaires. Ce n’est évidemment qu’une possibilité, ce n’est peut-être pas encore le cas, mais il n’est pas impossible d’y réfléchir et de l’envisager.

Je ne crois pas, en proposant une telle affirmation, solliciter exagérément Foucault, et je crois même que l’on trouve chez lui des analyses qui suggèrent une telle approche.

Par exemple dans un entretien de 1981 intitulé « Est-il donc important de penser », Foucault apporte un relatif soutien aux premières mesures du gouvernement socialiste et de François Mitterrand. Il insiste sur le fait que, selon lui, les premières déclarations sont conformes à ce que l’on pourrait appeler une « logique de gauche »13. Or il est intéressant de noter comment Foucault définit une telle logique de gauche, c’est-à-dire pour quelles raisons il accorde une valeur positive aux premières actions du gouvernement socialiste à ses débuts : « Sur le nucléaire, les immigrés, la justice, le gouvernement a ancré ses décisions dans des problèmes réellement posés en se référant à une logique qui n’allait pas dans le sens de l’opinion majoritaire »14. Une « logique de gauche » est ainsi définie par son écart avec l’opinion majoritaire. C’est la prise de distance de l’Etat avec les sentiments partagés, c’est sa rupture avec la démagogie qui rend possible l’adoption de mesures courageuses et « de gauche ». Foucault dit même explicitement que le plus remarquable à ses yeux dans les premiers mois du gouvernement socialiste est que « les mesures ne vont pas dans le sens de l’opinion majoritaire. Ni sur la peine de mort, ni sur la question des immigrés, les choix ne suivent pas l’opinion la plus courante »15.

Bien entendu, Foucault ne sous-entend pas ici que toute mesure qui irait dans un sens contraire aux opinions majoritaires serait nécessairement positive, ni que la majorité ait systématiquement tort ou incarnerait un pouvoir dangereux. Une telle position, formulée de manière aussi générale, n’aurait aucun sens. Mais, néanmoins, il exprime le fait que l’élaboration de réformes qui vont dans le bon sens suppose une certaine autonomie de l’Etat, du gouvernement, par rapport aux aspirations directes du « peuple », c’est-à-dire des gouvernés. Il y a donc bien ici une sorte de réévaluation peut-être pas le la fonction souveraine – je reviendrai sur ce point -, mais d’une intervention de nature étatique, qui s’impose de l’extérieur au corps social et contrevient à la façon dont il se gouverne de manière transversale. Tout se passe ici comme si la logique de gauche renvoyait à des actions gouvernementales, qui viennent d’en haut, qui s’imposent au bas et à ses aspirations pour générer d’autres régulations et peut-être desserrer les contraintes éprouvées par chacun. Foucault fait ici jouer une fonction positive à une intervention quasi-souveraine de l’Etat sur le corps social.

D’ailleurs, il est frappant de constater que Foucault utilise également ce mode de valorisation de l’Etat dans Naissance de la biopolitique, cette fois à propos du totalitarisme. Dans l’un de ses cours, Foucault prend ses distances en effet avec l’analyse proposées par les ordolibéraux du nazisme. Pour eux, en effet, le nazisme incarnerait les risques d’une croissance indéfinie du pouvoir étatique. Le nazisme serait, au fond, l’une des formes de l’étatisme poussé à l’extrême, en sorte que, si nous ne voulons plus connaître d’expérience totalitaire, il faut poser des limites fortes à l’expansion de l’Etat. Loin de partager cette analyse, Foucault insiste au contraire sur le fait que, selon lui, le nazisme constitue « la tentative la plus systématique de mise en état de dépérissement de l’Etat ». Pour Foucault, le nazisme constitue une organisation juridique dans laquelle l’Etat a perdu sa personnalité, son autonomie et a été relégué au rang d’instrument du peuple. Le totalitarisme représente dès lors non pas un système d’étatisation de la société, mais un mouvement dans lequel la société abolit l’Etat, dans lequel le peuple se représente lui-même directement, et donc dans lequel il n’existe plus de structure juridique qui filtre les aspirations du peuple et qui affirme son autonomie par rapport à elles. « La destruction systématique de l’Etat, en tous cas sa minorisation à titre de pure et simple instrument de quelque chose qui était la communauté du peuple, qui était le principe du Führer, qui était l’existence du parti, cette minorisation de l’Etat marque bien la position subordonnée qu’il avait. »16

Le diagnostic des systèmes juridiques et des systèmes étatiques constituent un enjeu essentiel pour la théorie critique – surtout si l’on adopte la vision foucaldienne du pouvoir. Il s’agit d’évaluer le rapport de ces systèmes aux forces ou aux dispositifs qui façonnent nos vies et nos subjectivités. Les questions qu’il faut poser seraient : l’Etat contribue-t-il à perpétuer des pouvoirs, forces « négatives » ou, au contraire, essaye-t-il de leur barrer la route pour faire vivre une éthique et une relationnalité sociale plus vivable, plus émancipatrice ? Sur quelles bases peut-on fonder un système juridique qui introduirait plus de rationalité, de justice ?

Au fond, de la même manière que, chez Althusser, l’antihumanisme théorique apparaît finalement comme la condition d’un véritable humanisme pratique, l’antiétatisme théorique de Foucault pourrait aboutir à un étatisme pratique, à une pratique de l’Etat, à une vision de l’Etat non pas comme instance négative mais comme un dispositif capable de produire des effets positifs.

VI. Droit, autonomie et invention

Mais évidemment, nous nous trouvons ici devant une difficulté. Car s’inscrire dans cette optique, n’est-ce pas, au fond, réinstaurer un pouvoir de nature souverain et valoriser, réévaluer la souveraineté ? Vouloir lever des contraintes disciplinaires et immanentes, et faire jouer, dans ce cadre, un rôle positif au droit comme filtre et à l’intervention de l’Etat, n’est-ce pas faire retour à la notion de souveraineté, et, avec elle, à une conception régressive du pouvoir comme sujétion, obéissance, régulation, etc. ?

Ce n’est pas sûr. Ce n’est pas forcément comme ça qu’il faut le dire. Un passage du cours « Il faut défendre la société » montre que Foucault a eu conscience de cette difficulté et voulait y échapper. Il y insiste en effet sur le fait que si l’on souhaite défaire l’emprise des disciplines alors il faut nécessairement réévaluer la fonction du droit et se tourner vers des dispositifs juridiques. Déjouer les disciplines requiert l’invention d’un système juridique, d’un nouveau droit. Mais Foucault insiste immédiatement sur le fait que faire retour au droit ne devrait certainement pas signifier opérer un retour à l’idée de souveraineté. Car selon lui, il ne faut pas chercher à opposer souveraineté et discipline ; il faut plutôt tenter d’inventer un nouveau droit – c’est-à-dire un droit qui serait le plus affranchi possible du principe de souveraineté : un nouvel ordre juridique donc qui, tout en étant anti-disciplinaire, serait, en même temps, anti-souverain17.

Il est difficile d’imaginer quelle forme pourrait revêtir un droit « non souverain », un droit qui ne fonctionnerait pas à la souveraineté, et à quelle conception de l’Etat devrait s’adosser ce type de droit.

Mais je voudrais pour conclure souligner que, selon moi, si l’on devait en imaginer la forme, il faudrait se pencher vers les traditions qui ont essayé de penser le droit comme un instrument d’imagination.

En effet, ce que Foucault valorise dans l’Etat, ce qui lui permet de redonner une sorte de valeur à l’Etat, c’est sa capacité à être autonome par rapport au monde social, à le filtrer, à faire émerger une législation qui ne coïncide pas avec l’opinion majoritaire, etc. Cette vision me semble essentielle pour construire une théorie critique du droit et de l’Etat aujourd’hui. C’est une belle conception, que l’on pourrait par exemple rapprocher de la redéfinition de l’idée démocratique que Durkheim proposait dans Leçons de sociologie. Durkheim entendait en effet montrer, dans ces cours, que la démocratie ne saurait s’entendre au sens de représentation : la démocratie ne constitue pas un régime dans lequel les gouvernants représentent les gouvernés,  c’est-à-dire dans lequel l’Etat constituerait un calque de la société et dans lequel sa volonté se confondrait avec la volonté de ses sujets. Au contraire, l’idéal démocratique est un idéal de « rationalité ». L’idée démocratique repose sur la construction d’un groupe autonome par rapport à la société et chargée de poser les problèmes rationnellement. Ce groupe autonome et spécialisé, c’est l’Etat. L’idée d’Etat suppose donc une coupure avec la société, et, surtout, une valorisation de cette coupure. C’est elle en effet qui permet l’existence d’un lieu capable d’élaborer des représentations, des volitions, neuves, originales « Le rôle de l’État, en effet, n’est pas d’exprimer, de résumer la pensée irréfléchie de la foule, mais de surajouter à cette pensée irréfléchie une pensée plus méditée, et qui, par suite, ne peut pas n’être pas différente. C’est, et ce doit être un foyer de représentations neuves, originales, qui doivent mettre la société en état de se conduire avec plus d’intelligence que quand elle est mue simplement par les sentiments obscurs qui la travaillent. »18

Sans doute faut-il rompre avec la rhétorique durkheimienne d’opposition entre les passions de la foule et la raison de l’Etat, dont on sait qu’elle peut être le fondement de certaines pulsions antidémocratiques ou proches du racisme de classe, etc. Mais il y a néanmoins un intérêt certain à cette analyse. Durkheim propose ici une vision singulière de l’idéal démocratique. La démocratie, ce n’est pas le règne de la « volonté générale » mais le règne de la raison ; c’est le fait qu’une société se dote d’un organe spécialisé chargé d’introduire plus de rationalité dans le monde. En ce sens, l’importance de l’Etat réside dans sa coupure avec le monde social. Son autonomie n’est pas un défaut mais, au contraire, sa raison d’être. C’est cette situation qui donne la capacité à contrer les forces sociales immanentes, et à inventer un mode de gestion différent de celui qu’on pense spontanément. L’Etat peut être pensé comme un lieu central d’élaboration de manières inédites de voir le monde.

Une critique du droit devrait mettre en avant ce qui constitue la singularité et la force du système juridique : sa capacité à créer des fictions. L’Etat, à travers l’ordre du droit, construit et impose des réalités différentes de nos manières spontanées de voir. Le système juridique est le monde de l’invention, de l’expérimentation, de la création. L’ordre du droit peut fonctionner à la production d’un ordre émancipé des contraintes des faits et de la nature au nom d’une rationalité immanente propre. Plutôt que de se calquer sur les perceptions spontanées, sur nos manières immédiates de voir, sur le pouvoir qui vient d’en bas, le droit est capable de construire un nouveau monde. L’Etat peut produire et imposer des constructions inédites de la réalité, contre d’autres constructions installées, sédimentées, non interrogées. C’est un lieu d’initiative.

Yann Thomas a analysé le fonctionnement de ces fictions dans le domaine du droit civil romain, avec les règles du testament ou encore de l’adoption. Le droit peut inventer des faits qui n’existent pas, ou nier des faits qui existent, etc. Il fonctionne, dans tous les domaines, à la fiction, positive ou négative19. En d’autres termes, l’Etat dispose des moyens d’introduire une distance avec la réalité, de contrer les perceptions spontanées au nom d’un certain nombre d’exigences. Et c’est dans cet espace de fiction que se loge la possibilité d’élaborer un monde plus rationnel et plus émancipateur. Il arrive que l’on s’amuse des artifices du droit, que l’on point parfois du doigt leur « absurdité », etc. Mais en fait, cet aspect fictif, artificiel, constitue ce pour quoi il n’est pas seulement un instrument de contrainte, mais aussi l’un des lieux possibles de l’invention et de la libération. La grandeur du droit réside dans l’écart qu’il peut prendre avec la construction sociale et spontanée de la réalité. Et c’est peut-être dans cet espace fictif, de fiction, d’expérimentation, que se loge la possibilité, évoquée et appelée par Foucault, de se départir positivement de soi, d’être indiscipliné et d’entretenir en même temps avec l’ordre juridique autre chose qu’un rapport de souveraineté.

VII. Exemple : que signifie élaborer une critique de la pénalité ?

Pour conclure, je voudrais montrer comment fonctionne l’application de la théorie critique de l’Etat que je propose à un objet précis, à savoir la question du droit pénal et de la répression, en prenant un court exemple tiré de mon dernier livre, Juger. L’Etat pénal face à la sociologie.

La question du crime, du droit, de la pénalité, nous confronte à la question du traumatisme et de la réponse à l’agression subie. Il y a une économie psychique de la blessure qui pousse à répondre à la violence par la violence, à transformer le choc du traumatisme en force qui se dirige vers autrui (ou d’autres autrui) pour faire souffrir.

Dans La Généalogie de la morale, Nietzsche décrit la façon dont l’institution de la Justice s’articule à et découle de la logique du traumatisme et de la compensation : être affecté engendre une inclination à vouloir faire souffrir. C’est la nécessité psychique d’accomplir ce cycle de réactions qui pousse à punir, à réprimer et donc à chercher un responsable. En d’autres termes, la Justice ne repose pas, d’abord, sur l’institution d’une logique de la responsabilité. Elle s’articule au fonctionnement d’une économie des blessures. À l’origine du droit pénal, on trouve la croyance selon laquelle il serait possible de trouver une équivalence entre dommage et douleur : le dommage subi semble nécessiter, comme compensation juste, l’administration d’une douleur à un tiers. Et peu importe, au fond, que ce tiers soit l’auteur réel du dommage, qu’il l’ait causé volontairement ou non. La blessure exige de punir quelqu’un, et c’est cette exigence dont découle la construction du droit pénal et de l’institution de la Justice. Ce n’est pas parce qu’un individu est vu comme responsable qu’on veut le punir. C’est parce qu’on veut punir, qu’on veut faire souffrir, que l’on désigne quelqu’un comme responsable :

« Pendant la plus longue période de l’histoire humaine, on n’a nullement puni parce qu’on tenait le malfaiteur pour responsable de son action, donc pas du tout en supposant que seul le coupable doit être puni : – non, comme le font encore aujourd’hui les parents avec leurs enfants, on punissait par colère, du fait qu’on avait subi un dommage. »20

Je suis personnellement convaincu de la très grande force de l’économie psychique décrite par Nietzsche. Elle se situe à la racine de la dynamique de la répression et de la punition. Dès lors, voici la forme que doit prendre une réflexion critique sur le système pénal et l’appareil répressif. Elle doit s’interroger sur la relation de ces dispositifs à ce jeu pulsionnel. L’ordre juridique n’a de sens et d’intérêt que s’il représente un instrument de rationalisation qui filtre les perceptions spontanées, que s’il fonctionne comme une technique de subjectivation qui permet de, voire nous force à, prendre un recul par rapport à nous-mêmes et à nos impulsions premières afin d’apaiser le monde. Élaborer une critique de la répression et des pulsions répressives consiste à se demander dans quelle mesure le système de la pénalité moderne instaure un ordre plus rationnel – et même, pourquoi pas, plus démocratique – par rapport aux logiques spontanées des passions, ou s’il ratifie celles-ci et leur fait une place dans le jeu de la Loi.

Or, de ce point de vue, mon analyse va consister à montrer qu’il y a quelque chose d’étrange, de paradoxal, dans le système du jugement dans lequel nous évoluons et qui s’empare de nous. La figure du procureur ou de l’avocat général qui se substitue à la victime lors du procès représente incontestablement, en un sens, une institution importante, et même un progrès. Elle est solidaire d’un cadre qui entend gérer la réaction au crime d’une manière rationnelle et dépassionnée par rapport aux réactions spontanées. Il s’agit d’instituer un filtre entre la logique judiciaire et la logique passionnelle du traumatisme et de la réaction à la blessure. C’est souvent important dans les affaires de légitime défense, où les revendications de sanction de la part des parties civiles peuvent ne pas être relayées par l’accusation, au nom d’impératifs juridiques ou rationnels.

Mais, bizarrement, l’appareil pénal ne rompt avec les passions spontanées qui viennent d’en bas que pour procéder, à son tour, à un traitement fantasmatique des illégalismes qui traduit une passion de la répression peu justifiable d’un point de vue rationnel. Que signifie, en effet, la logique pénale ? Elle veut dire que, quand un crime survient, l’État dépossède la victime de ce qui s’est passé et prend sa place ; il se pose lui aussi comme victime – et même, plutôt, comme la victime principale. Autrement dit : il ajoute un crime au crime commis. Il ajoute une victime. D’un acte violent, il en fait deux : l’un qui se déroule sur le plan civil, et l’autre, parallèlement, qui se déroule sur le plan pénal. L’État pénal crée deux crimes là où il n’y en avait qu’un : l’un contre la victime, l’autre contre l’État.

Construire le crime comme crime contre l’ordre public, désigner chaque acte délictueux comme agression contre « la société », ce n’est pas, on le comprend, instaurer un ordre rationnel. C’est, plutôt, reproduire un cycle de la violence et nous installer dedans, répondre violemment à la violence et traumatiquement au traumatisme ? (Et ce dispositif peut exercer de la violence et du traumatisme sur la victime elle-même) D’où l’importance de se demander pourquoi l’Etat institue un tel système, dans quel but, dans quel intérêt… On voit qu’il ne s’agit pas ici de critiquer le droit en tant que tel. Il y a différentes conceptions de la Loi et de la Justice, et toutes ne relèvent pas d’une telle construction. Je m’interroge sur la logique pénale, sur le système répressif, afin d’évaluer si ces institutions sont fidèles à l’usage émancipateur que l’on pourrait faire d’elles – ou si, au contraire, elles sont gouvernées par des logiques contestables dont il faut évaluer la nature, comprendre les effets et saisir les finalités. Autrement dit, s’en prendre à la pratique de la répression et au droit pénal comme je le fais dans mon livre, ce n’est pas s’en prendre à l’Etat. Ce serait même plutôt s’en prendre à ce qui demeure non étatique dans l’Etat, non juridique, non démocratique dans la souveraineté. C’est chercher à diagnostiquer les failles du droit, les lieux où celui-ci ne produit pas les effets émancipateurs qu’il devrait produire s’il était fidèle à son concept.

A partir de ce moment-là, le rôle d’une théorie critique est de se demander dans quelle mesure le raisonnement sociologique, des préoccupations éthiques, des valeurs libertaires ou pluralistes, etc., peuvent être un point de départ pour imaginer d’autres dispositifs, nous apprendre à comprendre le crime autrement, à regarder la causalité et la responsabilité autrement, à construire d’autres narrations de ce qui arrive afin d’introduire plus de rationalité et moins de violence, plus de liberté et moins de répression. Peut-on envisager une autre construction de la pénalité ? Quels sont les limites et les impensés des dispositifs actuels ? Comment échapper aux impasses des systèmes du jugement et de la répression tels qu’ils existent pour concevoir une prise en charge plus démocratique et plus artificiel de ce que rendre la Justice pourrait vouloir dire ? Ce sont ces analyses que j’essaie de mener.

Conclusion : Au nom de la Loi

Pour conclure, je voudrais dire que selon moi, l’adoption d’une position globalement et unilatéralement anarchiste n’a pas grand sens parce que l’État ne constitue pas une substance immuable à laquelle serait nécessairement adossée telle ou telle caractéristique. Certains cadres qui, à un moment, définissent la pratique de l’État peuvent être démantelés, disparaître, être abattus, et d’autres peuvent les remplacer. Ce qui constitue l’État n’est pas une chose donnée, mais une construction politique, sujette à transformation et à choix. Ce qui est étatique à un moment donné peut cesser de l’être. Et des dispositifs qui ne le sont pas peuvent le devenir. En d’autres termes, critiquer le système étatique (par exemple de la pénalité) veut dire proposer que certaines pratiques étatiques cessent et essayer, à l’inverse, que l’État se donne à lui-même d’autres règles, que d’autres pratiques deviennent les pratiques de l’État. Critiquer l’État, c’est toujours questionner ce qui est étatique à une période précise. Et c’est donc aussi s’interroger sur la possibilité d’un autre État ou, du moins, sur des transformations souhaitables et possibles. La pratique qui interroge sans cesse et toujours plus méticuleusement le fonctionnement de l’ordre juridique et ses fondements est non seulement légitime, mais fidèle à l’esprit de la Loi et de l’État.

1 Louis Althusser, Initiation à la philosophie pour les non philosophes, Paris PUF, 2014, p 233-236.

2 Pierre Bourdieu, Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2012, p. 16.

3 Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 1008.

4 Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 121.

5 Ibid.

6 Ibid., pp. 121-122.

7 Ibid., pp. 121-122.

8 Voir Arnault Skornicki, La Grande soif de l’Etat. Michel Foucault avec les sciences sociales, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2015.

9 Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France (1975-1976), Paris, Gallimard, 1997, pp. 29-30.

10 Michel Foucault, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, pp. 244-248.

11 Michel Foucault, « La vie des hommes infâmes », in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 246.

12 Michel Foucault, « Il faut défendre la souveraineté », op. cit., pp. 52-53

13 Sur le rapport de Michel Foucault à la gauche, cf. Didier Eribon, D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Paris, Leo Scheer, 2007.

14 Michel Foucault, « Est-il donc important de penser » in Dits et Ecrits, tome 2, Paris, Gallimard, 2001, p. 998.

15 Ibid.

16 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, Gallimard-Seuil, 2004, pp. 115-116.

17 Michel Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 35.

18 Emile Durkheim, Leçons de sociologie, Paris, PUF, 1995, pp. 125-126.

19 Cf. Yann Thomas, « La fiction » in Les opérations du droit, Paris, Seuil/Gallimard, 2011. Et Marcela Iacub, Le crime était presque sexuel, Paris, Flammarion, 2005.

20 Friedrich Nietzsche, La Généalogie de la morale, in Œuvres complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 256.

Rapport compréhensif

Á propos de Foucault, de l’Etat et de l’anarchisme
Rapport compréhensif sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie pour un séminaire ETAPE

Manuel Cervera-Marzal

Auteur de Pour un suicide des intellectuels (Textuel, 2016) et Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? (Bord de l’eau, 2016)

Le texte soumis à discussion pour ce séminaire de recherche libertaire ETAPE du 11 décembre 2015 par le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie s’articule autour de l’interrogation suivante : Quelle place la pensée critique doit-elle accorder à l’Etat, et comment conceptualiser celui-ci ? Cette question est aussi au cœur du dernier livre de l’auteur, consacré à la justice pénale (Juger. L’Etat pénal face à la sociologie, Fayard, 2016). Partant, ce texte est guidé par deux enjeux. D’abord, réintroduire l’analyse du droit et de l’Etat dans la théorie critique et, éventuellement, dans la pratique émancipatrice. Ensuite, explorer les possibilités d’une conception positive du droit et de l’Etat.

Préalables : Dans le contexte des travaux précédents de Geoffroy de Lagasnerie

En guise de contextualisation, soulignons que ce texte s’inscrit dans une réflexion de longue haleine. Par trois voies différentes, il est lié aux précédents ouvrages de son auteur.

D’abord, il participe d’une tentative de refonder une théorie critique, émancipatrice, sur une base radicalement pluraliste. L’ambition est de réarmer intellectuellement la gauche en l’aidant à dépasser une série d’apories conceptuelles et de postures incantatoires. Ce défi passe notamment, aux yeux de l’auteur, par la rupture avec une pensée fondée sur le commun, la communauté, le public, l’appartenance, le lien social et l’unité. Ce à quoi nous devrions nous montrer davantage sensible repose du côté de la subjectivation politique, qu’elle prenne la forme de la fuite, la sédition ou de l’individuation. La théorie critique promue par Lagasnerie repose sur une triple exigence d’immanence (saisir les résistances à l’œuvre pour les thématiser), d’interdisciplinarité (philosophie/sociologie) et d’imagination (explorer les conditions favorables à l’innovation intellectuelle).

Deuxièmement, à l’image des précédentes réflexions de Lagasnerie, le texte discuté lors de ce séminaire ETAPE assume une importante dette intellectuelle à l’égard de Pierre Bourdieu et Michel Foucault. Dans La dernière leçon de Michel Foucault (Fayard, 2012), Lagasnerie relit les cours au collège de France de 1978-1979 (Naissance de la biopolitique) afin d’élaborer une critique (immanente) du néolibéralisme, qui ne revienne pas en deçà du libéralisme, c’est-à-dire qui évite les impasses d’une critique pré-libérale du libéralisme, nostalgique de l’Unité et de ses incarnations (la Société, l’Etat, la Politique). Dans Sur la science des œuvres (Cartouche, 2011) et L’empire de l’université (Amsterdam, 2007), Lagasnerie part de Bourdieu afin de critiquer l’idée qu’il faille défendre « l’autonomie » de l’université et de montrer qu’il convient davantage d’œuvrer à la démultiplication des paroles hérétiques. Mais le recours à Bourdieu et à Foucault n’est jamais dogmatique car, comme le savent ceux qui ont pensé dans les pas de leur maître, les véritables disciples sont, au fond, des hérétiques. Ils se tiennent à distance des gardiens du temple qui, en voulant conserver intacte la pensée du maître, ne font que la pétrifier.

Enfin, en s’attaquant à la question de l’Etat, Geoffroy de Lagasnerie prolonge des questionnements déjà entamés dans L’art de la révolte. Snowden, Assange Manning (Fayard, 2015 : comment l’Etat impose des appartenances à ses sujets, s’arrime à la Nation et exige la publicité des actions citoyennes ?) et dans Logique de la création (Fayard, 2011 : comment les marges de l’université favorisent-elles la créativité artistique, littéraire et scientifique ?).

Le texte soumis à la discussion propose un raisonnement en quatre étapes. Après un rappel des vertus de la conceptualisation foucaldienne du pouvoir, il esquisse les voies d’une théorie critique pour laquelle l’Etat ne serait considéré ni comme un phénomène marginal ni comme une instance souveraine. Dans un troisième temps, Lagasnerie invite à imaginer l’Etat comme un filtre des dispositifs de pouvoir plutôt que comme un écho de ces dispositifs. Cette révolution conduit à se défaire d’une vision exclusivement négative du droit (comme domination) et permet d’explorer ses potentialités émancipatrices. Le dernier moment du texte opère un gros plan sur le droit pénal afin d’interroger la possibilité d’une gestion démocratique du crime.

1. L’analyse foucaldienne du pouvoir

Le principal apport de La volonté de savoir (1e tome d’Histoire de la sexualité, 1976) est d’avoir désindexé la catégorie de pouvoir de celles d’Etat, de souveraineté et de centralisation. Par ce geste, Foucault prend à revers la philosophie politique contractualiste (qui associe le pouvoir à la volonté générale, la république, la loi) et la tradition marxiste qui, par des voies différentes, réduisent le pouvoir à la souveraineté. Le déplacement suggéré par Foucault est donc double. D’une part, le pouvoir vient d’en bas (les rapports sociaux, les interactions quotidiennes, les espaces souterrains) davantage que d’en haut. D’autre part, le pouvoir est plus dispersé, éclaté et diffus qu’on ne le croit d’ordinaire. S’élabore finalement une intelligence politique pour laquelle le pouvoir désigne une multiplicité de rapports de forces immanentes au social.

Geoffroy de Lagasnerie endosse cette théorie de la dissémination des pouvoirs et en explicite les deux principales conséquences. Sur le plan théorique, l’omniprésence du pouvoir (il n’englobe pas tout mais il vient de partout) exige qu’on le traque dans tous les domaines de la vie (y compris dans des sphères insoupçonnées comme l’intimité, la sexualité, la psychiatrie et la prison). Sur le plan pratique, l’approche foucaldienne déconstruit toute tentative de hiérarchisation des luttes dans la mesure où celles-ci sont toujours locales et singulières. Le caractère illusoire de la révolution repose dans le fait qu’elle s’attaque à un homme de paille, puisque le pouvoir central qu’elle cherche à renverser n’existe tout simplement plus. A partir de ces prémisses foucaldiennes, Lagasnerie propose de revisiter notre analyse de l’Etat.

2. L’Etat face à la pensée critique

Lagasnerie souligne le paradoxe suivant : l’idée que le pouvoir serait diffus et dispersé a conduit plusieurs interprètes de Foucault à se méprendre sur le sort de ce phénomène. Ils ont en effet considéré que, le pouvoir résidant ailleurs que dans l’Etat, ce dernier serait un problème secondaire pour la théorie critique. Or Foucault n’invite par à éliminer l’Etat de la théorie critique mais à le reconceptualiser. Dans quelle direction ? Le sens commun voit dans cette instance une pure souveraineté, une puissance arbitraire sans autres limites que celles qu’elle se fixe. L’originalité de Foucault consiste à relativiser le rôle et la puissance de l’Etat en montrant que, au départ, les dispositifs de contrôle et de surveillance ne naissent pas en son sein. A ce titre, le meilleur exemple est celui des lettres de cachet via lesquelles, au cours de l’époque médiévale, le roi tentait de répondre à une demande sociale (conflits au sein de la cour).

La théorie de l’Etat suggérée par Lagasnerie dans le prolongement de Foucault se présente ainsi en trois temps. D’abord, les mécanismes disciplinaires (contrôle, surveillance) naissent hors de l’Etat, dans les méandres de la société et de ses conflits. Dans un second temps, l’Etat se saisit des mécanismes de pouvoir (qui s’exercent sur les fous, les délinquants, la sexualité des enfants, etc.) lorsqu’il peut en tirer un profit économique ou une utilité politique. Enfin, l’exploitation étatique des dispositifs de pouvoir produit un essaimage de ces dispositifs. Aux XVIIème et XVIIIème, l’étatisation des mécanismes disciplinaires a ainsi engendré leur extension (via l’action de la police, de l’administration, des recensements). Mais l’Etat n’a pas créé ces mécanismes ex nihilo. Il les utilise et, ce faisant, les consolide.

Le texte de Lagasnerie peut être lu comme une répétition du geste de Foucault. Le second avait désindexé pouvoir et souveraineté et, dans la même veine, le premier propose de désindexer l’Etat de la souveraineté. Pourquoi l’Etat n’est-il pas souverain ? Parce qu’il est dépendant de logiques de pouvoir élaborées ailleurs, hors de son domaine d’action. Ce faisant, Geoffroy de Lagasnerie ouvre une petite porte, par laquelle peut s’engouffrer l’idée d’un Etat et d’un droit non souverains. Comme souligné dans le texte, l’Etat n’est pas une chose donnée et immuable, mais une construction politique sujette à la discussion, au choix et à la transformation. Reste alors à explorer la potentielle fonction émancipatrice de l’Etat.

3. Une fonction émancipatrice de l’Etat ?

Le travail théorique ne se limite pas à une analyse de l’ordre social. Bien compris, il fait place à l’imagination. C’est en convoquant cette faculté trop souvent oubliée par les philosophes que Geoffroy de Lagasnerie explore les possibilités d’un Etat qui filtrerait les mécanismes de pouvoir au lieu de les relayer. Un tel Etat participerait ainsi d’une résistance à la domination et de l’élaboration d’une vie sociale moins violente et plus rationnelle. Si le pouvoir vient d’en bas alors, suggère Lagasnerie, la contre-attaque peut venir d’en haut. L’enjeu devient d’inventer un nouvel ordre juridique, anti-souverain et anti-disciplinaire et, pour instaurer un tel ordre, de mettre en œuvre une stratégie qui utiliserait le pouvoir contre le pouvoir.

Foucault entrevoit d’ailleurs cette possibilité de mettre l’Etat au service de l’émancipation lorsqu’il salue la « logique de gauche » des premières mesures socialistes de 1981 (sur le nucléaire, la justice, l’immigration). Dans quoi résiderait la potentialité émancipatrice de l’Etat ? Dans sa capacité à introduire de l’écart, de la disruption. Selon Lagasnerie, l’Etat peut effectivement introduire quatre écarts qui se recoupent sans se superposer parfaitement : écart entre la raison et la volonté générale ; écart entre le politique et le social ; écart entre la réflexion et la spontanéité ; et, enfin, écart entre la fiction et la réalité.

Finalement, la théorie critique de l’Etat proposée dans ce texte n’est pas un refus de l’Etat mais une tentative de le rendre fidèle à son concept, de le purger de ce qui, en lui, demeure non étatique. Dans la dernière partie du texte, cette idée d’un Etat émancipateur est mise à l’épreuve d’un cas concret : le droit pénal et la répression.

4. Vers une gestion démocratique du crime ?

Ici, Geoffroy de Lagasnerie reprend le diagnostic de son dernier livre, Juger, dans lequel il constate que le droit pénal fonctionne actuellement à l’envers : ce n’est pas parce qu’une personne est responsable qu’on veut la punir ; c’est parce qu’on veut punir quelqu’un, faire souffrir, venger, qu’on désigne un responsable. Autrement dit, le droit pénal serait foncièrement animé par une logique pulsionnelle que Nietzsche avait décrite de la sorte : la blessure engendre une inclination à faire souffrir. On réagit au dommage par le désir d’administrer de la douleur à un tiers.

Ce fonctionnement est hautement problématique. D’abord, parce qu’en répondant à la violence par la violence, en opérant un traitement traumatisant du traumatisme, le droit pénal alimente le cycle de la violence, que par ailleurs il prétend désamorcer. Ensuite, parce qu’une telle logique pulsionnelle entraîne la disparition des considérations de justice et de rationalité. Le droit pénal ne cherche pas à établir si celui qu’on punit est réellement responsable du dommage pour lequel on punit. Si ce scandale est possible, c’est que le jeu des passions l’a emporté sur les principes de la raison.

La plus probante illustration de ces dysfonctionnements réside, d’après Lagasnerie, dans la figure du procureur. Ce dernier ajoute une seconde victime – l’ordre public, la société – à la victime initiale – la personne ayant subit le tort. Ce faisant, l’Etat prend la place de la victime réelle. Lagasnerie voit dans cette défaillance de notre système juridique une véritable dépossession. Face à cela, l’objectif d’une théorie critique et d’une pratique émancipatrice est de lutter pour un ordre juridique qui rationalise nos pulsions réactives, violentes et répressives.

5. Les trois principaux apports du texte

Dans la théorie critique, le droit a souvent mauvaise presse. Soit parce qu’on lui reproche de figer les rapports sociaux : le droit est statique (alors que l’action génère du changement). Soit parce qu’on lui reprocher de voiler les rapports de domination : le droit est mystificateur (alors que la théorie critique dévoile la réalité). A cet égard, le premier apport du texte soumis à la discussion du séminaire ETAPE est de mettre l’accent les potentialités émancipatrices et transformatives du droit, trop souvent négligées par la théorie critique, pour les deux raisons mentionnées à l’instant. La potentialité émancipatrice du droit réside essentiellement, précise l’auteur, dans sa capacité à créer des fictions, c’est-à-dire à inventer et/ou à nier des faits. Ici, la fiction n’est pas une spéculation coupée du réel, mais une imagination productrice d’une nouvelle réalité. Le droit dispose de ce pouvoir, de même que la littérature.

Une autre idée assez largement répandue dans la tradition critique est que le social se suffirait à lui-même, que les rapports sociaux pourraient s’agencer spontanément, hors de toute médiation politique. Contre ce mythe d’un social limpide, harmonieux, horizontal, vierge de toute souillure politique, le texte de Geoffroy de Lagasnerie rappelle à juste titre que le social est traversé par des mécanismes de pouvoir, des pulsions et des passions. En vain s’appliquera-t-on à ignorer ces impuretés. Elles n’ont pas à être niées mais à être contrôlées, maîtrisées, rationalisées. N’est-ce pas là le rôle spécifique du politique ?

Enfin, le texte de Lagasnerie semble guidé par un principe d’ambivalence tout à fait salutaire dans une époque où règnent encore les vieux réflexes manichéens. Les objets abordés dans ce travail – le droit, l’Etat, le procureur – ne sont soumis à aucune détermination univoque, à aucune vérité intangible. Ils sont abordés à partir d’une grande sensibilité à l’ambiguïté, aux hésitations, aux contradictions. « Polemos est père de toute chose », trouve-t-on écrit dans le fragment 80 d’Héraclite. Il y a quelque chose d’héraclitéen dans la réflexion de Geoffroy de Lagasnerie, pour qui la réalité n’est jamais unidimensionnelle. Le monde politique est le monde du conflit. D’où il s’ensuit que toutes les choses ont deux faces, qui ne se révèlent que dans leur combat. L’Etat et le droit peuvent être une ressource autant qu’un obstacle vers l’émancipation. Cela dépend de ce qu’on en fait. De sorte que ce qui compte, au final, n’est rien d’autre que notre lutte. Ce principe d’ambivalence permet d’éviter un double écueil : l’idéalisme, qui prend ses désirs pour des réalités, et le réalisme, qui prend la réalité présente pour la seule possible.

contribution P. Corcuff

Pragmatiser l’horizon révolutionnaire et désétatiser la gauche

 Quelques remarques critiques sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie « Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme »

Philippe Corcuff

Co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE et membre de la Fédération Anarchiste

Le texte présenté par le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie au séminaire de recherche libertaire ETAPE du 11 décembre 2015, sur « Du droit à l’émancipation. Sur l’État, Foucault et l’anarchisme », est passionnant tant pour des militants anarchistes que pour des intellectuels critiques, et bien sûr ceux qui appartiennent aux deux catégories comme moi. Car c’est un texte qui, tout d’abord, leur fournit des ressources renouvelées, en prenant appui sur les analyses du philosophe Michel Foucault, dans la perspective d’une critique radicale de l’État moderne. Mais c’est également un texte propre à leur hérisser le poil anarchiste, bref à les inciter à penser contre leurs propres évidences, ce qui est sans doute quelque chose de plus radicalement libertaire encore. Cependant toute une série d’anarchistes estampillés comme tels, et en particulier ceux qui le sont depuis une longue durée, risquent de ne pas entendre un tel appel à l’esprit libertaire contre sa lettre, tant l’assoupissement dogmatique est actif dans les univers anarchistes comme dans d’autres secteurs militants et critiques.

Amitié intellectuelle

Les milieux intellectuels contemporains, et en particulier au sein des cadres universitaires, apparaissent souvent marqués par des tendances pathologiques rendant difficile l’intercompréhension et la mutualisation des pensées : blessures aigues de la reconnaissance, prégnance du ressentiment après avoir longuement mariné dans l’aigreur, guerres des egos, avidité des luttes des places, exclusivisme d’« écoles », de disciplines ou de sous-disciplines, entre soi de petits groupes, automaticité de l’hostilité et des louanges, concurrences et jalousies variées, crocs-en-jambe, agacements à l’égard de l’originalité chez les autres, etc. Il est plus rare qu’on ne le croit que l’amitié intellectuelle vienne contrecarrer ces logiques socio-psychologiques. C’est le cas ici et le texte de Geoffroy de Lagasnerie est en ce sens un véritable cadeau fait au séminaire ETAPE.

Manuel Cervera-Marzal a fort bien dégagé les apports principaux de ce texte dans son « rapport compréhensif » du séminaire ETAPE, « Á propos de Foucault, de l’Etat et de l’anarchisme. Rapport compréhensif sur un texte de Geoffroy de Lagasnerie pour un séminaire ETAPE », et je ne reviendrai pas dessus ici. Je les considérerai comme acquis. Cependant une amitié intellectuelle, cela ne suppose pas nécessairement l’accord, et en tout cas l’accord sur tout. Et elle se révèle même encore plus belle quand elle se coltine des différences et des divergences, et donc qu’elle permet aux amis de se déplacer dans l’échange, et pas nécessairement dans le sens de chacun des interlocuteurs, mais à partir des problèmes que chacun a formulé. L’amitié intellectuelle n’est pas, en ce sens, une prison ou une église : elle stimule à l’inverse la polyphonie, en incitant à l’exploration.

Ce court texte esquissera alors deux grandes séries de remarques critiques sur le texte de Geoffroy de Lagasnerie, qui me permettront de reformuler et de préciser mes propres analyses : sur la révolution sociale et sur l’État. Ces reformulations demeureront provisoires, tant il s’agit de questions vives et en mouvement pour les réflexions coopératives et individualisées générées par le séminaire ETAPE.

Pragmatiser la révolution sociale plutôt que l’abandonner

Geoffroy de Lagasnerie aborde de manière périphérique la question de la révolution dans son texte. Il écrit ainsi en tirant des conséquences stratégiques en politique radicale de la théorie foucaldienne de la multiplicité et de la dispersion des pouvoirs :

« D’abord, si nous acceptons l’idée selon laquelle le pouvoir n’a pas de lieu, alors il est nécessaire d’abandonner la croyance dans une hiérarchie entre les luttes : puisque la société n’a pas de centre, puisqu’elle est hétérogène, incohérente, éclatée, alors toutes les luttes (une grève, une manifestation contre la drogue, une révolte de prisonniers, etc.) restent locales, singulières, spécifiques. Aucune d’entre elles ne contient plus de politique, ou plus d’enjeux qu’une autre. De la même manière que Pierre Bourdieu disait, contre la fascination spontanée pour les événements extraordinaires, qu’il n’existait pas, dans l’Histoire, de moments plus historiques que d’autres, on doit dire qu’il n’existe pas de combat plus politique que d’autres. Tous importent au même titre – c’est-à-dire pour eux-mêmes – et tous se valent. Cette conception permet de libérer la gauche de l’obsession révolutionnaire ou, plus exactement, de donner les moyens de ne plus accorder le monopole de la radicalité aux actions qui s’inscrivent dans un horizon révolutionnaire. L’idée révolutionnaire suppose un lieu du pouvoir, un espace central qu’il faudrait s’efforcer de renverser, d’annuler ou d’occuper. Mais si les luttes sont sectorielles, alors les changements le seront toujours nécessairement eux-aussi. Ce qui ne signifie pas qu’ils seront de simples réformes. Ils peuvent être radicaux, ils peuvent bouleverser un état des choses. Mais ils demeureront situés, sectoriels – et dès lors laisseront toujours d’autres régions des mondes inchangés, dans l’état antérieur et appelant transformation. Après Foucault, une critique n’a plus besoin d’être révolutionnaire pour être radicale. »

Dans un premier temps, cela peut hérisser le poil d’un vieil anticapitaliste (depuis environ 40 ans) et d’un anarchiste néophyte (un peu plus de 3 ans) comme moi, qui continue à faire de la révolution sociale un horizon. Mais tentons justement de faire son miel de ce poil hérissé. En quoi cette piste nous oblige à bousculer et à réagencer nos propres évidences ? Une certaine vision de la révolution sociale, en tant que processus visant à abolir de manière globale (et pour certains, encore plus péremptoires et définitifs, totale) le capitalisme, l’État et d’autres modes de domination, telle qu’elle a été mise en avant de manière dominante par les courants marxistes comme par certains anarchistes et anarcho-syndicalistes, a effectivement révélé historiquement de lourds écueils pour une perspective radicale. On peut identifier au moins trois gros problèmes :

– sacrifier la vie et l’action présentes à un futur supposé régler définitivement la plupart des problèmes ; futur se révélant fort évanescent à l’expérience ;

– imposer un schéma transcendant a priori quant à l’ensemble des luttes, en fonction d’une certaine architecture des relations entre les différentes rapports de domination posée à l’avance sur le papier par des théoriciens et/ou des avant-garde révolutionnaires (et pas seulement les avant garde de type léniniste, mais aussi des avant garde anarchistes, ne se reconnaissant pas comme telles mais fonctionnant de manière analogue mais dans la dénégation), en écrasant alors certains fronts (considérés comme « secondaires » : historiquement les femmes, les colonisés, les homosexuels…) en étant peu attentifs à leurs spécificités et en passant largement à côté des conjonctures au profit d’une vision fixe des structures ; ce qui constitue une façon d’aplatir la double pluralité des formes de domination et des mouvement sociaux au nom d’une vue totale du réel socio-historique organisé autour d’un centre (souvent une contradiction principale, comme la contradiction capital/travail chez nombre de marxistes) ;

– fétichiser ce qui est supposé constituer un nœud central des rapports de domination, l’Etat, qu’il suffirait de trancher (« prendre le pouvoir d’État » pour le faire dépérir chez les marxistes, le détruire immédiatement pour nombre d’anarchistes) pour ouvrir une phase nouvelle et émancipatrice de l’histoire de l’humanité ; ce qui sous-estime la dissémination (dans les corps et dans les têtes, dans les institutions, dans les mailles de la vie quotidienne, etc.), la prégnance et l’enchevêtrement des rapports de domination.

S’efforcer de se débarrasser de ces écueils suppose de repenser substantiellement l’idée révolutionnaire et son cadre stratégique, mais pas nécessairement de l’abandonner. Geoffroy de Lagasnerie nous aide beaucoup ici, mais je ne le suivrai pas jusqu’au bout. Il ne s’agit pas de prétendre proposer un nouveau cadre stratégique, alors que c’est un des impensés les plus manifestes de la période pour une gauche d’émancipation, mais d’avancer quelques repères dans la voie de sa reformulation :

– La dichotomie « réformistes »/« révolutionnaires » ne concerne pas historiquement au sein du mouvement ouvrier et socialiste l’objectif – car cette séparation s’est effectuée aux débuts du XXe siècle entre des courants tous partisans de la révolution sociale comme finalité – mais les moyens permettant de mener à la révolution sociale, le « comment » stratégique. Les « réformistes » croyaient en l’action électorale et parlementaire pour beaucoup d’entre eux et/ou en l’extension des expériences alternatives (type coopératives) au sein même du capitalisme dans un temps progressif. Les « révolutionnaires » privilégiaient les moyens extra-institutionnels (insurrections, grève générale, dynamique des conseils ouvriers…) permettant des ruptures qualitatives au sein de moments révolutionnaires. Au XXe siècle, ni les « réformistes », ni les « révolutionnaires » n’ont permis à une révolution sociale émancipatrice de s’installer durablement. Cette dichotomie stratégique est donc à revoir et à déplacer significativement. On peut déjà avoir quelques pistes. Par exemple, la piste du pluralisme : pourquoi privilégier un type de moyens et ne pas tenter d’en combiner plusieurs ? Piste du pluralisme qui pourrait être complétée par celle du pragmatisme : pourquoi choisir un type de moyens indépendamment des circonstances où ils sont mis en œuvre et ne pas imaginer une diversité de moyens plus ou moins adaptés à des circonstances diverses ?

– Il y a des intersections et des interactions entre les différentes formes de domination, qui sont autonomes mais pas hors relations avec le reste des rapports sociaux. Par ailleurs, les crises politiques, telles que le politiste Michel Dobry les analyse en tant que « mobilisations multisectorielles »1, constituent des moments où les barrières entre secteurs sociaux s’affaiblissent. Ce sont des éléments qui créent des possibilités de convergences entre les luttes « sectorielles » dont parle Geoffroy de Lagasnerie dans le sillage de Foucault.

– Le global, en tant qu’ensemble de repères établissant des connexions intersectorielles, se distingue de l’arrogance d’un total prétendant épuiser le principal du réel dans une architecture transcendante posée à l’avance. Et il n’est pas nécessairement organisé autour d’un centre, mais peut tenter de prendre en compte une pluralité des dominations et de mouvements sociaux, en se faisant global pluriel. Les sentiers du global ainsi considérés se distinguent des autoroutes les plus fréquemment empruntées : celles de la totalité, nous aveuglant dans leur prétendue clarté, et celles de l’émiettement « postmoderne », nous entraînant un peu plus dans le brouillard2. Pourrait se dégager alors, contre les transcendances surplombantes comme contre les immanences intégrales et intégristes, la possibilité d’une immanence à boussole3.

– Une boussole émancipatrice globalisante n’a pas pour fonction de sacrifier le présent au futur mais d’aider l’action présente.

– Pour une telle boussole, il n’est pas nécessaire de penser qu’il y aurait à trancher un nœud principal (comme l’État) pour ouvrir la voie à des avancées émancipatrices. Il peut y avoir plusieurs nœuds à traiter pour elle et peut-être avec des façons différentes pour chaque nœud. Et ces nœuds ne dépendent pas seulement de données structurelles, mais aussi de caractéristiques conjoncturelles (voir encore les apports de Michel Dobry sur ce plan). Si une telle boussole se fixe comme horizon une société sans capitalisme, sans État et sans dominations, cela n’empêche pas qu’elle puisse guider des actions susceptibles d’obtenir des améliorations sectorielles ou globales limitées dans le cadre des sociétés capitalistes et étatistes existantes. Ce n’est d’ailleurs pas quelque chose de très nouveau : syndicalistes révolutionnaires, anarcho-syndicalistes, socialistes révolutionnaires ou communistes de diverses obédiences ne crachaient pas sur des augmentations de salaires, des améliorations des conditions de travail ou une réduction du temps de travail tout en s’inscrivant dans un horizon révolutionnaire. Ce sont seulement des courants gauchistes et révolutionnaristes plus marginaux qui sont historiquement passés à côté de cette dialectique pour des raisons de purisme intégriste.

– Même du point de vue des luttes « sectorielles », une telle globalisation pourrait se révéler bénéfique. Elle fournirait un paysage global à l’action, en leur permettant de tenir compte de contraintes (par exemple, la contrainte de l’extrême droitisation politique et idéologique aujourd’hui en France pour les luttes antiracistes) et de possibilités (par exemple, on peut penser que le mouvement contre le Contrat Première Embauche en 2006 bénéficia de la victoire du non au référendum sur le Traité constitutionnel de 2005) hors des secteurs concernés et propres à la conjoncture. Elle serait par ailleurs susceptible de leur donner plus d’élan et d’allant en resituant le sectoriel par rapport à une utopie pragmatique. Enfin, les liaisons avec d’autres luttes permettraient tactiquement que certains secteurs se reposent pendant que d’autres prennent le relai au sein d’une guérilla sociale durable4.

Ces quelques repères visent à pragmatiser l’horizon révolutionnaire, au sens de la philosophie pragmatiste américaine, c’est-à-dire à recentrer la pensée révolutionnaire sur l’action présente et sur ses effets émancipateurs, individuels et collectifs, sur la réalité, tout en réarrimant cette action présente aux traditions émancipatrices passées et à la perspective d’autres mondes possibles dans l’avenir5.

Désétatiser la gauche en la réinstitutionnalisant plutôt que de réinstaller l’État au centre

Geoffroy de Lagasnerie décentre remarquablement et opportunément le regard de la pensée critique, grâce à la théorie des pouvoirs de Foucault, par rapport à la prétendue centralité de l’État. C’est ce qu’il appelle l’« anti-étatisme théorique » de Foucault. Ce qui rejoint ce que j’appelle un anarchisme méthodologique, dont Foucault constitue une des références principales avec le sociologue Pierre Bourdieu et le philosophe Ludwig Wittgenstein, défétichisant l’État et faisant notamment éclater sa prétention à incarner le cœur de la vie sociale moderne6. Ce qui n’empêche pas, bien au contraire, de penser l’État comme une configuration seconde de pouvoirs ; ce que proposent tant l’anti-étatisme théorique que l’anarchisme méthodologique.

Cependant, cela débouche chez Geoffroy de Lagasnerie sur un second temps moins convaincant et nettement plus contestable. Il écrit ainsi :

« j’aimerais ici avancer l’idée selon laquelle il est possible de tirer de l’analytique foucaldienne autre chose qu’une marginalisation de l’Etat. Je voudrais montrer qu’il est possible de placer l’Etat au centre de la théorie politique et du diagnostic de notre présent tout en conservant l’idée de pouvoirs immanents et disséminés – et je voudrais même montrer que ce geste est nécessaire, que ces deux conceptions s’appellent l’une l’autre. »

L’État réoccuperait donc, mais d’une autre façon, le cœur. Dans un premier moment, voyons encore comment tirer partie positivement de notre poil anarchiste une nouvelle fois hérissé. Par exemple, ce que dit Geoffroy de Lagasnerie sur le droit apparaît heuristique pour des anarchistes :

« Le système juridique est le monde de l’invention, de l’expérimentation, de la création. L’ordre du droit peut fonctionner à la production d’un ordre émancipé des contraintes des faits et de la nature au nom d’une rationalité immanente propre. Plutôt que de se calquer sur les perceptions spontanées, sur nos manières immédiates de voir, sur le pouvoir qui vient d’en bas, le droit est capable de construire un nouveau monde. »

La question du droit n’est pas inconnue des grandes figures de l’anarchisme comme Proudhon, dont la pensée et la pratique ne correspondent guère à l’anti-juridisme primaire souvent associé spontanément dans les représentations courantes aux anarchistes. Plus récemment, des pistes ont été formulées, comme celles particulièrement intéressantes de Pierre Bance7, mais il est vrai que c’est un domaine où l’anarchisme contemporain est plutôt globalement défaillant.

Par ailleurs, Geoffroy de Lagasnerie, en tirant partie de textes du sociologue Émile Durkheim comme de Foucault, fait de l’État un lieu possible de filtre et de distanciation rationalisatrice par rapport à des passions majoritaires régressives (par exemple répressives ou conservatrices sur le plan des mœurs) :

« On pourrait penser l’Etat, comme une force qui, parce qu’elle vient d’en haut, pourrait contrer le pouvoir qui vient d’en bas et, ainsi, nous délivrer des forces latérales et des logiques disciplinaires. »

Est-ce que cela n’est pas une incitation à ce que les anarchistes et au-delà nombre de révolutionnaires se débarrassent d’un certain « basisme » moral qui voudrait que, par essence, le Mal serait en haut et le Bien en bas ? Et est-ce que la piste de dispositifs de distanciation par rapport aux passions n’est pas à considérer positivement d’un point de vue libertaire ?

Mais pourquoi associer nécessairement la créativité juridique et les dispositifs de distanciation à l’État ? C’est sur ce plan que je me sépare une nouvelle fois de Geoffroy de Lagasnerie, alors qu’il nous a encore aidé à nous débarrasser d’impensés paralysants présents dans les milieux anarchistes. Ici il apparaît alors utile de distinguer institutions et État.

La conception sémantique des institutions proposée récemment par le sociologue Luc Boltanski8 dans le sillage du linguiste américain John Searle9 éclaire tout particulièrement cette distinction. Dans cette perspective, les institutions permettraient de stabiliser des repères partagées quant à la définition de la réalité (par exemple, les sens de « feux vert » et de « feu rouge » dans le domaine de la circulation urbaine) afin de mieux pouvoir s’orienter dans cette réalité (quand on veut traverser une rue). Sémantique renvoie à l’univers du langage et de ses significations, et la façon dont il participe à construire le réel. Et l’État ? Les États réellement existants apparaissent, à l’analyse socio-historique, composites, mais une des logiques principales qui tend à les travailler est l’étatisme, c’est-à-dire la logique d’intégration verticale et hiérarchique de l’ensemble des institutions génératrice de nœuds de concentration de pouvoirs. Bref, la créativité juridique comme la mise en place de dispositifs de distanciation rationalisante pourraient s’adosser à des institutions, mais pas nécessairement à un État. Point besoin de réinstaurer un centre étatique après l’avoir magistralement déconstruit avec Foucault ! Cela ouvre la voie à un anarchisme institutionnaliste et anti-étatiste10.

Les gauches libertaires et radicales auraient besoin de se désétatiser – car les mécanismes étatistes de concentration de pouvoirs constituent une famille de facteurs ayant historiquement contribué à fortement limiter les effets émancipateurs de ses courants « réformistes » comme « révolutionnaires » – tout en se réinstitutionnalisant.

Grâce au texte de Geoffroy de Lagasnerie des débats stimulants ne font que commencer à s’ouvrir !

1 Voir M. Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles (1e éd. : 1986), 3e éd. revue et augmentée d’une préface inédite, Paris, Les Presses de Sciences Po, collection « Références », 2009.

2 Sur les rapports entre le global, le total et le postmoderne dans les débats des pensées critiques et des sciences sociales contemporaines, voir les chapitres 7 (« Impasse de la totalité, de Hegel à Al Pacino ») et 8 (« Penser globalement le monde actuel, à l’écart de la totalité et de l’émiettement postmoderne ») de mon livre Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012.

3 Sur la notion d’immanence à boussole, voir mon texte « Indigènes de la République, pluralité des dominations et convergences des mouvements sociaux. En partant de textes de Houria Bouteldja et de quelques autres », site de réflexions libertaires Grand Angle, 9 juillet 2015, [http://www.grand-angle-libertaire.net/indigenes-de-la-republique-pluralite-des-dominations-et-convergences-des-mouvements-sociaux-philippe-corcuff/].

4 Sur la notion de guérilla sociale durable, empruntant certaines ressources à Michel Foucault, voir deux de mes textes, l’un au moment du mouvement de 2010 sur les retraites (« Pour une guérilla sociale durable et pacifique », Mediapart, 18 octobre 2010, [http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/181010/pour-une-guerilla-sociale-durable-et-pacifique]) et l’autre du récent mouvement contre la loi El Khomri (« Mouvements sociaux, grève générale et poison national-étatiste », Mediapart, 12 mai 2016, [https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/120516/mouvements-sociaux-greve-generale-et-poison-national-etatiste]).

5 Pour un anarchisme à la fois révolutionnaire et pragmatique auquel peuvent contribuer significativement les analyses de Michel Foucault, voir mon livre Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, Paris, Éditions du Monde libertaire, 2015.

6 Voir la vidéo de ma conférence dans le cadre du Master 2 Recherche de sociologie de l’Université de Caen Normandie, le 26 janvier 2016, sur « État, technocratisme et politique : entre anarchisme méthodologique et anarchisme institutionnaliste », [https://www.canal-u.tv/video/centre_d_enseignement_multimedia_universitaire_c_e_m_u/etat_technocratisme_et_politique_entre_anarchisme_methodologique_et_anarchisme_institutionnaliste_green15_16.20402].

7 Voir P. Bance, « La question du droit en anarchie », site de réflexions libertaires Grand Angle, 4 octobre 2013, [http://www.grand-angle-libertaire.net/la-question-du-droit-en-anarchie-pierre-bance/].

8 Dans L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, et L. Boltanski et N. Fraser, Domination et émancipation. Pour un renouveau de la critique sociale, débat présenté par P. Corcuff, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, collection « Grands débats : Mode d’emploi », 2014.

9 Dans J. Searle, La construction de la réalité sociale (1e éd. : 1995), Paris, Gallimard, 1998.

10 Sur un anarchisme institutionnaliste et anti-étatiste, voir le chapitre 12, « La double hypothèse d’un anarchisme pragmatiste et d’une social-démocratie libertaire », de mon livre Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, op. cit.

Séminaire ETAPE n°18 – L’anarchisme peut-il être pragmatique ?

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Novembre 2015 –

 

L’anarchisme peut-il être pragmatique ?

 

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Rencontre publique autour du livre de Philippe Corcuff, Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (éditions du Monde libertaire, octobre 2015) animée par Wil Saver, co-animateur du groupe ETAPE et militant d’Alternative Libertaire, avec :

 

  • Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, co-animateur du groupe ETAPE et militant de la Fédération Anarchiste de la Fédération Anarchiste, animateur des Editions du Monde Libertaire)
  • Sandra Laugier, professeure de philosophie à l’Université de Paris I-Sorbonne, auteure notamment avec Albert Ogien de : Pourquoi désobéir en démocratie ? (La Découverte, 2010) et Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique (La Découverte, 2014)
  • Irène Pereira, philosophe et sociologue, auteure notamment de : Peut-on être radical et pragmatique ? (Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2010) et Les grammaires de la contestation. Un guide de la gauche radicale (La Découverte/Les empêcheurs de penser en rond, 2010)

 

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Aperçus synthétiques pour un anarchisme pragmatique

Par Philippe Corcuff

Avant de passer la parole à Irène Pereira, philosophe et sociologue, pionnière dans les rapports entre anarchisme et pragmatisme, puis à Sandra Laugier, philosophe, spécialiste de ce pragmatisme particulier qu’on appelle le perfectionnisme dans la pensée américaine, associé à la question de la désobéissance civile, je voudrais donner un aperçu global du livre qui constituera le point de départ du séminaire (exceptionnellement) public du groupe ETAPE de ce vendredi 27 novembre 2015, dans le bar-restaurant Le Lieu-Dit du 20e arrondissement de Paris. Il s’agit d’un livre de philosophie politique anarchiste publié il y a quelques semaines aux Editions du Monde libertaire : Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte (octobre 2015). Nos échanges se poseront plus particulièrement la question : « L’anarchisme peut-il être pragmatique ? ». Je serais volontairement court pour laisser largement place au débat.

Le livre est d’abord un livre théorique, il ne faut pas la cacher, alors que la théorie à mauvaise presse aujourd’hui. Car, dans le contexte actuel de désintellectualisation au sein des gauches, il y a pas mal de mépris ou au mieux de l’indifférence pour la réflexion théorique. Ce cadre désintellectualisateur apparaît couplé avec une montée d’une haine néoconservatrice du statut universitaire, qu’avait amorcée le sarkozysme et qui peut avoir des effets dans la gauche radicale, soit en se mêlant à des formes plus classiques d’anti-intellectualisme dans la tradition du mouvement ouvrier, soit aux rancœurs vis-à-vis de l’institution universitaire de surdiplômés et d’« intellectuels précaires ». Ce qui d’ailleurs facilite les passages dans ce secteur social entre une radicalité de gauche et des bricolages néoconservateurs amalgamant des références à Guy Debord, à Jean-Claude Michéa, à la critique de la valeur, à Eric Zemmour, à Alain Soral et à des thèmes conspirationnistes, tout cela avec la posture de ceux qui parlent au nom du « vrai peuple contre les élites » (tout particulièrement universitaires). Les commentaires sur les sites des médias de gauche sont pas mal affectés aujourd’hui par cette nouvelle tendance.

Cette exploration théorique prend sens dans un contexte historique particulier dont j’ai commencé à dire quelques mots. Nous sommes situés à un moment charnière, où nous devons dans le même temps résister à la possibilité du pire (tant la prégnance idéologique et politique du néoconservatisme et de l’extrême droitisation que les violences fondamentalistes islamistes) et recomposer un imaginaire émancipateur cosmopolitique largement parti en lambeaux. Et cela dans un choc des temporalités, entre les urgences face aux puanteurs du court terme et le temps moyen de la reconstruction. En sachant que la reconstitution d’une boussole émancipatrice peut être utile pour donner plus de force aux résistances du court terme, en les réinsérant dans un cadre globalisant.

1. Anarchisme ?

Mais qu’est-ce que signifie dans ce livre l’anarchisme ainsi revendiquée ? Globalement, je l’envisage comme une organisation de la société alternative au capitalisme et à l’étatisme. Ce qui est en rupture avec le préjugé qui en fait principalement un « désordre » ? Puis je l‘appréhende dans ses intersections avec des idéaux de démocratie radicale, ce qui est loin de faire l’unanimité dans les galaxies anarchiste et démocratique : en ce qu’ils sont susceptibles d’associer la visée d’autogouvernement de soi et celle d’autogouvernement des collectivités humaines. Cela implique de valoriser les dispositifs d’auto-organisation et d’auto-émancipation.

Ce qui va à rebours des tendances dominantes historiquement à gauche, de social-démocratie en social-libéralisme, de léninisme en stalinisme, de républicanisme en gauche radicale actuelle, c’est-à-dire une politique largement tutélaire, de mise sous tutelle plus ou moins soft des opprimés en leur nom. C’est-à-dire le passage subreptice et peu conscient du verbe pronominal s’émanciper (au sens donc d’une autoémancipation) au verbe transitif émanciper (l’émancipation sous tutelle, par une avant-garde, une poignée de gens supposés non-aliénés et intelligents, etc.).

Récuser cette autoroute tutélaire ne conduit pas nécessairement, pour autant, à tirer un trait sur les indispensables minorités actives, militants sur la durée ou mobilisés plus occasionnels. C’est cependant une invitation à ne plus promouvoir ces minorités à l’avant-garde des opprimés, comme si elles menaient un troupeau, mais comme ayant à fabriquer une politique émancipatrice avec les opprimés à partir de leur vie quotidienne, et non pas par en haut et à leur place en répétant des mots d’ordre généraux descendus des milieux dirigeants ou de penseurs supposés omniscients.

2. Un anarchisme pragmatique ?

Ce livre a donc d’abord une tonalité théorique, ce qui pourrait être considéré comme contradictoire. Cependant, ce qui établit un joint entre la démarche théorique du livre et la visée pragmatique, c’est qu’il s’agit d’une théorie au sens méthodologique. Le livre tente tout au plus de fournir un appui méthodologique dans la formulation des questions et des problèmes. C’est-à-dire modestement de mettre à disposition des outillages susceptibles d’aider des individus et des groupes – ceux qui souhaitent s’en saisir – à bâtir leurs propres réponses. Et donc de ne pas fournir les réponses, ce qui irait à l’encontre du double horizon d’autogouvernement de soi et des collectivités. Il s’agit donc de théorie en tant qu’outils méthodologiques destinés à être utilisés dans des pratiques à travers la confrontation au réel. C’est en ce premier sens que l’on peut parler ici de pragmatisme dans la démarche suivie. C’est un pragmatisme qui emprunte au philosophe Michel Foucault sa vision de « la théorie comme boîte à outils ».

Ainsi les discussions théoriques menées ne le sont pas dans l’univers éthéré du « ciel pur des idées ». Elles viennent d’une certaine façon des rugosités de la pratique (et le premier chapitre constitue une analyse critique de mon parcours militant à travers la gauche, du PS à la FA, sur 40 ans) et ces discussions théoriques ont vocation à retourner à la pratique. Ici le pragmatisme d’une figure pionnière de l’anarchisme, Pierre-Joseph Proudhon, nous sert de poteau indicateur :

« L’idée, avec ses catégories, naît de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent. » (De la Justice dans la Révolution et dans l’Eglise, 1858).

Les questionnements conceptuels poursuivis dans ce livre sont bien issus de l’action : ils ont une insertion dans une biographie militante et, plus largement, ils sont hérités de l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste, de ses espérances, de ses embellies, de ses écueils, de ses impasses et de ses horreurs. Ensuite, ils sont mis en rapport avec des caractéristiques socio-historiques de la période, empoignent certains aspects du monde de ce début du XXIe siècle, plutôt que de répéter indéfiniment des recettes ou des dogmes supposés intemporels indépendamment des moments et des lieux où vivent les opprimés. Et, enfin, ils sont mis à disposition afin de pouvoir renouer avec des actions, si des lecteurs se les approprient pragmatiquement, à leurs façons.

Ma démarche est en un second sens, convergent, pragmatiste, parce qu’elle s’efforce de trouver des hybridations entre l’anarchisme et le pragmatisme philosophique américain, c’est-à-dire un courant ayant émergé à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, avec Charles Sanders Peirce, William James ou John Dewey. Dans cette perspective, je me situe dans le sillage du défrichage de ce terrain opéré par Irène Pereira dans différents textes (dont Peut-on être radical et pragmatique ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2010). Le pragmatisme s’intéresse de manière privilégiée aux effets de l’action. Un anarchisme pragmatiste s’intéressera surtout aux effets émancipateurs, individuels et collectifs, de l’action sur le réel. Bref se préoccuper des effets sur le réel à travers une action plutôt qu’aux vaines et dérisoires rhétoriques ou aux postures identitaires anarchistes, si courantes dans les milieux anarchistes.

3. Plan du livre

Le livre se décompose en deux parties d’inégale longueur. La première partie propose un regard critique sur quelques expériences politiques et surtout sur une série d’auteurs. La seconde partie, beaucoup plus longue, dessine des repères critiques et émancipateurs pour le XXIe siècle. Douze chapitres développent alors des pistes dotées d’intersections et d’interférences :

* Le chapitre 1 revient sur ma biographie militante d’anarchiste néophyte (depuis moins de 3 ans).

* Le chapitre 2 prend à parti les simplifications et les écueils d’une critique des médias ayant de l’audience dans les milieux radicaux et libertaires (Theodor Adorno, Guy Debord, Noam Chomsky, etc.).

* Le chapitre 3 tire des ressources de l’écologie politique et la décroissance, tout en les questionnant.

* Le chapitre 4 dialogue avec le sociologue britannique vivant au Mexique John Holloway, pas mal discuté dans la galaxie altermondialiste.

* Le chapitre 5 pose des questions au « postanarchisme » de Michel Onfray, et en tire principalement la critique d’un anarchisme identitaire, se préoccupant surtout d’afficher une identité anarchiste et pas d’avoir des effets sur les réel.

* Le chapitre 6 s’interroge, en prenant appui sur le philosophe Maurice Merleau-Ponty, sur « la responsabilité » dans la production de la situation actuelle : collective, individuelle… ?

* Le chapitre 7, le premier de la seconde partie reconstructrice, se penche sur le couple liberté/égalité chez Bakounine.

* Le chapitre 8 repère des résonances et des tensions entre Marx et des penseurs anarchistes, en un sens qui n’est pas celui du « marxisme libertaire », comme celui de Daniel Guérin ou, plus récemment, celui d’Olivier Besancenot et Michael Löwy.

* Le chapitre 9 pointe des ressources libertaires chez des penseurs ne se réclamant pas de l’anarchisme : Rosa Luxemburg, John Dewey et André Gorz.

* Le chapitre 10 dresse un tableau des rapports entre capitalisme, individualités et individualisme dans une optique émancipatrice.

* Le chapitre 11 se sert des écrits de Michel Foucault comme d’une boîte à outils pour la pensée anarchiste.

* Le chapitre 12 développe les notions d’anarchisme pragmatiste, de social-démocratie libertaire et d’anarchisme institutionnaliste.

* Enfin le livre se conclue et s’ouvre sur une réflexion quant à certaines possibilités actuelles d’une Fédération anarchiste par rapport à la FA existante. Il s’agit d’avoir d’emblée un rapport critique à l’état de l’organisation politique dans laquelle je milite aujourd’hui, en pointant des écarts avec ses potentialités.

Ce ne sont là que quelques aperçus rapides, qui pourront servir de premiers points d’appui à notre débat de ce soir.

 

Séminaire ETAPE n°17 – « Un écologisme libertaire ? »

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Octobre 2015 –

 

« Un écologisme libertaire ? »

 

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Séance autour de deux interventions :

 

  • Jade Lindgaard, journaliste à Mediapart (spécialiste des problèmes écologiques et climatiques), auteur notamment de Je crise climatique. La planète, ma chaudière et moi (La Découverte, 2014)
  • Fabrice Flipo, Philosophe, auteur notamment de Pour une philosophie politique écologiste (Textuel, collection Petite Encyclopédie Critique, 2014)

 

 

 

Texte de Fabrice Flipo

 

Un écologisme libertaire ?

 

Par Fabrice Flipo

La question s’avère assez redoutable, tant sur le versant « écologiste » que « libertaire », chacun des deux termes recouvrant une famille à la fois large et conflictuelle. Je vais commencer par « écologiste ». Est écologiste toute personne qui remonte de la dégradation de la planète vers une remise en cause de l’ordre établi, c’est la définition la plus courante, qui s’oppose à « l’environnementalisme » qui prend acte de la dégradation, attire l’attention, éventuellement, mais n’en tire pas d’analyse politique claire en termes de transformation sociale 1.
Dans Nature et politique (éditions Amsterdam, 2014) j’ai essayé de saisir l’écologisme par les controverses qu’il a suscitées lors de son apparition dans l’espace politique, à partir des années 1960, au sein des deux grandes idéologies politiques dominantes, le libéralisme et le socialisme (je laisse de côté les variantes internes). Il en est ressorti quelques grandes lignes, qui permettent de saisir l’écologisme, et construire une argumentation en termes de théorie politique.

 

I. Le positionnement des écologistes en politique 2

 

Les Verts se disent rarement de droite (à l’exception de CAP21), souvent de gauche, mais avec aussi une composante « ni droite ni gauche » qui s’explique de deux manières largement distinctes : la fin de non-recevoir opposée par le PS et par la droite, d’une part, et d’autre part le fait que l’action écologiste se joue en grande partie au niveau de la société civile, et de l’économie, dans un rejet de l’État donc qui tout en se réclamant d’un positionnement libertaire (Yves Frémion qui fait d’Élisée Reclus le père de l’écologisme) peut aisément se confondre avec un parti pris libéral, du type de la « critique artiste » évoquée par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999). Dès les années 1970 se constitue une écologie centriste et une écologie se situant à la gauche du PS, plutôt libertaire. Elles sont toujours là, elles travaillent derrière l’actuelle scission d’EELV. Le positionnement général est donc « libéral-libertaire », avec un certain opportunisme, qui n’est pas seulement carriériste, mais aussi relatif aux finalités poursuivies, étant entendu que ni l’État ni le marché ne sont spontanément écologistes. Les alliances impliquent des compromis.

L’écologisme est souvent pris pour ce qu’il n’est pas, en raison de quelques motifs communs. Décentralisation, communautés, critique du parlementarisme et du capitalisme sont des éléments que l’on retrouve aussi chez Charles Maurras par exemple. Au nom de la référence à la nature, nombreux sont ceux qui s’attendaient à ce que les écologistes soient opposés à la PGA, celle-ci étant souvent jugée « contre-nature ». Des spécialistes comme Jean Jacob ont fait des rapprochements hasardeux, sur la base des analyses de Zeev Sternhell. Le rapprochement avec « les non-conformistes des années 1930 » a cependant une certaine pertinence dans la mesure où il s’agit de sortir de l’alternative entre socialisme et capitalisme, dans une situation de crise – ni le marché ni le collectivisme. Mais les termes de l’alternative sont encore très vagues, laissant la place à de nombreux possibles. Autre attaque : le sociobiologisme supposé, en raison des métaphores biologiques, ainsi Waechter qui compare les villes à des métastases cancéreuses 3. Elles sont jugées fascisantes. C’est un faux ami, pourtant, car la vie dont il est question est la biosphère. Les écologistes commettent souvent de grossières erreurs, par méconnaissance, Waechter remportant certainement une palme en ce domaine. La peur et le catastrophisme (la « collapsologie » comme on dit désormais) sont aussi rapprochés de courants antiparlementaristes, ainsi Raymond Pronier et Vincent-Jacques le Seigneur, qui nourrissent le fantasme d’un écoterrorisme de grande ampleur 4. Les écologistes auraient les gouvernements avec eux, peut-on lire dans leur ouvrage, qui prête maintenant à sourire tant l’analyse est naïve et superficielle.

Il n’en reste pas moins que la désobéissance civile et l’action directe font partie du répertoire écologiste. Plusieurs courants se réclamant de l’anarchisme, autour de René Riesel notamment, ou de Theodor Kaczynski, qui cite Jacques Ellul, de Bernard Charbonneau ou encore d’Ivan Illich. La référence est extensive, le fonctionnement d’une organisation comme Greenpeace par exemple n’a pas grand-chose de libertaire. Les écologistes ne sont pas toujours très clairs. Robert Hainard s’est réclamé de l’anarchisme, qui par certains côté semble de droite, alors qu’il se réclame aussi de Murray Bookchin, c’est-à-dire de l’écologie sociale et libertaire… Ni droite ni gauche est aussi un slogan que l’on retrouve au centre, le centrisme étant l’idéologie de la conciliation, tenant pour acquis que le progrès et la conservation comportent également leurs excès. L’écologisme de centre-droit qui peut être incarné par les écrits de Dominique Bourg, dans les années 1990 et jusqu’à son écrit avec Kerry Whiteside en 2011 (où il se réfère à Constant, Locke et Hobbes) est pris dans de terribles contradictions, se trouvant d’accord avec Luc Ferry sur l’essentiel mais différent en ce qu’il prend les menaces au sérieux. Ne pouvant se réduire à un appel au peuple qui serait immédiatement perçu comme populiste, l’écologisme de centre-droit veut le changement sans s’en donner les moyens. Dominique Bourg va donc, comme Nicolas Hulot, essayer de changer les choses par en haut, du moins dans un premier temps. Le Dictionnaire de la pensée écologique qu’il vient de diriger aux PUF (2015) est d’excellente qualité, mais la plupart des définitions sensibles (telles que « capitalisme ») ont été laissées à des lectures très sages et peu critiques envers l’ordre établi.

 

II. Un mouvement fortement « culturel »

 

L’écologisme intrigue souvent par sa stratégie : de nombreux partis, et associations, se disputant fréquemment. Le courant ne se positionne pas toujours clairement sur le rapport à l’État, il semble souvent opportuniste, plus que doté d’une doctrine en la matière. Une association comme France Nature Environnement pratique le contentieux à grande échelle. Cela s’explique en partie par l’objet de l’écologisme, et sa situation : c’est une « minorité active », qui cherche à influencer le cours des événements. On ne peut pas comprendre la stratégie écolo en confinant l’analyse au seul niveau des partis, pas plus qu’on ne comprend le libéralisme si on laisse la société civile de côté. Le problème est que les écologistes comme mouvement social sont peu étudiés, on ne trouve rien de comparable à ce qui existe au sujet des mouvements ouvriers. L’écologisme est saisi comme un mouvement culturel (Ronald Ingelhart) et postindustriel (Alain Touraine) se construisant hors des usines, avec des militants dont le profil sociologique type est schématiquement l’individu issu des classes populaires ou moyennes, mais qui a réussi au moyen des études. L’écologisme n’est pas un mouvement ouvrier, même s’il touche des milieux très divers, en pratique. La sociologie actuelle des mouvements sociaux aime souligner que « les nouveaux mouvements sociaux » ne sont pas si nouveaux, que les prophéties de Touraine ont échoué (Erik Neveu), que les luttes matérialistes sont encore très actives (Olivier Fillieule), etc. Ces critiques sont largement balayées, à partir du où l’on s’intéresse comme Touraine à la portée des mouvements sociaux, et pas seulement à décrire les mouvements existants, se condamnant ainsi à être toujours à la traîne de l’actualité. Le terme « postmatérialisme » a induit en erreur, car rien n’est plus matériel que l’écosystème, ou la culture.

Dans un changement culturel, le pouvoir est partout, il ne s’agit plus de contrôler l’existant et ses formes de richesse, comme dans les luttes ouvrières, mais de produire autre chose, d’organiser différemment la société. Comme le pouvoir est partout, dans ce cas, la lutte prend forcément une forme libertaire. Ne pas s’illusionner sur la prise de pouvoir n’est pas seulement une position politique : c’est une condition réelle de l’efficacité de la lutte. On comprend mieux l’écologisme à mon sens en le pensant comme une constellation de mouvements que comme un mouvement unique et centralisé, sur le modèle du mouvement ouvrier. L’écologisme appelle à penser le pluralisme des mouvements sociaux, ce qui est difficile car l’héritage critique dont nous disposons est habitué à raisonner en termes de site unique de contestation (classiquement : la production). La diversité des associations écologistes (ex l’Alliance pour la Planète) travaille sur le mode de ce que j’ai proposé d’appeler la complémentarité conflictuelle, comportant une diversité de niveaux : information, alternatives concrètes, partis politiques etc. À côté de ça les débats marxistes ou libertaires paraissent parfois un peu simplistes, car structurés à l’intérieur d’un ensemble de possibles fortement contraint. Même chez Daniel Guérin, il s’agit toujours du producteur et de l’usine, et rien d’autre.

 

III. L’économie écologique

 

Sur le plan de l’économie, j’ai proposé de décrire l’écologisme comme un mouvement qui agit sur le moment de la réalisation de la valeur c’est-à-dire de la consommation, à la différence du mouvement ouvrier qui agit sur le lieu de production. Consommation doit s’entendre comme consommation finale (le « consom’acteur ») et la consommation intermédiaire (investissement « productif »), et pas seulement le « petit geste », même si celui-ci a une place qui ne doit pas être sous-estimée. La question est de savoir quoi produire, c’est la question de la technique, du métabolisme, de la dialectique avec la nature, qui se trouve posée, avant celle des rapports de production, qui du coup peut se retrouver secondarisée. D’où par exemple les stratégies de blocage et de promotion d’alternatives que l’on a récemment pu rebaptiser « blockadia ». D’où aussi le fait que le statut SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif), qui accorde une place au consommateur et aux collectivités territoriales, a été proposé par des écologistes. Une telle perspective explique certaines accointances entre écologisme et théorie néoclassique, ainsi dans le courant Ecological Economics, pour autant que le néoclassique consacre formellement la souveraineté du consommateur et oriente son effort vers la question du choix. L’écologisme souligne que cette souveraineté est illusoire et qu’elle doit être obtenue par la lutte. Le mouvement réclame sur le plan réel ce que le capitalisme ne fait que promettre sur le plan formel. L’aliénation par la consommation est différente, elle se produit ailleurs et par d’autres moyens- la publicité, le marketing, les choix de dépense etc. La lutte sera donc différente. Ainsi s’explique l’importance du « petit geste » qui est déjà un premier écart, une première résistance. Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire, la consommation est un rapport social. D’où aussi qu’un institut écolo se nomme « Institut Veblen ». Une partie de la gauche a une foi surprenante dans la thèse libérale de la souveraineté du consommateur, ne voyant pas de nécessité de déployer la critique de ce côté-là.

Pour schématiser, l’écologisme pourrait être décrit comme un anticapitalisme de marché, au sens où il est très sensible à l’accumulation, qu’il critique férocement, mais beaucoup moins à la propriété privée, à l’inverse des mouvements ouvriers qui sont peu sensibles à l’accumulation, et très opposés à la propriété privée. C’est ce que recouvre la différence entre antiproductivisme et anticapitalisme. Chacun aura tendance à juste titre d’une certaine manière à reprocher à l’autre un anticapitalisme déficient. André Gorz est un bon cas d’étude, apparemment écologiste il se révèle plutôt marxiste en écartant « l’utopie » désindustrialiste des Verts les plus radicaux 5, et en se fondant sur un dépassement du capitalisme par les technologies de l’information, celles-ci demeurant non questionnées. L’écologisme encourt à l’inverse de la part des marxistes la même critique que les positions libertaires : de faire le jeu du marché. Pourtant du côté des libéraux (les vrais) le discours collectif que les écologistes déploient au sujet des besoins renvoie systématiquement au collectivisme – d’où les l’accusation de « khmers verts 6 ». Idem de « l’action directe » comme la désobéissance civile. Un autre facteur à prendre en compte est que l’écologisme n’est pas un mouvement de la majorité contre une minorité, comme dans l’analyse marxiste classique ; c’est plutôt un mouvement de la minorité vers la majorité, ce qui implique le recours à des modalités de lutte différentes, ou plus exactement laissées de côté par l’historiographie dominante des mouvements ouvriers, car en effet le rapport des minorités aux majorités se pose ici aussi, autour du rapport des minorités actives à leur milieu. Ici les alternatives classiques existent (rôle du parti, de l’action aux côtés des aliénés, etc.) mais les débats savants qui ont agité les leaders des partis ouvriers (luxemburgisme, léninisme etc.) sont très largement absents. L’une des raisons est que l’aliénation n’est pas perçue comme telle, les impacts écologiques n’étant pour la plupart pas vécus par les individus dans leur chair, surtout dans les pays industrialisés. Le problème est pour ainsi dire imaginaire, d’où un certain opportunisme écologiste, par exemple de se focaliser sur la santé.

 

IV. Science et religion

 

Le dernier aspect est le rapport entre science et religion. Le point n’est pas secondaire, pour de multiples raisons. Le théologique, disait Bakounine, est au fondement de l’autoritaire. Mais aussi le scientifique, avec les « communistes autoritaires ». L’écologisme s’est montré très libertaire sur ce point-là, par certains côtés. Il désacralise la machine, et la technocratie. Alain Hervé estimait ainsi que la classe politique est « agenouillée, mains jointes, devant la machine, l’implorant de déverser une pluie de bienfaits 7 ». Les modernes se comportent souvent comme si la plus petite limitation de l’expansion industrielle était proprement sacrilège, et cela vaut pour la gauche (Mélenchon et le TGV) comme pour la droite. La critique de la science et de la technique moderne conduit parfois les écologistes à inverser la flèche du temps et voir une issue ou un idéal dans les sociétés primitives – ainsi la célèbre Déclaration du Chef Seattle 8. L’enjeu du faire (technè) est en tout cas très présent. Qui a été dans un salon écolo n’a pu que s’étonner du bric-à-brac des solutions techniques qui sont offertes, de la machine à ozone aux toilettes sèches en passant par la cuisson saine. Cette critique de la technologie soulève un enjeu culturel à nouveau qui situe l’écologisme du côté des critiques de la modernité, notamment du tiers-mondisme, les pays colonisés n’ayant pas non plus toujours perçu la civilisation occidentale ou moderne comme un universalisme qui leur aurait jusqu’ici totalement échappé. Le degré de remise en cause est toutefois objet de débat, côté écologiste, le cas des technologies de l’information le montre bien.

Inversement l’écologisme a tendance à sacraliser la nature, du moins un certain rapport à la nature : le vélo, le bio etc. Mary Douglas explique comment le sectarisme guette tous les mouvements de transformation culturelle 9. Construire une culture est une œuvre collective, résister aux assauts de la culture dominante tend à pousser les individus résistants à l’entre-soi, d’où le fait que les questions écologiques ont à voir avec les problématiques des cultural studies ou du multiculturalisme. Serge Moscovici montre cependant qu’un mouvement culturel n’est efficace que s’il joue la carte du pluralisme et de l’originalité : rigide sur les objectifs, flexible sur la manière de les atteindre 10. On doit bien comprendre que le sacré est anthropologique, ce concept est synonyme de ce à quoi l’on tient le plus, qui nous tient autant qu’on le tient. Depuis les années 1970, les écologistes mettent en garde devant un risque d’écofascisme, qui procéderait comme le capitalisme dans les années 1930, en se raidissant, face aux problèmes dont il est responsable, plutôt qu’en libérant le pouvoir et l’initiative (cf. les diverses analyses du fascisme). Mais les écologistes peuvent aussi avoir un côté rigide et déterministe, relativement insensible aux différences entre les situations humaines – ainsi Yves Cochet en 2004 dans Pétrole Apocalypse, entre autres. Les apports du marxisme ne sont pas souvent pris au sérieux. En fait la théorie demeure globalement assez faible, en partie en raison du faible intérêt que la thématique rencontre dans les milieux universitaires. On trouve de nombreux auteurs, mais peu d’effort d’élaboration théorique systématique. C’est aussi assez cohérent avec la thèse moscovicienne de l’originalité comme principe du changement minoritaire.

La référence à la nature serait essentialisante, et ce serait un danger en soi, enfin. C’est encore l’origine de nombreux malentendus. Pour les écolos, la nature c’est d’abord la biosphère en danger. C’est une nature fragile et menacée, à défendre, et non un déterminisme à asséner. L’enjeu est ontologique, comme le suggère « l’écologie profonde » : il est de réinstituer l’humain. Le moment de l’essence a sa dignité, les sciences sociales lui rendent paradoxalement hommage quand elles veulent l’abolir et tout déconstruire. L’essence, c’est notamment ce que Sartre appelle la facticité, la manière que l’on a de se poser dans le monde et d’y provoquer des effets. La référence à la nature permet aussi de critiquer ce que la culture peut comporter de domesticité. Dans une approche athée, ou du moins agnostique, la nature est en effet le seul point qui soit extérieur à la culture. D’où la référence à la wildness chez Henry David Thoreau par exemple. La nature n’a pas de contenu facile à déterminer, elle est comme l’Être chez Martin Heidegger ou l’origine chez Jacques Derrida : un moment toujours évanescent, qui se soustrait à toute appréhension positive. S’engager n’en constitue pas moins une manière de définir la nature, fût-ce de manière temporaire et provisoire. On rejoint en quelque sorte le jeune Marx, pour qui l’humanisme, c’est le naturalisme achevé et vice-versa. Mais en un tout autre sens.

L’importance de la nature met en effet en cause ce qu’on a classiquement appelé le développement, qui est partout dépendant de la croissance. Comme le suggère Guillaume Sainteny « la thématique écologiste se construit d’abord, dans son origine comme dans sa tonalité et son apparence, comme une critique fondamentale de la société industrielle et de ses aspects productivistes, technocratiques et de consommation 11 » que la poursuite de la croissance symbolise. Côté libéral ou socialiste, le propos a paru antimoderne, tendant à réduire le statut de l’être humain perçu comme chèrement acquis par l’Occident des Lumières. De là l’accusation d’être « réactionnaire » ou même « fasciste » – ainsi Luc Ferry ou Marcel Gauchet dans les années 1990, mais aussi Jean-Marie Harribey (dans sa préface de 2006 à La face cachée de la décroissance de Cyril Di Meo notamment) ou le géographe anarchiste Philippe Pelletier. Accorder des droits à la nature ce serait être animiste, ce serait ramener l’être humain dans l’état de minorité d’où il se trouvait jusqu’ici (Lemercier de la Rivière et « l’ordre naturel » des sociétés 12), ce serait être malthusien, puisque laissant moins de place pour les humains. À moins que la modernité ne soit l’impérialisme et le malthusianisme, et que l’émancipation des uns n’ait été acquise qu’au prix de l’aliénation des autres ?

 

Conclusion : L’écologie invite à repenser la question du pouvoir

 

L’écologie invite à repenser le pouvoir. Comment « changer la vie », pour reprendre le slogan du Parti socialiste des années 1970 ? « Prendre le pouvoir » au moyen d’une organisation fut sans doute la formule la plus couramment adoptée, au XXe siècle. Cette stratégie a connu de nombreux raffinements, en demeurant toujours plus ou moins la même : blanquisme, luxemburgisme, marxisme-léninisme, trotskysme, etc. La réaction des professionnels de l’émancipation face aux Indignés par exemple était caractéristique : sans programme et sans organisation, c’était de toute évidence un mouvement sans intérêt, naïf et peu sérieux. C’est faire montre d’une grossière méconnaissance des manières de « changer la vie », comme la suite l’a démontré. Podemos n’est peut-être pas l’idéal, mais quelque chose a émergé tandis que nos professionnels continuent de patauger et de faire la preuve de leur inefficacité, face notamment à Marine le Pen. L’écologie montre que « changer la vie » implique une démarche plus complexe, qui reste en grande partie à penser.

 

Fabrice Flipo
Philosophe, auteur notamment de Pour une philosophie politique écologiste (Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014)

 

 

 

Notes:

  1. D. Simonnet, L’écologisme, Paris, PUF, collection « Que Sais-Je ? », 1979, p. 3.
  2. On s’appuie ici notamment sur D. Boy, L’écologie au pouvoir, Paris, Presses de Sciences Po, 1995 ; G. Sainteny, L’introuvable écologisme français, Paris, PUF, 2000 ; P. Delwit et J.-M. De Waele, Les partis verts en Europe, Bruxelles, Editions Complexe, 1999 ; B. Villalba, « L’écologie politique face au délai et à la contraction démocratique », revue Écologie et Politique, n°40, 2010, pp. 95-113.
  3. A. Waechter, Dessine-moi une planète, Paris, Albin Michel, 1990.
  4. R. Pronier et J. Le Seigneur, Génération verte, Paris, Presses de la Renaissance, 1992.
  5. A. Gorz, Capitalisme, socialisme, écologie, Paris, Galilée 1991, p. 28.
  6. Encore dans le numéro de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles du 1er octobre 2015 avec une Une et un dossier consacré à « l’écologie, la grande arnaque ».
  7. A. Hervé, L’homme sauvage, Paris, Stock, 1978, p. 50.
  8. Déclaration dont l’authenticité est discutée ; <https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_du_Chef_Seattle_en_1854>.
  9. M. Douglas, De la souillure, Paris, La Découverte, 2000 (1e éd. : 1967).
  10. S. Moscovici, Psychologie des minorités actives, Paris, PUF, 1996 (1e éd. : 1979).
  11. G. Sainteny, Les Verts, Paris, PUF, collection « Que Sais-Je ? », 1997, 2e édition, p. 57.
  12. L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767.

Séminaire ETAPE n°16 – Libéralisme, anarchisme et critique de l’Etat

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

 

Juin 2015

Libéralisme, anarchisme et critique de l’Etat

 

Autour de Ruwen Ogien (philosophe, directeur de recherche au CNRS; auteur notamment de : La panique morale (Grasset, 2004), L’éthique aujourd’hui. maximalistes et minimalistes (Gallimard, 2007), L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, et autres questions de philosophie morale expérimentale (Grasset, 2011, Le Livre de Poche, 2012), L’Etat nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique (Gallimard, 2013) et Philosopher ou faire l’amour (Grasset, 2014)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Guy Lagrange (militant de la Fédération Anarchiste, animateur des Editions du Monde Libertaire)
  • Rapporteur « critique » : Irène Pereira (militante d’Alternative Libertaire, philosophe et sociologue)

 

 

Texte de Ruwen Ogien

 

PLAIDOYER POUR LA LIBERTÉ NÉGATIVE

 

 

MC Escher - Jour et nuit

MC Escher – Jour et nuit

Par Ruwen Ogien

(philosophe, directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de L’État nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique, Gallimard, 2013)

Octobre 2014

 

 

À quoi sert l’État ?
Quelles sont les limites politiques et morales de son action ?
Dans quelle mesure peut-il légitimement employer la violence contre ses propres citoyens et, de façon plus générale, contre celles et ceux qui se trouvent sur son territoire ?
Les philosophes donnent des réponses différentes à ces questions selon la conception qu’ils se font de la liberté politique.
Le problème, c’est qu’il existe une quantité presque décourageante de façons différentes et contradictoires d’envisager cette liberté [1].
Heureusement, deux conceptions se détachent nettement de l’ensemble, par la masse de réflexions qu’elles ont suscité, et par la richesse de leurs implications pratiques [2].
L’une de ces conceptions est « négative » et l’autre « positive ».
En quoi se distinguent-elles exactement ?

 

La liberté négative

 

Selon la conception négative, comme je la comprends, nous sommes libres dans la mesure où personne n’intervient concrètement dans nos vies pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas [3].
Pour le dire plus brièvement: être libre au sens négatif, c’est ne pas avoir de maître.
Les contraintes qui portent atteinte à notre liberté négative sont purement extérieures : ce sont celles que nous impose la volonté d’autrui.
La liberté négative ignore les contraintes intérieures, celles qui ont pour origine nos désirs incontrôlés ou nos croyances fausses.
Même si nous sommes « prisonniers » de nos passions, nous serons, néanmoins, libres au sens négatif, si personne ne nous oblige à les ressentir, et si personne ne nous force à les combattre.
Comme projet politique, la liberté négative consiste à savoir ce qu’on ne veut pas, ce qu’on ne veut plus. Ce n’est pas avoir en tête une idée très précise de ce qu’on aimerait voir à la place.
Les mouvements d’« indignés », qui surgissent un peu partout dans le monde aujourd’hui, montrent assez bien ce que les revendications de liberté négative peuvent signifier au plan politique.
Les manifestants désignent clairement ce dont ils ne veulent plus : la concentration du pouvoir et des richesses entre les mains de quelques uns, la cupidité et l’arrogance de ceux qui bénéficient de ces privilèges. Mais ils ne se rangent collectivement derrière aucun programme économique ou politique précis de redistribution des richesses et du pouvoir [4].
Autre exemple d’expression de la conception négative de la liberté. Dans le film Lincoln, de Steven Spielberg, il y a un débat sur l’abolition de l’esclavage : si on donne la liberté aux esclaves, qu’en feront-ils ? La réponse de Lincoln exprime bien l’idée de liberté négative : arrêtons de les dominer, arrêtons d’être leur maître, ils feront ce qu’ils veulent de leurs vies ensuite.
Enfin, du point de vue des institutions, la conception négative présente un trait extrêmement controversé : elle définit la liberté politique comme « silence de la loi » [5].
Concrètement, cela signifie que, selon la conception négative, le domaine de la liberté politique est celui de ce qui est permis par la loi, par opposition à ce qui est obligatoire ou interdit.
Plus abstraitement, on pourrait dire que la conception négative de la liberté nous demande de ne jamais confondre le fait d’être libre et celui de se soumettre à des lois qui obligent ou interdisent, fussent-elles utiles au plus grand nombre, justes, bonnes, rationnelles.
La liberté est une chose ; la soumission aux lois en est une autre, complètement différente.

 

La liberté positive

 

En fait, il n’est pas facile de trouver, dans la littérature spécialisée une définition de la liberté négative simple, cohérente, et, surtout, susceptible de faire comprendre assez clairement en quoi elle pourrait se distinguer de la liberté positive. Celle que je viens de proposer, s’inspire en gros de l’analyse classique d’Isaiah Berlin [6].
Elle définit la liberté politique par une formule très simple : c’est l’absence d’obstacles à nos actions du fait d’autrui.
Mais elle précise aussi ce que la liberté politique n’est pas :

– Ce n’est pas la maîtrise de soi et de ses passions personnelles.

– Ce n’est pas la participation à un projet politique bien précis.

– Ce n’est pas l’obligation politique : selon la conception négative, il n’y a pas d’identité conceptuelle entre la liberté et la soumission à la loi.

Cette définition est contestable, bien sûr.
Mais elle a l’avantage de nous donner la possibilité de construire une définition de la liberté positive assez claire par contraste.
La liberté positive est une conception philosophique qui s’oppose point par point à l’idée de liberté négative comme je l’ai caractérisée.
D’abord, dans la perspective positive, la liberté politique ne se résume pas à un mouvement purement négatif. Être libre ne se réduit pas au fait d’échapper à l’intervention concrète des autres dans notre vie. Et se libérer ne signifie pas seulement rejeter ce qu’on ne veut pas ou ce qu’on ne veut plus. C’est aussi viser le bien: un monde meilleur, une vie plus pleine, etc.
Ensuite, la conception positive n’est pas neutre en ce qui concerne le genre de personne qu’il faudrait être, et le style de vie qu’il conviendrait d’adopter. D’après elle, en effet, être libre c’est être « maître de soi ». C’est agir de façon juste ou rationnelle. C’est œuvrer, entre autres, au bien commun en participant activement à la vie publique. Pour les amis de la conception positive, en effet, la liberté est une vertu qu’il faut impérativement distinguer de la « licence », cette « fausse » liberté, qui nous conduit à suivre aveuglément nos désirs, à faire des choses folles, stupides, égoïstes, irrationnelles, ou répugnantes comme le libertinage entre adultes consentants.
La liberté positive consiste, pour chaque être, individuel ou collectif, à se déterminer de façon autonome par la raison ou la réflexion, et à réaliser ainsi ce qu’il contient en lui de meilleur. En ce sens, c’est une conception « perfectionniste ».
En résumé, si être libre au sens négatif consiste à ne pas avoir de maître, être libre au sens positif revient à être maître de soi.
Enfin, alors que la conception négative de la liberté politique se définit par le « silence de la loi », la conception positive affirme que la liberté n’est rien d’autre que l’obéissance à la loi, dans la mesure où nous en sommes nous mêmes les auteurs.
Elle ne voit pas d’inconvénient, non plus, à considérer que des lois à l’élaboration desquelles nous n’avons pas participé soient des expressions de notre liberté positive. Il suffit que ces lois protègent ou promeuvent nos intérêts les plus fondamentaux, même ceux dont nous ne sommes pas conscients.

 

Politique et non métaphysique

 

Ces deux conceptions de la liberté sont politiques et non métaphysiques en ce sens qu’elles disent non pas ce qui est possible ou impossible, nécessaire ou contingent, mais ce qui est désirable ou indésirable du point de vue des genres de vie personnels et de la forme de la société, ou ce qui devrait être obligatoire, permis, ou interdit par la loi.
Elles laissent de côté la question embrouillée de savoir si chacun d’entre nous possède le « libre arbitre » ou le choix d’agir autrement à tout moment sans être déterminé par le passé et les lois de la nature.
Les limites que la nature impose à nos actions, comme celles qui nous interdisent de sauter en longueur à plus de vingt mètres sans tricher, ne comptent évidemment jamais comme des obstacles à la liberté politique, qu’elle soit négative ou positive.

 

Contre la liberté positive

 

Je vais essayer d’expliquer pourquoi mes sympathies vont à la conception négative de la liberté, ou pourquoi je prends parti contre la conception positive de la liberté.
À première vue pourtant, la conception positive de la liberté est une doctrine solide, qui repose sur des jugements de bon sens :

« La liberté, ce n’est pas la licence, la débauche ! »
« Être libre, ce n’est pas faire n’importe quoi : c’est faire ce qui est bien. »
« La liberté, ce n’est pas l’anarchie ! »
« Être libre, ce n’est pas échapper à toute contrainte : c’est obéir à la loi quand elle est juste. »

Cependant, quand on s’intéresse aux implications de ces jugements communs, on s’aperçoit qu’ils n’ont rien d’évident.
L’ami de la liberté positive affirme que nous ne sommes vraiment libres que lorsque nous agissons bien, c’est-à-dire de façon vertueuse, juste, rationnelle.
Il devrait s’ensuivre, pour lui, que nous ne sommes jamais vraiment libres quand nous agissons mal, ou de façon injuste, cruelle, irrationnelle.
Mais comme on le sait depuis qu’on a fait dire à Socrate « Nul n’est méchant volontairement », c’est une affirmation paradoxale.
Elle pourrait impliquer qu’il serait parfaitement injuste de punir les auteurs des actions les plus répugnantes, car ils n’étaient pas vraiment libres au moment où ils les ont accomplies.
C’est une conclusion que les nazis (et tous ceux qui les imitent) ont essayé d’exploiter à leur avantage lorsqu’ils ont été traduits devant la justice, mais qu’on n’est pas obligé d’accepter.
D’autre part, la conception positive de la liberté affirme que la soumission aux lois qui obligent ou interdisent n’est pas nécessairement une restriction à la liberté, si ces lois sont valides selon certains critères communément acceptés.
Mais il existe des raisons de se méfier de cette idée.
Elle implique, entre autres, que des citoyens rationnels devraient se sentir parfaitement libres s’ils étaient emprisonnés à perpétuité conformément à des lois valides.
Il n’est pas évident que les principaux concernés (ceux qui moisissent en prison) partagent ce point de vue.
Il y a encore beaucoup d’autres raisons conceptuelles, de rester sceptique à l’égard de la liberté positive que j’examine dans mon livre.

 

La liberté comme non domination

 

Bien que je rejette la conception positive de la liberté, je ne crois pas qu’il soit possible d’endosser sa concurrente négative sans amendements.
Dans son état primitif, elle peut servir à justifier des régimes les plus autoritaires ou les plus despotiques. C’est une conséquence plutôt paradoxale pour une théorie de la liberté politique, et qu’on ne peut pas vraiment mettre à son actif ! Philip Pettit a réussi à identifier les origines de ce paradoxe, dans une analyse particulièrement stimulante [7].
Son raisonnement est le suivant.
Supposons que nous soyons les esclaves d’un maître paresseux, négligent, ou bienveillant. Il n’intervient pas physiquement pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas.

Sommes-nous libres du fait de cette abstention ?

Non, répond Pettit, car être libre ne se réduit pas à être empêché d’agir comme nous le voulons. C’est aussi ne pas être soumis aux caprices d’un maître qui pourrait nous empêcher d’agir ainsi s’il en avait le désir. C’est échapper à sa domination [8].
Par ailleurs, certaines lois mises en application par l’État ne sont pas arbitraires, en ce sens qu’elles vont dans le sens de nos intérêts profonds. Ce sont clairement des ingérences dans nos vies, puisqu’elles voudraient nous obliger à faire des choses que ne voulons pas, ou nous empêcher de faire des choses que nous voulons.

Cessons-nous d’être libres du fait de ces ingérences ?

Non, dit Pettit. Ces ingérences ne sont pas ne sont pas des formes de domination, car elles ne sont pas arbitraires.[9] Lorsque nous nous soumettons à ces lois, nous ne perdons nullement notre liberté.
D’après la conception classique de la liberté négative, nous sommes libres dans la mesure où personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et personne ne nous force à faire ce que nous ne voulons pas.
Philip Pettit répond que nous pouvons être esclaves même lorsque personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et libres même lorsqu’on nous force à faire ce que nous ne voulons pas.
C’est à partir de ces deux objections qu’il élabore, contre l’image classique, sa version personnelle de l’idée de liberté négative: la liberté comme non domination.

 

Une conception minimaliste de la liberté politique

 

La conception de la liberté comme non domination permet de donner un contenu philosophique plus clair, et une portée pratique plus large à la liberté négative.
En effet, si la liberté négative consiste, au fond, à ne pas être soumis à la volonté des autres, c’est-à-dire à ne pas avoir de maître, la proposition est générale et concerne tous les maîtres, même ceux qui n’interviennent pas dans la vie de leurs subordonnés, parce qu’ils sont paresseux, négligents ou bienveillants.
Comme de nombreux philosophes, je considère que cette contribution à la compréhension de la liberté négative est particulièrement intéressante, même si elle pose toutes sortes de problèmes conceptuels [10].
Elle libère la liberté négative de la plupart des paradoxes qu’elle engendrait dans sa version classique.
Ainsi, on ne voit pas comment une conception de la liberté politique comme non domination (de l’État ou de la société) pourrait servir à justifier un régime despotique.
Mais la conception de la liberté comme non domination, prise comme une doctrine politique d’ensemble, contient d’autres éléments que je trouve moins attrayants.
Elle affirme, par exemple, que nous restons libres même lorsque les autres interviennent dans nos vies, si ces interventions sont utiles, si elles promeuvent nos intérêts profonds.
Elle tend à considérer que l’obéissance aux lois, quand elles ne sont pas arbitraires, est créatrice de liberté [11].
Je vois ces propositions comme des concessions inutiles à la conception positive de la liberté, une justification possible de cette forme de paternalisme qui consiste à faire le bien des autres sans leur demander leur opinion.
En fait, j’estime qu’il est possible de proposer une version de la liberté comme non domination qui se passerait complètement de ce supplément.
Dire que nous sommes libres si nous n’avons pas de maîtres, si personne, État ou autres individus ne nous domine, n’est-ce pas une caractérisation suffisante de la liberté politique ?
À quoi sert-il d’introduire, dans la définition même de la liberté politique, l’idée que si l’État ou la société interviennent dans le sens de nos intérêts profonds, même de ceux dont nous ne sommes pas conscients, nous serons, pour ainsi dire, encore plus libres ?
N’est-ce pas une précision inutile, et dangereuse aussi en raison du risque de paternalisme ?
La conception de la liberté négative que je défends est enrichie par l’idée de non domination, mais elle est débarrassée de tout élément positif.
Pratiquement, elle trace autour de chaque individu un large périmètre de protection qui doit le mettre à l’abri non seulement de la servitude et de l’oppression, mais aussi de toutes les formes de persécution, et de toutes les tentatives d’extermination.
À l’intérieur de ce périmètre, elle laisse chacun libre de faire ce qu’il veut de sa propre vie. Elle ne demande à personne d’être « maître de soi ».
Elle ne confond jamais la liberté et l’obligation de se soumettre à des lois, fussent-elles utiles, bonnes, rationnelles.
Au total, on pourrait dire que je soutiens une conception minimaliste de la liberté politique, puisqu’elle ne contient aucun élément positif.

Mais c’est aussi une conception robuste et étendue de la liberté politique, dans la mesure où elle est extrêmement protectrice à l’égard des maux politiques et sociaux qu’un être humain peut subir : l’exploitation, mais aussi la persécution et l’élimination.

 

Deux raisons de choisir la liberté négative

 

La conception négative de la liberté politique est très loin de faire l’unanimité parmi les philosophes, et, dans la version minimaliste que je propose, elle risque d’être encore moins appréciée.
Si je tiens à la défendre, ce n’est pas seulement à cause de ce réflexe assez universel qui nous pousse à porter secours aux espèces en danger, même lorsqu’elles ne sont que philosophiques.
La liberté négative dans sa version minimaliste est une conception que je trouve plus cohérente que sa rivale positive, et plus en accord avec un certain nombre de croyances auxquelles il n’y a aucune raison de renoncer, comme l’importance de l’indépendance économique et sociale, ou le droit de vivre selon ses préférences morales.
Il me semble aussi qu’elle permet de justifier une conception politique d’ensemble qui me paraît particulièrement séduisante. Cette conception est libertaire pour les mœurs, et égalitaire du point de vue économique et social.
Une telle conception d’ensemble est libertaire en ce sens qu’elle est extrêmement permissive pour tout ce qui concerne les relations sexuelles ou autres entre adultes consentants, et elle admet pratiquement sans aucune réserve la liberté de disposer de son propre corps et de sa propre vie (qui inclut celle de changer de forme extérieure ou de sexe, de mettre ses capacités de procréer ou de donner du plaisir à la disposition d’autrui contre rétribution, de se nuire à soi-même en se suicidant ou en utilisant des drogues de toutes sortes, etc.).
Une telle conception d’ensemble est égalitaire en ce sens qu’elle rejette par ailleurs toute forme de discrimination sexiste, raciste, xénophobe, dont l’injustice n’a plus besoin d’être démontrée, ainsi que la plupart des inégalités économiques, car, contrairement à ce qui est de plus en plus souvent affirmé, elles n’ont aucune justification morale.
J’essaie donc de tirer beaucoup de choses de la conception négative de la liberté, dans ce sens à la fois plus riche que celui d’Isaiah Berlin, (puisqu’elle implique la non domination au sens que lui a donné Philip Pettit et pas seulement la non interférence), mais aussi dans un sens plus pauvre que celle de Philip Pettit puisqu’elle exclut tous les résidus positifs qu’on peut encore trouver dans la théorie de Pettit.
La conception négative de la liberté est-elle vraiment en mesure de supporter tout ces amendements et toutes ces implications sans être dénaturée ?
Est-elle plus solide philosophiquement que sa rivale la conception positive de la liberté politique ?
Ce qu’on peut dire, au moins, c’est que les privilèges philosophiques qui sont donnés actuellement à la conception positive de la liberté ne sont pas vraiment justifiés, car outre ses défauts conceptuels, la liberté positive a des implications pratiques qu’on peut avoir des raisons de rejeter.

 

La liberté positive contre la justice sociale

 

Pour finir, je voudrais mettre en évidence le rôle politique de l’idée de liberté positive, que j’estime particulièrement rétrograde dans les conditions présentes du débat public.
Je pourrais examiner, dans cette perspective, plusieurs questions dites de « société » : tentatives de justifier les inégalités économiques et la fermeture des frontières, retour de la morale à l’école, projets d’élimination des criminels récidivistes, encadrement coercitif de la procréation, de la mort, de la sexualité, remise en cause de certains droits sociaux et de certaines libertés individuelles au nom de « valeurs morales », etc.
C’est à travers la notion de « mérite » ou de « responsabilité individuelle » pour ses choix que la liberté positive intervient pour justifier les inégalités économiques les plus révoltantes, et la tendance à blâmer les victimes d’un ordre social qui ne leur laisse pratiquement aucune chance de vivre décemment.
C’est à travers les idées de « protection de l’identité des communautés nationales » que la liberté positive intervient pour justifier les entraves les plus injustes à l’ouverture des frontières.
C’est à travers les idées de « valeurs morales » (travail, famille, patrie, dignité de la personne humaine, etc.) que la liberté positive intervient pour rejeter les revendications à la libéralisation de l’encadrement coercitif de la vie, de la mort, de la sexualité.
Bref, c’est aux engagements spontanés ou réfléchis envers la liberté positive qu’on doit, à mon avis, une certaine stagnation réactionnaire en matière de mœurs, et une partie de la nouvelle justification morale des inégalités économiques et sociales.
Ces raisons politiques s’ajoutent aux raisons conceptuelles de rester sceptique à l’égard de la conception positive de la liberté politique.

 

Ruwen Ogien

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Notes

[1] Hannah Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », dans La crise de la culture, trad. Patrick Levy et al., Paris, Gallimard collection « Folio », 1972, pp.186-222.

[2] Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté», dans Éloge de la liberté (1969), trad. Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Paris, Presses Pocket, 1990, pp.167-218.

[3] Ibid., p 172.

[4] « La planète des indignés manifeste dans plus de 700 villes », Le Monde, 15 octobre 2011.

[5] Berlin, « Deux conceptions de la liberté», op. cit., pp. 171-172.

[6] Ibid.

[7] Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad.. Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004.

[8] Ibid., pp.42-46.

[9] Ibid., pp.82-85.

[10] Christian Nadeau et Daniel Weinstock (dir.), Republicanism. History Theory, Practice, Londres, Frank Cass Publishers, 2004; Roberto Merrill, « Le néo-républicanisme en débat », Introduction à Neo Republicanismo. Diacritica, 24/2, 2010, pp.7-11.

[11] P. Pettit, Républicanisme, op. cit., pp.47-51 et 58-64.

Rapport compréhensif

 

Autodidacte en philosophie et militant en anarchisme

Rapport « compréhensif » d’un texte de Ruwen Ogien en vue du séminaire ETAPE

 

Par Guy Lagrange
– Novembre 2014 –

 

 

Je dois commencer par dire que ma connaissance en philosophie est purement autodidacte. Ça a l’avantage d’être un plaisir individuel ; ça peut aussi avoir l’inconvénient de parasiter une discussion pour cause de lacunes forcément incontrôlées.

 

Ce que j’apprécie dans le livre de Ruwen Ogien (L’Etat nous rend-il meilleurs ?), c’est qu’en empruntant des chemins qui ne font aucune référence aux auteurs anarchistes, il parvient à des affirmations qui sont très proches voire tout à fait similaires à nombre d’entres eux. Bien sûr, il ne s’adresse pas particulièrement aux militants, au contraire, il propose un raisonnement audible par un public non militant. Que l’on puisse parvenir à des affirmations libertaires par d’autres chemins que les références habituelles aux microcosmes politiques est forcément une bonne nouvelle. Je crois même avoir compris que c’est un constat a priori apprécié dans le cadre du séminaire ETAPE.

En l’occurrence, je pense à des auteurs que l’on étiquette couramment comme « individualistes » dans le mouvement anarchiste. Evidemment, je parle ici plutôt des individualistes qui proposent une analyse radicale de la société que de ceux qui promeuvent surtout les explosifs ou la « reprise individuelle ». Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, des anarchistes énoncent une critique radicale de la société et surtout de l’Etat fondée sur une idée forte : la liberté individuelle, qui est la revendication fondatrice de tous leurs actes.

 

Je pourrais citer ici nombre de textes où l’on retrouve cette démarche logique de mise en avant de l’individu vis-à-vis du monde extérieur. Je crois que la plupart de ces auteurs ont pour référence – explicite ou non – L’Unique et sa propriété de Stirner. Par exemple Alexandra David-Néel (plus connue pour ses récits de voyage que pour ses écrits libertaires) commence son texte Pour la vie par : « L’obéissance, c’est la mort. Chaque instant dans lequel l’homme se soumet à une volonté étrangère est un instant retranché de sa vie », plus loin elle ajoute « L’obéissance a deux phases distinctes : 1) on obéit parce que l’on ne peut pas faire autrement ; 2) on obéit parce que l’on croit que l’on doit obéir ». Sur ce dernier élément, on peut aussi songer à La Boétie qui fut effectivement une lecture pour nombre d’individualistes. Et elle conclut son introduction par : « Que chacun suive en tout, partout et toujours l’impulsion de sa nature bornée ou géniale, quelle qu’elle soit. Alors, seulement, l’homme saura ce que c’est que vivre, au lieu de mépriser la vie sans l’avoir jamais vécue »

 

Ne nous arrêtons pas aux écrits : Thoreau, lui aussi souvent cité parmi les individualistes anarchistes n’a pas seulement écrit Civil disobedience (1849), il est connu pour avoir refusé de payer ses impôts arguant en l’occurrence qu’il ne pouvait être solidaire d’un Etat qui admettait l’esclavage et faisait la guerre au Mexique.

 

Je vais évoquer maintenant quelques uns des éléments de la discussion proposée par Ruwen Ogien dans son texte qui selon moi sont intéressants dans une optique émancipatrice. De fait, l’individu semble prioritaire dans la démarche énoncée.

 

Eloge de la liberté négative

 

Le pouvoir ne se limite pas au gouvernement de l’Etat. Il est aussi dans nos relations avec notre entourage. La revendication de liberté peut s’exercer partout, pour autant que l’individu est partout confronté à des micropouvoirs. Seule la liberté négative a une force d’émancipation. Elle offre un droit à désobéir. Evidemment, c’est un exercice que nous pratiquons tous plus ou moins. Mais en réalité nous sommes confrontés à des obstacles qui sont aussi en nous-mêmes : en particulier parce que nous avons reçu une éducation qui nous a appris à obéir. La liberté n’est-elle pas entière quand on peut exercer un droit de retrait à tout moment et à tout propos, chacun assumant ses divergences.

 

Ruwen Ogien juge inutile de considérer que l’obéissance aux lois, quand elles ne sont pas arbitraires, est créatrice de liberté. Je vois là une idée forte que je reconnais aussi chez les anarchistes individualistes. En effet, une loi qui serait consensuelle ou qui n’apporterait pas de contrainte n’aurait pas de raison d’être. Les contraintes, elles, s’adressent à tous et sont effectivement ressenties comme des contraintes par ceux qui les subissent. Quand une loi autorise quelque chose, c’est généralement pour amender une loi qui interdisait jusqu’alors. En outre, nous savons tous qu’il y a en France une inflation législative qui bien souvent sert essentiellement à ce que l’auteur de la loi ait sa petite fierté personnelle. Tout un appareillage est en place qui n’est pas fondé sur l’altruisme mais sur la contrainte. Les anarchistes ajouteront tout de même que la question n’est pas strictement philosophique : elle a une dominante économique. Le droit du plus fort trouve l’habillage argumentaire qui lui paraît le mieux convenir pour faire accepter ses volontés.

 

Si la liberté négative n’inclut pas la maîtrise de soi, elle concerne les personnes hors normes. Nous sommes tous plus ou moins névrosés et nous nous supportons tant bien que mal : nous sommes dans la norme. Nos sociétés occidentales contemporaines excluent les malades mentaux, c’est-à-dire tous ceux qui sont jugés comme étant au-delà de la frontière de la normalité. Si la liberté négative leur donne les mêmes droits qu’au reste des êtres humains, on peut imaginer que si elle est massivement pratiquée, alors l’institution disciplinaire n’a plus alors aucun rôle, y compris de manière marginale. Des expériences ont été tentées dans ce domaine et certaines sont toujours vivantes : elles montrent l’intérêt d’aller à contre-courant.

 

Critique de la liberté positive

 

De fait, la liberté positive est la conception dominante dans la société. Si la liberté implique que nous sommes maîtres de nous-mêmes, cela ne revient-il pas à dire que nous sommes libres une fois que le policier et l’avocat général ont squatter nos cerveaux (quelles que soient les lois) ? A l’évidence, il y a là un paradoxe. En même temps, la notion de « pente fatale » de la liberté positive signalée par Isaiah Berlin, laquelle mènerait vers la tyrannie est fort convaincante. Je soupçonne un lien avec une certaine « loi du moindre effort », dans le sens où Camus emploie le mot « commode » dans la « lettre à un ami allemand » : « Vous le voyez, d’un même principe nous avons tiré des morales différentes. C’est qu’en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode […] qu’un autre pensât pour vous et pour des millions d’Allemands ». On est bien sûr là dans une situation extrême, mais non excentrique quand on considère qu’une dictature moderne n’est pas forcément autre chose qu’une démocratie qui dérive.

 

La morale est un facteur d’oppression collectif. Nous le savons tous. Les religions font leur possible pour en constituer les fondements. Ce sont évidemment des entraves à la liberté individuelle et le plus grave est bien le fait que les préceptes dictés sont censés être valables pour tous sans exception. En France, les lois sont toujours influencées par l’Eglise. On le voit actuellement avec la discussion d’une loi prétendant abolir la prostitution : il est visible que la morale est présente dans le texte. Bien sûr il y a des situations d’esclavage massif indéfendables, mais pas seulement. Or le texte ignore l’existence de celles et ceux qui ont choisi le travail sexuel, pour des raisons qui les regardent. Ainsi, la morale s’impose à tous, elle est sans nuance, elle dicte des comportements, des opinions, chacun doit la subir, prétendument pour le bien de tous. Il me semble alors que la contestation de la liberté positive est au sujet de la morale tout à fait similaire à celle que font les anarchistes.

 

Etre libre n’est pas seulement avoir un maître paresseux ou négligent, voire bienveillant : naturellement, il manque une garantie de non évolution du maître vers une attitude plus offensive, y compris bien sûr sous couvert de bonnes intentions. Là aussi chacun d’entre nous peut prendre de multiples exemples : les mœurs sont sous contrôle au nom de traditions (comme si les traditions étaient forcément mortes, incapables d’évoluer), etc. Cela nous amène à ce qui me paraît constituer le principal problème posé par la liberté positive : l’acceptation de la contrainte au nom de l’intérêt commun voire même de l’intérêt de l’individu lui-même alors supposé incapable d’en avoir conscience. Nous serions donc libres malgré nous… Cette contrainte est alors une sorte d’entonnoir dans lequel le pouvoir politique peut incorporer tout ce qu’il veut au nom de la liberté et en conséquence s’y trouvent aussi nombre de couleuvres. On reconnaît bien là ce que l’on peut subir quotidiennement à divers propos. Vigipirate nous rend libre puisqu’il nous fait évolué dans un « espace sécurisé » ; la vidéosurveillance n’existe plus, c’est désormais de la « vidéoprotection », etc. La communication est là pour nous faire croire que la contrainte est notre liberté, tout comme Big brother disait « la guerre c’est la paix ». Sur ce point la critique de la liberté positive est très forte, Ruwen Ogien en fait une critique du paternalisme. Les anarchistes y voient un droit divin, c’est-à-dire sans fondement. Les termes employés sont différents ; les positions me semblent proches.

 

Si je reviens à la comparaison avec les individualistes anarchistes, je dois dire cependant que l’usage que je fais de leurs écrits n’est pas une référence primordiale, il est plutôt de les considérer comme un indispensable garde-fou. Je trouve leurs objections rafraichissantes par leur radicalité et leur logique ; elles sont aptes à entraver utilement des tsunamis de clichés, d’où qu’ils viennent. Mais au-delà ?

 

Quelques questions pour finir :

 

La liberté négative permet-elle d’aller au-delà d’un aménagement de la bonne conscience individuelle ? Concrètement, l’individu n’est-il pas limité à gérer ses désirs dans un contexte sur lequel il n’exerce pas d’influence ? Ou bien faut-il considérer qu’il y a une « main invisible » de la liberté négative qui en fait une force collective dans la société ?

 

Le distinguo entre liberté négative et liberté positive est-il toujours opérant ? En tant que militant anarchiste, je ne pourrai pas me situer définitivement dans un camp ou dans l’autre. Les anarchistes individualistes seront du côté de la liberté négative. Ceux qui veulent aller au-delà et travaillent à transformer la société ne peuvent que pencher vers la liberté positive. Particulièrement dans le contexte d’un « autre monde » : il est peut crédible qu’une société sans Etat s’installe spontanément sauf à attendre (combien de temps ?) que le vieux monde tombe en ruines. Ne faudrait-il pas entendre que les partisans de la liberté négative et ceux de la liberté positive ont besoin les uns des autres pour parvenir un jour à un résultat intéressant ?

 

Pour finir une autre question aussi ample que rapide : l’évolution constatée par les sociologues contemporains du rôle de l’individu, en tous cas dans les sociétés occidentales, ne peut-elle pas donner un auditoire nouveau à l’idée de liberté négative ?

Rapport critique

Rapport « critique » d’un texte de Ruwen Ogien en vue du séminaire ETAPE

Par Irène Pereira
– Novembre 2014 –

 

1 – La liberté négative, une conception libérale

 

La liberté négative : être libre, c’est ne pas être empêché (définition libérale qui apparaît déjà chez Thomas Hobbes et reprise par Isaiah Berlin)

 

Néanmoins, dans la tradition libérale, plus que la question du pouvoir politique, il s’agit du rapport à autrui. Le pouvoir politique doit empêcher l’empiétement d’autrui sur ma liberté et ma propriété. Ce qui fait que la loi civile, est perçue comme une limitation à la liberté naturelle (« faire ce qui me plaît » – tel est la définition de la liberté naturelle selon Hobbes dans Le citoyen) nécessaire pour rendre possible la liberté civile. Etre libre, c’est alors pouvoir faire tout ce que les lois n’interdisent pas : autre formulation de la liberté négative.

 

Il me semble qu’auparavant Ruwen Ogien se réclamait avec son éthique minimaliste d’une définition négative de la liberté qui était la formulation qu’en avait donné Mill dans De la liberté : faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

 

Or dans le texte qu’il a produit pour ETAPE, il reprend la notion de liberté comme non-domination de la tradition républicaniste en la tordant dans le sens d’une liberté négative. Je ne vais pas détailler ici la controverse entre républicanisme et libéralisme, et donc effectuer une critique républicaniste de la thèse défendue par Ruwen Ogien. Cela même s’il me semble difficile de détacher la liberté comme non-domination des conditions civiques qui la rendent possible (1).

 

Ce qui m’intéresse c’est de savoir si la thèse de Ruwen Ogien est compatible avec une conception anarchiste, et donc libertaire au sens fort.

 

2 – Anarchisme et liberté : les penseurs de l’anarchisme n’ont pas défendu une conception négative de la liberté

 

Il est symptomatique me semble-t-il que bien que Ruwen Ogien se proclame libertaire, il ne cite jamais des auteurs de la tradition anarchiste. Or anarchiste et libertaire sont pourtant synonymes initialement.

 

Le terme apparaît sous la plume de Joseph Dejacques. Il reproche à Proudhon paradoxalement d’être seulement libéral, de s’arrêter à mi-chemin, et non libertaire, car il ne défend pas l’émancipation des femme. Pour Dejacques, une société anarchiste doit viser à constituer une communauté humaine – l’humanisphère – dans laquelle sont abolis à la fois le contrat, forme juridique qui institue la propriété privée et le mariage. Il s’agit d’instaurer une société qui repose sur la solidarité et non sur le contrat. Les êtres humains doivent dépasser l’individualisme pour admettre qu’ils constituent une unité dont toutes les parties sont solidaires les unes des autres, c’est l’humanisphère.

 

Déjacques reproche à Proudhon de ne pas aller assez loin en n’abolissant pas la forme contractuelle. Mais Proudhon évolue lui même au cours de son œuvre dans son approche. En effet, dans un premier temps, il récuse tout principe de solidarité dans son ouvrage L’idée de révolution au XIXe s. Néanmoins, par la suite dans Du principe fédératif, il avance que sa théorie précédente conduit à ne pas dissocier suffisamment l’anarchisme du libéralisme économique.

 

Alors que dans un premier temps, il récuse la notion de solidarité comme base de sa théorie, il l’a réintroduit par la suite en particulier dans De la capacité politique des classes ouvrières. Le contrat de mutualisme n’est pas un contrat libéral, basé uniquement sur l’intérêt individuel, mais il engendre des obligations morales de solidarité.

 

Proudhon donne une définition de la liberté dans Confession d’un révolutionnaire distinguant entre la liberté simple, de l’homme à l’état de nature, et la liberté composée, qui correspond à la liberté sociale. L’homme le plus libre est celui qui a le plus de relation avec les autres. Cette définition doit être comprise en la mettant en lien avec la notion de « force collective » chez Proudhon. Cette notion sur laquelle il revient à plusieurs reprises dans son œuvre repose sur un principe de solidarité. L’exemple qu’il prend de l’Obélix de Louxor montre le lien entre force collective et liberté. Autrui n’est pas une limite à ma liberté individuelle, il est au contraire la condition de possibilité de l’augmentation de ma puissance d’agir. Je suis limité par mes capacités individuelles si je veux construire une maison. En revanche, si je fais appelle à la solidarité collective, je peux réaliser des objectifs que je n’aurai pas pu effectuer seul comme ériger un obélix ou construire une maison.

 

Cette conception qui tend à considérer autrui comme la condition de possibilité de l’extension de ma liberté et non comme une limite, se retrouve également chez Bakounine. Celui-ci s’oppose également à la liberté négative, qu’il considère comme une liberté de propriétaire. Autrui ne doit pas empiéter sur ma liberté car la liberté est pensée sur le modèle de la propriété privée. Or, au contraire, en tant que je ne suis non pas un individu au sens atomistique, mais que mon individualité est une résultante sociale, alors la liberté des autres augmente la mienne infiniment. Cela signifie qu’étant un être social autrui n’est pas une limite à ma liberté, mais que la solidarité est la condition de possibilité de ma propre liberté.

 

Ainsi, pour les auteurs de la tradition anarchiste, la liberté individuelle est indissociable de la solidarité. La liberté n’est pas un principe négatif, mais positif qui se rattache à une conception morale positive. L’existence humaine la plus riche est celle qui est tournée vers autrui. Ce que dit Gaston Leval lorsqu’il affirme par exemple que Louise Michel a été une individualité bien plus riche que Nietzsche ou Stirner. Il s’avère donc ainsi nécessaire de distinguer l’individualisme et l’individualité. La liberté négative aboutie à une conception pauvre de l’existence humaine.

 

Cette thèse se trouve défendue également par Kropotkine dont l’inspirateur explicite est Jean-Marie Guyau. Contrairement à ce qu’affirme Nietzsche, l’individualité ne s’affirme pas de la manière la plus riche dans l’opposition au troupeau. Pour Guyau, l’altruisme est l’expression d’une personnalité qui possède une force vitale tellement riche et puissante, qu’elle déborde vers les autres. C’est le principe même de la fécondité de la vie. L’entraide est pour Kropotkine non pas un principe de sacrifice du moi, mais au contraire l’altruisme est ce qui permet la plus grande affirmation de soi. C’est ce que Kropotkine appelle la morale anarchiste.

 

Cette position, on la retrouve également chez John Dewey lorsqu’il effectue une critique de l’utilitarisme. Dewey considère nécessaire de dépasser l’opposition entre altruisme et l’égoïsme. Celui qui se comporte de manière altruiste, ce n’est pas par un calcul utilitaire, mais parce que cela enrichi sa personnalité. Le médecin qui sauve au péril de sa vie un patient, ne le fait ni par intérêt, ni par esprit de sacrifice, mais parce que cela enrichie son existence.

 

3 – La liberté des mœurs : version libérale et version libertaire

 

Ruwen Ogien nous affirme que sa conception est compatible tant avec la liberté des mœurs qu’avec l’égalité économique sociale. C’est là que l’on peut avoir quelques doutes.

 

Tout d’abord, j’ai du mal à comprendre en quoi la liberté négative permet de s’opposer à l’inégalité économique et sociale. La seule affirmation qui semble s’approcher d’une justification dans son texte est la suivante :

 

« C’est à travers la notion de « mérite » ou de « responsabilité individuelle » pour ses choix que la liberté positive intervient pour justifier les inégalités économiques les plus révoltantes, et la tendance à blâmer les victimes d’un ordre social qui ne leur laisse pratiquement aucune chance de vivre décemment ».

 

Cela pourrait laisser entendre que les inégalités sociales et économiques trouveraient leur fondement dans des valeurs morales substantielles. On peut douter néanmoins que la remise en cause d’une idéologie morale conservatrice suffise à abolir les inégalités sociales. Les inégalités économiques et sociales semblent avoir également des racines matérielles liées à des rapports sociaux.

 

Il me semble au contraire que la liberté négative est fort compatible avec les inégalités socio-économiques en particulier lorsque Ruwen Ogien énonce ce qu’il entend par libertaire sur le plan des mœurs :

 

« elle est extrêmement permissive pour tout ce qui concerne les relations sexuelles ou autres entre adultes consentants, et elle admet pratiquement sans aucune réserve la liberté de disposer de son propre corps et de sa propre vie (qui inclut celle de changer de forme extérieure ou de sexe, de mettre ses capacités de procréer ou de donner du plaisir à la disposition d’autrui contre rétribution, de se nuire à soi-même en se suicidant ou en utilisant des drogues de toutes sortes, etc.) ».

 

Le programme peut sembler séduisant pour un libertaire, mais en réalité la difficulté, c’est qu’il repose sur une conception libérale, et non libertaire, des relations humaines. En effet, la question du consentement et de la libre disposition de soi sont pensés indépendamment des rapports sociaux existant dans la société.

 

– Premier élément, le rapport propriétaire de soi à son corps : l’individualisme possessif qui produit une analogie entre la propriété des biens matériels et la propriété du corps. Je peux donc disposer de mon corps comme je dispose d’un bien que j’ai acheté : je peux le vendre, le louer ou le détruire… L’individualisme possessif repose juste sur une métaphysique dualiste entre l’âme et le corps. Prochaine étape transhumaniste : je télécharge mon âme dans un robot que j’ai acheté puisqu’après tout mon corps n’est qu’un bien de consommation. Vision tout à fait compatible avec le libéralisme économique.

– Deuxième élément : la liberté négative considère le consentement indépendamment du principe d’égalité. La liberté est possible sans égalité. Je peux donc si je le consens me vendre en esclavage puisque j’ai une libre disposition de mon corps. Il serait tout à fait moraliste et parternaliste de m’en empêcher. Là encore, une telle vision repose sur un présupposé qui est celui du contractualisme libéral que l’on retrouve à la base du libéralisme économique.

– Troisième élément : le consentement individuel est pensé indépendamment des rapports sociaux inégalitaires. Les échanges marchands monétaires ne sont pas analysés dans ce que l’argent implique de rapports sociaux inégalitaires. La violence de la monnaie en tant qu’elle est inégalement repartie et son impact sur le consentement ne sont pas pris en compte. Que penser de la jeune femme désargentée qui se voit proposer des relations sexuelles par un homme fortuné ? Le choix est-il libre comme dans le cas de deux personnes qui sont économiquement fortunées ? Que penser de la volonté d’euthanasie lorsque l’on fait sentir à la grand mère qu’elle est un poids psychologique et qu’elle coûte cher et que de ce fait, elle ferait peut être bien d’avoir le désir de mourir.

La fable de la libre disposition de soi fonctionne-t-elle dans une société où existent des rapports sociaux économiques inégalitaires ? On peut en douter. (Je passe sur le fait que ceux qui promeuvent un usage libre des drogues peuvent être également les mêmes qui veulent interdire les OGM du fait des risques sanitaires que cela implique).

 

Á l’inverse, il est intéressant de s’interroger sur le fait de savoir si une société anarchiste, où le capitalisme aurait été aboli, pourrait admettre une éthique minimaliste et une liberté négative.

 

Par exemple, imaginons deux individus consentant dont l’un propose à l’autre de le tuer. Le consentement des deux partenaires suffit-il à ce que cette pratique puisse être légale ? Il semble tout de même que cela pose des difficultés plus complexes sur la validité du consentement. On sait que par exemple nombre de personnes lorsqu’elles sont dépressives souhaitent mourir, mais que ce désir peut disparaître sous l’effet d’un traitement d’anti-dépresseur et même après l’arrêt du traitement. Il me semble que l’on réduit des questions qui demandent de peser plus mûrement le pour et le contre sous différents angles à une liberté identifié à un simple désir immédiat. On réduit l’aspiration à la liberté à une action du type de l’acte d’achat impulsif. On peut supposer que l’étape d’après ce serait organiser une activité économique : payez et nous nous occupons de votre suicide.

 

Conclusion :

 

L’anarchisme est un courant politique qui exalte l’individualité et la liberté. Mais à la différence du libéralisme, il ne conçoit pas l’individu et la liberté en opposition avec autrui. Il ne propose pas une liberté négative. L’anarchisme propose une conception positive de la liberté. Elle repose sur une morale de la solidarité et le présupposé d’une nature sociale de l’être humain. Cela induit donc une éthique perfectionniste selon laquelle l’extension la plus grande de la liberté individuelle est obtenue dans le cadre d’une certaine organisation politique et un certain type d’existence.

Ainsi, il ne s’agit pas d’imposer par la force une morale anarchiste, mais le caractère éducationniste de l’anarchisme montre bien qu’il existe une conception positive de la liberté. Il s’agit de convaincre par exemple : il ne suffit pas que deux individus consentent à un contrat d’esclavage pour que cette situation soit satisfaisante. Les anarchistes défendent l’idéal positif d’une société libre qui implique une valeur positive d’égalité.

 

 

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Annexes

 

Je fournis néanmoins en annexe de ma lecture critique du texte de Ruwen Ogien des éléments sur ce qui me semble problématique dans son assimilation de la conception républicaniste de la liberté avec la liberté négative.

 

Annexe 1 :

– Pourquoi selon moi la liberté négative se distingue de la tradition républicaniste ?

Même si ce n’est pas le cœur de ma critique et je ne souhaite pas que le débat tourne autour de cette question, j’avoue ma surprise de voir la tradition républicaniste embarquée dans la définition négative de la liberté.

Il est exact que le républicanisme définit la liberté comme « absence de domination ». Néanmoins, il me semble que Ruwen Ogien n’explicite pas assez ce qui fait la différence entre cette définition et celle libérale de « ne pas nuire à autrui ».

En effet, il me semble que la tradition républicaniste met en place des mécanismes institutionnels qui renvoient à un positivisme juridique qui se différencient de la tradition du justnaturalisme libéral. La liberté civile dans la tradition libérale est une limitation de la liberté naturelle.

Dans la tradition républicaniste, la liberté civile ne s’appuie pas sur une liberté naturelle préexistante aux institutions politiques. Etre libre, comme l’explique Arendt, c’est dans la tradition républicaine antique, ne pas être esclave. C’est un statut juridique.

L’absence de domination politique peut être obtenue dans la tradition républicaine, comme l’explique, Rousseau, par la loi. Une République est un régime politique dans lequel les citoyens ne sont pas soumis au caprice arbitraire du tyran, mais à une loi générale. Je suis libre lorsque tout le monde est soumis aux lois car alors personne n’est au-dessus des lois.

Montesquieu propose une autre solution qui s’inscrit dans la tradition républicaniste. La non-domination est garantie par la limitation des pouvoirs entre eux. C’est une conception ancienne que l’on trouve déjà chez Aristote et Machivel : une république est un régime dans lesquels les grands et le peuple sont représentés. Le pouvoir des uns limite celui des autres. Au Royaume Uni, c’est l’existence d’une chambre des Lords et d’une chambre des communes.

Donc il me semble que dans la tradition républicaniste, il ne s’agit pas d’une simple liberté négative. En effet, ces conceptions en appellent aussi bien chez Rousseau que Montesquieu à la vertu publique. Il me semble qu’une grande querelle de la modernité qui oppose entre autres les libéraux et les républicains, que ces derniers soient néo-athéniens ou néo-romains, porte sur le rapport à la chose publique.

Pour les libéraux, les individus sont avant tout des hommes économiques, qui recherchent leur intérêt personnel et s’occupent de leurs affaires privées. Les institutions publiques doivent leur garantir la sécurité nécessaire à la recherche de la prospérité personnelle.

Pour les Républicains, les individus sont avant tout des citoyens. Ils doivent se consacrer en priorité à l’intérêt général, à la chose publique, la Res-publica. Il ne peut donc y avoir de République sans vertu civique. C’est pourquoi il me semble que la tradition républicaine sur ce plan ne promeut pas une liberté négative, mais positive.

Cet appel à la vertu des citoyens n’est donc pas accessoire à la liberté comme non-domination, mais essentielle dans la mesure où elle constitue la condition de possibilité des institutions politiques.

 

Annexe 2 : Liberté et responsabilité (un point évoqué dans le texte de Ruwen Ogien) : Spinoza propose une réponse à cette question. Il dit que ce n’est pas un choix libre pour un chien d’avoir la rage. Il n’empêche que sur le plan social, il est utile de le piquer. La responsabilité ne repose pas sur le libre-arbitre dans une conception rationaliste de la liberté, mais sur la rationalité de la punition. Donc ce n’est pas parce qu’un individu n’est pas libre au moment des faits, qu’il ne peut pas être sanctionné dans une telle conception. Mais cela nous éloigne de l’anarchisme.

Contribution de Didier Eckel

 

La question lancinante de la stratégie politique

Contribution au débat de la 16ème séance de juin 2015 du séminaire ETAPE

 

Par Didier Eckel

 

 

La question de la liberté négative et de la liberté positive, travaillée par Ruwen Ogien et débattue par les membres du séminaire ETAPE, vendredi 12 juin 2015, m’évoque, in fine, la question insoluble et stratégique du :

Comment peut-on inventer, et construire, de nouveaux mondes ?

 

Contradiction autour de la liberté positive

 

Tenter d’inventer de nouveaux mondes nécessite, probablement, de penser des modes d’organisation sociale différents permettant d’ouvrir les regards sur la « condition humaine ». Notamment de passer d’une vision essentialiste de l’homme (aujourd’hui forgée par plus de deux siècles d’organisation et de pensée libérales autour de l’homo œconomicus) à des représentations pluralistes des potentiels humains rendant envisageables des « dimensions plus positives » (mais pas exclusives) du vivre ensemble. Notamment les dimensions de coopération et de solidarité, chères aux libertaires. Mais est-il possible de tenter de privilégier des « dimensions positives » de l’humain sans promouvoir une (ou des) liberté(s) positive(s) ?

La critique faite par Ruwen Ogien de la liberté positive (faire dépendre, en partie, la liberté de la bonne – ou des bonnes- conduite-s- des individus entre eux ; comme le devoir de solidarité que je viens d’évoquer) permet de bien comprendre le risque des dérives moralistes et normatives de ce type de positionnement.

Selon Ruwen Ogien, si le juste (lié à la liberté négative, doublée de la non domination) doit s’appliquer à toutes et tous de la même façon, le bien est, lui, forcément pluriel (et même individualisé). Si le bien (ou le bon, lié à la liberté positive) tend à être universalisé, il y a de grands risques qu’il devienne une contrainte morale extérieure (contrainte d’un pouvoir et/ou sociale) donc antinomique avec l’exercice de la liberté.

Il pourrait donc y avoir une contradiction : vouloir (légitimement, me semble-t-il) tendre à une nouvelle organisation sociale promouvant le bien (l’individu coopératif et solidaire contre l’homo-œconomicus, par exemple) serait imposer une liberté positive nécessairement moralisante ; donc liberticide.

Ruwen Ogien semble se « contenter » de promouvoir la liberté négative (en y ajoutant la non domination). Pour ne pas avoir à se confronter à cette contradiction ? Ou parce qu’il ne se pose pas la question stratégique du « changement de société » ?

Pour ma part je préfère tenter d’affronter cette contradiction car je crois que travailler la question de la coopération et de la solidarité (entre autres) face au libéralisme ambiant est difficilement évitable. Mais comment s’y prendre sans tomber dans le travers signalé, à juste titre, par Ruwen Ogien ?

 

Fondez crane - Didier Eckel

Fondez crane – Didier Eckel

 

 

Trois pistes pour des chemins stratégiques

 

Je vais essayer de proposer quelques pistes (probablement très discutables et insatisfaisantes).

Tout d’abord en insistant sur le fait que je ne défends pas l’idée qu’il y aurait une « nature » (ni même une morale) solidaire de l’homme, à retrouver contre « l’erreur anthropologique » que serait la « nature » œconomicus de l’homme (pour reprendre l’exemple). Il s’agit bien de dire qu’il n’y a probablement pas de « nature » (bonne ou mauvaise) de l’homme. Un anti-essentialisme donc qui permettrait de penser une pluralité de possibles en devenir.

Le dernier livre de Jérôme Baschet [1] me semble intéressant par rapport à cette question. Il y défend l’idée d’une pluralité des mondes nouveaux (post-capitalistes) coexistant en même temps sur la planète. Multiplicité de mondes qui permettrait (peut-être) de ne pas engendrer une morale unique, une universalité du bien.

En m’appuyant sur le livre de John Holloway [2], assez proche de celui de Jérôme Baschet, je fais l’hypothèse que des expérimentations de micro-pratiques et de micro-organisations en marge du capitalisme (ce que John Holloway appelle des brèches) pourraient être des points d’appui pour rendre désirables (et non morales ?) de nouvelles facettes du vivre ensemble : l’expérimentation (pragmatique et donc censément non morale) plutôt qu’un discours de conviction potentiellement normatif (voire idéologique et même repoussoir ?).

Ces trois petites pistes (que je n’ai pas inventées) sont sans doute insuffisantes et ne produisent probablement pas une stratégie politique à elles seules mais il me semble qu’elles peuvent contribuer à étayer des chemins stratégiques toujours incertains. Des chemins d’autant plus obscurs pour les militantes et militants d’aujourd’hui que les temps ne paraissent guère favorables à une recherche d’émancipation (de liberté ?).

 

L’exemple de la prostitution

 

Pour alimenter mon propos, j’aimerai évoquer rapidement un point précis de discussion qui a accaparé une grande part du débat d’ETAPE ce vendredi 12 juin, à savoir, la question de la prostitution et la position féministe abolitionniste.

Pour Ruwen Ogien, s’assurer qu’aucune contrainte ne pèse sur une femme (ou homme) qui louerait son corps pour des actes sexuels, suffit pour ne rien avoir à redire contre cette pratique. Dans des conditions de non dominations [3] et avec un contrat synallagmatique librement accepté par les deux parties, la condamnation de cette pratique ne pourrait être que morale (liée à une vision positive de la liberté).

Cependant, ces conditions peuvent-elles vraiment être garanties (même dans une société égalitaire) ? Ruwen Ogien défend l’idée que même si une seule femme (ou homme) se trouvait dans ce cas « idéal » on ne pourrait pas interdire cette pratique sans risquer d’amoindrir nos propres libertés.

Cette position de Ruwen Ogien fut rudement débattue (voire combattue) par quelques participant-e-s. En ce qui me concerne, je suis partagé. Si je comprends bien cette logique (que je peux partager), je suis assez ennuyé par l’aspect minimal (voire minimaliste) de cette liberté négative (même augmentée de la non domination). Peut-on espérer changer les rapports sociaux (hommes/femmes, en l’occurrence) existant réellement en ne faisant que sanctionner des comportements de domination ou l’application de contrats non synallagmatique ? Ou doit-on tenter de faire changer les représentations anciennes pour de nouvelles ? Mais comment, si on ne veut pas recourir à des argumentations morales ou normatives (positives) ? Les trois petites pistes énoncées supra peuvent-elles contribuer à ce changement ?…

Philippe Corcuff, à la fin du débat, a pu dégager un point de vue que je trouve fort intéressant sur la philosophie analytique de Ruwen Ogien. Cette philosophie tend à « inventer » des situations « abstraites » comme outil de réflexion [4]. Cette méthodologie (loin de la sociologie) ne permet pas d’analyser le réel du monde tel qu’il est (ou supposé être). Il permettrait cependant de faire émerger des éléments de réflexion que révélerait plus difficilement un travail (sociologique) collé à un quotidien de contraintes et dominations de tous ordres. Dans le cas de la prostitution, il révèle que des positions abolitionnistes pourraient ne pas être étayées exclusivement par une analyse sociale rigoureuse mais aussi (parfois ?) par des jugements moraux.

 

Je terminerai ce petit texte en espérant ne pas avoir trop déformé les propos de Ruwen Ogien (et ceux de Philippe Corcuff) et surtout, sans les avoir pollués avec mes propres présupposés moraux.


 

Notes :

 

[1] Voir Adieux au capitalisme de Jérôme Baschet (éditions La Découverte, 2014)

[2] Voir Crack Capitalism de John Holloway (éditions Libertalia, 2012)

[3] Aucune domination économique, culturelle, sociale, physique ou autre… Aucune pression psychique ou autre…

[4] Par exemple une prostituée idéalement indemne de tous rapports sociaux ou affectifs de domination face à un client qui ne serait pas mal intentionné vis-à-vis d’elle (prostituée et client n’étant liés que par un contrat clair, satisfaisant pleinement les deux parties).

 

 

Séminaire ETAPE n°15 – Pratiques artistiques et critique sociale

Quinzième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Mai 2015 –

 

Pratiques artistiques et critique sociale

 

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Débat autour de deux interventions :

  • « Qu’est devenu le surréalisme en 2015 ? », par Gilles Durand, artiste et militant de la Fédération Anarchiste
  • « Musique hérétique, contraintes capitalistes et critique sociale. Esquisse de théorie d’une pratique », par Sarah Battegay et Richard Monségu, de la compagnie de musiques de l’interterrestre Antiquarks (http://www.antiquarks.org/)

 

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Contributions à venir


Séminaire ETAPE n°14 – Zapatisme et postcapitalisme

Quatorzième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Avril 2015 –

 

Zapatisme et postcapitalisme

 

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Autour d’un texte de Jérôme Baschet : « Expérience zapatiste, postcapitalisme et émancipation au XXIe siècle » – Jérôme Baschet est historien, maître de conférences à l’EHESS, auteur notamment de : La rébellion zapatiste (Flammarion, collection « Champs », 2005, réédition de L’étincelle zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Denoël, 2002) et d’Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes (La Découverte, 2014)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Guillaume Goutte, auteur notamment de Tout pour tous ! L’expérience zapatiste, une alternative concrète au capitalisme (Libertalia, 2014, http://editionslibertalia.com/tout-pour-tous-l-experience-zapatiste) et militant de la Fédération Anarchiste
  • Rapporteur « critique » : Yohan Dubigeon, docteur en science politique à l’IEP de Paris (thèse sur le conseillisme soutenue en janvier 2014), auteur notamment de « L’autogouvernement zapatiste à la recherche d’une réunification des temps de la transformation sociale : reconstruire pour mieux détruire » (revue Mouvements, n°66, mars-avril 2011, http://www.cairn.info/revue-mouvements-2011-2-page-145.htm)

texte de Jérôme Baschet

Expérience zapatiste, postcapitalisme et émancipation au XXIe siècle


Contribution au séminaire ETAPE d’avril 2015

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Par Jérôme Baschet

 


Jerome Baschet - Adieux au captialismeJérôme Baschet est historien, maître de conférences à l’EHESS (Paris), auteur notamment de : La rébellion zapatiste (Flammarion, collection « Champs », 2005, réédition de L’étincelle zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Denoël, 2002) et d’Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes (La Découverte, 2014)


 

Il est temps de rouvrir le futur. De rompre la chape de plomb du présent perpétuel caractéristique du capitalisme néolibéral, mais sans pour autant en revenir au futur préfabriqué de la modernité, bâti sur les certitudes du progrès et galvanisé par la foi en l’inéluctable advenir des lendemains radieux. Il s’agit, par conséquent, de faire émerger un mode d’existence inédit du futur, assumé dans son indétermination et son imprévisibilité, mais néanmoins pensable, dans son ouverture même, chargée de menaces autant que d’espérances.

 

L’impulsion utopique est indispensable pour nourrir l’action présente et lui conférer sa pleine vigueur. Sans l’imagination d’un monde postcapitaliste possible, nécessaire et urgent, la lutte anticapitaliste n’aurait à peu près aucun sens. Pour autant, il ne s’agit nullement de vaticiner une nouvelle prophétie, ni de boucler un de ces programmes dont les avant-gardes autoproclamées et prétendument éclairées par les lois de l’Histoire avaient, jadis, le secret. Il n’est pas question de breveter les plans d’une cité idéale, descendue du ciel et livrée clés en main. Nul chemin n’est tracé d’avance. Les processus d’émancipation sont et seront l’œuvre des hommes et des femmes de tous les recoins de la planète et il en naîtra un monde encore impensable et profondément diversifié : un monde fait de multiples mondes. Ce que l’on peut, depuis le présent, entrevoir de l’avenir ne saurait être tenu pour un modèle que certains pourraient chercher à imposer ou à utiliser pour s’arroger la mission de guider les autres au nom de leur prescience de la terre promise.

 

Et pourtant, il convient de commencer à donner corps à l’après de la société marchande, car notre appétit de futur accroît notre colère face à la misère du présent et démultiplie notre énergie pour l’action. Au reste, l’imaginaire utopique n’avance pas dans le vide, ni ne naît de notre seule soif de justice, de dignité et de fraternité. Il s’abreuve à quatre sources principales. Il s’ancre en premier lieu dans notre refus, aussi viscéral que raisonné, de l’oppression capitaliste et de la dépossession marchande, tout en étant attentif à ce qui, dans ce triste présent, peut être chargé de potentialités libératrices. Il se fortifie au contact des expériences de construction d’une réalité alternative – comme celle des zapatistes dont il a sera question ici – qui sont autant de fragments, fragiles mais ô combien précieux, d’un futur déjà présent. En outre, il se nourrit, sans les exempter de toute analyse critique, de la connaissance des sociétés traditionnelles non capitalistes et des formes de vie qui, jusqu’à aujourd’hui, ont pu résister en partie à l’imposition des normes de la modernisation et de la marchandise. Enfin, il doit soumettre les expériences historiques nées du désir d’émancipation à une évaluation critique aussi lucide que possible.

 

Bref, l’imaginaire utopique n’erre pas dans le ciel pur des désirs absolus ; il se construit à partir de formes sociales existantes, de l’expérience et de la compréhension de leurs tensions constitutives, et d’abord contre celles que nous refusons. Le futur qu’il s’agit d’ouvrir ne saurait être mis en jeu de manière abstraite, mais seulement à-partir-de-et-en-opposition aux caractères constitutifs du système capitaliste, tout en prenant appui sur les formes sociales en partie préservées de la logique marchande, qui existent encore aujourd’hui ou qui commencent à émerger. En partant d’une réalité historiquement située, l’imaginaire utopique gagne en force, tout en avouant son caractère nécessairement limité. Aussi ne s’agit-il, au mieux, que de soumettre à la discussion quelques principes élémentaires, voués à être dépassés dans la dynamique des processus collectifs d’émancipation. Une seule chose importe véritablement, à l’écart de toute utopie normative : prendre la mesure des potentialités ouvertes par la destruction du monde de la destruction et esquisser un espace de possibilités au sein duquel il y ait place pour une pluralité de mondes.

 

Il est temps de cesser d’affirmer que nous n’avons pas d’imaginaire alternatif à opposer à l’état de fait capitaliste. Pour autant, réveiller le futur n’implique pas de tracer par avance le chemin. Il s’agit seulement, mais non sans urgence, d’aviver notre désir de nous mettre en route et de nous charger d’énergie pour entreprendre le voyage. En appeler à l’imaginaire utopique n’implique pas de se livrer à un exercice d’école en quête d’une perfection vouée à demeurer un hors-lieu sans rapport avec l’action présente. Il n’y a nulle contradiction entre le désir de commencer à agir dès maintenant et la nécessité de tendre le regard vers l’horizon du monde postcapitaliste qui est notre espérance. Mieux, commencer à rêver et à débattre collectivement de ce que nous voulons construire fait partie intégrante du chemin. Un chemin qui se fait en marchant et se chemine en questionnant, empli de l’énergie qui nous meut vers ce qui n’est pas encore.

 

 

I – L’autonomie : le politique sans l’État [1]

 

Du zapatisme, on aura retenu d’abord l’audace du « Ya basta! » du 1er janvier 1994 qui est venu briser les illusions d’un Mexique accédant au club de la modernité (grâce à l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain), en même temps qu’il défiait l’apparente toute-puissance du néolibéralisme et apportait un démenti au mythe auto-proclamé de la fin de l’histoire. On a souvent souligné aussi le rôle du zapatisme comme antécédent et référent pour le mouvement altermondialiste qui a pris son essor à partir de 1999. Et on a parfois loué sa parole inventive, festive, poétique, nourrie par l’humour – laquelle n’est en réalité que l’expression d’une pratique politique réintégrée dans la densité de la vie [2].

 

Aujourd’hui, après bien des péripéties qu’on ne peut rappeler ici, le bilan concret dressé à l’occasion de l’Escuelita zapatista [3], à 20 ans du soulèvement armé, fait de la construction de l’autonomie le cœur de l’effort des communautés rebelles. Il s’agit de la mise en œuvre d’une forme d’autogouvernement (amorcée en décembre 1994, avec la proclamation de 38 Communes autonomes, et amplifiée à partir de 2003 avec la création de cinq Conseils de bon gouvernement), en même temps que de l’invention de formes de vie collectives à la fois ancrées dans la tradition indienne et inédites, constituant une alternative concrète à l’univers capitaliste dominant.

 

On aurait tort de ne voir là qu’une simple question « locale » (manière implicite de stigmatiser son absence de portée véritable). S’il est évident – et c’est heureux – qu’il s’agit d’une expérience territorialisée, on rappellera d’abord que son extension est loin d’être négligeable : la zone d’influence zapatiste a une extension à peu près équivalente à celle de la Belgique [4]. Surtout, si les zapatistes eux-mêmes récusent énergiquement l’idée que leur pratique puisse constituer un modèle, celle-ci n’en constitue pas moins un exemple doté d’une notable force expansive et une source d’inspiration susceptible d’encourager d’autres possibles alternatifs, adaptés à leurs lieux et histoires propres. C’est en cela que mérite d’être (davantage) connue et discutée une expérience qui est certainement aujourd’hui, l’une des « utopies concrètes » anticapitalistes et anti-étatiques les plus remarquables que l’on puisse observer à l’échelle planétaire.

*

L’organisation politique mise en place dans les territoires rebelles du Chiapas se déploie à trois niveaux : communauté (village); commune (plutôt comparable à un canton français); zone (ensemble ayant approximativement la dimension d’un département, et permettant la coordination de plusieurs communes). A chacune de ces échelles, existent des assemblées (l’assemblée communautaire est une forme traditionnelle dans le monde indien) et des autorités élues, pour des mandats de deux ou trois ans (« agent » municipal au niveau de la communauté, conseil municipal autonome, Conseil de bon gouvernement au niveau de la zone). L’enjeu de cette organisation politique tient à l’articulation entre le rôle des assemblées – qui est très important, sans qu’on puisse affirmer pour autant que tout se décide horizontalement – et celui des autorités élues, dont il est dit qu’elles « gouvernent en obéissant » (mandar obedeciendo). Quelles sont donc les modalités concrètes d’exercice des tâches de gouvernement qui permettent de faire du principe selon lequel « le peuple dirige et le gouvernement obéit » – ainsi que le rappellent de modestes panneaux plantés à l’entrée des territoires zapatistes – une réalité effective ?

 

Un premier trait tient à la conception même des mandats, conçus comme des « charges » (cargos), accomplies sans rémunération ni aucun type d’avantage matériel [5]. De fait, personne ne « s’auto-propose » pour exercer ces charges; ce sont les communautés elles-mêmes qui proposent ceux ou celles de ses membres qu’elles estiment fiables. Ces charges sont exercées sur la base d’une éthique effectivement vécue du service rendu à la collectivité.

 

Ceux qui exercent un mandat émanent donc des communautés elles-mêmes, en sont et en restent des membres ordinaires. Ils ou elles ne revendiquent pas d’être élu(e)s en raison de compétences particulières ou de dons personnels hors du commun. S’il y a bien un trait qui caractérise l’autonomie zapatiste, c’est qu’elle met en œuvre une dé-spécialisation des tâches politiques. Des membres des Conseils de bon gouvernement, les zapatistes ont pu dire : « ce sont des spécialistes en rien, encore moins en politique »[6].

 

Cette non-spécialisation conduit à admettre que l’exercice de l’autorité s’accomplit depuis une position de non-savoir. Les témoignages des membres des conseils autonomes insistent sur le sentiment de ne pas savoir comment remplir une telle tâche (« personne n’est expert en politique et nous devons tous apprendre »). Mais il est aussitôt souligné que c’est précisément dans la mesure où il/elle assume ne pas savoir que celui/celle qui a une fonction d’autorité peut être « une bonne autorité », qui écoute, apprend de tous, sait reconnaître ses erreurs et permet que le peuple le/la guide dans l’élaboration des bonnes décisions. Confier des tâches de gouvernement à ceux et celles qui n’ont aucune capacité particulière à les exercer est sans doute l’une des conditions d’une véritable démocratie. En l’occurrence, dans l’expérience zapatiste, cette situation constitue le sol concret à partir duquel peut croitre le mandar obedeciendo et elle est une solide défense contre le risque de séparation entre gouvernants et gouvernés.

 

On ajoutera que les charges sont toujours exercées de manière collective, collégiale, sans grande spécialisation. Elles sont contrôlées en permanence, d’une part par une commission chargée de vérifier les comptes des différents conseils et, d’autre part, par l’ensemble de la population, puisque les mandats, non renouvelables, sont aussi révocables à tout moment, « si les autorités ne font pas bien leur travail ».

 

La manière dont les décisions sont élaborées est évidemment décisive. Pour s’en tenir à l’échelon le plus ample, le Conseil de bon gouvernement soumet les principales décisions à l’Assemblée de zone; s’il s’agit de projets importants ou si aucun accord clair ne se dégage, il revient aux représentants de toutes les communautés de la zone de mener une consultation dans leurs villages respectifs afin de faire part à l’assemblée suivante soit d’un accord, soit d’un refus, soit d’amendements. Le cas échéant, ces derniers sont discutés et l’assemblée élabore une proposition rectifiée, qui est à nouveau soumise aux communautés. Plusieurs allers-et-retours entre Conseil, Assemblée de zone et villages sont parfois nécessaires avant que la proposition puisse être considérée comme adoptée. La procédure peut s’avérer lourde mais n’en est pas moins nécessaire: « un projet qui n’est pas analysé et discuté par les communautés est voué à l’échec. Cela nous est arrivé. Maintenant, tous les projets sont discutés »[7].

 

Pour autant, durant l’Escuelita, les maestr@s zapatistes ont pris soin de réfuter la thèse d’un parfait horizontalisme auquel les autorités seraient entièrement soumises. Ils l’ont fait d’une manière presque provocante au regard des interprétations parfois trop idéalisantes de l’expérience zapatiste : « il y a des moments où le peuple dirige et le gouvernement obéit; il y a des moments où le peuple obéit et le gouvernement dirige ». Le gouvernement obéit, parce qu’il doit consulter et faire ce que demande le peuple; le gouvernement commande parce qu’il doit appliquer et faire respecter ce qui a été décidé, mais aussi lorsque l’urgence oblige à prendre des mesures sans pouvoir consulter. Plutôt qu’une totale horizontalité qui court le risque de se dissoudre par manque d’initiatives ou de capacité à les concrétiser, on pourrait donc comprendre le mandar obedeciendo comme l’articulation de deux principes. D’un côté, la capacité de décider réside pour l’essentiel dans les assemblées; de l’autre, on reconnaît à ceux qui assument temporairement une charge de gouvernement une fonction spéciale d’initiative et d’impulsion, ce qui ne va pas sans ouvrir le double risque d’une déficience ou d’un excès dans l’exercice de ce rôle.

 

Enfin, il importe de souligner que les membres des Conseils de bon gouvernement (situés dans les Caracoles zapatistes, dont les villages peuvent se trouver fort éloignés) accomplissent leur tâche par rotation, en se relayant par période de 10 à 15 jours. Ce système est décisif, car il leur permet de poursuivre leurs activités habituelles, de continuer à s’occuper de leurs familles et de leurs terres. C’est donc une condition indispensable pour garantir la non-spécialisation des tâches politiques et pour éviter qu’apparaisse une séparation entre l’univers commun et le mode de vie de ceux qui – fut-ce pour un temps bref – assument un rôle particulier dans l’élaboration des décisions collectives.

 

Au total, l’autonomie ne postule pas qu’elle serait par principe protégée de toute césure entre des gouvernés et des gouvernants qui, pourtant, ne se distinguent presque en rien les uns des autres. De fait, elle ne vaut que par les mécanismes pratiques qu’elle invente pour lutter en permanence contre ce risque et pour entretenir et amplifier la dynamique diffractante de l’autorité.

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L’autonomie est une politique ancrée dans des formes de vie partagées ; son objet est d’en assurer la défense et d’en permettre l’épanouissement. Il revient aux Conseils de bon gouvernement d’œuvrer à la coexistence entre zapatistes et non zapatistes, mais aussi d’affronter les situations conflictuelles que les autorités officielles ne manquent pas de susciter, dans un contexte d’intervention contre-insurrectionnelle permanente.

 

Les autorités autonomes tiennent leur propre registre d’état civil. Elles exercent la justice, tant au niveau de la communauté que du conseil municipal et du Conseil de bon gouvernement. Il ne s’agit pas d’une justice qui, depuis la Loi abstraite de l’État, énonce culpabilités et sentences, mais d’une justice de médiation qui, depuis le concret des situations, recherche un accord et une réconciliation entre les parties, sur la base de travaux d’intérêt général et de formes de réparation au bénéfice des victimes ou de leurs familles (en excluant le recours punitif à la prison, qui fait l’objet d’une critique radicale). La justice autonome zapatiste a pour vertu de ruiner l’idée de la justice comme institution hautement spécialisée : elle démontre que la justice peut être rendue par des personnes dépourvues de formation spécifique – et ce de manière très satisfaisante, puisque la justice autonome est amplement sollicitée par des non zapatistes qui apprécient son absence de corruption, sa complète gratuité et sa connaissance des réalités indigènes, en contraste flagrant avec la justice constitutionnelle mexicaine [8].

 

Les conseils municipaux et de bon gouvernement ont le devoir d’impulser les projets susceptibles d’améliorer la vie collective, de défendre et d’amplifier les capacités productives propres, de veiller au bon fonctionnement du système de santé autonome (cliniques de zone, micro-cliniques municipales, agents communautaires de santé) et de l’éducation autonome. De fait, les zapatistes ont créé – à partir de rien, dans des conditions matérielles extrêmement précaires et entièrement à l’écart des structures étatiques – leur propre système éducatif. Ils ont construit écoles primaires et secondaires, en ont élaboré les programmes et conçu l’organisation, ont formé les jeunes qui y enseignent. L’éducation fait l’objet d’une mobilisation collective considérable, peut-être la plus intense de toutes celles qu’implique l’autonomie [9]. Dans ces écoles, apprendre fait sens, parce que l’éducation s’enracine dans l’expérience concrète des communautés comme dans le souci partagé de la lutte pour la transformation sociale, donnant corps au « nous » de la dignité indigène autant qu’au « nous » de l’humanité rebelle.

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« Ils ont peur que nous découvrions que nous pouvons nous gouverner nous-mêmes » : par cette affirmation, qui condense l’expérience vécue de l’autonomie zapatiste, la maestra Eloisa ne se contente pas de faire apparaître la nuisible inutilité de la classe politique et de tous les experts auto-proclamés de la chose publique. Elle ruine les fondements de l’État moderne et met Hegel au tapis, dans la mesure où, pour celui-ci, c’est le propre du peuple que de n’être pas en condition de se gouverner par lui-même [10]. La représentation politique moderne tient moins à la délégation de pouvoir en elle-même qu’à une dichotomie postulée entre le peuple, caractérisé par son incapacité politique, et une élite de compétence à laquelle le premier est obligé d’avoir recours. Si l’État moderne affirme abstraitement le principe de la souveraineté du peuple, c’est pour mieux le déposséder, en pratique, de l’exercice effectif de cette souveraineté, en organisant et en amplifiant la séparation entre gouvernants et gouvernés. A l’exact opposé de cette logique, l’autonomie est le pouvoir du peuple, non seulement par l’origine de la représentation politique, mais dans son exercice même; elle est lutte permanente pour éviter que les gouvernants (temporaires) ne se séparent des gouvernés. C’est en ce sens que l’autonomie est une politique non étatique (on peut définir les Conseils de bon gouvernement comme des formes de gouvernement non étatiques). Elle est une politique qui se fonde sur la capacité de « faire par nous-mêmes » ; elle est une politique de la dignité partagée.

 

Une précision encore. On n’aurait guère avancé si le « nous gouverner nous-mêmes » consistait à faire la même chose que d’autres faisaient jusque-là à notre place. Certes, définir l’autonomie comme une politique non étatique devrait suffire à faire entendre qu’il ne saurait s’agir que d’une forme de gouvernement radicalement autre. Encore faut-il en préciser quelques conséquences tangibles. En premier lieu, les tâches de gouvernement sont ramenées à une simplicité tout à fait étrangère aux arcanes administratives et aux mystères de la chose étatique. Un observateur perspicace a pu décrire l’activité des Conseils de bon gouvernement de la manière suivante : « toute la farce des mystères de l’État et les prétentions de l’État furent éliminées par les Conseils, formés essentiellement de simples paysans… qui réalisaient leurs tâches publiquement, humblement, à la lumière du jour, sans prétention d’infaillibilité, sans se cacher derrière les fastes ministériels, sans avoir honte de confesser leurs erreurs et de les corriger. Ils transformaient les fonctions publiques en fonctions réelles des communautés, au lieu qu’elles soient les attributs occultes d’une caste spécialisée ». On aura reconnu la description que Marx donne de la Commune de Paris qui, à quelques mots près – j’ai tout juste remplacé Commune par Conseils et travailleurs par paysans ou communautés –, semble faite sur mesure pour les instances autonomes zapatistes [11].

 

Remarquable, l’expression de la dernière phrase invite à souligner que le gouvernement des conseils et des assemblées s’enracine dans les formes de vie partagées et n’est rien d’autre, au fond, qu’une manifestation de l’énergie collective visant à vivifier le commun. C’est pourquoi aussi l’autonomie est une politique du concret, de la singularité des lieux et des territoires, de la particularité des histoires et des « manières de faire ». De fait, il n’y a pas une forme unique et définitive du gouvernement autonome zapatiste : ses modalités diffèrent d’un caracol à l’autre, d’une commune à l’autre, et ne cessent de se modifier. Pas de recette à appliquer ni de plan préalable : l’expérience d’auto-gouvernement avance avec pour guide non des certitudes préétablies mais les questions qui se posent à chaque pas (caminar preguntando), dans une démarche incessante et assumée d’essai/rectification. C’est ce que les zapatistes nomment aussi « buscar el modo » (chercher la manière), ce qui signifie qu’il s’agit, non de prétendre élaborer une résolution générale et abstraite des problèmes relatifs à l’autonomie, mais de découvrir le chemin à suivre dans l’activité même du faire, en fonction de la particularité des situations et des personnes impliquées. Récusant une logique de la généralisation et de l’abstraction, l’autonomie inscrit le politique dans les singularités concrètes des expériences et dans la processualité même du faire.

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La logique de l’autonomie peut donc être considérée comme démultipliable, mais sous des formes chaque fois spécifiques, en fonction de la singularité des territoires et des expériences. Elle suppose d’abord de reconnaître aux communautés de vie la capacité de s’organiser en fonction de leurs choix propres. C’est ce qu’on pourrait appeler la commune, unité locale dans laquelle plusieurs communautés de vie et de production se trouveront associées, qui pourrait constituer, dans les lieux les plus divers, le cadre d’un auto-gouvernement visant à organiser, à travers ses conseils et ses assemblées, la vie collective. Comme le font les zapatistes avec les Conseils de bon gouvernement, il y a tout lieu de penser que ces mondes ancrés dans leurs territoires et leurs choix de vie sauront se coordonner, au niveau régional, afin de prendre des décisions d’intérêt partagé, de réguler productions et échanges et de résoudre – ou du moins de « contenir » – des contentieux dont rien ne permet de penser qu’ils auraient magiquement disparus. Il est vraisemblable qu’ils seront également amenés à mettre en place des instances de coordination à des échelles plus vastes, notamment pour compenser les déséquilibres en ressources naturelles et, plus que tout, afin de veiller à la préservation de la biosphère. Seule la pratique pourra permettre d’établir, à travers des processus d’essai et de rectification, le bon équilibre entre l’autonomie des entités locales et les mécanismes d’organisation supra-locaux. Il va de soi que le fonctionnement des instances étant d’autant plus problématique qu’on s’éloigne du niveau local, il sera judicieux de réaffirmer les principes évoqués dans l’analyse de l’autonomie zapatiste (mandats courts et révocables, conception de la délégation ne conférant qu’une autorité faible, consultation des assemblées locales pour toutes les décisions importantes, absence de séparation entre les univers de vie, etc.). Surtout, leur rôle devra être strictement limité aux questions qui ne peuvent être résolues au niveau des communes ou des instances régionales.

 

En bref, il s’agit de concevoir une forme d’organisation politique fondée sur l’autonomie des communes locales et leur capacité à se coordonner, en un emboîtement des différentes échelles d’organisation de la vie collective. Par conséquent, ce monde ne peut être tenu ni pour une collection de cellules locales autarciques ni pour un système abstraitement mondialisé à partir d’une structuration centralisée. Il ne peut se construire ni en s’enfermant dans un localisme asphyxiant, ni par le coup de force d’un universalisme abstrait. Il suppose la conjonction d’un régime d’autonomies locales, comme fondement d’une vie collective auto-organisée, et d’un maillage planétaire ouvrant à l’interconnexion coopérative des entités de vie.

 

Il s’agit de renoncer à une conception du politique fondée sur la puissance d’entités abstraites et unifiantes pour faire prévaloir des formes politiques ancrées dans la multiplicité concrète des formes de vie partagées. Aux représentations d’État qui enseignent à penser d’en haut et abstraitement, peut alors se substituer un regard qui part d’en bas, de la réalité concrète des collectifs, de leur capacité à faire ensemble et à s’ouvrir à la pluralité des mondes qui compose la communauté planétaire.

 

 

II – Le bien vivre : le commun sans l’Economie

 

Malgré les avancées de l’autonomie, les zapatistes ne prétendent nullement être sortis du capitalisme ; ils ont tout à fait conscience de vivre sous la pression constante de la synthèse capitaliste, qui entrave leur capacité d’action et multiplie les agressions de toutes sortes. Dans ce contexte, il est décisif de revendiquer et de fortifier une forme d’agriculture paysanne fondée sur l’usage de terres ejidales et communales (à l’encontre de la destruction massive de la paysannerie provoquée par l’ALENA, à l’encontre aussi des réformes néolibérales annulant l’héritage constitutionnel de la Révolution mexicaine). Ceci implique également une participation active à la défense des territoires contre les méga-projets miniers, énergétiques, touristiques ou d’infrastructures, qui mobilise aussi bien les zapatistes que les autres peuples indiens réunis au sein du Congrès National Indigène.

 

Cette agriculture paysanne n’est pas seulement défendue par les zapatistes, mais aussi amplifiée (notamment par la récupération massive de terres en 1994, qui a permis de créer de nouveaux noyaux de peuplement, mais aussi de développer des formes nouvelles de travail collectif permettant de répondre aux besoins de l’autonomie) et revitalisée (pratiques agro-écologiques, élimination des pesticides commerciaux, défense des semences natives). Cette lutte passe encore par la mise en place de circuits d’échanges propres et de réseaux solidaires internationaux (principalement pour le café) susceptibles de contourner des intermédiaires dénommés « coyotes ». L’autonomie suppose aussi de démultiplier la capacité à produire par soi-même, d’où l’essor de coopératives dans de multiples domaines (boulangerie, tissage, cordonnerie, menuiserie, ferronnerie, matériaux de construction, etc.).

 

On peut aussi souligner l’absence de la forme-salaire au sein de l’autonomie zapatiste. C’est le cas pour ceux qui assument des charges politiques mais aussi pour les promotores de educacion qui accomplissent leurs tâches sans percevoir de salaire, en comptant sur l’engagement de la communauté de couvrir leurs nécessités matérielles ou bien de les aider à travailler leur parcelle, pour ceux d’entre eux qui en disposent. De même, les écoles fonctionnent sans personnel administratif ou d’entretien, ces tâches étant assumées, dans une logique de dé-spécialisation, par les « promoteurs » et les élèves. Il est essentiel de constater que les « services » caractéristiques de l’autonomie sont assurés à travers différentes formes d’échange, sans recourir à une intensification de la monétarisation des relations collectives.

 

Il n’en reste pas moins que les difficultés de l’autonomie témoignent de la force menaçante de la synthèse capitaliste. Donner corps aux potentialités d’un monde libéré de cette dernière demande donc un saut imaginatif plus conséquent que pour la dimension politique de l’autonomie. Si l’on peut définir le capitalisme comme la société de l’Economie, son dépassement implique de rompre les ressorts de la centralité dominatrice acquise par l’Economie. Cela signifie libérer la planète et les êtres qui l’habitent d’une compulsion productiviste dont le ressort fondamental est l’impératif de valorisation du capital, de production-pour-le-profit, voire de production-pour-la-production. Cette logique s’avère de plus en plus insensée et destructrice à mesure que l’exigence de valorisation engage des quantités de capitaux en augmentation exponentielle, oblige à capter des ressources en voie d’épuisement, pousse la marchandisation jusque dans les moindres recoins des espaces et des subjectivités.

 

A cette logique, on opposera celle du bien vivre, notion forgée par les peuples amérindiens, que l’on prendra non comme l’expression d’une sagesse immémoriale mais comme un concept élaboré dans le contexte de leur résistance présente à l’intensification des attaques systémiques. Qu’une telle notion puisse être l’objet de toutes les récupérations (par exemple, comme slogan de l’action néo-développementiste du gouvernement équatorien) ne saurait suffire à nous en détourner. On peut y voir en effet un apport théorico-pratique d’une portée considérable et une façon extraordinairement pertinente de récuser la norme centrale de l’univers capitaliste en lui opposant un principe radicalement autre. Supposant la critique de l’idéologie du progrès et du développement, le bien vivre oppose à la quantification marchande, le qualitatif du vivre humain, qui ne se mesure pas et peut seulement s’éprouver en termes éthiques et esthétiques, dans le plaisir de l’être et du faire. Dans le bien vivre, qui n’a de sens qu’a être partagé par tous et toutes, convergent une éthique du collectif, qui privilégie la solidarité, l’entraide et la convivialité au détriment des rapports de compétition et de domination, ainsi qu’un principe d’équilibre et de mesure, qui doit prévaloir dans les rapports entre les êtres et notamment entre les humains et la Terre Mère. En bref, le bien vivre a l’immense mérite de récuser, avec une impeccable clarté, la centralité des déterminations économiques et de faire des choix relatifs à la forme même de la vie vécue le cœur sensible de l’organisation collective.

 

Sur cette base, le passage au post-capitalisme suppose moins une appropriation des moyens de production qu’un démantèlement du système productif-destructif actuel, engendré par la logique de valorisation du capital. On peut estimer qu’environ la moitié du temps de travail mobilisé sous l’empire de l’actuelle compulsion productiviste correspond à des tâches humainement dépourvues de pertinence et/ou nuisibles. Abandonner ce champ de soumission à la logique du capital et du travail sera sans doute (malgré des séquelles durables dont la réparation demandera de rudes efforts) l’un des aspects majeurs de l’émancipation à venir. Reste qu’une partie du système productif présent – celle dont on estimera collectivement qu’elle peut répondre à des besoins reconnus comme pertinents – pourra faire l’objet d’une réappropriation, non sans en réorienter, bien sûr, les objectifs et en transformer les modalités de fonctionnement. Enfin, un troisième champ de transformation tient à l’amplification de nos propres capacités à faire par nous-mêmes (laquelle peut être engagée dès aujourd’hui et, de fait, constitue la base des espaces libérés ne disposant pas de la force nécessaire pour amorcer la réappropriation des moyens de production captés par les circuits de l’Economie capitaliste).

 

Dans la mesure où les options productives cessent d’être déterminées par les exigences de la valorisation du capital et les injonctions destinées à la soutenir, dans la mesure aussi où il s’agit de garantir le réencastrement de la production dans les choix relatifs aux formes de vie, il n’y a pas d’autre solution que de les soumettre à des processus de décision collective. Ces choix relatifs aux biens et services tenus pour socialement pertinents et dont la production sera donc assumée collectivement devront être élaborés dans les assemblées concernées [12]. Il est probable qu’ils feront l’objet d’âpres débats, opposant sans doute des visions davantage enclines à faire confiance aux solutions techniques et d’autres plus techno-critiques. Les options retenues pourront varier selon les lieux et les traditions culturelles; et il est probable aussi qu’elles évoluent pour rectifier des expériences antérieures inappropriées, en fonction aussi des modifications des écosystèmes et, peut-être, en un processus d’éloignement progressif des habitudes héritées du productivisme capitaliste.

 

Ces débats seront ce que les assemblées décideront qu’ils soient ; mais on peut évoquer deux critères possibles, en vue des choix à opérer. Le premier est la mesure de l’impact écologique de chaque production, en prenant soin d’inclure toute la chaîne allant de l’extraction des matériaux jusqu’au traitement des déchets, en passant par les besoins en infrastructures et en transport. Il devrait conduire à juger insoutenables certains types de production. Attentif aux implications sociales de chaque choix productif, le second critère consisterait à placer le bénéfice collectif attendu de chaque bien ou service en regard des contraintes qu’implique sa production, et notamment de la charge de travail qui en découle, directement et indirectement. Ce critère devrait constituer une forte incitation à écarter le plus grand nombre possible de services et de produits, car il y a tout lieu de penser que les collectifs humains seront peu enclins à sacrifier à la légère l’un de leurs biens les plus précieux : le temps de vivre. C’est très exactement cela que signifie mettre fin au règne de l’Économie et subordonner les activités productives à la préservation des formes de vie partagées. Et c’est en cela que la récupération de la centralité du temps concret et de l’auto-organisation de la vie individuelle et collective devrait impliquer une limitation radicale des exigences de production.

 

Ainsi, imaginer un monde postcapitaliste consiste à saisir, dans toutes ses dimensions, ce que peut être une société débarrassée de la logique de la valeur, de la production-pour-le-profit et du travail-pour-la-survie. Cela implique de faire place à un processus de dé-spécialisation généralisée des tâches, qui ouvre à chacun la possibilité d’expérimenter de multiples champs d’activités et de facultés, au lieu de les restreindre, comme aujourd’hui, au nom de l’efficacité supposée des « spécialistes ». Outre qu’elle permet de réaliser soi-même de nombreuses tâches qui requéraient auparavant le recours au travail d’autrui et à la consommation marchande, une telle option est avant tout le fondement d’un enrichissement de l’expérience individuelle et collective.

 

Mais une telle dé-spécialisation n’est pas possible sans une révolution du temps. Si dans le monde capitaliste le « temps libre » n’est que l’envers de la soumission au Travail, son complément voué tant à la consommation qu’à la (re)production de soi, le temps disponible devient, dans la société postcapitaliste, l’essentiel. Il s’agit d’une autre temporalité, qui est aussi le fondement d’une autre subjectivité. À la tyrannie de l’urgence et des temps brefs, à la logique du temps mesuré qui enferme chacun dans le couloir d’une course réglée comme une implacable machinerie, s’oppose un temps de la disponibilité, ouvert à toutes les ramifications de l’échange, à tous les embranchements des devenirs possibles. Au temps quantifié, dominé par l’obsession du rendement, s’oppose un temps quantitatif et concret : le temps de la vie vécue et de la convivialité. À l’opposé de la chrono-contrainte qui fonde la société marchande, la décompression temporelle est la condition d’une dé-spécialisation généralisée du faire.

 

Décompression temporelle, dé-spécialisation généralisée, créativité du faire réunifié, expansion des subjectivités coopératives, élimination des hiérarchies entre activités manuelles et intellectuelles (comme entre théorie et pratique, raison et émotions, etc.) : telles sont quelques-unes des manifestations sensibles qui devraient être éprouvées dans un univers débarrassé de l’injonction à produire pour satisfaire l’exigence dévorante de la valorisation du Capital en même temps que libéré de la soumission au Travail comme forme obligée de la médiation sociale. La « déséconomisation » radicale de l’univers collectif est la condition du bien vivre pour tous/toutes.

 

 

III – Multiplicité des mondes : l’humanité (et les non humains) sans l’Universel

 

La logique de l’autonomie implique de rompre avec la pensée de l’Un et avec les formes d’homogénéisation/abstraction qui l’accompagnent. Elle construit à partir de réalités localisées, ancrées dans des territoires propres, incarnées dans des formes de vie spécifiques. Son déploiement implique un monde de singularités concrètes, une multiplicité de mondes. « Un mundo donde quepan muchos mundos (un monde où il y ait place pour de nombreux mondes) », disent les zapatistes. On aurait tort de ne voir dans cette formule qu’un éloge banal de la pluralité. Elle est bien plutôt la manifestation de cette pensée des singularités et de la multiplicité qu’implique une politique de l’autonomie. Encore faut-il observer que, dans cette formule, la multiplicité des mondes n’est pas donnée pour elle-même, comme simple coexistence ou comme pure fragmentation d’expériences locales atomisées; au contraire, elle s’articule le commun d’un monde et sa multiplicité constitutive. C’est à partir de la co-participation à ce qui est partagé que la reconnaissance de la multiplicité prend sens, en même temps que le commun ne saurait se construire qu’à partir de la pluralité des expériences qu’il implique.

 

Ce principe a des implications nombreuses et profondes. D’abord, il pourrait inviter à une introspection relative à nos manières de faire, ainsi qu’à une réflexion sur les formes d’organisation pertinentes dans une perspective anticapitaliste, dès lors qu’il s’agit non de penser l’action à partir d’une homogénéité unifiante mais de fortifier notre capacité à faire ensemble à partir de nos différences. Les zapatistes ont souligné avec insistance que cette diversité, notre hétérogénéité, était une richesse et qu’il serait bon de cesser d’y voir une faiblesse (au nom du culte d’une unité souvent confondue avec uniformisation). La véritable difficulté est que faire ensemble avec des différences réelles suppose un art spécifique – un art de l’écoute, un sens du commun, une capacité à s’auto-proportionner – qui n’est pas précisément ce à quoi nos egos hypertrophiés et nos subjectivités formatées par plusieurs siècles d’individualisme occidental sont le mieux préparés.

 

Plus largement, il conviendrait de se faire à l’idée que l’univers post-capitaliste pour lequel nous luttons sera tout sauf UN et qu’il ne saurait y avoir un seul chemin, une seule modalité du processus d’émancipation. Ainsi, on doit souligner que le bien vivre n’est en rien un principe uniformisateur. Certes, il implique un ensemble de valeurs assurant la prééminence du qualitatif de la vie, mais il ne dit rien de la manière spécifique par laquelle chaque collectif humain définit et définira ce qu’est pour lui le bien vivre. Ces définitions seront éminemment diverses en fonction des lieux, des enracinements mémoriels et des trajectoires historiques et culturelles particulières. Le bien vivre peut être assumé comme un principe commun précisément en ce qu’il ouvre à la multiplicité de ses modalités concrètes. Il faut reconnaître pleinement que le monde du bien vivre, ce monde libéré de la tyrannie capitaliste, doit être capable de faire place à des mondes véritablement et profondément distincts les uns des autres.

 

En même temps, le monde de l’autonomie n’est pas une collection d’entités locales autarciques. Celles-ci se coordonnent, se fédèrent, échangent, collaborent, se rencontrent, apprennent, partagent. Elles ont également conscience d’appartenir à un même monde, à une même bio-communauté planétaire. Ces échanges, ces rencontres, ces dialogues ne peuvent prendre corps que sur la base d’un respect qui suppose à la fois absence de toute prééminence et reconnaissance des différences. A cette échelle – et dans la mesure où les singularités des multiples collectifs humains peuvent être considérées comme relevant de trajectoires culturellement différenciées – le défi de faire ensemble à partir des différences implique d’accorder une attention particulière à une démarche que l’on qualifiera d’interculturelle. Non pas un multiculturalisme systémique, mais une interculturalité entendue comme part intégrante d’une transformation radicale, comme condition d’une reconnaissance de l’autre, d’une écoute et d’un faire commun dans le monde de la multiplicité.

 

Sur une telle base, la question de l’Universel ne peut qu’être profondément repensée. Il convient de récuser un faux universel qui n’est rien d’autre que l’universalisation de valeurs particulières, qui a accompagné l’expansion de la domination occidentale et, de surcroît, s’est construit sur la base d’un Homme abstrait, occultant les différences entre les êtres réels. Dans un monde de la multiplicité des mondes, il ne saurait y avoir de l’universel – entièrement à construire – que sur la base des singularités, dans une recherche de ce qui est partageable à travers les différences. Cela suppose une tension permanente entre unité et pluralité (que se propose de rendre le terme de pluniversalisme ou celui de uniPLURIuniPLURI…versalisme).

 

Sortir du capitalisme implique ainsi une révolution anthropologique, une rupture avec la forme d’humanité caractéristique de l’Occident moderne, définie notamment par le topos d’une nature humaine perverse et égoïste, par la prééminence de l’individu sur la société, ainsi que par le grand partage entre nature et culture. Il s’agit de renoncer à placer l’humain en surplomb de la « nature », pour le réenglober dans la trame des interactions du vivant. Assurément, les cultures non occidentales, qu’il ne s’agit nullement d’idéaliser, savent souvent mieux que la nôtre donner corps à cet ensemble qui n’est pas autour de nous mais nous traverse et nous constitue (la Terre Mère pour les amérindiens). Elles ont su aussi préserver une conception interpersonnelle de la personne – se constituant dans et par les relations aux autres – qui balaie le mythe d’un individu préexistant au lien social, auto-institué et a-relationnel. De telles transformations anthropologiques – visant notamment à combiner conception interpersonnelle de la personne et expansion des singularités individuelles – sont nécessairement impliquées par le déploiement du monde du bien vivre, du commun, du faire coopératif et du respect de la Terre Mère.

 

Il serait donc plus que regrettable de continuer à postuler qu’il n’existe de potentialités émancipatrices radicales que dans une tradition critique née au sein de la modernité occidentale. Outre que les courants dominants d’une telle filiation se sont largement fourvoyés et auraient tout intérêt à chercher ailleurs de précieux renforts pour aider à leur refondation, on doit récuser l’ethnocentrisme qui consisterait à renvoyer inéluctablement les mondes non occidentaux vers l’image conservatrice, hiérarchisante et patriarcale de la tradition. Au contraire, les aspirations émancipatrices inscrites dans l’histoire occidentale et celles qu’ont portées et portent les sociétés non occidentales peuvent se féconder mutuellement, pour mieux faire front au monde de la destruction. Il s’agit en quelque sorte de s’attaquer au système-monde capitaliste par les deux bouts, en alliant le désir de dépassement de ceux qui s’efforcent de sortir de la société de la marchandise et la capacité de résistance créative de ceux qui rechignent à s’y laisser absorber entièrement et défendent avec obstination des formes d’expérience qui restent encore partiellement préservées des rapports marchands.

 

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On dessine ainsi les contours d’un anticapitalisme non étatique, non productiviste et non occidentocentrique. Il s’agit de nous défaire, dans un même mouvement, d’une triple abstraction constitutive de l’univers capitaliste : celle de la marchandise, celle de l’Etat, celle de l’Universel (comme construction abstraite de l’Homme). Seule la destruction de la machine folle de la production-pour-la-production peut libérer véritablement l’expansion des multiplicités dans tous les registres de la vie individuelle et collective, pour rendre possible une politique de l’autonomie qui part des singularités concrètes, des dignités partagées et expérimente des formes de coordination pensées à partir des différences et non à partir de la réduction à l’Un. Par là, on pointe trois des écueils des principales tentatives d’émancipation (manquée) au cours du XXe siècle, lesquelles ont reproduit, à travers l’Etat, les mécanismes de dessaisissement des capacités collectives de faire et n’ont su se démarquer ni des logiques productivistes ni des présupposés de la modernité renvoyant les cultures non occidentales à une position rétrograde dont le progrès devait les tirer.

 

Il s’agit de rouvrir le futur. Mais aussi, indissociablement, le présent. Car, loin de renvoyer toute transformation radicale dans un avenir attendu mais sans cesse reporté, une expérience comme celle des zapatistes montre que l’autonomie peut commencer à se construire ici et maintenant. Il s’agit même de hâter le pas, tant le rythme de la dévastation des écosystèmes et des paysages intérieurs s’accélère – non sans cultiver en même temps la patience de qui entreprend de se préparer comme il convient.

 

Il s’agit de défendre, de créer et de faire croître des espaces libérés, à toutes les échelles que les rapports de force permettent de combiner, sans négliger ni dévaloriser les plus infimes d’entre elles. Ces espaces ne sont ni purs ni entièrement libérés ; il suffit qu’ils soient en procès de le devenir. Certes, il serait ingénu, et dépourvu de pertinence politique, de prétendre construire des îlots protégés du désastre ambiant, sans plus se soucier des avancées de la destruction du vieux monde auquel on prétend échapper. Les espaces libérés doivent être conçus comme des espaces de combat, toujours menacés, obligés de se défendre et probablement aussi contraints à l’offensive (comme le démontrent les zapatistes). Dans un contexte marqué par l’accentuation des difficultés de reproduction du monde de la marchandise, on peut juger opportun de multiplier toutes les formes d’expérience consistant à construire sur notre propre terrain.

 

Il s’agit, redisons-le, de hâter le pas, de défaire les amarres qui peuvent être dénouées et de commencer à construire par nous-mêmes, fusse de manière balbutiante, ce qui, déjà, est véritablement nôtre.

 

 

 

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Notes

[1] Le présent texte reprend de manière synthétique les chapitres 2, 3 et 4 de mon livre Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes, Paris, La Découverte, 2014. L’expérience zapatiste est présentée ici de façon partiellement différente. Les chapitres 1 (dynamiques actuelles du capitalisme) et 5 (expansion des espaces libérés) n’ont pas pu être évoqués.

[2] Pour une présentation plus générale, je me permets de renvoyer à La rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Champs-Flammarion, 2005.

[3] Sur cette expérience, voir Jérôme Baschet et Guillaume Goutte, Enseignements d’une rébellion. La petite École zapatiste, Paris, Éditions de l’Escargot, 2014.

[4] Il faut préciser que coexistent sur le même territoire communes autonomes et communes « officielles ».

[5] Inutile d’insister sur l’abîme qui sépare l’autonomie zapatiste du système constitutionnel en vigueur au Mexique, lequel permet, par exemple, à certains présidents municipaux de percevoir des traitements de l’ordre de 200.000 pesos par mois, soit cent fois le salaire minimum.

[6] Sous-commandant Marcos, Saisons de la digne rage, Paris, Climats, 2009, p. 183.

[7] Explications données durant l’Escuelita zapatista.

[8] Voir l’imposant travail de Paulina Fernandez Christlieb, Justicia Autónoma Zapatista. Zona Selva Tzeltal, Mexico, Ediciones autonom@s, 2014.

[9] En 2008, on pouvait estimer que, dans les cinq zones zapatistes, 500 écoles fonctionnaient, dans lesquelles 1300 promotores accueillaient quelques 16000 élèves. Les documents de l’Escuelita zapatista mentionnent, pour los Altos, l’une des cinq zones, 157 écoles primaires, 496 promoteurs et 4886 élèves.

[10] « Le peuple (…) constitue la partie qui ne sait pas ce qu’elle veut. Savoir ce que l’on veut (…) cela est le fruit d’une connaissance et d’une intelligence profondes, qui justement ne sont pas ce qui caractérise le peuple (…) les fonctionnaires supérieurs possèdent nécessairement une intelligence plus profonde et plus vaste de la nature des institutions et des besoins de l’État », Philosophie du Droit, 301.

[11] La citation provient des brouillons de La guerre civile en France, cités dans Teodor Shanin, El Marx tardío y la vía rusa. Marx y la periferia del capitalismo, San Cristóbal de Las Casas, Cideci-Unitierra, 2012, p. 112-113 (version anglaise: Late Marx and the Russian Road, New York, Monthly Review Press, 1983; http://digamo.free.fr/shanin83.pdf).

[12] Il va de soi que les activités d’auto-production assumées de manière individuelle ou micro-collective n’ont pas à dépendre de tels débats collectifs.

rapport critique

La politique zapatiste, entre réappropriation démocratique et renouveau stratégique


Rapport « critique » d’un texte de Jérôme Baschet pour le séminaire ETAPE d’avril 2015

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Par Yohan Dubigeon

Docteur en science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris

 

 

Introduction

 

Je repartirais de l’importance même, à mes yeux, de travailler sur « l’étude de cas » zapatiste.

Comme Jérôme Baschet, il me paraît essentiel de réintroduire de l’utopie dans la discussion du ou des projets de transformation révolutionnaire de la société. La question de l’utopie, ou celle du projet politique positif comme le disais Castoriadis, est d’autant plus essentielle qu’elle est encore souvent un oublié des discussions entre militants et penseurs de l’anticapitalisme. De ce point de vue, je suis convaincu de l’orientation générale de l’intervention de Jérôme.

À ceci, j’ajouterai cependant qu’un projet d’autonomie viable doit tenir sur ses deux jambes en articulant à la fois sa dimension utopique (projet politique positif, instant d’après, transformation des relations sociales) et sa dimension stratégique (le comment, dimension destructive ou processus de transition : question de la destruction des institutions capitalistes et libérales existantes, ce qu’on a longtemps appelé le processus de dépérissement de l’État). Si à mon sens cette dimension stratégique a longtemps été hypertrophiée par la pensée révolutionnaire sous l’influence dominante du marxisme-léninisme et face au fait historique de l’URSS (souvent embarrassant pour les acteurs/penseurs révolutionnaires), le mythe de la fin de l’histoire, l’avènement de l’altermondialisme et le poids des crimes soviétiques ont souvent entrainé un retour de bâton tellement fort, que l’on est tombé dans l’écueil inverse : valorisation de la dimension utopique ici et maintenant et oubli de la dimension stratégique. Dans cette perspective fataliste, penser la stratégie, ce serait forcément se salir les mains, dévoyer, rendre impur. Mieux vaut alors faire comme si ce problème n’existait pas. Entendons nous bien, je ne prétends aucunement que tout projet de transformation ici et maintenant est vain et inutile, sans quoi je ne serais pas ici à discuter du mouvement zapatiste. De ce point de vue, je me retrouve dans la formule de Jérôme Baschet selon laquelle non seulement il n’y a pas de contradiction entre l’action ici et maintenant et la pensée d’un futur libéré du capitalisme, mais encore que l’articulation entre les deux est nécessaire. De ce fait même, je pense que tout projet politique réellement révolutionnaire, réellement anti- ou post-capitaliste, ne peut faire l’économie d’une réflexion sur sa stratégie, c’est à dire à la fois d’une réflexion sur les éléments de confrontation avec l’extérieur (les institutions que ce projet rejette, mais aussi et surtout l’autour, le reste de la société), et d’une réflexion sur les contradictions et limites internes inhérente à tout projet utopique existant et donc empêtré d’une certaine manière dans les contradictions de notre société inégalitaire, exploiteuse, aliénante, etc. Je me retrouve assez bien de ce point de vue dans l’analyse faite par Daniel Bensaïd sur la dilution des repères stratégiques après les grandes périodes de défaite du mouvement ouvrier.

Ce problème stratégique est rapidement évoqué dans la conclusion de Jérôme, mais il s’agit à mon avis de lui donner une vraie place centrale. Je propose donc de discuter aussi de cette « deuxième jambe », qui manquerait au débat si on ne l’évoquait pas. Je procèderai donc en 2 temps :

 

  1. retour sur certains éléments du projet politique évoqués par Jérôme : contre l’état, la marchandise, l’universel ;
  2. discussion des éléments stratégiques que soulèvent l’autonomie zapatiste et le projet d’autonomie post-capitaliste – pour reprendre les termes de Jérôme – de manière générale.

 

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Retour sur les éléments du projet politique zapatiste

 

Sur la question de la réappropriation

 

Je préciserais en disant que ce n’est pas l’un plutôt que l’autre, mais bien les deux. N’oublions pas – mais je sais que ce n’est pas le cas dans les travaux de Jérôme Baschet – que l’autonomie zapatiste, comme toutes les formes d’autogouvernement observables dans l’histoire, n’ont été possibles qu’à partir d’un préalable indispensable : la réappropriation collective d’un espace privatisé de la vie sociale, les moyens de production mais aussi les lieux de vie (quartiers, village). Dans le cas zapatiste, il s’agit de la prise des terres au moment du soulèvement de 1994 et des lois révolutionnaires instituant la propriété collective de celles-ci. Il ne faut pas oublier ceci (cf. Marcos parlant des « conditions matérielles de l’autonomie » dans « La treizième stèle »). Sans cette réappropriation/expropriation qui n’est autre que la libération d’espaces proprement physiques, l’autogouvernement, même comme expérience ici et maintenant, ne serait pas possible.

C’est d’ailleurs en oubliant ce préalable indispensable que quelqu’un comme John Holloway peut défendre l’idée d’une révolution sans le pouvoir, qui se détournerait de toute forme de pouvoir, alors que le préalable à des tels mouvements est bien la récupération, peut-être pas du pouvoir (étatique), mais d’espaces de pouvoir privatisé.

 

Sur l’organisation du pouvoir

 

L’organisation du pouvoir politique zapatiste promeut deux principes centraux : 1) faire de l’assemblée délibérative, de la discussion collective, le cœur et le centre de la vie politique ; 2) élire l’ensemble du personnel politique et administratif qui est donc délégué et contrôlé en permanence par cette assemblée. Cette démocratie promeut à la fois la discussion directe, mais aussi et surtout réconcilie le pouvoir politique avec le lieu, l’espace physique et sociale de rencontre et de discussion. Cela implique trois conséquences décisives :

La perspective par rapport à nos régimes libéraux dits démocratiques est inversée : le cœur du politique n’est pas le centre (l’état) face à la périphérie, mais la base (assemblée communautaire) face au sommet. Il s’agit d’un fédéralisme véritable, reprenant le vieux principe de subsidiarité à partir duquel émerge une délégation concentrique : le mouvement ascendant de la base vers le sommet est le mouvement premier et non dérivé de l’exercice politique.

– Pour autant nous ne sommes donc pas dans une conception purement horizontale, jugée impossible, de l’exercice du pouvoir. Cet autogouvernement n’est pas contre la représentation, ainsi que le feraient croire la plupart des analystes libéraux [1]. Plutôt que dans un rejet total, nous sommes ici plutôt dans un refus d’une certaine forme de représentation : la libérale, conçue comme délégation pérenne de souveraineté, c’est à dire comme aliénation en tant qu’il s’agit de consentir à abandonner tout pouvoir effectif de participation et de décision en dehors du processus électoral. On retrouve ici la critique faite par Castoriadis de la représentation libérale [2].

– Donc si le mouvement ascendant est bien premier, le mouvement descendant n’est pas supprimé. Les délégués doivent rendre des comptes et sont en permanence responsables devant les assemblées. De plus, comme l’explique J. Baschet dans son travail, ils utilisent régulièrement des procédures de type « navette » pour construire les projets politiques en partenariat avec les assemblées, et ne décider d’un projet délicat qu’une fois ce processus de navette (qui est bien plus qu’une simple consultation démocratique au sens où on l’entend aujourd’hui dans les procédures de type budget participatif) arrivé à maturation suffisante. Il y a bien interaction permanente entre représentés et représentants qui permet à la fois l’extension forte de la participation populaire, et la garantie d’un contrôle effectif des premiers sur les seconds.

 

Sur la dé-spécialisation politique

 

Autre point essentiel à mes yeux, la déspécialisation politique, ou le ré-enchâssement de la politique au sein des autres activités sociales. Ce trait central est le produit de la conjonction de divers procédés : rotation forte et rapide des représentés, charges publiques qui ne se substituent pas à l’activité professionnelle « normale » des délégués, participation élargie du grand nombre à des charges, conception éducative de celles là c’est-à-dire conception de l’exercice politique comme une praxis éducative, etc.

Nous sommes bien face à une conception totalement nouvelle du politique qui rappelle bien plus volonté les origines athéniennes de la démocratie ou les expériences autogestionnaires du mouvement ouvrier que nos régimes représentatifs : le politique est ré-enchâssé dans les autres activités sociales et n’est plus une fonction technique en tant que telle, mais une part de la tâche sociale qui chacun.e doit remplir. On retrouve ici les racines la conception aristotélicienne de la citoyenneté : savoir être gouvernant et gouverné. Non pas rejet de la représentation, mais rejet de la division stable et fixe entre gouvernants et gouvernés.

 

Diversité de l’autonomie, unicité du projet d’émancipation

 

À la fin de sa partie sur l’autonomie contre l’État, Jérôme évoque la multiplicité des formes du projet d’autonomie, qui fait directement écho à sa discussion sur la critique de l’universel. Cet aspect est central : comme projet révolutionnaire et projet démocratique (auto-institution), le projet d’autonomie, les expériences d’autogouvernement sont à chaque fois différentes tout en partageant chaque fois une même aspiration :

  • réappropriation démocratique de la vie collective (extension horizontale, contrôle vertical) ;
  • action politique comme action pour la liberté, c’est-à-dire comme voie d’émancipation individuelle et collective.

De ce point de vue, les principes politiques d’organisation de la vie démocratique mis en place par le mouvement zapatiste sont saisissants non pas en eux-mêmes, mais pour ce qu’ils disent. Tout en étant créés pour répondre à une situation locale, ils partagent des fondations essentielles avec d’autres mouvements politiques. Je pense évidemment à la Commune de Paris, citée par Jérôme Baschet, et dont les points communs avec l’expérience zapatiste sont saisissants, mais également à ce que j’appelle la démocratie des conseils : ces expériences de conseils ouvriers, de conseils de quartiers, qui ont tenté de développer des formes démocratique d’autogouvernement dont les principes sont tout à fait comparables avec ceux des zapatistes, bien que les contextes soient radicalement différents [3].

Sans gommer les différences notables entre ces expériences, il est nécessaire de s’intéresser aux racines et aspirations communes, que l’on retrouve sous la forme de principes directeurs. De manière non exhaustive, voici ceux qui me semblent les plus centraux : ancrage territorial dans la vie sociale concrètes (lieu de vie/lieu de travail) assemblées réunies régulièrement, élection et révocabilité de tous les fonctionnaires, salaire équivalent au salaire moyen, délégués mandatés sur mandat impératif/injonctif, contrôle et révocabilité permanente, vertu éducative des fonctions politiques (changement de conception de la compétence, c’est-à-dire du rapport au faire / savoir ; pratique / théorie), etc.

En soi, ces principes de garantissent rien, il ne s’agit pas d’une check-list du bon projet d’autogouvernement. Mais ils sont un préalable indispensable. Pris ensemble, ces principes font sens vers :

1) la réappropriation publique ancrée dans des espaces collectifs : lieu de vie, lieu de travail ;

2) la diffusion horizontale de la démocratie à partir de l’assemblée décisionnelle, depuis laquelle découle une délégation concentrique rotative et contrôlée ;

3) un pouvoir politique d’autant mieux contrôlé et réapproprié collectivement qu’il est déspécialisé et réintégré dans l’ensemble de la vie sociale.

Deux implications centrales se dégagent de cette analyse : la conception radicalement démocratique du pouvoir et le constat du fait que ces mesures sont celles d’un processus de dépérissement radical de la machine d’État. Nous sommes bien à la fois dans un processus constructif (défense d’un projet) et destructif (lutte contre)

 

Discussion des éléments stratégiques

 

Cela nous ramène à l’articulation entre projet et stratégie dont je parlais en introduction. De cette articulation découle une tension permanente dans les projets politiques révolutionnaires : celui entre fétichisme et instrumentalisation, ou entre courants spontanéistes et substitutistes. Dans les expériences auxquelles j’ai renvoyé tout à l’heure, en passant à nouveau au-dessus des spécificités propres à chaque mouvement, on retrouve deux grandes tendances stratégiques, qui défendues à l’extrême deviennent des écueils, des impasses.

 

Les deux écueils de la stratégie révolutionnaire

 

L’instrumentalisation du mouvement et l’orientation substitutiste

 

Dans la lignée du jacobinisme, on retrouve les courants léninistes les plus stricts, mais aussi la social-démocratie qui se réunissent dans la subordination du mouvement d’émancipation à l’objectif de prise en main du pouvoir d’État. Historiquement, ces tendances, poussées à l’extrême, ont provoqué le détournement et le dévoiement de diverses expériences d’autogouvernements tels que les soviets russes ou les conseils allemands.

À gros traits, voici les éléments stratégiques les plus caractéristiques de ces courants :

– valorisation du problème du rapport de force (= il faut gagner) par rapport à la logique du mouvement et des transformations ici et maintenant : les moyens plutôt que la fin ;

– concentration sur la progression du rapport de force vis-à-vis des opposants au détriment des principes du projet comme du pluralisme ;

– rôle des médiateurs/des organisations : construction d’une avant garde qui introduit de l’extérieur ses directives au mouvement.

 

La fétichisation du mouvement et l’orientation spontanéiste

 

On trouve ici certains courants spontanéistes du gauchisme des années 70, certains pans du conseillisme hostiles à l’organisation politique, certains courants de l’anarchisme puis du post-modernisme. Historiquement, ces tendances poussées à l’extrême on favorisé l’échec et l’écrasement d’expériences florissantes telles que la Commune de Paris. En se détournant du problème du rapport de force vis-à-vis du gouvernement de Versailles et en voulant trop se considérer comme « un gouvernement en temps normal », les idéologues et acteurs de la Commune ont sacrifié la viabilité de la Commune à son idéal.

Voici les éléments stratégiques les plus saillants de cet écueil :

– valorisation de l’ici et maintenant par rapport à la stratégie : la fin plutôt que les moyens ;

– concentration sur les principes politiques statiques plutôt que sur la progression dynamique : risque d’opérer une check liste des bons principes et des bonnes pratiques à appliquer ;

– rôle des médiateurs/organisations : rejet de toute organisation séparée qui dicterait des objectifs au mouvement ; méfiance envers les organisations directement politiques.

 

Le positionnement zapatiste en question

 

Stratégie

 

L’autonomie zapatiste est pensée comme constituant à la fois la finalité et le moyen. En d’autres termes, les outils politiques mis en place se veulent à la fois organes de luttes (moyens) et laboratoires de nouvelles relations sociales (fin). Malgré l’isolement dans lequel est confinée la lutte zapatiste et son échec – il faut le reconnaître – à faire tâche d’huile sur le territoire, on trouve bien une volonté de réunifier les temps de la transformation sociale.

 

Organisation

 

L’EZLN n’a fait ni le choix de s’auto-dissoudre comme organisation séparée, ni le choix de se substituer aux organes de gouvernement zapatiste. En ce sens, l’EZLN semble vouloir tenir à distance à la fois les excès instrumentalistes du léninisme, et les excès spontanéistes de certains courants gauchistes.

 

Rejet des excès instrumentalistes du léninisme : c’est dans l’ADN même du mouvement comme en témoigne sa construction historique, depuis le foco des années 80 et sa confrontation avec la population chiapanèque indigène (cf. les écrits de Marcos à ce sujet et l’ouvrage de Carlos Tello-Díaz, La rebelión de las cañadas : origen y acenso del EZLN). De ce positionnement découle le fait que la base et le cœur décisionnel du mouvement soient les populations civiles zapatistes, les communautés, les assemblées. D’où aussi certaines tentatives de création d’organisations politiques civiles : le FZLN puis la Otra Campaña, avec des succès plus ou moins probants. L’EZLN s’est malgré cela toujours maintenu, refus de se dissoudre face d’abord à la répression gouvernementale directe, puis face au conflit larvé des paramilitaires.

 

– Refus d’un spontanéisme total : l’EZLN a toujours gardé une position extérieure de « guide » et de garant, en contact avec les autorités zapatistes civiles des communautés. La création des Conseils de Bons Gouvernement en 2003 a permis de clarifier et stabiliser le rapport entre l’organisation militaire et le gouvernement politique avec la création des comités de vigilance : ils sont formés de permanents de l’EZLN qui ne peuvent prendre aucune part dans le gouvernement civil, mais doivent assurer d’un « contrôle de légalité » sur les autorités. Il s’agit donc de veiller à ce que les lois zapatistes soient respectées et à ce que les délégués/dirigeants n’excèdent pas leurs prérogatives.

 

Sans entrer ici dans les détails, le parallèle avec la pensée de Castoriadis à ce sujet s’avère instructive : au sein du groupe Socialisme ou Barbarie, il entretiendra de nombreux débats, notamment avec Claude Lefort, autour de la question de la stratégie et de l’organisation. Castoriadis se montrera toujours à la fois critique de l’avant-garde léniniste, mais aussi de la coupure totale entre organisation et mouvement. Entre ces deux écueils, il tentera de développer une praxis militante et politique intermédiaire.

 

Limites

 

Enfin, des limites doivent toute de même être rappelées, dont la première et la plus centrale : l’échec d’extension du mouvement, son relatif isolement, et le manque de soutiens politique dans le reste du Mexique. On ne peut évidemment imputer la responsabilité de ces problèmes à l’organisation zapatiste interne, mais afin de ne pas non plus idéaliser ce mouvement (comme aucune expérience historique enthousiasmante), et afin de faire avancer le chemin de l’auto-émancipation ici et maintenant, il est important de se questionner là dessus.

 


 

Notes :

 

[1] Pour qui il y aurait, en gros, trois conceptions de la représentation : 1) la représentation libérale comme transmission de volonté ; 2) la représentation incarnative issue du jacobinisme puis du léninisme, qui serait totalitaire et 3) le rejet de toute forme de représentation, conception autarcique et naïve nécessairement vouée à l’échec.

[2] Castoriadis parle de représentation comme aliénation jusqu’au sens « juridique » du terme : en tant que transfert de propriété. cf. Cornelius Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe 5. Fait et à faire, Paris, Seuil, 2008, p. 78.

 

[3] Voir Y. Dubigeon, La démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, thèse de doctorat de science politique sous la direction de Jean-Marie Donegani, IEP de Paris, 29 janvier 2014, 482 p.

Séminaire ETAPE n°13 – Dominations, intersectionnalité et convergences des mouvements sociaux émancipateurs

 

Treizième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Mars 2015 –

 

Dominations, intersectionnalité et convergences des mouvements sociaux émancipateurs

 

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  • Une intervention de Philippe Corcuff (maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, membre de la Fédération Anarchiste)

 

  • Discutant : Wil Saver, (membre d’Alternative Libertaire)

 


En partant de textes de Houria Bouteldja et de quelques autres [1]

 

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Par Philippe Corcuff

Juillet 2015


 

Introduction : les Indigènes de la République et l’intersectionnalité par un « Blanc » trouble

 

intersectionnalite luttesDans ce texte, j’envisage le double problème de la pluralité des modes de domination, sous l’angle de ce qu’on appelle aujourd’hui, dans des secteurs des sciences sociales comme dans certains milieux militants, « l’intersectionnalité », et des convergences possibles entre mouvements sociaux émancipateurs. Je le fais sous un double plan analytique (l’analyse de ce qui est ou a été), puisant dans les outillages des sciences sociales, et normatif-prospectif (l’exploration de ce qui devrait et pourrait être), relevant de mes engagements militants comme du registre de la philosophie politique. Ce texte est donc un hybride entre logiques universitaire et militante.

 

Intersectionnalité

 

L’intersectionnalité se présente comme un espace de problématiques émergeant à la fin des années 1980, d’abord aux États-Unis en prenant appui sur les analyses produites par le Black feminism dès les années 1970, puis en France seulement dans la deuxième moitié des années 2000 [2]. Ces approches diversifiées s’efforcent de s’interroger sur des croisements entre différents rapports sociaux de domination : rapports de classe, rapports de genre, rapports raciaux, etc.

 

Ces perspectives ne cherchent pas à juxtaposer des logiques de domination diversifiées pour les articuler ensuite, mais permettent de « saisir les mécanismes de domination comme configurations complexes résistant au modèle de la superposition de propriétés sociales indépendantes », selon Alexandre Jaunait et Sébastien Chauvin [3]. Dans cette logique, loin de réduire le positionnement des dominés à « une simple addition de handicaps », elles peuvent insister « sur les contextes permettant des compensations et des retournements »[4]. Cela a également stimulé des travaux ne réduisant pas les mobilisations collectives ou les fabrications identitaires personnelles à « une appartenance objective », mais éclairant la façon dont « les sujets eux-mêmes » participent à bâtir des identités collectives et individuelles dans un contexte de dominations plurielles et complexes [5]. Il faudrait ajouter, si l’on suit la récente rectification de Chauvin et Jaunait : dans un contexte de dominations nécessairement plurielles et complexes, et cela afin d’éviter l’essentialisation de « groupes intersectionnels » et de situations supposées « plus complexes »[6]. C’est ce qui fait que la notion d’intersectionnalité ne peut pas être assimilée à celle d’intersection. Les problématiques de l’intersectionnalité interrogent en particulier de manière critique ceux qui prétendent incarner les différentes catégories d’opprimés, à travers notamment « la monopolisation de la représentation des groupes dominés par les membres de ces groupes qui sont détenteurs de propriétés dominantes » (par exemple, « les femmes blanches de la bourgeoisie » dans le mouvement féministe)[7].

 

Je vais tenter ici d’éclairer de manière décalée ce type de problématiques en les liant à la question politique de possibles convergences entre des résistances émancipatrices diversifiées, à partir du moment où l’on a pris acte de la pluralité des modes de domination et de leurs chevauchements dans les sociétés contemporaines. Je ne partirai pas, pour ce faire, de la littérature académique, mais des productions intellectuelles d’une organisation récente à visée émancipatrice sur un terrain longtemps marginalisé au sein des grands mouvements et partis émancipateurs en France : l’oppression postcoloniale.

 

Le postcolonial et les Indigènes de la République

 

Parler d’oppression postcoloniale, c’est associer une série d’inégalités, de discriminations et de contraintes structurelles affectant l’immigration postcoloniale dans les sociétés comme la France, en faisant la double hypothèse d’éléments de continuité historique entre les colonisations européennes et les processus actuels, mais aussi d’analogies entre les deux périodes, et donc à la fois des proximités et des différences [8]. L’islamophobie, en tant que stigmatisation discriminatoire des « musulmans » et de « l’islam » dans l’espace public, se présente comme une composante significative du contexte postcolonial depuis le 11 septembre 2001 dans le monde occidental, avec une généalogie plus ancienne en France, passant par les premières « affaires du voile »[9]. Le postcolonial constitue un angle éclairant certaines caractéristiques du réel observable, mais sans l’épuiser. Il se présente comme une boussole globale imparfaite (comme tout outillage théorique), mais utile dans les dédales du réel, en offrant par ailleurs des prises pour une action émancipatrice. Cependant, quand le postcolonial prétend absorber toute l’intelligibilité, comme on le verra par la suite, la boussole se transforme en bulldozer aplatissant les rugosités et les contradictions du réel comme les résistances telles qu’elles émergent concrètement.

 

L’organisation concernée par cette étude est le Parti des Indigènes de la République (PIR), forme largement embryonnaire d’une force politique postcoloniale ou décoloniale [10], qui s’inscrit dans ce que la chercheuse en science politique Soline Laplanche-Servigne appelle, en s’inspirant de la notion d’« espace des mouvements sociaux » forgée par Lilian Mathieu [11], « l’espace de l’antiracisme »[12]. Je m’arrêterai plus particulièrement sur des textes écrits par sa porte-parole et cofondatrice, Houria Bouteldja, ainsi que par quelques autres de ses membres. La critique compréhensive qui sera proposée d’analyses produites par des militants des Indigènes de la République débouchera sur une esquisse de pistes pour penser de manière déplacée le problème des convergences entre mouvements sociaux émancipateurs. Critique, mon approche s’efforcera de mettre à distance des impensés et des écueils, en recourant notamment à des outils puisés dans les sciences sociales, tout en m’inscrivant dans la perspective d’une politique d’émancipation pluridimensionnelle qui reste à bâtir. Compréhensive, elle prendra en compte des questionnements nouveaux et des ressources critiques apportés par cette organisation au pot commun potentiel des mouvements sociaux émancipateurs, en essayant d’écarter les caricatures qui traînent dans les milieux radicaux et libertaires sur elle.

 

Une biographie militante cahoteuse

 

Je dois préciser que mes rapports ont évolué au cours du temps vis-à-vis des Indigènes de la République : de signataire de l’appel fondateur de 2005 dans une optique de « soutien critique » à un éloignement progressif sur la base de l’approfondissement de mes critiques. Mais ces critiques, tâchant de prendre appui sur des arguments controversables, sont en rupture avec certaines stigmatisations ayant cours sur les Indigènes de la République : « islamistes », « racistes » ou même « rouges-bruns »[13]….Mes échanges critiques antérieurs avec les Indigènes de la République ont concerné des thèmes que l’on retrouvera dans ce nouveau texte : pluralité des dominations et des racismes [14] comme singularité individuelle et métissage [15].

 

Mes analyses ne viennent pas de nulle part, mais ont des insertions biographiques. Des racines dans un parcours militant sur presque 40 ans, allant du Parti socialiste à la Fédération Anarchiste aujourd’hui, en passant par la Ligue Communiste Révolutionnaire[16]. Mais j’ai aussi touché du doigt d’un point de vue familial des croisements entre rapports de domination en lien avec la question coloniale : je suis né à Oran en Algérie en 1960, dans une famille « pieds-noirs », avec des grands-parents parties-prenantes des milieux populaires (un grand–père maternel ouvrier-artisan-petit commerçant et un grand-père paternel fermier) subissant la domination de classe tout en bénéficiant des miettes symboliques et matérielles de l’oppression coloniale. En tant que membre des couches moyennes salariées inséré très jeune dans la galaxie militante, j’ai pu souvent expérimenter les usages de ma culpabilité de classe et coloniale au service de pouvoirs dans des grandes et des petites bureaucraties politiques. Avec le temps, cela installe une distance mélancolique nourrie biographiquement avec ces dispositifs de « servitude volontaire » comme plus largement avec les techniques organisationnelles de culpabilisation et de fidélisation. Cependant, ni l’activisme militant, ni les petites lâchetés des « compagnons de route », ni le retrait dans l’aigreur désengagée, ni le refuge dans la distanciation intellectuelle ne peuvent complètement éteindre les inquiétudes nées du choc des fragilités de notre humaine condition socio-historique. Peut-être à certains moments le rire d’un bébé…

 

1 – Indigènes de la République : quelques rappels et mises en perspective

 

Le Mouvement des indigènes de la République est une association déclarée officiellement en préfecture en décembre 2005, suite à l’Appel « Nous sommes les indigènes de la République ! » de janvier 2005 [17]. Le MIR est devenu le Parti des Indigènes de la République en février 2010.

 

Un PIR marginal

 

Si l’appel de 2005 a eu un certain succès, le MIR, puis le PIR a connu une audience confidentielle parmi les postcolonisés [18] d’après ce que l’on entend dans le milieu associatif des quartiers populaires. On n’a pas de données fiables quant au nombre de ses militants : les évaluations extérieures les plus favorables lui donnent quelques centaines de membres au maximum, d’autres estiment que cette organisation ne dispose aujourd’hui que de quelques dizaines d’adhérents actifs. Il y a donc vraisemblablement beaucoup plus de postcolonisés conscients des discriminations qui les affectent à la CGT, à la FSU ou à Solidaires qu’au PIR !

 

En 2008, le constat du sociologue Abdellali Hajjat était déjà sévère sur le MIR : « un phénomène essentiellement parisien intra-muros », un « investissement dans le champ médiatique » et une « inexistence politique dans les banlieues françaises »[19]. Par ailleurs, ses membres et surtout ses dirigeants auraient un profil social étroit, marqué par un fort capital scolaire [20]. Ce qui éclairerait le fait que l’accueil reçu par les Indigènes de la République parmi les intellectuels radicaux « blancs »[21] ait contribué à leur donner une importance symbolique bien au-delà de sa faiblesse numérique, dans une logique qui puiserait dans un certain ethnocentrisme intellectuel. Mais les limites sociales associées à l’importance du capital culturel chez les Indigènes de la République ont aussi à voir, dans une réalité ambivalente, avec un de ses points forts : la production théorique.

 

Il ne semble pas que la création du PIR ait apporté des améliorations notables aux faiblesses de ce mouvement. Trois de ses modes d’intervention principaux apparaissent être :

 

1) son site internet, agrémenté de provocations qui jouent parfois avec les frontières symboliques installées, mais le plus souvent dans certaines limites éthiques et politiques, qui ne permettent pas de rivaliser avec les buzz produits sur la Toile par le néoconservatisme xénophobe de Dieudonné et d’Alain Soral [22], dont le PIR reconnaît l’écho rencontré parmi les postcolonisés [23] ;

2) des apparitions dans les médias (et tout particulièrement, via Houria Bouteldja, dans l’émission télévisée « Ce soir (ou jamais !) » de Frédéric Taddeï) qui appuient aussi souvent sur le registre provocateur dans une logique de buzz ;

et 3) une certaine présence sur le marché intellectuel international du postcolonial, notamment à travers l’université de Berkeley aux États-Unis ; l’université française étant nettement plus réservée vis-à-vis des problématiques postcoloniales, pour de mauvaises (une rigidité des frontières disciplinaires et sous-disciplinaires existantes ayant du mal à s’ouvrir à d’autres découpages heuristiques) et de bonnes (au départ une réticence légitime à l’égard de modes intellectuelles débarquant d’outre-Atlantique) raisons.

 

On observe sur les deux premiers plans la place transversale de la provocation comme forme de rééquilibrage symbolique de l’état de ses effectifs.

 

Par contre, les Indigènes de la République n’ont pas réussi à bâtir des ponts avec des fractions significatives des émeutiers d’octobre-novembre 2005, dont ils se sont présentés d’une certaine façon comme les porte-parole dans l’espace public. Un passage d’un entretien avec Sadri Khiari, figure intellectuelle du PIR, met bien en évidence une tentation traditionnelle des groupuscules, maintes fois déjà expérimentée dans les organisations « blanches » d’extrême gauche, s’appropriant des mouvements sociaux auxquels ils n’ont pas participé et auxquels ils n’ont pas su se lier, et dont ils prétendent pourtant donner le sens politique de l’extérieur comme une avant-garde :

 

« C’est peut-être présomptueux à dire mais, sur le plan politique, le PIR a ouvert une nouvelle séquence dans l’histoire des luttes de l’immigration qui n’en est encore qu’à ses préliminaires. Nouvelle séquence dont l’expression sur le terrain a été la révolte de novembre 2005. »[24]

 

Dans ce cas, la matrice léniniste-trotskyste « blanche » initiale de Sadri Khiari (il a été un des animateurs d’une organisation trotskyste marginale en Tunisie), une des variantes historiques d’un rapport tutélaire à la politique, apparaît fort prégnante.

 

Apports des Indigènes de la République à la critique sociale émancipatrice

 

On ne doit cependant pas s’arrêter à cet état de marginalisation, que les groupuscules tentent souvent de compenser par une arrogance rhétorique. Car les Indigènes de la République ont su fournir de nouveaux questionnements et de nouveaux éclairages pour les mouvements sociaux émancipateurs. Dans un climat marqué par une certaine désintellectualisation à gauche [25], ils ont donné de la consistance théorique à leurs analyses, comme je l’ai déjà noté. Et, surtout, ils ont opportunément lancé un mouvement autonome de postcolonisés, alors que les gauches, le mouvement ouvrier et nombre de mouvements sociaux avaient largement tenus à la périphérie à la fois les postcolonisés et les problématiques postcoloniales, contribuant ainsi à leur niveau à la reconduction de l’oppression postcoloniale. Et ils l’ont fait dans une indépendance vis-à-vis des institutions politiques existantes. De ce point de vue, ils ont enrichi le pluralisme émancipateur contre les inerties hégémonisantes du mouvement ouvrier.

 

Dans leurs apports théoriques aux effets pratiques, il faut d’abord noter les appels répétés à « décoloniser » les autres mouvements et organisations émancipatrices, pour s’efforcer de les purger de leurs impensés, réflexes et pratiques d’inspiration coloniale et propres à une oppression coloniale entendue sous le double angle de continuités historiques et d’analogies (et non pas d’une identité) avec les logiques coloniales : « décoloniser le mouvement ouvrier », « décoloniser la gauche », « décoloniser le féminisme », « décoloniser le mouvement homosexuel », « décoloniser l’anarchisme »….On peut aussi relever la capacité à mettre en avant, contre certaines théorisations critiques, « la multiplicité des formes de résistance à l’oppression raciale dont les populations issues de l’immigration coloniale sont les acteurs », et pas seulement « une sorte de matière inerte sur laquelle se construit le racisme »[26]. Si l’on reprend les catégories des sociologues Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, ce refus indigène d’un misérabilisme réduisant les dominés à n’être que des marionnettes de la domination n’implique pas pour autant, chez les Indigènes de la République, un oubli populiste des contraintes de la domination [27].

 

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Un autre point fort de leurs discours et de leurs pratiques concerne l’internationalisme. Il faut dire qu’immédiatement la question postcoloniale elle-même et un mouvement issu des immigrations bousculent nécessairement les frontières nationales. L’importance accordée dans leurs activités tant à la lutte contre l’islamophobie qu’à la solidarité avec la résistance palestinienne vient renforcer cette fibre internationaliste. Le récent meeting du 8 mai 2015 à l’occasion de leurs dix ans sous l’égide d’Angela Davis est venu encore souligner cet internationalisme. Cela constitue un aspect particulièrement important dans un contexte de montée des nationalismes xénophobes en Europe, dans lequel même des figures des gauches critiques apparaissent tentées par des sirènes nationalistes [28].

 

Cependant, comme toute théorisation, les élaborations intellectuelles des Indigènes de la République rencontrent des écueils et laissent dans l’ombre, elles aussi, des impensés, dont le décryptage pourra livrer un éclairage inhabituel sur la double question de l’intersectionnalité et des convergences entre mouvements sociaux émancipateurs. La critique proposée ici ne se présente surtout pas comme une mise en cause surplombante au nom d’une illusoire « perfection ». J’ai un parcours militant suffisamment jalonné d’échecs, d’erreurs et de difficultés diverses [29] pour ne pas pouvoir prétendre faire la leçon à d’autres. Mais l’examen critique des problèmes politico-intellectuels des Indigènes de la République, comme celui antérieurement de mes propres faiblesses, est susceptible d’alimenter la réflexion mutualisée de ceux qui s’inscrivent dans la perspective d’une émancipation individuelle et collective pluridimensionnelle. Cet essai critique pourra certes être balayé d’un revers de la main comme une incompréhension « blanche » du combat des postcolonisés, voire comme une « manipulation blanche », ce qui viendrait d’ailleurs appuyer une des hypothèses qui sera développée par la suite. Dans l’horizon de convergences possibles entre mouvements sociaux émancipateurs, on pourrait plus modestement le prendre comme un ensemble d’arguments, eux-mêmes limités et controversables, susceptibles de nourrir les dialogues critiques au sein d’une galaxie émancipatrice en (re)constitution permanente.

 

2 – Intersectionnalité et modèle implicite de « la contradiction principale »

 

Porteurs du combat contre un type d’oppression souvent marginalisé par les autres forces émancipatrices, les Indigènes de la République insistent légitimement sur leur autonomie. Mais ils le font en basculant parfois implicitement de leur autonomie nécessaire à leur prédominance contestable vis-à-vis des combats contre les autres oppressions. C’est d’autant plus saugrenu eu égard à leur marginalité organisationnelle et politique. Ne vaut-il pas mieux sur ce plan l’auto-ironie libertaire qui ne cherche pas à masquer que nos organisations anarchistes peuvent se contenter de cabines téléphoniques pour se réunir ?

 

Tentation de l’arrogance

 

Une certaine tendance arrogante vis-à-vis des autres secteurs critiques apparaît, par exemple, quand Houria Bouteldja lance au colloque « Penser l’émancipation » à Nanterre le 22 février 2014 :

 

« A ce stade, j’aimerais simplement dire que nous avons vous et nous des tâches respectives : nous PIR ou toute autre organisation des immigrations et des quartiers, nous devons organiser les indigènes dans l’autonomie. Et vous développer ce que Sadri Khiari appelle un « internationalisme domestique ». »[30]

 

Il y a ici une ambiguïté : s’agit-il des « tâches respectives » des Indigènes et des « Blancs » au sein du mouvement décolonial ou dans l’ensemble de « l’espace des mouvement sociaux »[31] ? Dans ce second cas de figure, les Indigènes seraient invités à mettre en avant leur autonomie et leurs interlocuteurs « blancs » des autres mouvements sociaux leur solidarité vis-à-vis d’eux. Cette dissymétrie laisserait entendre que la question postcoloniale serait plus importante que les autres, constituant une sorte de point de ralliement obligé pour eux.

 

Cette ambiguïté est renforcée par d’autres indices. Comme je l’ai déjà indiqué, les Indigènes de la République appellent légitimement les autres forces émancipatrices à se décoloniser, c’est-à-dire à se débarrasser d’adhérences coloniales le plus souvent non conscientes. Mais ils refusent, en sens inverse, à ce que ces forces émancipatrices les appellent à se défaire des préjugés et des pratiques inspirées par d’autres modes de domination : que le mouvement ouvrier les invite à se désembourgeoiser et à se dépetitembourgeoiser, que le mouvement féministe les invite à se démachiser, que le mouvement homosexuel les invite à se déshomophobiser… Bouteldja écrit ainsi :

 

« ce que je dis aux féministes blanches, aux LGBT et les Blancs en général, c’est de cesser de nous donner des conseils et de s’ingérer dans nos luttes mais de convaincre les autres blancs que le féminisme tout comme les luttes LGBT, tout comme l’anticapitalisme sont eurocentriques et qu’ils doivent être décolonisés. »[32]

 

Dans le cas des rapports entre lutte décoloniale et lutte antipatriarcale, la priorité de la première sur la seconde est clairement affirmée à plusieurs reprises. Par exemple, Bouteldja met en avant à un moment « un féminisme paradoxal qui passera obligatoirement par une allégeance communautaire. Un féminisme décolonial. À contre-courant du féminisme blanc », pour lequel « l’homme indigène n’est pas l’ennemi principal »[33]. Ailleurs, elle avance : « le premier axe de lutte d’un féminisme décolonial qui « articule » est de dire : solidarité avec les hommes dominés »[34]. Pour ajouter :

 

« Ainsi, la formule politique qui se dégage de tout cela, n’est pas d’affirmer l’entre soi des femmes mais celui du tous ensemble indigène. »[35]

 

Ce point de vue a pu être radicalement contesté parmi les militant.e.s racisé.e.s. C’est le cas de Ms Dreydful, qui refuse, en tant que « meuf de couleur », de faire de « l’homme noir (…) un sujet central, pour penser l’émancipation », ce qui légitimerait « les patriarcats non-blancs »[38].

 

Imaginons que le mouvement ouvrier réclame aux Indigènes de la République que « le tous ensemble prolétaire prime sur l’identité indigène ». Ou que le mouvement féministe demande que « l’entre soi des femmes soit premier par rapport au tous ensemble indigène »… « Préjugés coloniaux » et « impérialisme eurocentrique » seraient immédiatement mobilisés pour dénoncer ces « propos paternalistes inacceptables » ! Les Indigènes de la République ne font-ils pas ici ce qu’ils reprochent aux autres mouvements sociaux émancipateurs de leur avoir fait et de leur faire ? Il est pleinement légitime qu’un mouvement social émancipateur se situe par rapport à une question principale (ici la question décoloniale), mais il est nettement plus contestable qu’il prétende définir la question principale de l’ensemble des mouvements sociaux, qui seraient alors appelés à tourner autour de lui.

 

La tentation de « la contradiction principale » et du mouvement social « central » d’inspiration marxiste

 

Se dégage à travers la tentation de l’arrogance un implicite qui apparaît puiser dans une certaine vulgate marxiste, et qui dans ce cadre a beaucoup servi paradoxalement à périphériser les luttes anticoloniales, antiracistes et postcoloniales : le thème d’une « contradiction principale » par rapport à laquelle les autres contradictions sont vues comme secondaires. Un marxisme simplifié, à distinguer de l’œuvre composite de Marx lui-même [39], a souvent fait de la contradiction capital/travail la contradiction principale, ce qui attribuait au mouvement ouvrier un rôle central, par rapport auquel les autres résistances étaient considérées comme « spécifiques », comme on disait dans les années 1970 pour parler des luttes féministes, homosexuelles ou antiracistes. Ce marxisme mécaniste a été clairement synthétisé et repris à son compte par Alain Touraine à la fin des années 1970 dans sa sociologie des mouvements sociaux :

 

« À un système d’action historique correspond un rapport de classes principal et par conséquent un couple de mouvements sociaux antagonistes. »[40]

 

La particularité de Touraine à l’époque par rapport aux marxistes, c’est qu’il considérait qu’on était sorti de la contradiction capital/travail comme principale, qui n’aurait valu que dans la société industrielle, et qu’on entrait dans une autre contradiction principale propre à la société « post-industrielle » appelant un autre mouvement social central…qui s’est révélé finalement évanescent, d’où l’abandon par Touraine de la sociologie des mouvements sociaux.

 

Or, certains passages des textes de Houria Bouteldja font comme si la contradiction postcoloniale était la contradiction principale à laquelle les autres oppressions devaient se référer comme telle, en dotant les Indigènes d’une centralité au sein des mouvements sociaux contemporains. Ce qui n’impliquerait pas de rapports de réciprocité entre mouvements sociaux à cause d’une sorte de hiérarchie logique a priori entre les causes défendues. Cette pente du PIR quant aux chevauchements des dominations et à l’horizon de convergences entre mouvements sociaux a, par exemple, conduit le militant antiraciste et sociologue Saïd Bouamama, bien qu’un des initiateurs de l’appel de 2005 et que sympathisant de cette organisation, à ne pas la rejoindre [41].

 

Cette tendance apparaît cependant hésitante dans les textes des Indigènes de la République. On y rencontre des formulations plus ou moins contradictoires. Un des penseurs de ce groupe, Sadri Khiari, peut ainsi avancer :

 

« Au jour d’aujourd’hui, les systèmes et les modes de domination sont certes largement interdépendants mais ils ne sont pas réductibles les uns aux autres et tous à la domination de classe. On ne peut, de ce point de vue-là, hiérarchiser les différentes luttes sociales en fonction d’un enjeu central qui rendrait pratiquement secondes, subordonnées, voire incongrues, les autres combats. »[42]

 

Mais plus loin dans le même ouvrage, il écrit :

 

« ces populations se déterminent pour une part importante en fonction de l’oppression postcoloniale qui est leur quotidien à toutes. »[43]

 

Il semble là mettre timidement un petit doigt dans la machine à « contradiction principale ». Et si l’on relie les deux extraits, l’hypothèse que ce qui vaut pour « la domination de classe » ne vaudrait pas pour « l’oppression postcoloniale » n’est pas clairement évacuée ni validée, la phrase demeurant vague et ambiguë.

 

Au lieu de se confronter pleinement au double pari de la pluralité (des dominations et des mouvements sociaux) et de l’immanence (le mouvement réel des luttes sociales et politiques et de leurs convergences aléatoires, tâtonnantes et partielles), ces textes laissent la porte ouverte à une régression vers une architecture à prétention transcendante de type marxiste traditionnelle…qui aurait bien besoin d’être davantage décolonisée.

 

Je l’ai déjà dit : il est tout à fait légitime et même souvent nécessaire – ne serait-ce que pour asseoir son autonomie, surtout quand on bataille dans un secteur longtemps marginalisé – de considérer que la cause sur laquelle on se mobilise est la principale pour soi. C’est un des points forts du PIR. Cela n’implique pas pour autant de laisser entendre que la légitime cause principale d’un mouvement social pour lui-même renverrait aussi à la caractéristique principale du réel social-historique considéré d’un point de vue global. Par contre, cela permet – et c’est justement cela qui introduit une rupture décisive avec des habitudes longtemps installées par les formes dominantes prises par le mouvement ouvrier – d’invalider la demande adressée par tel ou tel mouvement social (le mouvement ouvrier, le mouvement féministe ou…le mouvement décolonial) aux autres combats, au nom de ce global saisi de manière a priori et transcendante, de faire passer leurs causes respectives derrière celle de la supposée « cause principale » ou même, de manière plus soft, derrière l’articulation des différents mouvements sociaux envisagée par avance dans un schéma théorique à prétention transcendante.

 

En creux de ces analyses, on pourrait avancer qu’une perspective émancipatrice pluridimensionnelle reformulée en ce début de XXIème siècle aurait quatre écueils historiques à éviter :

 

1) celui de la prétention à incarner « le mouvement principal », faisant des autres mouvements des mobilisations « spécifiques », à la manière dont le mouvement ouvrier s’est souvent pensé de manière dominante ;

2) celui d’un projet d’articulation fourni clés en main à l’avance, indépendamment des pratiques sociales et politiques, dans lequel toutes les luttes à visées émancipatrices devraient nécessairement rentrer en y occupant strictement les places qui leur ont été attribuées abstraitement par la théorie ; ce que Sébastien Chauvin et Alexandre Jaunait critiquent sous la dénomination de « l’impératif intersectionnel »[44] ;

3) celui de « l’ambition totalisante qui chercherait à problématiser au sein d’un seul et unique mouvement toutes les dominations possibles », encore selon Chauvin et Jaunait [45], écueil dérivé des séductions de la vieille catégorie philosophique de « totalité », qui pourrait être utilement remplacée par celle, plus modeste, de « global »[46] ;

et 4) celui d’une téléologie historique, ayant beaucoup marqué le marxisme, qui ferait des convergences entre mouvements sociaux émancipateurs une nécessité, et non pas une possibilité dans une histoire marquée par l’incertitude.

 

3 – De quelques impensés et écueils des décoloniaux… empreints de préjugés coloniaux

 

À partir de la tentation globale de « la contradiction principale », on peut repérer une série d’impensés et d’écueils qui viennent la renforcer. Ces travers ont d’ailleurs souvent des liens historiques avec des dispositifs coloniaux. Comme quoi la décolonisation des esprits est un chemin difficile : ce qui ne concerne certes d’abord « les Blancs », mais aussi les Indigènes de la République…

 

L’unification comme mode de construction de la politique hérité de la forme de l’État-nation moderne… colonial

 

Les Indigènes de la République insistent sur la constitution « une voie politique décoloniale qui unifie »[47]. Les « Principes politiques généraux du Parti des Indigènes de la République », adoptés à son Congrès constitutif des 27 et 28 février 2010, se proposent ainsi de « développer une politique unifiée et indépendante et à agir à l’échelle nationale pour engager les institutions de l’Etat dans une politique décoloniale »[48] Et d’ajouter :

 

« Le PIR se donne pour tâche de contribuer à la formation d’une Direction politique unifiée. »[49]

 

couleurs drapeau empire

 

Or, le vocabulaire de l’unité et de l’unification, même s’il semble aller de soi tellement il est répandu, n’est pas neutre pour dire la politique. L’écrasement du Multiple sous l‘Un constitue même historiquement une modalité dominante de l’État-nation moderne, autoritaire, capitaliste, sexiste, hétérosexiste et colonial. Le britannique Thomas Hobbes en a livré une des premières formulations théoriques au XVIIème siècle avec la figure du Léviathan, entendu comme « la multitude ainsi unie en une seule personne »[50]. Les gauches républicaines, socialistes et marxistes « blanches » ont souvent arbitré, dans le sillage de Hobbes, en faveur de l’Un contre le Multiple. Cette prédominance traditionnelle du vocabulaire de « l’unité » et de « l’unification » a donc bien été ajustée à la construction des États-nations modernes, en tendant à aplatir la pluralité humaine comme la diversité des mouvements sociaux.

 

Toutefois la critique de l’autoroute de « l’unification » dans la fabrication de la politique ne peut constituer le seul repère en la matière. Car une politique émancipatrice a aussi à se saisir du commun – du commun généré par telle ou telle oppression comme du commun entre les oppressions -, sans pouvoir se contenter de célébrer la pluralité. Comment alors se saisir du commun sans tomber dans les travers dominants « unificateurs » ? Cela pourrait constituer une invitation à reformuler différemment les relations entre la pluralité et les espaces communs. Dans son ouvrage inachevé Qu’est-ce que la politique ?, la philosophe Hannah Arendt fournit une piste suggestive de ce point de vue. Elle avance d’abord :

 

« La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. »[51]

 

Puis elle précise :

 

« La politique traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents. »[52]

 

La politique, en un sens émancipateur, consisterait à créer des espaces communs en partant de la pluralité humaine, sans écraser cette pluralité au nom de l’Un ; cet écrasement étant une des caractéristiques principales du risque « totalitaire » pour Arendt. La galaxie altermondialiste a déjà amorcé des repères en ce sens avec le vocabulaire des « convergences » et des « coordinations ». Ce sont des mots qui disent le commun à partir de la pluralité, et non pas à la place de la pluralité. Nous pourrions aussi puiser dans le vocabulaire ouvrier, socialiste et libertaire du XIXème siècle en France : celui de « l’association », de « la mutualisation », de « la coopération » ou de « la fédération ». Cette perspective réorientée nous incite à ne pas faire du commun un espace unifié préalablement, qui s’imposerait par avance aux mouvements sociaux et aux individus, en laissant ouvertes les modalités de reconnaissance d’un commun déjà là, en tout cas au moins en germe, comme d’élaboration de nouveaux espaces communs à travers des pratiques résistantes. Ce qui suppose de ne pas esquiver les conflits et les tensions inéluctables entre les mouvements comme entre les individus.

 

Un impensé quant à la critique libertaire de la représentation politique comme mode de domination

 

Houria Bouteldja ne met guère de distance critique, ne serait-ce que sous la forme de l’auto-ironie à la manière du sous-commandant Marcos [53], entre elle en tant que porte-parole et ceux dont elles portent la parole : pas seulement les quelques centaines de membres de son organisation, mais l’ensemble des postcolonisés… et même à un moment d’humilité extrême de « la Oumma » musulmane en son entier (plus d’un milliard de personnes, rappelle-t-elle [54]). On comprend certes les horizons qui s’ouvrent devant une dirigeante d’un groupuscule à se projeter ainsi imaginairement comme porte-parole de plus d’un milliard d’êtres humains ! « Dérision de nous dérisoires », chante Alain Souchon dans Foule sentimentale… mais c’est de la chansonnette « blanche » !

 

D’ailleurs, les « Principes politiques généraux du Parti des Indigènes de la République » font de la logique représentative une nécessité :

 

« La constitution d’une identité politique commune des indigènes exige l’existence d’un pôle unifié représentatif. »[55]

 

La logique représentative apparaît déjà au cœur du modèle étatique chez Hobbes qui parle ainsi de « confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté »[56]. Le sociologue Roberto Michels analysant la social-démocratie allemande « blanche » au début du XXème siècle dans une des premières études systématiques des partis politiques y voyait une « tendance à l’oligarchie » au sein des organisations à visée démocratique, associant « institution du phénomène dirigeant » et « domination des représentants sur les représentés »[57]. Pierre Bourdieu prolongera l’analyse à la fin du XXème siècle :

 

« Il y a une sorte d’antinomie inhérente au politique qui tient au fait que les individus – et cela d’autant plus qu’ils sont démunis – ne peuvent se constituer (ou être constitués) en tant que groupes, c’est-à-dire une force capable de se faire entendre et de parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte-parole. »[58]

 

Bourdieu nous dit au moins deux choses dans cette phrase. Premièrement, pour voir ses aspirations et ses intérêts pris en compte dans l’espace public, un groupe (des ouvriers aux postcolonisés) a besoin de porte-parole; mais, deuxièmement, l’existence de ces porte-parole contient le risque de la domination des représentants sur les représentés (ne serait-ce qu’en parlant à la place de ceux dont ils portent la parole).

 

Cette matrice représentative a aussi alimenté la politique coloniale et postcoloniale, que le PIR se contente sur ce plan de reconduire, sans travailler explicitement sur ses ambivalences. La logique représentative s’exprime également dans le cas du PIR quant au rapport à l’extérieur de l’organisation, dans une façon de justifier « la ligne » dirigeante dans la suspicion à l’égard des paroles « blanches », y compris celles de ceux qui sont nommés « nos alliés blancs ». Le sociologue Éric Fassin constitue un de ses « alliés blancs » les plus malmenés et suspectés par le PIR [59]. Le communisme stalinien « blanc » avait aussi beaucoup recouru, bien avant, à ces techniques rhétoriques de consolidation du pouvoir des dirigeants, censés incarner « la classe ouvrière », et jouant alternativement avec ceux qui étaient qualifiés de « compagnons de route » de la carotte de la reconnaissance symbolique et du bâton de la stigmatisation de « l’influence bourgeoise et petite-bourgeoise ». On a pu observer des logiques analogues au sein du mouvement féministe, dans la stigmatisation des origines « masculines » ou « sous influence masculine », leur déniant alors toute possibilité d’avoir un caractère « féministe », des analyses mettant l’accent sur la pluralité des usages du foulard islamique contre leur réduction à la seule logique de l’oppression des femmes.

 

Sébastien Chauvin a bien décrypté ce dispositif de pouvoir à partir d’une double expérience dans le trotskysme et dans le mouvement homosexuel :

 

« en posant la nécessité d’une continuité d’essence entre représentants et représentés, il présuppose une fausse homogénéité du groupe – et en produit l’homogénéisation mythique. Cette homogénéisation fonctionne comme un instrument politique de la domination symbolique des membres dominants du groupe dominé sur ses membres dominés »[60].

 

Hassan Budour nous invite légitimement à une décolonisation nécessaire de l’anarchisme [61]. Ce qui implique notamment de prendre la mesure de l’islamophobie aujourd’hui dans les rapports de domination et incite les libertaires à reproblématiser la façon de considérer les religions [62]. Cependant, il ne faudrait pas oublier un autre volet nécessaire : anarchiser le mouvement décolonial, entre autres sur le triple plan de la critique de l’étatisme unificateur, de la représentation politique et de la réévaluation de la place des individualités, que va être abordée maintenant.

 

Un impensé quant à la singularité individuelle comme lieu d’expériences sociales plurielles et d’appartenances collectives

 

Les individualités n’existent pas comme une dimension importante du discours du PIR. Le je tend à fusionner dans le nous, sous la modalité de l’unification déjà repérée. Houria Bouteldja affirme ainsi :

 

« Un projet décolonial ne peut pas être pensé à partir des individualités, mais à partir des cultures et des identités opprimées. »[63]

 

Comme dans les gauches « blanches », le « logiciel collectiviste », posant implicitement ou explicitement la prédominance du collectif sur l’individuel, apparaît hégémonique [64].

 

Les réticences critiques à l’égard de la thématique du métissage chez Bouteldja, en particulier sous la figure des « mariages mixtes » entre musulmans et non-musulmans [65], ou dans le livre déjà cité de Sadri Khiari, en l’envisageant surtout comme une ruse postcoloniale, renforcent cet impensé. Khiari parle ainsi de « l’injonction à ne plus être ce qu’ils sont »[66]. Un autre militant du PIR, Azzedine Benabdellah [67] fait de la figure du « métis » « une arme du pouvoir blanc », en tant que « traître à la race », et réduit le métissage à un « produit du pouvoir colonial », se focalisant sur ses usages coloniaux sans égard pour ses usages anticoloniaux, antiracistes (qui sont simplement moqué, comme plus largement le « multiculturel », comme des illusions propres aux « blancs de gauche ») ou simplement a-coloniaux. Et Benabdellah d’ajouter significativement en tant que rentrant dans la catégorie « blanche » de « métis » : « Nous ne sommes pas singuliers, pas distincts des nôtres »[68].

 

Mais est-ce que l’on est d’un seul bloc, dans une expérience unidimensionnelle du monde social ? Ou même est-on constitué autour d’un axe principal par rapport auquel graviterait des éléments périphériques ? La sociologie contemporaine (chez Bourdieu et chez bien d’autres [69]) constate plutôt que ce qui ferait l’unicité de chaque individu, c’est justement l’entrecroisement dans un corps individué d’une pluralité d’expériences sociales et d’appartenances collectives. Les individus ne sont pas considérés, dans ces perspectives sociologiques, comme des monades isolées les unes des autres, mais sont saisis de manière relationnaliste comme fabriqués dans le cours de relations sociales et historiques. La singularité individuelle n’est d’ailleurs pas une propriété de la période moderne dans les sociétés occidentales [70], des figures diversifiées de l’unicité personnelle étant travaillées dans des cadres culturels et des aires civilisationnelles différentes, dont des sociétés à prédominance musulmane, comme le montre un récent et volumineux ouvrage collectif coordonné par Emmanuel Lozerand dans le cadre de l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales)[71]. Le métissage de type culturel, tel qu’il est critiqué comme un instrument colonial par des militants du PIR, n’est qu’un cas de figure de processus plus larges d’hybridation individualisante. Comme l’a mis en évidence dans les premiers temps de la sociologie Georg Simmel, ces processus se sont complexifiés avec l’urbanisation des sociétés modernes, en offrant une plus grande variété de matériaux pour les individuations [72]. La globalisation en cours, avec notamment les migrations, les circulations internationales diverses ou la place d’internet, peut être aussi envisagée comme un facteur de complexification supplémentaire des hybridations individualisantes [73]. Ces hybridations sont traversées par une pluralité de rapports de domination (intra-, inter- et trans-nationaux), mais aussi par des résistances micro-sociales et/ou généralisées dans des luttes politiques au sein d’espaces publics, des réappropriations critiques, des déplacements d’usages et donc de sens, des zones fragiles de sociabilité, de coopération, de tendresse et/ou de troubles amoureux, etc. En ce sens général, nous sommes tous des métis, des métis dotés chacun d’une singularité, prenant des formes différentes, et plus ou moins valorisées (ce que l’on appelle aujourd’hui les sociétés « individualistes » constituent des cadres sociaux valorisant particulièrement, d’un point de vue idéal, les individualités, mais les maltraitant en pratique à travers notamment les contraintes capitalistes [74]), en fonction des périodes historiques, des sociétés et des ressources plus ou moins disponibles dans diverses aires culturelles plus ou moins en interaction entre elles.

 

Reste à savoir dans quelle mesure le métissage individualisant observable sociologiquement dans le réel peut devenir une valeur et un axe d’une politique émancipatrice. Sur ce plan, les analyses de Nacira Guénif-Souilamas et d’Éric Macé dans leur livre Les féministes et le garçon arabe, appuyées sur la perspective d’un « mouvement culturel (post) féministe et postcolonial », sont suggestives [75]. S’inspirant ainsi d’« un (post) féminisme « queer » qui lutte contre les discriminations au non d’une autonomie individuelle refusant toutes les assignations, y compris celles du « féminin » et du « masculin » », ils avancent :

 

« la lutte contre les discriminations sexistes est inséparable de la lutte contre les discriminations racistes et les assignations « ethniques » à la différence »[76].

 

Dans un autre texte, Guénif-Souilamas a rapproché les « questions de la transgression du tabou homosexuel en milieu arabe et musulman local et la question de la prohibition du voile en milieu laïcisé national » à travers la « figure trouble de la jeune femme voilée lesbienne » dégageant une « nouveauté pluri-identitaire et individualiste »[77]). Se dessine à travers ces analyses un double refus des oppressions et des assignations identitaires uniques, dans un combat pour une émancipation individuelle et collective.

 

À l’inverse, de ces pistes, une militante du PIR, Louisa Yousfi, stigmatise « l’individualisme » comme « le flambeau des transfuges de race » associé à « la trahison »[78]). On est proche des discours staliniens « blancs » d’autrefois contre « l’individualisme des bourgeois et petits-bourgeois traîtres au mouvement ouvrier »… Si l’on suit les catégories de la lecture que l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau fait de Frantz Fanon, tant l’essentialisme colonial et postcolonial que les tendances essentialistes du PIR se situent du côté de :

 

« L’ancien arbre généalogique nous cantonnait dans les branches et les feuilles d’une lignée intangible d’ancêtres, de traditions, de genèses et de cosmogonies monolithiques. Il nous immobilisait sur le pieu d’une racine unique qui nous plantait dans une seule terre natale. »[79]

 

La voie de la singularisation personnelle, valorisée en tant que composante d’une éthique et d’une politique émancipatrice associées à des combats collectifs, se détache de ces approches essentialistes de l’identité :

 

« L’arbre relationnel lui, nous déploie sur un treillis des racines, des rhizomes, qui au gré de nos errances, ou de nos « expériences », nous offrent plusieurs terres natales. »[80]

 

Des tentations culturalistes

 

Le culturalisme peut être envisagé comme une lecture homogénéisante des pratiques culturelles d’un groupe humain [81]. Un tel culturalisme a innervé historiquement les imaginaires coloniaux comme aujourd’hui les fantasmes islamophobes. Il est notamment basé sur un essentialisme : la vision des cultures (par exemple « l’islam ») comme des « essences », c’est-à-dire comme des entités compactes et durables tendant à aplatir la diversité et les contradictions. Le culturalisme passe par des porte-parole homogénéisateurs, ce qui constitue une intersection avec ce qui a été dit précédemment sur la logique représentative. On trouve certes chez Houria Bouteldja un démenti des critiques faites au PIR quant à son « culturalisme »[82]. Pourtant des tendances culturalistes sont bien repérables dans ses écrits. Dans un de ses textes, elle revendique ainsi « une allégeance communautaire » et interprète de manière uniformisatrice l’usage du foulard dans « la société indigène » comme un « message » obligé qui lui serait envoyé de la part de l’ensemble des porteuses de foulard : « Nous appartenons à la communauté et nous l’assurons de notre loyauté »[83]. Dans un autre texte, elle avance dans une veine d’homogénéisation culturelle proche :

 

« De ma vie d’indigène, je n’ai jamais entendu quelqu’un insulter notre prophète. De ma vie, je le jure. Ce n’est ni un interdit, ni un tabou. Cette pensée ne nous traverse pas l’esprit. Cette pensée n’existe pas, tout simplement. C’est un rapport au sacré qui agrège le consentement de plus d’un milliard d’âmes parmi lesquels des athées, des agnostiques, des « libres penseurs ». Pourtant, la Oumma est traversée de mille contradictions et nos clivages sont innombrables. »[84]

 

Ayant une expérience minuscule de la Oumma, contrairement à celle, gigantesque, de Houria Bouteldja, j’ai pourtant rencontré des personnes de culture musulmane ironiques à l’égard du Prophète – à la manière de ce que j’ai pu observer chez des individus de culture catholique vis-à-vis du Christ ou d’individus de culture juive vis-à-vis de Moïse -, de manière tendre parfois mais aussi plus virulente, pas nettement moins en tout cas que ce qui a pu être publié dans Charlie Hebdo.

 

Le culturalisme s’insinue également dans le rapport critique aux « mariages mixtes », hésitant entre une justification politique (« Parce qu’on ne veut pas donner un membre de sa famille à un dominant »[85]) et l’hybridation de justifications politique et communautaire (« La perspective décoloniale, c’est s’autoriser à se marier avec quelqu’un de sa communauté »[86]).

 

métissage

 

Autre exemple : à une question sur les « contradictions » de l’islam, en particulier en rapport avec « les formes de terrorisme s’en revendiquant », et la possibilité d’« un islam décolonial », Sadri Khiari répond quant à lui sèchement dans une forme de culturalisme essentialiste renversé, qui garde des proximités rhétoriques et cognitives avec les essentialismes culturalistes coloniaux et islamophobes :

 

« L’islam EST décolonial, je n’ai rien à dire d’autre. »[87]

 

Insistance sur la pluralisation des usages de l’islam quand il s’agit de critiquer les préjugés islamophobes, pour le négatif, et réhomogénéisation de l’islam ensuite autour d’un axe décolonial, pour le positif ? Se révèlent ici des risques d’essentialisation de formes culturelles plus composites ; cette homogénéisation culturaliste ayant constitué une dimension du colonialisme dans son rapport à des colonisés souvent culturellement folklorisés à l’intérieur de cadres culturels supposés compacts.

 

Cette pente essentialiste a des différences avec l’essentialisme colonial dans sa portée stratégique en politique. Dans le sillage de la théoricienne postcoloniale indienne Gayatri Chakravorty Spivak [88], Sophie Wahnich recourt ainsi à la notion d’« essentialisme stratégique », mais pour s’en démarquer [89]. Cet « essentialisme stratégique » supposerait, dans la logique du combat contre l’essentialisme culturaliste travaillant les logiques coloniales, d’admettre temporairement une forme analogue de culturalisme essentialiste comme point d’appui de ce combat afin d’unifier un camp d’opprimés. Appliqué à la politique du PIR vis-à-vis de l’islam, cet « essentialisme stratégique » ne serait cependant pas beaucoup moins fantasmatique quant à l’observation du réel que les lectures islamophobes en cours actuellement, qui peuvent aussi révéler une portée politique stratégique, ou que l’essentialisation exprimée par des fondamentalismes islamistes aux logiques directement politiques [90]. Là encore les dogmatismes historiques des gauches « blanches » risquent de servir de rails implicites, quand « la ligne » d’une organisation doit nécessairement s’imposer aux hétérogénéités et aux contradictions du réel. Ce qui ne prépare guère à agir sur un réel hérissé de rugosités, ni à avoir des effets émancipateurs sur lui.

 

Par ailleurs, au croisement de la logique oligarchique de la représentation politique et de la fermeture essentialiste de la définition de « la vraie communauté », on repère des procédures classiques de chasse symbolique aux « traîtres », voire de procès de papier en « haute trahison » avec le cas de Sophia Aram [91]. Cela révèle donc des analogies avec le stalinisme « blanc », dans une pointe de fascination provocatrice qui perce par endroits pour les accents martiaux des procureurs staliniens d’hier sur un mode, cette fois, tragi-comique.

 

À l’encontre de telles tentations, Jacques Rancière a mis en évidence dans les débuts du mouvement ouvrier français des logiques d’hybridation avec les mots des dominants dans la revendication émancipatrice d’égalité [92]. Le grand penseur critique palestinien Edward Saïd a quant à lui mis en garde contre la vision « monolithique » de la culture, souvent portée par « la notion fondamentalement statique d’identité », qui a marqué et qui continue à marquer l’impérialisme occidental comme « divers fondamentalismes religieux et nationalistes » constitués en réaction contre lui [93]. Ce serait oublier les processus de métissage, d’emprunt et de bricolage culturels, dans lesquels la logique coloniale est une des dimensions importante mais non exclusive. Par exemple, le thé à la menthe, souvent vu de par le monde comme une tradition ancestrale marocaine, est une invention récente dotée d’une composante coloniale, avec son importation au Maroc au XVIIIème siècle par la Compagnie britannique des Indes orientales, puis l’hybridation avec les feuilles de menthe antérieurement utilisées au Maroc [94].

 

Être poussé, de manière hésitante et contradictoire, dans une logique stratégique, dans les bras d’un essentialisme culturaliste est-ce inéluctable quand on combat l’essentialisation coloniale et islamophobe ? On préfèrera le chemin plus escarpé d’un chercheur queer comme Jean Zaganiaris, quand il invite dans le contexte marocain à « penser la sexualité dans un cadre à la fois non-colonialiste et non-culturaliste »[95].

 

L’angle unilatéral de l’explication coloniale

 

arton1154-400x417Facteur discursif et cognitif d’homogénéisation, soutenant un « essentialisme stratégique » à tonalités culturalistes, il y a la focalisation sur l’explication par la colonisation et ses suites, écrasant la pluralité des facteurs à l’œuvre dans le réel observable. C’est un appui logiquement fondamental dans la tendance à faire de l’oppression postcoloniale « la contradiction principale » aujourd’hui pour l’ensemble du monde social. Ce qui conduit souvent à ériger le « postcolonial » en recette magique omnisciente. De manière distincte de cette tentation, faire de l’explication coloniale la prise principale (et donc partielle et non exclusive d’autres prises par d’autres mouvements sociaux) du mouvement décolonial sur le réel serait pleinement légitime vis-à-vis de la double exigence de pluralisme des mouvements sociaux (adossé au pluralisme des contradictions du réel) et d’autonomie de chacun d’entre eux.

 

Un des terrains où cet angle unilatéralement colonial est particulièrement actif est celui des rapports entre les racismes et les antiracismes, et tout particulièrement la difficulté à donner une place à l’antisémitisme. Cela s’est notamment exprimé lors de l’assassinat d’Ilan Halimi [96], des crimes de Mohamed Mehra [97] ou des meurtres antisémites de janvier 2015 [98]. On pourrait dire que l’engagement des Indigènes de la République contre l’antisémitisme est explicite, mais qu’en même temps ils ne savent pas trop quoi en faire à partir du moment où ils optent pour l’axe colonial dans leur approche du racisme. Ce qui conduit à ne pas réagir clairement sur le plan de l’antisémitisme face à des événements antisémites graves et à des réticences même quant à la perspective de retrouver des espaces communs aux antiracismes.

 

Face à l’assassinat d’Ilan Halimi, Sadri Khiari reconnaît ainsi l’« inquiétude justifiée concernant la persistance de l’antisémitisme en France »[99], mais avec deux bémols d’importance. Premièrement, il privilégie « d’abord et avant tout la mise en cause claire des dangers de l’instrumentalisation de l’antisémitisme » propre à une logique impérialiste et coloniale [100]. En second lieu, il met en garde contre le fait que « l’horizon d’un large rassemblement contre tous les racismes » participe à « dissoudre les spécificités historiques et contextuelles de chacun des racismes dans une soupe exclusivement morale et non-politique »[101]. « Non-politique » laisse entendre qu’il n’y aurait que le colonial qui, en matière de racismes, serait « politique ». Prenons l’exemple, non traité par Khiari dans son texte, de la genèse du génocide rwandais : dans ce type d’analyse, seul compterait l’effectif facteur colonial (découpage colonial des « ethnies » et liens néocoloniaux tissant « la Françafrique » en particulier), mais pas la non moins réelle dynamique autonome d’entreprises politiques rwandaises en compétition autour de ressources politiques et économiques et parlant au nom d’« ethnies » symboliquement et politiquement opposées dans cette concurrence pour des pouvoirs.

 

Par ailleurs, dans leurs premières réactions aux crimes antisémites perpétrés le 9 janvier 2015 dans l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, c’est la relance du combat contre l’islamophobie et plus largement de la lutte décoloniale qui préoccupent Houria Bouteldja et Malik Tahar-Chaouch, et pas vraiment un traitement de la question de l’antisémitisme [102]. Un peu plus tard, Bouteldja trouvera une place dans le schéma colonial pour analyser l’antisémitisme aujourd’hui : un prétendu et fort ambigu « philosémitisme d’État qui est une forme subtile et sophistiquée de l’antisémitisme de l’État-Nation »[103] (sur l’ambiguïté de cette notion, voir infra le « Post-scriptum » de cet article). En-dehors de l’équivoque de la notion, cela revient à réinsérer l’antisémitisme (et donc à le domestiquer) comme un aspect secondaire du système colonial, aspect dont l’État postcolonial serait le principal foyer de production. Ouf, l’architecture uniforme est préservée des OVNI comme l’antisémitisme ou « l’individu » (voir supra) !

 

Or, la logique coloniale n’est pas la seule décelable dans la construction des différents racismes historiquement. Par exemple, la stigmatisation actuelle des personnes d’origine marocaine aux Pays-Bas ne s’appuie pas sur un lien colonial antérieur avec le Maroc [104]. En regard de ces limites, le philosophe Michel Feher a suggéré deux idéaux-types heuristiques pour rendre compte des racismes : « le racisme colonial » et « le racisme génocidaire »[105], les deux « herméneutiques » pouvant avoir des zones d’intersection (c’est ce que l’on pourrait observer sur le cas rwandais). Mais ce n’est qu’une des pistes possibles.

 

Par ailleurs, Sadri Khiari a raison de se méfier d’un cadre commun antiraciste défini abstraitement à l’avance et écrasant la prise en compte des spécificités des différents racismes. C’est le risque plus général pointé par Sébastien Chauvin et Alexandre Jaunait quant à « l’impératif intersectionnel »[106]. La prudence recommande ici de partir des polyphonies du réel. Sur ce plan, les travaux sociologiques ont d’ailleurs commencé à repérer des points communs et des analogies entre antisémitisme et islamophobie (dont l’essentialisme) – c’est le cas d’Abdellali Hajjat et de Marwan Mohammed [107] – comme des spécificités respectives dans le contexte actuel – par exemple chez Pierre Birnbaum, avec un caractère plus répandu des préjugés islamophobes dans la population française mais une violence antisémite plus intense et localisée [108]. Si un espace commun antiraciste peut se reconstruire, en récusant l’écueil d’une totalité transcendante posée a priori, ce serait alors plutôt à travers un travail d’exploration pratique de convergences entre mouvements antiracistes existants se saisissant à la fois des différences et des intersections entre racismes. C’est dans une telle perspective qu’a été lancé récemment le « Manifeste pour un antiracisme politique »[109], qui n’a pas reçu le soutien du PIR.

 

C’est également sur le terrain des controverses autour des luttes homosexuelles que la tendance à l’exclusivisme colonial du PIR s’exprime fortement. Bouteldja s’est ainsi saisie de la question, très discutée dans le mouvement homosexuel, de « l’instrumentalisation xénophobe des luttes LGBT » à travers un « homonationalisme » (renvoyant aux travaux de Joseph Massad, Jasbir Puar, etc.)[110]. Bouteldja préfère parler d’« homoracialisme »[111]. Elle récuse alors l’existence d’« une identité politique gay et lesbienne transnationale ». Et, à la manière dont le supposé « philosémitisme d’État » génèrerait aujourd’hui l’antisémitisme, elle avance que « les quartiers populaires répondent à l’homoracialisme par un virilisme identitaire et… toujours plus d’homophobie »[112]. Ce qui constituerait « une résistance farouche à l’impérialisme occidental et blanc »[113]. Or, les travaux existants, s’ils récusent bien un quelconque universalisme des luttes homosexuelles et reconnaissent des usages impérialistes-coloniaux des mouvements gays, ne suivent pas pour autant Bouteldja, en ne se concentrant pas sur ces seuls usages. Dans une synthèse des recherches disponibles, Alexandre Jaunait, Amélie Le Renard et Élisabeth Marteu notent ainsi :

 

« Certaines recherches se sont efforcées de montrer que des identités sexuelles minoritaires ont existé dans des contextes non « occidentaux » bien avant l’internationalisation des politiques de lutte contre le sida et des revendications en termes de droits pour les personnes LGBT. »[114]

 

Et d’ajouter :

 

« Il est important de réfléchir à l’impérialisme gay, à son imbrication dans des projets nationalistes, et aux effets que cela peut produire. (…) Il est inexact en revanche d’opposer de manière dichotomique un « Occident » de l’homosexualité/hétérosexualité et un « non-Occident » où cette dichotomie ne serait pas pertinente. Parce que les débats, controverses et positionnements autour de ces notions sont nombreux dans les différentes sociétés, qu’elles soient européennes, africaines ou asiatiques, parce que les circulations et interactions internationales/transnationales rendent de fait tout raisonnement par « bloc » inopérant »[115].

 

L’unilatéralisme colonial du PIR ripe ainsi sur les rugosités du réel, tant sur le terrain des antiracismes que sur celui des résistances homosexuelles.

 

Dans le rapport aux associations des quartiers populaires : une arrogance para-coloniale ?

 

Le MIR, puis le PIR ont participé, comme l’a rappelé le géopolitiste Jérémy Robine, au « système d’acteurs concurrentiels [qui] s’est développé autour de l’enjeu qu’est le capital politique que représentent les populations issues de l’immigration » et, partant, à « la rivalité de pouvoir sur les territoires de l’immigration »[116]. Au sein de cet espace constitué d’antagonismes et d’alliances mouvantes, des critiques sont émises à l’encontre du PIR. Dans les milieux associatifs des quartiers populaires sont visés tout particulièrement : sa prétention parisianiste et son avant-gardisme revendiquant par avance d’incarner « la conscience politique » et l’axe unificateur des résistances des postcolonisés indépendamment des pratiques de terrain. On doit noter sur ce plan des différences avec un mouvement antérieur issu de l’immigration postcoloniale, le MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues) né en 1995. Le MIB, dont la présence publique s’est progressivement effacée au cours des années 2000, avait des insertions dans des pratiques localisées au sein de quartiers, alors que PIR apparaît davantage comme un mouvement « postmoderne » existant principalement à travers internet et dans la sphère médiatique. Un des fondateurs du MIB, Tarik Kawtari, explique ainsi dans un entretien publié en 2008 :

 

« Les Indigènes de la République ? C’est un décalage entre les discours et la réalité. Il n’y a pas de confrontation au terrain. Les discours tenus dans un salon parisien ou à la télévision, ça peut séduire et faire illusion. »[117]

 

Les impensés, les écueils et les hésitations relevés dans les analyses de Houria Bouteldja et des Indigènes de la République ont tendance à nous reconduire à des formes assez traditionnelles qui ont fortement marqué les résistances « blanches » antérieures : le mouvement ouvrier en général, le marxisme en particulier et parfois même les accents autoritaires du stalinisme. Le vent d’air frais pluraliste qu’ils ont apporté au pot commun potentiel des mouvements sociaux émancipateurs s’en trouve quelque peu réchauffé. Ce repérage peut alors nous aider à repenser de manière davantage décalée l’intersectionnalité et les possibles convergences émancipatrices, en tenant compte tout à la fois de la pluralité et de l’immanence qu’a manifestées de manière éclatante l’émergence des Indigènes de la République, tout en se démarquant de certains de leurs discours.

 

4 – Pistes pour des convergences possibles entre mouvements sociaux émancipateurs en contexte d’extrême droitisation

 

Commencent à se dessiner, en creux de cette étude critique et compréhensive de certains textes des Indigènes de la République et en pointillés, quelques axes possibles d’une reproblématisation de la question politique des convergences entre mouvements sociaux émancipateurs, en rapport avec le problème de l’intersectionnalité. Cela ne constitue toutefois qu’une esquisse partielle et provisoire.

 

Pluralisme et immanence à boussole

 

Cette reproblématisation part de la reconnaissance d’un double pluralisme : pluralisme des dominations et pluralisme des mouvements sociaux émancipateurs, sans hiérarchie préalable. Elle emprunte ensuite un chemin d’immanence : les convergences possibles et aléatoires entre des mouvements sociaux émancipateurs ne peuvent naître que dans des pratiques et non pas à partir d’une architecture a priori de type transcendante. De ce point de vue, les convergences ne peuvent constituer un impératif utilisable pour brider les différentes résistances au nom d’un tout abstrait préalablement constitué dans la théorie. Sébastien Chauvin et Alexandre Jaunait livrent dans cette perspective une indication de méthode utile : « dans le domaine des politiques d’émancipation, il n’est ni possible ni souhaitable de toujours tout faire se croiser »[118], dans la quête d’un improbable et même périlleux (sur le plan du pluralisme) mouvement social qui se voudrait total. Toutefois, tel quel, ce repère méthodologique apparaît insuffisant, car il pourrait conduire à glisser sur une pente « postmoderne » d’éclatement nécessaire des logiques émancipatrices, en troquant les rigidités d’une totalisation hégéliano-marxiste pour un perspectivisme d’inspiration nietzschéenne. Il faudrait, pour contrebalancer ce risque, lui adjoindre la boussole d’un horizon global (et pas total) souhaitable d’émancipation pluridimensionnelle.

 

emancipation 1904

 

Dans une telle optique, on n’aurait pas affaire à une pure logique d’immanence. Car cette immanence supposerait des repères préalables, mais reformulables en cours de chemin, afin de nous aider à nous orienter. Dans un précédent travail, j’ai recouru à la notion de « transcendances relatives »[119] pour thématiser ce type de repères qui ne sont pas issus des luttes immédiates, donc du simple processus immanent de la vie, mais générés dans un rapport critique aux expériences et traditions émancipatrices passées, et servant alors de boussole provisoire dans le cours immanent des situations traversées. Quels pourraient être ces repères ? A minima, il s’agirait de la conscience de la pluralité des dominations, de la généralité des croisements multiples entre elles à travers la singularité des situations de la vie quotidienne et des itinéraires personnels, du caractère souhaitable de convergences entre mouvements émancipateurs et de l’ouverture internationale des combats émancipateurs. Ces repères minimums pourraient s’enrichir de mots d’ordre émergeant d’une série de luttes diversifiées, comme « l’égalité des droits », revendication aujourd’hui vivace sur différents terrains, ou « la liberté d’expression », particulièrement importante pour les mouvements sociaux en contexte de pression sécuritaire sur les libertés individuelles et collectives.

 

Par ailleurs, la double référence au pluralisme et à une immanence à boussole ne veut pas nécessairement dire que l’on ne puisse pas accorder une attention particulière au capitalisme et aux luttes anticapitalistes comme facteur et zone de convergences potentielles [120]. Il ne s’agit toutefois pas du capitalisme en une acception sens platement économiste ou même à travers un axe principal constitué par les rapports de classes, mais en tant qu’ensemble structurel global (mais non exclusif) au sein des sociétés contemporaines, incluant une diversité de contradictions (dont la contradiction capital/travail, souvent privilégiée par les marxistes, mais aussi la contradiction capital/nature, qui a l’œil des écosocialistes, la contradiction capital/démocratie, thématisée par les altermondialistes, ou la contradiction capital/individualité, qui s’intéresse à la situation des subjectivités individuelles)[121] et des interactions routinisées avec d’autres formes d’oppression (des femmes, postcoloniale, etc.), suscitant déjà une variété de résistances individuelles et collectives. Cependant envisager ainsi globalement l’anticapitalisme comme un espace potentiel de convergences ne signifie pas que : 1) ces convergences sont vues comme nécessaires, et 2) que les luttes anticapitalistes doivent primer sur la variété des mouvements sociaux. Bien au contraire, dans la vue pluraliste défendue ici.

 

Une telle reproblématisation des convergences possibles entre mouvements sociaux émancipateurs serait susceptible d’attribuer un rôle de facilitateurs à des « intercesseurs » créateurs d’« interférences » entre diverses résistances, pour emprunter une notion à Gilles Deleuze [122], ou à des « traducteurs » opérant un travail traduction (de langages, de problèmes, d’identités, d’intérêts…), pour dériver une notion de la sociologie des sciences et des techniques de Michel Callon [123]. Ces intercesseurs ou traducteurs auraient l’expérience directe de plusieurs modes de domination et/ou de plusieurs mouvements sociaux émancipateurs, les deux plans ne se recoupant pas nécessairement (on peut avoir subi telle forme de domination sans s’impliquer dans un mouvement social s’efforçant de s’en émanciper et on peut militer dans le mouvement ouvrier en étant bourgeois, dans le mouvement féministe en étant homme ou dans le mouvement décolonial en étant « blanc »).

 

Un contexte d’extrême droitisation

 

Les questions politiques, comme celle des convergences possibles entre mouvements sociaux émancipateurs, n’existent pas de manière intemporelle dans le ciel pur des idées, mais sont inscrites dans des coordonnées historiques particulières et changeantes. Et les textes politiques, comme ceux des Indigènes de la République que l’on a analysés, participent d’un contexte qui pèse en retour sur leurs significations sociales et leurs effets politiques. Or, on peut considérer que la France (et plus largement l’Europe) connaît aujourd’hui un contexte politique périlleux dont certains traits peuvent être résumés par la notion d’extrême droitisation, dont l’islamophobie constitue un des principaux tuyaux idéologiques mais au sein duquel la dénonciation de l’islamophobie peut prendre la forme d’un antisémitisme (Soral/Dieudonné, courants fondamentalistes islamistes…) lui aussi en progression et contribuant à cette extrême droitisation [124].

 

Penser aujourd’hui en France des convergences possibles entre mouvements sociaux, dans ce que révèlent notamment les analyses des Indigènes de la République en termes d’apports et d’écueils sur ce plan, suppose de prendre suffisamment au sérieux ce contexte d’extrême droitisation comme la concurrence des antiracismes (en particulier entre la lutte contre l’islamophobie et la lutte contre l’antisémitisme) qui l’accompagne.

 

Voilà pourquoi face au clivage national-racial porté par l’extrême droite, il ne s’agirait pas stratégiquement d’avancer ni une question sociale entendue au sens classique comme organisée autour des rapports de classe, ni une question postcoloniale vue comme première, ni une simple addition de mouvements sociaux sur des terrains divers, mais une question sociale élargie, nourrie d’une diversité de dominations, d’inégalités et de discriminations (dont les inégalités de classe et de sexe comme les discriminations raciales/postcoloniales et homophobes)[125]. Face à la pression des nationalismes xénophobes, la portée internationaliste de la question sociale, que les luttes actuelles autour des migrations ou pour la justice climatique soulignent tout particulièrement, doit d’autant plus être mise en avant. Une telle question sociale pluralisée et affichant ses composantes cosmopolitiques apparaît comme un enjeu fort d’un horizon de convergences pour les mouvements sociaux, si l’on ne veut pas les aborder de manière éthérée en dehors du cours des événements, mais en se coltinant les dangers de la période, en s’efforçant de ne pas accroître ces dangers mais de les faire reculer, tout en faisant avancer la cause d’une émancipation sociale pluridimensionnelle.

 

Post-scriptum : Houria Bouteldja et le prétendu « philosémitisme d’État »

 

Si elles ont des interactions avec les questions traitées précédemment, les controverses suscitées par un récent texte de Houria Bouteldja avançant la notion de « philosémitisme d’État »[126] posent aussi des problèmes spécifiques que j’ai trouvé préférable de mettre à part du corps de mes réflexions quant à l’intersectionnalité et aux convergences émancipatrices.

 

Pour Bouteldja, « le philosémitisme d’État » serait donc le principal « lieu de production » de l’antisémitisme aujourd’hui en France, à l’intérieur d’un cadre conceptuel général où « l’État-Nation impérialiste » est « le lieu de production du racisme ». Et si cela apparaît, selon elle, comme un « angle mort » de « la gauche radicale » française, c’est que cette dernière serait « elle-même, à quelques exceptions près, peu ou prou philosémite ». Comme on l’a vu précédemment, les réalités relevant principalement d’autres modalités oppressives que la logique coloniale tendent ainsi à être rabattues sur la seule explication coloniale, et les autres formes de domination sont périphérisées, voire même dissoutes dans le grand tout colonial.

 

Hors de cet unilatéralisme de l’analyse, il y a un problème politique préoccupant dans les formulations sur « le philosémitisme d’État » et sur « le philosémitisme » de la gauche radicale, se situant dans la lignée d’un registre provocateur beaucoup sollicité par les Indigènes de la République. Étymologiquement, « philosémitisme » signifie « amitié pour les juifs », et cela renverrait donc dans ce cas à une supposée « amitié de l’État colonial pour les juifs ». Transparaît ici une proximité sémantique avec la thématique antisémite traditionnelle du « lobby juif », réactivée entre autres aujourd’hui par Dieudonné et Alain Soral, avec des glissements fréquents entre « lobby sioniste » et « lobby juif », en visant notamment l’État. Ainsi la notion de « philosémitisme d’État » n’est pas suffisamment débarrassée des connotations essentialistes et conspirationnistes de la figure du « lobby juif », avec des effets des composantes antisémites du contexte actuel d’extrême droitisation, pour pouvoir s’en démarquer assez clairement. Cela apparaît donc particulièrement dangereux dans une période de remontée de l’antisémitisme, comme les discours laïcards (à distinguer des idéaux laïcs de séparation des pouvoirs politiques et religieux et de garantie publique de l’exercice des croyances et des incroyances dans un cadre commun) prenant à parti l’islam en général apparaissent dangereux dans un moment de consolidation de l’islamophobie. Cela laisse particulièrement ouverte la notion de « philosémitisme d’État » à des usages antisémites, par exemple dans la logique des thèmes agités par Dieudonné et Alain Soral, bien que Bouteldja en fasse explicitement, quant à elle, un instrument (bien étroit et exclusiviste quant à l’angle colonial) de combat contre l’antisémitisme.

 

L’hypothèse de « la construction étatique d’une hiérarchisation des racismes », défendue par Saïd Bouamama [127], me semble plus juste, car davantage dégagée des connotations équivoques de la notion de « philosémitisme d’État », tout en rendant compte du fait que les institutions étatiques n’accordent pas la même légitimité aux différents combats antiracistes. La lutte contre la romophobie et celle contre l’islamophobie apparaissent ainsi pour les acteurs politiques et technocratiques moins légitimes que celle contre l’antisémitisme, alors que des politiciens d’extrême droite, de droite et de gauche font des usages électoralistes de thèmes romophobes et islamophobes. Prendre acte de ce processus n’implique pas de mettre le doigt, même indirectement à travers les ambiguïtés des termes utilisés, dans les pseudo-explications conspirationnistes et antisémites en termes de « lobby juif ». Malheureusement, Bouamama fait une petite référence positive à la notion de « philosémitisme d’État » chez Bouteldja à la fin de son texte, ce qui fragilise un peu l’originalité de son hypothèse.

 

Comment réagir alors face à la notion de « philosémitisme d’État » ? L’organisation antiraciste MRAP a eu raison de s’inquiéter du recours dans le contexte actuel au slogan « Non au philosémitisme d’État » dans l’en-tête d’un tract du PIR :

 

« Ce slogan désigne les juifs comme les privilégiés de la République. Il alimente la thèse antisémite d’une mainmise de leur part sur l’appareil d’État et s’inscrit dans les fantasmes complotistes de Dieudonné, entre autres. »[128]

 

Cependant, le MRAP me semble avoir eu tort de parler de manière trop tranchée de « notion à connotation antisémite ». Cela ne permet pas de prendre en compte l’ambiguïté de la notion, entre la visée explicite de lutte contre l’antisémitisme de son initiatrice et ses intersections avec le thème du « lobby juif », supports d’usages antisémites dans un contexte favorisant ces usages. Il faut peut-être sortir des visions trop idéalistes et intentionnalistes quant aux racismes, pour acter que c’est aussi le contexte qui contribue à donner un sens aux mots, et pas seulement ces mots eux-mêmes ou les intentions des locuteurs. C’est à cause de ses ambiguïtés, porteuses de risques aggravés dans le contexte, qu’il faut, d’après moi, impérativement bannir cette notion des mouvements antiracistes et émancipateurs. Les voies ouvertes par le « Manifeste pour un antiracisme politique »[129], signé par Saïd Bouamama, Christine Delphy, Rokhya Diallo, Éric Fassin, Nacira Guénif-Souilamas, Laurent Lévy, Michèle Sibony Louis-Georges Tin et bien d’autres (dont moi), se situent à rebours des équivoques du PIR sur cette question et apparaissent prometteuses.

 

 


Notes :

 

[1] La version finale de cet article s’est nourrie des débats de la séance du 6 mars 2015 du séminaire ETAPE (Explorations Théoriques Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) consacrée à « Dominations, intersectionnalité et convergences des mouvements sociaux émancipateurs », et en particulier des remarques de Wil Saver qui a été le discutant de la première version de ce texte qui y a été présentée. Elle a bénéficié, par ailleurs, d’échanges autour d’une version antérieure avec Abdellali Hajjat, Amin Allal, Mohamed Amami, Manolo Cervera-Marzal, Sébastien Chauvin, Éric Fassin, Samy Johsua, Alexandre Jaunait, Pierre Khalfa, Irène Pereira, Haoues Seniguer et Jean Zaganiaris. Toutefois, au bout du compte, les formulations retenues et les limitations rencontrées par les analyses sont de ma seule responsabilité.

[2] On trouvera deux présentations critiques dans : Alexandre Jaunait et Sébastien Chauvin, « Représenter l’intersection. Les théories de l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales », Revue française de science politique, vol. 62, n°1 ; février 2012, pp. 5-20, [http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2012-1-p-5.htm], et Éric Fassin, « D’un langage à l’autre : l’intersectionnalité comme traduction », revue Raisons politiques, n° 58/2, mai 2015, pp. 9-24, [http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2015-2-page-9.htm] (accès payant).

[3] A. Jaunait et S. Chauvin, « Représenter l’intersection », art. cit., p.15.

[4] Ibid., p. 19.

[5] Ibid., p. 18.

[6] S. Chauvin et A. Jaunait, « L’intersectionnalité contre l’intersection », revue Raisons politiques, n° 58/2, mai 2015, p. 61, [http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2015-2-page-55.htm] (accès payant).

[7] Ibid.

[8] Voir Abdellali Hajjat, Immigration postcoloniale et mémoire, Paris, L’Harmattan, collection « Inter-National », 2005, pp. 64 et 82-84.

[9] Voir le travail sociologique et historique éclairant d’Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013.

[10] « Décolonial » au sens où l’oppression postcolonial appelle la poursuite d’un mouvement de décolonisation. Les textes issus des Indigènes de la République utilisent souvent les termes « postcolonial » et « décolonial » (le plus central dans leurs textes au fil du temps) comme faisant partie du même cadre politico-intellectuel. Cependant, dans la littérature académique, les deux notions peuvent être renvoyées à des logiques distinctes : les postcolonial studies émergeant dans le monde anglophone dans les années 1980-1990 et les théories décoloniales naissant dans les univers latino-américains et caribéens dans les années 1990-2000, avec des proximités et des différences vis-à-vis des premières : voir Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques latines, n° 62, 2010, pp. 129-140, [http://cal.revues.org/1620].

[11] L. Mathieu, L’espace des mouvements sociaux, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2012.

[12] S. Laplanche-Servigne, « Quand les victimes de racisme se mobilisent. Usage d’identifications ethnoraciales dans l’espace de la cause antiraciste en France et en Allemagne », Politix. Revue des sciences sociales du politique, 2014/4, n° 108, p. 151, [http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=POX_108_0143] (accès payant).

[13] Dénomination fort contestable retenue par l’anthropologue Jean-Loup Amselle dans un pamphlet précisément intitulé Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient, Fécamp, Lignes, 2014 ; sur mes convergences et mes divergences avec ce livre d’Amselle quant à l’extrême droitisation en cours, voir P. Corcuff, « Le confusionnisme néoconservateur brouille l’espace idéologique », entretien avec O. Guyet, site Confusionnisme.info – Observatoire du confusionnisme politique, 27 décembre 2014, [http://confusionnisme.info/2014/12/27/philippe-corcuff-le-confusionnisme-neoconservateur-brouille-lespace-ideologique/].

[14] Voir P. Corcuff, « Lettre de soutien critique aux initiateurs de l’appel pour des assises de l’anticolonialisme post-colonial » (2 février 2005), repris sur Oumma.com, 7 mars 2005, [http://oumma.com/Lettre-de-soutien-critique-aux], et « Le combat contre l’oppression postcoloniale et la lutte contre l’antisémitisme : en quoi les indigènes de la république ont-ils fait une erreur politique à propos du meurtre d’Ilan Halimi » (5 mars 2006), repris sur Oumma.com, 20 mars 2006, [http://oumma.com/Le-combat-contre-l-oppression]. On trouve le communiqué du MIR. visé par le second texte, ainsi que la réponse de Sadri Khiari sur le site du PIR, mais plus mon texte auquel il répond : communiqué du Mouvement des Indigènes de la République du 1er mars 2006 sur le meurtre d’Ilan Halimi, [http://indigenes-republique.fr/meurtre-dilan-halimi/], et S. Khiari, « Réponse à Philippe Corcuff concernant le communiqué des Indigènes de la république sur le meurtre d’Ilan Halimi », 22 mars 2006, [http://indigenes-republique.fr/reponse-a-philippe-corcuff-concernant-le-communique-des-indigenes-de-la-republique-sur-le-meurtre-dhalimi/], ou sur Oumma.com, [http://oumma.com/Reponse-a-Philippe-Corcuff]. Mes deux textes publiés initialement sur le site des Indigènes de la République ont ainsi disparu au cours des transformations successives de ce site. Et il n’y a pas, non plus, dans la réponse de Khiari à mon texte, donc toujours en ligne sur le site du PIR, de référence au lien du mien sur Oumma.com, afin que le lecteur puisse avoir connaissance de ce à quoi il répond. Le site Oumma.com, souvent dénigré par des islamophobes, manifeste là un plus grand sens du pluralisme que celui du PIR, alors qu’il a également connu des modifications au cours du temps.

[15] Voir P. Corcuff, « Phil noir 16 – De nos identités métisses », dessin de Charb, site Le Zèbre, novembre 2008, [http://lezebre.info/phil-noir-16/].

[16] Pour un retour critique sur ces expériences militantes, voir P. Corcuff, « Enjeux pour la gauche de gauche en France en 2013 : éclairages autobiographiques », Mediapart, 27 mai 2013, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/270513/enjeux-pour-la-gauche-de-gauche-en-france-en-2013-eclairages-autobiographiques].

[17] Appel « Nous sommes les indigènes de la République ! », janvier 2005, [http://indigenes-republique.fr/le-p-i-r/appel-des-indigenes-de-la-republique/].

[18] J’entends par « postcolonisés » celles et ceux qui sont affecté.e.s, en tant qu’une de leurs caractéristiques socio-historiques importantes, par une oppression postcoloniale entendue sous le double angle (rappelé plus haut) de continuités historiques et d’analogies (et non pas d’une identité) avec la période coloniale. Ce ne peut être, dans la perspective avancée plus bas, qu’une zone régionale de l’identité plurielle des personnes singulières.

[19] A. Hajjat, « Révolte des quartiers populaires, crise du militantisme et postcolonialisme », dans A. Boubeker et A. Hajjat (éds.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, pp. 258-259.

[20] Ibid., p. 257 ; « la forte dotation en capital scolaire (universitaire) » est confirmée par l’enquête un peu postérieure (2006-2009) de Soline Laplanche-Servigne dans « Quand les victimes de racisme se mobilisent », art. cit., p. 161.

[21] L’adjectif et le substantif « blanc » ont chez les Indigènes de la République une acception politique renvoyant à une position dominante dans un rapport socio-racial de domination. C’est en ce sens que je les utiliserai dans la suite du texte. Je les garderai toutefois entre guillemets, car c’est une notion qui tend à glisser facilement du politique aux caractéristiques raciales supposées des personnes, et qui n’est donc peut-être pas la mieux ajustée, au-delà de son effet provocateur.

[22] Voir P. Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014, et des « bonnes feuilles » sur le site libertaire Grand Angle, 6 octobre 2014, [http://www.grand-angle-libertaire.net/les-annees-30-reviennent-et-la-gauche-est-dans-le-brouillard-philippe-corcuff/].

[23] H. Bouteldja, « Dieudonné au prisme de la gauche blanche ou comment penser l’internationalisme domestique ? », 25 février 2014, [http://indigenes-republique.fr/dieudonne-au-prisme-de-la-gauche-blanche-ou-comment-penser-linternationalisme-domestique/].

[24] « Nous avons à nous libérer de la modernité », entretien avec S. Khiari à l’occasion des 10 ans du PIR, par A. Benabdellah, S. Moucharik et S. Nadi, 11 mai 2015, [http://indigenes-republique.fr/%E2%80%AFnous-avons-a-nous-liberer-de-la-modernite%E2%80%AF-entretien-avec-sadri-khiari-a-loccasion-des-10-ans-du-pir/].

[25] Voir P. Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

[26] H. Bouteldja et S. Khiari, « Jamais contents ! Quelques commentaires sur les articles de Jérémy Robine et d’Eric Fassin », 12 mai 2012, [http://indigenes-republique.fr/jamais-contents-quelques-commentaires-sur-les-articles-de-jeremy-robine-et-deric-fassin/].

[27] Voir le double écueil du misérabilisme et du populisme dans l’analyse des cultures populaires en particulier et des cultures dominés en général, voir C. Grignon et J.-C. Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard/Seuil, collection « Hautes Études », 1989.

[28] Voir P. Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, op. cit.

[29] Voir P. Corcuff, « Enjeux pour la gauche de gauche en France en 2013 : éclairages autobiographiques », art. cit.

[30] H. Bouteldja, « Dieudonné au prisme de la gauche blanche… », art. cit.

[31] Sur la notion d’« espace des mouvements sociaux », voir Lilian Mathieu, L’espace des mouvements sociaux, op. cit.

[32] H. Bouteldja, « Race, classe et genre : l’intersectionnalité, entre réalité sociale et limites politiques », 24 juin 2013, [http://indigenes-republique.fr/race-classe-et-genre-lintersectionalite-entre-realite-sociale-et-limites-politiques/].

[33] H. Bouteldja, « Pierre, Djemila, Dominique…et Mohamed », 8 mars 2012, [http://indigenes-republique.fr/pierre-djemila-dominique-et-mohamed/].

[34] H. Bouteldja, « Race, classe et genre… », art. cit.

[35] Ibid.

[38] Ms Dreydful, Lettre à Houria Bouteldja, blog Chronik de Nègre(s) Inverti(s), septembre 2014, [https://negreinverti.files.wordpress.com/2014/09/dreydful.pdf] ; c’est une réaction à H. Bouteldja, « Féministes ou pas ? Penser la possibilité d’un « féminisme décolonial » avec James Baldwin et Audre Lorde », 14 septembre 2014, [http://indigenes-republique.fr/feministes-ou-pas-penser-la-possibilite-dun-feminisme-decolonial-avec-james-baldwin-et-audre-lorde/].

[39] Voir P. Corcuff, Marx XXIe siècle. Textes commentés, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

[40] A. Touraine, La Voix et le Regard. Sociologie des mouvements sociaux (1ère éd. : 1978), Paris, Le Libre de Poche, collection « Biblio Essais », 1993, p. 124.

[41] Entretien avec S. Bouamama, par M. Perin et M. Sonet, revue Que faire ?, n° 5, novembre-décembre 2010, [http://quefaire.lautre.net/Entretien-avec-Said-Bouamama].

[42] S. Khiari, Pour une politique de la racaille. Immigré-e-s, indigènes et jeunes de banlieues, Paris, Textuel, collection « La Discorde », 2006, p. 21.

[43] Ibid., p. 111.

[44] S. Chauvin et A. Jaunait, « L’intersectionnalité contre l’intersection », art. cit., p. 72.

[45] Ibid.

[46] Sur les différences entre le « total » et le « global », voir P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012, pp. 159-192.

[47] Malik Tahar-Chaouch et H. Bouteldja, « Charlie Hebdo : le piège de l’unité nationale », 9 février 2015, [http://indigenes-republique.fr/charlie-hebdo-le-piege-de-lunite-nationale/].

[48] « Principes politiques généraux du Parti des Indigènes de la République », adoptés au Congrès constitutif des 27 et 28 février 2010, [http://indigenes-republique.fr/le-p-i-r/nos-principes/].

[49] Ibid.

[50] T. Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile (1ère éd. :1651), Paris, Editions Sirey, 1971, p. 177.

[51] H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (manuscrits de 1950-1959), Paris, Seuil, 1995, p. 31.

[52] Ibid.

[53] Voir P. Corcuff, « Hommage libertaire au sous-commandant Marcos : auto-ironie d’un porte-parole à l’écart des aspirants caudillos », site libertaire Grand Angle, 22 janvier 2015, [http://www.grand-angle-libertaire.net/hommage-libertaire-au-sous-commandant-marcos-auto-ironie-dun-porte-parole-a-lecart-des-aspirants-caudillos-par-philippe-corcuff/].

[54] H. Bouteldja, « Charlie Hebdo : du sacré des « Damnés de la terre » et de sa profanation », 26 janvier 2015, [http://indigenes-republique.fr/charlie-hebdo-du-sacre-des-damnes-de-la-terre-et-de-sa-profanation/].

[55] « Principes politiques généraux du Parti des Indigènes de la République », art. cit.

[56] T. Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 177.

[57] R. Michels, Sociologie du parti dans la démocratie moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes (1ère éd. : 1910), traduction française et présentation de Jean-Christophe Angaut, Paris, Gallimard, collection « Folio Essais », 2015, notamment pp. 71, 140 et 216 ; voir aussi séance séminaire ETAPE d’octobre 2013 sur « Roberto Michels : critique des partis politiques, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme. Á partir d’un texte de Jean-Christophe Angaut », site libertaire Grand Angle, [http://conversations.grand-angle-libertaire.net/etape-seminaire-3/].

[58] P. Bourdieu, « La délégation et le fétichisme politique » (1ère éd. : 1984), repris dans Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, collection « Points Essais », 2001, p. 261.

[59] Voir notamment H. Bouteldja, « Au-delà de la frontière BBF (Benbassa-Blanchard-Fassin(s)) », 30 juin 20011, [http://indigenes-republique.fr/au-dela-de-la-frontiere-bbf-benbassa-blanchard-fassins/], « Race, classe et genre : l’intersectionnalité, entre réalité sociale et limites politiques », 24 juin 2013, art. cit., et avec S. Khiari, « Jamais contents ! Quelques commentaires sur les articles de Jérémy Robine et d’Eric Fassin », art. cit.

[60] S. Chauvin, « Pour une critique bienveillante de la notion de « minorité » », revue ContreTemps (série éditions Textuel), n° 7, mai 2003, p. 33, [http://www.contretemps.eu/sites/default/files/Contretemps%2007.pdf].

[61] H. Budour, « Le Noir : décoloniser l’anarchisme et défier l’hégémonie du Blanc », 1ère éd. : 24 juillet 2013, traduction française sur le site du PIR, 28 septembre 2013, [http://indigenes-republique.fr/le-noir-decoloniser-lanarchisme-et-defier-lhegemonie-du-blanc/].

[62] Voir P. Corcuff, « Les religions sont-elles solubles dans la réaction ? Les agnostiques sont-ils de misérables traîtres à la cause anarchiste ? », Le Monde Libertaire, n° 1752, du 16 au 22 octobre 2014, [http://www.monde-libertaire.fr/atheisme/17370-les-religions-sont-elles-solubles-dans-la-reaction-les-agnostiques-sont-ils-de-miserables-traitres-a-la-cause-anarchiste], et « Critiquer les religions, combattre l’islamophobie », Le Monde Libertaire, numéro spécial Charlie, supplément gratuit au n° 1762, 22 janvier 2015, repris sur Mediapart, 2 février 2015, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/020215/critiquer-les-religions-combattre-l-islamophobie].

[63] « Revendiquer un monde décolonial », entretien avec H. Bouteldja, par C. Izambert, P. Guillibert et S. Wahnich, revue Vacarme, n° 71, printemps 2015, p. 66. [http://www.vacarme.org/article2738.html].

[64] Sur le poids du « logiciel collectiviste » à gauche en France, voir P. Corcuff, « Individualisme », dans A. Caillé et R. Sue (éds.), De gauche ?, Paris, Fayard, 2099, pp. 199-208, et La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, op. cit., pp. 45-48.

[65] « Revendiquer un monde décolonial », entretien avec H. Bouteldja, art. cit., pp. 61-65.

[66] S. Khiari, Pour une politique de la racaille, op. cit., p. 106.

[67] A. Benabdellah, « « Le Métis » et le Pouvoir Blanc », 22 juin 2015, [http://indigenes-republique.fr/le-metis-et-le-pouvoir-blanc/].

[68] Ibid.

[69] Sur les courants de la sociologie contemporaine discutés en France, voir le chapitre 4, intitulé « Des individus singuliers, individualisés et pluriels », de P. Corcuff, Les nouvelles sociologies. Entre le collectif et l’individuel, 3ème édition, Paris, Armand Colin, collection « 128 », 2011.

[70] Pour une variété d’éclairages, de manière privilégiée mais non exclusive, sur l’individualisme occidental, voir l’ouvrage collectif dirigé par P. Corcuff, Christian Le Bart et François de Singly : L’individu aujourd’hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.

[71] E. Lozerand (éd.), Drôles d’individus. De la singularité individuelle dans le Reste-du-monde, Paris, Klincksieck, 2014, 576 p.

[72] Voir G. Simmel, « L’élargissement du groupe et le développement de l’individualité », chapitre 10 de Sociologie. Essai sur les formes de la socialisation (1ère éd. : 1908), Paris, PUF, 1999, pp. 685-746.

[73] Sur la globalisation et ses interactions avec l’individualisation, voir les travaux du sociologue britannique Anthony Giddens au début des années 1990, et notamment Les conséquences de la modernité (1ère éd. : 1990), Paris, L’Harmattan, 1994, et Modernity and Self-Identitty. Self and Society in the Late Modern Age, Cambridge (UK), Polity Press, 1991.

[74] Voir notamment Axel Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique (recueil de textes de 1981 à 2004), préface d’O. Voirol, Paris, La Découverte, 2006, et P. Corcuff, « Individualité et contradictions du néocapitalisme », revue en ligne SociologieS (AISLF), 22 octobre 2006, [http://sociologies.revues.org/document462.html].

[75] N. Guénif-Souilamas et É. Macé, Les féministes et le garçon arabe, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2004, p. 21.

[76] Ibid.

[77] Dans N. Guénif-Souilamas, « Répertoires d’individuation et gisements identificatoires : une boîte à outils extensible », dans P Corcuff, C. Le Bart et F. de Singly (éds.), L’individu aujourd’hui, op. cit., p. 290.

[78] L. Yousfi, « Politiser la trahison : le cas Sophia Aram », 4 juin 2015, [http://indigenes-republique.fr/politiser-la-trahison-le-cas-sophia-aram-2/].

[79] P. Chamoiseau, « Fanon, côté cœur, côté sève », discours prononcé en hommage à Frantz Fanon au congrès international d’addictologie, Fort de France, 24 octobre 2001, repris sur le site Sortir du colonialisme, 30 décembre 2011, [http://www.anticolonial.net/spip.php?article2439].

[80] Ibid.

[81] Voir notamment Régis Meyran et Valéry Rasplus, Les pièges de l’identité culturelle. Culture et culturalisme en sciences sociales et en politique (XIXe-XXIe siècles), Paris, Berg International, 2014.

[82] Notamment dans H. Bouteldja, « Race, classe et genre… », art. cit.

[83] H. Bouteldja, « Pierre, Djemila, Dominique…et Mohamed », art. cit.

[84] H. Bouteldja, « Charlie Hebdo : du sacré des « Damnés de la terre » et de sa profanation », art. cit.

[85] « Revendiquer un monde décolonial », entretien avec H. Bouteldja, art. cit., p. 61.

[86] Ibid., p. 63.

[87] « Nous avons à nous libérer de la modernité », entretien avec S. Khiari, art. cit.

[88] Pour une présentation synthétique de la notion et des débats qu’elle a suscités, voir Carley Matsumoto, « An Introduction to Strategic Essentialism », March 12 2012, Lewis & Clark College Environmental Studies Program, [https://ds.lclark.edu/sge/2012/03/12/an-introduction-to-strategic-essentialism/].

[89] S. Wahnich, « L’universel a-t-il jamais été abstrait ? », revue Vacarme, n° 71, printemps 2015, p. 104.

[90] Sur la fermeture identitaire à l’œuvre dans les fondamentalismes islamistes, par-delà leur diversité et leurs contradictions, voir l’éclairage issu des sciences sociales proposé par Haoues Seniguer, dans « L’islamisme », entretien avec O. de Trogoff, site Les clés du Moyen-Orient, 15 décembre 2014, [http://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Haoues-Seniguer-L.html], et la lecture militante, anticapitaliste, anti-impérialiste, antiraciste et libertaire, du cas tunisien par Mohamed Amami, dans Tunisie : la révolution face à la mondialisation des fondamentalismes contemporains, Velle Le Chatel, Éditions franco-Berbères, 2015.

[91] L. Yousfi, « Politiser la trahison : le cas Sophia Aram », art. cit.

[92] J. Rancière, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier (1ére éd. : 1981), Paris, Hachette Littérature, collection « Pluriel Histoire », 2005.

[93] E. W. Saïd, Culture et impérialisme (1ère éd. : 1992), Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, pp. 13-14 et 27-29.

[94] Voir notamment Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 77.

[95] J. Zaganiaris, Queer Maroc. Genres, sexualités et (trans)identités dans la littérature marocaine, Paris, Des ailes sur un Tracteur, 2014, p. 11.

[96] Voir le communiqué du MIR du 1er mars 2006 sur le meurtre d’Ilan Halimi, art. cit., et S. Khiari, « Réponse à Philippe Corcuff concernant le communiqué des Indigènes de la république sur le meurtre d’Ilan Halimi », art. cit.

[97] Voir H. Bouteldja, « Mohamed Merah et moi », 6 avril 2012, [http://indigenes-republique.fr/mohamed-merah-et-moi/].

[98] Voir M. Tahar-Chaouch et H. Bouteldja, « Charlie Hebdo : le piège de l’unité nationale », art. cit.

[99] S. Khiari, « Réponse à Philippe Corcuff concernant le communiqué des Indigènes de la république sur le meurtre d’Ilan Halimi », art. cit.

[100] Ibid.

[101] Ibid.

[102] M. Tahar-Chaouch et H. Bouteldja, « Charlie Hebdo : le piège de l’unité nationale », art. cit.

[103] H. Bouteldja, « Racisme(s) et philosémitisme d’Etat ou comment politiser l’antiracisme en France ? », 11 mars 2015, [http://indigenes-republique.fr/racisme-s-et-philosemitisme-detat-ou-comment-politiser-lantiracisme-en-france-3/].

[104] Je dois cet exemple à Sébastien Chauvin.

[105] M. Feher, « Les divisions de la gauche mouvementée », revue Vacarme, n° 20, été 2002, pp. 36-44, [http://www.vacarme.org/article349.html].

[106] S. Chauvin et A. Jaunait, « L’intersectionnalité contre l’intersection », art. cit., p.72.

[107] A. Hajjat et M. Mohammed Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », op. cit., chapitre 11, « Antisémitisme et islamophobie ».

[108] « On a sous-estimé la violence que rencontrent les juifs français », entretien de P. Birnbaum avec A. Perraud, Mediapart, 16 février 2015, [http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/160215/pierre-birnbaum-sous-estime-la-violence-que-rencontrent-les-juifs-francais].

[109] « Manifeste pour un antiracisme politique », Libération, 21 mai 2015, [http://www.liberation.fr/societe/2015/05/21/pour-un-antiracisme-politique_1313970].

[110] Sur les débats concernant « l’homonationalisme », voir Alexandre Jaunait, Amélie Le Renard et Élisabeth Marteu, « Nationalismes sexuels ? Reconfigurations contemporaines des sexualités et des nationalismes », revue Raisons politiques, n° 49, février 2013, pp. 5-23, [http://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2013-1-page-5.htm], et Sébastien Chauvin et Arnaud Lech, Sociologie de l’homosexualité, Paris, La Découverte, collection « Repères », 2013, pp. 93-99.

[111] H. Bouteldja, « Universalisme gay, homoracialisme et « mariage pour tous » », 12 février 2013, [http://indigenes-republique.fr/universalisme-gay-homoracialisme-et-mariage-pour-tous-2/].

[112] Ibid.

[113] Ibid.

[114] A. Jaunait, A. Le Renard et É. Marteu, « Nationalismes sexuels ? », art. cit., p. 21.

[115] Ibid., p. 28.

[116] J. Robine, « Les “Indigènes de la République” : nation et question postcoloniale. Territoires des enfants de l’immigration et rivalité de pouvoir », revue Hérodote, 2006/1, n° 120, pp. 118-148, [http://www.cairn.info/revue-herodote-2006-1-page-118.htm].

[117] « Du Comité national contre la double peine au Mouvement de l’immigration et des banlieues », entretien avec T. Kawtari, dans A. Boubeker et A. Hajjat (éds.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales. France, 1920-2008, op. cit., p. 214.

[118] S. Chauvin et A. Jaunait, « L’intersectionnalité contre l’intersection », art. cit., p. 73.

[119] P. Corcuff, La société de verre. Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, 2002.

[120] Je dois cette hypothèse aux échanges avec Wil Saver lors du séminaire ETAPE du 6 mars 2015.

[121] Sur ces contradictions du capitalisme, voir P. Corcuff, « Renaissance de l’anticapitalisme en France », Mediapart, 20 avril 2009, [http://www.mediapart.fr/club/blog/philippe-corcuff/200409/renaissance-de-l-anticapitalisme-en-France].

[122] G. Deleuze, « Les intercesseurs » (1ère éd. : octobre 1985), repris dans Pourparlers, 1972-1990, Paris, Minuit, 1990, pp. 165-184.

[123] Voir notamment M. Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Année sociologique, n° 36, 1986, pp. 169-208, [https://yannickprimel.files.wordpress.com/2014/07/mcallon_la-domestication-des-coquilles-saint-jacques-et-des-marins-pc3aacheurs-dans-la-baie-de-saint-brieuc_1986.pdf].

[124] Voir Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014, et P. Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, op. cit. ; sur la participation de sensibilités fondamentalistes islamistes à l’extrême droitisation en cours, voir les analyses d’Haoues Seniguer sur son blog dans le Huffington Post, et notamment : « La galaxie Alain Soral : de l’extrême droite néo-traditionnaliste catholique aux néo-Frères musulmans », 22 décembre 2013, [http://www.huffingtonpost.fr/haoues-seniguer/la-galaxie-alain-soral_b_4480637.html], « La « théorie du genre » à l’école : vers un front uni entre musulmans conservateurs et extrême droite ? », 7 février 2014, [http://www.huffingtonpost.fr/haoues-seniguer/la-theorie-du-genre-union-conservateurs-musulmans-extreme-droite_b_4738459.html], et « La mobilisation contre « la théorie du genre » : les habits neufs d’une vieille rhétorique ? », 4 mars 2014, [http://www.huffingtonpost.fr/haoues-seniguer/la-mobilisation-contre-la_b_4888892.html].

[125] Sur la piste de cette question sociale élargie, voir P. Corcuff, Les années 30…, op. cit., pp. 139-143.

[126] H. Bouteldja, « Racisme(s) et philosémitisme d’Etat ou comment politiser l’antiracisme en France ? », art. cit.

[127] S. Bouamama, « La construction étatique d’une hiérarchisation « des racismes » », Le blog de Saïd Bouamama, 25 avril 2015, [https://bouamamas.wordpress.com/2015/04/25/la-construction-etatique-dune-hierarchisation-des-racismes/].

[128] « « Non au philosémitisme d’État » : un slogan indigne ! » ; déclaration du Bureau Exécutif du MRAP, 7 avril 2015, [http://www.mrap.fr/ab-non-au-philosemitisme-d2019etat-bb-un-slogan-indigne-1].

[129] « Manifeste pour un antiracisme politique », art. cit.

Séminaire ETAPE n°12 – Expériences précaires et émancipation

douzième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Janvier 2015 –

 

Expériences précaires et émancipation

 

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Autour de Patrick Cingolani – Professeur de sociologie à l’Université de Paris 7-Denis Diderot, auteur notamment de Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (éditions La Découverte, novembre 2014)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Cyprien Tasset, doctorant en sociologie à l’EHESS
  • Rapporteur « critique » : Ivan Sainsaulieu, professeur de sociologie à l’Université de Lille 1 et ancien militant de Lutte Ouvrière

 

Texte de Patrick Cingolani préparatoire à la séance 11 du séminaire ETAPE – extrait de Révolutions précaires, Essai sur l’avenir de l’émancipation, Éditions La Découverte, 2014 :

 

contribution de Patrick Cingolani
 

Contribution à la séance 12 du séminaire ETAPE

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Par Patrick Cingolani

 

Professeur de sociologie à l’Université de Paris 7-Denis Diderot, auteur notamment de Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (éditions La Découverte, 2014)

 

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Révolutions précaires (couverture)Le mot « précaire », on le sait, est polysémique, contrairement à ce que prétend une lecture unilatérale qui pousse à ne le comprendre que sous le seul angle d’un déficit d’intégration. En effet, dès que certains groupes s’en sont saisis, il a fait l’objet d’aménagements et de travestissements qui en ont subverti le sens. Judith Butler a bien montré comment certains mouvements sociaux modifient les énoncés dont ils sont la proie et retournent le stigmate en fierté. Elle a insisté sur le procédé linguistique de la catachrèse, qui transforme le sens d’un mot en l’employant au-delà de son acception habituelle. C’est le cas du mot anglais « queer », qui a fait l’objet d’usages détournés par ceux qu’il était supposé stigmatiser [1]. Il en va un peu de même du mot « précaire ». Ce qui fait sa polysémie et sa polyvalence ne provient pas d’un déficit du concept, mais du fait qu’il est tout à la fois social et politique et recèle potentiellement la charge alternative de cette seconde dimension. Dès les années 1980, le mot est entré progressivement dans le vocabulaire sociologique et syndical français, mais il s’est également nourri de l’héritage critique des années 1960-1970 et s’est teinté de cette connotation alternative et subversive. Ceux qui, en effet, se désignaient alors comme des « précaires » étaient ceux-là mêmes qui occupaient les squats et créaient des formes d’organisation collectives éloignées des modèles consuméristes et marchands. Ils peuplaient les lieux alternatifs, comme Kristiana, à Copenhague, ou Kreuzberg, à Berlin, s’affichaient comme les héritiers des luttes provos à Amsterdam [2], participaient à la scène alternative allemande [3] ou aux luttes autonomes, entre usine et espace urbain, en France et en Italie [4].

 

Les précaires, entre assujettissement et résistances

 

Les précaires sont tout à la fois les fractions sociales de la jeunesse assujetties au travail précaire, et les jeunes qui résistent à ce type de travail perçu comme une nouvelle forme d’exploitation – jeunesse que le syndicalisme, à l’exception peut-être de la CFDT, a toujours largement ignorée. Mais, plus précisément encore, les précaires s’inscrivent dans une configuration sociétale [5] allant au-delà du « travail » et considèrent ce dernier comme une atrophie des conditions de réalisation et d’expression de la personne. Entre classes populaires et classes moyennes, confrontés aux désenchantements de la scolarisation de masse, aspirant à des professions ou à des activités pouvant rendre compte de la dimension expressive de la personnalité, ces jeunes femmes et ces jeunes hommes se rebellent contre un mode de vie standardisé et consumériste. Ils redistribuent les tâches et les interactions du quotidien en les déspécialisant et produisent, par leurs pratiques, une autre économie. Les revendications qui ont caractérisé le mouvement ouvrier et ses appareils syndicaux leur apparaissent obsolètes. Ils revendiquent moins l’augmentation du pouvoir d’achat que l’augmentation d’un pouvoir de vivre et de réalisation que ne satisfait pas la consommation.

Cette dimension alternative des précaires contredit le discours d’une « prise de conscience » apportée du dehors au sein d’un rapport militant vertical. Au principe des styles de vie précaires, il n’y a pas tant des individus à émanciper que des individus et des groupes déjà émancipés en quête de régimes d’existence, de pratiques de vie, de territoires urbains ou ruraux permettant l’émancipation. Il s’agit moins de prendre conscience que de créer les conditions d’expérimentation de nouveaux rapports sociaux. Ces déplacements, ces latéralisations, qui font écho à d’autres dimensions contemporaines de la vie sociopolitique, telles que les formes horizontales de l’organisation de certains mouvements sociaux, débouchent sur des enjeux militants. Mais ils produisent aussi des formes d’aliénation et de domination plus retorses qu’il n’y paraît et qui exigent d’être pensées loin des poncifs d’une certaine sociologie prompte à confisquer le savoir de et sur la domination. Le paradoxe de cette situation tient dans la tension qui traverse cette question : comment vivre l’émancipation et sa pérennité au sein des forces sociales conjuguées de la domination capitaliste ? Les pratiques et les expériences que nous étudierons ne relèvent pas d’une sorte de premier degré de l’aliénation, ou d’un consentement aveugle aux normes ; tout au contraire, ils puisent plus souvent dans l’hétérogénéité et dans l’écart aux normes leurs conditions de réalisation, mais aussi, peut-être, leurs conditions d’exploitation. Il faudra donc s’interroger sur le sens de l’exploitation et des nouvelles luttes dans un contexte de désinstitutionalisation du travail et de refus de la normativité salariale.

Pas plus que le mot « prolétaire », et tant d’autres mots encore, le signifiant « précaire » ne peut être découplé de sa charge politique et de ses formes d’assignation socio-économique. Il est en effet, nous l’avons dit, porteur d’une multiplicité de sens. Ce qui n’empêche pas tout un courant de la sociologie de continuer à dénoncer les conditions de travail instables et les rémunérations inférieures à la normale plutôt que de tirer les conséquences d’un aménagement de la relation à la temporalité productive et d’un rapport sélectif à la consommation. La condition salariale ne tient pas tout entière dans la question du pouvoir d’achat : l’exploitation y relève d’abord d’une domination de l’existence et du temps. Le besoin d’expérimenter et de tenter, au cœur même des rapports de domination, d’autres formes de vie se heurte aux contraintes objectives des forces socialisées du capital et aux appareils idéologiques de la reproduction des rapports d’exploitation. Les mouvements de précaires des années 1980, dignes héritiers des mouvements contre-culturels des années 1960, se situent à la fois au centre et à la périphérie d’une dynamique de dénonciation de l’épuisement des énergies utopiques associé au modèle capitaliste de développement tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Ils ont réintroduit, face au compromis institué entre syndicats ouvriers et État, un conflit autour des modèles de vie dominants et de leurs compromissions avec des formes de fonctionnement bureaucratiques, hiérarchiques et non démocratiques. Ils ont notamment mis en crise le compromis autour de l’emploi qui a caractérisé la conjoncture de l’après-guerre et, pour cette raison même, ont réactivé violemment la question du sens du travail et, plus généralement encore, de l’activité. Ce que l’on désigne par la métaphore très approximative des « Trente Glorieuses », entendue comme période de forte croissance et de développement, ou sous le concept de « société salariale », comme moment d’institutionnalisation du salariat, ne saurait être compris comme l’expression achevée d’un progrès quantitatif. C’est aussi un moment de cristallisation d’un certain type de domination à l’échelle nationale et internationale. Le compromis social et son modèle de développement étaient déjà fissurés non seulement à l’extérieur, en raison de la configuration des impérialismes de l’époque, mais aussi à l’intérieur, en raison des rapports sociaux et de genre, autant dans l’intimité des relations hommes-femmes que dans le cadre de l’entreprise et de la distribution des rôles et des places [6]. Par ailleurs, de nouvelles manifestations et formes d’engagement ont mis à l’ordre du jour les questions environnementales posées par ce régime de développement [7].

Ignorer l’ensemble de cette configuration critique et divisée, c’est, comme y incline tacitement Robert Castel, faire fi des questions soulevées par les révoltes de la jeunesse des années 1960. En reprenant dans son célèbre livre, Les Métamorphoses de la question sociale, le diagnostic de Michel Crozier à la veille de Mai 68 qui déclarait close la « phase religieuse du prolétariat » et morte « la lutte des classes » [8], Castel ne s’est pas donné les moyens de saisir les sens multiples de la révolte de Mai : sa critique du modèle bureaucratique, sa prescience des enjeux écologiques à travers la dénonciation des modalités dans lesquelles se donnait l’accès à la consommation ; ou encore le « retour à la terre », l’« établissement en usine », la vie communautaire, l’institution de coopérations productives (autogestion, etc.) à l’écart des rapports concurrentiels et marchands… Toutes ces expériences ont remis en question l’ensemble de la configuration d’un modèle de développement structurant le capitalisme, et dessiné un point de repère pour les formes d’action collectives dont les précaires, comme figure socialement hybrides, sont en partie les héritiers. Pour ma part, il me semble que la crispation stalinienne sur l’ouvrier industriel, d’un côté, et les renoncements post-gauchistes aux luttes populaires, au nom d’une certaine critique du totalitarisme, de l’autre, ont liquidé l’héritage lumineux et contestataire des années 1960. Celles-ci avaient diversement su conjoindre le marxisme et la critique libertaire de la technique et de la domination bureaucratique, la critique du modèle de consommation et l’anticipation des risques écologiques [9]. C’est seulement en nous ressourçant à cette conjoncture intellectuelle que nous pourrons échapper aux catastrophes qui se profilent dans les décennies à venir. Les précaires, au travers de mouvements spécifiques, mais aussi d’une certaine disparité d’expériences, ont perpétué tout au long des années 1970-1980, sous une forme tacite, cet héritage. Et ils l’ont fait dans un contexte historique où, de toutes parts, les aspirations à des modes d’existence alternatifs étaient vidées de leurs forces, entre autres, par la réticence des organisations staliniennes à tout déplacement identitaire du prolétariat, et par l’attaque frontale, socialement délétère du néolibéralisme et de son idéologie.

 
revolutions des precaires
 

Autonomies

 

Aujourd’hui, plus que jamais, cette aspiration à un régime d’existence opposé à la bureaucratie et la technocratie, ainsi que le potentiel alternatif dont les précaires avaient été porteurs, sont menacés par les formes radicales d’un capitalisme exerçant sous de nouveaux traits l’« exploitation universelle de l’essence sociale de l’homme » dont parle le jeune Marx [10]. La raison tient à ce que les formes alternatives de vie se sont avancées seules sur le terrain des relations au travail et à la vie quotidienne, sans qu’aucune mise en sens politique ne les ait accompagnées. Elles se sont ainsi trouvées en proie à un régime d’exploitation qui n’a jamais été aussi puissant et retors.

L’autonomie dans l’activité, les formes de coopération déhiérarchisées, le refus des cristallisations disciplinaires des rapports au travail, en ce qu’elles stérilisent l’expression et les intensités créatives, toutes ces aspirations qui ont, pour une bonne part, mû les mouvements sociaux et sociétaux de la fin du XXe siècle, semblent s’inverser en leurs contraires. L’autonomie devient « autonomie contrôlée » ; l’injonction à la flexibilité et l’externalisation rendent opaques les rapports de production et redoublent l’effacement des limites disciplinaires. Mais la forme la plus puissante de ce retournement tient dans la manière dont la critique antibureaucratique s’est dissoute dans les nouvelles déréglementations du travail et dans les pratiques de gouvernement néo-managériales, constituant un véritable contre-pouvoir aux aspirations collectives et un nouveau ressort pour la captation du temps et de la créativité du travail. Expérimenté d’abord sur les classes populaires, ce contre-pouvoir néo-managérial et néolibéral étend sa dynamique d’exploitation aux classes moyennes et aux héritiers scolarisés des classes populaires. L’appauvrissement des unes et des autres est par excellence l’instrument de raréfaction des possibilités de vie alternatives. La configuration sociale, le style, les revendications des principaux mouvements apparus depuis quelques années, depuis la place Tahrir jusqu’à Occupy Wall Street, en sont directement l’expression et l’attestation. Dans leur composition rentrent pour une large part des membres des classes moyennes et les générations scolarisées des classes populaires flouées dans leurs aspirations à une vie meilleure ; il en va ainsi, par exemple, des étudiants endettés pour mener leurs études mais sans espoir d’avenir professionnel [11].

À la faveur de la mondialisation et de l’imposition brutale d’une concurrence entre les peuples et les travailleurs, il se produit une dégradation des conditions de travail et de vie qu’aucune force collective solidaire et efficace n’est apparemment en mesure de contrecarrer. Rien ne semble pour l’heure pouvoir s’opposer aux mécanismes de division et d’externalisation et permettre de repenser les échanges et les partages internationaux. Certes, depuis quelques années, les rassemblements et les contestations contre les formes nouvelles de l’exploitation et de la captation financière se rendent internationalement visibles, ouvrant un espoir de résistance mondiale. Pour autant, les populations confrontées, sur leur territoire national, aux faillites, au chômage, à la flexibilité et aux difficultés d’accès au bien-être et à la culture ont, elles, bien du mal à soutenir intellectuellement et collectivement le choc de la paupérisation.

Le workfare, maintes fois repoussé en France, se développe à mots couverts et touche de plus en plus les salariés. Le RSA témoigne de la porosité existant entre les nouveaux dispositifs de l’assistance et ceux du salariat précaire, et l’on évoque de plus en plus volontiers une sorte de « sous-salariat chronique ». Le chômage endémique, le développement des formes atypiques d’emploi, la présence toujours plus fréquente de contrats aidés, de stages, avant, après et entre l’emploi, sont des manifestations objectives de l’émergence d’un précariat reposant sur la banalisation de normes d’emploi dégradées [12]. De toutes parts, la nature qualitative des revendications liées au travail et à l’activité, qui a constitué un des aspects les plus puissants des aspirations sociales dans la seconde moitié du XXe siècle, se heurte à des contraintes qui l’empêchent de se développer. Les jeunes travailleurs aux frontières des classes populaires et des classes moyennes sont confrontés à une détérioration des cadres et des rythmes de leur travail et, pour certains d’entre eux, à des formes de paupérisation qui les laissent impuissants quant à leurs possibilités de réalisation. Formés dans l’appareil scolaire, à distance des contraintes disciplinaires de l’entreprise et de la socialisation autoritaire des ouvriers d’hier, ils aspirent à trouver dans le travail une place pour la créativité et l’expressivité. Mais ils sont soit poussés vers des activités d’exécution qu’ils ne peuvent accepter qu’à contrecœur, soit contraints, pour obtenir un emploi, de consentir à des formes de concurrence les obligeant à diminuer leurs exigences salariales, voire à travailler gratuitement et à accepter des temps de travail flexibles aux effets nocifs sur la santé et l’équilibre personnel.

 

Des subjectivités à la question politique

 

Plus qu’à une condition objective, le précariat renvoie à des expériences et aspirations subjectives. Plus exactement, le précariat relève de ces deux dimensions : objective et subjective. Il est l’expérience sociale et individuelle de leur mise en tension. C’est en tout état de cause à partir de cette mise en tension que je traiterai ici constamment des enjeux de la question précaire et d’une politique du précariat. Certes, la sphère socio-économique du précariat et, plus encore, de la précarité est plus large que le type d’expérience que je viens d’évoquer. Le précariat est de plus en plus confronté à la perméabilité entre secteurs formel et informel, à la dégradation des normes d’emploi et à la porosité entre assistance, travail salarié et activité. Mais l’on ne peut saisir une politique du précariat sans tenir compte de ce ferment alternatif qui en constitue pour ainsi dire le sel et qui seul est capable de trouver dans les conditions de vie des plus paupérisés un ressort critique. Il y a plus de trente ans, alors qu’émergeait la thématique de la précarité, Michel de Certeau évoquait les tactiques, les ruses et les braconnages à partir desquels peuvent se reconfigurer les relations de domination et de pouvoir et se constituer des occasions d’échapper aux formes de confiscation du territoire et de contrôle sur le temps [13]. Une sociologie trop attachée à démontrer l’adhésion des dominés à la domination a négligé ces pratiques et tactiques à partir desquelles il est possible de ruser avec le pouvoir ou de ménager des exterritorialités : de la vieille « perruque » aux tentatives de détournement du temps salarié à des fins récréatives ou non subordonnées, en passant par des formes de détournement des allocations chômages et des usages divers des dispositifs d’allocation, comme expression de résistances tout à la fois tacites et pugnaces au vol du temps autant qu’au vol du travail, mais plus encore peut-être, aujourd’hui, au vol de la capacité expressive et créatrice.

Là même où l’on n’a voulu voir qu’un substitut au déficit du salariat, ces activités, ce travail « à côté », que mènent successivement ou simultanément les précaires, se prêtent à l’expérimentation des régimes de coopération et d’échange pouvant échapper à la corruption marchande. Dans les nouveaux modèles d’organisation du travail du tertiaire, ainsi que dans ce qu’on appelle le « travail immatériel » ou le travail de la connaissance, se dessinent des relations à l’autonomie du temps et des coopérations spécifiques. Ce sont des manières de travailler, à mille lieues de celles promues par le régime fordiste, qui ne laissent d’étonner et qui méritent d’être interrogés dans leurs ambivalences entre liberté et exploitation. Si ce travail apparemment libre fait pour ainsi dire partie des pré-requis d’un secteur professionnel comme celui des industries culturelles, il n’en constitue pas moins une aspiration à laquelle adhèrent les travailleurs dans le cadre d’une reconfiguration totale, comme nous le verrons, du régime de subjectivation par le travail. Qu’en retour cette situation professionnelle nouvelle nourrisse des formes d’exploitation insoupçonnées du temps du travailleur des industries culturelles ne disqualifie pas le type de subjectivation qui est ici à l’œuvre, notamment dans ses aspirations à échapper au commandement immédiat du patron. Elle interroge plutôt sur les nouvelles formes de conflit et de sens qui traversent désormais le travail, ainsi que sur les nouveaux dispositifs de sécurisation du travail et de l’activité dans un contexte de fragmentation, voire de désinstitutionalisation de l’entreprise. André Gorz, l’un des penseurs emblématiques de la question précaire [14], a résumé l’enjeu du conflit central à l’alternative suivante : « Intégrer le travail dans la multiactivité, comme l’une de ses composantes ; ou intégrer la multiactivité dans le travail, comme l’une de ses formes. Intégrer le temps de travail dans la temporalité différenciée d’une vie multidimensionnelle, conformément aux aspirations culturelles dominantes ; ou soumettre les temps et les rythmes de la vie aux exigences de rentabilité du capital, aux exigences de flexibilité de l’entreprise. Bref, reconquérir le pouvoir des activités vivantes sur l’appareil et le procès social de production ; ou asservir de plus en plus complètement celles-là à celui-ci [15]. » Avec peut-être un peu plus de prudence que Gorz, mais résolument dans sa direction, il nous faut penser le débordement du travail par la multiactivité comme une puissance de libération ; mais il nous faut aussi être attentifs à ces formes de reconduction de l’activité en travail qui, continument, surgissent de la créativité sociale et soumettent à nouveau celle-ci à l’avidité de la marchandise.

La question de la politique s’institue précisément dans ce qui apparaît aujourd’hui comme une ambivalence : d’un côté, des pratiques d’insoumission au commandement et une reconfiguration du rapport à la liberté et à la réalisation dans l’activité ; de l’autre, une recomposition des mécanismes d’intensification et d’exploitation du travail et une captation de l’autonomie du travailleur. Mais on ne peut faire d’emblée le deuil de ce que porte cette tension au nom de la supposée domination du travailleur. Les précaires sont, dans leur polysémie, le signifiant de cette tension qui désormais ne se borne plus aux seules classes populaires et à ses tactiques d’échappée, mais concerne de plus en plus les classes moyennes. Celles-ci sont toujours plus fortement soumises à l’exploitation capitaliste de leur créativité, au sein du formidable mouvement de production d’intelligence qu’a engendré la massification de l’enseignement secondaire et supérieur de par le monde.

 

Extrait de l’introduction de Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (Paris, La Découverte, collection « L’horizon des possibles », 2014, pp.5-17

 

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[1] Voir Butler J., Le pouvoir des mots -politique du performatif, Ed. Amsterdam, 2004.

[2] On ne peut que renvoyer ici à l’excellent travail que Margot Verdier a mené sous notre direction, les conjonctures de Diogène – individualisation et individualisme dans la genèse du mouvement squat hollandais (1964 – 1980). Paris Ouest, 2012.

[3] Diener I. & Supp E., Ils vivent autrement -l’Allemagne alternative, Stock, 1982

[4] Voir le récent, M. Tari, Autonomie ! – Italie les années 1970, La fabrique, 2011.

[5] On distingue ici « sociétal » de « social », car l’on entend par le premier les grands enjeux axiologiques qui orientent la société et trouvent à s’exprimer jusque dans le quotidien et l’intime, et par le second la question des conditions matérielles d’existence.

[6] J’ai par ailleurs développé des critiques en termes sociologiques et politiques de la lecture « castélienne » de la « société salariale » Sur ces critiques voir notamment « Le désenchantement de la question sociale », Lien social et politique, n° 34 Montréal Paris, décembre, 1995 et plus récemment dans « La société salariale à l’épreuve de l’anomie ou de la pluralité ? » in R. Castel, C. Martin Changement et pensée du changement : échanges avec R. Castel, La découverte 2012.

[7] Comme en atteste les premières manifestations du mouvement anti-nucléaire (marche sur Fessenheim et Bugey en 1971), l’apparition de revues et journaux dès les années 70 (tel « la gueule ouverte ») ou l’émergence d’une écologie politique ; entre autre avec A. Gorz.

[8] Allusion au numéro spécial de la revue Argument consacré à la question « Qu’est-ce que la classe ouvrière française ? », in R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, p 357.

[9] On pense, par exemple, à Henri Lefebvre, à ses travaux sociologiques sur la ville ou sur le quotidien ou bien encore au Jürgen Habermas des années 70, tout à la fois héritier critique de Marcuse et sociologue des nouveaux mouvements sociaux. Voir notamment La technique et la science comme idéologie, Denoël, 1973.

[10] Marx K., « Manuscrit de 1844″ in OEuvres, Economie II, Pléiade, Paris, 1968.

[11] Voir sur ce point les témoignages avancés par David GRAEBER, The Democracy Project: A History, a Crisis, a Movement, Speigel & Grau, 2013

[12] Voir sur ce point « Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? L’institutionnalisation du précariat » par Robert Castel in S. Paugam, Repenser la solidarité, PUF, 2007 et S. Paugam et N. Duvoux, La régulation des pauvres. Du RMI au RSA. PUF, Paris, 2008.

[13] Voir non seulement le premier tome de L’invention du quotidien¸ consacré aux « arts de faire », mais aussi le deuxième tome de Mayol et Giard, où il est question du quartier de lyonnais de la Croix-Rousse et des formes d’appropriation du territoire à travers l’usage, la familiarité. Voir M. de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 « arts de faire » et P. Mayol et L. Giard L’invention du quotidien, tome 2 « habiter, cuisiner », les deux ouvrages chez 10/18, 1980

[14] A. Gorz, Les adieux au prolétariat, Paris, Galilée, 1980, p. 14.

[15] A. Gorz, Misère du présent, richesse du possible, Galilée, Paris, 1997, p 125.

 

Patrick Cingolani

Révolutions précaires
Essai sur l’avenir de l’émancipation

Éditions La Découverte
9 bis, rue Abel-Hovelacque
Paris XIIIe
2014

 

rapport compréhensif | Cyprien Tasset

 

Révolutions précaires, un manifeste pour une écosophie du précariat

Rapport « compréhensif » d’un texte de Patrick Cingolani

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Par Cyprien Tasset

 

Doctorant en sociologie à l’EHESS

 

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Révolutions précaires est un essai de sociologie du possible. Sans être étayé à proprement parler sur une enquête originale, il s’appuie sur des entretiens menés dans le cadre d’une enquête collective en 2011 (Tasset et al., 2013), et prolonge un parcours profondément influencé par les philosophes Jacques Rancière et André Gorz. La thèse du livre est que l’avenir de l’émancipation doit être recherché du côté des « formes de liberté des précaires » (p. 87) [1]. Cette thèse résonne comme une provocation à l’encontre des connotations de pauvreté, de souffrance et d’injustice sociale qui sont attachées à la notion de précarité. La provocation est délibérée, parce qu’il y a lieu discuter de ce qu’on entend par « précaire », et que cette discussion n’est pas seulement une affaire de conventions de langage, mais implique un affinement du récit historique que l’on associe à cette notion. Celle-ci est polysémique, et sa polysémie découle de la conflictualité sociale qui se trouve à ses origines, et qui est trop souvent oubliée.

Cette discussion sur les mots et l’histoire sera le premier d’une série de sept points dans lesquels nous organisons l’exposé schématique des principales idées du livre, en insistant sur les pistes politiques qui y sont suggérées [2].

 
Ecosophie
 

Genèse de la précarité et ambivalence du salariat

 

  1. Cingolani a déjà montré dans son Que-Sais-Je ? sur la précarité (Cingolani, 2005) que les expressions de travail et d’emploi « précaires » se cristallisent à la fin des années 1970, notamment autour de la loi qui codifie les CDD, et symbolise une rupture de la dynamique d’unification d’une « société salariale » au sens développé par Robert Castel (Castel, 1995). Dans Révolutions précaires, il admet évidemment que le salariat équipé d’un droit du travail modelé par les luttes sociales a représenté un grand progrès largement partagé. Cependant, il rappelle un aspect souvent négligé de la crise de la société salariale : le fait que celle-ci a été précipitée par les révoltes contre le travail qui font partie de « [L]’héritage lumineux et contestataire des années 1960 » et 1970 (10). Face à « l’aliénation et l’altération du sujet constitutives de la subordination au sein du salariat » (90), différentes formes de désertion s’étaient en effet développées, qui passaient souvent par un usage des emplois précaires couplés aux allocations de chômage. Penser à la fois ces deux fils historiques permet de construire un concept de « précariat » à partir de la tension entre une « condition objective » d’éclatement de l’emploi et d’assujettissement marchand et des « expériences et aspirations subjectives » (14) qui pointent vers une voie d’émancipation.

 

L’épicentre de la révolution précaire

 

L’ambivalence du précariat culmine au sein de fractions bien particulières. Dans les années 1960-1970, la révolte contre le travail avait un centre de gravité : le tertiaire et ses jeunes diplômés. Mais elle ne s’y limitait pas, et animait des courants socialement beaucoup plus diffus. Les conditions historiques qui avaient favorisé cette révolte contre le travail n’ont fait que se renforcer jusqu’à maintenant, notamment sous la stimulation de l’élévation des durées d’études. Le premier chapitre affirme que les « désir[s] de réalisation » et d’« authenticité » (39-40) sont aujourd’hui très prononcés chez de nombreux jeunes. Ils le sont d’autant plus que les solidarités communautaires, ouvrières ou autres, sont de moins en moins capables de jouer un rôle de support à la construction des identités (43). L’aspiration à être individu au sens fort risque de se résoudre en « narcissisme » et en « pseudo-authenticité », écrit P. Cingolani (42). Mais elle s’exprime aussi sur le terrain du travail, par la recherche d’« emplois en adéquation avec leurs exigences axiologiques et émotionnelles » (37). Ces tendances sont exacerbées dans une fraction du précariat : « les précaires des « industries culturelles » » (44).

En s’appuyant sur l’enquête, P. Cingolani distingue chez eux 1/ un « horizon d’accomplissement dans le travail » qui relègue le niveau de revenu au second plan, 2/ une interpénétration entre le travail et l’intimité, 3/ une importance des réputations et des réseaux de sociabilités, 4/ une « recherche d’intensité » émotionnelle, et 5/ un lien entre « travail gratifiant » et « frugalité » : le besoin de consommer est atténué par les expériences intenses vécues dans le travail (p. 59-69). Chacune de ces caractéristiques débouche sur des possibilités de subordination retorse aussi bien que d’émancipation, dans des équilibres jugés ambigus par ceux-là même qui les vivent.

 

La politique du précariat

 

Le dernier chapitre propose de prolonger ces expériences en une ambitieuse « politique du précariat » (125), qui doit établir une « démocratie […] « postindustrielle » » (113). Sur le terrain du droit d’abord, il faut revendiquer une sécurisation des mobilités et des discontinuités, même si le livre ne se prononce pas sur le revenu universel garanti, classiquement évoqué dans ce genre de contexte (voir par exemple Guattari, 1989, 66, et plus récemment Standing, 2011). Cependant, réactualisant la connexion que l’on trouve chez André Gorz entre réflexion sur le travail et écologie, P. Cingolani affirme que les modes de vie et de travail qui s’expérimentent dans la précarité permettent de briser le cycle morbide entre vacuité au travail et besoin de consommer. L’« ascétisme » (128) précaire, la « frugalité précaire » (130) ne sont pas seulement « ajustement, réaction à la nécessité » (127) mais aussi la contrepartie d’« agencements émotionnels et joyeux » (134) et la « construction […] d’une liberté » (127). De plus, dans un contexte de « catastrophe écologique » (132) en cours, un tel régime de vie mérite une attention particulière : il faut s’interroger sur les possibilités de le répandre. Pour cela, il faut commencer par clarifier les catégories qui structurent la dynamique de la révolution précaire.

 

Structure et dynamique de la révolution précaire

 

  • Premièrement, les révolutions précaires ont un centre, un « foyer », un « ferment alternatif », que l’auteur identifie aux précaires des « industries culturelles ». On peut discuter la reprise de cette catégorie, empruntée à la littérature de gestion du développement économique urbain (Camors et al., 2006) D’une part elle aurait pu être rétrécie, car les analyses de P. Cingolani se focalisent sur une fraction des professionnels créatifs, celle qui éprouve l’expérience d’une précarité ambivalente. Or, beaucoup se reconnaissent dans un professionnalisme sans problème de travailleurs indépendants ; pour d’autres c’est un moratoire en attendant le succès ou la titularisation ; d’autres encore se sentent menacés d’éviction et connaissent une précarité avec peu de contreparties en termes d’autonomie. D’autre part, la catégorie aurait aussi bien pu être élargie. Le noyau du précariat pourrait englober des secteurs plus intellectuels de l’enseignement et de l’université, qui sont un foyer classique des vocations anticapitalistes (Löwy, 1976). Il pourrait aussi s’étendre aux professions de l’animation et du travail social, souvent employées d’associations, qui partagent l’exposition massive à l’emploi précaire, un niveau de diplôme relativement élevé, et qui peuvent jouer un rôle important au sein du précariat (Nicolas-le-Strat, 2005). Il serait donc possible, et cohérent avec la notion de « foyer » utilisée par l’auteur, de rendre plus vaporeuse, plus indéterminée, la catégorie placée en position de noyau [3].

 

  • Deuxièmement, les précaires des industries culturelles ne sont qu’une petite partie de l’aire sociale concernée par la dégradation des formes d’emploi. On observe dans ce « précariat » des aspirations et des expériences d’autonomie qui font écho à celles des précaires créatifs.

 

  • Troisièmement, les problématiques et les expérimentations sociales du précariat résonnent, à un degré amoindri, dans la société toute entière, qui est en proie à une crise écologique urgente, et où les individus sont animés d’aspirations à se réaliser à travers un travail autonome.

 

La dynamique du précariat présente donc une structure en foyer/halo/fond que l’on pourrait rapprocher, à titre d’analogie, de celle des récits du premier christianisme et, plus généralement, des mouvements qui reposent sur le charisme : on aurait au centre des apôtres ou des saints, peu nombreux mais joyeusement ascétiques et chargés d’une spiritualité/expérience de l’activité intense ; ils annoncent une voie de salut en premier lieu au précariat, ici homologue d’Israël ; et en un deuxième temps à l’ensemble de l’humanité. Cette analogie permet de poser la question des moyens concrets de la diffusion des promesses d’émancipation contenues dans l’ambivalence précaire : il va de soi qu’on ne compte pas ici sur le Saint Esprit ou la Foi. Mais la description d’« un bonheur nouveau » (132) peut-elle suffire à le propager ?

 

L’objection petite-bourgeoise

 

Des voix sceptiques pourraient s’élever pour réduire ce message à une idiosyncrasie socialement située. Par exemple, le sociologue urbain Jean-Pierre Garnier raillait dès 1979 le discours écologique des modes de vie alternatifs et des « « expérimentateurs sociaux » » comme idéologie de la « nouvelle petite bourgeoisie » culturelle : « l’idéal de la frugalité vécu dans la « convivialité » venait à point convaincre les petits-bourgeois touchés par la crise de s’y installer et de s’en accommoder » (Jean-Pierre Garnier, 2010 [1979], 78). Autrement dit, la frugalité précaire ne serait rien de plus qu’un discours d’enchantement socialement circonscrit, un mode de vie idéalisé fantasmatiquement érigé en modèle politique. On peut rapprocher cette objectivation polémique de la théorie du « faire de nécessité vertu » que l’on trouve, également en en 1979, dans La Distinction de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1979). Avec ces analyses, la sociologie se place dans la continuité d’un siècle et demi d’invectives marxistes contre l’idéalisme et le moralisme « petit-bourgeois », incapable d’accéder à la compréhension réaliste des principes (économiques) du changement social.

 

Il faut prendre au sérieux cette objection. La manière la plus forte d’y répondre aurait nécessité des analyses du changement du capitalisme, et de la position que les différentes fractions du précariat occupent dans ses chaînes de valeur [4], ou bien de travailler empiriquement plus en détail sur les rapprochements de condition et de trajectoires entre les précaires des industries culturelles et les autres travailleurs précaires. Autrement dit, il aurait fallu se situer précisément sur le plan de ce que la tradition du opéraïste, à laquelle P. Cingolani fait allusion dans le premier chapitre, appelle la « composition technique » de classe.

 

Mais on peut aussi repousser l’objection de particularisme social du point vue de ce que la même tradition appelle « composition politique » [5], en montrant que les échappées émancipatrices décrites surtout à partir de l’observation de précaires des secteurs créatifs peuvent effectivement dépasser leur base sociale étroite. Autrement dit, on doit se demander quelle coalition sociale est promise par la politique du précariat, en particulier, pour reprendre des termes des années 1970, entre la petite-bourgeoisie intellectuelle (en dépouillant le terme de ses connotations stigmatisantes) et la jeunesse des classes populaires (en évitant de la réifier) (Mauger et Fossé, 1977).

 

Quels supports pour quelle alliance de classes ?

 

Sur ce point crucial, la réponse de Révolutions précaires est au moins partiellement convaincante.
Tout d’abord, P. Cingolani ne commet pas l’erreur d’octroyer aux précaires créatifs le monopole des pratiques qui pointent vers des horizons d’émancipation. Les autres fractions du précariat développent elles aussi des modes d’engagement dans le travail tendus vers l’autonomie, parfois (mais pas toujours) à travers l’économie dite informelle [6]. Le livre reconnaît une créativité instituante du précariat, diffuse bien au-delà du seul précariat créatif.
Mais cette convergence des différentes strates du précariat en une même tendance vers l’autonomie est limitée par les inégalités économiques en son sein, en particulier en ce qui concerne la possibilité de soutien familial, qui est souvent décisif chez les précaires des secteurs créatifs, surtout en ce qui concerne le logement. Ce type de ressource n’est probablement pas sans relations avec l’élitisme du recrutement social de ces secteurs, où les actifs « en emploi » sont deux fois plus souvent d’origine favorisée que dans le reste de la population active [7]. Face à cette situation, Révolutions précaires place les « classes moyennes », pourvoyeuses de travailleurs créatifs précaires, devant une alternative sévère : soit le statu quo du repli sur les solidarités privées, soit « s’inscrire dans une dynamique d’alliance avec les classes populaires dont l’horizon n’est rien de moins qu’une guerre sociale contre la classe la plus riche » (94).
Quel serait en pratique le contenu d’une alliance entre les fractions précaires des classes moyennes et des classes populaires dans une politique du précariat ? Cette alliance reposerait sur un autre type de ressources que celles des familles : celles, décrites dans le troisième chapitre, d’une « constellation d’expériences » (99) collectives, héritières des mouvements de chômeurs des années 1980 et 1990, et qui comportent à fois les espaces de travail partagés, les Coordinations, le syndicalisme de Sud, et les Coopératives d’Activité et d’Emploi, dont les plus actives se soucient explicitement de fédérer par-delà les différences sociales [8]. Ce passage (pp. 96-112) n’est pas aussi détaillé qu’on pourrait le souhaiter, ce qui ne tient peut-être pas seulement à l’auteur, mais aussi à l’état inchoatif de ces formes d’organisation elles-mêmes. C’est aussi l’un des passages où une perspective internationale s’affirme, à travers des exemples étasuniens de syndicats qui s’organisent à partir des sociabilités locales plutôt que sur la base de l’entreprise, et créent des Centers for Contingent Workers (104-105). La politique du précariat peut donc s’appuyer sur le répertoire « des pratiques, des dispositions, des expériences et des luttes qui sont déjà là » (145), et qui pourraient être développées de façon à conjuguer l’autonomie individuelle et l’acquisition de force collective.

 

Ecosophie précaire et contradictions du capitalisme

 

GuattariQu’en est-il du mot « révolutions » qui figure dans le titre ? La dernière page du livre évoque les « révolutions moléculaires » de Félix Guattari. En effet, les révolutions précaires appelées par P. Cingolani illustrent parfaitement « la promotion de pratiques innovantes, l’essaimage d’expériences alternatives, centrées sur le respect de la singularité et sur un travail permanent de production de subjectivité, tout en s’articulant convenablement au reste de la société » que promouvait Guattari (Guattari, 1989, 57). Au-delà, on peut noter que les thèmes recouverts par Révolutions précaires correspondent aux Trois écologies que Guattari invitait à penser ensemble (Guattari, 1989). En effet, le travail de P. Cingolani s’est toujours intéressé à la qualité des expériences individuelles, dans leur rapport aux agencements collectifs. Il ajoute dans ce livre la dimension de l’environnement. Autre rapprochement avec Guattari, la sociologie et la politique du précariat développées ici relèvent de la « logique des intensités », que Guattari associe aux trois écologies, et qui privilégie les subjectivations et les mouvements, à la différence d’une « logique des ensembles discursifs [qui] se propose de bien cerner ses objets » (Guattari, 1989, 36). Le pari du livre est qu’une politique du précariat doit compter sur les intensités individuelles et collectives qui y sont décrites, et sur leur capacité à bouleverser les individus et les structures sociales.
Ce type de projet est toujours entré en tension, au sein de la gauche radicale, avec un autre style sociologique et politique, plus proche du droit, de la statistique et des organisations syndicales. La position de Révolutions précaires vis-à-vis de cet autre style qui investit tout autant la notion de précarité oscille entre des passages polémiques ciblant une gauche « bureaucratique » et même « stalinien[ne] » (121), et d’autres passages plus équilibrés de positionnement par rapport à Robert Castel et Bernard Friot (89). La confrontation entre ces courants est centrale pour évaluer la portée politique du livre, et il serait dommage qu’elle se limite aux échanges d’invectives entre « staliniens » et « individualistes petits-bourgeois ». Une façon plus compréhensive d’évaluer la contribution de Révolutions précaires aux réflexions sur l’émancipation est d’y reconnaître un effort d’articulation entre « critique sociale et critique individualiste du capitalisme » (Corcuff, 2006, § 10). On voit alors que le livre concerne à la fois trois contradictions du capitalisme : la contradiction capital/individu, mais aussi la contradiction capital/travail, et enfin la contradiction capital/environnement.
À partir d’expériences individuelles de précaires des activités culturelles, Révolutions précaires indique la charge de possibles d’une zone d’enchevêtrement entre ces trois tensions sociales majeures. L’incertitude reste cependant de savoir si les « intensités » que le livre met en lumière seront suffisamment fortes et suffisamment communicatives pour répandre, par-delà des disparités sociales, les dispositifs d’une politique du précariat. Comme manifeste pour une écosophie du précariat, c’est un essai stimulant, qui demande à être intégré dans un cycle plus large comprenant des épisodes de luttes sociales, d’expérimentations et de subjectivations, mais aussi les analyses relevant de différents styles de recherche empirique.

Travaux cités :

  • Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, « La « collection », une forme neuve du capitalisme. La mise en valeur économique du passé et ses effets », 2014, https://www.academia.edu/9086572/La_collection_une_forme_neuve_du_capitalisme._La_mise_en_valeur_économique_du_passé_et_ses_effets_avec_Luc_Boltanski_2014_
  • Pierre Bourdieu : La Distinction. Paris, éditions de Minuit, 1979.
  • Carine Camors, Odile Soulard, Pascale Guery, Les industries culturelles en Île de France, IAURIF, avril 2006, https://www.academia.edu/3312127/Les_industries_culturelles_en_Ile-de-France
  • Robert Castel : Les métamorphoses de la question sociale. Paris, Fayard, 1995.
  • Patrick Cingolani : L’Exil du précaire. Récits de vie en marge du travail. Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986.
  • Patrick Cingolani : La Précarité. Paris, PUF, coll. Que-sais-je ?, 2005.
  • Philippe Corcuff, « Individualité et contradictions du néo-capitalisme », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 22 octobre 2006. URL : http://sociologies.revues.org/index462.html
  • Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires. Marseille, Agone, 2010.
  • Félix Guattari : Les trois écologies. Paris, Gallilée, 1989.
  • Michael Löwy, pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. Paris, Presses Universitaires de France, 1976.
  • Gérard Mauger et Claude Fossé : La Vie buissonnière. Paris, Maspero, 1977.
  • Pascal Nicolas-Le Strat, 2005, L’Expérience de l’intermittence dans les champs de l’art, du social et de la recherche, Paris, L’Harmattan.
  • Guy Standing : The Precariat: The New Dangerous Class. London and New York, Bloomsbury Academic, 2011.
  • Cyprien Tasset, Thomas Amossé, Mathieu Grégoire : « Libres ou prolétarisés ? Les travailleurs intellectuels précaires en Ile-de-France ». Rapport n°82 du CEE, mars 2013, https://www.academia.edu/3052087/Libres_ou_prolétarisés_Les_travailleurs_intellectuels_précaires_en_Île-de-France._Avec_Thomas_Amossé_et_Mathieu_Grégoire

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Notes

[1] Sauf indication contraire, tous les numéros de page renvoient à Révolutions précaires.

[2] Nous avons déjà écrit une note critique de Révolutions précaires ici : « L’émancipation dans la précarité », La vie des idées.fr, 12 janvier 2015, http://www.laviedesidees.fr/L-emancipation-dans-la-precarite.html. .

[3] En plus de la question du périmètre du « foyer », la nature de la catégorie utilisée pour le saisir soulève des interrogations : les « industries culturelles » sont en effet une notion d’ordre avant tout économique, alors que le livre ne s’engage pas dans les discussions sur les forces productives, que l’on trouve par exemple dans les théories du capitalisme cognitif.

[4] On en trouvera une esquisse dans « La forme collection du capitalisme » (Boltanski, Esquerre, 2014).

[5] C’est dans cette direction que Stevphen Shukaitis suggère d’infléchir les usages de la notion de précarité : il faudrait « pousser la précarité encore plus loin dans la direction d’une machine spécifiquement recompositionnelle plutôt que dans celle d’un cadre descriptif ou d’analyse structurelle. Cela ne veut pas dire que les analyses de structures ne sont pas importants et utiles pour la recomposition, mais plutôt qu’elles entrent à titre de composantes au sein des agencements de l’imaginaire au lieu de servir de cadre à leur construction » (Shukaitis, 2012, p. 247, notre traduction, http://www2.warwick.ac.uk/fac/soc/wbs/research/irru/ywesrc/seminar2/paperssem2/shukaitis_paper.pdf).

[6] Voir par exemple la thèse de Denis Giordano sur les mécaniciens de rue, citée p. 80, ou Le Travail en friches de Laurence Roulleau-Berger.

[7] Les données du DEPS, tirées de l’Enquête emploi, indiquent que 49 % des actifs en emploi des professions artistiques et culturelles en 2011 sont enfants de cadres ou de professions intermédiaires, contre 25 % pour l’ensemble des actifs en emploi (Gouyon et Patureau, « Vingt ans d’évolution de l’emploi dans les professions culturelles 1991-2011 », 2014, tableau 2 p. 5).

[8] Selon une communication orale d’Antonella Corsani.

 

rapport critique | Ivan Sainsaulieu

 

Questionnements autour de la figure du « précaire » chez Patrick Cingolani

 

Rapport « critique » – séance 12 du séminaire ETAPE

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Par Ivan Sainsaulieu

 

Professeur de sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant de Lutte Ouvrière

 

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Au risque d’être hors sujet, ou plutôt de traiter quelque chose de plus implicite qu’explicite, j’ai voulu discuter ce livre de Patrick Cingolani en prenant au sérieux son titre – Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (Paris, La Découverte, 2014) – et en me demandant qui allait faire la « révolution précaire ». J’ai cherché si cet objet décelait une nouvelle force révolutionnaire, un nouveau sujet historique. J’ai eu beaucoup de mal à cerner les contours sociaux objectifs des révolutionnaires précaires.

 

banksy occupy london

 

Ce n’est pas la nouveauté de la figure sociopolitique dépeinte que je critique. Au contraire, cet aspect m’intéresse, et disons que j’aime bien le modèle au profil hybride de ce plébéien-précaire-éduqué, aux parcours atypiques, aux activités multiples, contestataire et anti-hiérarchique, anti-croissance, anti-consommation, militant créatif et ludique, artiste marginal. On peut résumer tout cela au concept de l’auteur, « l’autonomie » dans la vie et dans le travail, même si le terme a été galvaudé, même la liberté est sans cesse contredite par la contrainte, l’épanouissement par l’aliénation, comme le rappelle l’auteur lui-même. Ce portrait me rappelle celui que j’avais essayé de dresser des militants sudistes, j’avais d’ailleurs fait moi aussi une typologie. La typologie des « déplacements » (p. 59), me semble centrée sur le rapport travail hors travail, ou l’interpénétration des sphères du public et du privé, elle identifie en effet un rapport d’autoréalisation dans le travail, et dans l’autre sens d’immersion du travail dans la sphère privée, de coopération égalitaire dans l’interconnaissance, d’investissement émotionnel au travail, enfin de rapport frugal au revenu et à la consommation. Je crois que l’on peut tous apprécier plus ou moins la figure contestataire, elle nous parle.

 

Mais l’ambiguïté du statut de cet objet, c’est notamment de savoir si l’on décrit un trend social objectif ou un type de contestation subjective. L’oscillation entre subjectif et objectif est très présente dans le texte. Mais on a du mal à savoir de qui l’on parle. On cherche des précaires et puis on s’aperçoit qu’il y a aussi des travailleurs. On cherche des prolétaires et puis on lit que c’est à cheval entre classes populaires et moyennes. L’auteur en dit trop ou pas assez : trop pour que nous puissions réduire son propos à une philosophie politique plébéienne. Pas assez pour tracer les contours socio-économiques de son objet.

 

Alors il s’agit pour moi plutôt d’un type social de militantisme ou de mouvance contestataire. Ce n’est pas une force sociale objective, un nouveau sujet historique qui remplacerait le prolétariat. Ce n’est pas une classe sociale, ni même une strate ou une couche sociale. Il est question d’un groupe social aux ramifications multiples qui se caractérise subjectivement plus qu’objectivement, de façon plus compréhensive qu’explicative, par un mode de vie contestataire, consistant essentiellement (en principe) en une subversion locale des rapports sociaux (plus égalitaires et plus enrichissants pour l’individu).

 

Là où le bât blesse, c’est que l’auteur prétend aussi l’objectiver, l’incarner dans une société à un moment donné, et qu’il ne le fait pas de manière satisfaisante, ni par une mise en perspective historique, ni par un trend social suffisamment défini. Du coup, il m’a semblé qu’il réactualise surtout un (vieux) débat d’idées.

 

Historiciser le plébéien

 

L’auteur ne parle pas trop sociologiquement de la plèbe. Il évoque des philosophes plébéiens ou l’adjectif plébéien chez les philosophes, au sens de cynique, révolté ou encore de « communauté existant publiquement ». L’adjectif plébéien renvoie à un « dispositif pratique politique » et le nom plèbe aussi : la plèbe est « un acte collectif qui fait exister un collectif » (introduction).

 

Il est intéressant de noter que la figure sociologique du plébéien au 19ème siècle est plus établie. Leur autonomie repose sur une autonomie économique : ce sont de petits indépendants. On connaît la thèse de Sewell selon laquelle ce sont les artisans et non les ouvriers d’usine qui ont fait les révolutions en France au 19ème. L’autonomie prenait la figure concrète de petits patrons ou de travailleurs indépendants qui possédaient leur outil de travail. Ce qui n’empêchait pas les bras nus, les journaliers, les prolétaires à la tâche de prendre toute leur part dans les soubresauts, dès la révolution française. Mais ce sont ces artisans « autonomes » que l’on voit par exemple prendre les places d’élus sous la Commune de Paris, sauf erreur.

 

C’est cette perte d’autonomie individuelle qui va rendre possible, ensuite, le « substitutisme » (du parti à la classe) : si la classe n’est pas capable d’autonomie, le parti va lui donner (au risque de se substituer à elle). Mais on peut dire aussi que, au sein du salariat français du 20ème siècle, ce sont toujours des ouvriers « plus autonomes » qui vont jouer un rôle (« d’avant garde ») auprès des ouvriers de base. Après avoir mis à leur tête des bourgeois républicains ou des artisans, les ouvriers du rang ont mis à leur tête les salariés plus instruits ou plus qualifiés, les « ouvriers professionnels » devenus « révolutionnaires professionnels ». Ainsi, les militants communistes à la Libération, chez Renault, étaient davantage des ouvriers professionnels, de même que les milieux syndicaux CGT.

 

On pourrait faire l’hypothèse que les plébéiens dont il est question sont les successeurs, qu’ils connaissent des formes radicales d’indépendance politique voire d’anarchie du fait de la précarisation ou de l’appauvrissement matériel et intellectuel de leur condition (à la faveur de la remise en cause des acquis socio-économiques). L’auteur évoque cet effritement du salariat et les tentatives nombreuses du retour au statut d’indépendant, sous des formes précaires.

 

Mais le terme d’autonomie a un contenu politique, comme on l’a vu plus haut. Du coup, il faut distinguer le contexte socio-économique et le type social de contestation décrit. Il y aurait des minorités actives délurées, voire émancipées, comme il y avait ou il y a des militants. Et comme pour ces militants, la question du sujet historique resterait posée : sur quelle force s’appuyer pour changer les rapports sociaux à l’échelle de la société entière ?

 

Sociologiser le plébéien

 

C’est l’idée d’un phénomène minoritaire (non pas les fameux « 99% » mais plutôt un nombre compris entre 5% et 10%) que l’on veut étayer ici. A la différence du pari marxien de développement du salariat, toutes les tendances objectives décrites ici sont « ambivalentes », pour reprendre le terme avec lequel l’auteur qualifie le travail : le temps libre, l’éducation, la tertiarisation.

 

La thèse d’un vecteur d’émancipation hors travail est simple : si la vie est moins contrainte par le travail, ne donne-t-elle pas accès à des activités plus libres, où travail, loisir, culture sont plus intimement mêlés, hybridés ? Le développement de l’école est un puissant vecteur pour arracher la jeunesse au travail, voire pour offrir une jeunesse (temps d’incertitude et de transition entre les loisirs de l’enfance et les contraintes du travail adulte) aux jeunes qui n’en avaient pas. Même le chômage, s’il n’est pas permanent, permet plus ou moins aux jeunes de jongler avec leur travail intérimaire. Le travail lui-même devient un enjeu de l’autonomie acquise grâce à l’élévation du niveau culturel, qui fait fuir les sales boulots et en particulier le travail parcellaire. Le processus d’émancipation s’appelle autonomisation, individualisation ou épanouissement individuel, qui s’autorise également de la diminution des appartenances de classe. Elle est néanmoins plus présente dans le domaine artistique et dans la jeunesse favorisée.

 

En effet, même si je penche de ce côté optimiste, il est difficile d’oublier tous les travaux sur l’inégalité des chances à l’école, voire sur la reproduction sociale par l’école. Il y a dans la France contemporaine une réactivation de l’élitisme social, le décalage entre le niveau scolaire des uns et des autres est impressionnant. D’autres pays sont beaucoup plus soucieux d’une politique scolaire égalitaire, d’un encadrement scolaire des plus faibles pour les faire rattraper les plus forts. En France on cherche surtout à libérer les plus forts du poids des plus faibles et d’ailleurs c’est vrai que les plus faibles sont animés d’une volonté de revanche qui fait que parfois on plaint en classe les plus forts, les plus intellos, qui doivent s’excuser d’être bon ou de lire des livres s’ils ne veulent pas être ostracisés par le groupe. Bref, le genre de problème qui nait de rapports sociaux scolaires inégaux.

 

Donc, comment concilier moyennisation scolaire et reproduction sociale ? En disant que les jeunes de milieux populaires qui s’élèvent par l’école sont minoritaires, comme les jeunes immigrés à science po, ou la jeunesse précaire des milieux artistiques. Je crois aussi que cela existe dans des milieux plus populaires, ou dans l’hybridation des classes in situ (sur un territoire ou dans une activité donnée) mais c’est forcément minoritaire. D’où le pourcentage donné plus haut.

 

En lien, l’argument générationnel : si le développement de l’éducation fait reculer le travail, si un temps de jeunesse a été démocratisé, l’auteur convient aussi des lourdeurs, des contraintes aliénantes. Il ne veut pas être naïf et il évoque le poids social de la précarité. Par contre, il s’en suit une conséquence qu’il ne tire pas : si la jeunesse est tiraillée par des contradictions, s’il y a une tension entre aliénation et autonomie, alors il est difficile de considérer la jeunesse comme force historique capable de renverser le vieux monde. Si les jeunes sont tout autant addicts à la société de consommation, aux marques de vêtement, aux équipes de foot, à la religion, à l’amour du gain, aux jeux violents, vidéo ou pas, à la Téléréalité et aux réseaux sociaux, ils ne sont pas sous l’effet d’un trend évolutif progressiste.

 

Quant au temps libre, l’auteur n’ignore pas sans doute les espérances déçues du passage aux 35 h (pas pour les patrons, on parle ici des salariés !). J’ai eu comme voisin de bureau au LISE-CNRS Daniel Gautrat, dit Mothé, sociologue ancien militant de Socialisme ou Barbarie. Son enquête sociologique sur les usages sociaux du temps libre était assez amère, il concluait aux progrès des activités marchandes, donc de la société de consommation, sur le temps dit libéré du travail. Cet aspect lui semblait dominer les autres activités non marchandes (bricolage, culture, jardinage, sociabilité, pour autant que tout cela échappe bien au marché). C’est d’ailleurs assez logique : pourquoi dans une société marchande le temps libre ne serait-il pas dominé par la logique marchande ?

 

Enfin, la tertiarisation. L’auteur dit que l’on ne doit pas se fixer sur le monde ouvrier d’industrie (avant de parler des industries culturelles). La tertiarisation des économies anciennement industrielles est un phénomène majeur que ne comprennent pas toujours par exemple les militants des pays émergents : alors qu’ils s’industrialisent, certains voient la France comme un symbole et une place forte du mouvement ouvrier, alors que ce sont largement eux qui vivent désormais la révolution industrielle. Ce paradoxe nous conduit à nous demander ce qu’est le secteur tertiaire. Vaste débat. Certains identifient une activité relationnelle comme dénominateur commun de toutes ses composantes commerciales, sanitaires, culturelles, touristiques, etc. D’autres disent qu’un cinquième ou un quart est du travail industriel déguisé, comme dans la sous-traitance aux grosses boites. En tous cas, il n’est pas possible d’en faire le temple de la révolution précaire : la plupart des emplois tertiaires ne sont ni précaires, ni jeunes, ni dédiés à la culture, comme dans l’exemple fourni par les plus gros contingents salariés : les professeurs, les infirmières et les aides soignantes. Ils et elles se précarisent certes, comme dans le cas des postiers. Mais pas tous au même rythme, heureusement. Et ils ne sont pas forcément de toute première jeunesse, d’ailleurs le baby boom s’est passablement transformé en papy boom.

 

J’en profite pour souligner que le livre contient peu de chiffres et l’exception des industries culturelles confirme la règle : il s’agit de pourcentages internes au secteur concerné, qui ne permettent pas de l’objectiver par rapport à d’autres.

 

Par contre, il y a un autre aspect objectif peu ou prou évoqué : les NTIC, le développement de l’informatique. J’y vois pourtant une double opportunité pour le camp progressiste. D’abord, pour qui veut savoir, écrire, s’informer, élargir ses horizons, nouer des contacts internationaux, avoir des activités culturelles ou artistiques, il me paraît difficile de ne pas y voir un amplificateur. Ou alors il faut oublier sa pratique quotidienne devant l’ordinateur. Ensuite, plus fondamentalement, c’est en même temps un support de l’autonomie individuelle. Steve Jobs ne fait pas partie du panthéon anarchiste mais il n’empêche que, si sa vision personnelle était bien de pouvoir permettre à chaque individu d’augmenter sa liberté individuelle en lui procurant un ordinateur individuel, on peut dire qu’il a gagné en grande partie son pari. Car le capitalisme a bien des tendances progressistes, mais elles ont pris un caractère assez sectoriel : pas la révolution industrielle mais des tendances économiques progressistes, ni dans le pétrole ni dans l’armement, mais davantage dans l’informatique, haut lieu de l’innovation technologique.

 

Un vieux ou un nouveau débat ?

 

Derrière cette question extérieure du subjectif et de l’objectif, il semble y avoir un débat chez l’auteur, une tension personnelle : celle entre le « vieux » et le « jeune » Marx. Le vieux Marx de la science pas marrante, celle que l’on recycle en sociologie, celle du Capital, et le jeune Marx joyeux de l’émancipation de l’homme par l’homme, cette émancipation des courants novateurs contre les vieux appareils. Le débat a fait fureur au tournant des années soixante dix, comme dans l’alternative théorique entre structuralisme et existentialisme – ou l’alternative politique entre trotskisme et spontanéisme. Personnellement, ce vieux débat me laisse songeur, parce que renoncer à l’une ou l’autre, la science ou l’émancipation, me semble appauvrissant.

 

Le supposé primat des pratiques m’interroge également. Page 7 et ailleurs, il est proposé un cheminement par l’expérimentation, le caractère exemplaire des pratiques remplaçant la (vieille) « prise de conscience ». Mais est-ce si sûr que des gens pratiquent sans discourir ? Des mecs ? Je demande à voir. Dans le documentaire Inventaire avant liquidation, sont présentés de chauds partisans de ce genre de pratiques (limitation du temps de travail, activités multiples, liens de type coopératifs, etc.). J’ai d’abord été séduit par leur discours sur le primat de la pratique et puis je me suis dit ensuite qu’ils étaient des êtres langagiers comme nous tous. Il y en a un qui expliquait par exemple ce qu’il faisait de son temps libéré : il passait beaucoup de temps à discuter avec les non convertis dont il évoquait d’ailleurs les arguments pour les réfuter. C’est l’une des rares femmes interrogées qui a dit que cultiver son potager était aussi alternatif que de faire des discours, en rougissant. Donc les rapports de genre et la division du travail n’étaient peut-être pas totalement abolis, ni le primat militant de la parole sur la pratique.

 

Sur la parole militante, il faut dire 4 choses : 1- c’est un travail, fatiguant ; 2 – Mais cela ne se confond pas avec une pratique, il y a certes les fameux « effets performatifs du langage », mais ils créent aussi de la confusion, car discours et pratiques sont le plus souvent distincts. 3 – Le primat de la pratique est un vieux topos militant mais les militants connus pour ce qu’ils ont fait sont rares ! Les militants ne font pas que parler mais c’est leur activité principale. D’ailleurs la nouveauté d’Occupy Wall street ne réside-t-elle pas pour beaucoup dans une nouvelle manière de parler, de faire circuler la parole, d’applaudir… ? 4 – Si les militants parlent tant, c’est sans doute aussi parce qu’ils en ont plus besoin que les autres. C’est comme si le lien social dépendait de la parole : le lien social n’étant évident que dans la routine institutionnelle qu’ils appellent à changer, les contestataires ont besoin de parler pour susciter un nouveau lien social, une sociabilité anti ou para institutionnelle. La parole, c’est un peu l’institution militante par excellence.

 

Pour conclure sur une note positive : le livre invite à réfléchir sur de nouvelles subjectivités contestataires. Il y a des gens créatifs, émancipés ou autonomes qui fourmillent au croisement de tendances contradictoires au sein du capitalisme actuel, dans les pays développés anciens mais aussi nouveaux. Il y a de nouvelles couches moyennes en mal d’insertion et les difficultés sociales greffées au niveau culturel croissant n’aboutissent pas qu’à de la soumission, mais aussi à des idées ou à des pratiques imaginatives et contestataires – des « échappées ». La question que j’ai posé c’est : y en a-t-il plus qu’il n’y avait de militants conscients dans le mouvement ouvrier ? Si oui, on est dans un capitalisme plus progressiste qu’auparavant. Sinon, il s’agit d’une nouvelle avant-garde. Et il faudrait la décrire un peu plus…

 

Séminaire ETAPE n°11 – L’éducation libertaire

onzième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Décembre 2014 –

 

L’éducation libertaire

 

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Débat autour de deux interventions :

 

  • Hugues Lenoir, enseignant-chercheur et militant libertaire (Fédération anarchiste), auteur entre autres d’Autogestion pédagogique et éducation populaire (Editions Libertaires, 2014)
  • Audric Vitiello, Maître de conférences en science politique ; auteur de Institution et liberté : l’école et la question du politique (L’Harmattan 2010), et de plusieurs articles universitaires : « L’exercice de la citoyenneté : délibération, participation et éducation démocratiques » (Participations n°5, 2013) ; « La démocratie agonistique : entre ordre symbolique et désordre politique » (Revue du Mauss n°38, 2011)

 
 

Contribution d’Hugues Lenoir
 

Éducation et pédagogie dans la tradition libertaire

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Par Hugues Lenoir

 

Enseignant-chercheur en Sciences de l’Education à l’Université de Paris Ouest Nanterre La défense et militant de la Fédération Anarchiste

Auteur notamment d’Autogestion pédagogique et éducation populaire : l’apport des anarchistes (Editions Libertaires, 2014)

 

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Introduction

 

Avant même la création de l’Internationale antiautoritaire en 1872 à Saint-Imier (Suisse), Gustave le Français, engagé durant la Révolution de 1848, membre de l’Internationale et de la « minorité » antiautoritaire durant la Commune [1] participe à la rédaction du Programme d’enseignement de l’association fraternelle des instituteurs et institutrices et professeurs socialistes suite à un appel dans le journal proudhonien Le Peuple en février 1849. Il apparaît comme l’une des premières sources de la pédagogie libertaire et syndicaliste. Ce programme a pour objectif de donner à tous indistinctement une égale instruction. Il fut largement soutenu par les unions ouvrières parisiennes qui permirent d’ailleurs de le publier. Il vise à donner « à la société un homme, un travailleur, un citoyen largement instruit de ses devoirs, propre à les remplir dans leur plus haute et plus saine expression »[2]. Education pour l’Egalité devant conduire de plus à la dignité du travail dans une société harmonieuse où « il ne peut y avoir des professions libérales, d’un côté, et des professions serviles, de l’autre »[3].

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Proudhon

 

De son côté, Proudhon reprend l’idée d’une éducation intégrale dans la trace de Charles Fourier. Fourier qui proposait déjà une société sans Etat reposant pour une large part sur une éducation libre et choisie par les apprenants eux-mêmes. Ainsi avant même la naissance « officielle » » de l’anarchisme social, le mouvement dont nous sommes les continuateurs s’est réclamé d’un éducationnisme révolutionnaire. Proudhon dans De la capacité politique des classes ouvrières a pour ambition d’œuvrer dans le sens de « l’émancipation intellectuelle du peuple »[4] et toujours clair voyant, il pressentait que l’école d’Eglise et/ou l’école d’Etat serait une machine à organiser la soumission des humbles et à n’offrir qu’une instruction élémentaire visant à enfermer la jeunesse et le futur producteur « dans l’étroitesse de ses fonctions parcellaires »[5], dans le travail aliéné. Car sans garantie et sans contrôle des associations ouvrières « l’enfant envoyé aux écoles ne sera toujours qu’un jeune serf dressé pour la servitude, au mieux des intérêts et de la sécurité des classes supérieures »[6]. Proudhon considère donc que « les associations ouvrières sont appelées à jouer un rôle important. (…), elles deviennent à la fois foyers de productions et foyers d’enseignement »[7], proposition que reprendront en leur temps les anarcho-syndicalistes ou Sébastien Faure. Edouard Dolléans, lecteur de Proudhon souligne que « l’union de l’atelier et de l’école permettra de restituer au travail sa signification et sa joie. L’alliance intime de l’enseignement humaniste et scientifique et l’apprentissage industriel est, aux yeux des ouvriers parisiens [souvent proudhoniens], la condition même de l’émancipation sociale »[8]. Ainsi Pierre Joseph Proudhon avait de fait conçu, c’est pourquoi le « parti du travail »[9] s’en empara, « un système d’éducation adéquat aux producteurs dans une société où le producteur serait souverain »[10].

 

L’Internationale

 

A partir de 1864 et de la création de l’Association Internationale des travailleurs (AIT) puis lors des congrès de l’Internationale antiautoritaire l’Education fut souvent, voire toujours évoquée lors des différents congrès.

En effet, dès le second congrès de l’A.I.T. à Lausanne en 1867 fut évoquée la nécessité d’un enseignement intégral inspiré de Proudhon. Le congrès émettra d’ailleurs « une résolution en faveur de l’organisation de l’école-atelier, et d’un enseignement scientifique, professionnel et productif »[11]. En effet, aux yeux des internationaux, « l’instruction et l’éducation sont (…) une des conditions de leur émancipation et comme l’affirme, l’un d’entre eux, Heligon : « l’absence d’instruction met le travailleur sous la dépendance de ceux qui la possèdent »[12]. Crainte d’une dictature de l’intelligentsia que Bakounine redoutait aussi de son côté lorsqu’il écrivait : « nous demandons pour le prolétariat non seulement de l’instruction, mais toute l’instruction, l’instruction intégrale et complète, afin qu’il ne puisse plus exister au-dessus de lui, pour le protéger et le diriger, c’est-à-dire pour l’exploiter, aucune classe supérieure par la science, aucune aristocratie de l’intelligence »[13]. Au congrès de Bruxelles en 1868, la question de l’éducation est de nouveau inscrite à l’ordre du jour ; son point quatre a pour thème : L’enseignement. James Guillaume rappelle dans ses souvenirs la motion adoptée alors et inspirée du texte de Lausanne : « le congrès invite les différentes sections à établir des cours publics suivant un programme d’enseignement scientifique, professionnel et productif, c’est-à-dire (un) enseignement intégral, pour remédier autant que possible à l’insuffisance de l’instruction que les ouvriers reçoivent actuellement »[14]. En 1869, un an plus tard au congrès de Bâle, l’éducation intégrale est inscrite au débat et fait l’objet d’une motion. Le congrès recommande en effet « à toutes les sections des groupes d’organiser dans leur sein des séances de discussion où sera abordée l’étude de tous les sujets se rattachant aux sciences, aux arts, aux métiers »[15]. Une telle place octroyée aux débats sur l’éducation dans les congrès démontre l’importance que lui donnaient les Internationaux pour une large part libertaire [16].

 

Les Bourses du travail

 

Il en sera de même en France où les Bourses du Travail mettront aussi régulièrement à l’ordre du jour de leurs travaux la question éducative. Fernand Pelloutier le 1er mai 1895 affirme que « la mission révolutionnaire du prolétariat éclairé est de poursuivre plus méthodiquement, plus obstinément que jamais, l’œuvre d’éducation morale, administrative et technique pour rendre viable une société d’hommes fiers et libres »[17]. A cette fin la plupart des Bourses créeront en leur sein des cours généraux ou professionnels, ouvriront des bibliothèques et certaines accueilleront les Université populaires… Pour donner quelques exemples, à Paris en 1900, le VIIIe Congrès des Bourses prit la décision suivante : « les Bourses devront immédiatement faire le nécessaire pour créer des cours populaires où, sous forme de lectures, seront commentés les écrits de tous les penseurs qui honorent l’humanité. Le Congrès invite, en outre, à faire tous leurs efforts pour compléter l’enseignement technique par l’enseignement primaire »[18]. En 1908 au Congrès de Marseille, le rapport du délégué de la Bourse du travail de Lorient, Yves-Marie Trévennec est intitulé « Les écoles syndicales et l’enseignement adapté à la classe ouvrière ». L’auteur y déclare que pour qu’une société égalitaire et libre voit le jour, il serait nécessaire que les individus « aient reçu une éducation spéciale, comme nous la voudrions pour nos enfants, nous qui savons quels germes tenaces a jetés dans nos cerveaux l’enseignement néfaste de l’école cléricale ou de l’école laïque. La classe ouvrière fut et continue à être instruite contre elle-même. L’éducation syndicale est toute à faire »[19]. Enfin en 1912, la Bourse du Travail d’Amiens se donne pour but en matière d’éducation « de compléter l’enseignement professionnel, de relever, par des cours et des concours d’apprentis, l’art manuel que la division du travail industriel moderne tend à faire disparaître, et de compléter, par des cours et des conférences d’enseignement général, l’éducation et l’instruction des classes laborieuses »[20]. Albert Thierry préconise même de ne pas se limiter à cette seule éducation secondaire syndicaliste, il préconise aussi une éducation générale supérieure adaptée aux besoins du travail. Cet « enseignement supérieur ouvrier » pluridisciplinaire sera dispensé dans le cadre de « l’université syndicale »[21]. En d’autres termes, « c’est par cette éducation que les prolétaires pourront ébaucher ou parfaire une organisation communale, régionale, nationale, (…), internationale de l’économique »[22], c’est-à-dire ébaucher puis construire une société basée sur les principes du fédéralisme proudhonien.

 

La CGT syndicaliste révolutionnaire

 

Quant aux animateurs de la CGT syndicalistes révolutionnaires où les anarchistes étaient nombreux, ils s’inscrivent naturellement dans la tradition éducationniste libertaire. Emile Pouget, secrétaire général adjoint de la C.G.T. et talentueux rédacteur du Père peinard, considère que l’émancipation sociale du mouvement ouvrier est étroitement liée à sa formation. Pour lui, « la besogne du syndicat qui prime sur toutes les autres et qui lui donne son véritable caractère de combat social est une besogne de lutte de classe ; elle est de résistance et d’éducation »[23].

Georges Yvetot s’inscrivant dans la trace de Fernand Pelloutier écrit : « la transformation sociale n’étant que la somme des transformations individuelles, nous pouvons conclure que l’éducation individuelle et collective faite dans certains syndicats ouvriers y contribuera énormément »[24]. Et Paul Delesalle qui assumera lui aussi des responsabilités importantes à la C.G.T. considère que le syndicalisme se doit d’œuvrer à « l’éducation morale des travailleurs »[25], qu’il faut entendre comme une élévation morale et culturelle des individus dans et par le syndicalisme. Comme le confirme un observateur de l’époque, Auguste Pawlowski : « le syndicalisme confédéral se regarde non seulement comme rénovateur, mais encore comme moralisateur et éducateur »[26].

Par la suite malgré la bolchévisation du syndicalisme après 1921, le courant libertaire et révolutionnaire affaibli maintiendra ses positions sur l’éducation héritées de l’Internationale antiautoritaire. Il réaffirme et adopte dans la Charte de Lyon au congrès constitutif de la C.G.T.-S.R. (syndicaliste révolutionnaire) qui se déroule les 1er et 2 novembre 1926 que « le syndicalisme dans la période pré-révolutionnaire (…) sera mener à bien la besogne de documentation, d’éducation technique et professionnelle en vue de la réorganisation sociale, (et) sera réaliser dans les meilleures conditions l’apprentissage de classe à la gestion »[27]. Il s’agit donc bien encore de former l’ensemble de la Classe à la gestion et à l’organisation de la société future. Cette déclaration en matière de formation sera reprise in extenso en 1946 dans la Charte de Paris, lorsque fut créée, à la suite de la C.G.T.-S.R. autodissoute en 1939, la Confédération Nationale du Travail (C.N.T.)[28]. Pierre Besnard, animateur de la C.G.T.-S.R. réaffirme la filiation éducationniste et l’importance des enjeux pour les révolutionnaires de la formation, tant en matière de préparation que de réalisation d’un Monde nouveau [29]. Cette continuité de pensée est si forte et si constante que, dans son ouvrage majeur Les syndicats ouvriers et la Révolution sociale publié en 1930, Pierre Besnard écrit dans le chapitre qu’il consacre, dans la tradition, à l’éducation : « j’ai lu et relu les quelques pages que James Guillaume consacre à cette question. Je ne vois rien à y ajouter (…). Ecrites en 1876, elles restent d’aujourd’hui »[30]. Pour lui, « le problème que nous avons à résoudre est donc, toujours et comme tous les autres, d’abord un problème d’éducation, de formation syndicaliste »[31] et « si le syndicat sait faire œuvre de prospection et de formation, avec toute la patience, en même temps que toute la célérité que nous imposent les événements, il sera capable de faire face à sa tâche »[32], à savoir la Révolution sociale.

 

Le mouvement anarchiste espagnol

 

De son côté le mouvement libertaire et syndicaliste espagnol, lui aussi héritier de l’Internationale s’inscrit aussi dans la nécessité de développer l’Education pour engager et réussir le processus de transformation radicale. Ainsi, la 3e séance du Congrès fondateur de la CNT en 1910 adopte une résolution qui vise à « créer, dans toutes les localités où cela sera possible, des groupes consacrés uniquement à la divulgation des principes syndicalistes au sein de la classe travailleuse, en particulier chez les jeunes ouvriers. Ces groupes devront servir aussi de lieu éducatif pour constituer un vivier de compagnons apte à parler au public dans les meetings, faire des conférences, écrire dans les journaux et toutes les autres formes d’activités syndicales »[33]. On connaît par ailleurs le rôle important des athénées libertaires dans la montée en puissance et en culture du mouvement anarchiste ibérique. Le Congrès de Saragosse, prélude à la Révolution sociale libertaire réaffirmera le principe d’éducation. Face à « de nombreux obstacles traditionnels, à cause du retard culturel, à cause de l’instinct de propriété et de d’individualisme qui complique la captation des masses paysannes à des fins collectivistes. Le mouvement anarcho-syndicaliste paysan peut et doit vaincre ces obstacles au moyen d’une propagande claire, vaste et tenace de ses fins idéologiques, et d’une tâche éducative et syndicale qui développe, parmi les travailleurs de la campagne, leurs habitudes de solidarité collective qui les dispose et les prépare, sans réserve et dans leur propre intérêt, pour l’implantation du régime communiste libertaire »[34]. L’éducation est donc essentielle et consubstantielle du projet anarchiste et le même congrès de souligner que « le problème de l’enseignement devra être abordé avec des procédés radicaux. En premier lieu, l’analphabétisme devra être combattu énergiquement. On restituera la culture à ceux qui en furent dépossédés (…). L’enseignement en tant que mission pédagogique visant à éduquer une humanité nouvelle, sera libre, scientifique et identique pour les deux sexes »[35].

 

Principes et réalisations

 

Au-delà de l’élaboration de principes généraux quant à l’importance de l’éducation dans le processus révolutionnaire anarchiste dont je pourrais encore multiplier les exemples, notre mouvement fut et est encore, malgré son déclin dans la seconde moitié du XXe siècle, à la pointe de l’innovation, des réflexions et des expérimentations pédagogiques.

James Guillaume, lui-même éducateur et collaborateur du Dictionnaire pédagogique rédigé à l’initiative de Fernand Buisson énonça en quelques lignes les principes de la pédagogie libertaire et autogestionnaire. Dans son texte de 1876, Idées sur l’organisation sociale, il tient les propos suivants sur le fonctionnement pédagogique des espaces éducatifs : « dans leurs réunions, les enfants seront complètement libres : ils organiseront eux-mêmes leurs jeux, leurs conférences »[36].Guillaume affirme bien là le principe premier de l’autogestion pédagogique, à savoir celui de pouvoir décider collectivement de son activité d’apprentissage, en d’autres termes, ceux-là mêmes d’Albert Thierry, de vivre et de mettre en place l’action directe pédagogique. Et Guillaume d’ajouter : « ils établiront un bureau pour diriger leurs travaux, des arbitres pour juger leurs différends, etc. »[37]. N’est-ce pas ici la préfiguration d’un « soviet » de classe ou d’école, un conseil où les enfants organisent leurs débats, prennent des décisions, gèrent leurs éventuels différends et conflits. Conseil que l’on trouve aujourd’hui mis en place dans les écoles où se pratiquent des pédagogies progressistes. Et il ajoute : les enfants ainsi « s’habitueront […] à la vie publique, à la responsabilité, à la mutualité »[38]. Guillaume préconise l’apprentissage in vivo de l’autogestion pédagogique, non pas aux seules fins d’apprentissages de savoirs académiques ou professionnels mais à des fins sociales. « L’école du peuple » doit permettre au peuple de développer son propre système de valeur et de fonctionnement, d’expérimenter des pratiques libertaire par l’éducation et dans l’éducation. L’école, la classe deviennent des laboratoires sociaux où se construisent, se débattent, se décident, se testent, se perfectionnent… d’autres modalités de gestion et d’administration des sociétés humaines. La pédagogie libertaire de l’autogestion est donc initiatrice et préfiguratrice de fonctionnements sociaux différents, non plus ceux de la compétition mais ceux de la saine émulation et de la gestion collective du bien commun.

C’est ce que préconisaient les théoriciens anarchistes et syndicalistes révolutionnaires. Ce sont ces mêmes principes qui furent mis en œuvre ultérieurement dans de nombreuses circonstances. Que ce soit à Cempuis (1880-1894) dans l’Oise avec cet autre membre de l’AIT que fut Paul Robin où la pédagogie intégrale prônée par Proudhon fut expérimentée durant quatorze ans. Mais aussi pédagogie active, coopérative et de la découverte car pour Robin « aux éducateurs à aider [les enfants] à trouver les réponses à leurs questions, soit dans l’expérience, soit dans les réunions avec les camarades, soit dans les livres et le plus rarement possible à leur répondre directement eux-mêmes »[39]. Que ce soit La Ruche (1904-1917) animée par l’anarchiste Sébastien Faure qui bénéficia du soutien des syndicats de la seine de la CGT. Ruche qui prit la forme d’une coopérative intégrale où travail et éducation étaient intimement associés et où pour l’éducateur, écrit Faure « l’important, c’est de lui [à l’enfant] apprendre à apprendre »[40]. Ou encore les expériences conduites par les Maîtres-camarades de Hambourg (1919-1933) qui visaient à développer chez l’enfant « un sens de responsabilité envers les êtres humains parmi lesquels il vit »[41], en d’autres termes à développer son humanité et sa sociabilité. Voire les centaines d’école Ferrer de Catalogne (150 en 1908) qui se multiplièrent de par le Monde comme au Portugal, au Brésil, au Pays-Bas… Ecoles rationalistes et modernes où il s’agissait une fois de plus de permettre aux apprenants de s’épanouir et se réaliser en toute liberté et d’échapper aux projets des « gouvernements [et des Églises qui] ont toujours veillé à diriger l’éducation du peuple [car] ils savent mieux que personne que leur pouvoir repose totalement sur l’école et c’est pour cela qu’ils la monopolisent avec chaque fois plus d’acharnement »[42]. Mais aussi, l’école Ferrer de Lausanne créée en 1910 qui était placée sous le patronage de la Fédération des unions ouvrières de Suisse romande et du pédagogue libertaire Henri Roorda qui refusait le bourrage des crânes (sic) et qui pensait qu’« à l’école, les enfants pourraient s’instruire mutuellement. Mais la consigne est formelle : – « Ne vous aidez pas les uns les autres ! – Collaborer, c’est tricher [43] » déplorait-il.

autogestion - H. LenoirDans une période plus récente d’autres riches expériences furent entreprises comme l’école Da Ponte au Portugal née après la révolution des Œillets de 1974 et où plusieurs centaines d’enfants s’éduquèrent ou l’école Bonaventure (1993-2001) à Oléron qui se définissait comme une expérience d’éducation « à et par la liberté, l’égalité, l’entraide, l’autogestion et la citoyenneté (…) brandissant haut et clair le drapeau de la laïcité, de la gratuité, d’un financement social, de la propriété collective, de l’égalité des revenus »[44]. En clair comme un projet d’éducation libertaire revendiqué « en incluant une pratique scolaire à un mouvement social et culturel, [afin de renouer] avec l’éducation populaire du début du siècle»[45] et les autres expériences libertaires éducatives. Ou encore comme les lycées expérimentaux en France dont le LAP (lycée autogéré de Paris) qui a fêté ses trente ans en 2012 et ou plusieurs milliers de lycéens ont séjournés et qui, au-delà des apprentissages académiques, tend à développer chez les jeunes apprenants d’autres pratiques sociales autogestionnaires. Car « vivre et agir parmi d’autres de manière réfléchie est une condition préalable à la compréhension de la citoyenneté à l’échelle d’une nation ou à l’échelle de la planète »[46]. Enfin, et sur le terrain de l’éducation des adultes la relance à Saint-Denis par des militants de Fédération anarchiste d’une université populaire, la Dionyversité qui se définit comme un projet politique, social et éducationniste explicite qui inscrit sa visée émancipatrice dans un cadre autonome se revendiquant clairement de « la capacité politique (donc éducationniste) des classes ouvrières » (1865) de Pierre-Joseph Proudhon et de Fernand Pelloutier afin que chacun puisse accéder à la compréhension des causes de sa domination économique et sociale. Elle tente aussi de développer localement toutes les initiatives possibles d’auto-organisation (AMAP, bibliothèque, atelier informatique, jardin partagé…) et de reprendre, le cas échéant, des initiatives impulsées sur d’autres territoires, comme le festival Bobines rebelles de la Creuse. En d’autres termes, l’Université Populaire (au sens large) vise à multiplier sur tous les terrains des initiatives auto-organisées et pas seulement des structures d’acquisition de savoir formel, mais toutes les initiatives sociales directes, toujours porteuses, qu’elles soient pérennes ou non, d’apprentissage, de valeurs et de sociabilité nouvelles.

 

Conclusion

 

Cette communication à nos rencontres internationales de Saint-Imier de 2012, 140 ans après la création de l’Internationale antiautoritaire contribuera à démontrer que les tâches d’éducation s’inscrivent fortement et depuis sa fondation dans la tradition libertaire. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle éducation autoritaire visant à conformer la femme et l’homme nouveaux aux visées et aux désirs d’une minorité « éclairée » mais de permettre à chacun et chacune de se réaliser et de s’épanouir dans toutes ses dimensions de et par la liberté. La cohérence entre projet social et projet éducatif anarchiste est forte et logique, on ne crée pas une société libre sans une éducation libre. C’est ce que nos prédécesseurs avaient compris, à nous d’agir dans cette direction pédagogique et sociétale.

 

Hugues Lenoir

Présentation aux Rencontres internationales anarchistes à Saint-Imier 2012 (8-12 août)

 

 

Pour en savoir plus (ouvrages d’Hugues Lenoir) :

 

  • Éduquer pour émanciper, Éditions CNT-RP, Paris, 2009
  • Henri Roorda ou le Zèbre pédagogue, Éditions du Monde libertaire, Paris, 2009
  • Éducation, autogestion, éthique, Éditions libertaires, Saint-Georges-d’Oléron, 2010
  • Précis d’éducation libertaire, Éditions du Monde libertaire, Paris, 2011.
  • Pour l’éducation populaire, Éditions du Monde libertaire, Paris, 2012.
  • Autogestion pédagogique et éducation populaire : l’apport des anarchistes, Éditions libertaires, Saint-Georges-d’Oléron, 2014
  • Madeleine Vernet, Éditions du Monde libertaire, Paris, 2014

 

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[1] L’Education laïque et gratuite fut d’ailleurs l’une des préoccupations premières de la Commune de Paris.

[2] Lefrançais G., 1972, Souvenirs d’un révolutionnaire, Société encyclopédique française et Éditions de la Tête de feuilles, Paris, en annexe Programme d’enseignement, p. 485.

[3].Ibid., p. 468.

[4] Proudhon P.-J., 1977, De la capacité politique des classes ouvrières, Paris, Les Editions du Monde libertaire, t. 2, p. 335.

[5] Dommanget M., 1973, Les grands socialistes et l’éducation, Paris, A. Colin, p. 252, ici Maurice Dommanget cite Proudhon.

[6] Proudhon P.-J., De la capacité politique des classes ouvrières, op. cit., t. 2, p. 337.

[7] Ibid., p. 344.

[8] Dolléans E., 1957, Histoire du mouvement ouvrier, Paris, A. Colin, t.1, p. 282.

[9] Allusion au texte d’Emile Pouget, Le parti du travail, Paris, Editions CNT-RP, 1997.

[10] Dommanget M., op. cit., p. 248.

[11] Dolléans E., op. cit., t. 1 p. 304.

[12] Ibid., t. 1, p. 307.

[13] Baillargeon N., 2005, Education et Liberté, Tome 1, 1793-1918, Montréal, Lux éditeur, p. 165.

[14] Guillaume J., 1980, L’internationale, documents et souvenirs, Genève, Ed. Grouauer, t. 1, p. 70.

[15] Terrot N., 1983, Histoire de la formation des adultes en France, Paris, Edilig, p. 52.

[16] Terme non employé à l’époque mais qui définit bien la sensibilité de nombre de congressistes.

[17] Pelloutier F., propos du 1er mai 1895 que l’on retrouve in Les syndicats en France, Paris, Librairie ouvrière, 1897, p. 15.

[18] Leroy Maxime, 2007, La Coutume ouvrière, Paris, Editions CNT-RP, Tome 1 (1ère édition 1913), p. 434.

[19] Cité par Hamelin D., « Les Bourses du travail : entre éducation politique et formation professionnelle », in Le Mouvement social, n°23, mai-juin 2011, p. 27.

[20] Leroy Maxime, op. cit., p. 302.

[21] Thierry A., 1986, Réflexions sur l’éducation, op. cit., pp. 142-143 et p. 148.

[22] Ibid., p. 166. J’ai volontairement retranché de la citation l’adjectif « coloniale » qui aujourd’hui pourrait être mal interprété.

[23] Pouget E., 1997, La confédération générale du travail suivi de Le parti du travail, Paris, Editions CNT, p. 140

[24] Lorulot A., Yvetot G., 1909, Le syndicalisme et la transformation sociale, Paris, Librairie internationaliste, p. 15. Cette brochure reprend une série d’articles parus dans Le libertaire en 1905 reflétant le débat dans le milieu anarchiste sur la place du syndicalisme.

[25] Delesalle P., 1907, La Confédération Générale du Travail, Paris, La Publication sociale, p. 9.

[26] Pawlowski A., 1910, La Confédération Générale du Travail, Paris, Alcan, p. 95.

[27] Charte de Lyon, ronéotée, supplément à Solidarité ouvrière, n° 50, publiée par l’Alliance syndicaliste, s.d.

[28] Charte du Syndicalisme révolutionnaire dite charte de Paris (1946), Paris, Ed. CNT, 1978, p.8.

[29] Allusion à Besnard P., Le monde nouveau, organisation d’une société anarchiste, édité par le groupe de Fresnes-Antony de la Fédération anarchiste, 4ème édition, s.d.

[30] Besnard P., 1978, Les syndicats ouvriers et la Révolution sociale, Editions le Monde Nouveau, Besançon (?), p. 320.

[31] Besnard P., 1990, L’éthique du syndicalisme, Paris, Ed. CNT-RP, p. 46. Il s’agit bien ici de formation dans l’esprit « syndicaliste » et non de la formation exclusive des syndicalistes.

[32] Ibid., pp. 50-51.

[33] 1910, Naissance de la CNT, 2010, Paris, Editions CNT-RP, p. 93.

[34] Dupont C., 2002, Ils ont osé ! Espagne 1936-1939, Paris, Editions du Monde libertaire. p. 132, Résolution du Congrès de Saragosse, 8 mai 1936.

[35] Collectif Equipo Juvenal Confederal, 1997, La collectivité de Calanda, Ed. CNT-RP, pp. 28-29.

34 Guillaume J., « Idées sur l’organisation sociale », in Besnard P., 1978, Les Syndicats ouvriers et la Révolution sociale, Éditions le Monde nouveau, Besançon (?), p. 324.

[37]Ibid., p. 324.

[38]Ibid., p. 207.

[39] Cité par Brémand N., 1992, in Cempuis, une expérience d’éducation libertaire à l’époque de Jules Ferry, Éditions du Monde libertaire, Paris.

[40] Faure S, 1992, Écrits pédagogiques, Éditions du Monde libertaire, Paris, p. 41.

[41] Schmid J.-R., 1936, Le Maître-camarade et la Pédagogie libertaire, Éditions Delachaux et Niestlé, Neuchâtel, p. 47.

[42] Francisco Ferrer i Guardia, 2009, L’École moderne, BXL laïque, Bruxelles, pp. 50-51 ; entre crochets, ajouté par moi.

[43] Roorda H., 1969-1970, « Avant la grande réforme de l’an 2000 », Œuvres complètes, t. 2, Lausanne, Editions L’âge d’homme. p. 157.

[44] Collectif, 1999, La Farine et le Son, bilan d’une république éducative libertaire, Bonaventure, Éditions du Monde libertaire/Editions Alternative libertaire, Paris-Bruxelles), p. 3.

[45] Collectif, La Farine et le Son, bilan d’une république éducative libertaire, Bonaventure, op. cit., p. 63.

[46] Site du LAP : http://www.l-a-p.org/ (LAP).

 

Séminaire ETAPE n°10 – Anarchisme, non-violence et Black Blocs

Dixième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Novembre 2014 –

 

Anarchisme, non-violence et Black Blocs

 

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Autour de contributions proposées par :

 

  • Manolo Cervera-Marzal (auteur notamment de Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, éditions Aux forces de Vulcain, 2013 ) à propos de la non-violence
  • Wil Saver (militant d’Alternative Libertaire, a eu une expérience il y a plusieurs années dans les Black Blocs), à propos de la violence de basse intensité des Black Blocs

 

Manuel Cervera-Marzal | contribution 1

La violence révolutionnaire est-elle nécessaire ?

 

Par Manuel Cervera-Marzal

 

Auteur notamment de : Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King (éditions Aux forces de Vulcain, 2013) et de Gandhi. Politique de la non-violence (Michalon Éditeur, collection « Le bien commun », 2015)

 

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En s’inspirant des idées de Gandhi, cet article ambitionne de repenser à nouveaux frais la question des justifications éthico-politiques de la violence révolutionnaire. Après avoir identifié cinq registres de légitimation de l’emploi des armes dans le renversement du capitalisme, nous montrerons qu’aucun d’entre eux ne satisfait aux conditions stratégiques et éthiques d’une révolution « réussie ». Mais, si la violence révolutionnaire doit être bannie, sommes-nous condamnés à la passivité et à une lâche acceptation de l’ordre établi ? En partant du constat que tout pouvoir repose en grande partie sur le consentement des sujets, ne peut-on pas élaborer une stratégie révolutionnaire non-violente, fondée sur le refus de collaborer avec les institutions génératrices d’injustice ?

 

Dans cet article, nous partirons de l’hypothèse selon laquelle une révolution, c’est-à-dire un renversement de l’ordre politique et économique, est nécessaire [1], ne serait-ce que du fait de l’irrationalité d’un système capable de nourrir 12 milliards de bouches mais dans lequel 17 000 enfants meurent quotidiennement de malnutrition [2]. Ceci étant posé, une question surgit immédiatement, celle de la légitimité de la violence, que l’on considère généralement comme inhérente à tout processus révolutionnaire. Il s’agit là d’une question philosophique pérenne, quasi-éternelle, que tout révolutionnaire, d’hier comme de demain, de Paris comme de Tunis, ne saurait éviter.

 

Deux récentes contributions ont réouvert le débat et méritent d’être mentionnées. Dans une conférence [3] prononcée au colloque « Marx International » en octobre 2004, le philosophe français Etienne Balibar exprimait son regret devant ce qu’il nommait la « rencontre manquée » du XXe siècle, celle de Lénine et Gandhi. A ceux qui opposent stérilement ces deux plus grands « théoriciens-praticiens révolutionnaires » du siècle passé, Balibar propose une articulation féconde entre dictature du prolétariat et désobéissance civile. Cette nouvelle hypothèse stratégique – une révolution combinant les mérites respectifs de la violence et la non-violence – enseignerait aux révolutionnaires d’aujourd’hui que leur lutte, pour être victorieuse, doit respecter un « principe d’autolimitation », par lequel est laissé à l’adversaire un moment d’ouverture pour lui offrir l’opportunité de transformer son point de vue. George Labica, autre philosophe français issu de la tradition marxiste, formula en 2005 une réponse lapidaire [4] à l’invitation de Balibar à repenser à nouveau frais le couple violence/non-violence dans son rapport à la révolution. En affirmant que « la violence n’est pas un choix », Labica soutient – de manière à peine voilée – qu’elle est une nécessité et qu’elle s’en trouve, de ce fait, justifiée. D’où il s’ensuit que la non-violence est « incapable de dépasser le stade des louables intentions » et que, pour se libérer, les opprimés devront impérativement en passer par les armes et le « terrorisme de résistance » (comme en Irak ou en Palestine). Le clivage entre Balibar et Labica [5] concerne la légitimité de la violence révolutionnaire. Aussi souhaitons-nous, dans la suite de ce texte, identifier les arguments régulièrement mobilisés dans ce débat sans fin.

 

Une définition restrictive de la violence, que nous ferons nôtre, fait consensus. Elle désigne comme « violente » toute atteinte volontaire à l’intégrité physique d’un ou plusieurs être(s) humains. Sont ainsi exclus de cette définition les dommages corporels dus au hasard, à la fatalité ou aux phénomènes naturels, de même que les atteintes à l’intégrité morale ou psychologique, car il est évident qu’une révolution, même des plus pacifiques, ne va pas sans heurter les mentalités, ou rompre avec les idées communément admises, parfois d’origine immémoriale. La violence désigne donc une atteinte physique dans laquelle est engagée une responsabilité humaine. Partant, la « violence révolutionnaire » est la forme spécifique de violence physique visant le renversement de l’ordre établi et, dans sa version marxiste et anarchiste, l’abolition de l’Etat et le dépassement du capitalisme. Elle se donne pour horizon l’édification d’un monde commun, de ce que Gandhi appelle une société non-violente, Marx le communisme et les libertaires l’anarchie. Chacun nommera cette société comme il le souhaite, du moment qu’il entende derrière l’abolition de la propriété privée des moyens de production et l’instauration du régime politique qui lui correspond : une démocratie directe et fédéraliste.

 

L’Etat revendiquant, avec succès, le monopole de la violence physique légitime (armée et police) sur un territoire donné [6], les opprimés en état de révolte disposent bien rarement des fusils et des tanks pour défendre leur cause. Mais lorsqu’ils ont la possibilité de s’armer, une question se pose alors à eux : doivent-ils user ou non des moyens de violence qui sont à leur disposition ? Cette question jamais résolue nous semble des plus cruciales concernant la stratégie révolutionnaire dans son ensemble. La violence révolutionnaire est-elle jamais légitime ? Si oui, pourquoi ? Si non, que substituer aux méthodes d’action violentes ? Pour répondre à ces questions, il convient de commencer par un inventaire des arguments qui, de tout temps, ont été mobilisés pour défendre la légitimité éthico-politique de la violence révolutionnaire. Cinq axes de justification se font jour. Les révolutionnaires de tout poil les ont bien sûr sélectionnés, combinés et adaptés en fonction des circonstances historiques, des contextes politiques et de leurs idéologies spécifiques.

 

1) La violence défensive : La violence est légitime car elle n’est qu’une contre-violence. Il s’agit exclusivement d’une réponse à une agression première, à savoir la violence institutionnelle de l’Etat ou, dans les situations de montée du fascisme, à la violence organisée de la bourgeoisie, de ses milices et de ses nervis. Le caractère secondaire et dérivatif de la violence révolutionnaire dédouane ceux qui l’ont perpétré de leur responsabilité morale.

 

2) La violence historique : La violence est dans ce cas présentée comme inscrite dans les lois de l’Histoire. Le déroulement des révolutions passées est là pour en témoigner. La violence est légitime car nécessaire pour permettre au passé d’accoucher de l’avenir, selon la formule fameuse de Marx. Sans elle, point de salut historique.

 

3) La violence cathartique : La violence révolutionnaire possède une valeur libératrice et réparatrice. Elle permet aux opprimés d’expurger la douleur si longtemps intériorisée. En se vengeant, ils recouvrent leur dignité et acquièrent leur indépendance. En tant que sacrifice rédempteur, la violence ouvre la voie à l’avènement d’un « homme nouveau ».

 

4) La violence révélatrice : En précipitant la répression policière et militaire, la violence a pour but de révéler la véritable nature intrinsèquement « fasciste » de l’Etat. Il s’agit de provoquer ce dernier pour l’amener à dévoiler aux yeux de tous que – derrière les fallacieuses idéologies du bien commun et de la souveraineté populaire – la force constitue en dernière analyse son seul et unique fondement.

 

5) La violence efficace : Les protestations verbales et les déclarations d’intentions n’ont jamais changé le monde. La non-violence n’est par ailleurs qu’une forme dissimulée de lâcheté et de réformisme petit-bourgeois, reculant devant l’usage des moyens nécessaires à la réalisation des fins. Pour la révolution, il n’est donc qu’une seule solution : l’action violente (minoritaire ou de masse).

 

Ces arguments ne nous semblent pas tenir, et nous aimerions le montrer, en nous inspirant, une fois n’est pas coutume, de la pensée de Gandhi. Loin de nous l’idée de saupoudrer d’un peu de folklore asiatique la sérieuse discussion révolutionnaire sur le rôle de la violence. Il faut considérer avec le plus grand respect et une attention soutenue les apports du Mahatma sur la question. Il est d’ailleurs regrettable que les traditions marxiste et libertaire – à quelques exceptions près [7] – aient totalement fait l’impasse sur les enseignements de Gandhi. Toute révolution, soutenait Simone Weil, n’est que le produit des moyens employés pour la faire aboutir. A ce titre, n’avait-elle pas raison d’affirmer que « plus il y a de violence, moins il y a de révolution »[8] ? Reprenons un à un, pour les critiquer, les cinq arguments présentés ci-dessus.

 

1) La violence défensive : Il est indéniable que la violence des prolétaires, des colonisés ou des esclaves n’est qu’une réponse à celle de leurs oppresseurs. Ce fait ne saurait être contesté, si l’on prend la peine d’observer les situations révolutionnaires passées. Mais suffit-il à rendre cette violence légitime ? Une donnée supplémentaire doit être prise en compte. Dans une guerre civile révolutionnaire, l’adversaire adoptera lui aussi la stratégie de légitimation de la « violence défensive ». La violence initiale et fautive, c’est toujours celle de l’autre. Aussi, pour sortir de cette spirale infernale où toutes les violences sont « légitimes » et où toutes s’exercent donc sans limite, il n’est qu’une seule solution : le désarmement unilatéral. Sans quoi le monde court à sa perte, à sa disparition au sens littéral. Mais attention, qui dit se désarmer ne dit pas arrêter de lutter. Il s’agit au contraire de lutter autrement. Il ne faut pas par ailleurs tomber dans un relativisme éthique absolu. Dire que la violence défensive n’est pas légitime ne signifie pas que toutes les violences se valent. La violence spontanée vaut mieux que celle préméditée, la violence défensive est préférable à celle agressive, et la violence d’une minorité opprimée est plus compréhensible que celle des oppresseurs organisés.

 

2) La violence historique : Un bref raisonnement par l’absurde suffit à réfuter l’idée que la violence serait inscrite dans les « lois de l’histoire ». Si la loi du talion prévalait, notre espèce aurait disparu depuis des siècles, puisque la logique du « œil pour œil » aurait tôt fait de rendre tout le monde aveugle. Or, nous sommes là pour le constater, tel n’est pas le cas. Une seconde manière de réfuter la thèse de la violence comme nécessité historique revient à remarquer que, contrairement à ce qu’a longtemps soutenu un certain marxisme orthodoxe, nous savons aujourd’hui que, violence ou non, il n’est pas de « lois » de l’Histoire. L’homme a beau être soumis à un conditionnement social, l’histoire en tant que catégorie transcendante hors de notre portée n’est qu’un fantasme métaphysique et fataliste, un fétiche si l’on veut. « Les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances », écrivaient Marx et Engels dans L’idéologie allemande (1846), brisant ainsi l’alternative binaire entre un matérialisme vulgaire et un idéalisme humaniste. Dans la même veine, explique Cornelius Castoriadis, le propre d’une société autonome est de rompre avec l’imaginaire hétéronome d’une nécessité historique et de prendre conscience que l’humanité est à l’origine de ses propres lois et institutions.

 

3) La violence cathartique : Faut-il vraiment faire souffrir celui qui nous a opprimé pour se sentir soulagé ? Dans certains cas parfois. Mais cette sadique thérapie suffit-elle à consacrer un « droit à la vengeance » ? Une société future, radicalement différente de celle-ci, ne devrait-elle pas plutôt, autant que faire se peut, instituer une logique politique du pardon ? Peut-on rendre un tyran entièrement responsable des souffrances infligées à ses sujets, et en retour permettre à ces derniers de soulager leurs malheurs en égorgeant leur maître ? En outre, peut-on imputer la responsabilité des maux sociaux du capitalisme aux seuls capitalistes et ainsi exiger qu’ils en soient violemment punis ? Non, car il ne faut jamais oublier que, de même que les prolétaires sont à leur place non par incompétence individuelle ou choix volontaire mais du fait des mécanismes impersonnels qui assurent la reproduction sociale, les bourgeois n’occupent majoritairement leur position sociale que parce que leurs pères, et les pères de leurs pères, l’occupaient. On ne choisit jamais entièrement d’être exploiteur, ou de vivre des revenus – passés et/ou présents – de l’exploitation. Marx écrivait ainsi qu’on ne peut rendre « l’individu responsable des rapports dont il reste socialement la créature, quoiqu’il puisse faire pour s’en dégager »[9], si bien que l’on peut affirmer, avec Marx lui-même, que les dominants sont dominés par leur propre domination (comme le thésauriseur est « dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite »[10]).

 

4) La violence révélatrice : Cet argumentaire caractérise avant tout les groupes d’action directe tels que la RAF allemande ou les Brigades rouges italiennes. Selon eux, les attentats terroristes contre les représentants de l’Etat ont pour effet d’entraîner la répression policière, dévoilant ainsi que l’Etat n’a aucune légitimité puisqu’il ne fonde son pouvoir que sur la force armée. Mais de telles violences sont-elles réellement nécessaires pour illustrer la nature bourgeoise et essentiellement conservatrice de l’Etat ? Cette nature n’est-elle pas déjà d’une évidence flagrante ? Et quand bien même les yeux de chacun n’auraient pas été dessillés sur cette « évidence », ne vaut-il pas mieux perfectionner l’élaboration et la diffusion des idées révolutionnaires – de manière à mieux convaincre les gens sur cette question – que de commettre des violences immorales car touchant souvent des innocents et contreproductives car discréditant ainsi le mouvement ouvrier révolutionnaire dans son ensemble ?

 

5) La violence efficace : Cette question en comporte en fait deux : La violence est-elle réellement efficace ? Si oui, efficacité vaut-elle légitimité ? Il n’est en effet pas évident que l’efficacité d’une méthode suffise à en justifier le bienfondé. Une chose n’est pas bonne au seul motif qu’elle est efficace – il n’est qu’à penser à l’exemple de la bombe atomique, qui a mis fin à la guerre avec le Japon. Ainsi, l’efficacité d’une action est une condition nécessaire mais non suffisante à sa légitimité. En outre, et il faudrait commencer par là, quels éléments nous permettent d’affirmer ou non que la violence est efficace ? Il faudrait déjà distinguer entre l’efficacité dans l’absolu et l’efficacité par rapport à d’autres modes d’action politique (élections, recours au Conseil constitutionnel, pétitions, manifestations, grèves, actions directes non-violentes, etc). L’ambition de cet article n’est pas de fournir une réponse à cette question empirique éminemment complexe. Il n’est d’ailleurs pas certain que cette question puisse véritablement être posée hors des conditions historico-pratiques qui sont susceptibles de la mettre à l’ordre du jour. Notons simplement, c’est la position de Gandhi, que les bienfaits de la violence – dont on croit lui être redevable – ne sont qu’apparents et temporaires. Les résultats acquis par les armes soit s’évanouissent rapidement, soit se retournent en leur contraire.

 

Les justifications éthico-politiques de la violence révolutionnaire semblent ainsi s’évanouir une à une. Mais si la violence est reléguée dans les ténèbres de l’ergastule et si, en tant que révolutionnaires, nous avons renoncé à changer le monde par les institutions de l’ordre établi, considérant que celles-ci sont rodées à la domination et à l’oppression de groupes sur d’autres, quelle voie d’action nous reste-t-il ? Si ces deux options sont à rejeter, ne sommes-nous pas dès lors condamnés à l’inaction ou à une passivité complice ? Non, car il serait naïf de croire que « l’action révolutionnaire est violente ou n’est pas ». Il existe, pour résister, une large panoplie d’actions directes non-violentes, d’ailleurs souvent mises en œuvre sans forcément la pleine conscience qu’il s’agit là de méthodes non-violentes. Notons dès le départ que les grèves – y compris générales et expropriatrices – et les manifestations, dans l’immense majorité des cas, constituent des actions non-violentes. Outre ces deux modalités privilégiées du répertoire d’action collective contemporain, on relèvera des actions plus spécifiquement labellisées « non-violentes », comme la désobéissance civile, le refus de l’impôt, l’objection de conscience, les sit-in, les occupations, etc.

 

Une action n’est pas légitime du seul fait qu’elle est éthique. Autrement dit, que la non-violence soit conforme aux exigences de notre for intérieur ne suffit pas à la rendre politiquement valable. Si l’on souhaite œuvrer en vue d’une transformation révolutionnaire de la société, la non-violence, en plus d’être morale, doit être efficace. Le choix de la non-violence ne doit pas découler de considérations exclusivement humanistes. Il doit répondre à des exigences pragmatiques. L’action directe non-violente peut-elle remplir avec succès les tâches assignées à toute action révolutionnaire ou faut-il, comme le suggérait Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre (1961), laisser éclater la colère et la haine, seules capables de rendre aux exploités leur humanité ? Il nous faut désormais montrer que si la non-violence constitue bien un outil de lutte efficace, c’est qu’elle se fonde sur une analyse pertinente des mécanismes psychosociologiques du changement social.

 

Les actions directes non-violentes qui nous intéressent ici relèvent d’une stratégie de non-coopération collective. Le point d’application de la non-coopératin peut concerner le domaine politique (la désobéissance civile), la sphère du travail (la grève) ou celle de la production des biens et des services (le boycott). Dans tous les cas, cette stratégie repose sur un présupposé quant à la nature du pouvoir politique. A l’instar de La Boétie glosant sur la servitude volontaire, la non-violence postule que le pouvoir des dominants dépend intimement du consentement des dominés. Il n’est de servitude que volontaire, de même qu’il n’est de domination, au sens de Max Weber, sans croyance, même partielle, de la part des dominés dans la légitimité des dominants [11]. Les esclaves se passeraient en quelque sorte eux-mêmes la corde au cou. Cette thèse ne doit pas être mal interprétée. De mauvais esprits soutiendraient précipitamment que, puisque le peuple s’asservit, telle doit rester sa condition. On a le sort qu’on mérite. Cette interprétation de l’hypothèse de la servitude volontaire est propre à la philosophie libérale et à celle des seigneurs. Elle passe entièrement à côté du message de La Boétie. L’hypothèse de la servitude volontaire – autrement dit la description du pouvoir politique comme reposant sur le consentement des sujets – annonce deux bonnes nouvelles. D’une part que la tyrannie peut être renversée sans armes, donc que la révolution peut être non-violente. D’autre part, que l’émancipation du peuple ne saurait être qu’auto-émancipation.

 

Tout d’abord, puisque la soumission des hommes dépend moins de la force qu’ils subissent que de l’obéissance à laquelle ils consentent, la non-coopération collective constitue un moyen efficace de renverser un pouvoir tyrannique. Or, le simple refus d’obéir n’implique aucune violence physique. Nos maîtres ne sont grands que parce que nous nous agenouillons devant eux. La seule puissance du tyran, c’est de ses sujets qu’il la tient. Aussi, pour mettre à bas un système oppressif, nul besoin d’armes et de fusils. Il suffit pour cela d’arrêter d’obéir aux tyrans et aux petits tyranneaux chargés de transmettre ses ordres. Automatiquement, leur pouvoir s’effritera [12]. La stratégie non-violente se révèle ainsi être un moyen de lutte efficace contre les différentes formes de domination. En outre, l’analyse laboétienne du pouvoir fait signe vers l’auto-émancipation des opprimés. Puisque les sujets ne sont asservis que du fait de leur propre volonté, eux seuls sont en mesure de remédier à cette situation. L’auto-assujettissement implique inexorablement son revers : l’auto-émancipation. Désormais, le peuple n’est plus seulement l’objet de la révolution, il en devient le sujet. Sa libération ne sera pas le fruit d’agents extérieurs. L’émancipation, pour être consistante et durable, doit être auto-émancipation.

 

Avant de conclure, une nuance doit être apportée. La non-violence ne peut ni ne doit jamais être absolue. Gandhi lui-même, malgré son strict rejet de la violence et des idéologies qui la soutiennent, insiste sur le fait que la non-violence doit être une éthique relative. Il faut faire preuve de souplesse dans l’application de la doctrine, car les principes sont une chose, la bonne pratique une autre. Œuvrer à la révolution n’est pas un long fleuve tranquille. Aussi, ceux qui y travaillent se retrouvent-ils souvent dans des situations singulières et inattendues où agir de manière pacifique est tout simplement illusoire ou suicidaire. Dans ce cas, l’urgence vaut légitimation, et le recours à la violence ne saurait être par principe écarté. En outre, soutient Gandhi, la violence vaut toujours mieux que la lâcheté. Si l’idéal est celui d’une révolution non-violente, il faut pourtant reconnaître que, étant donnée l’apathie générale, on ne peut blâmer trop sévèrement ceux qui ou envisagent ou préparent la révolution par les armes. Ces groupes minoritaires, bien que violents, possèdent une vertu que n’ont pas les membres de la majorité silencieuse qui s’accommodent passivement de l’ordre établi : le courage. Car, affirme Gandhi, alors qu’il n’y a aucun espoir de voir un-e lâche devenir un-e révolutionnaire non-violent-e, cet espoir n’est pas interdit à un-e révolutionnaire convaincu-e de la nécessité et de la légitimité de la violence révolutionnaire [13].

 

Paru initialement dans la revue Contretemps web, 04 octobre 2011

[http://www.contretemps.eu/interventions/violence-r%C3%A9volutionnaire-est-elle-n%C3%A9cessaire]

 

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[1] Cette « hypothèse communiste », comme la nomme Alain Badiou, revient à dire que l’humanité n’est pas condamnée à vivre sous la domination planétaire du capitalisme et des ravages qui l’accompagnent. In BADIOU, Alain, L’hypothèse communiste, Paris, Editions Lignes, 2009.

[2] Ces chiffres, directement issus des statistiques de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), sont commentés avec pertinence dans le documentaire autrichien d’Erwin Wagenhofer, We feed the world (2005).

[3] Cette conférence est retranscrite dans le dernier ouvrage de Balibar Étienne, Violence et civilité, Paris, Editions Galilée, 2010.

[4] Cette réponse , intitulée « La violence ? Quelle violence ? » est disponible sur le blog de Georges Labica : http://labica.lahaine.org/articulo.php?p=13&more=1&c=1 consulté le 16 juillet 2011.

[5] Leur controverse est résumée et poursuivie par Sylvie Laurent dans « La non-violence est-elle possible ? », site La Vie des idées : http://www.laviedesidees.fr/La-non-violence-est-elle-possible.html , publié le 23 juillet 2010.

[6] WEBER, Max, Economie et société, Paris, Plon, 1971, p. 21.

[7] Nous pensons notamment à l’intervention d’Étienne Balibar, citée précédemment, lors du colloque Marx International de 2004.

[8] Citée in MULLER, Jean-Marie, Simone Weil, l’exigence de la non-violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p. 120.

[9] MARX, Karl, Œuvres I, Le Capital, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 550.

[10] Ibid., ch. XXIV, partie 3.

[11] C’est là également à peu de choses près la définition de la « violence symbolique » que l’on trouve chez Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, in La Reproduction, Paris, Editions de Minuit, 1970.

[12] L’exemple de la résistance civile danoise au nazisme en constitue une illustration exemplaire. Suite à l’occupation du pays par les forces allemandes, au cours de l’été 1943, les Danois organisent immédiatement des actions directes non-violentes de masse. Toute une série de grèves viennent compliquer l’administration du pays par les autorités nazies. Puis, lorsque ces dernières décident de déporter les Juifs danois dans les camps de la mort, leurs concitoyens les évacuent rapidement vers la Suède, où ils seront placés en sécurité. La réussite de ces opérations galvanise les Danois, qui entreprennent alors une grève générale. Ainsi, bien que le pays n’ait été libéré qu’à la fin de la guerre, il ne fait aucun doute que l’action non-violente de masse a fortement contribué à affaiblir l’occupant nazi.

[13] GANDHI, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1990, p. 179.

 

 

Manuel Cervera-Marzal | contribution 2

Gandhi : de l’antilibéralisme à l’anarchisme non-violent

 

Par Manuel Cervera-Marzal

 

Auteur notamment de : Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King (éditions Aux forces de Vulcain, 2013) et de Gandhi. Politique de la non-violence (Michalon Éditeur, collection « Le bien commun », 2015)

 

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L’action directe non-violente prouve que l’on peut agir sans violence, mais peut-on gouverner sans violence ? Car Christian Mellon et Jacques Sémelin remarquent à juste titre que l’existence d’une non-violence politique ne signifie pas qu’il y ait une politique non-violente  [1] : « nécessaire et possible dans l’action, la non-violence l’est-elle encore dans la gestion d’une société au quotidien ? » Cette question se cristallise autour de la notion d’Etat, que Gandhi définit comme la violence sous sa forme organisée et intensifiée. Une gestion non-violente du social implique donc la suppression de l’institution étatique : mon idéal, affirme Gandhi, serait « un état d’anarchie éclairée » où « chacun serait son propre maître »[2]. Si les libéraux partagent avec le Mahatma une méfiance permanente envers l’Etat, ils considèrent néanmoins ce dernier comme nécessaire à la garantie des libertés individuelles. Il est pour eux un moindre mal.

 

L’idée de cet article est donc de confronter la pensée politique de Gandhi au libéralisme, paradigme dominant de la modernité politique. Au terme de cette comparaison, nous serons en mesure de répondre à la question du rapport de Gandhi au pouvoir politique. Son modèle de société et sa conception du pouvoir font du Mahatma l’un des précurseurs de ce que nous appellerons l’anarchisme non-violent.

 

A/ De l’antilibéralisme…

 

S’il est légitime de comparer gandhisme et libéralisme, c’est qu’ils partagent, à première vue, des similitudes. Outre leur insistance commune sur le respect des libertés individuelles et sur le primat des droits de l’homme, on retrouve dans ces deux pensées une méfiance instinctive envers le pouvoir de l’Etat. Politiquement, Gandhi et les libéraux vouent aux gémonies le marxisme autoritaire et sa version stalinienne.

 

Mais leur plus proche convergence vient de ce que nous pourrions appeler le libéralisme culturel de Gandhi. Malgré quelques affirmations parfois conservatrices sur la fonction procréatrice de la sexualité, Gandhi considère, au fond, que les individus sont libres d’organiser eux-mêmes leur propre vie. Il milite pour l’égalité des sexes, pour l’abolition de l’intouchabilité, du système des castes et du mariage des enfants. Il défend ardemment le pluralisme religieux et, preuve suprême de son progressisme, il n’a manqué aucune occasion de défendre le droit d’euthanasie.

 

Remarquons en outre qu’à une époque où la désobéissance civile était loin d’être majoritairement admise, ce sont les penseurs libéraux qui ont le plus défendu Gandhi dans sa pratique de ce nouveau mode de protestation. Pourtant, c’est aussi à partir de la question de la désobéissance civile que Gandhi se sépare de penseurs comme Rawls, Dworkin et Habermas. En effet, le Mahatma donne son accord total à la désobéissance civile, puisque, dit-il, elle est « le droit imprescriptible de tout citoyen » et « il ne saurait y renoncer sans cesser d’être un homme »[3]. Au contraire, les libéraux, en même temps qu’ils l’admettent en théorie, se révèlent très critiques concernant sa pratique. Comme le fait remarquer Pierre-Arnaud Perrouty, professeur de droit à l’Université Libre de Bruxelles, « Rawls se montre très prudent sur la question de la désobéissance civile. S’il semble en approuver le principe, […] il l’assortit d’une telle série de conditions et de limites qu’il en arrive presque à la vider de toute portée pratique »[4]. L’auteur de la Théorie de la Justice prend le contrepied de Gandhi et Thoreau – pour qui une loi injuste exige qu’on y désobéisse – lorsqu’il affirme, au contraire, que « l’injustice d’une loi n’est pas, en général, une raison suffisante pour ne pas y obéir »[5].

 

Le libéralisme est une doctrine politique issue de la philosophie des Lumières (Hume, Kant), de la théorie du contrat social (Locke) et de l’économie politique (Smith, Turgot, Ricardo). Nous déclinerons cette doctrine en trois axes, auxquels Gandhi s’oppose systématiquement :

  • le libéralisme économique : les vertus économiques du libre-échange sont considérables et l’Etat doit limiter son intervention sur les marchés autant que possible ;
  • le libéralisme politique : le rôle de l’Etat est de protéger les libertés individuelles, il doit donc se limiter aux fonctions régaliennes ;
  • l’épistémologie libérale : il n’existe pas de vérité définitive et la recherche de l’accord prévaut sur la recherche de la vérité.

 

  1. Contre le libéralisme économique

 

Les idées économiques de Gandhi ont le mérite d’être tranchées : « En faisant appel à la méthode non-violente, c’est le capitalisme […] que nous cherchons à détruire »[6]. Du système capitaliste il rejette tout : sa conception de l’homme, ses principes fondateurs et ses conséquences empiriques.

 

En premier lieu, Gandhi récuse l’abstraction révoltante de l’homo œconomicus. Pour lui, ce modèle théorique des économistes classiques est erroné car il postule que l’homme est motivé par l’appât du gain et par ses seuls intérêts individuels. Or, en réalité, c’est le souci de l’autre et de son bien-être qui caractérise la psychologie humaine. Gandhi rejette par ailleurs l’hypothèse de la main invisible. Selon Adam Smith, chaque individu, en n’agissant qu’en vue de son propre gain, est conduit, par une main invisible, à produire une fin qui n’entrait nullement dans ses intentions : le bien-être collectif. Dit autrement, « tout en ne cherchant que son intérêt personnel, [l’individu] travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler »[7]. Gandhi opère un renversement magistral de la main invisible, en affirmant que ce n’est pas la recherche de l’intérêt individuel qui conduit – sans le vouloir – à l’intérêt général, mais que c’est la poursuite désintéressée du bien collectif qui sert, in fine, notre intérêt particulier : « L’homme, […] en désirant le bien de tous, travaille en même temps pour lui-même ». Il ajoute, contre l’individualisme libéral, que « celui qui ne pense qu’à son intérêt ou à celui de son groupe fait preuve d’un égoïsme qui, à la longue, ne peut que le desservir »[8].

 

En deuxième lieu, Gandhi s’élève contre les principes fondateurs de l’économie de marché. S’inspirant des travaux de l’écossais John Ruskin, le Mahatma défend une économie fonctionnant à la « coopération » plutôt qu’à la « compétition ». Pour lui, affirme Ramin Jahanbegloo, « la compétition est créatrice de violence, de peur et de cupidité, alors que la coopération volontaire entre les citoyens produit la véritable liberté et un nouvel ordre économique égalitaire »[9]. La concurrence, loin de stimuler les individus et de les amener à fournir le meilleur d’eux-mêmes, est génératrice de tensions, de mensonges et de haines. Elle aboutit à l’exploitation des faibles par les forts, situation que Gandhi décrit comme l’antithèse de la démocratie. Il s’oppose aussi à la division du travail, qui cantonne certains individus dans les tâches humiliantes tandis que d’autres se consacrent exclusivement aux travaux gratifiants. En conséquence, Gandhi imposait aux membres de son ashram – ferme communautaire qu’il avait créé à Ahmedabad – de pratiquer quotidiennement la rotation des tâches. Il s’oppose, par ailleurs, au principe utilitariste de maximisation du bien-être pour le plus grand nombre : « En termes crus, écrit-il; cela revient à accepter de sacrifier les intérêts de 49% des gens à ce que l’on suppose être le bien des autres 51%. Cette doctrine impitoyable a fait grand tort à l’humanité. La seule doctrine qui soit vraiment digne et humaine est celle du plus grand bien de tous »[10]. Il reproche aussi aux utilitaristes de définir le bonheur comme signifiant uniquement « le bonheur physique et la prospérité économique »[11]. Précisons cependant – Gandhi ne le mentionne pas – que tous les utilitaristes n’adoptent pas cette définition matérialiste du bonheur [12], et que tous les libéraux ne sont pas utilitaristes [13]. Gandhi, enfin, adopte une attitude ambigüe vis-à-vis de la propriété privée. Il semble qu’il y soit globalement favorable, puisqu’il pense qu’elle est moins douloureuse que la propriété de l’Etat [14]. Mais s’il préfère l’économie de marché à la planification soviétique, il la condamne aussi et ne voit dans la propriété privée qu’un « moindre mal ». Gandhi s’affirme parfois même collectiviste, lorsqu’il explique que son idéal de société serait que « les moyens de production des biens indispensables à la vie restent sous le contrôle des masses »[15]. En ce qui le concerne, il refuse d’ailleurs fermement d’être propriétaire. La moindre possession lui est « encombrante et même insupportable », car le fait de posséder pendant que d’autres meurent de faim est assimilable à un « crime »[16]. Aussi, en vertu de l’amour, qui « ne peut jamais aller de pair avec la possession exclusive »[17], Gandhi exhorte les riches à abandonner volontairement leurs richesses. Il sait qu’un tel acte est extrêmement difficile et exige un grand courage : « Renoncer complètement à ses possessions est une chose dont bien peu sont capables »[18]. Gandhi s’oppose par ailleurs la lutte des classes. Selon lui, l’antagonisme qui oppose les capitalistes aux travailleurs n’a rien d’irréductible et n’est pas « sans espoir de réconciliation ». Il faut ainsi refuser toute expropriation forcée. Et le Mahatma autorise même les individus particulièrement intelligents à gagner plus, à condition qu’ils mettent leurs revenus au service de la communauté.

 

Enfin, Gandhi s’insurge contre les conséquences sociales des politiques économiques libérales. Au plan international, la concurrence entre les « Grandes Puissances » mine la solidarité entre les peuples et conduit à « l’exploitation [impérialiste] des nations sœurs les unes par les autres »[19]. Au plan national, Gandhi regrette de ne pas voir les richesses « s’accumuler au profit de tous et non de quelques-uns seulement »[20]. Une partie du peuple est ainsi plongée dans le chômage, une autre dans des salaires de misère, les deux souffrant de conditions de vie déplorables. A quoi s’ajoute « l’introduction [criminelle] de machines »[21], créatrice de chômage. Gandhi a maintenu cette critique sociale tout au long de sa vie. Il n’est donc pas étonnant de l’entendre proclamer les louanges du socialisme [22] : « Le socialisme, tel que je le conçois, a la pureté du cristal »; « le mot socialisme ne manque pas de beauté »; il faut « bouger aussi longtemps que tout le monde n’est pas converti au socialisme ».

 

  1. Contre le libéralisme politique ou la démocratie libérale

 

Gandhi s’oppose probablement davantage au libéralisme politique (conflit entre l’Etat libéral et l’individu) qu’au libéralisme économique (conflit de classes entre les capitalistes et les travailleurs). Il reproche avant tout aux démocraties libérales de n’avoir de démocratie que le nom. Se référant à l’Angleterre et aux Etats-Unis il s’écrie : « Les Etats qui se disent aujourd’hui démocratiques feraient mieux de se déclarer franchement totalitaires »[23]. Leur violence interne, sous forme de paupérisme, et externe, sous forme d’impérialisme, sont selon lui « une négation de la démocratie »[24].

 

Plus profondément encore, le Mahatma a très souvent reproché aux démocraties libérales d’être représentatives et non participatives, formelles et non réelles, procédurales et non substantielles. Nous savons, depuis Tocqueville, que libéralisme et démocratie s’accordent difficilement. Ils sont en effet soutenus par deux passions contradictoires : la liberté chez le premier, l’égalité chez la seconde. La modernité a tenté de les concilier à travers l’invention de la démocratie libérale –  probablement la forme de démocratie la plus durable que l’histoire ait connu. Mais, elle n’en constitue pas moins une démocratie imparfaite. Et Gandhi fait partie de ceux qui ont décidé de mettre le projecteur sur la dimension imparfaite plutôt que sur la dimension démocratique, sur ses défauts plutôt que sur ses réussites. Il dénonce ainsi la représentation politique – mécanisme intrinsèquement libéral et antidémocratique – par laquelle le peuple est en fait privé de l’exercice du pouvoir politique au profit d’une minorité de politiciens professionnels. Gandhi reproche aussi au libéralisme de ne pas tirer toutes les conséquences de sa méfiance envers l’Etat. Les libéraux ont raison de voir en l’Etat un danger pour l’individu et une institution intrinsèquement violente. Mais ils ont tort de ne pas aller au bout de leur raisonnement et d’accepter un « Etat minimal » alors qu’ils devraient opter pour le rejet « absolu » de l’Etat.

 

Gandhi ne fait pas que s’opposer au libéralisme. Comme l’a montré Thomas Pantham, il tente de l’approfondir et d’en résoudre la contradiction centrale [25]. La démocratie libérale semble en effet se contredire entre d’un côté l’affirmation de la liberté de l’individu dans la soi-disante sphère privée de la morale et, de l’autre, la réduction de la liberté individuelle dans la sphère publique/politique prétendument amorale ou purement technique. Selon Gandhi, la méthode libérale de sécurisation de l’ordre social par l’Etat soi-disant amoral – à la manière du Léviathan de Hobbes – se fait au détriment de la dimension politique de la liberté de l’individu : les décisions de l’Etat sont dites moralement neutres, purement techniques et procédurales, donc les individus n’ont pas besoin d’y participer ; le peuple a pour seul fonction d’accepter ou de refuser les gouvernants qui lui sont proposés. Gandhi récuse cet Etat « représentatif-amoral » libéral et cherche à protéger la liberté de l’individu même dans la sphère politique. Car, explique-t-il, le libéralisme est en tort lorsqu’il opère un divorce positiviste entre la morale (qui résiderait dans la sphère privée) et la politique (qui résiderait dans la sphère publique). Il faut abandonner l’illusion que la démocratie ne serait qu’une méthode d’ajustement entre les intérêts supposés moralement neutres des individus. La démocratie est le lieu de rencontre entre des prétentions concurrentes au bien et à la vérité : le caractère moral de ces prétentions ne doit pas être nié, et leur affrontement doit être assumé, et résolu au moyen de la non-violence. La conception neutraliste de l’Etat, professée par les libéraux, masque la réalité des choses et empêche les individus d’exercer leur liberté dans la sphère publique.

 

  1. Contre l’épistémologie libérale

 

Gandhi s’oppose de deux manières à l’épistémologie libérale. Leur première différence réside dans leurs conceptions respectives du rôle de la vérité en politique : alors que pour Gandhi la vérité doit être l’objectif immédiat de l’action politique (sans quoi l’on sombre dans le mensonge et la violence), le libéralisme se fonde sur l’indétermination des fins et l’abandon de la référence explicite à la notion de vérité. Comme l’a montré Carl Schmitt, le libéralisme ne connaît pas de vérité définitive. La recherche de cette dernière est subordonnée à la recherche de l’accord entre les individus [26]. Dans un monde où l’histoire a montré que la défense de la vérité ouvrait grand la porte de la violence, les libéraux comme Richard Rorty ont demandé que l’on bannisse complètement les revendications de vérité en politique. Gandhi reste au contraire attaché à une conception substantielle de la vérité en politique.

 

Deuxièmement, si l’on définit avec Michael Walzer le libéralisme comme « l’art de la séparation », alors le gandhisme est à n’en pas douter « l’art de la conjonction ». Le Mahatma se positionne contre la séparation représentant/représenté, il défend l’identité de la religion et de la politique, la conjonction de la politique et de la morale, et il rejette la distinction entre sphère privée et sphère publique.

 

Où Gandhi se situe-t-il politiquement ? Son antilibéralisme ne s’intègre dans aucun courant politique classique – communisme, socialisme, social-démocratie, conservatisme, communautarisme, républicanisme ou même écologisme semblent tous inappropriés pour définir sa pensée. La solution nous est cependant suggérée par le fait que tous les chercheurs en science politique ayant travaillé sur ses idées se sont arrêtés sur la question d’un « Gandhi anarchiste ? » Leurs conclusions divergent. Nous soutiendrons pour notre part que la meilleure qualification de la politique du Mahatma est celle d’ « anarchisme non-violent ».

 

B/ … à l’anarchisme non-violent

 

Exhibant Blanqui ou Lénine, on a souvent soutenu que la violence serait inhérente à la révolution. Et, pointant les Réflexions sur la violence de George Sorel ou le Catéchisme du révolutionnaire de Serge Netchaïev, on a tout autant associé anarchisme et violence. Il est pourtant intéressant de noter que, de même qu’il y a des réformismes et des libéralismes, il y a des anarchismes et des théories révolutionnaires. En ce sens, Jean-Marie Muller a raison de rappeler que l’échec des révolutions communistes ne doit pas nous faire abandonner toute perspective révolutionnaire. Le massacre de millions d’âme doit évidemment nous conduire à un profond effort de réflexion. Mais, peut-être s’agit-il moins de bannir la révolution en soi que la révolution sous sa forme violente. Entre la défense du statu quo et la violence révolutionnaire s’ouvre alors une troisième voie : l’anarchisme non-violent et son projet révolutionnaire. Tentons maintenant de montrer en quoi Gandhi nous semble en être le précurseur.

 

Il serait aussi erroné de prétendre que la véritable non-violence est anarchiste que de soutenir que l’anarchisme doit être non-violent. Nous cherchons simplement ici à dissiper le préjugé selon lequel la violence serait l’apanage de l’anarchisme, et à dessiner les prémisses théoriques de l’anarchisme non-violent, auquel la littérature francophone n’a pour l’instant dédié que trois opuscules [27]. Notre méthode consiste à nous appuyer sur Gandhi pour cerner les convergences de l’anarchisme et de la non-violence (1.), puis pour en étudier les limites (2.).

 

  1. Non-violence et anarchisme : quelle synergie chez Gandhi ?

 

Nehru parlait de Gandhi comme d’un « rebelle-né dont la philosophie était plus ou moins celle d’un anarchiste »[28]. Il n’avait probablement pas tort, puisque Gandhi lui-même a plus d’une fois confessé que son amour de la non-violence était le corollaire de sa passion pour l’anarchisme. « Ce qui ressemble le plus à l’anarchie parfaite serait une démocratie fondée sur la non-violence »[29], confesse-t-il lors d’une interview. Cet aveu incite à recherche les proximités entre anarchisme et non-violence. Nous en avons identifié trois : l’horreur de l’Etat, la cohérence des moyens et des fins, et le projet d’une société libertaire.

 

  1. a) l’horreur de l’Etat

La non-violence de Gandhi, en le conduisant à un rejet absolu de l’Etat, nous autorise à émettre l’hypothèse de l’existence d’un anarchisme non-violent.

 

Premièrement, Gandhi et les anarchistes s’accordent à voir dans l’usage illégitime de la violence la caractéristique première de tout Etat. Gandhi définit en effet ce dernier comme « la violence sous une forme intensifiée et organisée »[30]. Cette violence a beau être institutionnelle, pour Gandhi, elle est tout aussi condamnable que les autres formes de violence. De même, les anarchistes soutiennent que tout Etat est fondé sur la force et que cette dernière est indue car elle sert les intérêts d’une minorité de bureaucrates et de capitalistes aux dépens du reste de la population. Pour Kropotkine, la police et l’armée servent non à défendre la nation contre les ennemis intérieurs et extérieurs mais à protéger les privilèges de la classe dominante contre les velléités révolutionnaires des classes exploitées.

 

Deuxièmement, Gandhi et les anarchistes voient dans l’Etat un outil d’oppression de la société d’une part, des individus d’autre part. Pour Bakounine, « l’Etat n’est point la société, il n’en est qu’une forme historique aussi brutale qu’abstraite »[31]. Gandhi maintient lui aussi en permanence la distinction entre l’Etat et la société [32], car il considère que l’Etat usurpe ce qui ne lui appartient pas mais qui est le propre de la société : le pouvoir. L’Etat et ses institutions (l’école, l’armée, les tribunaux, etc.) décident et agissent à la place des individus, les privant ainsi de leur autonomie : le pouvoir de l’Etat, écrit le Mahatma, « fait le plus grand mal à l’humanité en étouffant la part d’initiative individuelle qui est à l’origine de tout progrès »[33]. Dans la même veine, les anarchistes soutiennent que l’existence même de l’Etat détruit l’individualité. L’Etat, en tant qu’institution autoritaire fonctionnant de haut en bas, impose sa volonté à ses sujets.

 

Enfin, et en conséquence de ce qui vient d’être présenté, Gandhi partage le credo anarchiste du refus absolu de l’Etat. Selon le Mahatma, la société idéale est celle « où il n’y a aucun pouvoir politique en raison même de la disparition de l’Etat »[34]. La structure hiérarchique de l’institution étatique et le cortège de souffrances dont elle est responsable suffisent pour Gandhi à la disqualifier de manière définitive.

 

  1. b) la cohérence entre la fin et les moyens

 

Il est remarquable que l’anarchisme comme la non-violence, dans des cadres de pensée différents, maintiennent tous deux l’exigence éthico-politique de cohérence entre la fin et les moyens. Pour Gandhi, il est moralement bon et tactiquement judicieux d’utiliser des moyens politiques en accord avec la fin poursuivie. La philosophie non-violente développe l’idée, centrale, que « la fin et les moyens sont des termes convertibles »[35]. Elle rompt ainsi avec toute une tradition machiavélienne selon laquelle il faut savoir parfois entrer dans le mal. Gandhi s’oppose frontalement à l’idée que la « la fin justifie les moyens », et en dénonce le paradoxe. Certes, les moyens ne sont justes qu’à condition que la cause soit juste. Mais la justesse de la cause ne suffit pas à garantir celle des moyens. Le problème, avec ce dicton, est que par définition la cause juste c’est la nôtre, alors que la cause injuste est celle de notre adversaire. Il s’ensuit que si la fin justifie les moyens – y compris ceux de la violence – on verra se déchaîner partout la violence. Ainsi, explique Muller [36], il ne suffit pas que la fin soit juste pour que les moyens le soient également. Il faut par ailleurs que les moyens soient accordés à la fin, qu’ils soient en cohérence avec l’objectif poursuivi. Gandhi considère que « tout, en définitive, est dans les moyens. La fin vaut ce que valent les moyens. »[37] Les moyens sont comme la graine et la fin comme l’arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre la graine et la semence. On récolte exactement ce que l’on sème [38].

 

On retrouve dans les théories anarchistes cette consubstantialité de la fin et des moyens. Pour atteindre l’an-archie (la société sans Etat), elles rejettent l’idée léniniste d’une période transitoire durant laquelle un Etat prolétarien serait aux commandes de la société. Nous savons que Marx concevait la fin de l’histoire comme une société anarchiste et sans Etat quel qu’il soit. Mais, pour supprimer l’Etat bourgeois et atteindre cette société, Lénine avait théorisé l’instauration transitoire de la dictature du prolétariat et de l’Etat prolétarien. C’est donc principalement sur la question des moyens que les anarchistes se séparent des marxistes-léninistes [39]. Pour les premiers, nous ne saurions bâtir une société sans Etat par le moyen de l’Etat, fut-il sincèrement prolétarien, transitoire et temporaire.

 

Le point central est que, comme l’écrit Xavier Bekaert, « toute révolution n’est que le produit des moyens employés pour la faire aboutir. Les révolutions recourant à la violence engendreront donc toujours d’autres violences, de la même manière que l’usage de l’État autoritaire pour aboutir à la libération de l’homme n’a jamais abouti qu’à perpétuer sa domination »[40]. Cette structure argumentative, commune à l’anarchisme et à la non-violence, nous permet à nouveau d’envisager l’existence d’un anarchisme non-violent.

 

  1. c) le fédéralisme gandhien : la communauté de villages

 

L’idéal politique de Gandhi se rapproche du modèle fédéraliste et de la démocratie directe prônés par les anarchistes. Il s’incarne dans une société où le pouvoir serait décentralisé et fonctionnerait de bas en haut [41]. Gandhi appelle « swaraj » – « autonomie » en français – une telle société. Les décisions y sont prises au niveau des unités socio-économiques de base, les villages. Comme l’explique Parekh [42], dans cette communauté idéale, les individus devraient résoudre eux-mêmes leurs différends. L’ordre serait plus facile à maintenir grâce à un climat de coopération, de confiance mutuelle et de bonne volonté. Les villages locaux autogérés prendraient en main les fonctions jusqu’ici remplies par le gouvernement central, réduisant ainsi le rôle de la loi et de la coercition. La police serait remplacée par des travailleurs sociaux qui œuvreraient dans le respect et l’affection de leurs concitoyens. L’armée régulière serait remplacée par des citoyens entraînés aux méthodes non-violentes de défense nationale et prêts à donner leur vie plutôt que de vivre sous domination étrangère.

 

Pour atteindre cet objectif, la décentralisation du pouvoir est nécessaire, car le centralisme est incompatible avec une structure sociale non-violente : « La véritable démocratie, écrit Gandhi, ne doit pas fonctionner grâce vingt hommes assis au Centre. Elle doit fonctionner depuis le bas par le peuple de chaque village »[43]. Chaque village aura ainsi un pouvoir total, et le système de délégation et de représentation sera réduit à son strict minimum. Il importe par ailleurs de substituer la planification de l’économie à la concurrence pour mettre fin à la pauvreté. Car, explique Gandhi, la concurrence est génératrice d’inégalités, et un gouvernement non-violent est absolument impossible aussi longtemps que subsiste l’abîme qui sépare les riches des autres millions d’affamés.

 

De son vivant, Gandhi n’a jamais connu la réalisation de son projet de communauté de villages. Mais il correspond autant aux expériences anarchistes de grande échelle (la Commune de Paris de 1871, la révolution spartakiste de 1919 et la révolution espagnole de 1936) qu’aux utopies politiques élaborées par Proudhon, Bakounine et Kropotkine [44]. Cette proximité théorique et pratique nous autorise à parler d’un anarchisme non-violent.

 

  1. Non-violence et anarchisme : des réticences ?

 

L’idée d’une proximité entre l’anarchisme et la non-violence ne va pourtant pas sans poser quelques difficultés. Les deux premières concernent spécifiquement la personne de Gandhi, les trois suivantes sont d’ordre théorique. Présentons-les et mesurons leur portée.

 

  1. a) anarchie et anarchisme

 

Le terme d’ « anarchie » est équivoque, puisqu’il désigne d’une part le désordre et le chaos, d’autre part une société sans pouvoir où régnerait l’ordre parfait (i.e. la société anarchiste). Proudhon, on s’en rappelle, prenait un malin plaisir à perdre son lecteur en jouant avec ces deux sens du mot. Dans un paragraphe il faisait l’apologie de l’anarchie (au sens de la société anarchiste), et dans le suivant il en faisait le procès (au sens de désordre). Le même problème se pose avec Gandhi. A de nombreuses reprises, surtout dans ses discours publics, il assimile l’anarchie à la violence et au désordre. De même, il parle indistinctement des « terroristes » et des « anarchistes ». Mais, d’autres fois, nous l’avons vu, il proclame que son idéal de société correspond à un « état d’anarchie éclairée ». Gandhi était conscient des deux significations du terme « anarchie », et sa condamnation de l’anarchie-désordre n’est donc pas contradictoire avec ses louanges de l’anarchie au sens d’une société anarchiste.*

 

  1. b) Gandhi autoritaire

 

Une deuxième difficulté tient à l’autoritarisme de Gandhi et à sa conception du rôle du chef. Dans la résistance civile de masse, pense-t-il, les chefs sont indispensables au succès du mouvement et lorsque la situation l’exige ils ne doivent pas hésiter à prendre des décisions contraires à la volonté de leurs troupes. L’insistance de Gandhi sur la stricte obéissance des résistants non-violents à leurs chefs tranche parfois avec l’idéal anarchiste d’une armée autogérée et sans différence de grades. Par ailleurs, les exemples de l’autoritarisme de Gandhi ne manquent pas. Sa femme fut la première à en pâtir, à qui il imposait des choix de vie particulièrement éprouvants, sans jamais la consulter, et souvent à l’encontre de l’avis qu’elle avait malgré tout exprimé. Sa gestion des organes de presse du mouvement d’indépendance témoigne de la même aspiration à dominer : « il n’y a, pour ainsi dire, pas eu un numéro d’Indian Opinion qui ne contînt un article de moi. Je ne me souviens pas d’un mot, dans tout ces articles, qui n’ait été avancé sans que je l’eusse pensé et débattu ». Dans l’action politique, Gandhi a toujours refusé de s’intégrer aux organes déjà existants. Il a systématiquement créé de nouveaux journaux, associations et commissions, dont il prenait la direction avant de – débordé par la charge de travail due aux nouveaux organes qu’il créait encore – la confier à un de ses proches. Mais si ce côté autoritaire du Mahatma est indéniable, il n’en résulte pas pour autant que Gandhi souhaite voir ériger ce pan de sa personnalité en modèle à imiter.

 

  1. c) la question de l’organisation

 

Une troisième difficulté porte sur la question de l’organisation. Elle joue pour Gandhi un rôle technique essentiel dans le succès de la non-violence. Il accordait en effet une attention maximale à la préparation des désobéissants à travers les ateliers de formation, à la planification de l’action et à l’aspect logistique. Les anarchistes, dit-on, seraient au contraire célèbres pour leur refus de toute organisation. Cela procède d’une courte vue. L’anarchisme ne se veut pas synonyme de désorganisation et de nihilisme. Et à ses compagnons qui penseraient ainsi, l’anarchiste italien Errico Malatesta adresse cette diatribe : « Croyant, sous l’influence de l’éducation autoritaire reçue, que l’autorité est l’âme de l’organisation sociale, pour combattre celle-là ils ont combattu celle-ci. […] L’erreur fondamentale des anarchistes adversaires de l’organisation est de croire qu’une organisation n’est pas possible sans autorité. […] Si nous croyions qu’il ne pourrait pas y avoir d’organisation sans autorité, nous serions des autoritaires, parce que nous préférerions encore l’autorité qui entrave et rend triste la vie à la désorganisation qui la rend impossible »[45]. Au final, l’anarchisme comme la non-violence reconnaissent donc la nécessité pratique de l’organisation.

 

  1. d) la question de Dieu et de la religion

 

Gandhi fait de la recherche de Dieu le fondement de l’action politique [46]. Face à lui, l’anarchiste s’écrie : « Ni Dieu, ni maître », à quoi Bakounine renchérit par son fameux syllogisme : « Si Dieu est, l’homme est esclave ; or, l’homme peut et doit être libre ; donc Dieu n’existe pas ». L’anti-théisme [47] semble alors être le credo de l’anarchisme. En conséquence, non-violence et anarchisme seraient inconciliables.

 

Mais il s’agit à nouveau d’une courte vue. Il y a confusion entre l’hostilité à la religion [48] et l’hostilité à Dieu. Bakounine et le slogan « Ni Dieu, ni maître » se méprennent sur la cible. Ce que l’anarchisme récuse, c’est moins l’affirmation métaphysique de l’existence de Dieu que les conséquences socio-historiques de la religion (guerres, système de caste, opium du peuple). Il s’offusque plus contre les Eglises instituées, alliées des Etats et des horreurs qu’ils commettent, que contre un Dieu dont, à vrai dire, il se soucie bien peu. En réalité, l’anarchiste pense, comme Sartre, que « même si Dieu existait, cela ne changerait rien ». Et si Bakounine, au lieu d’attaquer la religion, s’attaque à Dieu, il ne peut y avoir à cela qu’une raison. Donnons-là pour lui : en provoquant la « mort de Dieu », on provoque nécessairement la suppression de la religion. C’est le présupposé implicite de la démarche de Bakounine. Nous ne le discuterons pas. Quoiqu’il en soit, nous pensons avoir montré ici en quoi l’anarchisme s’oppose en réalité à la religion plutôt qu’à Dieu.

 

Or Gandhi professe lui aussi ses sarcasmes contre la religion. Il le fait même au nom de Dieu. Le Mahatma voit dans l’Eglise chrétienne la subversion du message originel du Christ puisque, dit-il, « le christianisme dogmatique […] a déformé le message de Jésus »[49]. En cautionnant les guerres soi-disant « justes », en menant ses croisades et en légitimant les pires oppressions, l’Eglise romaine a subverti la Bonne nouvelle. Ainsi, les griefs de l’anarchisme contre la religion ne sont pas inconciliables avec la non-violence prônée par Gandhi.

 

  1. e) l’accomplissement du projet anarchiste

 

Une dernière difficulté semble opposer Gandhi aux anarchistes. Elle concerne la croyance en la possibilité effective de réaliser la société anarchiste-non-violente idéale. Écoutons ici Jacques Ellul, dont les mots pourraient parfaitement être ceux de Gandhi : « Sur quel point me séparerai-je alors d’un véritable anarchisme ? En dehors du problème religieux [que nous venons de mentionner], je crois que le point de rupture est le suivant : un véritable anarchiste pense qu’une société anarchiste, sans Etat, est possible, vivable, réalisable, alors que moi, je ne le pense pas. Autrement dit, j’estime que le combat anarchiste, la lutte en direction d’une société anarchiste sont essentiels, mais la réalisation de cette société est impossible »[50]. Gandhi, en effet, juste après avoir professé son idéal d’anarchie éclairée, ajoute : « Mais dans la vie, on ne réalise jamais complètement l’idéal »[51]. Gandhi concevrait donc l’utopie différemment des anarchistes puisque, pour lui l’utopie n’a pas vocation à être entièrement réalisée mais plutôt à éveiller nos consciences endormies, à les mener vers une critique de ce qui est au nom de ce qui pourrait être, mais qui ne sera pas forcément.

 

Paru dans la revue Réfractions, n°28, mai 2012, pp.125-141

[http://refractions.plusloin.org/spip.php?article765]

 

[1] MELLON, Christian, SEMELIN, Jacques, La non-violence, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1994, p. 44.

[2] GANDHI, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1990, p. 238.

[3] Ibid. p. 235.

[4] PERROUTY, Pierre-Arnaud, « Légitimité du droit et désobéissance », in Obéir et désobéir, Le citoyen face à la loi, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2000, pp. 71-72.

[5] RAWLS, John, Théorie de la Justice, Paris, Seuil, 1987, p. 251.

[6] GANDHI, op. cit., p. 232.

[7] SMITH, Adam, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Livre IV, ch. 2, Paris, Flammarion, 1991.

[8] GANDHI, op. cit. p. 144.

[9] JAHANBEGLOO, Ramin, Gandhi, aux sources de la non-violence, Paris, Editions du Félin, 1998, p. 110.

[10] GANDHI, op. cit. p. 244.

[11] GANDHI, cité in PANTHAM, Thomas, « Thinking with Mahatma Gandhi: Beyond liberal democracy », Political Theory, Vol. 11; No. 2, mai 1983, p. 169.

[12] Si Bentham est effectivement matérialiste, Mill représente au contraire le courant spiritualiste de l’utilitarisme.

[13] Pensons à la critique libérale que John Rawls adresse à l’utilitarisme.

[14] IYER, Raghavan,, The moral and political thought of Mahatma Gandhi, New Delhi, Oxford University Press, 2000, p. 254.

[15] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit., p. 221.

[16] Ibid., p. 88.

[17] Ibid., p. 222.

[18] GANDHI, ibid., p. 234.

[19] Ibid. p. 215.

[20] Ibid. p. 216.

[21] Loc. cit.

[22] Ibid., p. 149.

[23] Ibid., p. 248.

[24] GANDHI, cité in NOSE, Nirmal Kumar, « An interview with Mahatma Gandhi », Studies in Gandhism, Ahmadabad, Navajivan Publishing House, 1972, p. 42.

[25] Ce paragraphe s’inspire de l’article de PANTHAM, Thomas, « Thinking with Mahatma Gandhi: Beyond liberal democracy », Political Theory, Vol. 11; No. 2, mai 1983, pp. 165-188.

[26] MOUFFE, Chantal, « Penser la démocratie moderne avec, et contre, Carl Schmitt », Revue française de science politique, Année 1992, Volume 42, Numéro 1, pp. 83-96.

[27] Alternatives non-violentes, Hiver 2000-2001, N°117, « Anarchisme, non-violence, quelle synergie ». BEKAERT, Xavier, Anarchisme, violence, non-violence, Paris, Editions du Monde Libertaire, 2000. Et Violence, contre-violence, non-violence anarchistes, revue Réfractions, n°5, Printemps 2000.

[28] NERHU, cité in LASSIER, Suzanne, Gandhi et la non-violence, Paris, Seuil, 2000, p. 132.

[29] Gandhi, cité in NOSE, Nirmal Kumar, « An interview with Mahatma Gandhi », Studies in Gandhism, Ahmadabad, Navajivan Publishing House, 1972, p. 42.

[30] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit., p. 246.

[31] BAKOUNINE, cité in GUERIN, Daniel, Ni Dieu ni Maître, Anthologie de l’anarchisme, tome I, Paris, La Découverte, 1999, p. 171.

[32] C’est d’ailleurs la seule distinction libérale que Gandhi accepte.

[33] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit. p. 246.

[34] Ibid., p. 238.

[35] Ibid., p. 147.

[36] MULLER, Jean-Marie, Gandhi, la sagesse de la non-violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 86.

[37] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit. p. 147.

[38]Ibid. p. 148.

[39] Nous pouvons ici rappeler les mots de l’anarchiste russe Alexander Berkman qui, après avoir reproché à Lénine d’être attaché au principe selon lequel la fin justifie les moyens, écrit : « Tes finalités doivent déterminer les moyens que tu emploieras. Les moyens et les objectifs sont en réalité une seule et même chose, tu ne peux pas les séparer. Ce sont les moyens qui façonnent les fins. Les moyens sont les graines qui se transformeront en fleurs et porteront leurs fruits. Ces fruits seront toujours de la même nature que la graine que tu as plantée. Tu ne peux pas cultiver des roses en semant des graines de cactus. Pas plus que tu ne peux récolter la liberté de la contrainte ou la justice et la virilité de la dictature ». Ce passage, qu’on pourrait parfaitement attribuer à Gandhi, est rédigé en 1929 par BERKMAN, Alexander, Qu’est-ce que l’anarchisme ?, Montreuil, L’Echappée, 2010.

[40] BEKAERT, Xavier, Anarchisme, violence, non-violence, op. cit., pp. 59-60.

[41] Ce modèle de société est fondamentalement non-hiérarchique et anti-autoritaire : « Dans cette structure composée d’innombrables villages, écrit Gandhi, il y aura des cercles de plus en plus larges qui ne s’élèveront jamais. La vie ne sera pas une pyramide avec un sommet soutenu par la base. Mais il y aura un cercle « océanique » qui aura pour centre l’individu, toujours prêt à se sacrifier pour le village, qui, de son côté, est prêt à se sacrifier pour le cercle des villages, jusqu’à ce que le tout devienne une seule vie composée d’individus, qui ne seront pas isolés dans leur arrogance, mais qui seront des êtres humbles, partageant la majesté du cercle « océanique » comme ses unités intégrales. Par conséquent, la circonférence extérieure n’aura pas le pouvoir d’écraser le cercle inférieur, mais au contraire donnera de la force à tous ceux qui sont à l’intérieur de ce cercle et prendra sa propre force d’eux ». GANDHI, cité in JAHANBEGLOO, Ramin, Gandhi, aux sources de la non-violence, Paris, Editions du Félin, 1998, pp. 105-106

[42] Ce passage s’inspire de la présentation qu’en fait PAREKH, op. cit.

[43] GANDHI, cité in PANTHAM, op. cit. p. 173.

[44] Dont nous pouvons trouver une présentation synthétique mais pertinente dans BAILLARGEON, Normand, L’ordre moins le pouvoir, Marseille, Agone, 2001.

[45] MALATESTA, Errico, cité in GUERIN, Daniel, L’anarchisme, Paris, Gallimard, 1981, p. 61.

[46] Il s’agit en fait de la recherche de la vérité. Mais Gandhi précise que « la vérité est Dieu », donc il s’agit de la recherche de Dieu.

[47] L’anti-théisme n’est pas l’athéisme. L’athée dit que Dieu n’existe pas. L’anti-théiste dit qu’il ne sait pas si Dieu existe, mais que même s’il existait, il faudrait s’en débarrasser. Cette dernière position est bien plus conforme à la pensée anarchiste que ne l’est athéisme.

[48] Nous définissons la religion comme un fait sociologique et historique, une institution humaine fondée sur la croyance en Dieu. Et nous définissons Dieu comme un être personnel et transcendant.

[49] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit., p. 92

[50] ELLUL, Jacques, Anarchisme et christianisme, Paris, La table ronde, 1998, p. 32.

[51] GANDHI, op. cit. p. 238.

Séminaire ETAPE n°9 – Ethique perfectionniste, individualisme démocratique et désobéissance civile

neuvième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Juin 2014 –

 

Ethique perfectionniste, individualisme démocratique et désobéissance civile

 

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Autour de Sandra Laugier – professeure de philosophie à l’Université de Paris 1, auteure notamment de Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale d’Emerson à Stanley Cavell, Michel Houdiard éditeur, 2004, et avec Albert Ogien, Pourquoi désobéir en démocratie ?, La Découverte, 2010

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel (membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et de Nouvelles Tentatives)
  • Rapporteur « critique » : Manuel Cervera-Marzal (auteur de Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Aux forges de Vulcain, 2013)

 

Textes de Sandra Laugier préparatoires à la séance 9 du séminaire ETAPE sur Grand Angle :

 

Rapport compréhensif

Rapport « compréhensif » sur trois textes de Sandra Laugier

 

Par Didier Eckel

 

Membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et Nouvelles Tentatives

 

– Séminaire ETAPE du 20 juin 2014 –

 

 

La lecture des trois textes de Sandra Laugier commençait plutôt bien :

>>  Avec la question de l’individualisme :

– Le problème posé par l’individualisme aujourd’hui dans notre société dite « néo-libérale ».

– L’abandon, aujourd’hui, de cette question par la « gauche » (dans son ensemble).

– La nécessité pour les mouvements qui se réclament de l’émancipation de retravailler cette question.

 

>>  Des références à P. Corcuff, N. Elias, A. Giddens mais aussi Marx, Engels et Durkheim.

J’étais un peu « comme à la maison ». Si je ne suis ni universitaire ni spécialiste de quoi que ce soit, le début de cette lecture m’évoquait, tout de même, en tant que bon militant, des références qui ne m’étaient pas totalement inconnues et pour lesquelles j’ai de la sympathie.

 

Mais voilà qu’au bas de la deuxième page apparaissent trois nouvelles références : S. Cavell, R.W. Emerson et H.D. Thoreau. Je me dis que ce n’est pas très grave, chaque fois que j’entreprends une nouvelle lecture, je sais que je vais avoir à me coltiner de nouvelles références d’auteur-e-s qui me sont inconnu-e-s. En général, je parviens à faire avec… je tire tout de même deux ou trois idées de ma lecture (notons que j’avais déjà entendu parler de la désobéissance civile – Thoreau – et le nom de Cavell ne m’était pas inconnu, mais sans plus). Enfin, un dernier nom est cité – Wittgenstein – Là, je connais deux ou trois anecdotes sur le bonhomme, voire même une ou deux citations, et même une des grandes questions de ce philosophe (le langage).

Bref, ce sera probablement comme dans la majorité des autres textes. Malgré des références inconnues, je devrais plus ou moins comprendre ce que veut dire l’auteure, d’autant que l’écriture de Sandra Laugier est, à ce stade du texte, d’une facture assez simple : pas de phrases trop longues, pas de mots trop savants, pas de mobilisation de concepts ardus… Je lis un langage ordinaire… Et c’est bien là tout le problème !

Me voilà embarqué dans un monde inconnu (pour moi). Le monde ordinaire et son langage !… qui semble être au cœur d’une philosophie qui serait, paraît-il, américaine.

Je continue la lecture, avec circonspection, car si je comprends tout (le langage est ordinaire), je dois dire que dans le même temps je n’y comprends plus rien ! Il m’arrive de lire des écrits philosophiques auxquels je ne comprends pas grand-chose (voire rien) alors, soit j’abandonne, soit je tente d’insister pour prendre ce que je peux au passage, mais là c’est différent : je comprends aisément sans n’y comprendre rien !

A la fin de ma lecture je me demande pourquoi j’ai accepté de rédiger ce rapport, qui plus est, doit être compréhensif… et je me dis qu’il doit bien y avoir un rapport entre compréhensif et compréhension et que donc il serait bon que je comprenne un peu. Mais je ne comprends pas « un peu », je comprends tout et rien… ou plus probablement je prends tout (intuition ? sensibilité ?) et je ne comprends pas pour autant.

 

Je me suis engagé à rédiger ce rapport et je me demande bien comment je vais m’y prendre.

        Faire une sorte de résumé des textes en me focalisant sur la lettre (et non sur l’esprit puisque le mien est trop embrumé) pour éviter au maximum les risques ?

Mais quel intérêt ?

Je fais confiance aux « ETAPistes ». Ils auront lu le texte et n’auront pas besoin d’un résumé… Alors que faire ? Comme disait l’autre…

Faire confiance à mes petit-e-s camarades, OK… mais puis-je faire confiance à moi-même pour écrire autre chose qu’un résumé ?

 

Et voilà qu’après un étrange ordinaire, je dois me faire confiance si je veux faire entendre ma voix. Si possible une voix juste qui sera indissolublement personnelle pour pouvoir résonner collectivement. Une voix personnelle qui prenne le risque du dissensus pour prendre toute sa dimension politique. En plein doute entre compréhension et incompréhension du texte, je m’arrête un instant. Je me raccroche à ce point : le dissensus.

Avec ce dissensus que je ne lâche pas, je crois me retrouver sur un terrain qui ne m’est pas inconnu, puisque je défends depuis pas mal de temps l’idée que ce qui caractérise la démocratie (et au-delà un certain lien social), ce n’est pas le consensus mais bien l’acceptation de ce dissensus et la capacité qu’a une société à le laisser s’exprimer (ce qui n’a rien à voir – ou très peu – avec une autorisation donnée par un gouvernement ou un pouvoir quelconque à la liberté d’expression).

Ceci dit, je dois me replonger dans les eaux profondes de ces textes qui me troublent. Je passe plus rapidement sur les moments où la voix de Sandra Laugier me semble plus spontanément interprétable. Des moments où le rapport à la politique me paraît moins étrange. Notamment la partie sur la « désobéissance civile » que je crois comprendre et approuver spontanément. Je me laisse aller à cette communauté qui par définition est revendiquée et non fondatrice puisque c’est ma voix qui la réclame et pas la communauté qui réclame ma voix.

Mais cette voix si présente me laisse toujours perplexe. Elle résiste tranquillement à mon sauvage désir de compréhension (dans tous les sens du terme). Ce n’est pas moi qui résiste, pour ma part je suis prêt à abdiquer. C’est elle, cette voix que je sens potentiellement mienne, qui résiste et m’échappe.

Depuis quelques années je crois que revendiquer est un chemin possible vers une émancipation. Revendiquer, c’est pour moi ne jamais oublier la grande fragilité de mes points de vue, l’inquiétude permanente face à mes propres positions et mes actes, et, dans le même temps, les affirmer en brandissant haut et fort mes propres désirs. Est-ce, en partie, ça la voix juste, la confiance en soi en sa propre constitution ?

Mais si cette voix constitue la politique, comment s’y prend-elle ?

        – Si la voix est juste, c’est-à-dire revendicative, elle est reçue collectivement, elle est donc politique.

Ceci me semble possiblement vrai… mais une voix forte est-elle efficace ? Puis-je tenter de trouver la puissance de ma voix et me défaire totalement de la question de l’efficacité, de la stratégie politique ? Ou cette question est-elle définitivement obsolète ? Je serais assez tenté par cette dernière proposition mais mon lourd passif de militant raisonnable résonne encore en moi…

… Et la voix résiste toujours… au lieu de me donner simplement la bonne réponse.

Je devrai donc faire confiance à ma voix, me battre contre mon propre conformisme, pour répondre à ce problème.

        Mais, est-ce un problème important ?

Il est important de savoir ce qui est important me dit Sandra Laugier (avec S. Cavell). A priori, on ne peut qu’approuver… mais comment s’y prend-on ?

 

Le cinéma ?
Le cinéma peut nous aider.

Le cinéma nous propose des expériences de mondes ordinaires où le spectateur n’est pas.

Il nous montre l’importance d’expériences que nous ne décèlerions probablement pas sans lui car, ordinairement (en dehors du cinéma), l’importance dans l’ordinaire (voire l’importance de l’ordinaire ?) est méconnue, du fait de la proximité même de l’ordinaire.

Mais je m’égare ! Je viens de tenter d’interpréter, au risque de lourdes erreurs, des textes auxquels je ne comprends rien,

mais qui me disent beaucoup,

sans trop savoir quoi.

Interpréter.
Interpréter n’est pas le plus important. L’important est l’expérience. Un empirisme radical allant de paire avec un pragmatisme ?

Je m’égare encore ! Si ça continue, je vais finir par vous parler de la philosophie américaine !…

Un peu de sérieux, revenons à l’ordinaire de ma situation… et de mes ambitions, face aux textes de Sandra Laugier.

 

Mais que me fait cet ordinaire depuis que je me suis mis à lire Sandra Laugier ? Moi qui était un adepte de l’inédit, de la révolution et de ses emportements, de l’accélération du temps, bref de l’exceptionnel ? N’est-il pas assez envahissant comme ça cet ordinaire pour, en plus, vouloir s’en préoccuper ?

A moins que ce soit parce qu’il est justement envahissant que je me dois de m’en préoccuper ? Est-ce-que la vie ordinaire serait tout bêtement la vie ? Auquel cas, il deviendrait presqu’évident que l’ordinaire devienne une question centrale. Dans l’ordinaire il y a de l’important, ne serait-ce que parce-que l’ordinaire semble traversé par de multiples événements (pas toujours repérés).

Une quête de l’ordinaire pour lui donner tout son sens, ses sens, y compris politiques ?

Une quête de l’ordinaire, grâce à la conversation juste et quotidienne, entre deux (ou plusieurs) voix confiantes, voix qui ne craignent pas le dissensus et qui permettent un re-commencement (commencer à nouveaux) chaque matin ?
Donc des voix politiques.

Un ordinaire politique ?

Me voilà au bout du rouleau (et pour tout vous dire, il est jeudi soir et je dois rendre mon petit travail demain, vendredi).

J’arrête donc en me demandant si la lecture de Sandra Laugier fut une expérience (une lecture peut-elle être une expérience) ?

 

Le rapport que j’en ai fait reflète-t-il le poids d’une expérience ? Mais, la difficulté ne serait pas d’arriver à interpréter une expérience, le problème serait d’arriver à avoir une expérience, de se laisser toucher par elle.

Alors, ce rapport :

  • expérience ou jeu plus ou moins habile (ou malhabile) pour éviter la confrontation avec mes propres interrogations face à ces trois textes qui me laissent encore perplexe ?

Mais, pour moi, la perplexité est une promesse !

 


Fausse sortie !


 

railsIl est vendredi, je suis dans le train pour Paris (lieu de notre rencontre autour des textes de Sandra Laugier) et j’en profite pour ajouter quelques lignes à ma petite « contribution »… Et je me demande :

– Comment change-t-on les choses ?

– Comment arrive-t-on à une aversion du conformisme ? (conformisme social mais aussi -surtout- conformisme de soi)

Si changer le monde c’est arriver, d’une manière ou d’une autre, à généraliser peu ou prou l’aversion du conformisme (une émancipation du plus grand nombre ?)… Alors, comment s’y prendre ?

– Politiquement, on peut élaborer des stratégies de prise du pouvoir d’État, mais il est probable que cette action ne changerait pas (ou peu) nos rapports globaux à la conformité. La prise de pouvoir d’État ne peut pas être, me semble-t-il, une « prise globale de puissance » pour les individus : une capacité nouvelle de chacun-e- à agir sur son propre rapport à la conformité (en rapport avec une puissance critique ?). Si une stratégie de « prise de puissance » était élaborée sur les bases des politiques traditionnelles, je crois qu’elle serait condamnée à aboutir à une prise du pouvoir par quelques-uns.

Dans ces conditions, le militantisme (d’où je suis) semble bien inefficace… à moins de le repenser radicalement (à la racine) ? Mais là encore, comment s’y prendre pour le repenser ?

Par l’expérience (pragmatisme) ?

Si les brèches de J. Holloway sont les seules formes possibles de sortie du capitalisme (et de la société de conformité qu’il semble induire*), que faire de notre impatience légitime ?

Bien sûr, la dignité de l’action (même si elle n’est pas « lutte finale ») est une danse entraînante et rapide (…) La dignité est une manière de glisser, de swinguer, de danser, jamais de marcher : et cela est dur pour le capitalisme**.

Mais la danse est-elle une politique de l’ordinaire ? Surtout lorsqu’elle ne dure qu’un temps, le temps d’une brèche.

 

Mon impatience devra probablement être lente

 

Un monde de la conversation tel que je crois le saisir à partir des textes de Sandra Laugier (un ensemble à la fois accordé et anarchique de voix confiantes, de tonalités dissonantes mais justes), voilà bien l’horizon que je peux me fixer… Mais je reste plongé dans une perplexité… si je veux continuer à me réclamer d’une action en accord avec cet horizon.

En bon activiste, je ne veux rien lâcher… mais je ne sais plus vraiment ce que je tiens !

Mais je n’oublie pas : pour moi, la perplexité est une promesse…

 

 Didier Eckel

____________

* Je ne parle volontairement pas de « société de masse ».

** Crack Capitalism, de John Holloway, éditions Libertalia, 2012.

 

Rapport critique

Rapport « critique » sur trois textes de Sandra Laugier

 

Par Manuel Cervera-Marzal

 

Auteur de Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Aux forges de Vulcain, 2013

 

– Séminaire ETAPE du 20 juin 2014 –

 

 

Les textes de Sandra Laugier soumis à la discussion du 20 juin contribuent de manière décisive à bousculer les thèses politiques et philosophiques actuellement dominantes. En synthétisant fortement, j’identifie trois principaux apports.

 

D’abord, contre la criminalisation ambiante de la contestation sociale, Sandra Laugier insiste à juste titre sur l’importance de la dissidence. Une démocratie digne de ce nom pose la question de la voix de chacun (dans le rapport entre un sujet politique et « son » gouvernement), et fait place à la dissonance. D’où le fait que les actions de désobéissance civile ne sont pas un obstacle mais une condition de possibilité de la démocratie. Elles ne sont pas une dégénérescence ou une faiblesse interne des régimes démocratiques mais elles en constituent au contraire le fondement, la respiration. Sandra Laugier élabore une théorie de la démocratie agonistique qui ne se laisse pas rabattre sur la recherche du consensus, de l’accord ou de l’entente. La démocratie est pensée dans une tension irréductible du consentement et de l’obéissance. Elle fait place au dissensus sans se laisser submerger par lui.

 

Par ailleurs, les textes de Sandra Laugier attirent l’attention sur un élément du répertoire d’action collective contemporain qui, bien qu’issu d’une longue tradition, connaît un véritable regain d’intérêt depuis une quinzaine d’années. Face à l’essoufflement des modes de contestation traditionnels (manifestation, pétition, engagement partisan ou syndical), la désobéissance civile participe d’un renouveau des mouvements sociaux. Sandra Laugier saisit cette nouveauté et, par le recours aux œuvres de Thoreau, Emerson et Cavell, elle donne à ce type de pratiques une assise philosophique qui lui fait encore trop souvent défaut – il n’est qu’à penser que c’est par le recours à l’œuvre de John Rawls qu’on légitime en général la désobéissance civile, alors même que Rawls est le représentant emblématique de la domination libérale.

 

Enfin, les textes de Sandra Laugier ont le grand mérite de revaloriser l’individualisme à gauche de l’échiquier politique. En liant la voix personnelle de chaque individu à la composante dissensuelle de la démocratie, ils invitent à se réapproprier l’individualisme, qui est fermement dissocié de l’égoïsme. Ce n’est pas le collectif qui parle en mon nom mais c’est ma voix (et celle d’autrui) qui réclame (et se réclame) de la communauté. Cet individualisme radical s’oppose autant à l’individualisme unidimensionnel et marchand véhiculé par le libéralisme qu’au collectivisme encore largement prédominant au sein des pensées critiques et des organisations politiques de gauche. Le véritable souci de soi se conjugue à un souci pour autrui qui tient en aversion le conformisme ambiant.

 

Après avoir mis en exergue ces précieux apports, on peut adresser à ces trois textes une série de questions qui vise moins à contester la validité des thèses de Sandra Laugier qu’à lui demander des précisions et à lui donner l’occasion d’exposer plus en profondeur les présupposés et les implications de ses travaux philosophiques :

 

1) Pourquoi désobéir en démocratie ?, demande dès son titre l’ouvrage co-écrit par Sandra Laugier et Albert Ogien. Cette question présuppose – comme le titre de mon propre livre (Désobéir en démocratie) – que nous sommes actuellement en démocratie, puisqu’elle pose la question de la légitimité de la désobéissance dans le cadre de régimes et/ou de sociétés démocratiques. Or, dans une perspective anarchiste et émancipatrice, peut-on à bon droit affirmer que nous sommes actuellement « en démocratie » ? Le caractère oligarchique des Etats de droit et les dominations de genre, race et classe qui nient profondément l’égalité des citoyens permettent d’en douter.

 

2) En faisant de la « confiance en soi » (la capacité à parler en pensant que ce que je dis est doté d’une portée universelle, ou du moins collective) le socle de la désobéissance civile, ne risque-t-on pas d’accréditer à notre insu une politique élitiste ? La sociologie critique enseigne que le fait de « croire que ce qui est vrai pour moi est vrai pour tous les autres » relève surtout d’une attitude de dominants. Or Sandra Laugier dénonce avec vigilance les mécanismes de dépossession et invite chacun à « reprendre sa voix ». Mais cette volonté de réappropriation est-elle compatible avec la valorisation d’une « confiance en soi » si inégalement distribuée socialement ? Si ceux qui prennent la parole croient le faire « pour tous les autres », ne risque-t-on pas de glisser à nouveau vers un phénomène de confiscation de la voix des plus timides, des plus effacé.e.s, des plus opprimé.e.s ?

Par ailleurs : Est-ce que ceux qui désobéissent le font parce qu’ils ont confiance en eux, ou est-ce que, au contraire, ce n’est pas le fait de désobéir qui va permettre de prendre confiance en soi ? La désobéissance civile s’apparenterait alors à un catalyseur et un révélateur de notre puissance d’agir.

 

3) Est-ce qu’admettre la légitimité de la désobéissance civile progressiste (anti-OGM, anti-nucléaire, RESF, anti-pub, etc.) nous oblige à admettre la légitimité de la désobéissance de droite (maires homophobes refusant de marier les couples de même sexe, commandos anti-avortement, etc.) ? Si non, quel(s) critère(s) permet(tent) de distinguer les deux ?

 

4) Hannah Arendt est particulièrement méfiante (cf son article « La désobéissance civile », dans Mensonge et violence) envers l’approche individualiste de la désobéissance civile car, selon elle, faire reposer cette dernière sur la conscience individuelle pose un double problème : 1. Par définition, la conscience individuelle n’est pas observable (chacun peut dire ce qu’il veut sans que personne ne puisse vérifier si cela correspond « réellement » à ce que lui dicte sa conscience), et 2. Les voix intérieures des individus s’opposent entre elles, donc leur conférer le statut d’instance de décision politique risque de conduire à un affrontement généralisé. Autrement dit, la perspective individualiste empêche de penser un ordre politico-institutionnel en raison du caractère inconciliable et pluriel des consciences individuelles.

Sandra Laugier suggère que « toute démocratie véritable serait individualiste ». Il me semble qu’on peut, certes, baser la critique (le pôle négatif de la pensée) sur une approche individualiste. Mais une telle approche ne complique-t-elle pas sérieusement une pensée « positive » de l’institution, de la fondation, de la cohabitation ? Car, si je peux retirer mon consentement à tout instant, qu’est-ce qui rend possible et durable le lien social, l’engagement réciproque des individus ?

 

5) Enfin, en quoi la dimension spécifiquement non-violente de la désobéissance civile permet-elle de la distinguer d’autres formes de désobéissance (criminelle, délinquante, terroriste, etc.) ? Et quel rôle joue la non-violence dans la pensée de la démocratie et de la désobéissance civile développée par Sandra Laugier ?

 

Contributions

Désobéissance, critique sociale, individualisme, émancipation et révolution

Quelques notes à propos du séminaire ETAPE du 20 juin 2014 autour de Sandra Laugier

 

Par Philippe Corcuff

 

 

Je voudrais simplement garder ici la trace télégraphique de quelques pistes ayant émergé lors de la discussion des textes de Sandra Laugier lors de la 9e séance du séminaire ETAPE.

 

Désobéissance et redéfinition de la critique sociale

 

La pensée de la désobéissance civile telle que Sandra Laugier la tire de Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau, mais aussi de ses lectures de Ludwig Wittgenstein et de Stanley Cavell constitue un des ruisseaux susceptible d’alimenter aujourd’hui le fleuve naissant de la reformulation de la critique sociale dans le sens d’une critique compréhensive, ou compréhension critique, ou encore critique pragmatique, renouant des liens avec une perspective d’émancipation (1). Que risquerait de faire une critique sociologique traditionnelle inspirée de la pente au dévoilement active chez Pierre Bourdieu, par exemple, face à la question de « la confiance en soi » ? Elle pourrait avancer que : 1) que c’est une illusion masquant des déterminismes sociaux et/ou des intérêts ; et/ou 2) que c’est une possibilité réservée aux dominants dotés de capitaux économiques, culturels, sociaux et/ou politiques suffisants. Que pourrait faire une critique compréhensive reliée à une boussole émancipatrice ? Elle pourrait s’intéresser, par exemple, à la fois à l’analyse compréhensive et pragmatique des mécanismes ordinaires de la confiance en soi dans des situations de la vie quotidienne et à la critique des mécanismes sociaux générant la mésestime de soi (manque de ressources dans un cadre inégalitaire, rapports de domination incapacitants, discriminations développant l’auto-dévalorisation, etc.). Les travaux d’Axel Honneth offre des points d’appui en ce sens à travers le couple reconnaissance/mépris (2).

au retour - contribution Ph. Corcuff

Désobéissance et émancipation

 

Dans certains textes, Sandra Laugier laisse entendre que la pensée de la désobéissance pourrait se substituer à la pensée classique de l’émancipation, héritée des Lumières du XVIIIe siècle, puis du mouvement ouvrier et socialiste (3). Mais ne vient-elle pas plutôt la compléter, si on entend l’émancipation individuelle et collective comme un processus d’autonomisation par rapport à des logiques de domination, autonomisation supposant l’accroissement des capacités d’expression et d’action des individus et des groupes ? La désobéissance affinerait les choses par deux bouts : la question de « la confiance en soi » et le couple dissensus/conformisme. Mais elle ne remplacerait pas le couple autonomisation/domination. Dans une perspective ainsi complétée et affinée de l’émancipation grâce à la désobéissance, les dominations seraient appréhendées comme porteuses de mécanismes incapacitants. C’est en ce sens que l’on peut, par exemple, relire des analyses de Pierre Bourdieu quant à l’émotion corporelle (honte, timidité, anxiété, culpabilité, embarras verbal, rougissement, tremblement, etc.) dans des interactions de dominés avec des dominants (4).

 

Désobéissance, détachement et attachements

 

En lien avec le problème précédent, la désobéissance invite à reformuler l’émancipation quant aux relations entre détachement et attachements. L’approche de l’émancipation au sein des Lumières a fortement été marquée par le thème du détachement : double détachement des préjugés et des contraintes oppressives. Plus récemment, en intégrant notamment les questionnements écologistes, la sociologie des sciences de Bruno Latour et la philosophie politique de la nature qu’il en a tirée (5) ont mis tout le poids, cette fois, du côté de la redécouverte des attachements, en oubliant le détachement (et l’émancipation). Comme viennent de le montrer Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, la focalisation sur les seuls attachements, dans la réactivation de schémas déjà travaillés dans les années 1930, participe de la consolidation actuelle d’une pensée néoconservatrice (6).

 

La désobéissance offre un des chemins possibles pour sortir de l’alternative détachement/attachements. Car, elle suppose bien des attachements antérieurs (dans un langage et dans une collectivité), mais aussi une capacité de détachement du conformisme via le dissensus ; détachement susceptible de reformuler les attachements. On a là une dialectique intéressante entre détachement et attachements qui pourrait servir de modèle à une redéfinition contemporaine de l’émancipation ne succombant pas pour autant à l’attraction néoconservatrice.

 

Individualisme, désobéissance et liens sociaux

 

La composante individualiste de la conception avancée par Sandra Laugier de la désobéissance civile (dans la figure inspirée d’Emerson de « la confiance en soi » et dans le geste individuel de désobéissance) a pu être critiquée. Pourtant, ce n’est pas n’importe quel individualisme que met en avant Sandra Laugier ; ce n’est pas, par exemple, l’individualisme égoïste ou l’individualisme concurrentiel privilégiés par le capitalisme en général et sa phase néolibérale tout particulièrement. C’est un individualisme qui émerge de liens sociaux – ne serait-ce que des liens d’un langage partagé et de la participation commune à une collectivité à idéal démocratique – et qui revient aux liens sociaux, dans le mouvement même de désobéissance qui interroge radicalement les liens sociaux existants dans la perspective de préserver leur idéal et qui, ce faisant, réaménage ces liens sociaux. C’est donc une voie qui diverge des schémas partant d’un individu hors liens sociaux (ou individualisme méthodologique).

 

je suis pour un individualisme groupeEt pourtant cet individualisme de liens sociaux (ou relationnaliste, c’est-à-dire conçu à travers des relations sociales) dérange quand même. Il est quand même souvent présenté comme menaçant les liens sociaux, les cadres collectifs, la possibilité même d’instaurer une collectivité politique. N’est pas parce que cette critique a du mal à se débarrasser des évidences implicites d’un « logiciel collectiviste » (7) ? Les discours qui voient nécessairement « l’individualisme », même les individualismes les plus relationnalistes, comme un menace, une corrosion ou une dégénérescence du collectif ne constituent-ils pas des discours d’ordre, de rappel à l’ordre, de remise en ordre, préservant la domination des cadres collectifs sur les individus. Au niveau des organisations politiques, syndicales, associatives, etc., ce sont des discours de discipline au profit des dirigeants supposés incarner le collectif. Ne devrait-on pas plutôt penser ensemble individus et liens sociaux sans nécessairement de hiérarchisation ? Dans cette optique, l’individu serait fabriqué avec des liens sociaux, qu’il pourrait mettre en question dans la mise en cause désobéissante du « conformisme », ce qui serait susceptible de conduire à les transformer.

 

Désobéissance et révolution sociale

 

Certains craignent que la thématique de la désobéissance civile ne conduise à tirer un trait sur la perspective de révolution sociale, établissant une rupture avec le capitalisme comme avec d’autres dominations. Certes, la désobéissance civile ne mène pas nécessairement à des changements structurels dans les ordres sociaux dominants, mais peut se contenter de générer des transformations seulement localisées. Mais elle ne lui est pas, pour autant, contraire. Et elle peut même ajouter des ressources dans la besace de ceux qui s’efforcent aujourd’hui de repenser une stratégie menant à une révolution sociale, alors que les stratégies de prise du pouvoir d’État, soit sous une forme parlementaire-réformiste, soit sous une forme révolutionnaire-insurrectionnelle, ont finalement échoué sur le chemin de l’émancipation post-capitaliste au XXe siècle.

 

Les désobéissances peuvent donc se limiter à des modifications sociales limitées au sein des structures sociales dominantes, mais elles pourraient être aussi mises en réseau dans un horizon de transformation sociale radicale pour nourrir une contestation plus globalisée, en lien avec d’autres formes d’actions (résistances diverses, luttes revendicatives, expériences alternatives, etc.). C’est une mise en réseau globalisante analogue vers laquelle pointe la « stratégie des brèches » avancée par John Holloway dans Crack Capitalism (8). Par ailleurs, les mécanismes de confiance en soi apparaissent particulièrement intéressants dans une logique de défatalisation des ordres sociaux dominants, utile pour faciliter l’enclenchement de processus révolutionnaires.

 

Un certain usage de la désobéissance civile – mais pas tous les usages – peut ainsi participer à ré-inventer une voie pour la révolution sociale au XXIe siècle. Cela suppose, dans ce cas, de ne pas opposer désobéissance et révolution, mais de procéder à un réagencement conceptuel associant trois pôles dotés à la fois de spécificités et d’intersections : désobéissance – émancipation – révolution sociale.

 

Philippe Corcuff

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Notes :

 

(1) Pour des pistes quant à une telle reformulation compréhensive ou pragmatique de la critique reliée à un horizon d’émancipation, voir L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, et P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012.

 

(2) Voir notamment A. Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2006.

 

(3) « La voix est forcément dissidente contre le conformisme. On préfèrera ici l’idée de désobéissance à celle d’émancipation. », dans S. Laugier, « Désobéissance et démocratie radicale » (2011), publié sur Grand Angle, 31 mai 2014, [http://www.grand-angle-libertaire.net/desobeissance-et-democratie-radicale-sandra-laugier/].

 

(4) Voir P. Bourdieu, Médiations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p.203.

 

(5) Voir B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.

 

(6) Dans L. Boltanski et A. Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014.

 

(7) Sur la notion de « logiciel collectiviste », voir P. Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

 

(8) Voir J. Holloway, Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. : 2010); Paris, Libertalia, 2012, ainsi que les vidéos et les textes du séminaire ETAPE du 13 mai 2014 autour et en présence de John Holloway : http://conversations.grand-angle-libertaire.net/etape-seminaire-8/

 

 

 

Séminaire ETAPE n°8 – Sur la pensée critique, émancipatrice et altermondialiste de John Holloway

Huitième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Mai 2014 –

 

« Sur la pensée critique, émancipatrice et altermondialiste de John Holloway »

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Autour des livres Changer le monde sans prendre le pouvoir (1e éd. : 2002; trad. franç. éditions Syllepse en 2008) et Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. : 2010; trad. franç. aux éditions Libertalia en 2012) de John Holloway (professeur de sociologie à l’Université autonome de Puebla au Mexique), en sa présence exceptionnelle

 

  • rapport « compréhensif » du syndicaliste : Hervé Guyon
  • rapport « critique » de Philippe Corcuff
  • réactions de John Holloway
  • débat avec l’ensemble des participants au séminaire

 

PARTIE 1 – Intervention d’Hervé Guyon – Vidéo Thierry Le Roy Télé Sud Est

 

 

PARTIE 2 – Intervention de Philippe Corcuff – Vidéo Thierry Le Roy Télé Sud Est

 

 

PARTIE 3 – Intervention de John Holloway – Vidéo Thierry Le Roy Télé Sud Est

 

Rapport compréhensif

Rapport « compréhensif » autour de l’œuvre de John Holloway

Á propos de Changer le monde sans prendre le pouvoir (1e éd. : 2002; trad. franç. éditions Syllepse en 2008) et Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. : 2010; trad. franç. aux éditions Libertalia en 2012)

 

Par Hervé Guyon

 

Militant syndical, ex militant trotskiste (LO, NPA)

– Séminaire ETAPE du 13 mai 2014 –

 

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Introduction

 

J’ai la chance de pouvoir introduire la discussion, d’expliquer tout l’intérêt que je trouve dans les deux ouvrages de John Holloway (Comment changer le monde sans prendre le pouvoir et Crack Capitalism).

 

Mon introduction essayera d’expliquer l’apport qu’offre ce qu’écrit John pour un militant révolutionnaire, volontairement sans utiliser des concepts centraux discutés par John, tel que « travail abstrait », « fétichisation », car cela demanderait des explications un peu longues et une compétence que je ne suis pas certain d’avoir.

 

Je suis militant syndical, mais j’ai surtout été pendant 25 ans un de ces militants professionnels prisonniers du carcan léniniste et d’un marxisme orthodoxe propre à bien des courants trotskistes. Comme le dit John, le cadre léniniste « ça ne marche pas ». Si j’ai rompu avec les organisations politiques, je n’ai pas rompu avec le combat politique. Et les livres de John offre un regard qui interpelle un militant comme moi.

 

John discute dans ses deux ouvrages de comment changer le monde en apportant une critique à la réponse des marxistes orthodoxes qui est : construire un parti et prendre le pouvoir. John ne rejette pas le marxisme, il puise dans les écrits de Marx des éléments pour amorcer une réponse.

 

L’écriture de John est tout sauf une écriture affirmative, cherchant à donner un cadre théorique dans lequel un militant puisse trouver des réponses toutes faites à ses questions. John critique le marxisme vu comme la théorie de la vérité (je fais remarquer que nombre de journaux trotskistes s’appelle justement « la vérité ») ; théorie scientiste qui crée une distance entre l’objet de l’étude (le capitalisme) et la théorie (le marxisme). La critique de John de ce marxisme positiviste est faite de questions, avec des réponses qui provoquent d’autres questions. John construit une discussion avec le lecteur. Cette discussion est ouverte, sans fin, si bien que la fin de ses livres est une invitation à continuer cette discussion, ouverture à construire dans la pratique et dans la théorie ce chemin complexe vers le dépassement du capitalisme, sans savoir si ce chemin existe. Si John déconstruit les catégories du marxisme orthodoxe, il se refuse donc à reconstruire de nouvelles catégories figées, mais nous invite à les appréhender d’une façon dynamique et critique. Le marxisme est donc à appréhender comme une arme critique et non comme un savoir avec ses vérités.

 

Le travail

 

John reprend la lecture critique du Capital amorcée par Moische Postone, le courant Krisis entre autres sur la nature du capitalisme. Mais John apporte une analyse particulière qui dépasse à mes yeux des limites de l’analyse proposée par Krisis ou Postone. Le cœur de l’analyse se situe sur ce qu’est le travail. Le travail a souvent été pris comme quelque chose de transhistorique, c’est-à-dire que le concept de travail est vu identiquement dans toutes les époques. De toute époque, les hommes auraient travaillé, et d’ailleurs ce qui définirait l’homme c’est justement le travail. John, et le courant « critique de la valeur » (voir http://critiquedelavaleur.over-blog.com/ ), critiquent ce point de vue.

 

Le concept de travail vu comme une activité transhistorique confond la production de richesses sociales nécessaire à la vie sociale, qui effectivement a toujours existé, et la forme sociale particulière qu’elle prend dans une société particulière. Sous le capitalisme, lorsque qu’une personne travaille, lorsqu’elle produit une richesse, l’objectif n’est pas de répondre à un besoin social, mais de produire du profit, on dira produire de la valeur (au sens marxiste où seul le travail humain est générateur de valeur concrétisé par la vente de la marchandise). Le travail tel que nous le connaissons aujourd’hui se caractérise par la production de marchandises destiné au marché capitaliste. Le travailleur n’a plus la maîtrise de ce qu’il produit ni du rythme à laquelle il produit. Marx disait : « Le travail existe en dehors du producteur, indépendamment de lui, étranger à lui, il devient une puissance autonome ». Le travail sous le capitalisme est devenu une activité considérée comme pénible et complètement séparée des autres activités sociales. Le monde ne devient qu’un système de production et d’échange de marchandises où nous avons perdu le contrôle de ce que nous produisons. Le capitalisme construit un monde complexe mais qui a une unité sous-jacente : toutes les relations entre les personnes se construisent autour des marchandises.

 

Sous le capitalisme, peu importe ce qui est produit, peu importe comment, l’objectif est de créer de la valeur. Il y a donc une différence qualitative entre la forme sociale de production de richesse sous le capitalisme et sous d’autres sociétés. Dans d’autres sociétés, les « travailleu.r.se.s » avaient partiellement ou totalement la maîtrise de ce qu’ils/elles produisaient, ils/elles maîtrisaient le rythme du travail. Le travail était vu qualitativement et non pas sur l’angle purement quantitatif du temps de travail. Le travail productif était intégré à la vie sociale, il n’y avait pas de coupure complète entre la vie sociale des personnes et leur travail. Avec le capitalisme, une personne est payée pour produire des marchandises, destinée au « marché mondial ». Le capitalisme a ainsi rompu le lien entre la personne et ce qu’elle produit, c’est-à-dire le lien entre la production de richesse et la vie sociale.

 

Les relations sociales

 

Les individus sont construits dans le cadre du capitalisme par cette forme de relation sociale qu’est la production de valeurs. De ce point de vue, ce n’est donc pas uniquement le Capital qu’il faut renverser, mais au-delà, le rapport à la production de richesse. Une économie planifiée peut très bien conserver les rapports sociaux actuels ; l’URSS en étant un exemple. Donc poser uniquement la transformation du capitalisme sur le terrain de l’organisation économique sans poser le problème de la transformation des rapports sociaux fondamentaux, c’est-à-dire les rapports liés à la marchandisation, c’est poser l’avenir comme identique à aujourd’hui. Le dépassement du capitalisme doit entrainer une transformation radicale de la façon dont les hommes produisent les richesses. Cela veut dire une société où l’activité de production de richesse sociale ne soit plus séparée du reste de la vie sociale, c’est-à-dire une société où le travail, au sens capitaliste, aura disparu.

 

Dans la tradition marxiste orthodoxe, l’objectif est l’abolition du salariat. Avec la critique du travail, l’abolition du salariat prend une consistance plus forte, car l’objectif ici devient l’abolition du travail, c’est-à-dire l’abolition des activités économiques non-maîtrisées par les producteurs eux-mêmes. Comment y arriver ? On ne sait pas. Il ne peut y avoir de réponse. Cela ne pourra se faire que par construction collective, empiriquement, de quelque chose de nouveau, dont nous ne savons pas ce que cela pourra être.

 

Cette critique du travail n’est pas propre à John, on la retrouve chez Postone ou le groupe Krisis. Mais Postone ou Anselm Jappe ou Robert Kurz (je ne parle que de ceux que j’ai lus) provoquent à mes yeux une autre impasse que le marxisme orthodoxe. En effet, les personnes ne sont alors appréhendées que par cette fonction de producteur de valeur, donc enfermées dans leur rôle social imposé par le capitalisme. On a une vision unidimensionnelle de la personne, comme simple acteur et constructeur du capitalisme. Les personnes deviennent uniquement des agents du capitalisme et adhérant au capitalisme.

 

Bien évidemment, un système social ne tient que parce qu’il a l’adhésion de ses membres. Mais John propose une vision plus contradictoire des individus que cette analyse unidimensionnelle. John discute beaucoup du concept du « faire », (le « faire » est la traduction du « doing » de John). Le faire est tout ce que nous faisons d’utile et désirable et qui ne contribue pas à la valorisation du capital. John repart de la double nature du travail, que Marx a développé, qui peut se décomposer, d’une part, en travail utile, c’est-à-dire la production de richesse sociale, et, par ailleurs, le travail est avant tout dans le capitalisme le moyen de produire de la valeur. Comme c’est la production de valeur qui régente le travail, avec le capitalisme, on perd la jouissance de son « faire », c’est-à-dire de son activité créatrice. Le capitalisme nous enferme dans des identités, dans des rôles sociaux, nous figent, et nous cadrons nos actes par rapport à ce rôle que l’on nous demande de jouer. Nous adhérons tous au capitalisme et en sommes les acteurs plus ou moins inconsciemment.

 

L’au-delà du capitalisme

 

Mais en même temps, nous ne sommes pas que cela. En permanence, chaque personne recherche à retrouver sa force créatrice, ce  que John appelle son faire. Il y a en permanence une contradiction entre le rôle que je joue comme acteur du capitalisme et un désir de m’en échapper pour retrouver mon activité créatrice, c’est-à-dire ma nature d’humain. Cette tension en chaque personne peut se caractériser par exemple par la matinée où l’on décide de dormir plutôt que d’aller travailler, la pause que l’on prend avec les collègues un peu plus longue que d’habitude, la démission d’un poste salarié pour devenir intermittent du spectacle,… Les rapports sociaux que le capitalisme nous obligent à vivre nous poussent à les construire et reconstruire en permanence, c’est-à-dire nous poussent à construire le capitalisme ; et, en même temps, nous pousse à construire autre chose, un « au-delà » du capitalisme comme dit John. Á mes yeux, on trouve des ponts avec toute une littérature sur la psychodynamique du travail comme Christophe Dejours ou ce que des courants sociologiques rapportent du rapport au travail.

 

Ainsi, pour John, s’il faut comprendre le capitalisme en termes de classes, l’antagonisme de classe ne peut être compris comme une relation entre deux blocs figés, car le capitalisme ne nous est pas extérieur. Les rapports sociaux sont fragmentés en nous. La lutte de classe est en nous, comme deux pôles opposés. La lutte de classe passe au sein de chacun de nous comme acceptation du capitalisme et lutte contre le capitalisme. Nous ne luttons pas en tant que classe de travailleurs, mais contre le fait d’être la classe travailleuse, contre le travail aliéné. Nous sommes tous dedans le capitalisme et luttant pour en sortir. C’est cette vision contradictoire de la personne qu’apporte John et à partir de laquelle il discute du potentiel révolutionnaire de notre société.

 

La réaction des personnes contre le rôle social que le capitalisme veut leur faire jouer crée en permanence des millions de toutes petites brèches dans le capitalisme. Bien évidemment, le capitalisme ne sera pas dépassé grâce à l’existence isolée de ces petites brèches, je vais y revenir. Mais l’intérêt de cette lecture de ce qui nous sommes est de montrer que les choses ne sont pas figées, que le capitalisme crée des contradictions au sein de chaque personne, c’est-à-dire un potentiel révolutionnaire.

 

Le potentiel des brèches

 

Si ces brèches restaient individuelles, comme des petits espaces de liberté que nous nous offrions, le capitalisme paraîtrait indépassable. Mais ces brèches prennent parfois, même très souvent, un caractère collectif. Que ce soit la grève, avec l’auto-organisation de la lutte et l’émergence de relations nouvelles entre les personnes ; que ce soit les AMAP, les squats,… la vie est remplie de ces moments où l’au-delà du capitalisme se crée collectivement, où les personnes retrouvent une coopération sociale indépendamment du capitalisme, ce que John appelle le flux social. Ces brèches sont souvent éphémères. Elles sont réprimées, parfois violemment. D’autres s’étouffent. D’autres sont récupérées par le capitalisme et ce que l’on croit être un « contre le capitalisme » devient un moyen pour le capitalisme de canaliser la révolte, ou de créer de nouveaux espaces économiques ou politiques pour imposer son ordre. Le plus souvent, ces brèches reproduisent des rapports sociaux que justement nous voulons combattre. Au sein d’AG, de collectifs, … on voit réapparaitre les formes de rapports de dominations, sexuelles mais aussi sociales, que nous voudrions combattre. Bref, si ces brèches sont des moments qui créent l’au-delà, en même temps elles portent les stigmates du capitalisme.

 

Ce regard sur nous, notre manière d’être contradictoire, avec parfois des moments où c’est la construction d’un anticapitalisme qui prime, montre que l’au-delà du capitalisme n’est pas un moment qui se créera demain, après une révolution victorieuse. L’au-delà du capitalisme se vit dans toutes ces interstices que nous créons, éphémères certes, mais réelles.

 

Ce regard permet d’appréhender le capitalisme comme un système non figé, où ce sont les rapports sociaux construit par le capitalisme qui dominent, mais poussant par réaction des espaces révolutionnaires au sens d’être des « au-delà » de ce que le capitalisme voudrait nous contraindre d’être, des espaces où nous retrouvons la maîtrise de nos relations sociales.

 

On peut dès lors, avec cette approche, analyser les mouvements sociaux passés et présents autrement que par le prisme du marxisme orthodoxe. Lors des situations révolutionnaires (1917, 1936, 1968,…), l’objectif des personnes en action était souvent de « rompre » avec l’ordre social qu’ils subissaient : rompre le rapport au travail, créer de nouveaux rapports sociaux. L’objectif de réappropriation de l’outil de production n’était pas tant la volonté de mettre en place une économie planifiée, mais plus fondamentalement se réapproprier sa vie de façon collective et autodéterminée.

 

Si on raisonne en termes de lutte de classe et de pouvoir, il y a de quoi désespérer, car toute l’énergie de révolte n’arrive jamais à dépasser le cadre local. Dès que la révolte tente de prendre le pouvoir d’État, elle retombe dans l’échec que l’on analyse par la « trahison » des dirigeants ou par « il a manqué un vrai parti » qui est le leitmotiv des analyses léninistes. Or, on ne peut que constater que la démocratie directe, la réappropriation de la vie sociale n’ont jamais dépassé le stade du local. Que ce soit les soviets de la révolution russe, les communes de la révolution espagnole, les comités, AG, etc. ; le contrôle social réellement effectué par la population, c’est-à-dire la réappropriation de ce que John appelle le flux social par les personnes, autodéterminé par les personnes, n’a toujours existé qu’à l’échelle locale. La réappropriation de ce flux social, autodéterminé par les personnes, semble incapable de pouvoir se construire dès que l’organisation sociale agglomère dans un ensemble unique une surface trop importante. Or, le capitalisme a imposé un monde unique, ce qui nous oblige à raisonner à l’échelle de ce monde. Comment alors s’organiser collectivement au-delà du local sans retomber dans les échecs vécus ? On voit dans le monde arabe ou en Grèce une floraison de ces espaces localisés qui vont au-delà du capitalisme, mais dès que ces mouvements s’agrègent pour devenir un mouvement unique dans l’objectif de « prendre le pouvoir », on voit ces mouvements s’étouffer pour laisser place à des pouvoirs qui « trahissent » les espoirs et cette incapacité de s’extraire collectivement du capitalisme au-delà d’une petite collectivité.

 

Les brèches et l’État

 

Nous semblons enlisés dans cette contradiction : le « au-delà » du capitalisme n’existe qu’à de petites échelles, et pourtant il faudrait bien l’imposer à l’échelle planétaire. John apporte un regard qui permet de sortir de cette nouvelle impasse. John a dans Changer le monde… toute une discussion sur l’État. L’État est une structure séparée des personnes, mais il n’est pas un objet, c’est une forme particulière de relation sociale, il doit être considéré comme constitutif du système. S’emparer du pouvoir d’État par les urnes ou par les armes, c’est prendre le contrôle d’une structure intégré aux relations sociales du capitalisme. Orienter l’action révolutionnaire vers la prise du pouvoir étatique, c’est avoir une vision d’un État extérieur aux relations sociales, comme une chose figée. Or briser le capitalisme veut dire briser les relations sociales liées au capitalisme, et donc entre autres l’État. John n  nie pas le besoin de s’organiser au-delà du localisme, donc d’avoir éventuellement une forme de gouvernement, mais dans le sens d’un gouvernement construit en fonction de nouvelles relations sociales. Un tel gouvernement ne serait pas semblable aux formes étatiques que nous connaissons, car il ne serait plus séparé des personnes, c’est-à-dire de la coopération sociale. En dépassant le capitalisme, on ne peut que reconstruire une nouvelle forme de gouvernement, c’est-à-dire une nouvelle forme de gestion du commun entre les individus. Il ne faut donc pas avoir pour objectif de prendre le pouvoir d’État tel que le capitalisme l’a créé, mais de construire autre chose indépendamment des formes que le capitalisme a créées.

 

Si l’au-delà du capitalisme est une société unique à l’image du monde capitaliste, John dit « une totalité », cela est impossible à réaliser pratiquement, car il faudrait un gouvernement-État mondial, donc séparé socialement des personnes. Mais si on comprend que l’au-delà du capitalisme passe par la réappropriation de ce que John appelle notre faire, c’est-à-dire notre activité créatrice, qui doit être au cœur des rapports sociaux de l’au-delà du capitalisme ; et si on comprend que de tels rapports sociaux ne peuvent se construire qu’à une échelle humaine, c’est-à-dire à l’échelle des relations sociales que nous avons, du flux social des personnes ; l’au-delà du capitalisme peut commencer à s’envisager autrement que comme un monde communiste unique, avec une économie centralisée et planifiée à l’échelle mondiale, car une telle organisation nécessiterait un pouvoir étatique qui rentrerait en contradiction avec l’autodétermination des personnes. John discute, à l’image des zapatistes, d’un monde fait de multiples mondes, reliés par un maillage complexe de relations sociales, sans isolat mais sans uniformisation, sans opposition entre le niveau micro et le niveau macro. L’idée dès lors n’est plus de choisir entre deux impasses : construire un monde communiste unique voué à l’échec ou bien s’enfermer dans une petite communauté isolée, elle aussi vouée à l’échec, mais de construire un monde multiple, avec un maillage social complètement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui, et donc une forme de gestion du commun complètement différente de ce que nous connaissons.

La globalité capitaliste est un tissage de plus en plus serré des rapports sociaux par le travail. Mais le « au-delà » du capitalisme n’a pas besoin d’un tissage dense similaire. Il faut construire non pas une nouvelle totalité, c’est-à-dire un monde unique, mais « une constellation changeante, une confédération de particularités » comme dit John. C’est-à-dire un maillage par réseaux, sans un État séparé de la société, mais avec des modes de gouvernement intégrés à la vie sociale, avec un maillage souple des différentes structures. Pas des unités isolées, mais un autre type d’interconnexion sociale, une autre forme de socialisation.

 

Est-ce possible ? Techniquement, le développement scientifique permet d’envisager la relocalisation productive, la circulation des richesses, la construction de rapports sociaux qui seraient ni le prolongement productiviste du capitalisme, ni le retour en arrière vers une économie domestique locale. Comment ? On ne sait pas et on ne peut le savoir, car c’est à construire. Ce monde fait de multiples mondes interreliés, considéré comme un processus vivant, donc en modification permanente, ne peut se construire que sur la base de l’action consciente et volontaire de la population au travers de toutes ces espaces qui vont au-delà du capitalisme. L’objectif ne peut pas être la convergence de tous ces espaces en un seul mouvement unique, mais l’objectif ne peut pas être non plus l’isolat. Le changement viendra de leur confluence. Il faut donc œuvrer à la résonance et aux relations entre ces espaces pour construire l’au-delà du capitalisme d’une façon multiple et interreliée.

 

Le potentiel révolutionnaire maintenant

 

Le capitalisme a bien des armes pour freiner, écraser, détourner, de telles tentatives. Si on analyse le capitalisme comme un système figé, capable de se reproduire en permanence à l’identique, l’espoir serait faible d’imaginer de le dépasser définitivement. Les expériences actuelles des luttes dans le monde arabe ou en Grèce ne seraient dès lors que la réplication d’échecs passés sans espoir de voir demain de telles énergies nous permettre de dépasser le capitalisme. Mais la dynamique économique du capitalisme le pousse de plus en plus dans des contradictions. Ces contradictions sont d’ordre écologique bien évidemment. Mais elles sont aussi et avant tout d’ordre social. La mécanisation permanente, qui seule permet aux capitalistes de ne pas perdre au jeu de la concurrence, fait sortir du travail productif de plus en plus de personnes, et oblige le capitalisme à user d’artifices, comme le crédit, qui non seulement ne résolve aucun problème mais ne font que les amplifier. La crise amorcée il y a six ans n’en est qu’une démonstration. Le capitalisme fait des tours de vis continuels pour nous écraser sous sa domination. Le capitalisme oblige donc de plus en plus de personnes à devoir construire cet au-delà pour survivre.

 

La révolution est, pour John, la transformation de la vie quotidienne, c’est donc de la vie quotidienne que doit surgir la révolution. L’important, ce ne sont pas les limites de chaque mouvement, mais la direction de chaque mouvement. La seule manière de concevoir la transformation est de partir des brèches dans la domination capitaliste, et voir comment ces brèches peuvent se lier. Il n’y a pas un but à atteindre, mais un mouvement à amplifier. Mais il n’y a pas non plus un mouvement en deux temps, avec la prise du pouvoir d’État comme pivot. La lutte contre le capitalisme est intégrée dans les pratiques quotidiennes, dans une multitude de fragmentations des relations sociales, donc une multiplicité d’antagonismes, de nature très hétérogène. On a l’impression que notre mouvement est fait d’une multitude de différences. Mais les brèches sont basées sur le même antagonisme. Les luttes ne sont pas atomisées, il y a une résonance entre elle. Il faut imaginer l’anticapitalisme comme un kaléidoscope d’insubordinations dans lequel cela n’a pas grand sens d’établir des distinctions et hiérarchies.

 

Ces formes d’espaces anticapitalistes qui émergent sont l’embryon de la société future. Ces « au-delà » du capitalisme émergent en permanence, avec bien des défauts, des limites, des répressions, des déviances. Il est important de ne pas idéaliser ces brèches. Nos tentatives de construire des « au-delà » du capitalisme sont soit absorbées par le capitalisme, soit réprimées. Nos ruptures portent les stigmates du passé, les contradictions du capitalisme se reproduisent dans nos brèches. Il y a une pression à la conformité et aux rapports sociaux capitalistes. Il n’y a donc aucune pureté dans ces expériences, elles sont toutes contradictoires, car nous essayons de créer de nouveaux rapports sociaux et nous recréons ceux que nous voulons quitter. Il faut appréhender ces brèches comme des ouvertures sur autre chose.

 

Il y a un côté angoissant dans ce regard de John, car on ne sait pas. Il n’y a pas de vérité, de chemin pré-établi, de stratégie à élaborer autre que participer à la genèse d’un flux social, avec toutes les limites qu’ont ces espaces anticapitalistes, mais aussi tout le potentiel qu’ils ont. Comme le dit John, je le cite « Comment changer le mode sans prendre le pouvoir ? (…) nous ne savons pas. (…) Nous avons perdu toutes nos certitudes, mais l’émergence de l’incertitude est essentielle pour la révolution. » Il faut penser en termes d’émulation, contagion, de résonnance. Il faut approfondir les brèches, œuvrer à leurs confluences, les faire se connecter et les aider à être en résonance, car le capitalisme n’est pas infiniment flexible, il a ses propres contradictions. Être révolutionnaire est donc la chose la plus ordinaire du monde, cela fait partie de la vie de tous les jours dans le capitalisme. Il n’y a plus de séparation entre les militants conscients et les gens ordinaires. Il faut œuvrer à la résonance mutuelle des rebellions ordinaires, qui est la seule base possible pour une révolution communiste. Nous sommes tous et toutes partie prenante du processus révolutionnaire, car nous sommes tous et toutes des gens ordinaires. Et il n’y a pas de bonnes réponses, seulement des millions d’expériences.

 

Conclusion

 

Pour conclure, John offre une grille d‘analyse de notre monde et de ses potentialités en rupture complète avec le marxisme orthodoxe. Le marxisme orthodoxe et les organisations révolutionnaires sont en échecs permanents depuis un siècle. Deux voies semblent dès lors ouvertes : le renoncement ou réessayer, tel Sisyphe, ce qui échoue depuis toujours. John déplace complètement l’angle d’analyse à partir de Marx. L’objectif n’est plus de construire un parti révolutionnaire pour une future révolution, mais de participer à un mouvement révolutionnaire déjà là. On dit parfois qu’il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. John offre une lecture du monde où la fin du capitalisme est déjà partiellement là. Il offre un regard qui nous redonne confiance sur la possibilité de dépasser le capitalisme en remarquant que les gens ordinaires participent à un mouvement à la fois de refus et création, les gens ordinaires sont rebelles et non victimes, ils sont sujets et non objets. Il n’y a pas la minorité militante consciente qui a compris et une masse de personnes moutonnières, mais l’anticapitalisme émerge de tout le monde, et c’est de ce potentiel qu’il faut partir. Militer pour la révolution n’est plus militer pour construire un Parti, mais participer à ce mouvement déjà là.

 

Rapport critique

Holloway ou une ouverture stimulante de la pensée critique et émancipatrice pour le XXIe siècle à… ouvrir un petit peu plus

Á propos de Changer le monde sans prendre le pouvoir (1e éd. : 2002; trad. franç. éditions Syllepse en 2008) et Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. : 2010; trad. franç. aux éditions Libertalia en 2012)

 

Par Philippe Corcuff

 

Membre de la Fédération Anarchiste, membre du Conseil Scientifique de l’association altermondialiste ATTAC France, sociologue

 

– Séminaire ETAPE du 13 mai 2014 –

 

______________________

 

 

Introduction

 

Ce rapport « critique » ne sera pas que « critique », mais s’inscrira dans un cadre « compréhensif ». Á la différence du précédent rapport d’Hervé Guyon, la part « critique » équilibrera à peu près la part « compréhensive », alors que cette dernière est la plus importante dans mon rapport aux deux livres de John Holloway qui nous occupent aujourd’hui, car je considère appartenir globalement au même sillon de rénovation de la pensée critique et émancipatrice que lui, avec des différences et quelques divergences. Ma démarche relève donc d’une compréhension critique, où la compréhension est première.

 

Pourtant, mon rapport à Changer le monde sans prendre le pouvoir a d’abord été critique, mais par ignorance. J’ai coordonné le n°6 de février 2003 de la revue ContreTemps avec mon ami Michael Löwy dont le thème était justement « Changer le monde sans prendre le pouvoir ? », avec un point d’interrogation et comme sous-titre « Nouveaux libertaires, nouveaux communistes ». Nous y publions un texte de John Holloway, « Douze thèses sur l’anti-pouvoir » et une critique assez acerbe de mon regretté ami Daniel Bensaïd, « La Révolution sans prendre le pouvoir ? Á propos d’un récent livre de John Holloway ». Spontanément, j’ai plutôt partagé l’avis de Daniel Bensaïd sur le livre, mais sans l’avoir lu. Daniel Bensaïd savait, par moments, être un marxiste fort hérétique, dans son travail sur Walter Benjamin notamment, et même sortir des clous marxistes avec Auguste Blanqui ou Charles Péguy. Mais parfois il se voyait en protecteur d’un marxisme classique. Nous avons, pour la plupart, nos polyphonies et nos contradictions qui participent de nos humanités singulières. Je n’ai lu le livre qu’en 2010, alors que j’étais invité en avril par l’Université Autonome de Mexico, sur le campus de Cuernavaca, à traiter du thème « Mouvement altermondialiste et enjeux de l’émancipation au XXIe siècle : en partant d’une discussion critique avec John Holloway et Antonio Negri » (1). Je me suis alors senti plus proche de la démarche d’Holloway, en considérant que certaines critiques de l’ami Bensaïd étaient injustes, mais en gardant des aspects critiques significatifs. Je me suis senti encore plus proche de Crack Capitalism, tout en ayant des différences. Peut-être parce que je l’ai lu après mon départ du Nouveau Parti Anticapitaliste, après une longue série d’expériences, au final décevantes, au sein des partis de gauche français. Ce qui m’a conduit à mettre davantage à distance avec la forme parti elle-même – ce qui ne veut pas dire avec la notion d’organisation politique, qui me semble avoir encore une pertinence – et à développer les ressources libertaires de mes analyses et de mes pratiques militantes (2).

 

Je voudrais ajouter, pour finir cette introduction, une remarque quant à l’écriture de John Holloway. Il hybride une langue théorique ardue de luminosités poétiques, dont les métaphores élargissent le champ d’intelligibilité et de sensibilité de la conceptualisation critique par rapport à sa sécheresse habituelle.

 

1 – Forces de la fragilité Holloway

 

Dans une première partie, avant de passer aux interrogations critiques, je vais rappeler quelques points forts de convergence, ce qui complètera et consolidera ce qu’a déjà dit Hervé Guyon.

 

En premier lieu, je m’arrêterai sur Changer le monde sans prendre le pouvoir :

 

* Holloway avance ainsi : « En réalité, l’apparente impossibilité de révolution du début du XXIe siècle reflète l’échec historique d’un concept particulier de la révolution : celui qui l’identifie au contrôle de l’État.’ » (p.28). Et d’ajouter : « Les deux perspectives, « réformiste » et « révolutionnaire » ont échoué totalement » (p.29).

 

* Ce qui a des conséquences sur le diagnostic sur la forme parti, qu’elle soit avant-gardiste ou parlementaire : « La formation à la conquête du pouvoir devient inévitablement une formation au pouvoir lui-même. Les initiés sont formés au langage rhétorique, à la logique et aux calculs du pouvoir, ils apprennent à utiliser des catégories d’une science sociale forgée exclusivement par cette obsession du pouvoir. Les différences au sein de l’organisation deviennent des luttes pour le pouvoir. Les manipulations et les coups tactiques se transforment en une forme de vie. » (p.33). Crack Capitalisme parle « d’une organisation qui puisse adopter le point de vue de la totalité : le parti » (p.334). Or, selon sa perspective, « Les brèches (…) ne sont pas une lutte pour instaurer une totalité alternative, mais plutôt une lutte pour briser la totalité existante. » (p.240) Il ajoute une vigilance par rapports aux effets desséchants de l’institutionnalisation dans les autres modalités de lutte que les partis : « Nous avons parfois tendance à penser que le rejet du parti comme forme d’organisation résout tous les problèmes mais de nombreux problèmes se reproduisent dans l’institutionnalisation de formes non partidaires de la lutte. » (p.366)

 

* Holloway analyse aussi la dévitalisation du mouvement révolutionnaire pris dans une logique étatiste, la perte de ses insertions dans la vie ordinaire. Il note ainsi « un appauvrissement de la lutte » via une « instrumentalisation/hiérarchisation » (p.34) : « tout en bas, nous plaçons les frivolités personnelles, comme les relations affectives, la sensualité, le jeu, le rire, l’amour. La lutte des classes devient puritaine. Il faut, en effet, supprimer la frivolité, puisqu’elle ne contribue pas à l’objectif central. La hiérarchisation de la lutte passe par la hiérarchisation de nos propres existences et, dès lors, de nous-mêmes » (p.35) Dans Crack Capitalism, il met « les gens ordinaires » au cœur du processus révolutionnaire (notamment p.26 et p.35) et affirme : « Notre force réside dans notre caractère ordinaire. » (p.419)

 

* Holloway insiste sur l’importance de la confrontation avec l’incertitude, après l’hégémonie des philosophies de l’histoire téléologiques comme des scientismes : « notre non-savoir est aussi le non-savoir de ceux qui comprennent que le non-savoir fait partie du processus révolutionnaire. Nous avons perdu toutes nos certitudes, mais l’émergence de l’incertitude est essentielle pour la révolution. « En demandant, nous avançons » (preguntando caminamos), disent les zapatistes. » (p.300). Il renforce dans Crack Capitalism : « Il n’y a aucune certitude. La dialectique est ouverte, négative, pleine de dangers. » (p.410) Ce qui donne un caractère expérimental, pragmatiste au sens philosophique d’un John Dewey, par exemple, à la logique révolutionnaire ainsi conçue. Holloway indique dans ce cadre : « Il vaut mieux faire un pas dans une mauvaise direction et contribuer à créer un sentier que de rester sur place à étudier une carte qui n’existe pas. » (p.39)

On trouve d’autres points forts renouvelés dans Crack Capitalism :

 

* La méthode principale présentée dans ce second livre est « la méthode de la brèche » (thèse 2). La brèche consiste en « une activité pratique et théorique » (p.30) face aux murs du capitalisme s’efforçant « de trouver des fissures, des défauts à leur surface, ou de provoquer des brèches en cognant dessus » (p.30). La méthode marxiste classique cherche à comprendre le mur « à partir de sa solidité » (p.32), d’où la prise du pouvoir d’État comme axe stratégique et la forme parti comme moyen. La méthode de la brèche se coltine le capitalisme « à partir de ses fragilités (…), de ses contradictions, de ses faiblesses » (p.32).

 

* Cette méthode révolutionnaire appelle à rompre avec le révolutionnarisme dans différentes dimensions. Tout d’abord avec sa tentation de la pureté : « Dans une lutte dans-contre-et-au-delà du capitalisme, il n’y a pas de pureté. Ce qui compte plutôt, c’est la direction de la lutte, le mouvement contre-et-au-delà. » (p.107) Elle refuse aussi les « divisions tranchées » dans la lutte (p.72) : entre actions individuelles et actions collectives, actions locales et actions globales, expériences alternatives et mobilisations collectives, logique réformiste visant des améliorations immédiates et ponctuelles et logique révolutionnaire, ou encore entre les pratiques sur les différents terrains de la vie sociale. Sans pour autant donner a priori la même importance à tout de manière relativiste, elle s’intéresse avant tout aux « lignes de continuité » entre les brèches (p.71). Car, en mettant l’accent sur « les lignes dures et les divisions claires » (p.139), « nous fermons les yeux sur le mouvement potentiel de la brèche. Nous condamnons l’extension potentielle de nos brèches et nous nous enfermons dans un ghetto. » (p.140) Les ghettos partidaires ou autres ghettos activistes nous éloignent de la vie ordinaire, dans ce qu’Holloway appelle le « monde autoréférentiel du militantisme et de l’activisme » (p.140). Dans ce cas, même les « anti-avant-gardistes » théoriques s’inscrivent en pratique « dans une situation d’avant-gardisme », relève Holloway, car dans ce schéma « Le monde se divise alors entre d’un côté ceux qui luttent pour le changement et, de l’autre, la grande masse des gens qui doivent être convaincus. » (p.141)

 

* Dans cette perspective, Holloway met en avant une politique du dialogue et de l’écoute à partir de la vie ordinaire : « C’est une politique dialogique plutôt que la politique monologique de la prise de parole du mouvement révolutionnaire traditionnel », écrit-il (p.369). Cette pratique révolutionnaire traditionnelle a des accents misérabilistes : « Les gens ne sont pas compris comme des acteurs mais come des victimes : pauvres gens… » (p.110) On prétend alors « agir au nom du peuple, ou dans l’intérêt du peuple » (p.111). Or, dans une logique auto-émancipatrice, « La seule thérapie possible est une autothérapie. » (p.369) D’où le dessin d’« une politique qui ne consiste pas à parler mais à écouter ou, mieux, à parler-écouter. » (p.369)

 

* Enfin, dernière suggestion stimulante retenue ici : c’est la piste d’une autre articulation des individualités et des cadres collectifs, que la domination des seconds sur les premières (ce que j’ai appelé « le logiciel collectiviste » hégémonique à gauche, voir note 3). Cela conduit Holloway au possible abandon du mot « communisme », qui d’ailleurs selon moi a trop d’accointances avec le « logiciel collectiviste ». Il esquisse ainsi : « Un monde constitué de nombreux mondes ne serait pas une nouvelle totalité mais une constellation changeante ou une confédération de particularités. Ce ne serait pas le communisme mais une mise en commun (« communising »). » (p.341) On aurait à faire à une mise en commun des individualités plutôt qu’à une standardisation des individualités dans un cadre collectif dominant.

 

2 – Apports et grandiloquence de la notion de « fétichisme » dans Changer le monde sans prendre le pouvoir

 

Le concept de « fétichisme », emprunté au Marx du livre 1 du Capital (1867), est présenté par Holloway comme « au centre de l’argumentaire » de Changer le monde sans prendre le pouvoir (p.75). Holloway suit d’abord le déplacement de la thématique de l’« aliénation » dans les textes de jeunesse de Marx (dont les Manuscrits de 1844) à celui de « fétichisme » dans Le Capital. Je dirais, pour ma part, que la notion d’« aliénation » est de plus en plus difficile à utiliser après les critiques contemporaines de Michel Foucault, qui lui reproche d’appeler à un retour à une supposée authenticité plutôt qu’à s’inscrire dans un processus de création de soi-même à travers des relations sociales. C’est l’opposition des thèmes du « se retrouver soi-même » et du « se créer soi-même », que l’on a abordé lors de la deuxième séance du séminaire ETAPE (4). La notion de fétichisme apparaît plus intéressante si on intègre cette critique. Holloway parle ainsi « des formes fétichisées des relations entre producteurs (…) en tant qu’elles nient leur caractère de rapports sociaux » (p.82). Il avance alors que ce fétichisme, entendu au sens large comme « la séparation du faire par rapport au fait », « imprègne totalement notre relation au monde et nos rapports avec ceux qui nous entourent » (mis en ital par moi, p.83). Holloway donne ainsi à de nombreuses reprises dans l’ouvrage une portée totale au fétichisme dans les sociétés contemporaines capitalistes.

 

Holloway assouplit toutefois la toute-puissance dont on pourrait doter le fétichisme capitaliste, en se démarquant de la version qu’il appelle « le fétichisme dur », pour lequel ce fétichisme serait un « fait accompli » (p.124). Il oppose à cette variante, si fréquente dans les mouvements émancipateurs du passé, la voie du « fétichisme en tant que processus » (p.134). Le fétichisme n’aurait pas alors gagné, mais se présenterait comme une tendance hégémonisante. On perçoit ici une hésitation quant à la question de la totalité dans la conceptualisation d’Holloway que l’on retrouvera par la suite.

 

Le « fétichisme », même assoupli, demeure une catégorie à prétention totalisatrice, qui suppose donc faire le tour du réel, au moins tendanciellement, comme processus, à la manière de Hegel. Holloway ne s’est pas tout à fait émancipé des rigidités du cadre hégéliano-marxiste pour appréhender le pluriel et l’hétérogène, tous en ayant une vue globale. Cela percute deux enjeux épistémologiques qui touchent aujourd’hui la pensée critique et émancipatrice :

 

1) La recherche d’un pluralisme conceptuel sans relativisme (au sens d’un émiettement infini mettant tous les points de vue sur le même plan), abandonnant la pente des généralisations hâtives et abusives, et faisant à l’inverse de la plus grande localisation des domaines de validité des concepts un outil de rigueur intellectuelle.

 

2) La recherche d’un global qui ne soit pas un total : ici Holloway va trop vite dans sa discussion avec Michel Foucault qui offre pourtant des pistes pour une forme renouvelée de globalisation, en particulier dans certains textes (notamment un entretien avec Jacques Rancière de 1977 intitulé « Pouvoirs et stratégies », note 5), où il distingue micro-pouvoirs quotidiens et macro-dominations structurelles. Dans cette perspective, Il y aurait bien des logiques globales cristallisées, avec toutefois des décalages avec les formes locales mobiles, mais qui n’épuiseraient pas ces formes locales mobiles.

 

Cette critique n’en n’est que partiellement une, dans le sens où elle invite à pousser un peu plus loin l’assouplissement et l’ouverture théoriques largement entamés par Holloway lui-même.

 

3 – Les tentations d’une autosuffisance de l’ici et maintenant dans Crack Capitalism

 

Dans Crack Capitalism, Holloway insiste à plusieurs reprises pour mettre au cœur de la temporalité de la nouvelle politique des brèches, l’ici et maintenant, à l’opposé des stratégies révolutionnaires classiques sacrifiant le présent à l’avenir. Il écrit ainsi : « La question centrale est de contrebalancer clairement la logique du capital par une logique différente, celle du ici et maintenant. (…) la brèche est une insubordination ici et maintenant, et non un projet pour l’avenir. » (pp.56-57) Á un autre moment, il oppose « la théorie traditionnelle » à la méthode de la brèche : « La théorie traditionnelle considère chaque moment en fonction de son utilité pour construire un avenir. » (p.387). Or, ajoute-t-il, « Chaque moment a sa propre justification : chaque moment de rébellion se tient fièrement avec sa propre dignité » (ibid.). Il est important ici par rapport aux visions les plus classiques de la révolution sociale de réévaluer le moment présent, en le considérant aussi en lui-même et en ne le sacrifiant pas aux supposés « lendemains qui chantent » futurs. Mais le aussi et le refus du sacrifice n’appellent pas nécessairement la focalisation sur le presque seul moment présent des formulations d’Holloway, qui semblent souvent indiquer qu’il ne faudrait considérer le moment présent qu’en lui-même. C’est dans l’écart entre le aussi et le que qu’une critique peut se loger, si on le met en rapport avec certaines caractéristiques de la situation actuelle.

 

L’historien François Hartog a mis en évidence la montée d’un nouveau rapport au temps – ce qu’il appelle « régime d’historicité » – dans les sociétés contemporaines particulièrement adapté à la phase néolibérale du capitalisme : le présentisme (6). Cela pointerait, pour Hartog, « un présent monstre. Il est à la fois tout (il n’y a que du présent) et presque rien (la tyrannie de l’immédiat) » (p.217). Bref il s’agirait d’un présent de plus en plus autosuffisant, de plus en plus déconnecté à la fois du passé et de l’avenir, dans une sorte de surplace de l’immédiateté, en lien avec les logiques d’« accélération » analysées par le théoricien critique Hartmut Rosa (7). Le présentisme nous déboussolerait en participant à nous asservir aux mouvements de la marchandise.

 

Dans le cadre de cette tendance présentiste du néocapitalisme, il y aurait alors un enjeu à redonner son importance à l’action présente, cependant pas dans une autosuffisance mais en renouant des liens avec le passé et avec l’avenir. Des liens avec une mémoire critique des expériences émancipatrices passées, avec ses grandeurs, ses échecs, ses impasses, ses horreurs. Des liens avec des repères dans l’avenir, non pas pour sacrifier le présent au profit de ce qui pourrait advenir, mais pour permettre de nous situer, dans la logique d’une boussole, mais une boussole révisable en chemin, s’inscrivant dans un parcours infini ne s’arrêtant jamais dans la réalisation d’une société idéale. L’horizon, qui nous aide à avancer et qu’on n’atteint jamais, constitue une métaphore complémentaire à celle de la boussole.

 

Ici, l’agencement passé-présent-avenir tracé par Daniel Bensaïd (8), à partir des thèses « Sur le concept d’histoire » de Walter Benjamin (9) mais en le déplaçant davantage vers le nœud pratique d’une action présente sous contrainte d’incertitude et guidée par des paris raisonnés, offre un cadrage méthodologique heuristique pour une telle boussole politique devenant apte à désarmer les pièges du « présentisme » sans déserter pour autant les enjeux du présent en tant que lieu décisif des pratiques émancipatrices. Les analyses de l’historien Jérôme Baschet sur le mouvement zapatiste offrent des pistes convergentes (10). Cela implique un déplacement par rapport à la focalisation trop exclusive d’Holloway sur l’ici et maintenant, tout en intégrant sa réévaluation. Certes, de manière plus implicite et par moments, un tel déplacement plus stimulant se dessine en pointillés chez Holloway. Tout d’abord, le point de départ d’Holloway – le double échec des stratégies « réformistes » et « révolutionnaires » traditionnelles pour sortir du capitalisme – suppose implicitement une mémoire critique des expériences transformatrices passées. Son analyse ménage aussi des ouvertures vers l’avenir, même si cela n’est pas développé : en particulier avec la figure du « pas encore », empruntée au penseur du « principe espérance » Ernst Bloch, en tant que « monde qui n’existe pas maintenant » (p.64), ou celle du « contre-et-au-delà » (notamment pp.129, 132 et 280). Encore une fois n’est-il pas également heuristique de nourrir nos interrogations en se saisissant des tensions et des hésitations travaillant les réflexions d’Holloway autant que de ses réponses provisoires.

4 – Nostalgie de la totalité et critique de la totalité dans Changer le monde sans prendre le pouvoir et dans Crack Capitalism

 

Les problèmes afférents à la question philosophique de la totalité traversent les deux livres d’Holloway. On a commencé à le voir avec le concept de fétichisme : Holloway hésite entre ce que j’ai appelé « la nostalgie de la totalité » (et à laquelle j’associe d’autres figures critiques contemporaines comme Pierre Bourdieu, Fredric Jameson, Michel Freitag, Alain Caillé ou Antonio Negri, voir note 11) et une critique de la totalité. D’une part, il a tendance à enfermer le réel dans une totalité. Par exemple, quand il écrit dans Changer le monde sans prendre le pouvoir : « nous existons contre-et-dans le capital » (p.136). Et nombre d’expressions dans les deux livres (« total », « la totalité de », « totalement », etc.) viennent appuyer cette tentation. D’autre part, la méthode des brèches met en avant les résistances aux totalités comme le capitalisme et l’État, mais aussi leurs fragilités et leurs contradictions dans la perspective d’une suppression de ces totalités. Pour établir une cohérence entre ces deux aspects, Holloway va distinguer dans Crack Capitalism deux concepts de totalité : « la totalité comme concept critique » et la totalité comme « concept positif » (p.239). Concept critique, utilisé, pour la mise en cause des totalités existantes. Concept positif, récusé et associé au marxisme traditionnel, visant l’instauration d’« une totalité alternative » (p.240).

 

Cette solution théorique ne m’apparaît pas au niveau de l’enjeu actuel pour les pensées critiques et émancipatrices de formuler une nouvelle approche globale, car elle demeure empêtrée dans la nostalgie de la totalité. Elle surévalue le caractère tentaculaire du capitalisme et sous-estime ses contradictions et ses fragilités, mais aussi la pluralité du réel, dans ses hétérogénéités mêmes par rapport au capitalisme. Ici deux apports théoriques apparaissent notamment importants pour nous aider à nous déplacer : 1) la sociologie « post-marxiste » de Pierre Bourdieu, en ce qu’elle explore une pluralité de dominations autonomes (domination économique certes, mais aussi masculine, politique, culturelle…on pourrait ajouter coloniale-post-coloniale-raciale ou hétérosexuelle), qui ont des intersections et des interactions, mais qui ne sont pas intégrées dans un tout ; et 2) les analyses dont j’ai déjà parlées de Michel Foucault, avec les rapports et les décalages entre micro-pouvoirs locaux et macro-dominations globales. Ici aussi il s’agit de pousser un peu plus les analyses de John Holloway vers l’élargissement et l’ouverture par rapport au marxisme traditionnel. Peut-être que parler de logiques totalisatrices pour le capitalisme et pour l’État, plutôt que de totalités à proprement parler, permettrait de bâtir un pont entre l’approche d’Holloway et ces visions plus pluralistes de l’ordre social ? Ce déplacement lexical et sémantique apparaît d’ailleurs déjà en germe chez Holloway qui hésite à plusieurs reprises entre le vocabulaire de la totalité et celui de la totalisation.

 

En guise de conclusion

 

On a pu voir dans mes critiques qu’elles prennent acte des renouvellements importants engagés par John Holloway dans la pensée critique et émancipatrice, et qu’elles appellent à ouvrir encore un peu plus les fenêtres du renouvellement par rapport aux vieilles odeurs rances des stratégies réformistes et révolutionnaires traditionnelles.

 

Je voudrais conclure provisoirement sur une piste stimulante de Crack Capitalisme par rapport au contexte français, où à la veille d’élections européennes les courants du « repli national » et de la diabolisation du monde ont progressé au sein de la gauche radicale (on connaît les Frédéric Lordon, Cédric Durand, Razmig Keucheyan, François Ruffin, Aurélien Bernier et d’autres ; voir note 12). Holloway avance ainsi : « le concept de nation est si profondément intriqué avec l’État qu’il n’est pas réaliste de les séparer politiquement. Il est donc préférable d’accepter que le national (et le national-populaire) est irrémédiablement le terrain du capital et d’admettre que la crise du travail abstrait est la crise de toutes les totalités et pseudo-totalités. » (p.336). Cette critique du fétichisme national et cette ouverture cosmopolitique de l’émancipation, particulièrement en Europe avec la résurgence de nationalismes, de xénophobies et de néo-conservatismes sur fond de crise du capitalisme, devraient toutefois peut-être se faire plus lucide par rapport aux ambivalences des réalités existantes et des chausse-trappes qu’elle recèle.

 

Ainsi quand, dans Crack Capitalisme, John Holloway avance que « La dignité est le déploiement du pouvoir du non » (p.45), ne tend-il pas à oublier « le côté obscur de la force » du non, c’est-à-dire les tuyauteries aigres de la frustration et du ressentiment susceptibles d’orienter les refus et les mécontentements vers ce que le sociologue Jean-Claude Kaufmann appelle « le national-racisme » (13), plutôt que d’alimenter ce qu’Holloway appelle justement les « explorations-créations » d’une politique de la dignité (thèse 7) ? Cependant ce type d’interrogations, important pour notre avenir immédiat, nous le devons à ces diverses pistes défrichées par John de manière radicalement hérétique, si loin des langues de bois tellement encore pesantes dans les gauches radicales.

 

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Notes :

 

(1) P. Corcuff, « Mouvement altermondialiste et enjeux de l’émancipation au XXIe siècle : en partant d’une discussion critique avec John Holloway et Antonio Negri », conférence-débat à l’invitation du CRIM (Centro Regional de Investigaciones Multidisciplinarias, Universidad Autónoma de México), campus Morelos, Cuernavaca, Mexique, 16 avril 2010.

(2) Voir P. Corcuff, « Pourquoi je quitte le NPA pour la Fédération Anarchiste », Mediapart, 4 février 2013, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/040213/pourquoi-je-quitte-le-npa-pour-la-federation-anarchiste], et « Enjeux pour la gauche de gauche en France en 2013 : éclairages autobiographiques », Mediapart, 27 mai 2013, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/270513/enjeux-pour-la-gauche-de-gauche-en-france-en-2013-eclairages-autobiographiques].

(3) Dans P. Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.

(4) Voir P. Corcuff, « L’authenticité (re)trouvée, la construction de soi, le commun et l’anarchisme. Notes exploratoires à la suite du séminaire ETAPE du 27 septembre 2013 », [http://www.grand-angle-libertaire.net/etape-explorations-theoriques-anarchistes-pragmatistes-pour-lemancipation/seminaire-etape-n-2-les-familles-contemporaines-un-ordre-anarchiste-improvise-2/] (onglet « Contributions »).

(5) M. Foucault : « Pouvoirs et stratégies » (hiver 1977), entretien avec J. Rancière, repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2001, pp. 418-428.

(6) F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.

(7) H. Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive (1e éd. 2010), Paris, La découverte, 2012.

(8) Voir D. Bensaïd, Le pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997, Walter Benjamin. Sentinelle messianique. Á la gauche du possible (1e éd. : 1990), préface d’E. Traverso, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2010, ainsi que Une radicalité joyeusement mélancolique. Textes (1992-2006), textes réunis et présentés par P. Corcuff, Paris, Textuel, 2010.

(9) W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (manuscrit de 1940), dans Œuvres III, Paris, Gallimard, collection « Folio – Essais », 2000.

(10) J. Baschet, L’Étincelle zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Denoël, 2002 (réédition sous le titre La rébellion zapatiste, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2005).

(11) Dans P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, chapitre 8, « Penser globalement le monde actuel, à l’écart de la totalité et de l’émiettement postmoderne », Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012.

(12) Voir P. Corcuff, « Quand des penseurs « critiques » désarment l’internationalisme : Todd, Lordon, Durand, Ruffin… », Le Monde Libertaire, Hors Série, n°54, mars-avril 2014 ; repris sur Mediapart, 21 mars 2014, [http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-corcuff/210314/quand-des-penseurs-critiques-desarment-l-internationalisme-todd-lordon-durand-ruffin].

(13) Voir J.-C. Kaufmann, Identités, la bombe à retardement, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014.

 

 

 

 

Séminaire ETAPE n°7 – L’idée du capitalisme comme aliénation aujourd’hui

Septième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Mars 2014 –

 

L’idée du capitalisme comme aliénation aujourd’hui

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Autour de Stéphane Haber – professeur de philosophie à l’Université de Paris X-Nanterre-La Défense, auteur notamment de Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Les Prairies Ordinaires, 2013

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Rafael Perez
  • Rapporteur « critique » : Fabien Delmotte

 

capitalisme

 

Rapport compréhensif 1/2

Penser le néocapitalisme :

Vie, auto-organisation et économie

1ère partie

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Par Rafael Perez

– Séminaire ETAPE du 21 mars 2014 –

 

Penser le néocapitalisme (Vie, capital et aliénation) rassemble une série d’articles récents, une salve de harpons lancés vers le présent, et tout particulièrement vers ses formes économiques. Le dernier livre de Stéphane Haber cherche ainsi à sa manière à répondre au défi d’Adorno et Horkheimer : inscrire la philosophie non dans la légitimation et la participation à l’ordre existant, mais dans une critique qui doit favoriser et accompagner sa transformation réelle [1]. Or, relever le défi de la théorie critique semble d’autant plus périlleux dans le cadre contemporain d’un capitalisme cognitif, ou réflexif, qui mobilise de plus en plus les marchandises intellectuelles. Face aux pressions à la disciplinarisation technique et à la spécialisation théorique, comment assumer une critique d’ensemble sans tomber dans l’abstraction ou la généralité creuse ? L’enjeu est ici d’être fidèle au projet initial de la théorie critique mais de préciser et actualiser ses contenus : Stéphane Haber dialogue ainsi avec d’autres héritages intellectuels, qui passent par Michel Henry [2], Michel Foucault [3] ou André Gorz [4], et lui permettent de se démarquer des versions proposées par les dernières générations de l’Ecole de Francfort, en particulier Jürgen Habermas [5] et Axel Honneth [6]. Le but de mon texte est de proposer une approche globale d’un livre de philosophie sociale contemporaine (ainsi que de son arrière-plan théorique) qui permette à qui le souhaite de se référer aux chapitres qui l’interpellent plus particulièrement. Je proposerai un compte-rendu synthétique en inscrivant ces études sous un grand axe général, avant d’ouvrir deux pistes de dialogue avec les critiques libertaires, dans l’approche propre à ce séminaire.

Voici donc une philosophie qui s’efforce à la fois de s’ancrer dans le présent, et – sans mépriser des approches plus micro – assume effectivement l’ambition d’une vue d’ensemble en construisant et discutant des outils et modèles généraux. Le travail de Stéphane Haber peut ainsi contribuer à donner une densité conceptuelle aux notions qui sous-tendent l’exercice de la critique politique dirigée contre la finance, la croissance, ou plus globalement le capitalisme. Penser le néocapitalisme prend résolument pour champ la vie économique moderne : l’usage de l’intitulé de néocapitalisme plutôt que de néo-libéralisme a pour but de placer d’emblée l’attention sur les formes économiques [7]. En première approche, le néocapitalisme désignerait une phase d’accélération spectaculaire et une intégration tendancielle au paysage social, au monde de la vie. Tout se passe comme si cette phase d’accélération était rendue possible par une sollicitation toujours plus impérieuse des dynamismes de la vie même. Mais si les formes contemporaines du capitalisme intègrent toujours plus la vie, cette notion très large de « vie » peut-elle encore être mobilisée contre l’aliénation, pour désigner une perspective d’émancipation ?

C’est le problème général qui guidera ma présentation de l’ouvrage. En première lecture, on peut avoir une résistance à ces notions très larges de néocapitalisme, voire même de « biocapitalisme », que Stéphane Haber manipule. A l’évidence, il faut marquer une distinction  entre l’ambition réelle de saisir le présent, et celle de suivre simplement les modes intellectuelles ou militantes, en particulier les thématiques foucaldiennes de la biopolitique associée au néolibéralisme. Mais, s’il s’inscrit dans les débats actuels, l’usage proposé par Stéphane Haber va au-delà du passage obligé, dans la mesure où il engage un dialogue approfondi avec Foucault, ouvre des passerelles théoriques inattendues, en particulier en direction de la phénoménologie et de la psychanalyse, et a en vue par ce biais ses propres thèmes. Je traiterai ici de trois relations problématiques qui permettent de positionner par contraste le motif de la vie et animent les trois moments principaux du livre : position vis-à-vis du vitalisme, du thème de la biopolitique, et finalement de la philosophie sociale. Par démarcations successives, se dégagera ainsi une certaine idée de la vie qui permet de repenser aliénation et émancipation.

Chaque partie est associée à un interlocuteur principal, à commencer, et cela n’est pas neutre, par Marx. Dans Entre Marxisme et vitalisme, Stéphane Haber part d’une redéfinition du concept d’ « aliénation objective » tiré de la lecture de Marx pour le faire dialoguer avec la lecture phénoménologique de Michel Henry et la notion freudienne de pulsion de mort. Voilà qui vient déjà singulièrement complexifier la notion floue de « vie » ou le mot à la mode de « biopolitique ». Il s’agit non seulement de conférer à ces notions une profondeur conceptuelle en les articulant à des thématisations philosophiques précises mais encore de les inscrire dans un jeu d’écho avec des mobilisations contemporaines. La stratégie intellectuelle développée dans Penser le néocapitalisme consiste ainsi à un premier niveau à opérer des généralisations en repérant les éléments de langage communs à des critiques portant sur des objets très différents. Dans cette perspective, le chapitre introductif suggère que l’argent, la technique, la finance, la croissance, etc. relèvent de manière analogue de puissances détachées, c’est-à-dire d’un mode d’aliénation objective où le système finit par se déployer pour lui-même, oubliant les formes de vie sur lesquelles il s’appuie [8]. L’axe principal de la critique du capitalisme consistera alors à décrire le mouvement par lequel certains processus sociaux tels que « le marché » ou « l’entreprise » ont échappé aux hommes : c’est sous cet horizon que le problème du vitalisme va être reformulé. L’enjeu est de restituer au marxisme ses fondements ontologiques et anthropologiques, voire existentiels, au moyen d’une philosophie de la vie qui emprunte à la fois à la phénoménologie et à la psychanalyse. Stéphane Haber s’appuie dans un premier temps sur la relecture des passages phénoménologiques du Livre I du Capital [9] où Marx s’attache à décrire non seulement des lois économiques générales mais encore les conditions de vie concrètes du prolétariat. Michel Henry [10] proposait de réévaluer ces passages écartés des grandes reconstructions systématiques du marxisme pour s’interroger sur ce que peut être une existence humaine qui ne soit pas avilie, humiliée, aliénée. Néanmoins, Stéphane Haber se détache dans un deuxième temps du spiritualisme ou de l’idéalisme vitaliste qui imprègne encore cette phénoménologie pour s’attacher au syntagme plus concret de « conditions de vie ». Ce qu’il vise ici, c’est « le passage du modèle de la conscience à celui de la vie incarnée et engagée, engagée dans un monde qui est toujours partiellement, au moins précairement, le sien » [11]. En d’autres termes, ce sur quoi porte l’aliénation objective ici, ce n’est plus tant sur la conscience que sur la vie même. Que recouvre ce passage assez général d’une conception de l’aliénation comme fausse conscience à une référence encore assez indéterminée à une vie niée ? La suite du travail vient creuser et préciser cette idée d’une aliénation qui ne porterait pas seulement sur la conscience par un usage politique de la psychanalyse freudienne. Non seulement la guerre, mais encore, sur un autre plan, l’exploitation, constituent dans la perspective de Freud [12] des manifestations sociales de la pulsion de mort. Ainsi, « le détour par la pulsion de mort permet d’abord d’enrichir considérablement la position du jeune Marx, chez qui la notion d’aliénation s’exprima pour la première fois. » [13] Stéphane Haber suggère par ce moyen que les critiques du néocapitalisme auraient tout intérêt à puiser dans la psychanalyse les ressources pour lire dans les nouvelles formes d’aliénation objective une exacerbation de cette pulsion destructrice. De manière générale, l’ambition philosophique de ces premiers textes consiste à élucider les soubassements existentiels d’une philosophie de l’émancipation.

La deuxième partie de l’ouvrage, Interprétations du néocapitalisme, va attaquer plus directement une discussion critique des analyses foucaldiennes du néolibéralisme. Elle s’ouvre par une synthèse très utile des différentes approches du néolibéralisme, comme idéologie, comme politique, ou comme forme sociale. Dans le but de développer et approfondir les critiques militantes des tendances économiques contemporaines, cette présentation est une mine d’informations, et de suggestions de lectures. La première piste relève « de l’histoire intellectuelle et de la sociologie des réseaux d’influence, voire de l’analyse de la contagion des croyances » [14] ou de la fabrique du consentement à la Chomsky [15]. Côté français, on pourra en trouver une version dans l’analyse que Serge Audier a consacrée au colloque Lippmann [16]. Mais la voie ouverte par Foucault dans son cours sur la Naissance de la biopolitique [17] va plus loin et consiste à saisir le libéralisme comme politique, c’est-à-dire comme « une technologie de pouvoir s’exprimant sous la forme de discours prescriptifs et légitimants que l’Etat contribue à diffuser » [18]. L’idée générale est que le néolibéralisme ne doit pas simplement être compris dans un mouvement négatif d’attaques contre le secteur public, mais bien comme une politique positive visant à affirmer et étendre l’influence du modèle du marché sur l’ensemble de la vie. Dans ce sillage, le livre de Pierre Dardot et Christian Laval s’intéresse par exemple à la formation des individus par l’automarchandisation concurrentielle [19]. C’est cette approche qui va particulièrement poser question à Stéphane Haber. Enfin, une troisième possibilité consiste à traiter le néolobéralisme de manière plus ouverte comme forme sociale ne se réduisant ni à l’histoire des idées ni à l’analyse du pouvoir : le travail de Naomi Klein dans La stratégie du choc [20] symbolise bien cette démarche qui s’efforce de décrire le néolibéralisme comme une période particulière de l’histoire du capitalisme. Mais plutôt que d’arbitrer immédiatement entre ces approches, Stéphane Haber commence par souligner leur pluralité et leur complémentarité. Ce chapitre permet surtout de se repérer efficacement parmi les différentes approches du néolibéralisme, avant d’entrer dans la discussion plus spécifique de certains travaux. Dans le prolongement du premier moment, Stéphane Haber adjoint à ces approches un usage de la psychanalyse comme critique du néolibéralisme, interprété dans les termes d’une « réactivation du complexe surmoïque » [21]. Le surmoi renvoie chez Freud à l’intériorisation des normes sociales et la tendance à se réprimer soi-même. Par la médiation du freudo-marxisme et de l’analyse psychosociologique du fascisme élaborée par Adorno [22], Stéphane Haber en vient à proposer un dépassement du motif foucaldien assez indéterminé et métaphorique de la « fabrication des sujets » en mettant en avant une lecture freudienne du néolibéralisme qui mobilise la notion de surmoi pour comprendre l’intégration des normes sociales répressives : en particulier, le culte de la performance [23] non seulement au travail, mais encore dans les loisirs, les rencontres et jusque dans la manière de se présenter et se faire valoir sur les réseaux sociaux. On pourrait s’attendre à ce que cette idée du sujet constitué dans un rapport à l’altérité puise directement à la source des travaux contemporains d’Axel Honneth, en particulier dans La réification [24]. Cependant le rapport de Stéphane Haber à la philosophie sociale telle qu’elle se pratique en Allemagne n’est pas univoque, comme nous le comprendrons quand nous nous pencherons sur les implications politiques de sa philosophie, mais je réserve ce point pour l’instant.

A suivre – partie 2 : Foucault, philosophie sociale et critiques libertaires

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[1] Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1996.

[2] Philosophie et Phénoménologie du corps, Paris, PUF, 1965 ; Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990.

[3] Voir en particulier les cours au collège de France du tournant des années 80 : Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard,‎ 2004 et Du gouvernement des vivants, Paris, Seuil,‎ 2012

[4] Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Paris, Seuil, 1964 ; Métamorphoses du travail, Paris, Folio Essais, 2004.

[5] L’espace public, Paris, Payot, 1995 ; Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.

[6] La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 ; La Réification : petit traité de théorie critique, (traduit par Stéphane Haber), Paris, Gallimard, 2007.

[7] Voir Stéphane Haber, Penser le néocapitalisme, Paris, Les prairies ordinaires, p. 9 (cité ci-après PN).

[8] PN, p. 48.

[9] Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, Editions sociales, 1976, voir en particulier sections 3 et 4.

[10] Michel Henry, Marx, Paris, Gallimard, 1976.

[11] PN, p. 104.

[12] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Seuil, 2010. Pour se faire une idée de la relecture de cet ouvrage par la philosophie sociale, on pourra aussi lire l’ouvrage classique de Herbert Marcuse, Eros et la civilisation, Paris, Minuit, 1963.

[13] PN, p.113.

[14] PN, p. 128.

[15] Noam Chomsky, La fabrique du consentement, Marseille, Agone, 2008.

[16] Serge Audier, Aux origines du néolibéralisme, le colloque Lippmann, Paris, Le bord de l’eau, 2008.

[17] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil-Gallimard, 2003.

[18] PN, p. 132.

[19] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La découverte, 2009.

[20] Naomi Klein, La stratégie du choc, Arles, Actes Sud, 2001.

[21] PN, p. 161.

[22] Theodor Adorno, Etudes sur la personnalité autoritaire, Paris, Allia, 2007.

[23] Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

[24] Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, 2007.

Rapport compréhensif 2/2

Penser le néocapitalisme :

Vie, auto-organisation et économie

2ème partie

Car la vraie figure qui hante cette deuxième partie est celle de Foucault. Avant d’être relue directement et confrontée à Marx, son intervention est préparée par la médiation de Hardt et Negri. Stéphane Haber commence par reconnaître à Commonwealth[25] le mérite de partir de « la pauvreté et la misère (plutôt que la guerre ou la perte de sens comme dans les deux ouvrages antérieurs »[26] : ce faisant, il y a déjà dans le troisième volet de la trilogie ouverte avec Empire[27] et Multitude[28] un certain retour vers Marx. Stéphane Haber identifie plus précisément l’idée générale de cet ouvrage dans la thèse selon laquelle « l’univers économique actuel a cessé de s’organiser autour de la fabrication industrielle d’objets de consommation manipulables (…) Désormais le travail exprime et enrichit le tout de la vie (Hardt et Negri disent qu’il est « biopolitique »). Il plonge ses racines dans la personnalité (il est créatif et expressif) (…) L’auto-organisation intelligente et la coopération multicentriques, autrefois idéaux anticapitalistes, sont déjà là. »[29] Cette pièce centrale des analyses post-foucaldiennes ne va pas sans poser problème dans une perspective libertaire qui fait de l’auto-organisation et de l’épanouissement individuel des points essentiels de revendication : force est de constater que l’un des principaux défis de l’actualisation des idées libertaires consiste à faire face à la capacité du néo-libéralisme à intégrer et récupérer ses propositions[30]. J’y reviendrai un peu plus loin. Toutefois, aux yeux de Stéphane Haber, Hardt et Negri relèvent encore trop d’une approche quasi-morale (à la Proudhon justement) qui ne pousserait pas assez loin la critique de la réalité du capitalisme. Cela l’amène à une discussion approfondie des notions foucaldiennes de biopouvoir et de biopolitique. Le terme de biopolitique désigne une forme de pouvoir qui s’exerce non pas tant sur des territoires que sur la « vie » des gens : la lutte contre la peste au moyen de la quarantaine est l’exemple fondateur de cette captation de la vie par le pouvoir politique qui cherche à surveiller et maîtriser la santé des populations en même temps qu’à affiner le contrôle jusqu’au niveau des corps individuels[31]. Ainsi, « la biopolitique (la politique qui a directement affaire au vivant qui veut persister dans l’être – organisme aspirant à la santé, espèce vouée à se reproduire) ne fonctionne, en fait, suggère Foucault, que, dans un contexte plus large (…) celui de l’Etat organisateur et instituteur de la société »[32]. Dans cette perspective, l’ouvrage de Dardot et Laval[33] montrait bien que le néolibéralisme n’a pas signifié un retrait de l’Etat au profit du marché, mais plutôt une entreprise active d’édification d’une société de marché. La notion de gouvernementalité vient ainsi compléter la description foucaldienne : « Il y a gouvernementalité lorsque l’exercice du pouvoir implique la reconnaissance (performativement efficace) de l’existence d’une société auto-organisée au-dessous de lui. »[34] Cette conception du pouvoir est déjà fortement problématique dans une perspective libertaire. Cependant, à ces analyses foucaldiennes de la biopolitique, Stéphane Haber va préférer la notion de biocapitalisme qui exprime cette tendance à la diminution de la distance du système par rapport à la vie et manifeste une forme de retour critique, mais explicite, à Marx. « Le biocapitalisme constitue même, en quelque sorte, la contrepartie concrète d’une sorte de régime d’expansion réflexif, la principale manière dont se trouve relayée, dans le domaine de l’expérience sociale, la propension (ou la prétention) à dépasser la contradiction du système et de la vie dont le capitalisme se trouve désormais porteur »[35]. Ces analyses peuvent nous faire penser par exemple aux biotechnologies, aux industries alimentaire ou pharmaceutique, et de manière plus générale à la place prise dans le capitalisme avancé par le domaine de la santé compris au sens élargi d’enhancement et de transformation des corps individuels. Le but de Stéphane Haber est ainsi de montrer que « le capitalisme a évolué selon une trajectoire que les conceptualisations de Foucault permettent d’éclairer – dès lors que l’on met à distance la fascination bien compréhensible qu’exercent ses allusions au néolibéralisme comme politique d’Etat. Tout se passe comme si le biocapitalisme avait pris partiellement le relais du biopouvoir ». Ce retour théorique depuis la gouvernementalité vers l’économie n’est pas sans conséquence politique, pratique, comme la troisième partie de l’ouvrage va le manifester.

Ce dernier moment s’ouvre par une reprise du thème marxien du « fétichisme de la marchandise » mis en relation tant avec la notion générale d’aliénation objective qu’avec l’analyse des passages parisiens proposées par Walter Benjamin, ou la critique de la société de consommation formulée par Jean Baudrillard. Cette articulation aboutit à l’idée que « le consumérisme est devenu la condition concrète du fonctionnement du fétichisme de la marchandise – comme illusion cognitive essentielle contribuant à certaines pratiques économiques fonctionnelles. Il marque ainsi l’intériorisation subjective achevée d’un impératif expansif généralisé, et pas seulement l’emprise de l’imitation conformiste. »[36] Je disais que le rapport de Stéphane Haber à la philosophie sociale allemande n’est pas univoque : Benjamin et Baudrillard sont déjà des figures décalés au sein de la philosophie sociale. Bien plus, on lisait dès la deuxième partie, une critique approfondie du dernier ouvrage d’Axel Honneth, Das Recht der Freiheit[37] (« Le Droit à la liberté ») qui permettait à Haber de se positionner par rapport aux tendances récentes de l’Ecole de Francfort, et notamment un certain retour à Hegel à travers Marx, qui conduit à faire passer au second plan le travail, les rapports de classe, l’aliénation et l’exploitation au profit de thématiques moins directement matérialistes comme l’identité, la reconnaissance ou le Droit. Ce faisant, la théorie perd la virulence critique de ses débuts pour devenir abstraitement normative et se tourner politiquement de manière assez fade et décevante vers une économie moralisée ou une social-démocratie de marché. De même, la dernière partie de l’ouvrage va prendre pour interlocuteur principal et figure de référence Jürgen Habermas : Stéphane Haber livre ainsi une analyse approfondie de la notion habermassienne d’espace public[38], connectée au cadre général de l’éthique de la discussion[39]. Tout en en soulignant les bénéfices, il montre qu’elle est justement insuffisante pour faire face aux formes les plus nouvelles de capitalisme, cognitif ou communicationnel, axées sur la production immatérielle et caractérisées par la surabondance de l’information. En ce sens, si la théorie veut participer à la critique active et à la transformation pratique de la réalité sociale, elle ne peut se contenter de dégager des normes délibératives, mais doit se confronter aux formes économiques concrètes dans lesquelles elle trouve son insertion. A cette condition, la philosophie pourra retrouver un terrain où enraciner ses critiques générales, et résister aux tentations spéculatives ou idéalistes. Stéphane Haber réaffirme ainsi avec force un ancrage dans l’analyse de la situation concrète en même temps que la désignation d’une perspective post-capitaliste.

Toutefois la mobilisation de Habermas produit aussi des effets positifs, en particulier quant au problème général que Stéphane Haber affrontait : à savoir la possibilité de penser l’émancipation à partir de la vie (et non de la conscience) alors même que les formes contemporaines du capitalisme intègrent toujours plus la vie. Il s’agit d’abord de se positionner vis-à-vis d’une autre tradition allemande déjà citée, la phénoménologie, en tant qu’elle proposerait un redimensionnement de la subjectivité en termes de vie, et permettrait par là une attention aux formes de la vie quotidienne, ordinaire, en la resituant sous l’horizon marxiste d’une approche de la misère et de la souffrance sociale, que vise l’expression habermassienne de « monde de la vie ».  Mais selon Stéphane Haber, « pour donner un sens et une portée existentielle, au-delà du rationalisme habermassien, à la tension entre le système et la vie (…) nous devons absolument renoncer à rejouer l’opposition de l’économique et de l’extra-économique, de l’intérêt et de la gratuité, du travail et du loisir »[40]. Ce que Stéphane Haber a en vue à travers ces formules, ce n’est pas une réduction au tout économique, mais au contraire, de manière plus pratique et positive, un ensemble « d’expérimentations contemporaines qui, tout en relayant des tendances coopérativistes, mutualistes et associationnistes bien connues qui remontent au XIXe siècle, manifestent une certaine originalité historique »[41] et peuvent être regroupées sous le nom générique d’alteréconomie : circuits courts, AMAP, coopératives, SEL, etc. Ces tentatives actuelles ont ceci de commun de chercher à la fois à construire des rapports sociaux qui relèvent de la convivialité (d’un vivre ensemble plus respectueux et plus solidaire) et en même temps de prêter une attention particulière à la vie au sens large sous la forme de préoccupations écologiques ou environnementales. Ainsi « la référence à cette dimension – un monde vécu dans lequel nous séjournons et dans lequel se trouvent des êtres qui nous importent, des objets qui comptent – semble s’avérer stratégiquement utile pour densifier la critique de l’expansionnisme capitaliste réellement existant, sans forcément passer par une conception normative de la subjectivité »[42]. En ce sens, la notion plus englobante de vie ou mieux « de monde de la vie », une fois précisée et conceptualisée, peut fournir une autre base arrière à la critique de l’aliénation, au cas où il faille effectivement renoncer à la notion désormais suspecte de « sujet » (dans la mesure où les analyses foucaldiennes tendaient à montrer que les frontières des « sujets » sont toujours déjà investies et définies par le pouvoir).

Que retirons-nous de ce dialogue ouvert entre les analyses foucaldiennes du néolibéralisme comme « biopolitique » d’une part, et la psychanalyse ou la philosophie sociale d’autre part ? Premier point : l’idée que le néolibéralisme se caractériserait au plan des structures psychiques par une exacerbation de la pulsion de mort et du complexe surmoïque. Dans cette perspective, la fausse liberté du consumérisme débridé ou des nouvelles formes de management s’appuie sur une exacerbation et une intégration toujours plus poussée de tendances destructrices (pulsion de mort) et répressives (surmoi) qui agissent en amont de la conscience. Deuxième point : l’idée que la manière dont le pouvoir a prise sur les corps et sur la vie même doit être repérée non seulement au plan des structures politiques mais également au niveau des rapports économiques. L’impression d’accélération qui frappe dans les formes contemporaines de capitalisme ne relève pas simplement du spectacle, mais doit être reliée à une sollicitation effective des dynamises vitaux. Troisième point : l’idée que cette captation de la vie est cependant partielle et ambivalente, et donc que le monde de la vie est encore porteur de ressources d’émancipation positives. Plutôt que d’asséner des slogans, Stéphane Haber repère des brèches, des passages fragiles et ambigus : en guise d’ouverture, il pointe dans certaines formes sociales innovantes, décroissantes ou conviviales des points d’appui et d’inspiration pour esquisser des perspectives post-capitalistes. Cela lui permet finalement de concevoir des perspectives d’émancipation du capitalisme, par-delà ses capacités d’intégration et de renouvèlement : il défend ainsi la possibilité d’une société post-capitaliste contre les trois objections anti-essentialiste, anti-utopiste et anti-historiciste. Selon la première, le capitalisme serait une notion trop peu précise qui recouvrent trop vite des phénomènes multiples et des institutions hétérogènes qui varient dans le temps et dans l’espace. Selon la deuxième, l’échec des grandes tentatives révolutionnaires du XXème siècle devrait nous rendre modestes, d’autant que nous manquons de réponses pratiques alternatives aux problèmes concrets qui sont aujourd’hui pris en charge par le capitalisme (l’eau, l’électricité, les transports, le logement, etc.). Selon la dernière, la sortie du capitalisme ne résoudrait pas tous les problèmes, et ne remettrait pas en question toutes les formes de domination. Mais le fait que la notion de capitalisme regroupe de multiples pratiques et structures différentes n’empêche pas de repérer des tendances générales : le modèle des « puissances détachées » peut ainsi être connecté aux formes de combat contre l’expansionnisme menées tant au Nord qu’au Sud. En outre, le but n’est certainement pas ici de bâtir un système idéal mais de partir de la pluralité des expériences de transformation actuelles, qu’elles soient d’inspiration social-démocrates, communistes ou coopérativistes. Il ne s’agit donc pas de faire de l’émancipation du capitalisme une panacée mais de faire sentir qu’elle est possible et désirable.

Si ces formulations mesurées sont appréciables face à la tendance à croire que la radicalité se mesure à la virulence et à l’emphase, il reste à en préciser les effets pratiques. Tout d’abord, le passage de la biopolitique au biocapitalisme ne risque-t-il pas de mettre dans l’ombre une part importante des « puissances détachés » qui sont visées par l’ouvrage et, ce faisant, de remettre l’action politique dans de vieilles ornières ? En termes de corpus, tout se passe trop souvent comme si Marx et le marxisme étaient les uniques interlocuteurs politiques respectables pour la philosophie sociale : or, à un premier niveau, un certain nombre d’autres lectures de Marx insistaient déjà sur la double dimension de l’émancipation tant vis-à-vis du capital que vis-à-vis de l’Etat[43]. A un second niveau, cela aurait pu ouvrir à une autre tradition, moins formalisée philosophiquement – ou en tout cas moins intégrée au monde académique – mais par certains côtés, plus proche déjà du sens dans lequel Stéphane Haber cherche à tirer le marxisme, ou à en effectuer une relecture : si l’on veut trouver la trace d’une attention à l’économique qui n’évacue pas les enjeux éthiques, et la prise en compte des formes de vie singulières, concrètes, il y a tout lieu de réinscrire la pensée de Marx dans les vives polémiques qui l’opposent aux auteurs anarchistes[44]. Au-delà des auteurs traditionnels du socialisme du XIXème siècle, il y aurait lieu de creuser les prises de position problématiques de Chomsky[45] ou Holloway[46], que Stéphane Haber évoque en passant, afin de penser l’intrication entre économie et politique. L’analyse du rôle des institutions politiques (non seulement les Etats mais aussi des institutions transnationales) qui par leur politiques monétaires, budgétaires, etc. ont permis et accompagné le développement de ce qui est décrit ici sous le nom de néocapitalisme est largement manquante. Le terme ambigu de « puissances détachées » (qui vise à compléter la notion d’aliénation en subsumant tout à la fois la finance, la croissance, la technique…) comporte ainsi une ambiguïté essentielle qui pourraient nous ramener à l’idée factuellement inadéquate de dérégulation, c’est-à-dire au fond de puissances incontrôlées. Cela m’amène donc à ma première question : dans le cadre théorique général de la description de « puissances détachées », l’Etat figure-t-il lui-même comme puissance détachée par rapport à la vie sociale, ou bien toujours comme recours contre les puissances détachées ?

D’autre part, il y a un problème connexe à cette désignation critique d’aspects de la société qui s’autonomisent, ou de la capacité du capitalisme à s’appuyer sur la multiplicité des dynamismes vitaux. Si l’on procède de même, en repartant du corpus, faire du marxisme une philosophie de la vie est un peu étrange pour qui a en tête les débats dans lesquels ils s’insèrent : par contraste, la notion d’aliénation, thématisée comme dépossession, est mise directement en relation avec la vie par des auteurs tels que Louise Michel[47] ou Piotr Kropotkine[48]. Utiliser Marx pour critiquer la croissance est certes original et provocateur, mais finalement assez pauvre en termes de contenu concret : il aurait peut-être mieux valu étudier les propositions articulant écologie et relocalisation là où elles sont réellement développées, que ce soit parmi les contemporains de Marx chez Elisée Reclus[49], ou plus proche de nous chez Murray Bookchin[50] par exemple. Cependant, l’enjeu principal n’est pas tant de défendre un corpus anarchiste éclipsé par la figure écrasante de Marx, que de dégager des implications politiques réelles : ainsi, ces pistes pour concevoir effectivement la décroissance ou la décentralisation ne renvoient pas seulement à un ensemble d’élaborations théoriques, mais surtout à des expérimentations pratiques plus précisément et radicalement connectées au monde de la vie que les démarches hétérogènes et souvent peu contestataires de l’alteréconomie. Ma deuxième question est donc celle-ci, et je conclurai sur ce point : y a-t-il dans les efforts de relocalisation, d’autogestion, de fédéralisme et de décroissance quelque chose qui rapproche efficacement du monde de la vie, ou bien ces possibilités sont-elles déjà refermées, déjà intégrées au néocapitalisme ?

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[25] Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, Paris, Stock, 2012.

[26] PN, p. 164.

[27] Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2004.

[28] Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude, Paris, La Découverte, 2004.

[29] PN, p. 165.

[30] Voir Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[31] Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 où cette approche sera remise en jeu dans l’analyse du traitement des corps des prisonniers et de la discipline qui règne à l’usine.

[32] PN, p. 216.

[33] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La découverte, 2009.

[34] PN, p. 218.

[35] PN, p. 236.

[36] PN, p. 263-264.

[37] Axel Honneth, Das Recht der Freiheit, Berlin, Surkhamp, 2011.

[38] Jürgen Habermas, L’espace public, Paris, Payot, 1995.

[39] Jürgen Habermas,  Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.

[40] PN, p. 309.

[41] PN, p. 310.

[42] PN, p. 317.

[43] Voir Daniel Guérin, Pour un marxisme libertaire, Paris, Laffont, 1969 ; Carlo Caffiero, Abrégé du Capital, Paris, Le chien rouge, 2008 ; Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Paris, Payot, 1974.

[44] Voir Max Stirner, L’unique et sa propriété, Paris, La table ronde,  2000 ; Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de la propriété, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Du principe fédératif, Paris, Romillat, 1999 ; Mikhaïl Bakounine, Considérations philosophiques sur le fantôme divin, le monde réel et sur l’homme, Œuvres, Stock, 1908.

[45] Noam Chomsky, La fabrique du consentement, Marseille, Agone, 2008.

[46] John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Paris, Syllepses, 2008.

[47] Louise Michel, Prise de possession, Paris, D’ores et déjà, 2010.

[48] Piotr Kropotkine, L’entraide, Paris, Aden, 2009.

[49] Elisée Reclus, L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, Paris, Quartier Libre, 2005.

[50] Murray Bookchin, Pour une société écologique : Recueil de textes et préface inédite de l’auteur, Paris, Christian Bourgois,‎ 1976 ; Qu’est-ce que l’écologie sociale, Lyon, Atelier de création libertaire,‎ 2012 (On se souviendra également de la polémique qui l’opposa à Chomsky sur la question du rôle de l’Etat dans la lutte contre les politiques néolibérales).

Stéphane Haber

– Contribution à la suite du séminaire – 

de Stéphane Haber

Au-delà de la discussion des auteurs, la question principale dont je voulais partir dans le livre, c’est d’abord : au nom de quoi défendre philosophiquement une position anticapitaliste et la perspective d’une société post-capitaliste ? Défense difficile car il est évident que nous portons le poids d’un certain nombre d’échecs historiques retentissants qu’il faut assumer. Et puis, cette catégorie de capitalisme pose elle-même des problèmes qu’on ne peut pas négliger : les frontières de ce qu’elle désigne sont floues, que ce soit dans l’espace géographique et social (où s’arrête et où commence les phénomènes « capitalistes » ?), mais aussi dans le temps (faut-il, par exemple, renoncer ou reconduire la problématique marxiste classique de la « transition entre féodalisme et capitalisme » censée avoir caractérisé la première modernité européenne ?). Je veux d’abord réaffirmer que la lutte politique et intellectuelle pour l’avènement d’une société post-capitaliste a un sens, qu’elle est philosophiquement porteuse. Et cela parce que, malgré la complexité des débats historiographiques et sociologiques auxquels il donne lieu, le concept de capitalisme reste valide à titre d’indication quant à l’originalité de certains phénomènes économico-sociaux et de tendances historiques et de leurs propriétés. Mais il est vrai qu’il faut sans doute ici commencer à apprendre à jouer du pluriel – il y a plusieurs capitalismes – et à se méfier des gros concepts qui prétendent tout dire d’emblée, surtout si la tentation de la diabolisation est forte, comme c’est inévitablement en période de crise économique aiguë.

La catégorie de néocapitalisme, inventée par les opéraïstes italiens (Panzieri) et que je reprends à la suite d’un certain nombre d’auteurs, a justement pour but de réintroduire un peu de souplesse et de mouvement : elle attire l’attention sur la capacité de renouvellement du capitalisme, capacité à partir de laquelle nous pouvons commencer à le concevoir. Avec le néocapitalisme, il ne s’agit pas seulement de l’effondrement des régulations « keynésiennes-fordistes » qui ont si profondément marqué les décennies postérieures à 1945 dans les pays du « Nord » global. Il s’agit surtout de l’apparition positive d’une forme sociale caractérisée par un style forme particulier d’autonomisation des puissances sociales qui portent sur leurs épaules le dynamisme du « système » capitaliste, en même temps que les phénomènes d’accélération et d’intensification spécifiques qui en dérivent. Nous avons affaire à une tendance à un expansionnisme plus ample et plus réflexif, plus vital dans tous les sens du terme. Le capitalisme contemporain, c’est bien ça pour nous, c’est bien comme ça qu’on le vit : des formes d’expansions exponentielles qui sidèrent et entraînent les individus comme les collectivités. Il y a, par là, une sorte de retournement du système contre ce qui tentait de le réguler et de le socialiser. Une fois cela posé, plutôt que de surévaluer la cohérence de fer d’un Système absolu représenté comme un grand Tout (c’est parfois une tentation marxiste), il faut réfléchir concrètement aux entités qui incarnent ces « puissances » capables de se détacher de la vie sociale ordinaire pour passer à l’offensive et jouer, ainsi, le jeu de l’auto-développement illimité d’une telle façon que les tendances propres du capitalisme (la course au profit, etc.) s’en trouvent alimentées.

 A notre époque, cette captation paradoxale de la vitalité se joue d’abord dans l’entreprise. Si les philosophes du vingtième siècle ont souvent eu tendance à créer des grandes entités à majuscules (la Technique, l’Argent, la Valeur) censées incarner l’aliénation, il nous faut commencer plus bas : il faut opérer des choix sociologiques crédibles dont la prise en compte de l’échelle de l’entreprise constitue un exemple-clé. Les deux excellents rapports proposés (Raffael, Fabien) sont peut-être marqués par un biais philosophique qui les conduit à isoler certains grands concepts dans mon travail du contexte sociologique plus concret qui leur donne un sens et qu’y soit trouve bien indiqué. Ainsi, plutôt que de dire que le capitalisme en tant que tel est une « puissance détachée » (un élément aliéné et aliénant), je préfère dire que le néocapitalisme abrite des puissances détachées qui se coordonnent plus ou moins, et me référer ainsi à un certain nombre d’études empiriques plus précises : il y a toujours des collectivités (par exemple des entreprises) et, derrière elles, des agents. De même, si j’affirme que les puissances détachées opèrent des captations de la vie, je ne souhaite pas fétichiser métaphysiquement le concept de vie, comprenant bien que son indétermination puisse gêner, ce qui est d’ailleurs apparu dans les deux rapports : c’est un horizon pour la recherche, une manière de faire référence à l’élément même de l’expérience, de son dynamisme et de sa consistance vécue. D’ailleurs, le concept fondamental dans mon travail est moins celui de vie ou de « puissances détachées » que celui d’aliénation, l’Entfremdung des « Manuscrits de 1844 » de Marx, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la société s’est soumise à quelque chose qui provient d’elle, en quoi les hommes ont mis leur intelligence comme leur énergie, mais qui s’est détaché d’eux, induisant des effets d’hétéronomie et aussi d’autres nuisances plus concrètes (la souffrance au travail, etc.). L’aliénation ainsi comprise est un processus autant qu’un état. Et c’est seulement à ce niveau de l’analyse qu’on peut lui trouver une assise ou un relais conceptuel en parlant de vie, une vie à la fois utilisée et réprimée dans le processus d’aliénation, à saisir dans cette ambigüité même.

Quant à la question de l’Etat comme puissance détachée, ou de l’interprétation des puissances détachées comme puissances dérégulées, je crois d’abord que nous devrions être méfiants à l’égard des murailles de Chine qui se sont progressivement élevées entre marxisme et anarchisme. Oui, bien sûr, il y a des conflits et des polarités parfois fortes – la critique bakounienne de l’Etat marquant sans doute un point de séparation –, mais l’important aujourd’hui est d’être sensible aux points de passage, aux ancrages communs. Quand je me réfère à Marx, ce n’est pas pour continuer la polémique contre Proudhon ou Bakounine. Si je fais peu mention des auteurs libertaires (mais je suis content que l’on vienne me rappeler leur originalité et leur importance), ce n’est certainement pas au nom de la supériorité du marxisme qui ne forme pour moi qu’une référence historique privilégiée, non un socle que je présupposerais. Simplement, je crois qu’il faut raisonner pragmatiquement. Par exemple, il y a un problème-clé aujourd’hui avec la régulation de la finance, et il y a le fait que cette question-là, comme les questions liées à la délinquance et à la criminalité capitaliste en général (évasion fiscale, corruption…) ne peuvent être traitées qu’au niveau étatique ou inter-étatique. C’est là un point de différence avec la sensibilité libertaire, oui : je crois que le Droit lui-même tel qu’il existe en particulier dans les pays du vieux capitalisme doit être perçu dans son ambivalence, comme le résultat de luttes (pensons au Droit du travail par exemple, socle de l’Etat social) et que cela permet de concevoir l’Etat et son usage. Certes, on peut dire avec Bakounine que l’Etat est, tout comme les entités qui incarnent le capitalisme (les grandes entreprises transnationales, la finance, etc.) une « puissance détachée » tendanciellement néfaste pour la société ; mais l’Etat aussi est traversé par des luttes, de telle sorte que la partie n’est pas forcément perdue, même s’il ne faut pas se bercer d’illusions. Dans l’objection libertaire classique (l’Etat est aux mains des forces capitalistes, il ne faut rien en attendre), il y a le risque de revenir à une conception instrumentaliste de l’Etat que même les marxistes avaient remise en question (pensons au cas de Poulantzas ou d’Anderson, mais les choses avaient été préparées par Althusser). De nouveau – et cela nous fait réfléchir sur la complexité de ce que l’on désigne sous le nom de « puissances détachées » aliénées et aliénantes -, il faut introduire des facteurs d’ambivalence et de pluralité. Ce n’est pas la même chose que l’Etat chaviste, l’Etat castriste et les Etats qui leur prééxistaient ; Pinochet et Allende, ça ne revient pas au même. Il y a des zones de souplesse dans les puissances extériorisées et transcendantes, dans les hypostases sociales qui induisent des nuisances et des dépossessions en cascades, et de manière pragmatique, il peut parfois être intéressant de jouer le jeu qui s’ouvre dans ces zones.

Évidemment, cette petite confiance ne m’empêche pas d’être sensible aux ressources de la transformation sociale qui se situent décidément loin des puissances hypostasiées (disons l’Etat et la grande entreprise capitaliste) et sur lesquelles la pensée anarchiste-libertaire a des choses intéressantes à nous dire. Le développement d’Internet a d’ailleurs déjà provoqué le renouveau d’une idéologie libertaire de facture « américaine » qui  constitue un pôle d’imagination et d’attraction nouveau pour les pratiques économiques et sociales, voire politiques. Même si c’est une source d’espoir, ces expériences ne sont pourtant pas nécessairement extérieures au système. Comme Fabien l’a très justement remarqué, ce qui se joue en termes d’expérimentation au sein des luttes sociales (l’auto-organisation de combat et de réaction), dans la conflictualité sociale en général, est aussi essentiel que les innovations qui proviennent de milieux plus « intégrés » : on peut comprendre le grand mouvement coopérativiste de notre temps de cette manière, puisqu’il comporte deux aspects. Car tous les mouvements relevant de l’alteréconomie « horizontaliste » sont ambigus : « l’économie sociale et solidaire » est parfois une béquille officielle du système central (néolibéral, néocapitaliste), parfois son complément et son « supplément d’âme », mais parfois elle porte une tendance politiquement et éthiquement intéressante du point de vue « post-capitaliste ». Donc, si cela se trouve, l’économie du partage et de l’échange, orienté en fonction du thème de la responsabilité sociale et environnementale, deviendra le prochain gisement de valorisation d’un capitalisme aux abois et confronté aux dégâts résultant de sa propre désinhibition décomplexée, voire arrogante, désinhibition que symbolise la notion de néolibéralisme. Mais ce n’est pas dit, ce n’est pas fait, et il y a là des ambivalences qu’il faut accepter, avec lesquelles il faut travailler. Car si tout n’est pas déjà intégré, rien n’est non plus totalement extérieur, totalement pur. C’est peut-être la conscience de cette situation plutôt confuse qui nous sépare de l’impulsion primordiale des pensées libertaires issues du XIXe siècle.

Séminaire ETAPE n°6 – Luttes ouvrières aujourd’hui

Sixième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Février 2014 –

 

Luttes ouvrières aujourd’hui

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Autour du roman de Silien Larios L’usine des cadavres. Ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris (Les Editions Libertaires, novembre 2013, postface d’Ivan Sainsaulieu)

 

A partir d’extraits choisis du livre sous le titre : « Témoignage romancé d’une grève en 2007 dans une usine automobile parisienne, par un ouvrier trotskiste devenu anar »
Silien Larios a été ouvrier dans l’usine PSA d’Aulnay, ancien  syndicaliste et ancien militant de LO ayant viré anar ; il est toujours  ouvrier dans le secteur automobile.

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Ivan Sainsaulieu, professeur de  sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant exclu de LO,  auteur de la postface du livre de Silien Lario
  • Rapporteur « critique » : Sylvain Pattieu, maître de conférences en  histoire à l’Université de Paris 8, écrivain, militant de la gauche  radicale (ancien militant LCR et NPA, aujourd’hui à  Ensemble au sein du Front de gauche), auteur de Avant de disparaître. Chronique de PSA-Aulnay (Editions Plain Jour, octobre 2013)

 

Extraits du roman de Silien Larios

Témoignage romancé d’une grève en 2007 dans une usine automobile parisienne, par un ouvrier trotskiste devenu anar

 

 

Je buvais souvent un verre avec Petar…

 

Je buvais souvent un verre avec Petar, un jour il me dit de but en blanc : la grève, elle va bientôt démarrer chez Carpedo. Deux mois avant, la rouge de Carpedo avait fait 80 pour cent aux élections professionnelles, ça annonçait la couleur. Comme c’étaient les staliniens qui avaient monté la rouge Carpedo, il y avait aucun contact avec les trotskistes de Bagnole-lès-Rancy. D’un côté ou de l’autre, 0 : sectarisme quand tu nous tiens…la grève démarre le lendemain. Petar m’appelle pour me le dire. Je préviens Gerbier et Sorel. Petar m’emmènera tous les matins en voiture voir les grévistes avant mon travail. Ce qui fait que je suis le seul de Bagnole-lès-Rancy à voir les grévistes, serrer leurs mains, discuter avec eux. J’échange mon numéro avec leurs chefs. Ils me disent avoir l’intention de rentrer au Ferrage, ils m’appelleront quand ils trouveront le moyen d’entrer. […]

Ils appellent pour me fixer un rencart, les chefs syndicaux ont trouvé une ouverture. Je préviens Sorel et Gerbier qui vient de se réveiller. L’heure approche, je me mets en délégation. Me voilà au rendez-vous. Je les vois débouler au Ferrage : leur chef m’embrasse. Un grand ouais ! général retentit : hourra ! hourra ! hourra !….Nous voilà débouler au Ferrage, criant : la force des travailleurs, c’est la grève ! la force des travailleurs, c’est la grève ! Bagnole-lès-Rancy avec nous !… on se dirige vers le Montage. Quelqu’un me tape sur le dos. Je me retourne, qui je vois ? Gerbier… après mon coup de fil, il s’est pas posé de questions, il a sauté de son lit, déboulé avec sa bagnole plein champignon sur l’autoroute. Nous voilà au Montage. Le reste du syndicat est là…Comme d’hab’ manifestation dans les ateliers, des ouvriers font grève la journée en solidarité. Le soir Petar m’appelle : les négociations viennent de finir avec la direction Carpedo. Résultat : cent euros d’augmentation, les jours de grève payés. Cette nouvelle aura des conséquences à Bagnole-lès-Rancy dans les jours à venir…

 

Vera Cruz avec Gary Cooper et Burt Lancaster

 

Dans la soirée, en sortant de la Filmothèque du Quartier latin. Je venais de revoir Vera Cruz (1954), avec deux icônes de mon enfance : Gary Cooper et Burt lancaster. Je compte pas les fois que j’ai vu ce western de Robert Aldrich depuis l’âge de huit ans, là c’était la première fois que je le voyais en vo. Un coup de fil de Gerbier m’annonce : la grève est déclenchée au Montage, ils demandent des augmentations de salaires comme à Carpedo ! Pointes-toi directement demain matin au Montage pour voir si ça prend pas aussi dans ton équipe !

 

Je me pointe directement au Montage en civil. Je dis pas le raffut…y avait foule d’ouvriers en grève. La direction a pas traîné : l’équipe de mouchards, huissier compris est déjà constituée. Cette fois y a quand même une nouveauté : une soi-disant beurette qui officie comme DRH, porte le keffieh palestinien pour faire croire aux jeunes : je suis avec vous ! Personne se laisse prendre à son jeu. Ses manières roulent aucun ouvrier. Tout le monde a vite fait de voir son jeu…

 

Je passe les détails à l’identique de 2005. Je vous amène directement à la première réunion du comité de grève. Il s’est refait tout seul dès que Sorel l’a proposé. Les mouchards infiltrés se grillent très vite, il aura suffi de formuler les revendications de la grève, pour qu’ils tombent. Le secrétaire du syndicat les Crétins dit : Demander 300 euros d’augmentation, c’est trop ! Pour obtenir quelque chose faut demander 50 euros ! La retraite à 55 ans, faut pas rêver ! Il se fait conspuer. À côté de moi Tahar le secrétaire d’ouest-Car, me glisse : C’est un fils de pute, qui est là pour casser la grève !

 

Le soir de la première journée arrive, je me balade au Montage. Les Grands sont partis faire leur réunion en douce. C’est mon droit, je veux pas aller à celle des Petits. Me revoilà en froid avec eux. Je ferai les suivantes à couteaux tirés. Avec ce que je vois ce soir pas de regrets d’avoir raté la première. À l’endroit où j’arrive, j’entends de la musique: des tam-tams, de la fanfare marocaine… Sur les chaînes les ouvriers font la fête: chantent, dansent… Quand ils me voient arriver, à leur visage je devine tout de suite : C’est le trotskiste qui vient nous casser les couilles ! Faire la leçon ! Nous dire ce qu’il faut faire ! Je danse, fais la fête avec eux… au début, ils sont étonnés. Après, l’un des musiciens me dit : D’où on vient, nous savons ce que veut dire crever de faim ! S’il faut on tiendra six mois, nous irons jusqu’au bout ! Jusqu’au bout ! sera un des slogans de la grève 2007. Le musicien rajoute : Nous avons notre tactique pour foutre l’usine en grève ! Leur tactique, je la verrai jamais. Jeanne, une militante des Grands, vient faire la morale : Faut pas faire la fête ! dit-elle, ajoutant : Mais discuter avec les ouvriers sur les chaînes pour les convaincre ! Ça jette un froid. À part, je dis à Jeanne : S’ils font ça, c’est pour convaincre à leur manière, qui sait, ça peut marcher ! Je redis ça aux Grands et Petits, ils me rient au nez. Après ça, ils disent qu’ils font confiance aux travailleurs. Qu’ils s’étonnent pas, si j’ai commencé à virer anar définitivement, comité de grève bidon ou pas. […]

 

Mes névroses et le dirigisme trotskiste

 

Mes névroses vous ramènent à la grève : à la réunion du comité ce matin, il est constaté que les limites de la grève sont atteintes dans l’usine, les petits groupes constitués pour convaincre de nouveaux grévistes recrutent de moins en moins de monde. En plus, de nombreux grévistes font grève chez eux. Pour moi conséquence de l’arrêt des fanfares, les ouvriers qui voulaient une grève festive, avaient forcément déchanté. Ils se disaient : avec la fanfare, du monde sortira ! Quand, ils ont vu que leur solution était pas retenue, la grève a été laissée aux professionnels… Plus d’un dira : il est bien naïf politiquement. À Lip, c’était bien l’imagination des ouvriers au pouvoir… À Bagnole-lès-Rancy, le comité de grève était encadré par des militants trotskistes, Grands et Petits confondus, qui faisaient la morale aux ouvriers quand ils étaient pas d’accord avec eux… Dirigisme trotskiste quand tu nous tiens.

 

Je poursuis le monologue intérieur, ça s’embrouille un peu dans ma tête, plus de cinq ans ont passé depuis, bien des événements… Selon le comité de grève, à peu près une semaine et demie après le début des hostilités, les limites du mouvement dans l’usine sont atteintes. Il faut s’adresser aux autres ouvriers des autres usines du groupe. Un car est loué pour aller à la Poisse, la plus grosse usine de la région parisienne. Je dis ça à Bill enthousiaste. Vous êtes pas assez nombreux qu’il me dit ajoutant : le plein a pas été fait dans l’usine ! Vous allez vous faire balader, comme vous l’auriez été avec les Stals !… À ce moment, je diverge avec lui. Comme il avait raison dans ces propos en y réfléchissant après coup… Sur le moment, je lui dis : on peut faire le même coup que Croissant Soissons, il y a quelques années ! Bill rétorque : ils étaient dix fois plus nombreux, bonne balade petit !

 

Nous voilà devant l’usine de la Poisse. Jamais vu une turne aussi grande comparaison à Bagnole-lès-Rancy, presque une PME en comparaison. Nous sommes noyés par l’immensité… L’équipe qui rentre prend nos tracts. Certains nous écoutent, au bout du compte, les ouvriers de la Poisse rentrent au chagrin…

 

L’usine de Saint-Glin-Glin

 

Dans la foulée, les jours précédents, il est décidé d’aller à Saint-Glin-Glin, plus petite boîte Saint-Glin-Glin. La rouge y a fait un carton aux dernières élections professionnelles… Saint-Glin-Glin en taille, c’est grand comme un atelier de Bagnole-lès-Rancy. Là ça sera plus épique. Plus drôle qu’à la Poisse. On y rentre dans la tôle. Je raconte les circonstances : en arrivant la grande porte est fermée. Des grévistes l’ouvrent en force… Je donne pas les noms de ceux qui ont ouvert, because des poursuites ont été engagées, après constat d’huissier. une fois le passage franchi, nous voilà dans la tôle. Le spectacle est grandiose à l’intérieur. Un sacré comité d’accueil est là. le banc, arrière-banc de nervis, mouchards, anti-ouvriers, anti-grève… sont là. Du cent pour cent garantie vermine, la fine fleur de la pourriture. Faut voir avec la haine qu’ils nous regardent. Ils auraient des fusils à la place des yeux, un sacré carnage qu’ils feraient…

 

Ce qui suit, est encore plus hallucinant… Périclès, un portugais, de ma vie jamais vu quelqu’un d’aussi paranoïaque, schizophrène… traité en hosto qu’il a été le Périclès. Je l’évite comme la peste. Je suis pas le seul chez les grévistes et pour cause. Le Périclès y va voir carrément le comité d’accueil, pour montrer ses photos de famille du Portugal. Faut voir le contraste. Un ouvrier qui fait voir ses photos comme un petit enfant montrant des chromos, des nervis médusés voyant tout ça… Y a pas intérêt à le contredire Périclès. Un chef du Montage en a fait les frais, il lui reprochait un boulot soi-disant mal fait. Le chef pourtant dur à cuire avait cru son dernier jour arrivé, après l’avoir vu en furie lui tomber dessus… À trois qu’ils avaient dû s’y mettre pour le stopper. Le chef y doit y réfléchir à deux fois à présent avant de chercher des noises sur le travail. Passé ce spectacle, on s’engage dans les ateliers. Peine perdue, à part les délégués, quelques syndiqués et encore nous soutiennent…une usine de plus qui nous suit pas.

Ça commence à tourner sérieusement en rond la grève. Faut chercher un deuxième souffle, il y a nécessité qu’une autre usine nous suive. le comité de grève a une idée lumineuse : aller voir Carpedo ! Après tout, c’est grâce à nous qu’ils ont gagné ! Ils nous doivent bien ça ! La meute de chiens nous suit, alors qu’on avance au Ferrage… Des fois qu’ils aient faim, des grévistes traînent devant eux des nonos attachés à une corde. Ils doivent tellement saliver à l’odeur des nonos qu’ils voient pas qu’on franchit la porte qui sépare le Ferrage de Carpedo. Ils restent en rade dehors. Dans Carpedo, le cortège avance au cri de : Carpedo, Bagnole-lès-Rancy, même patron, même combat !…. Des ouvriers, des chefs nous voient médusés. Le tournant de la grève approche. Un groupe d’ouvriers Carpedo s’est formé autour de leurs dégueulés. Les pontes syndicaux Carpedo entament un vague discours de soutien à notre grève… Faudra pas attendre plus. Plus tard, je demanderai aux ouvriers de Carpedo pourquoi, ils nous ont pas suivis ? Ils me diront que c’est leurs délégués, qui leur ont dit… Sarcastique, ma réponse : ils vous demandent d’aller vous jeter au fond d’un puits, vous y allez !…

 

Deux semaines de grève, ça sent le roussi, personne nous suit dans le groupe. Carpedo, on les avait bien aidés pour qu’ils gagnent ! Pour nous nada ! Pas même le geste d’une heure de débrayage. Sectarisme tout ça : les syndicalistes de cette tôle sont à la botte des staliniens qui voient bien que la grève de Bagnole-lès-Rancy est politique… preuve définitive de ce que j’avance, Perdraud, leur clancul de secrétaire national. En pleine grève de Bagnole-lès-Rancy, interrogé à la télé sur le fait que le privé bouge jamais. Le seul exemple qu’il donne de boîte du privé qui bouge : deux petites boîtes du Sud-ouest… une grosse boîte en grève, c’est rare, en plus qui demande : la retraite à 55 ans, 300 euros d’augmentation, ça pourrait redonner l’espoir. Les costards-cravates qui dirigent les syndicats, qui sont là que pour donner du désespoir, manger à la table des sinistres… disant : ah Monsieur, tout va bien, on les tient ces salauds de pauvres, passez-moi le caviar !… Sont surtout pas là pour le redonner ! Que non ! Que non !…

 

Le centralisme trotskiste et la naissance d’un anar

 

Le thème des Staliniens, je l’ai balancé à Sorel quand les Grands ont exclu les Petits de leur secte… les Petits avaient protesté que les Grands fassent alliance aux municipales avec les réformistes, les roses caviar, les Staliniens… tout ça contre des places de conseillers municipaux, des plats de lentilles… Sorel me dit : Centralisme démocratique, faut s’y plier ou c’est la porte ! Les bolcheviques avaient fait pire par tactique de Lénine, ils s’étaient alliés avec les Cadets pour avoir des places au parlement tsariste ! Bien que n’étant plus trotskiste mais cent pour cent anar, je lui rétorque : les staliniens sont les ennemis mortels des trotskistes, ils en ont même déjà tué !… Sorel s’arrange pas avec les décades passées à l’usine ; plus il prend de l’âge, plus il vire chef de secte…

 

Les boîtes sous-traitantes de l’usine, qu’on avait aidées dans leur grève, pas une nous soutiendra. SSS boîte de nettoyage qui avait fait grève pour la dignité. Leur patron voulait même pas leur donner des chaussures de sécurité. Pour en avoir, il fallait qu’ils en prennent dans les poubelles. Du haut de son yacht, des chaussures pour leur patron rapiat c’était déjà trop. Il a dû s’en faire des cheveux blancs : en plus, ils demandaient des augmentations de paye. Pour les aider à gagner, on est resté toute leur grève à les soutenir. Dormir avec eux pendant leurs piquets, des fois que les flics Bagnole-lès-Rancy viennent les déloger. Même le dimanche on venait.

 

J’y étais pas ce jour-là, à la peinture. On m’a raconté. Manifestation standard : grévistes SSS, syndicalistes de la boîte, Sorel aux avant-postes. Des cadres dont M. Puta directeur de la peinture sont là, collent Sorel. Il sent une bite contre son cul, il craque demande s’ils ont pas des tendances pédérastiques ! Ça s’envenime. Je passe les détails qui ont été tranchés par une demande de licenciement contre Sorel… les dirigeants des grandes entreprises c’est des : voleurs ! licencieurs ! exploiteurs !… Voleurs, j’affirme encore une fois preuve à l’appui. Les dirigeants de Bagnole-lès-Rancy allaient voler la retraite de leurs mouchards. Lors du dernier plan de départ, la préretraite à 55 ans faut plus la chercher… La préretraite maintenant, ça existe plus. La loi larbin à Clétencourt l’a définitivement ratiboisée. Avant la grève 2007, y en avait encore une, les vieux qui y ont eu droit sont les derniers à partir à 55 ans. Pour le reste faudra crever à la chaîne… Des anciens l’ont ratée à un mois près. Un lot de mouchards anti-rouges, qui nous ont pourri la vie, nous mouchardant en roue libre… allaient la rater, la préretraite. Prétexte qu’ils avaient truqué leur date de naissance pour rentrer dans l’usine. Pour l’avoir à présent, ils sont allés pleurer auprès de leur patron adoré avec leurs vraies dates de naissance. Malgré les services rendus le patron voulait rien entendre. Voyant que leur syndicat de larbin à force de ramper devant la direction est incapable de les défendre, c’est les rouges qu’ils sont venus voir. Des anciens de 82 veulent pas qu’on les aide. Ça se comprend, avec tout ce qu’ils les ont fait chier. Des collègues dont Gilbert se foutaient de ma gueule : ils vous ont pourri la vie et vous allez leur permettre de partir à la retraite, trop gentils, trop cons ! J’apostrophais les délégués maison, quand je les croisais en public : Heureusement, qu’on est là, vous êtes même pas capables de défendre vos syndiqués ! Avec le barouf fait boulevard Bérézinas, dans les journaux, les mouchards auront eu la retraite grâce à la rouge. Cet éclat leur est resté en travers de la gorge… D’après les rumeurs entendues boulevard Bérézinas, le PDG avait demandé la tête de Sorel. Du pain béni les événements de peinture.

Dimanche sur le parking de l’usine où l’on est en nombre. Sorel nous apprend qu’il y aura sûrement une demande de licenciement contre lui. La demande arrive lundi. Heureusement dans la soirée, SSS trouve une sortie honorable à sa grève, leur patron rapiat devra se serrer un peu la ceinture sur son yacht. Il bouffera un peu moins de caviar dans la semaine, les balayeurs SSS offriront un peu plus de jouets à leurs gosses… La grève SSS a été plus qu’épique. Des nuits à dormir avec eux à même le sol. Dans des coins sordides. Ils en ont du mérite. Certains d’entre eux avaient sûrement pas de papiers. Malgré ça, ils ont tenu tête et niqué un des plus gros patrons de France. Leur déléguée niveau vermine, elle tenait le haut du pavé… plus d’une fois, je l’ai chopée la Hortansine après avoir fait la navette avec les chiens de garde, le DrH du Montage, ils étaient là quasiment 24 heures sur 24. Après voir pris ses consignes chez ce beau linge, elle venait démoraliser les grévistes… Un jour l’un d’entre eux, un Hindou, après sa venue, voulait reprendre le travail. il a fallu que je lui dise que, pour ses enfants, il pouvait pas faire ça, rentré chez lui après deux semaines à dormir loin de chez lui, la queue entre les jambes…

Je suis à bout, les Grands, comme je suis plus de leur bord, ils m’auront bien pourri la vie. Rien que dans la grève SSS, ils étaient pas nombreux à me parler, me dire : Bonjour, ça va, avant de me dire : C’est ton tour de dormir avec les grévistes ! Pour demander quelque chose, y en avait toujours un pour venir me voir. Pour le reste nada la pougnette. Cerise sur le gâteau, à leur fête où malgré tout, j’y bossais gratos. Quand je les croisais, j’étais jamais dans leur champ de vision. Par contre à Hortansine, ils lui déroulaient le tapis rouge quand elle venait. Je me répète, j’ai pas le choix, tout net, je le dis : avec des comportements comme ça, qu’ils viennent pas s’étonner que je sois devenu cent pour sang anar ! Anti-trotskiste ! Anti-bolchevique ! Anti-marxiste ! Anti-communiste !… Marginal de la politique ! C’est eux qui m’ont marginalisé, au début en me parlant plus car j’avais rejoint les Petits. J’en ai souffert d’être isolé. Maintenant la marginalité politique, syndicale est devenue ma marque de fabrique. Je préfère les laisser entre eux…

 

Bill qui était un de leurs dirigeants, je délire, m’emporte, vitupère… J’ai pas le choix en y réfléchissant, je peux pas faire autrement. Les Grands, Petits, i’ étaient bien contents quand Bill passait ses week-ends, ses vacances… venait après son boulot chez Renault pour s’occuper de leur terrain. Il m’avait dit leur avoir même fait le tout-à-l’égout. Je dénonce des saloperies faites par des gens qui disent avoir vocation à changer le monde… À part la grande foule de ses vrais amis, ils étaient pas nombreux les Grands et les Petits de tout poil à son enterrement, à venir le voir quand il était atteint d’un cancer… après ça, ils peuvent parler de changer le monde. C’est des gens comme ça qui vont changer le monde ?

 

Bill a osé poser les bonnes questions en se demandant : Trotski, les trotskistes… se sont peut-être trompés sur l’analyse de la situation actuelle ? C’est un acte de salubrité de se poser des questions comme ça. Pour qu’une organisation sombre pas dans le stalinisme des plus sectaires.

 

Clarette Lavilliers, Tansancenot, la mère Marchais ancienne ministre des Sports…

 

Sorel, il se voyait viré. Il en aura fallu des débrayages, des prises de paroles sur le parking, des soutiens politiques : Clarette Lavilliers, Tansancenot, la mère Marchais ancienne ministre des Sports. De la part des autres syndicats, il aura eu son lot de calomnies… Grâce au battage fait, il aura réussi à sauver sa tête. Voyant les soutiens, Bagnole-lès-Rancy avait certainement pas voulu prendre le risque d’un licenciement politique…Maintenant, je m’interroge : pourquoi au bout de trois semaines de conflit, le mouvement a continué encore trois semaines ? Je raconte la fin des événements tels qu’ils reviennent à ma mémoire… Ce qui a relancé la grève après notre passage chez Carpedp, ça aura été une grève chez les sous-traitants de sièges directs pour l’usine… À Trifouille-lès-Compiègne. J’y suis allé une fois à Trifouille-lès-Compiègne voir leur grève. Toute leur boîte était à l’arrêt. Si ma mémoire me fait pas défaut, 80 pour cent de l’usine en grève. En discutant avec les grévistes, j’avais constaté quelque chose de pas minime, c’est qu’ils voulaient pas la fusionner avec nous leur grève. au contraire des patrons, pour les ouvriers, c’est chacun pour soi… Tout ça me fout un coup au moral, confirmé quand ils obtiendront ce qu’ils voulaient… les patrons : i’ sont pas cons ! Tout sauf abruti, un patron !…Pour diviser un mouvement, il est capable de lâcher quelque chose même temporairement, il sait qu’après, il niquera… C’est ce qui arrivera, aux ouvriers de Trifouille-lès-Compiègne quand, quelques mois après leur conflit, il leur dira : votre usine est fermée !… Pas con un patron, politique un patron !

 

Après ces événements, pour moi la suite de la grève ça devient vraiment du n’importe quoi. Trois semaines de n’importe quoi. Je raconte la fin: au comité de grève, ça s’écharpait limite les mains. Il y avait les grévistes qui voulaient bloquer en force les chaînes, stopper d’autorité l’usine… Il y avait ceux dirigés par les Grands et Petits trotskistes qui voulaient continuer à l’extérieur de l’usine… À ce moment, il y avait de moins en moins de grévistes qui venaient à l’usine. C’est un fait beaucoup qui venaient voulaient bloquer. Des syndicalistes d’Ouest-Car arguaient dans ce sens. Je me souviens d’un délégué Ouest-Car chaque fois qu’il intervenait en comité de grève c’était pour balancer tout le temps une rengaine identique : pour Ouest-Car, c’est jusqu’au bout !… Jusqu’au bout de quoi, il était bien incapable de le formuler. Passé les avatars du refus de la musique, à y réfléchir à présent : ceux qui faisaient grève chez eux, s’étaient mis en maladie… C’est qu’ils voulaient reprendre le travail, mais osaient pas s’exprimer. La pression du «jusqu’au bout» est la plus forte, la grève continue. Elle change de phase, les Grands et Petits emportent le morceau dans des réunions du comité de grève de plus en plus houleuses. Il y a des échanges de propos de plus en plus violents. Fallait voir l’électricité qui régnait en ces moments…

 

La grève, je la voyais perdue, j’étais pas le seul, Sorel m’avait dit : on va droit dans le mur ! À la télé malgré que Perdraud faisait pas de publicité, les JT commençaient à en parler. Même au 20 heures d’antenne1, PPD en parlait de la grève de Bagnole-lès-Rancy.

 

La mère Impériale en campagne présidentielle découvre des ouvriers !

 

Conséquence de tout ça, la grève va s’inviter dans la campagne des présidentielles qui vient tout juste de commencer. Des candidats vont venir nous voir sur le parking : Tensansenot, Clarette Lavilliers, le coupeur d’OGM, Adèle Aurore Marchais… Cerise sur le gâteau : la mère Impériale, future finaliste de la compétition… elle avait l’air de sortir de la messe, la mère Impériale, de découvrir que les usines c’est pas Neverland : Comment les patrons, ils sont méchants avec les ouvriers ! Because campagne électorale, elle se fait prendre en photo avec des grévistes. Elle va même jusqu’à nous demander devant les caméras d’antenne 1 si on l’aime notre entreprise ? À plusieurs nous répondons : on s’en fout ! on s’en fout ! Dans le brouhaha, il paraît que ce qui a été entendu à la télé c’est oui ! Faut dire que beaucoup étaient sous le charme de l’Impériale…

 

Maintenant, vient le temps des interrogations, des bilans… Pourquoi la grève a duré trois semaines encore ? les Grands et Petits savaient qu’elle était perdue, la grève. Qu’elle allait droit dans le mur. Deux hypothèses s’offrent à moi : Continuer de permettre aux ouvriers d’apprendre à diriger leurs luttes, ou bien inscrire la grève de Bagnole-lès Rancy dans le contexte de la campagne présidentielle ? Des trotskistes s’y présentaient, c’était l’occasion de montrer aux électeurs, aux citoyens qu’ils dirigeaient des luttes… Le pire, peut-être les deux. La grève de Bagnole-lès-Rancy aura été l’exemple de la schizophrénie trotskiste. Toutes les activités militantes tournées vers les élections pour au bout du compte faire 0,5 pour cent des voix…

 

Force est de dire qu’avec les circonstances qui vont suivre… je voyais des catastrophes arriver, la fin du syndicat… pire encore la fin des luttes à Bagnole-lès-Rancy. J’étais pas le seul. Au vu de la maîtrise des événements, les trotskistes : Grands et Petits, ils auront bien joué avec le feu. Plus d’un voyait la situation compromise, eux compris. Tout le monde va comprendre, ça va s’enchaîner en quatrième vitesse comme une farandole, un rigodon, une mauvaise suite… La campagne électorale est là, la grève passe en phase ballade des ouvriers pour collecter de l’argent pour payer la lutte. Il y aura même la création d’une carte de grévistes à pointer tous les jours pour toucher l’argent des collectes. Pour cela des délégations de grévistes seront envoyées dans les usines du groupe, chez Renault, dans les autres boîtes du 93, les mairies… Je peux pas m’empêcher de raconter l’épisode Renault, usine d’ingénieurs. Ça éclaire le reste de comment ça s’est fait les collectes. En gueulant à l’entrée, la solidarité aura pas beaucoup payé. Dans les locaux syndicaux, chez les notables de la boîte, c’est autre chose : une réception cinq étoiles avec rosbif, sauciflard, pâté de campagne du meilleur, ricard, whisky… ils savent recevoir, les syndicats de Renault. À l’appui un gros chèque pour soutenir la grève… un constat s’impose : les patrons tiennent les syndicalistes isolés dans leurs locaux syndicaux comme les tuniques bleues tenaient les indiens dans les réserves, tranquilles à picoler du whisky du matin au soir…

 

Les événements s’enchaînent, la farandole accélère… le gros des réunions du soir, c’est à présent : savoir combien ramènent les collectes aux caisses du comité de grève. Son extension n’est plus à l’ordre du jour, sauf encore pour quelques hurluberlus d’ouvriers qui demandent encore avec insistance, violence, passion… que la grève soit refaite dans l’usine. Pour l’instant, ils sont pas encore écoutés. Ça viendra avec la fin de la grève d’une manière surprenante…accélération de la farandole… Dans les derniers jours de la grève, il y aura du collectage de fric tous azimuts… Je passe les détails. La mairie de Paris aura même eu droit à notre visite massive, avec manifestation en plein Forum des Halles. Au nombre qu’ont était, c’était plus noyé qu’on était, de vrais naufragés d’une grève dans Paname… Les gens sont méchants, des ouvriers voyant qu’on allait voir Jean Delannoy, maire de Paris, se sont pas empêchés de dire qu’on allait voir le phoque de la capitale…Pittoresque qu’elle aura été cette journée dans les beaux quartiers, les touristes, divers badauds… auront vu devant le parvis de l’Hôtel de ville, de ses environs… des ouvriers demander de l’argent pour soutenir une grève. Au comité de grève, même si l’argent y rentre, la tension monte de plus en plus. Les syndiqués rouges, on apprend que les instances vont enfin venir écouter nos remarques, nos protestations, nos attentes…

 

Depuis le temps qu’on les attend… Ce qu’ils prennent dans la gueule au local… pire que de l’électricité dans l’air qu’il y a. Les répliques que nous donnent les pontes syndicaux illustrent le professionnalisme de la vermine… Ils doivent servir les mêmes baratins dans d’autres usines en grève. Les cinq notables en guise de bienvenue reçoivent un: vous êtes pas venus beaucoup nous aider pendant la grève ! Du fric de soutien la couleur en est absente ! Si vous nous apportez pas de l’aide conséquente, ça sera la fin des luttes à Bagnole-lès-Rancy ! Les grévistes vont nous cracher à la gueule !… Parmi ceux qui gueulent le plus, il y a Azouz Bakouch. En me souvenant de tout ça, je suis étonné. À part moi, les Grands à cette réunion, hormis donner le bilan de la grève, ils ont pas beaucoup gueulé. Gerbier était pas à la réunion, il y aurait été, le connaissant comme je le connais, il les aurait encore remis à leur place pire que moi. Sorel est même venu après la réunion pour me faire la morale, que j’aurais pas dû m’emporter… Comme je te l’ai envoyé valdinguer. La fin de la réunion devient de plus en plus électrique, Larchaoui se met à hurler, il tape de grands coups sur la table : vous abandonnez les immigrés ! En 82 Krasuk est venu nous soutenir ! Perdraud sa gueule on l’a jamais vue ! Il parle même pas de nous à la télé !… Le seul engagement que les pontes transformés en punching-ball nous donnent, c’est que Perdraud en personne viendra nous soutenir. Pour le reste, que se soit la fin du syndicat à Bagnole-lès-Rancy, qu’on finisse sur la paille, que nenni, que nenni, ça fera des emmerdeurs en moins…

 

Le chef syndical Perdraud

 

Perdraud au parking assène son discours ultra-réformiste, s’il doit y avoir des augmentations ça sera 300 euros bruts. Il précise bien bruts. Entendant ça, je gueule comme un malade : Net ! Net ! Net !…. Il se retourne vers moi, croyez-vous que l’enflure va changer son slogan pour faire plaisir à un gréviste. Nada, il précise toujours brut. À ce moment, je me mets à l’insulter : Vendu ! Bouffon!… Il faut que Larchaoui qui aime pas les bureaucrates comme moi me dise d’arrêter, vis-à-vis des grévistes, ça la fout mal qu’un délégué insulte son secrétaire national ! Larchaoui me sort ça, pour me convaincre.

 

Plus vite la farandole… la fin de la grève arrive, dans les dernières sorties opérées c’est : Paris ! Paris ! Paris !… on va en bouffer du Paris. À commencer par la médiation de la dernière chance au ministère du Chômage. Une délégation y est reçue, parmi les discussions qu’on a en attendant les camarades la certitude que les noms de tous les grévistes doivent être sur le bureau du ministre est plus qu’évoquée…Les grévistes sur les Champs-Élysées, fallait nous voir manifester, pour nous rendre aux dernières négociations, boulevard Bérézinas, à quelques centaines de manifestants sous l’arc de triomphe. La fin de la grève approche, la fin de la campagne présidentielle aussi. En pleine campagne électorale, les Grands apprécient pas beaucoup que je dise aux autres grévistes : Ça sert à rien de voter ! Seule la lutte compte ! Ils vont le dire à Gerbier. Ce dernier réplique tonitruant : Si vous avez quelque chose à dire, allez voir la personne concernée ! Pas un viendra m’exprimer son mécontentement…

 

Je raconte les derniers barouds d’honneur du conflit. Dans un des derniers comités de grève, Sorel finit par craquer, il écoute enfin les arguments des ouvriers qui demandent de tenter une dernière manif dans l’usine. Sorel prévient : il faudra pas venir pleurer s’il y a des demandes de licenciements en cas de provocations ou débordements !… Le matin de la manif dans l’usine, je vais saluer comme tous les jours mes collègues de boulot, leur donner des nouvelles de la grève. Si la grève a tenu six semaines, c’est pas seulement dû à la détermination des grévistes, à la campagne électorale… Dans les premières semaines, les plus importantes, la direction a pas réussi à avoir le nombre suffisant de volontaires du Ferrage pour aller faire le boulot des grévistes au Montage. Pour ceux qui ont accepté le sale boulot, j’aurais honte de me regarder dans une glace. la honte, ils l’ont déjà envers leurs collègues de travail. Aussi de la manière qu’ils sont transportés au Montage : tous les matins en fourgon comme des chiens… Les collègues, à qui je vais serrer la main tous les jours, m’ont à chaque fois précisé fièrement avoir toujours refusé d’y aller au Montage… Certains ont eu des échanges musclés avec les chefs : Mon poste, il est ici ! Je bouge pas d’ici ! Je suis pas un mouchard !… Si je vais au Montage, ça sera pas pour travailler mais pour casser, faire grève !… Dans une usine comme Bagnole-lès-Rancy, c’est pas rien de tenir des propos comme ça au chef. Là-bas la hantise des ouvriers aura toujours été : Si tu déplais à ta hiérarchie, s’ils m’ont dans le collimateur, j’aurais plus jamais d’augmentation… Grillé que je serais ! Les collègues avaient bien rigolé quand je m’étais pointé le jour qu’on avait été voir les grévistes à la Poisse… Ce jour-là, le manche à couilles de chef de l’époque… disait n’importe quoi pour discréditer les grévistes, comme quoi : Nous avions tenté de rentrer en force à l’usine de la Poisse ! Ils nous avaient refoulés comme des malpropres, à la Poisse ! Preuves à l’appui, ils montraient les chiffres de production de la Poisse… le chef voit ma gueule arriver dans la salle. Il devient tout blanc. Je m’emporte : avant de dire n’importe quoi… faut vérifier ce qu’on dit, nous n’avons jamais tenté de rentrer à la Poisse ! On a tout juste été dire bonjour ! Notre grève, est une grève propre… nous ne terrorisons personne ! Arrêtez de dire ça aux ouvriers !… Le chef se met à trembler. Quand je pars, j’entends des applaudissements…Le jour de la manif dans l’usine, des collègues me disent pour certains : Nous avons honte de travailler alors que vous êtes sans paye depuis plusieurs semaines ! Pour la manif dans l’usine nous viendrons ! Je raconte ça à des grévistes, réponse : ils disent toujours ça, pour se donner bonne conscience ! L’après-midi, ils sont là. Une preuve de plus qu’il était peut-être pas nécessaire de balader tous le temps les grévistes en dehors de l’usine. Il y aurait peut-être eu possibilité d’arrêter l’usine. À 3000 le rapport de force est pas le même pour s’adresser aux autres ouvriers du groupe.

 

Comment je suis devenu un petit-bourgeois individualiste

Ces dilemmes auront fini par me faire craquer. Finir la grève dans la marginalité définitivement… J’étais pas d’accord : il aurait fallu d’abord tenter d’arrêter l’usine ! À l’extérieur, au nombre qu’on était, nous étions des pitres, des guignol’s band !… la grève je l’aurai finie dans le désarroi le plus total, la souffrance la plus totale…L’inconvénient avec les trotskistes de tout poil, c’est qu’une fois qu’ils décident une politique, ils écoutent plus les réticences de leurs militants. Pour eux, faut appliquer le centralisme démocratique : D’accord, pas d’accord, tu fais ce qui a été décidé ! Ou alors un véritable hallali s’abat sur toi. Jusqu’à ce que tu craques avec des noms d’oiseaux : C’est un petit-bourgeois ! Il est individualiste ! Il est démoralisé !… Comme si le fait d’être démoralisé venait de ce que l’on suive plus leur politique. J’aime la phrase que prononce Gérard Blain dans le film Jusqu’au bout de la nuit (1995) : Face à la société, je suis en état de légitime défense !… Cette phrase je me l’étais appliquée à moi-même en me disant : en rentrant dans l’usine, je suis en état de légitime défense ! Après la grève ce sera aussi le dimanche, que cette phrase sera d’actualité, le temps que j’irai encore à mes réunions de cellule, tellement c’était tendu… tellement, j’étais plus d’accord avec eux…

 

Bien qu’étant plus d’accord avec les Petits je les ai toujours défendus envers les Grands. En les quittant si j’avais arrêté d’être solidaire avec eux, peut-être que ça m’aurait permis de souffler un peu ? Les Grands auraient peut-être arrêté de m’isoler, de me regarder de biais parlant avec moi. À trop regarder de haut les militants qui sont pas d’accord avec eux, ils vont finir par nous attraper le vertige des imbéciles. Un militant des Grands un jour me voyant seul, marginal, se met à rigoler, chantant : Quand t’es dans le désert ! Quand t’es dans le désert ! Il croyait que j’étais encore avec les Petits qui venaient de se faire exclure. Je dis au vocaliste : Si ça t’arrivait à toi d’être viré après des années de militantisme, tu ferais quoi ? Tu serais bien seul ! Un silence et une émotion apparaissent.

 

La fin de la farandole va bientôt arriver. Après le succès relatif dans l’usine, il est décidé de tenter une grande manif dans paris. L’initiative vient pas des trotskistes mais d’un gréviste isolé. Nous voilà un groupe sur le parvis de la gare du Nord à s’adresser aux gens qui rentrent le soir du travail… À l’un d’eux qui me demande pourquoi on appelle à manifester samedi ? Je réponds : pour la retraite à 55 ans ! 300 euros d’augmentation ! Comme un Martien, qu’il me regarde. Je m’emporte contre un sympathisant des Grands. Il prend l’activité à la rigolade alors qu’il veut toujours être en grève. Pour une fois je deviens méchant, c’est rare pour être souligné : Si tu fais pas le forcing pour qu’il y ait du monde samedi à la manif, que c’est un bide, plus que nos yeux pour pleurer qu’il nous restera !

 

Fin de grève au bistrot

 

Même si j’ai fini la grève au bistrot. Pour la fin Gerbier dira de moi : il était tout le temps bourré ! Bien que j’avais démissionné de la grève. Le matin en arrivant à 7 heures à l’usine, il m’arrivait d’attaquer à l’absinthe. Les activités pouvant relancer l’espoir, jusqu’au bout je les aurais faites. Comme un dimanche matin passé sur le marché de ma ville à vendre des places pour le concert de soutien à la grève qui allait être organisé. Comme il fallait s’y attendre la manif du samedi est un bide total. Les partis se disant de gauche, avec les salariés, aux abonnés absents qu’ils sont ce jour-là. Idem pour une certaine extrême gauche : le destructeur d’OGM, Tansancenot, la mère Marchais… d’autres impératifs qu’ils avaient… pour parler de leur attitude, c’est pas le mot démission qu’il faut employer, mais trahison.

 

La rapine allait accéder au pouvoir. La manif de Bagnole-lès-Rancy pouvait constituer un début de protestation à l’arrogance, aux attaques qu’il allait faire contre le monde du travail. Qu’ils soient pas venus, tout est dit. Les syndicats non plus, ils étaient pas là. À part ça, ils sont là pour défendre les salariés.

 

Les choses sont claires à présent, dès lundi c’est reprise qu’il faut parler. L’appel à la reprise se fera sans moi. Je tire quand même mon chapeau aux Grands et Petits trotskistes. La reprise avec vote se fera sans trop de casse. Les irréductibles du jusqu’au bout auront été neutralisés ou repris en main. Le vote de reprise s’est quasiment fait à l’unanimité… La seule, l’unique question que je me pose, je suis pas le seul à me la poser : pourquoi l’ont-ils pas proposée avant la reprise ?

 

De Cyd Charisse à l’esprit de lutte

 

Ce jour-là plutôt que voter la fin d’une grève dont je savais depuis longtemps qu’elle était finie. J’ai préféré une part de rêve en allant voir au cinéma Party Girl (1958) avec Cyd Charisse et Robert Taylor, deux acteurs cinq étoiles. Dans la foulée, j’ai regardé également Le Port de la drogue (1953) de Samuel Fuller. Polar américain anarchiste des années 50, d’un anti communisme hallucinant. Un miroir paranoïaque de ce que je vivais en cette fin de grève. La catastrophe a été évitée. Malgré six semaines de grève et une défaite, l’esprit de lutte est maintenu dans l’usine…

 

* Les sous-titres ont été ajoutés pour cette version, afin de clarifier la lecture des extraits choisis.

 

 

Rapport compréhensif

Rapport « compréhensif » sur le roman de Silien Larios, L’usine des cadavres ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris (Les Éditions libertaires, 2013)

Par Ivan Sainsaulieu

(professeur de sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant exclu de Lutte Ouvrière)

– Séminaire ETAPE du 7 février 2014 –

 

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Refaire le monde. Retour sur le trio ouvriers, militants et intellectuels

– Postface à L’usine des cadavres (pp.341-357)

 

 

Ce livre est une mine, il n’est donc pas question d’en faire le tour dans une préface. De même, pas question pour l’instant de présenter l’auteur, puisqu’il a choisi un relatif anonymat[1]. J’en dirai deux mots plus loin. Pour présenter son ouvrage, on peut dire globalement qu’il dépeint les embarras de l’extrême gauche à l’usine (l’auteur-narrateur parle de sa « faillite »), c’est-à-dire surtout des militants trotskistes, noyés dans des contradictions qui se démultiplient, tandis qu’émerge un redoutable concurrent, le communautarisme religieux. Le tout est vu d’en bas, par un ouvrier militant en rupture de ban, dont on suit les déboires successifs tout en appréciant les éclairs de vérité et les bons mots, qui jaillissent constamment dans ce roman assez autobiographique à tendance célinienne. Il faut préciser que, dans l’esprit de l’auteur, le narrateur a pris son indépendance comme personnage de roman. Il porte au paroxysme les jugements de l’auteur, il délire tant qu’il veut, il peut donner libre cours à ses pensées. Son récit est fortement imprégné de tranches de vie, mais il cède parfois à la fiction, via des extrapolations de la réalité, des visions, etc.

 

Bien que très noir, le positionnement politique du narrateur et personnage central n’est pas cynique. Il ne consiste pas seulement à critiquer les errements des autres. Il défend une ligne qui ne se contente pas non plus d’un parti pris « anar », dont on chercherait d’ailleurs en vain les références idéologiques précises (Proudhon, Bakounine, Malatesta, Guérin… : aucun penseur « anar » n’est cité). Ce que le personnage central vise, explicitement, c’est la défense de ses collègues de travail et des ouvriers en général, dans la grève comme au travers de questions politiques plus générales. Il discute d’ailleurs avec deux ou trois collègues qui lui semblent particulièrement « lucides » sur l’évolution du climat et qui deviennent, au cours de la grève, le petit groupe des « individualistes au cul ».

 

La politique ici ne renvoie pas à un divertissement, elle est éminemment nécessaire et pratique, inhérente au travail, comme dans d’autres écrits d’ouvriers militants[2]. Le ton intransigeant est proportionnel à l’insanité des politiques proposées pour les ouvriers, à la manifestation d’intérêts particuliers (personnels ou d’appareil) chez les représentants patentés de ces derniers. Le reproche central du narrateur, dont il voit les effets néfastes dans tous les tournants tactiques des « Grands », c’est de fonctionner en vase clos, d’être incapables de se mettre à l’écoute des ouvriers et d’avoir peur de la contradiction, au lieu d’en faire une ressource. Pour comprendre le point de vue du narrateur-auteur, on pourrait comparer la conduite de la grève avec celle des Lip[3], où les dirigeants disent avoir beaucoup pratiqué l’autocritique et contribué à impulser des structures de participation vivantes. Le succès du mouvement n’est pas seulement fonction de l’envie d’en découdre de la base mais relève surtout, dans le contexte d’une usine de 1 000 salariés, d’un leadership sensible et intelligent, doutant et cherchant des réponses au fur et à mesure en s’ouvrant au maximum, en appréciant de se faire bousculer, dérouter, interpeller. Bref, en recherchant la contradiction, comme le narrateur recherche le point de vue des autres pour se faire une idée.

 

Pour le narrateur, il ne s’agit pas seulement du monde clos de l’usine. Les petits échecs (politiques) sont liés aux grandes catastrophes, comme le développement de l’extrême droite politique et religieuse. Ainsi, il commente le premier tour des élections présidentielles de 2012 en ces termes :

 

« L’extrême-gauche montre au grand jour les conséquences de son sectarisme. Qu’elle s’interroge enfin les fruits de jamais écouté personne à part le chef sont récoltés définitivement. Les Grands et Petits réunis, pour une fois d’accord, me riaient bien au nez quand je disais que les ouvriers allaient voter massivement La Francisque. Le pire est bien là. »

 

Son histoire partisane est aussi la mienne – je suis présent dans le récit sous le nom de Miro. Comme lui, quelques années avant (au démarrage et à l’arrêt), j’ai passé 17 ans à militer pour la même organisation trotskiste, avec une phase de transition entre les « Grands » (majorité) et les « Petits » (opposition minoritaire), période de liberté créative où, avec une poignée de jeunes étudiants (auxquels se sont adjoints quelques jeunes travailleurs), nous avons formé un groupe indépendant nommé Istrati – avant d’intégrer les Petits. Comme lui – grâce à lui ! – j’effectue donc ici un retour autobiographique, en corrélation avec le sien, romancé. La différence avec l’auteur tient dans nos catégories d’appartenance respectives « d’ouvrier » et « d’intellectuel », catégories questionnées d’emblée par son rôle d’écrivain et mon rôle de faire valoir dans la préface… C’est donc assez logiquement sur la question de leurs rapports qui est en jeu ici, en écho à la démarche de l’auteur plus qu’au livre proprement dit, ce qui permet, je l’espère, d’éviter la paraphrase (sur la politique) ou des commentaires superflus sur la vie en usine.

 

La mise en scène partisane des rapports entre intellectuels et ouvriers

 

Rappelons que le rapport entre « intellectuels » et « ouvriers » a été plus souvent placé sous le signe d’une domination sociale, symbolique, organisationnelle et institutionnelle des premiers sur les seconds, que sous celui de la coopération, comme vient le rappeler opportunément un dossier récent[4]. A l’inverse, la vision militante voudrait que l’on dépasse les contradictions sociales au sein des partis « prolétariens ». La vérité oscille sans doute entre les deux : s’il se crée une égalité via le militantisme et/ou le rapprochement réciproque, elle n’a rien d’automatique et ne supprime pas définitivement l’asymétrie du rapport.

 

Étudiant puis sociologue (précaire) et surtout, à l’époque, militant, j’ai beaucoup fréquenté l’auteur ces douze dernières années, surtout sur la fin et après notre militance. Il a toujours été ouvrier à la (même) chaîne, blanc, un peu plus jeune que moi. Cela a débouché sur une amitié – il est le parrain de ma fille, Nina. Nous nous sommes rapprochés peu à peu, sur la base surtout d’un besoin de franchise et de vérité dans les rapports humains et politiques. Nous avons été confrontés, séparément, au même syndrome bureaucratico-sectaire, d’abord chez les Grands puis, plus tard, chez les Petits.

 

J’ai eu d’autres relations suivies avec des ouvriers, notamment avec Bill et Robert, nommés dans le texte, deux militants ouvriers blancs plus âgés (écarts respectifs de vingt et dix ans avec moi), l’un chez Renault, l’autre dans l’agro-alimentaire. A trois, nous avons tenté en vain une opposition au sein des « Petits » (nommée « BMR », dans le texte). S’opposer m’éloignait des autres « intellectuels », c’est-à-dire des étudiants et professeurs encadrant l’organisation, tant le rapport au pouvoir était inhérent à leur fonction et mon cercle de discussion militante ne comprenait alors, en sus, que mon ex copine, factrice à La Poste, et un copain ouvrier immigré sans papiers, que nous hébergions. On peut donc dire que j’ai baigné dans un milieu atypique eu égard à mes études, activités professionnelles et à mes origines sociales (un grand père architecte et l’autre militaire, promu officier pour fait de résistance pendant la guerre).

 

Les militants dits intellectuels ne pouvaient espérer qu’un rôle de courroie de transmission. S’opposer, c’était susciter un débat qui n’avait pas lieu d’être. Il n’y avait pas de lieu autonome pour l’élaboration des idées. L’aura intellectuelle appartenait aux auteurs du passé (Marx, Lénine, Trotsky). La domination, de type à la fois bureaucratique et charismatique, tenait au règne sans partage du chef sur l’organisation, clef de voûte du système. Vieilli, aigri, réaliste et prophétique à la fois, le chef (« Grand Danube de la Pensée ») craint toutes sortes de dérives pour son organisation, notamment du fait des jeunes, des organisations de jeunesse trotskistes ayant soit pris le pouvoir dans leur « orga » en 68 (JCR devenus LCR), soit rejoint la social-démocratie après 1981 (lambertistes). Partisan dès l’origine d’une poigne de fer sur son groupe, il laisse encore moins de marge de manœuvre dans une organisation qui s’est peu à peu développée, qu’il contrôle moins directement. Les ouvriers (et employés) de l’organisation n’en sortent pas indemnes : s’ils sont moins dans la justification, moins responsables de l’organisation, plus en contact aussi avec un milieu social étranger à ce conformisme de la pensée, ils ont en même temps la tentation de se taire par intérêt. En échange de leur soutien relatif, ils obtiennent des appuis pour faire vivre leur fief local. Ainsi, des jeunes se relaient pour taper, imprimer, diffuser leurs tracts tôt le matin, à la porte de la boîte, faire des topos de formation sur l’histoire du mouvement ouvrier. Et l’organisation leur prodigue une expertise et des services pour leur milieu, comme des camps de vacances. Ainsi, des militants « implantés » peuvent tenir leurs positions syndicales et politiques en entreprise grâce au soutien extérieur de l’organisation.

 

La pression de l’appareil met cependant les ouvriers et les intellectuels à égalité, du point de vue de l’expression de leur singularité individuelle au sein de l’organisation. L’ambiance des réunions de cellule est particulièrement normée et dans ce cadre les rôles particulièrement affirmés et distribués : chacun joue un rôle social appuyé en accord avec cette norme. La norme est hiérarchique, les rôles sont donc structurés par l’opposition binaire chef/non chef. Se combinent ainsi les figures de « l’apprenti » et de « l’ancien », côté ouvriers, ou du « maître » et de « l’élève », côté professions intellectuelles ; de l’ouvrier « modèle de fermeté » ou au contraire « modèle de fraicheur et de spontanéité » – figures également prolétariennes, qui incarnent à la fois les responsables de l’avenir et les rebelles à l’ordre présent. Le rôle de l’élève consiste à poser des questions, faire des erreurs pardonnables, se ronger les ongles et être tendu dans l’effort. L’apprenti ouvrier s’écrase lui tout à fait, il sourit d’un air entendu aux allusions de l’ancien et l’approuve au besoin bruyamment. On retrouve dans cette comédie sociale l’attrait bien français pour le « jeunisme », cette quête du « génie » nécessairement précoce. Ainsi trouve-t-on toujours un(e) jeune cadre prometteur, auréolé(e) de son talent reconnu (par la hiérarchie) comme dauphin probable (mais remplaçable dans le rôle). Sachant répondre aux regards et aux espoirs placés (officiellement) en lui, le jeune cadre montre un sérieux, un zèle et un talent méritoire qui justifient son ascension déjà en cours. Comme dans toute hiérarchie sociale (fut-elle académique et universitaire), le jeune qui promet est courtisé et ne s’entoure que de noms qui brillent au firmament.

 

On trouve enfin la figure paternaliste du vieux chef (intello mais sans stigmates de classe), qui écoute, donne tort ou raison comme un sage sous son chêne, avec la tranquillité et l’humour débonnaire de celui qui parle devant un public conquis d’avance. Attendant que tous se soient exprimés, il donnera des gages à chacun et, si son orientation tranche la discussion, elle synthétise en même temps les points de vue, donnant à chacun le sentiment d’avoir été compris, tout en respectant la hiérarchie des rôles distribués et ses variations, dues aux circonstances. Il faut dire, à la décharge du loyalisme, que les rôles sont d’autant plus forts que la norme est contredite : l’opposition en interne conforte, voire durcit les rôles, elle empêche la convivialité d’avoir cours. Il faut dire aussi qu’on peut se donner l’illusion de n’être dans aucun rôle, de rester « objectif » en s’abstenant de tout zèle et en écoutant tout un chacun. Mais, bien sûr, l’attentisme n’est pas le bienvenu en cas de mise en cause du groupe et ce rôle ne peut durer bien longtemps, les votes se faisant à main levée. On voit alors se lever les Erynies, sortant soudainement de leur torpeur et jaillissant de l’endroit le plus inattendu, le militant le plus placide se muant alors en « excité de base ». Les rôles, enfin, ne sont pas permanents : on peut n’être chef que de cellule et redevenir élève dans un cercle plus élargi (en bureau ou en AG). Mutisme et air résolu, sourcils froncés et bras croisés, peuvent alors résumer l’hexis corporelle de celui qui prend du haut ce qu’il répercute en bas.

 

Ce qui se passe très mal, dans cet univers normatif assez répétitif, c’est évidemment la déviance et, a fortiori, la minorité active. Loin de reposer sur une exigence d’inventivité et d’audace, il fait peser sur les ouvriers et les intellectuels de tous poils une chape de plomb dont on a du mal à imaginer le caractère contraignant. Par opposition, ou pour s’opposer, il faut accepter de jouer le mauvais rôle, celui du « vilain petit canard ». Il passe par la prise de parole en public, bien que tout soit joué d’avance, à court terme[5]. L’hostilité ambiante peut difficilement être ignorée, elle inspire des mines variées, depuis la prise de parole au ton désolé, la vertu outragée, l’air raisonnable, prophétique ou inspiré, jusqu’à la sainte colère contre les marchands du temple, tandis que le chœur de cette tragi-comédie fait entendre des murmures approbateurs ou réprobateurs, des sourires entendus ou des cris d’orfraie. S’il arrive que l’opposant ait du panache et s’oppose sans crainte, dans l’oubli du regard d’autrui ou la superbe de son argumentation, son ordinaire est moins glorieux. Cyrano de Bergerac n’était sans doute pas organisé, encore moins embrigadé. La psychologie individuelle intervient sans doute dans la difficulté ressentie du passage à l’épreuve, mais il n’en est pas une qui soit totalement étanche, du fait que nous sommes aussi des êtres sociaux. Tout modèle de tribun ouvrier qu’il fût, rôle il est vrai reconnu davantage à l’extérieur de l’organisation, leader auréolé de batailles et expert (consulté même en interne) en questions syndicales, Bill était parfois réduit à n’être qu’un excentrique, résolument dans l’exagération, comme prisonnier du rôle qu’on lui attribuait. Comment donner le meilleur de soi-même indépendamment de son entourage ? Notre « mot d’ordre », face au stress de l’opposant, révélait notre impuissance : « Manger de la salade et boire de l’eau fraîche ! ».

 

Ouvriers ou intellectuels = autonomie ouvrière ou léninisme

 

Le fait que l’auteur de la préface soit professeur et l’auteur du livre ouvrier semble dans l’ordre – l’intellectuel étant supposé « cadrer » le propos tenu par l’ouvrier. Mais ce n’est pas à un intellectuel que l’auteur se réfère comme à son « maître et ami », c’est à un leader ouvrier dans l’automobile, Bill. On peut y voir la conséquence d’un certain moule « ouvriériste », dont le narrateur comme le préfacier sont tributaires malgré tout. Bill était une figure militante de « l’orga » (voire La figure ouvrière) succédant à une autre figure pionnière, celle d’un leader trotskiste d’une grève dans l’automobile, en 1947. L’orga s’est distinguée dans l’extrême gauche française pour son volontarisme en direction des usines, sa volonté de « disputer aux staliniens le leadership sur la classe ouvrière ».

 

Or, pour ce faire, Léon Trotsky s’était déjà rapproché du syndicalisme révolutionnaire de Pierre Monatte et Alfred Rosmer, dans les années 1920. Le rapprochement entre trotskistes et « anars » a eu d’autres occurrences ensuite. Le narrateur découvre l’anarchisme ouvrier sans savoir qu’il marche dans les pas de son maître, ainsi que de l’inspirateur de celui-ci, qui fut correspondant de Pierre Monatte au sortir de la guerre. Bill critique le recours systématique aux élections (« l’électoralisme ») et l’intégration des militants dans le syndicat (la « dérive syndicaliste ») dès la fin des années 1970, dans un texte qu’il met sous pli et range en attendant de « voir si la suite de l’histoire lui donnera raison ». Le positionnement du narrateur souligne donc la continuité du courant anarchiste en France, comme antidote au centralisme jacobin et au professionnalisme de la représentation, constituant le fil rouge (et noir) de la critique politique ouvrière, celle du « parlementarisme bourgeois », des syndicalistes ayant « accès à la mangeoire », puis des dérives du régime soviétique.

 

Dans l’Orga des Grands ce rapprochement a fonctionné aussi, mais sur la base d’un micro « compromis historique », passé entre un ouvrier anarchisant et un intellectuel trotskiste. Un ancien de Renault racontait comment le leader ouvrier (Vard) s’était en effet « soumis » à un intellectuel léniniste vers 1950 pour fonder une organisation, tout en restant lui-même la référence légitime pour instruire et inspirer les nouveaux venus au militantisme ouvrier. Le chef de l’Orga lui-même a rapporté en assemblée les « temps héroïques » en ces termes : « à l’époque, il y avait Vard, moi, et Danielle qui faisait des allers retours entre les deux… ». En fait, Vard et Grand Danube de la Pensée ayant tous deux milité très jeunes, aucun n’était à proprement parler « ouvrier » ni « intellectuel ». Par contre, plus tard, les choix tactiques en termes de recrutement vont privilégier les canons français de l’élitisme (l’ENS en particulier). Et la plupart des militants ouvriers de l’Orga parleront avec admiration des « intellectuels », avec le complexe d’infériorité de rigueur, face à des militants sortis des grandes écoles. C’était aussi l’effet d’une manipulation : à côté de la leçon ouvriériste servie aux « petits-bourgeois » de professions intellectuelles pour les culpabiliser (et mieux les soumettre), l’Orga avait développé également un culte de la Culture et des grands intellectuels avec la conséquence inévitable de complexer et de se soumettre tout autant les militants ouvriers à l’Orga – d’autant mieux que les grands intellectuels n’existent plus[6]. C’est beaucoup moins vrai pour l’auteur, qui admire des individus, écrivains ou cinéastes, mais ne globalise pas, ne renchérit pas sans cesse sur les intellectuels. Il s’assume davantage comme autodidacte, il arrive à écrire malgré les doutes de rigueur, en particulier pour un ouvrier. Il faut dire qu’il a subi moins longtemps le moule de l’Orga et c’est précisément en en sortant qu’il a pu prendre l’initiative d’écrire.

 

Ouvrier intellectuel = autodidactie et importance de l’oralité

 

Sorti tôt de l’école, l’auteur est issu d’origine modeste, son père était ouvrier (de droite). Sa mère, sans emploi, faisait cependant grand cas de la lecture et l’un de ses oncles, Gabriel Ruiz Fuentes, est écrivain dans son pays, en Espagne. La sœur de l’auteur a poussé les études jusqu’à devenir cadre. Si le frère est « resté » ouvrier, il manifeste un goût prononcé pour la culture littéraire et cinématographique. Ecrivain autodidacte, il entretient avec l’écriture une relation particulière, à la fois soucieuse de style littéraire (célinien) et irrespectueuse de la grammaire par défi, par fidélité à un univers social.

 

Elle se caractérise surtout par des saillies franches et le verbe haut, une place centrale voire une focalisation sur la répartie (surtout celles du narrateur), dans la joute oratoire. Trouver la bonne répartie, c’est vital, et du coup l’écrit est au service des tripes et d’une révolte à fleur de peau (« la peau sur la table »), mais aussi de l’oralité. On pense aux épithètes homériques (Achille aux pieds légers, Hélène aux bras blancs…), ces « formules » qui auraient permis aux aèdes de composer leurs vers et de fournir des repères à leurs auditeurs, pour ne pas perdre le fil de leurs récits mythiques. Je ne sais laquelle, de l’écriture ou de la vie, sert plus l’autre, mais le sens de la répartie est au cœur de l’ouvrage. Le narrateur revendique de se situer dans un délire monomaniaque et névrotique ; mais à tous les étages de la réalité, depuis ceux de la conscience à celui de l’atelier, il s’arrange toujours pour mettre en scène un dialogue, entre des êtres réels ou imaginaires. C’est évidemment à mettre en rapport avec cette plongée dans la vie quotidienne des milieux ouvriers de la chaîne – si rare en littérature. Parmi les récits autobiographiques ouvriers, cet ouvrage se distingue à la fois par son style et par la situation de l’homme : peu de militants-écrivains ont été plus immergés dans la politique et moins intégrés dans l’appareil, après vingt ans de militantisme.

 

Cette place de la parole est bien sûr corrélée avec la recherche de la vérité : on songe à la maïeutique de Socrate, ce non écrivain combattant pour que la parole accouche d’une vérité. On voit donc ici la passerelle entre intellectuels et ouvriers : un combat pour la vérité qui passe par la parole, un dialogue franc, une rigolade ou une engueulade musclée, pourvu que la vérité passe, et chaque fois ou le plus souvent avec une dépense d’énergie, le coût d’un affranchissement, d’un arrachement des chaînes du conformisme ou des contraintes de la chaîne, la bien nommée. Elle est maintien de l’action vivante par delà l’enterrement de première classe que constitue l’écriture : l’oralité de l’Iliade est aussi un art guerrier, celui de combattants en chair et en os, face à face, commençant par s’invectiver pour mieux stimuler leur ardeur. On pourrait regretter d’ailleurs que l’auteur n’évoque pas ses ratés dans ce combat éthique, la frustration de ne pas avoir su trouver la bonne répartie, le ressentiment qui fait ruminer pour prendre sa revanche. Peut-être considère-t-il que l’adversité est telle que rapporter l’échec de la parole n’est pas envisageable ? Pourquoi écrire si la parole ne l’emporte pas ? Le statut de la parole est d’autant plus important que la réalité est dure. On peut douter de sa parole à l’abri (« supposons qu’un malin génie s’introduise dans mon bureau et me fasse douter de mes sens… ») mais seule la riposte permet de se maintenir à flots face à l’agression constante des chefs et aux propos fallacieux des bureaucrates. La parole (écrite) comme éthique de la riposte. On peut supposer que l’auteur tienne sa vengeance en écrivant un récit de répliques presque parfaites face à l’oppression, ou qu’il nous donne la vérité (sa vérité) des expériences vécues, plutôt qu’un inventaire des succès et des échecs rencontrés face à la souffrance. La parole maintenue dans l’écrit, c’est une revanche de l’oralité, le maintien de l’oralité populaire dans l’écriture… bourgeoise. Mais, à la différence de l’Iliade, elle est aussi le lieu d’énonciation du sujet, plus proche du « flux de conscience » de James Joyce ou du récit intérieur proustien. Le moi est nécessairement au centre, dernier pivot qui reste, si tous les moyens collectifs sont à distance. Le héros connaît des combats éprouvants et gagne peu de guerres. Sa victoire est subjective, pas seulement par la mise en scène d’un moi qui triomphe de l’adversité : c’est aussi un moi qui triomphe justement dans la langue et la pratique culturelle des dominants, par des réparties orales devenues écrites.

 

Vox populi

 

La parole est vérité objective, salutaire pour le sujet. Elle n’échoue pas face à la souffrance, mais soigne ou surmonte la souffrance. La parole est bonne, elle n’est pas mauvaise : le parler est vrai en politique, salutaire en psychanalyse et raisonné en philosophie. Il y a comme un rythme en sourdine, une note qui sonne juste, une pierre de touche dans le discours de l’auteur. Le lecteur ne peut qu’être surpris que les ouvriers disent encore au monde ses quatre vérités.

 

Jacques Rancière a nommé cela le rapport à « l’authenticité de la parole ou de la pensée populaire contre sa soumission aux idéologies manipulatrices »[7]. D’autres au contraire opposent à la parole populaire la recherche de la « vérité » des philosophes, rejetant les autodidactes avec les militants et les petits bourgeois dans l’illusion, l’allodoxia ou « la bonne volonté culturelle »[8]. Confrontant les deux points de vue (« en tension »), Philippe Corcuff souligne que la possibilité d’émancipation existe pourtant de part et d’autre, par « des emprunts aux milieux dominants » autorisant un « brouillage des frontières » du côté de Rancière (plus suggestif ici), par l’accès à la « connaissance de ses propres déterminismes » sociaux du côté de Bourdieu (dans La misère du monde), dans une tradition philosophique rationaliste, qui court de Descartes à Spinoza[9]. Qu’il s’agisse de brouillage ou de prise de conscience, il faut en souligner le processus fragile, l’effort constant, la trame inachevée d’une part, et la réciprocité d’autre part. Car il ne faut pas oublier que ce travail d’émancipation concerne les deux parties, les intellectuels comme les ouvriers. Ce cheminement difficile procure certes des moments forts, mais si tout le monde le prenait, il n’y aurait pas de classes…

 

Et si tout le monde le prenait, il n’y aurait plus de classes ! C’est au travers de ces transgressions que se nourrit l’humanisme, car ce n’est pas que d’une rencontre entre des ouvriers et des intellectuels qu’il s’agit : c’est à un dépouillement, à un renoncement à n’être que des ouvriers ou des intellectuels que convie cette rencontre, pour vivre une humanité commune. Rarement le terme de « morale » apparaît avec une connotation positive dans l’ouvrage (au contraire, il apparaît négativement dans l’expression « faire la morale » ou « donner une leçon de morale »), mais l’indignation explose à chaque page, signant la présence d’une forte exigence morale, une morale qui dénonce l’injustice au lieu de prêcher pour un ordre (moral), une morale inextricablement liée à une exigence de lucidité sur les rapports de force, au lieu de les repeindre en rose ou en rouge. Une morale de classe, certes, mais où pointe avec force la conscience individuelle et la volonté de jauger les individus croisés. La balance ne penche pas pour autant toujours du bon côté, même pour les ouvriers, qui font vivre une humanité par leur audace ou leur franchise, leur drôlerie ou leur colère, au moment même où on la croyait perdue, juste après lui avoir réservé un enterrement de première classe, sous un tombereau de manœuvres intéressées, de préjugés racistes ou de brutalités machistes[10]. Dans cet univers impitoyable, on voit bien l’importance des militants, leurs erreurs et leur bêtise mais aussi leur héroïsme lucide, notamment à travers le personnage principal, mais aussi au travers de sa « fine équipe » de collègues, dont il a retenu les plus conscients et les plus courageux comme interlocuteurs privilégiés, pour l’appréciation de la conduite de la grève.

 

La quête interactive d’un dépassement

 

Reprenons, quitte à sortir du cadre de l’usine, le fil des effets réciproques de l’interaction entre ouvriers et intellectuels. Qu’est-ce que ca fait à l’ouvrier, et à l’intellectuel, d’être en relation ? Il s’agit ici de descendre du questionnement général sur les catégories pour les regarder évoluer au travers de l’interaction entre deux individus (interaction vécue entre/par le préfacier et l’auteur).

 

On souligne souvent le rôle (indispensable) de médiation du militant. On peut tout autant dire que la réussite de la médiation n’a rien d’automatique. Dans mon expérience, la question du rapport ouvrier – intellectuel a ressurgi d’autant plus avec l’épuisement de mes engagements et logiciels militants : on est certes moins portés à entretenir des relations atypiques hors du contexte militant. Pour autant, j’ai gardé des amis « prolos ». Et cette relation ne découlait pas automatiquement du partage d’un engagement politique : ni les convictions, ni l’appartenance au même parti ne suffisent à la forger[11]. Improbable du point de vue des milieux sociaux d’origine (ou de la différence de parcours depuis le même milieu), elle naît en particulier dans l’opposition à un ordre établi (en l’occurrence pour nous celui du régime organisationnel). Mais l’opposition n’est pas une position stable, l’engagement n’est pas garanti par une étiquette. Bien des militants restent insensibles, imperméables à cet échange, incapables de tisser des liens d’un bord à l’autre, quelles que soient leurs idées. On voit par exemple les séparations ressurgir à table, entre ouvriers et intellectuels, comme on voit les sociologues blancs et de couleur groupés à part, lors de congrès. On traîne une dépendance au milieu social d’origine qui exige un travail de conversion de soi, un arrachement comparable à celui de l’apprentissage professionnel[12], qu’on acquiert certes, mais aussi que l’on reconquiert.

 

Un des freins du côté de « l’intellectuel » (de service) est constitué par le sentiment de déclassement, d’être « tiré vers le bas », surtout s’il est précaire lui-même. Deux sous-catégories peuvent passer outre : de jeunes intellos enthousiastes, portés par un idéal, et des intellos qui, à l’opposé, ont trouvé leur place. Pour les autres, soit par ambition matérielle (obtenir un poste), soit par ambition intellectuelle (l’acceptation par les pairs et/ou par un public plus large), il n’est pas aisé de devenir ami, sur Facebook ou ailleurs, avec des ouvriers. Accepter d’entrer dans un réseau atypique et souvent confiné, au lieu de pouvoir se grandir en citant « ses relations ». Passée la prise de contact, la fréquentation reste difficile, du fait d’une autre expérience désagréable : avoir l’impression d’être incompétent, malgré tous ses diplômes, devoir accepter de ne rien savoir du monde concret de réalités sociales circonstanciées, de se sentir vide et léger devant la gravité des faits et le centre de gravité des ouvriers, etc. Autrement dit, le statut de « l’intellectuel » est doublement remis en cause à cette occasion, dans son prestige comme dans sa fonction de « savant ». Les sociologues pratiquent certes cette humilité en enquête : sur le terrain, ils « s’effacent » devant la parole d’autrui. Mais l’expérience est tout de même circonscrite par la boîte à enregistrement, par le temps défini d’observation, et surtout elle est préalable à un retour sur le « matériau », qu’on va pouvoir maîtriser, faire parler, interpréter – même si la question est fort débattue de savoir si la plus value apportée par le travail d’analyse dépasse ou non la mise en forme des propos de l’acteur, si le « savoir savant » dépasse ou non le « savoir ordinaire ».

 

On sait que, de son côté, l’ouvrier doit surmonter le traumatisme de l’échec scolaire, l’impression d’être ignorant et incapable face aux titres symboliques de la réussite scolaire qui auréolent l’intellectuel. Il doit aussi accepter que s’instaure une relation de dialogue où chaque parole risque de laisser transparaître l’inégalité de formation, de connaissances livresques ou autre. De plus, l’univers de l’usine n’encourage pas l’échange policé, même s’il fait se concentrer sur l’essentiel. En pratique, il faut souvent qu’un dialogue inégal-inversé s’instaure pour que la parole ouvrière émerge, au risque du monologue ou de la répétition, tandis que l’intellectuel « surveille son langage » et « la met en veilleuse », pour éviter de rappeler le rapport de domination qui prévaut socialement. Par incidence, on devient sociologue « réaliste » plutôt que « baroque », pour reprendre (en substance) la distinction que Louis Pinto a faite dans l’un de ses écrits. On devient aussi un peu psychologue, pour satisfaire au besoin de se confier (occasion qui n’arrive pas si souvent chez « Popu »). Non seulement j’ai trouvé ainsi du fil à plomb pour ma vision du monde, mais aussi une sorte de thérapeutique pour les nerfs : ca fait du bien, ça calme, ça procure comme un antidote contre les petites vilénies de mon milieu, centré sur la réussite sociale, l’entre soi familial et social, apeuré ou excité sans raisons.

 

Dans cette démarche, on est donc partiellement transformés par la relation de type égalitaire qui se construit mais elle n’a pas le pouvoir d’abolir les classes, même dans un espace-temps réduit. La tension entre l’idéal et la réalité ne fait que s’accroître et demande un effort incessant d’adaptation. Certes, la formation partisane a pu forger des « cadres » politiques ouvriers, leur permettre une promotion interne[13], mais cela a passé sans doute par un investissement considérable du formateur et de l’élève pour colmater les retards de scolarisation (en partie pour cette raison, on voit, dans des diplômes professionnalisant comme les DUT, la place des cours aller en s’amenuisant au profit de toutes sortes d’interactions plus personnalisées, plus interactives). L’auteur-narrateur autodidacte n’est d’ailleurs pas représentatif de l’ouvrier qui doit tout au parti – il s’agirait plutôt d’un produit typiquement « démoulé » à chaud ! L’opposition à l’oppression multiforme en constitue bien la matrice – hiérarchie usinière, organisation bureaucratique, oppression de race ou de genre, régime politique non démocratique, etc. En petit ou en grand, l’interaction ouvrier-intello se tisse comme solidarité contre un adversaire commun.

 

Solidarité imparfaite, jamais acquise, défi sans cesse renouvelé. Moyennant ces efforts, se construisent des moments de montée en généralité, d’accouchement d’une vérité à la fois conceptuelle et expérientielle, d’un sentiment de justesse d’appréciation et se manifeste aussi une imagination débridée. L’étonnement coproduit contraste alors avec la médiocrité des échanges en milieu tempéré. L’expression « refaire le monde » trouve ici sa pleine justification, c’est une trame de moments d’émancipation. La norme sociale fait désirer aux intellectuels l’homogamie sociale, l’exposition médiatique, the places to be. Côté ouvriers, elle est sans doute plus vache et moins artificielle à la fois : moins de surface sociale et plus d’authenticité dans les rapports. Mais si les ouvriers ont davantage intérêt à cet échange, du fait de leur socialisation moindre (hors mouvement social) par rapport à des intellectuels supposés « plus en vue » et donc « mieux entourés », il faut dans les deux cas du courage pour y parvenir. D’autant que, le plus souvent, le contenu de cette rencontre n’est exportable dans aucun des deux milieux respectifs, dont la séparation empêche précisément qu’ils puissent la comprendre. Ainsi, il n’est pas rare que des individus des deux bords, convoqués au même échange, déclinent l’invitation, soit par crainte, soit par dédain du monde d’autrui. C’est donc condamné à rester dans le jardin secret et à être cultivé au moment des retrouvailles – sauf à être publié, mais on écrit d’abord pour soi, par nécessité.

 

Par contre, le jardin joue un rôle (secret) dans l’expression publique des ouvriers et des intellos. On a souvent évoqué le gain formateur pour l’ouvrier du fait de se frotter aux intellectuels. Mais on pourrait à l’inverse se demander jusqu’à quel point il n’y aurait pas un inspirateur privilégié, une « éminence grise » ouvrière, un oracle ex populi derrière les analyses les plus brillantes du monde social ? De quelles paires d’amis, de quelle collaboration privilégiée entre un ouvrier et un intellectuel dépend le succès de grands ouvrages novateurs ? Combien d’intellectuels doivent-ils à de telles « fréquentations » leur carrière ou l’originalité de leur discours ? De la même façon, au lieu d’appréhender le mouvement ouvrier comme le résultat de la fusion des classes par la baguette magique de l’Histoire, on ferait mieux de reconsidérer la matrice, de remonter à la source interactive primordiale : combien de groupes politiques doivent leur existence à un ouvrier fort en gueule ? Comment les « paires fondatrices » ont-elles été imitées, démultipliés ou non par les circonstances, décalquées ou redimensionnées dans l’essor d’une formation politique ? Dans cette perspective, « l’interactionnisme » prendrait sa revanche sur le « structuralisme » en l’attaquant dans son fief, celui des classes sociales. Car c’est de ce genre de rencontres improbables que dépend largement la qualité de courants censés faire converger les classes, mais qui ne peuvent qualitativement y prétendre que dans la mesure où se nouent des rencontres interpersonnelles du « troisième type », rares dépassements des frontières déshumanisantes de notre société de classe.

 

Ivan Sainsaulieu,

Paris, juin 2013

 


[1] J’ai globalement respecté le choix d’anonymat de l’auteur concernant les noms propres (lieux, individus ou organisations). Je remercie ici Bérangère Parmentier pour ses remarques suggestives concernant l’oralité en littérature.

[2] Michel Pialoux, Christian Corouge, Résister à la chaine. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Agone, 2011.

[3] Voir le document en DVD de Christian Rouault : Les Lip, l’imagination au pouvoir (2007).

[4] Cédric Lomba et Julian Mischi, « Usines. Ouvriers, militants, intellectuels », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 196-197, mars 2013.

[5] Serge Moscovici a montré comment les minorités actives peuvent influencer sur le long terme la majorité (Psychologie des minorités actives, PUF, 1976). D’où la nécessité d’entourer d’un cordon sanitaire les opposants, porteurs de germes.

[6] Par la suite, pour tenter de palier au recrutement de nouveaux ouvriers dans les années 1980-90, le chef substitue aux sorties culturelles des activités populaires des plus banales (karaoké, patinoire, matchs de boxe…).

[7] Jacques Rancière, Et tant pis si les gens sont fatigués, Editions d’Amsterdam, 2009.

[8] Pierre Bourdieu, La Distinction, Minuit, « Le sens commun », 1979.

[9] Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale ?, La Découverte, MAUSS, 2012, ch.. 2.

[10] Il y a peu à dire sur le genre, autant que je sache, dans l’univers masculin de l’usine et dans l’univers indifférencié, voire « asexué », et égalitaire du militantisme en question. Par exemple, elles étaient plus dirigeantes qu’opposantes chez les Petits.

[11] En d’autres temps, le poids social, politique et culturel de la classe ouvrière a pu inciter des intellectuels à avoir une autre idée de leur rôle social, à faire quelque chose de leurs bras, à tisser des relations différentes, etc.

[12] Et son nécessaire désenchantement à l’égard de l’idéal, selon E. C. Hugues, Men and their Work, Free Press, 1958.

[13] Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Presses de la FNSP, 1989.

 

Rapport critique

 

Rapport « critique » sur le roman de Silien Larios, L’usine des cadavres ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris (Les Éditions libertaires, 2013)

 

Par Sylvain Pattieu

Maître de conférences en histoire à l’Université de Paris 8, écrivain, militant de la gauche radicale (ancien militant LCR et NPA, aujourd’hui à Ensemble au sein du Front de gauche), auteur de Avant de disparaître. Chronique de PSA-Aulnay (Paris, Editions Plain Jour, 2013, voir http://www.editionspleinjour.fr/avant-de-dispara%C3%AEtre/)

 

– Séminaire ETAPE du 7 février 2014 –

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Voyage au bout de l’usine, roman célinien à Aulnay

 

« Je resterai homme de désordre contre toutes ces élites qui veulent manipuler à leur sauce les ouvriers », affirme Silien Larios dans son roman L’usine des cadavres, inspiré de ses nombreuses années de travail à l’usine PSA d’Aulnay, récemment sacrifiée par la direction du groupe. Le moins qu’on puisse dire est qu’il remplit littérairement ce programme de désordre dans son roman riche, touffu, foisonnant au point parfois de s’y perdre. Il y a trois angles d’attaque pour aborder ce livre : le premier est quasi documentaire, le deuxième littéraire, le troisième politique. Je serai ici très élogieux concernant les deux premiers, beaucoup plus critique concernant le troisième.

Le roman de Silien Larios est d’abord un livre qui parle du travail à l’usine, qui décrit de façon extrêmement précise la chaîne, ses gestes mais aussi les relations entre collègues, ou avec les multiples chefs et sous-chefs. « Avec le chef de Carpedo, ça allait pas non plus. Il appréciait pas que j’aille souvent aux cabinets. Le plus dur encore, c’était que je travaillais en trois-huit. Le bruit des presses, jamais vu des cadences aussi infernales, il fallait prendre, ranger dans des caisses en fer tout ce que les presses compressaient, crachaient… ça n’arrêtait jamais. Si par bonheur c’était le cas, un sacré soulagement arrivait. Quand ça redémarrait, j’avais l’impression de recevoir un coup de feu à cause du bruit assourdissant. En plus l’odeur du métal imprégnait mes vêtements jusqu’à ma chair ». Ou bien encore : « En plus de prendre dans les claies des portes de 14 kilos. 450 dans la journée. Les mettre dans une maquette. Après des charnières, une machine les soude. Je dois les reprendre, les présenter au fumeur de pétards. Fermer les putains de claies. Les barres pèsent lourd. Des fois elles coincent. Le cariste doit m’aider à les fermer. Il est pas content de descendre de son car à fourche. Je me répète : ces opérations durent à l’infini d’une journée… l’infini d’une semaine… l’infini d’une vie … »

L’ouvrier Larios se décrit comme un énergumène, ultra-politisé, anticlérical en diable, rétif à toute discipline, hiérarchique ou militante, amoureux de cinéma et de littérature, prompt à se réfugier dans les salles du Quartier latin pour voir de vieux classiques. Il plaisante avec les copains, prompt à la blague, respecte néanmoins certains chefs, il décrit les inimitiés, les petits conflits et disputes qui éclatent. Il n’est pas si fréquent de lire la parole ouvrière sur le processus de travail lui-même, la chronique quotidienne de l’usine. On pense à la verve frondeuse de Grain de sable sous le capot, de Marcel Durand, aux entretiens entre Christian Corouge et Michel Pialoux[1]. Plus récemment, Ghislaine Tormos a raconté elle aussi de belle manière l’usine PSA d’Aulnay[2]. Loin de tout misérabilisme, loin aussi de toute vision héroïque, Silien Larios décrit les grèves, certes, mais aussi les méta-résistances de l’usine, développées par les individus ou par le collectif ouvrier. Les théories de l’historien allemand Alf Lüdtke sur la notion d’Eigensinn ouvrier, parfois traduit par « Quant à soi », mobilisé pour décrire les résistances des ouvriers à la discipline de l’usine, parfois indirectement politiques, sur le mode de la blague, par exemple[3].

Cette chronique de l’usine est aussi l’occasion pour Silien Larios d’un étonnant travail sur la langue. Son récit est foutraque, parsemé à n’en plus finir de points d’exclamation, phrases scandées, tournures orales reprises telles quelles, inventions langagières. Il y a du Céline, qu’il admire, dans sa prose. Le bon Céline, celui de l’irruption de la langue populaire dans la littérature. Il s’adresse au lecteur, à lui-même, ressasse, répète, revient en arrière, de façon complètement assumée : « Remboursez ! Il répète ! Ressasse !… Délire sans arrêt ! Tout pareil, pleine longueur de page ! Lecteur : tout se répète à longueur de temps ! Dans les journaux ! les radios ! les bistrots !… pourquoi je ferais pas pareil ? J’illustre en plein l’éternel retour qui tourne toute berzingue, roue libre ! Pas pour tous pareil qu’il tourne, je dis pas ! Je dis pas ! N’empêche que si le mécanisme est pas brisé ! Les méchancetés ! Saloperies ! Misères, reviendront ! Les déflagrations continueront ! Les chagrins ! Les malheurs ! ». Des passages entiers de ce que l’auteur appelle ses « délires » ou « névroses » constituent de véritables parenthèses du récit, bifurcations, intersections, voies parfois sans issues. L’univers décrit par Silien Larios est aussi un univers langagier, généré à force de malaxation du langage populaire mâtiné de références politiques et philosophiques. On s’y perd au début puis on trouve peu à peu quelques repères fragiles. Les différents partis trotskistes se partagent entre Grands et Petit trotskistes, mais on trouve aussi les Autres trotskistes. Le syndicat majoritaire, la Rouge, concurrencé par Ouest-Car. L’usine de Poissy, où seront envoyés une partie des anciens d’Aulnay, devient la Poisse. Telle dirigeante d’extrême-droite est La Francisque, une ancienne ministre du Travail devient la mère Pourrie, Tansancenot et Clarette Lavillier représentent l’extrême-gauche. Silien Larios a le sens de la formule, procès de Moscou dans un « dé à coudre » pour désigner les anathèmes entre militants d’extrême gauche. Anticlérical forcené, le narrateur s’inquiète de l’influence des « jansénistes » dans l’usine, qualifiés de « tartuffes barbapapa ». Son récit virevoltant et pressé a des accents de Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier du 18ème siècle, influencé par les Lumières, devenu sans-culotte en 1789, qui a laissé un Journal de ma vie truculent et précieux. Cet aspect-là, littéraire, langagier, est sans doute le plus réussi du livre, car Silien Larios, autodidacte de la littérature, aux références éclectiques, s’empare des mots pour créer son propre style, parfois difficile à suivre car foisonnant mais convaincant. Il sait agencer mots des milieux populaires, mots du travail à l’usine, mots du militantisme d’extrême gauche, pour mettre en place son monde d’écriture, à la fois convaincant et d’une grande originalité.

Il est dommage que cette belle réussite littéraire se combine à tant de rancœur politique, confinant parfois à l’aigreur. Silien Larios a milité pendant presque vingt ans dans diverses organisations d’extrême-gauche, passant des « Grands trotskistes » aux « Petits trotskistes », puis quittant ces derniers, se retrouvant ostracisé par ses anciens camarades à chaque rupture : « Ensuite, dans l’usine, je subis les violences psychologiques, ce qui est pire qu’un coup de poing dans la gueule. Les coups dans le cerveau laissent pas de traces visibles, un œil au beurre noir ça finit par partir. Les déflagrations intellectuelles, c’est plus dur, les dégâts plus grands ». Ce passé et ce passif le conduisent, au-delà de la critique légitime de modes de fonctionnement difficiles à nier, à considérer uniquement en négatif l’action menée par les « Grands trotskistes », qui ont pourtant joué un rôle fondamental dans le mouvement de lutte depuis l’annonce de la fermeture de l’usine. Aucun de ses militants ne trouve grâce à ses yeux, ce qui paraît largement injuste. Certaines affirmations frôlent le nihilisme : « Mafia englobe pour moi si mon raisonnement a pas encore été compris : tous les partis, droite, gauche, centre, extrêmes de tous bords ». D’autres sont tellement caricaturales qu’elles en deviennent outrancières : « Depuis la période industrielle, dans la vie il n’y aura eu que des malheurs plus ou moins grands ! Des catastrophes à pas finir ! Démocraties parlementaires ! Allemagne nazie ! Régimes communistes ! Républiques islamistes ! ». Autre position sans nuances, celle concernant les « tartuffes jansénistes », appellation derrière laquelle on a parfois l’impression que Silien Larios amalgame une bonne partie des Musulmans de l’usine. Une des principales raisons évoquées de sa critique des « Autres trotskistes » est leur choix de présenter une candidate voilée lors des élections régionales. Si on peut bien entendu critiquer la pertinence de cette décision, cette question fait partie des fameuses obsessions de son texte, et la légitime critique des religions tourne quand même beaucoup autour de l’islam. A force d’être traitées à la serpe, des questions compliquées, celle du fonctionnement et des stratégies des organisations d’extrême-gauche, celle de la religion dans les milieux populaires, sont abordées uniquement sous l’angle de la caricature.

Toutes ces critiques, Silien Larios semble les désarmer par avance en assumant une part d’autodérision : « L’ombre maléfique du docteur Destouches plane sur votre récit ! En plus de lasser le lecteur, vous démoralisez sec ! Y a rien d’objectif dans vos pages ! ». Il y répond sur le même ton : « Chez moi, c’est moi qui distribue les plats aux invités ! Ma petite musique, c’est moi qui la joue ! Dans l’ordre qui me plaît ! Chacun peut sortir sa cuisine ! Inviter qui il veut ! Si ça lui chante, qu’ils racontent posément ! Dans l’ordre ! Sur du velours pour que ses invités suivent bien ! Soient pas ébranlés ! Fassent la sieste après lecture ! Chez moi les événements sont racontés tels quels : vus… entendus… vécus ! ». A son crédit, on pourrait dire qu’il s’agit d’un roman, d’un narrateur-personnage qui ressemble peut-être à son auteur-inventeur, mais dans l’outrance et la provocation. Cela n’enlève rien à son talent littéraire.



[1] Marcel Durand, Grain de sable sous le capot. Résistance et contre-culture ouvrière : les chaînes de montage de Peugeot (1972-2003), Marseille, Agone, 2006 ; Christian Corouge, Michel Pialoux, Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Marseille, Agone, 2011.

[2] Ghislaine Tormos, Le salaire de la vie, Paris, Don Quichotte, 2014.

[3] Alf Lüdtke, Des Ouvriers dans l`Allemagne du XXe siècle : le quotidien des dictatures, Paris, L’Harmattan, 2000.

 

Séminaire ETAPE n°5 – L’autogestion en pratiques

Cinquième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Janvier 2014 –

 

L’autogestion en pratiques

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autour du livre collectif L’autogestion en pratiques (Les éditions Albache, 2013)

A partir d’un texte de Rafael Perez (co-fondateur des éditions Albache)

 

Et avec :



Ils sont peu à avoir fait ce choix et pourtant ils existent. Métallos, menuisiers, boulangers, enseignants et lycéens, ils vivent l’autogestion au quotidien : dans ce petit livre publié aux éditions Albache, ils nous racontent leur expérience d’un regard sans concession, conscients des difficultés à faire vivre l’alternative dans une société capitaliste.

« Albache » est une jeune maison d’édition autogérée qui publie des textes littéraires et de sciences sociales donnant la parole aux acteurs des luttes et aux sans-voix. Ces livres colorés invitent ainsi à comprendre dominations et résistances à même les pratiques et les stratégies singulières, des carnets de bagnards du XXème siècle aux récits de la résistance antifranquiste.


Ce livre-ci, recueil de témoignages vivants intitulé « L’autogestion en pratiqueS », soulève à nouveau le problème de l’articulation entre radicalité et pragmatisme. D’abord, comment faire tourner une alternative en reproduisant le moins possible de rapports de pouvoir, au sein de cette société profondément hiérarchique et inégalitaire ? Ensuite, comment s’appuyer sur ces multiples initiatives locales ponctuelles pour élaborer des réponses concrètes à la mesure des problèmes globaux ?

Présentation de Rafael Perez

Contribution de Rafael Perez

Autogestion et pragmatisme

 

– séminaire du 17 janvier 2014 –

 

Le texte qui suit reprend et développe certains éléments de la préface rédigée pour « L’autogestion en pratiqueS » (Editions Albache, 2013) dont j’ai été invité à parler au séminaire ETAPE.

La visée de cet ouvrage, réalisé en lien étroit avec la Foire à L’Autogestion, est avant tout introductive. Il propose un choix de témoignages actuels qui sont autant de pistes et de suggestions : l’expérience argentine, le Lycée Autogéré de Paris, la scierie Ambiance Bois et  la boulangerie « la Conquête du Pain ». Si l’idée d’autogestion revient au cœur des débats, il est souvent difficile de la définir. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je rappellerai donc ici quelques éléments généraux : le mot « autogestion » renvoie au fait de gérer soi-même, par opposition à la gestion effectuée de l’extérieur par une direction autoritaire. Autogérer commence donc par s’organiser pour que ce ne soit pas un-e dirigeant-e qui décide pour les autres. Le premier objectif est de décider ensemble, entre individus égaux, de ce que l’on fabrique, par exemple, de comment on va le  fabriquer, le diffuser, dans quel but, de quelles façons, etc. Les exemples regroupés par ce livre sont multiples, mais ils tournent autour d’un même principe : puisque c’est nous qui consommons, puisque c’est nous qui produisons, alors c’est à nous de décider !

Voilà une manière de présenter en peu de mots l’idée commune à ces différentes initiatives. Mais au-delà, cette reprise en main ouvre sur une remise en question radicale de la production et de la consommation, et des séparations qu’elle implique. Le Lycée Autogéré de Paris par exemple s’efforce de questionner la coupure entre personnel enseignant et personnel technique, et au-delà entre enseignant-e-s et élèves. L’autogestion est ainsi un point de départ pour remettre en question plus généralement les modes d’organisation hiérarchiques et autoritaires, qu’ils passent par l’Etat ou par une entreprise privé. C’est là l’enjeu de mon intervention, et je vais essayer maintenant de dégager différentes séries de problèmes qui ont trait plus spécifiquement au rapport entre autogestion et pragmatisme, sur lequel on m’a demandé d’intervenir.

Quand on s’intéresse à l’autogestion, on retrouve une tension entre sens faible et sens fort du terme de pragmatisme. On peut comprendre la notion de pragmatisme en un sens faible, comme une manière d’accepter les contraintes de la pratique, de s’y adapter, de parer au plus pressé ou de choisir les solutions les plus faciles à mettre en œuvre. Mais on peut aussi la concevoir en un sens plus fort, comme une conception qui mesure la valeur d’une idée à la manière dont elle nous permet d’agir sur le réel, et qui cherche à écarter de manière critique les théories ou les débats qui ne changent rien dans la pratique.

En un premier sens, les tentatives autogestionnaires peuvent d’abord être reconnues dans une perspective anarchiste comme des points de levier pour questionner l’organisation hiérarchique et inégalitaire du travail et de la société. Il ne s’agit certainement pas de vouloir à tout prix coller un logo ou un label anarchiste à des expériences très diverses dans leurs motivations, leurs fonctionnements, leurs productions… Mais il y a là quelque chose qui doit être observé de près pour quiconque pense qu’il est possible et intéressant de s’organiser sans gouvernement, et plus largement, en combattant les dominations. Les expériences autogestionnaires peuvent être analysées comme des mises à l’épreuve des grandes idées anarchistes : un moyen de les confronter aux difficultés concrètes, de les affiner, de les dépasser ou de les renforcer. En ce sens, l’autogestion ne doit pas devenir un nouveau mythe ; il nous faut faire, sans mauvaise foi ni complexes, le bilan pratique de ces tentatives contemporaines, afin de pouvoir en tirer réellement les leçons. C’est dans cet esprit que nous avons constitués cet ensemble de témoignages. Par opposition à un certain anarchisme idéaliste, on peut ainsi comprendre à un premier niveau pourquoi l’autogestion est du côté d’un certain pragmat-isme, au sens tout simplement déjà d’une confrontation à la pratique.

Mais c’est bien le seul -isme qu’il est légitime d’accoler aux pratiques autogestionnaires. A mes yeux, mesurer l’écart entre autogestion et anarchisme n’est pas au fond l’approche la plus intéressante : au contraire, les expériences autogestionnaires sont stimulantes dans la mesure où elles explorent de multiples voies nouvelles, au-delà des grands systèmes en -isme qui prétendent avoir réponse à tout. Par opposition aux systèmes politiques unifiés, pensés et exécutés de bas en haut, les expériences autogestionnaires font figure de politiques par en bas, reconstruites dans les vides et les failles des grands projets totalisants. Mon but est ici de montrer comment et à quelles conditions l’autogestion peut être une politique pragmatiste au sens fort. L’autogestion n’est pas une politique « conçue pour » les travailleur-e-s, c’est une politique qui s’élabore à même les difficultés de l’action quotidienne, du travail, et des luttes. L’autogestion n’est donc pas une formule magique, une panacée, ni  un programme politique achevé : il faut s’en saisir, la faire évoluer, l’adapter, la perfectionner. L’autogestion est beaucoup moins une réponse qu’une manière de poser les questions, un espace de luttes et d’expérimentations ; beaucoup moins une théorie politique qui cherche à s’appliquer, qu’une politique qui se développe et s’affine à même des questionnements pratiques immédiats.

J’aimerais marquer ici deux lignes de questionnements, deux endroits où ça accroche, et où ce rapport entre autogestion et pragmatisme va poser problème : un volet interne, et un volet externe. D’abord, au sein d’un collectif, si la prise de décision autoritaire est si habituellement admise comme une réponse pragmatiste, comment l’idée d’autogestion peut-elle devenir concrètement une arme pour affronter la question du pouvoir et non une manière de le mettre à distance ? Ensuite, à l’échelle de la société, à quelles conditions ces multiples pratiques et initiatives locales qui font face à des problématiques particulières immédiates très différentes peuvent-elles s’articuler et déboucher sur une perspective d’ensemble et de long terme à la mesure de la crise globale et radicale que nous traversons ?

Pour sortir des chemins balisés des fonctionnements hiérarchiques, il faut d’abord ne plus accepter le pouvoir : refuser de le subir comme de l’exercer. Si on repart des fondamentaux, l’essentiel dans la démarche autogestionnaire, c’est déjà de se dire que les inégalités et les rapports de pouvoir ne sont pas une fatalité, qu’ils ne sont pas naturels : on peut les affronter consciemment, et y trouver des solutions collectivement. Mais ce processus n’est pas facile, et les témoignages recueillis manifestent aussi un certain nombre de difficultés dont il faut prendre conscience. Les acteurs et actrices des expériences autogestionnaires que nous avons rencontrés expriment souvent une certaine frustration en constatant qu’on ne se débarrasse pas si facilement du pouvoir. Des phénomènes de pouvoir se développent précisément au nom d’un certain « pragmatisme ». Des rapports inégalitaires perdurent ou apparaissent. Certaines structures de pouvoir globales se manifestent à nouveau dans les expériences autogestionnaires, ainsi les rapports de genre, ou les problèmes de prise pouvoir par la parole. Et bien souvent, on reproche à leurs critiques, et en particulier aux féministes, de retarder ou inhiber l’action collective. En outre, des relations déséquilibrées se développent plus spécifiquement dans les expériences autogestionnaires en fonction de l’ancienneté dans l’expérience, des différents degrés d’implication, des diverses compétences acquises… Il paraît plus efficace à court terme que celui ou celle qui a les compétences prenne les responsabilités, sans compter que le collectif a parfois tendance à se décharger des tâches laborieuses sur une personne qualifiée.

Pire, et paradoxalement, tout se passe trop souvent comme si le caractère autogestionnaire de ces expériences les handicapaient quand il fallait se confronter à ces questions de pouvoir : parler de pouvoir apparaît parfois comme l’insulte suprême, ou le tabou absolu. Certain-e-s semblent croire qu’il suffit d’être entre anarchistes pour que la question du pouvoir soit résolue. Des témoignages sélectionnés ici, se dégage au contraire l’idée qu’on ne peut affronter la question des rapports de pouvoir, qu’à condition de commencer par accepter de la regarder en face : combattre les logiques de pouvoir, ce n’est pas nier leur existence, mais en prendre le plus possible conscience et les remettre constamment en question dans la pratique.

En effet, d’un autre point de vue, il est crucial de se rendre compte que le pouvoir n’est pas une réponse pragmatiste, mais un problème d’organisation. Les phénomènes de pouvoir sont associés à une mauvaise circulation : de l’information, des savoirs, savoirs-faires, compétences, rôles, reconnaissance, attention, ressources, moyens, etc. Contrairement à ce que serine le discours dominant, il apparaît qu’à cause des phénomènes de pouvoir, l’action collective perd de la fluidité, de la cohésion et de la force. Le pouvoir est une relation bloquée, déséquilibrée, où les ressources sont concentrées et immobilisées en un point du collectif. En ce sens, l’organisation autoritaire est une habitude commode plus qu’une disposition efficace. On  nous a toujours appris à subir les décisions des chefs, de dirigeant-e-s, il faut changer nos habitudes, forger nos armes contre l’autorité, chercher par contraste des équilibres vivants, des modalités d’organisation et de prises de décision où chacun-e trouve sa place.

Les expériences autogestionnaires pointent ainsi vers un dépassement ou un approfondissement dans la pratique des grands principes théoriques de l’anarchisme. Dès lors, il s’agit de se demander en pratique comment construire de l’égalité entre des personnes qui ont des parcours, des formations, et des compétences très différentes. Comment élaborer des réponses pragmatistes sans produire ou reproduire des rapports de pouvoir ? Deux grandes réponses se dégagent ici, deux options expérimentées dans les collectifs, deux manières de combattre le pouvoir. La première consiste à dire que le pouvoir existe et qu’il faut se préoccuper de sa distribution : le risque est alors d’ancrer des inégalités existantes. La seconde consiste à combattre systématiquement les déséquilibres dans les prises de décision et leurs mises en œuvre : il faut alors attacher une attention toute particulière à ne pas casser les dynamiques et les volontés d’agir. Plutôt que deux options opposées, il s’agit en réalité de deux tendances. Ces chois dépendent aussi du type de projets : les enjeux ne sont pas les mêmes pour un lycée ou pour une scierie. Ainsi, les chemins explorés pour construire des fonctionnements à la fois égalitaire et souples, qui n’écrasent pas l’initiative individuelle et les porteur-e-s de projets, sont divers et doivent constamment s’adapter pour trouver des formes d’équilibre dynamiques.

 

C’est un des deux versants de la discussion, qui portent sur des problèmes internes aux expériences autogestionnaires, mais un autre aspect reste particulièrement délicat. Comment articuler des initiatives si différentes au sein d’un projet capable de répondre à une crise globale et de changer réellement la société ? C’est là toute la question et toute la difficulté. Car l’autogestion est encore et toujours exposée au piège de l’alternativisme : au risque de l’enfermement dans un petit îlot alternatif au milieu d’un océan d’inégalités et de crises. Pire, quand les entreprises autogérées restent isolées les unes des autres, on pourrait presque parler d’auto-exploitation. Elles sont en effet soumises à la concurrence, et doivent entrer dans les mêmes impératifs de production et de rentabilité. Les mécanismes économiques d’ensemble auront alors tôt fait de les rattraper, et de menacer leur viabilité, le maintien de l’activité, le paiement concret des salaires.

Cela pose la question du statut des expériences autogérées ponctuelles (micro) relativement à la globalité d’une société (macro). C’est un deuxième écueil des politiques pragmatistes. Ce point me paraît particulièrement important si on veut construire un lien entre pragmatisme et autogestion, et se demander ce que peut être une politique pragmatiste. On part du local, du ponctuel, mais on fait face à des logiques globales, qui peuvent sembler écrasantes. Selon une ligne dure, l’autogestion ne pourra vraiment être mise en œuvre que quand le capitalisme n’existera plus : les expériences actuelles sont en effet souvent contraintes d’entériner une différence consommateur-producteur, et ne remettraient pas assez en cause le salariat et les échanges marchands. Pour ma part, cette vision me paraît bien réductrice, et bien figée. Elle ne perçoit pas suffisamment l’autogestion en termes de processus et de conflictualité ; et surtout, au plan pratique, elle ferme la porte aux possibilités d’expérimentation actuelles, aux leçons qu’elles nous permettent de tirer, aux points de levier qu’elles peuvent apporter.

En tout cas, face aux indéniables capacités d’intégration et de régénération du capitalisme et de l’Etat, ce qui est clair, c’est qu’un projet autogestionnaire ne garde sa signification et sa force qu’à condition d’être dans une dynamique de lutte. Il faut donc aussi entendre ici autogestion au sens fort : elle ne se réduit pas à un moyen neutre, mais indique déjà une perspective plus large et porte finalement en germe l’exigence d’une autre organisation sociale. La crise actuelle apparaît comme une situation instable où les lignes bougent, où des failles s’ouvrent : nouveaux risques mais aussi nouvelles possibilités. Les organisations politiques et syndicales traditionnelles paraissent désemparées face à ces reconfigurations, et débordées par les solutions instables qui s’inventent sur le terrain (entre solidarité, débrouille, et repli réactionnaire). En outre, l’autonomie aussi semble dans une phase de déclin où elle se borne à répéter les pratiques émancipatrices du passé face à des dispositifs de pouvoir qui s’y sont adaptés, ou à déborder à la marge les mouvements sociaux dont les organisations politiques et syndicales continuent de déterminer le cadre général. C’est justement là que les expériences autogestionnaires peuvent apporter un nouveau souffle aux politiques pragmatistes. En outre, ces projets ouvrent des voies de réponse au double visage de la crise – économique et politique – en cherchant à dépasser la coupure entre économie et politique. Des réponses concrètes se développent ainsi sur le mode de l’auto-organisation, sans attendre que les solutions économiques tombent d’en haut, et dans une position très critique et désabusée vis-à-vis des réponses étatiques. Cela ne signifie pas nécessairement l’inutilité totale des organisations politiques ou syndicales traditionnelles (en tout cas dans la mesure où leurs discours n’enferment pas les pratiques, mais peuvent les intensifier, et les motiver) mais les remet à leur place face à ce qui s’invente socialement, en réponse à un contexte social de crise économique et politique. Sans céder à l’idéalisation, les expériences autogestionnaires apparaissent comme un levier pour inventer des voies nouvelles, au-delà des grands systèmes en –isme qui prétendent avoir réponse à tout.

Par-delà le communisme ou l’anarchisme auxquels les militant-e-s se réfèrent parfois, les expériences autogestionnaires explorent de nouvelles voies dans la pratique, et dégagent de nouvelles pistes. Elles donnent du grain à moudre pour inventer une révolution qui ne soit pas une prise de pouvoir ou l’imposition d’un système unifié, mais un processus pluriel d’auto-organisation qui renverse dans la pratique les principaux dispositifs de pouvoir. Si ce mouvement part d’une irréductible pluralité locale, cela ne signifie donc pas l’abandon de toute perspective de transformation d’ensemble, à la manière de celles et ceux qui ont récupéré le terme « autogestion » pour pousser les travailleur-e-s à participer à leur propre exploitation. Une démarche pragmatiste au sens fort n’oublie pas les problèmes de long terme et les structures d’ensemble : la diffusion de l’autogestion pourrait permettre à la fois la réappropriation des moyens de production et la participation directe aux décisions concernant ce que nous produisons, et au-delà notre manière de vivre. Face aux processus d’étatisation, unifiants, normatifs et hiérarchiques, l’enjeu des politiques autogestionnaires est de cultiver et disséminer ainsi des pratiques et processus d’auto-organisation à la fois égalitaires et multiples. Cela renvoie aussi à d’autres manières de désigner une perspective révolutionnaire, et d’agir dans ce sens.

 

Certes, le système économico-politique dans son ensemble doit être remis en question : il nous faut construire une réelle alternative. Mais cette alternative doit se construire à même des pratiques locales et singulières : les expérimentations autogestionnaires sont autant de brèches, de points de levier, et de manières de nous poser des questions sur ce que nous voulons vraiment. Au-delà de la crise des grands modèles, les multiples formes d’entraide et de projets coopératifs qui combattent les fonctionnements hiérarchiques et les logiques de pouvoir sont autant de lieux où inventer des perspectives différentes. C’est dans la pratique qu’on apprend à s’organiser autrement. Les mythologies politiques sont aussi enthousiasmantes intellectuellement que décevantes dans leurs applications : aucun projet ne tombera d’en haut, mais il s’invente déjà dans les interstices et les zones d’ombre. L’herbe pousse entre les dalles. Ici le nom de politiques pragmatistes ne renvoie donc pas au registre des techniques de pouvoir, mais au contraire à ces manières de s’organiser concrètement face aux enjeux de domination et d’exploitation. En outre, pour dépasser le niveau instrumental du pragmatisme, elles doivent être portées par une double exigence : ne pas faire du pouvoir un tabou mais l’affronter comme un problème d’organisation, ne pas perdre de vue l’horizon large mais  faire vivre la perspective d’une révolution plurielle et auto-organisée. A ces conditions, les expériences autogestionnaires pourront véritablement être des politiques pragmatistes au sens fort.

 

Rafael Perez

Présentation d’Eric

Contribution d’Eric

 « LA BELLE EQUIPE »

Coopérative syndicale de production dans l’industrie du Bâtiment

Une tentation alternative d’autonomie prolétarienne

2010/2012

 

– séminaire du 17 janvier 2014 –

 

Je suis parmi vous, ce soir, pour évoquer l’expérience de « La Belle Equipe », société coopérative de second œuvre (plâtrerie, peinture, carrelage) dans le Bâtiment.

Cette scop a la particularité d’être une émanation du Syndicat Unifié du Bâtiment de la Confédération Nationale du Travail (Française), qui en détient virtuellement (parce qu’aujourd’hui le capital est à – 25 000 euros) un tiers des parts, et sa gérance, pour le moment en sommeil, est toujours tenue par un membre du Conseil Syndical.

 

« EST-CE CELUI QUI DIT QUI EST ? »

 

La question de qui parle ici de cette expérience n’est malheureusement pas neutre.

Je ne suis pas membre de cette scop, et ne suis pas un travailleur manuel du Bâtiment.

Je suis membre du Conseil Syndical, ayant actuellement le mandat de la formation syndicale et de l’alphabétisation, et suis un travailleur intellectuel du Bâtiment, architecte coopérateur d’une société d’architecture (Archi-Ethic) composée de deux adhérents du syndicat.

Ce préambule sera l’objet de notre première interrogation :

Qui crée des scops, qui est la cible actuelle de l’autogestion ?

 

1.A – Qui crée des scops ?

Qui a aujourd’hui le capital intellectuel et social pour se lancer dans de telles aventures ?

Qui dans sa pratique professionnelle et/ou sociale a pu, ou peut, expérimenter ou formaliser les outils nécessaires à une autonomie productive dans le milieu hostile du Capitalisme ?

Le développement du capitalisme s’est accompagné de l’émergence d’une nouvelle classe sociale ayant une fonction et une position distincte dans la division capitaliste du travail : celle des agents subalternes de la domination capitaliste, à la fois exploités et dominés par la bourgeoisie mais qui dans le même temps « conçoivent, contrôlent, inculquent légitiment les différents rapports de domination par l’intermédiaire desquels se reproduit le capital ». les caractéristiques de cette classe sont en particulier « un savoir et un savoir-faire marqués du sceau du travail intellectuel par opposition au travail manuel et une formation théorique préalable (de caractère scolaire et universitaire) autant destinée à légitimer idéologiquement les fonctions d’encadrement qu’à en assurer la maîtrise par les agents qui les remplissent ».

Certains membres de cette classe, en opposition au système (par origine de classe ou par évolution personnelle) vont devenir des militants, formant l’encadrement de partis de gauche ou d’extrême-gauche ou de syndicats.

D’autres vont se trouver, à un moment ou un autre déclassés du fait d’une mondialisation de l’économie qui leur échappe.

Issus de l’un ou l’autre cas, c’est à notre avis, ceux qui vont le plus fréquemment devenir les porteurs de projets autogestionnaires.

Ce constat difficile, interroge une démarche visant à l’autonomie prolétarienne, comme celle portée par le syndicat.

Nous pensons que la classe ouvrière doit se garder de devenir le marchepied de la classe d’encadrement. Elle doit se méfier des valeurs que porte cette classe en tant que classe (modernisation, rationalisation, démocratisation, étatisation, culte du savoir, hiérarchie des compétences et des formations, expertise, …) qui sont contradictoires avec l’autonomie prolétarienne et sont l’une des sources et explications principales de l’intégration, institutionnalisation et bureaucratisation du mouvement ouvrier et de ses organisations.

Ceci explique la démarche un peu schizophrène de ma présence ici ce soir. Quelle que soit ma situation personnelle, c’est avec le mandat d’une organisation de classe porteuse de l’histoire et des espoirs de la classe ouvrière que je participe à ce moment de réflexion sur l’autogestion.

 

1 – LES CONDITIONS DE CREATION DE LA SCOP

 

1.A – Une scop issue du SUB.

Le Syndicat Unifié du Bâtiment, des Travaux Publics du Bois, de l’Ameublement et des Matériaux de construction de la Région Parisienne de la CNT (SUB TP BAM RP), qu’on appelle plus généralement SUB, s’est recrée il y a maintenant un peu plus de 15 ans en région parisienne, compte entre 60 à 80 adhérents et, comme syndicat d’industrie, rassemble les travailleurs de nos branches quels que soient leurs statuts ou qualifications.

Il rassemble donc des travailleurs dont la formation scolaire peut aller de quelques mois dans une école de brousse à plusieurs années passées sur les bancs de l’université, des écoles d’ingénieurs ou d’architecture. Depuis plusieurs années, une partie importante de ses adhérents sont des travailleurs immigrés occupant des emplois non qualifiés du BTP. La frange de travailleurs manuels qualifiés est peu représentée (bien que cela soit en train de changer), ce qui a induit la mise en place par le syndicat d’outils de formation (professionnelle, syndicale et personnelle) importants. En ce qui concerne la formation professionnelle, le syndicat développe plusieurs structures (chantier syndical, bureau de placement, bourse d’entraide, cours d’alphabétisation, …).

Outre son fonctionnement interne, et la scop « La Belle Equipe », le SUB a aussi mené des « expériences autogestionnaires » dans le logement (à Montreuil avec l’Atelier Populaire d’Architecture de Montreuil et le DALAS qu’il a créé) ; dans les pratiques culturelles et sportives et espère un jour prochain pouvoir le faire dans la distribution de produits de consommation courante.

1.B – Pourquoi mener de telles expériences ?

Nous sommes syndicalistes-révolutionnaires et à ce titre restons convaincus que le syndicat est l’outil de la transformation sociale.

Il l’est, à notre sens, d’autant plus que la société se composant d’une structure économique, d’une structure politique et d’une structure idéologique et culturelle ; qui autre que le syndicat couvre ce large spectre, et pourrait avoir vocation à le modifier ?

 

1.C – Le syndicalisme prépare la révolution

En effet, comme l’a énoncé le syndicalisme à l’origine, et que la Charte d’Amiens formulait ainsi :

Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale.

Ce que Fernand Pelloutier avait lui-même indiqué, en 1899, dans sa lettre aux anarchistes :

Nous devons non seulement prêcher au quatre coins de l’horizon le gouvernement de soi par soi-même, mais encore prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu’un tel gouvernement est possible.

 

1.D – Le syndicalisme développe, au travers ses propres structures, les moyens de l’autonomie

Fernand Pelloutier concevait la gestion et l’administration des Bourses du Travail, par les syndicalistes comme une action d’éducation des travailleurs. La Bourse du Travail était alors analysée comme la constitution d’une institution ouvrière au sein de la société capitaliste, et les pratiques d’auto-administration de la Bourse et de ses œuvres (culture, formation, secours, etc.) avaient une vertu éducative.

Pour le Syndicalisme Révolutionnaire, auquel nous nous référons, il existe des tâches préparatoires à la révolution, et en particulier celles de former les hommes et les femmes qui seront les leviers de ce processus.

 

1.E – Préparer la révolution, c’est être prêt à prendre en main la production

Si le millénarisme influença longtemps les masses, il s’avéra cependant nécessaire qu’apparaissent claires et viables les possibilités de transformation sociale ; et naturellement, cette capacité d’alternative détermine, lorsque s’en présente l’occasion, le comportement des masses dans la révolution, qui n’est alors ni arbitraire ni accidentel, mais bien produit et conséquence d’une période d’élaboration antérieure.

Parmi les problèmes immédiats de la révolution demeure, en premier lieu, la réorganisation de la production. Ce fut, à notre avis, le grand échec de la CNT espagnole qui en 1936, ne parvint pas à égaler dans l’industrie ses réalisations dans le domaine agricole.

Le projet de transformation économique, politique et social (en un mot révolutionnaire) est aujourd’hui majoritairement abandonné par un mouvement ouvrier intégré et replié sur un économisme de gestion (luttes sur les salaires, productivisme, culte de la croissance, etc.) arc-bouté sur la défense des acquis du « compromis historique fordiste ».

1.F – Comment le syndicalisme peut-il se préparer à la gestion ouvrière ?

La gestion des coopératives peut être conçue comme un apprentissage pour la gestion de la société dans son ensemble, à la fois dans le secteur productif et distributif. Si comme le soulignait Emile Pouget, les grèves partielles sont une gymnastique, un entraînement, une répétition dans le cadre de la préparation de la grève générale, l’autogestion dans les coopératives comporte aussi cette dimension éducative, pédagogique, qui tend à faire du producteur, du consommateur, un acteur conscient.

  • Dans la coopérative de production, le salarié ne doit plus être un travailleur aliéné.
  • Dans une coopérative de consommation, le consommateur ne doit plus être un client passif, asservi aux grands circuits de distribution.

 

1.G/ Le coopérativisme ou les « expérimentations autogestionnaires » ne peuvent cependant n’être qu’un moyen et non le but

L’organisation coopérative contient aussi une tendance conservatrice, réactionnaire. Dès l’origine, et en particulier dans la seconde moitié du XIXe siècle, une fraction du patronat international vit dans « les sociétés coopératives, (…) contre les erreurs et les périls du socialisme, le plus sûr et le plus généreux des remèdes »

Le coopérativisme est alors une association qui n’est ni politique, ni syndicale, mais simplement économique. C’est une société par actions – généralement petites – dont l’objectif est l’amélioration des conditions de vie et d’existence, des producteurs qui en sont membre. Elle ne détruit pas le Capital, elle l’aménage.

Marx, écrit dans Le Capital :

Pour ce qui est des coopératives ouvrières, elles représentent, à l’intérieur de l’ancien système, la première brèche faite dans celui-ci, bien qu’elles reproduisent nécessairement, et partout, dans leur organisation réelle, tous les défauts du système existant.

 

Ce propos est d’ailleurs conforme aux décisions du congrès de l’AIT, réuni à Genève en septembre 1866, qui adopte à l’unanimité le rapport présenté par le Conseil Central reconnaissant : « le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de la société présente, basée sur l’antagonisme de classe »  car les coopératives de production montrent « pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de l’association des producteurs libres et égaux ». Cependant, et dans le même rapport, l’Internationale ne considère pas la coopérative comme un outil apte à « transformer par lui-même la société capitaliste ».

C’est pourquoi, nous ne partageons pas l’espoir que certains, aujourd’hui, en Espagne ou ici, peuvent mettre dans cette forme d’organisation, pas si nouvelle de la « coopérative intégrale », et qui viendrait subvertir puis remplacer le Capitalisme.

Comme l’a souligné Henri Lefebvre, les « théories gestionnaires » de Proudhon sont erronées quand elles imaginent une installation de l’autogestion dans les points forts de la société, de l’appareil économique, voire de l’appareil d’Etat. Car, c’est dans les points faibles de la société existante que s’insèrent les expériences autogestionnaires. L’ensemble social, l’Etat ont leur puissance et leur cohérence. C’est dans les interstices qu’il se passe quelque chose. Si ce travail d’interstices est formateur et dans cette mesure émancipateur, il ne peut être le moyen d’abattre le Capitalisme. 

2 – LA BELLE EQUIPE

2.A – Origine

Notre scop syndicale « La Belle Equipe », entreprise générale de second œuvre du Bâtiment, a commencé son activité au mois d’avril 2010. Elle a démarré avec deux camarades.

En 10 ans c’était le troisième projet « mis en chantier ». Les deux précédents n’ayant pu aboutir à la constitution d’une équipe suffisamment solidaire pour mener le projet à son terme.

La présence de Stéphane, un camarade désamianteur chez Bouygues, licencié pour activité syndicale (création d’une section  CNT), a été une « opportunité » (si l’on peut utiliser cette expression), une réponse à la répression patronale, et la rencontre d’un camarade, s’interrogeant sur son avenir, avec le projet porté au SUB RP par son Conseil.

Pour le Conseil, ce devait être le premier maillon d’un réseau pouvant accueillir des Subars d’autres régions, utilisant ces structures pour développer leurs propres activités.

Dans le principe, les coopérateurs entrants (essentiellement Subars) devaient être cooptés par les coopérateurs en activité, puis confirmés par le Conseil Syndical, qui représente les intérêts du syndicat (en détenant des parts de la scop). Tous les salariés entrant dans nos scops devaient avoir normalement 6 mois pour devenir coopérateurs, ou, à défaut, quitter l’entreprise.

Le syndicat s’était donné deux ans pour accompagner « la Belle Equipe » vers l’autonomie, tout en allégeant progressivement son soutien.

Au-delà, le syndicat restait porteur :

  • d’un projet de création d’une scop de consommation, agissant sur les questions de décroissance, d’équilibre alimentaire, et d’échanges ;
  • d’un projet de coopérative d’habitants axé sur les approches en auto-conception, auto-construction, autogestion pouvant associer des espaces dédiés à la petite enfance ou à l’hébergement d’urgence.

 

2.B – La préparation

Le syndicat mis en place une formation professionnelle initiale, destinée aux deux futurs coopérateurs. Outre les aspects administratifs et constitutifs de la société, elle organisa une formation au métré afin de permettre à ces camarades d’établir des devis à proposer aux futurs maîtres d’ouvrage.

D’autre part, le syndicat lança une campagne de souscription et d’emprunt auprès de sympathisants, afin de récolter des fonds pour permettre l’acquisition d’outillage et de véhicule. Pour que les coopérateurs conservent le contrôle de l’entreprise, le syndicat, porteur de l’ensemble des sommes récoltées, entra pour un tiers du capital et de fait se porta garant des sommes prêtées.

Chaque coopérateur apportait en capital la somme de 5 000 euros.

En dehors de l’apport de 15 000 euros des deux coopérateurs et du syndicat, ce dernier garantit un prêt de 18 000 euros consenti par deux personnes extérieures au syndicat pour acheter un véhicule professionnel.

Enfin le syndicat, au travers de la coopérative d’architecture Archi-Ethic, d’adhérents ou de sympathisants de l’Union Régionale Parisienne CNT-f, apporta, de fait, la clientèle de la première année.

Environ 6 mois furent nécessaires pour cette préparation.

 

2.C – 27 mois d’activité

Comme énoncé précédemment, le CA de la première année devait dans le principe être acquis.

Des tableaux de bords avaient été préparés pour permettre le contrôle de l’exploitation.

Le syndicat avait établi que les membres de la scop devaient chacun prendre un mandat au Conseil Syndical, assurant ainsi le syndicat d’avoir un retour hebdomadaire sur l’évolution de la coopérative.

Au septième mois d’activité, un défaut d’anticipation (organisationnelle et commerciale) fut à l’origine d’un « chômage technique » de plusieurs semaines grevant fortement la trésorerie de l’entreprise.

Au 16ème mois, un des deux coopérateurs ne réembaucha pas après les congés d’été. Ce coopérateur, mandaté du Conseil Syndical, abandonna de ce fait la scop et le syndicat.

Pour répondre à l’urgence des chantiers, le coopérateur restant imposa comme salarié son frère, que le syndicat (second coopérateur en titre) ne rencontra jamais.

Rejoint enfin la scop, un dernier camarade du SUB, alors demandeur d’emploi, qui conserva son titre de salarié (moins de 6 mois dans la scop), jusqu’au mois de juillet suivant où le syndicat, faisant le constat de la perte du capital, d’énergie sinon d’envie du gérant en titre, et de commandes, proposa de licencier (afin de garantir son droit aux allocations de chômage) le gérant (à sa demande) et la mise en sommeil de l’entreprise.

 

3 – LE POURQUOI DES ECHECS

 

3.A – Quel soutien ?

Dans un cadre général hostile à l’autogestion, la question du soutien nous semblait primordiale et devoir s’effectuer à deux niveaux.

  • Celui du syndicat, par un soutien moral (au syndicat et dans la scop, le principe d’entraide est primordial, la scop est une forme d’expression du projet émancipateur porté par le syndicat), technique (le syndicat peut apporter le soutien des compétences professionnelles qu’il détient), commercial (apport d’affaires par la coopérative d’architecture, et individuellement par les adhérents).
  • Celui d’un soutien plus large de nature financière (apport monétaire au Capital) et commerciale (apport d’affaires).

Il avait été convenu que les coopérateurs informeraient régulièrement ces deux niveaux de soutien par :

  • Une information comptable régulière du syndicat
  • La production d’une lettre d’information destinée aux souscripteurs

Aucun de ces engagements ne fut réellement et régulièrement tenu malgré les demandes de certains membres du Conseil Syndical.

 

3.B – La place du syndicat

Le syndicat avait pensé qu’en étant membre coopérateur il avait une possibilité de contrôle sur le projet et particulièrement ses valeurs (égalité des coopérateurs, formation, conditions de travail, rémunérations).

Ce fut une erreur, et un échec total, pour le syndicat qui, dans cette affaire, a perdu :

  • Les coopérateurs, qui démissionnèrent du syndicat.
  • Une somme de 25 000 euros, entravant ainsi le développement propre du syndicat et de ses moyens financiers d’entraide et de lutte contre le patronat
  • L’exemplarité de l’expérience auprès de ses syndiqués, de son organisation confédérale, et de l’extérieur (image).

Aujourd’hui, le syndicat pense :

  • Qu’il n’a pas suffisamment mobilisé à l’intérieur du syndicat, car pour beaucoup de ses membres, cette expérience ne fut celle que de deux adhérents.
  • Qu’il n’avait pas suffisamment de membres qualifiés en interne pour apporter un soutien professionnel conséquent à une entreprise exerçant dans un domaine très concurrentiel.
  • Qu’il s’est leurré sur ses moyens de contrôle.

 

3.C – La maîtrise du capital

Le fait que le capital soit attaché aux coopérateurs fut une des causes de la situation de faillite.

  • Il fut un élément de sélection (quel ouvrier a les moyens de trouver 5 0000 euros pour son entrée dans la scop ?), qui laisse de côté une très grande partie des adhérents du syndicat.
  • Le risque que le coopérateur perde son apport en capital (ce qui s’est effectivement passé pour les trois coopérateurs impliqués) renforce l’idéologie capitaliste que nous sommes censés combattre.
  • Dans le cas d’une réussite de l’entreprise, l’évolution de la valeur de ce capital menace le projet égalitaire, entre anciens et nouveaux coopérateurs.

 

3.D – L’état de « conscience »

Au syndicat, nous évoquons trois états de conscience du syndicalisme. Leur découverte et assimilation doit permettre à chaque adhérent d’accéder à cet état de « libre producteur », sujet de l’émancipation.

  • La première est  la Conscience de classe, qui veut que le salarié prenne conscience de sa « qualité » d’exploité dans un rapport de classe.
  • La seconde est la conscience de métier, qui permette au salarié de considérer sa place dans le système de production au regard de sa qualification professionnelle, qui (plus elle est grande) lui permet une autonomie face à l’emprise du patronat.
  • La dernière est la Conscience révolutionnaire, qui révèle au salarié que la société est injuste et qu’il faut la changer.

On constate que rares sont les adhérents qui arrivent au syndicat pourvus de ces trois états de conscience.

  • Certains peuvent être des militants libertaires convaincus, mais cependant non qualifiés et/ou affichant un mépris de classe.
  • Certains peuvent être de très bons professionnels marqués par une formation initiale (compagnonnique par exemple) opposée à une conscience de classe.
  • Certains sont encore des ouvriers non qualifiés, objets d’une exploitation révoltante, subissant la lutte de classe engagée par le patronat, mais sans envisager de changer la société.

Le but du syndicat, à travers la défense des intérêts immédiats (conscience de classe), au travers de la formation professionnelle (conscience de métier) ou de la formation syndicale (conscience révolutionnaire), travaille à la révélation de ces trois « consciences » chez ces adhérents.

Dans une expérimentation syndicale autogestionnaire, il est primordial que les coopérateurs aient atteint ce niveau de conscience. Le syndicat n’a pas eut ce rôle de contrôle dans la cooptation des coopérateurs, qui ont insufflé alors, dans la coopérative, des valeurs opposées à celles du syndicat.

 

3.E – L’organisation du travail

L’organisation du travail dans le bâtiment nécessite qu’au moins deux coopérateurs soient en même temps présents sur le chantier (efficacité dans le travail mais aussi sécurité).

Le principe retenu était que la compétitivité de l’entreprise reposait sur le principe de « se donner la main ». Le travailleur qualifié dans un domaine recevait l’appui d’un autre moins qualifié qui venait en appui et inversement sur d’autres travaux.

Les tentatives syndicales précédentes pour monter la scop avaient échoué sur cette question. Des travailleurs qualifiés refusant  de « donner la main » sur des travaux sortant de leur champ de compétence.

Ce principe

de deux travailleurs constamment sur un même chantier fut rarement respecté, et ce pour plusieurs raisons.

  • Mauvaise préparation du chantier obligeant un des coopérateurs à sans cesse devoir aller chercher des matériaux et de l’outillage complémentaire.
  • Retard pris sur les travaux obligeant l’un des coopérateurs à finir le premier  chantier pendant que l’autre commençait le second.
  • Mauvaise gestion administrative et commerciale

La question du rapport au travail doit, aussi, être approfondie. En effet le problème de l’auto-exploitation inhérent à la création de petites entreprises (à faible capital initial) dans un monde économique ultra-concurrentiel, oblige souvent leurs créateurs à une amplitude horaire de travail bien supérieure à la réglementation sociale. Si cet état de fait participe des valeurs du libéralisme, il est bien évidemment à l’opposé  de celles du syndicalisme que nous développons. L’organisation du travail doit pouvoir tenir compte de ces « impondérables » qui donne à la vie de l’ouvrier (à ses désirs immédiats), une place prépondérante, et relativise l’importance du travail.

 

3.F – La qualification professionnelle

Il s’avère que généralement l’industrie du bâtiment dispose d’une main d’œuvre peu qualifiée, s’étant formée empiriquement sur les chantiers. Ce phénomène est bien évidemment renforcé sur le marché artisanal, correspondant au champ concurrentiel de la « Belle Equipe ».

Les coopérateurs de la scop ne dérogeaient malheureusement pas à cette règle. « Bricoleurs de bonne volonté », ils accumulèrent des malfaçons à l’origine de retard de chantier ou de défauts de règlements.

La question de la formation continue, largement évoquée par le Conseil Syndical, obtint toujours la même réponse des coopérateurs : « pour le moment, il faut bosser pour assoir la stabilité de l’entreprise, on se formera après ».

 

3.G – L’égalité

Cette question est primordiale, dans une société parfaitement inégalitaire et pour un projet qui veut tendre vers l’égalité.

Le syndicat a fait l’erreur de trop vouloir la promouvoir, alors que les compétences de chacun ne le permettaient pas. La rotation sur les différents postes de travail fut à l’origine d’une partie des disfonctionnement et alimentèrent des tensions humaines et sociales entre coopérateurs.

Faute d’avoir pu définir les fondements de cette égalité (salaire, temps de travail, rotation des taches, etc.), le fonctionnement de l’entreprise renforça ces inégalités.

 

3.H – Quelles compétences ?

Au-delà de la qualification professionnelle, évoquée plus avant, se pose la question de l’acquisition de compétences supplémentaires nécessaires au fonctionnement d’une entreprise autogestionnaire dans un système capitaliste.

Une des premières conditions est la capacité à se projeter dans le temps, à planifier des actions qui doivent permettre de préparer le présent. A l’exemple de : « quand j’ai du boulot je n’en cherche pas d’autre », la coopérative se retrouva plusieurs semaines sans chantier à suivre.

C’est une difficulté de base supplémentaire pour des ouvriers que leur expérience a confiné dans des tâches subalternes d’exécution, et souvent parcellaires. L’ouvrier, et d’autant plus s’il est moins qualifié, ne se pose pas ces questions dans son exercice professionnel courant (dépossession de l’outil de travail).

Cette gestion particulière du temps présent est opposée au principe d’accumulation capitalistique. Il en fait une des caractéristiques révolutionnaires de la classe ouvrière qui, comme dans le poème de Jacques Prévert, peut préférer, le lundi venu, et s’il fait beau, tourner le dos à l’usine.

 

3.I – La communication interne et externe

La communication entre coopérateurs ou avec les clients, fournisseurs et cotraitants de l’entreprise se trouve compliquée par le manque d’aisance orale que rencontrent des personnes ayant été peu scolarisées ou que l’exercice professionnel conduit à s’exprimer plus souvent corporellement que par l’usage de la parole. C’est effectivement le cas pour des ouvriers du bâtiment.

Outre les difficultés rencontrées sur les chantiers ou dans la négociation, renégociation avec les clients (compte tenu des conditions de production et des malfaçons induites, tout est tout le temps renégocié), les coopérateurs, qui avaient pourtant une relation amicale forte avant la coopérative, en arrivèrent à ne plus se parler du tout, à tel point que quand un des coopérateurs décida de ne pas reprendre le travail après une période de congés, il fallu plusieurs semaines avant de connaitre sa décision.

Ce rapport à l’autre s’exprima aussi dans la difficulté à construire une image commerciale, qui ne soit pas l’exacte représentation des coopérateurs (mode d’expression et de représentation). Il ne fut pas possible par exemple de réussir en 27 mois de faire apposer le logo de l’entreprise sur le camion.

 

3.J – Le marché

Le marché sur lequel évoluait la Belle Equipe est un marché très concurrentiel occupé par une multitude de micro-entreprises artisanales souvent à l’extrême limite de la légalité sociale et fiscale, avec pour conséquence une lutte acharnée sur les tarifs.

Pour garantir le niveau des salaires, de formation et de conditions de travail, la scop devait développer une image forte lui permettant de toucher une clientèle particulière susceptible de lui permettre une rentabilité effective. Mais :

  • Le faible niveau de qualification des coopérateurs,
  • La communication défaillante de l’entreprise,
  • La mauvaise organisation des chantiers,

ne permirent pas de fidéliser cette clientèle.

3.K – De la responsabilité

Cette question formulée en terme de responsabilité collective ne fut pas suffisante.

La qualité de gérant (et de responsabilité réelle et fantasmée sur ses biens propres), la crainte des avis d’huissiers, renforcent le sentiment que la responsabilité n’est pas collectivement partagée.

Ce sentiment induit chez ceux qui se sentent abandonnés (parce qu’ils sont gérants, ou parce qu’ils considèrent que les plus grandes responsabilités – comptables, commerciales, techniques, etc. – leurs reviennent), une certaine défiance, et donc se considèrent comme non redevables d’informations envers le collectif (qui les aurait trompé, voire manipulé).

Cela renforce aussi pour eux la responsabilité des autres coopérateurs qui deviennent : « pas assez : responsables, impliqués, compétents … ».

 

4 – LES CONDITIONS D’UN REDEMARRAGE

4.A – Quel soutien ?

  • Le syndicat s’avère dans l’impossibilité d’apporter un soutien technique bénévole à une structure économique exerçant sur le marché privé. Ses temps de réaction et de mobilisation sont trop lents pour être en adéquation avec les exigences d’une activité qui se doit d’être rentable.

Si le syndicat peut aider à constituer un comité technique de soutien à la scop, ce dernier, pour être efficace doit trouver, lui-même, le moyen de sa rentabilité.

  • Il nous semble indispensable de constituer un réel collectif de soutien.

Pour cette première tentative, nous avons principalement limité les soutiens à un caractère financier et à la marge de l’apport d’affaire. Ce qui fut certainement une erreur. Le corollaire à cette démarche, induit que nous trouvions les moyens humains pour organiser une forme de communication, accessible à tous et qui puisse permettre une sensation communautaire plus grande (mais aussi plus exigeante) envers les coopérateurs.

 

4.B – La place du syndicat

Le fait que le syndicat ait été lui-même coopérateur était une erreur à ne pas renouveler. Outre le fait que le syndicat n’a pu protéger ses valeurs, il s’est retrouvé responsable d’une dette qui réduit ses capacités d’intervention et de lutte.

  • Le syndicat doit trouver une structure autonome adéquate de soutien de projet, pouvant lui permettre tout à la fois de contrôler que les valeurs développées dans la scop sont en accord avec celles promues par le syndicat, sans assumer les risques financiers d’une entreprise privée.
  • Pour que ces expériences soient perçues comme une prolongation du syndicat, il doit rester le vivier dans lequel les scops trouvent des coopérateurs préparés (travail syndical sur les 3 consciences), et alimenter la structure garante du capital en administrateurs conscients … et s’en tenir

 

4.C – Le capital initial

L’historique nous montre que l’accumulation de capital par rétention des bénéfices est peut être la cause principale de la disparition des entreprises autogérées. Les coopérateurs peuvent se sentir plus intéressés par l’argent et la propriété que par le travail, ce qui amène à limiter le nombre de coopérateurs, à la dispersion du capital lorsque ceux-ci approchent de l’âge de la retraite et à l’engagement de travailleurs de deuxième catégorie, simplement salariés, au lieu d’être membres à part entière de la coopérative.

C’est pourquoi, il peut apparaître essentiel de distinguer contrôle et propriété.

 

Gestion Ouvrière

Les coopérateurs doivent absolument participer au contrôle, à la direction et à l’exploitation de l’entreprise.

Ceci peut cependant être dissocié de la propriété du capital immobilisé mais externalisé sous forme d’une dette perpétuelle (non remboursable sur les revenus de l’entreprise). L’achat et la vente des biens de production (locaux, équipements, etc.) et la réalisation des gains en capital ne sont plus ainsi du ressort des coopérateurs.

En séparant les fonctions d’accumulation et de financement de celles de travail et de production, on crée un nouvel organisme, qui peut lui-même être au service de plusieurs entreprises (assistance technique, organisme de crédit réservés aux coopérateurs, fonds de garantie des services sociaux, etc.).

 

Société de Soutien

La « société de soutien » (à but non lucratif ou mutualiste), est donc un organisme financier chargé de fournir à la coopérative son capital de base, lui assurant ainsi que la valeur de ses biens sera protégée tant que les décisions portant sur leur usage productif n’iront pas à l’encontre des principes autogestionnaires. Elle ne pourra contraindre l’entreprise à cesser d’utiliser cet actif si ces conditions sont satisfaites.

L’appartenance à la « société de soutien » donne un droit de vote, mais pas de titres ou actions.

Le capital de base de la « société de soutien» constitué à partir de contributions et des bénéfices d’exploitation obtenus à partir des plus-values en capital et des redevances des services, est semblable à une fondation ou à un fond de crédit. Les bénéfices d’exploitation doivent s’accumuler en faveur des coopératives plutôt qu’en faveur d’un ou plusieurs individus. Corollairement, en cas de liquidation de l’actif net de la « société de soutien », il doit revenir à une autre « société de soutien » ou à un syndicat.

 

4.D – L’état de « conscience »

Le syndicat doit mettre en place les moyens de vérifier que les camarades qui se destinent à rejoindre la scop ont acquis les trois niveaux de conscience évoqués précédemment.

  • Pour la conscience de métier, le syndicat doit travailler, au travers du bureau de placement, à la mise en place d’un cursus de formation professionnelle qui fasse des postulants à rejoindre la scop, de véritables professionnels. Dans la prise de mandat du « Chantier Syndical », le syndicat pourra vérifier ces acquis, mais aussi vérifier (et à défaut former) que ce camarade dispose aussi des qualités de transmission nécessaires au travail d’équipe.
  • Pour la conscience de classe, le syndicat vérifiera les qualités d’entraide dont le camarade postulant dispose et peut mettre en œuvre au travers d’un mandat du Conseil Syndical dont il prendra la responsabilité.
  • Pour la conscience révolutionnaire (et donc la capacité à prendre ses distances avec le modèle actuel), le syndicat demandera au postulant de se former à l’animation de tout ou partie de cession de formation syndicale, de prise de parole public de représentation du syndicat.

 

4.E – L’organisation du travail

Pour se préparer à la coopération, les postulants devront collectivement animer une coopérative de distribution, qui servira d’incubateur.

L’animation d’une telle structure qui demande de la gestion (épicière), des commandes fournisseurs, des livraisons, de la comptabilité et de l’animation d’événements devra permettre sur un temps minimum d’une année (de travail syndical bénévole) de passer sur l’ensemble de ces fonctions.

C’est aussi le moyen pour le syndicat de vérifier de la qualité de l’investissement humain sur une longue période, et que les camarades destinés à travailler ensemble puissent se tester dans une période sans risque financier.

 

4.F – La qualification professionnelle

La question de la formation initiale ayant été abordée au chapitre « état de conscience », il nous parait indispensable d’insister maintenant sur la question de la formation continue. Comme nous le verrons plus après, il nous semble primordial d’envisager dès le départ un plan de formation qui puisse se mesurer, bien évidemment dans l’intérêt de l’entreprise, mais aussi individuel (les syndiqués se plaignent souvent de ne pas pouvoir accéder à une formation qualifiante dans les entreprises classiques), dans la question de la rémunération individuelle, dans l’organisation des chantiers (planifier la formation dans le calcul de rentabilité des chantiers, etc.).

 

Trouver les mots … pour le faire.

La question du langage est primordiale, elle l’est déjà dans le fonctionnement interne du syndicat. Cette formation donnée au syndicat est donc de première importance, et passe par :

  • Les cours d’Alphabétisation
  • La chorale du syndicat (le groupe SUB Urbain)
  • La préparation à la prise de parole pour les manifestations auxquelles participe le syndicat
  • La participation au Conseil Syndical et la prise d’un mandat.

 

4.G – L’égalité

L’égalité est trop souvent perçue dans le salaire, les tâches ou l’implication personnelle.

Si nous continuons à considérer que l’ensemble des salariés doivent passer sur toutes les tâches, il a sûrement été une erreur de penser que la répartition en temps devait être égalitaire.

Peut-être que celui qui est, à l’instant T, plus agile sur la part commerciale, pourrait y passer (en pourcentage) plus de temps qu’un autre qui sera plus à même de gérer la compta ou le chantier. S’il faut conserver le principe de la rotation des tâches, le temps qui y est consacré par chacun peut être différent.

La question de l’égalité peut aussi considérer un temps de travail choisi, qui peut être différent selon la situation familiale, ou les envies de chacun. La charge de travail devra en tenir compte.

Se pose aussi la question du quotient familial, de la rémunération de l’apport d’affaire, etc.

Toutes choses qui doivent être définies avant le début effectif de la production.

 

4.H – Le marché

La redéfinition de marchés porteurs doit correspondre aux degrés de qualification des coopérateurs, et à l’analyse de marchés porteurs et rémunérateurs. La dimension d’auto construction (au travers d’encadrement de chantier, d’animation d’ateliers – bois par exemple – ou de formation) doit être intégrée comme valeur portée par la scoop, mais aussi comme image identificatrice, et comme source de régulation de CA.

L’apport en bien immobilier (appartements ou locaux associatifs et professionnels) par la Société de Soutien, peut aussi permettre de mieux gérer les périodes de creux (retard de démarrage ou arrêt de chantier) dans les plannings de travaux (situation fréquente dans la production du bâtiment).

4.I – De la responsabilité

Pour éviter cette notion de responsabilité qui crée des antagonismes au sein de la coopérative et valorise les principes libéraux du travail, du mérite, de la plus-value et donc de l’inégalité, le syndicat se propose de valoriser deux axes, qui sont :

 

La non propriété

Le fait de séparer Capital et Travail sur un modèle autogestionnaire et transitoire comme évoqué plus avant, et d’inclure chaque scop dans un mouvement plus vaste qui l’enveloppe et la protège, peut être le moyen de rétablir une égalité de fait entre tous les coopérateurs.

 

La non accumulation

La conservation et la gestion (planification et finances) des pratiques ouvrières de « refus de parvenir » (accumulation bourgeoise), qui entendent définir un rapport au travail désaliéné, au travers d’une forme de droit à la paresse (dans un cadre restant à définir), établit sur une véritable qualification professionnelle et un état de conscience acquis au sein de notre pratique syndicale.

CONCLUSION

La scop demeure un outil difficile et délicat, car au cœur d’un système (économique, politique et culturel) que nous combattons. Elle reste une entreprise dont l’exercice se fait dans un monde libéral de profit et de déréglementation sociale à l’opposé de notre projet.

Pour le SUB, l’expérimentation coopérative n’est ni le but, ni le moyen pour parvenir à l’émancipation. Elle en est tout au plus un outil, un appareil de gymnastique révolutionnaire.

Notre choix est de s’organiser sur le plan des valeurs du Travail qui s’opposent à celles du Capital. Non pour le vaincre par cette seule action, mais bien pour renforcer notre culture prolétarienne faite du « refus de parvenir ».

 

Intervention de Pierre

Compte-rendu subjectif de la discussion ETAPE sur l’expérience de la boulangerie La conquête du pain de Montreuil

D’après la prise de notes de l’intervention de Pierre

 

Equipe de la boulangerie autogérée de Montreuil, « la conquête du pain », 8 salariés et deux apprentis, pain à l’épautre et le pain sans gluten, on s’en fiche un peu, mais notre expérience a plusieurs avantages importants :

Les organisations libertaires et anarchistes (j’appartiens depuis 15 ans la CND fonctionnent en vase clos, on se connaît tous de visu) ces entreprises permettent une réelle implantation locale et de quartier, même les syndicats nous sommes vraiment minoritaires, un tout petit mouvement, or à l’échelle d’un commerce de quartier, la question de la production et la consommation, on peut avoir une connaissance locale, le levier n’est pas le même. C’est un lieu de réflexion très important car notre idéologie est bonne, le capitalisme se transforme et l’anarchisme non, nous sommes très adaptables, l’analyse de Marx est fausse, le capitalisme provoque des crises en s’en relève à chaque fois et nous avons un peu de mal à suivre, l’entreprise nous aider à trouver des parades et des failles dans notre idéologie, même si cela ne doit pas supplanter un travail global d’organisation dynamique, une entreprise est cependant petite, et isolée dans sa bulle, elle disparaître car les membres s’épuiseront, importance des réseaux politiques, leviers de lutte et expériences concrètes, projet sociétal permettant de sombrer dans l’alternativisme (différence perspective humaine et dimension politique).

Conjoncturel : il faut faire du fric pour fonctionner quelle qu’elle soit, notamment pour les locaux, le capitalisme le tolère, s’en fout, trouve ça sympa et c’est la caution morale, mais le couperet tombe si cela ne fonctionne pas, même si nous sommes moins bien équipés pour gérer les lois et les règles complexes

Structurel : grand fantasme des reprises d’entreprises par les ouvriers, c’est très rare l’autogestion, en général on nomme un gérant, avec une hiérarchie même un délégué syndical de la CGT peut devenir un patron (vision très théorique), on reproduit le modèle qu’on connaît qui est le modèle patronal

On a vu les limites du mythe de la désocialisation (autonomiste, gauche, modem) tout le monde ne peut pas tout faire, même si tout le monde doit en avoir la connaissance, on ne peut pas former un boulanger en 3 mois, il faut minimum trois ans et en fait, il en faut 7 ou 8 dans un squat atelier partage ta médecine moi personnellement je n’irais pas mais comment faire pour que cette spécialité ne devienne pas une source de pouvoir, comment laisser les autres avoir prise

Problème de désir de prise de pouvoir ou problème de responsabilités à prendre (cela arrange tout le monde, parfois lourd de conséquences ou d’emmerdement et au bout d’un moment la personne ne voudra plus s’en séparer, de cette position de pouvoir et de la même façon comment gérer les gens qui ne font pas leut travail dans une structure de production cela peut provoquer des problèmes graves, il y a encore des produits chimiques et si les gens décident de ne pas y aller, ça explose et il y a des morts

Problème du droit et de la justice, litiges jugés par qui, une personne qui nous a coûté des dizaines de milliers d’euros, trois ans pour rembourser le trou, on a eu du mal à assumer de dire à cette personne, on te fixe un ultimatum et sinon tu partiras on a laissé toutes les possibilités et cela a duré très longtemps, on a proposé, mener un projet mais d’accepter le fait de prendre des responsabilité tout le monde était d’accord mais personne n’a voulu lui dire, j’ai fondé la coopérative j’ai dû lui dire au bout de quatre ans, on mettait les apprentis dans des situations très précaires, conséquences, personne ne voulait appliquer les règles fixées nous-mêmes, le milieu libertaire se base sur un rapport de force, on n’est pas capables de dire non ça n’est pas tolérable et donner des raisons à tes actes et prendre des décisions pour que cela s’arrête, ou on choppe dans un coin et on lui défonce la gueule, on recommence et au bout d’un moment il s’en va parce qu’il a peur de prendre des baffes (milieux autonomes ou orgas politiques, ça se règle en pugilat et c’est le plus fort qui gagne)

On a donc une implication locale, les organisations politiques on énormément reculé, mise en pratique de ce qu’on défend, question de la déspécialisation et organisation de la production pour fédérer des initiatives de luttes, je rejoins Raff, un réseau autogéré au sein du capitalisme, ça n’a pas de sens, si on réussit, on sera détruit par le capitalisme comme une menace.

 

En boulangerie, les autogérés et les coopératives sont différentes, les coop ce n’est pas intéressant pour céder une entreprise avec plus-value, une coop c’est bien pour distribuer les impôts sur les bénéfices car c’est redistribué (aux salariés au moins 35 % doit être redistribué) seules les redistributions aux actionnaires sont imposées, deux assemblées salariées mais il ne peut y avoir que deux.

Les scop sont des sarl sous statut coopératives ou sinon les sapo, ce sont des entreprises qui fonctionnent pareil, dans l’entreprise autogérée c’est égalitaire, on est une scop mais toutes les scop ne sont pas autogérées.

Dans les scops plusieurs mouvements : les scouts par exemple, ils lisent depuis des années mais pas dans la même perspective que nous, mais ils ne viennent pas du milieu, nous sommes très peu mais dans le milieu libertaire qui crée des amaps la tentation d’alternativisme est forte, on va créer des amaps (légumes) et les autonomes (théorie des archipels défendre par les forces militaires pour faire peur à la police) deux facettes d’une même théorie au contraire nous sommes la bonne conscience du capitalisme. Ils nous aiment bien, nous les jeunes. Il nous faudrait aussi une fédération. Chez nous on n’a pas le droit de frapper les apprentis, nous c’est normal, on cogne l’apprenti, on a décidé de ne pas le faire, vous ça vous fait rire, mais dans l’alimentaire on tape les apprentis et c’est normal, moi on m’a respecté comme ouvrier le jour où j’ai mis le poing dans la gueule de mon chef, quand un apprenti ne marche pas, c’est une perte d’énergie et de temps énorme, les entreprises de petite taille travaille énormément dans l’urgence, tous les patrons veulent créer une boîte, revendre à cinq ans, nous créer une alternative plus calme est tentante de sortir des problèmes sociaux des gens. On doit remettre les choses dans une perspective révolutionnaire sinon les choses n’ont aucun sens ;

Notre capacité sociale et créative a beaucoup évolué, le milieu libertaire traite très mal le problème de la justice et du droit gros problème moi y compris, on n’arrive pas à régler les problèmes dans la pression du milieu capitaliste, une entreprise classique est mieux formée que nous, mais ne pas avoir une vision trop positiviste de bravo comme vous fonctionnez bien que vous êtes tous heureux, mais nos initiatives telles qu’on les mène, elles péricliteront si elles ne sont pas des outils de transformation sociale et des outils de réimplication dans les problèmes sociaux bien plus forts que ceux qu’on a à l’heure actuelle, moi militant en dehors des périodes de mouvements sociaux, on reste en vase clos, cela nous permet de le faire ces initiatives de proximité, et on devrait être fédérés, on doit encore se poser les questions des limites de ce qu’on fait en restant optimistes.

Au bout de quatre ans d’existence on a changé cette image. Si nous n’avions pas eu un bagage politique, nous n’aurions pas pu faire ce travail-là, nous serions des boulangers bobos qui ont un discours sur l’autogestion. Je ne suis pas pessimiste, on a encore la volonté d’agir, d’un point de vue local, national et international. Les jeunes me parlent parce qu’il y en a cinq dont j’ai pris le CV et ils viennent chercher les pains au chocolat parce qu’on les file le vendredi soir, et on invite des boulangers de fédérations nationales et même à l’international. On peut faire des choses à plus grande échelle. On a soutenu les gens d’Aulnay, les expulsés, c’est très efficace, mais nous sommes issus du, et dans, le capitalisme.

Séminaire ETAPE n°4 – What’s new Pussycat ? Transformations et permanences dans les mouvements sociaux en France

 
Quatrième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Décembre 2013 –

 

What’s new Pussycat ?

Transformations et permanences dans les mouvements sociaux en France

A partir d’un texte de Lilian Mathieu

 

Sociologue, directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de : Mobilisations de prostituées (Belin, 2001), La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politique en France aujourd’hui (Presses de SciencesPo, 2011) et L’espace des mouvements sociaux (éditions du Croquant, 2012) Ancien militant du NPA

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Rapporteuse « compréhensive » : Iana Guillemeau (doctorante en sociologie à l’Université Paris Descartes)

Rapporteur « critique » : Ivan Sainsaulieu (professeur de sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant exclu de LO)

 

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Texte de Lilian Mathieu

Contribution de Lilian Mathieu

What’s new pussy cat ?

Transformations et permanences dans les mouvements sociaux

en France

 

– séminaire du 6 décembre 2013 –

 

Je voudrais dans ce texte revenir sur un certain nombre de lieux communs des discours médiatiques mais aussi sociologiques sur le militantisme contemporain et ses évolutions. Beaucoup de ces discours mettent l’accent sur les transformations, voire les mutations, que connaîtrait aujourd’hui le militantisme, et je vais en grande partie prendre le contre-pied de ces discours d’une part pour montrer en quoi ils sont à mes yeux erronés, ou tout au moins exagérés et décalés, et d’autre part pour insister sur ce qui me paraît les permanences les plus notables de l’activité militante.

 

J’insisterai aussi à la fin de mon exposé sur ce qui me semble par contre de vraies tendances dans l’évolution du militantisme et sur les difficultés que cela peut présenter pour un mouvement comme le vôtre. L’enjeu serait en quelque sorte de ne pas se poser de faux problèmes mais de prendre la mesure des enjeux du présent.

 

1. La routine de l’innovation

 

Que nous dit ce discours journalistique et sociologique ? En premier lieu qu’il existerait des formes de militantisme anciennes, comme telles condamnées à dépérir, et des formes nouvelles qui seraient destinées à les supplanter. Plutôt que d’envisager des nuances ou des continuums entre des manières de s’engager et de défendre une cause qui seraient plus ou moins spécifiques à certains groupes ou à certaines causes, on présuppose une opposition entre deux conceptions du militantisme, une opposition qui s’exprime de manière temporelle : entre un ancien et un nouveau, donc. Et la vocation du nouveau est comme toujours de faire disparaître l’ancien pour le remplacer.

 

Cette opposition se repèrerait tout d’abord au niveau des formes d’action publique, de ce que le sociologue américain Charles Tilly appelait le répertoire de l’action collective, c’est-à-dire l’ensemble des manières d’agir publiquement dont dispose un groupe à un moment de son histoire. Sur ce plan, l’opposition entre ancien et nouveau se coulerait dans l’opposition entre le triste et le drôle, le convenu et le créatif. L’ancien ce serait typiquement « la manif à l’ancienne », ou dite « traîne savate », classiquement République-Bastille-Nation. Le nouveau ce serait les fêtes organisées par Jeudi noir lors de visites d’appartements aux loyers prohibitifs. Ce serait aussi les « manifestations de droite » avec des mots d’ordre outranciers pour stigmatiser les politiques favorables aux plus privilégiés. Aussi les pique-niques improvisés dans les supermarchés par l’Appel et la pioche, qui dénoncent les marges exorbitantes de la grande distribution, ou la Barbe quand des femmes font intrusion dans des arènes de pouvoir majoritairement composées d’hommes.

 

Les journalistes aiment beaucoup ces actions humoristiques, et c’est bien la moindre des choses puisqu’elles leur sont destinées en priorité, et il n’est pas anodin que des diplômés en journalisme ou en communication soient des militants de ces groupes experts dans l’imagination de telles actions publiques. A ce titre, ces actions sont certainement efficaces au niveau de l’écho médiatique pour faire connaître une cause et il ne faut pas négliger cet aspect.

 

Qu’il s’agisse d’une manière radicalement nouvelle de militer est plus douteux : le premier coup d’éclat du féminisme français, en août 1970, c’était déjà une action de ce type, réalisée avec de faibles effectifs militants et dont l’écho a été surtout médiatique : le dépôt de la gerbe à la femme du soldat inconnu sous l’Arc de triomphe. L’installation par Act Up d’un préservatif géant sur l’obélisque de la place de la Concorde, qui rassemble la plupart des traits supposés de l’innovation militante, date tout de même de 1993. On pourrait multiplier les exemples (j’ai des souvenirs des manifestations étudiantes de 86 où déjà il s’agissait de donner un côté plus punchy à la « manif à papa »), mais on arrivera sans doute au constat qui traverse les âges : quand on milite, mieux vaut le faire en rigolant, et en déployant sa créativité, que dans une ambiance morose où l’on s’ennuie. Et il n’est pas certain – on peut penser aux manifs contre le CPE – que l’humour soit nécessairement plus efficace que la démonstration de la force du nombre à laquelle se livre la « manif à l’ancienne ».

 

Deuxième point, le « nouveau militantisme » ne se singulariserait pas seulement par ses formes d’action, mais également par ses modes d’organisation. Sur ce point, les diagnostics convergent pour opposer un « ancien » fondé sur la hiérarchie, la bureaucratie, la rigidité et la verticalité à un « nouveau » caractérisé à l’inverse par l’informalité, le consensus, la souplesse et l’horizontalité. Plusieurs termes sont emblématiques de ce primat de l’informalité et de l’égalité militantes : collectif, coordination (comme celle des intermittents et précaires) et surtout réseau (tel RESF). La première remarque est que, là encore, la nouveauté n’est à l’examen guère patente. Le féminisme post-soixante-huitard avait lui aussi privilégié l’informalité, en partie par rejet du modèle bolchévique d’une extrême gauche dont bon nombre de ses membres étaient issues. Les coordinations, pour leur part, ont fait leur apparition il y maintenant plus d’une vingtaine d’années, au moment des mobilisations des étudiants, infirmières, cheminots et instituteurs, et elles-mêmes découlaient de la pratique soixante-huitarde des assemblées générales.

 

Mais surtout, ce que l’on constate si on prend un peu de recul historique, c’est que l’horizontalité et l’absence de formalisation bureaucratique ne sont pas des panacées et qu’elles présentent elles aussi des carences, et notamment en termes de démocratie. Il ne suffit pas de proclamer que la parole est à qui veut la prendre pour que chacun se sente autorisé à s’exprimer et, de fait, l’informalité tend à privilégier les individus qui disposent au préalable du plus de ressources militantes ou linguistiques, ce qui renvoie au silence les autres moins confiants en eux-mêmes. Proclamer qu’il n’y a pas de chef est le meilleur moyen de voir apparaître des chefs à qui il est d’autant plus difficile de demander de rendre des comptes qu’ils n’ont jamais été désignés comme tels ; proclamer que chacun milite comme il veut est le meilleur moyen pour que personne ne se sente responsable et qu’il n’y ait aucun pilotage de l’action, ou que ce soient toujours les mêmes qui se chargent du sale boulot.

 

Le troisième critère de nouveauté serait le militant lui-même, dont les logiques et les formes de l’engagement seraient elles aussi inédites. Investi dans un groupe dénué de pesante hiérarchie, le « nouveau militant » serait avant toute chose jaloux de sa liberté de pensée et d’action, et c’est le repoussoir de l’embrigadement qui est cette fois brandi pour stigmatiser les « anciennes » organisations auxquelles sont prêtées une injonction à suivre docilement et à assumer pleinement la « ligne » décidée par la « direction ». En sociologie, cet enjeu s’est coulé dans l’opposition entre le militant « total » et le militant « distancié ». Le militant total est dévoué corps et âme à sa cause, il a renoncé à toute autonomie de pensée pour s’en remettre à son organisation (et à ses chefs) et il lui sacrifie la plus grande part de son existence, notamment sa vie professionnelle et familiale. Le militant « distancié » est à l’inverse celui qui refuse de sacrifier son individualité au profit du groupe ; son engagement est mesuré (il limite le nombre et la durée de ses réunions pour préserver sa vie familiale) et circonspect (il refuse d’endosser toutes les positions de l’organisation, se définit comme sympathisant plutôt que comme adhérent, tient à affirmer son quant-à-soi critique, etc.). Il est également ponctuel et labile, passant d’une cause à l’autre en fonction des désirs, des convictions et des disponibilités. Le nouveau militant, en bref, serait un militant libre tandis que l’ancien serait asservi. Autre critère d’opposition, le militant total — son exemple typique c’est le militant du PCF du temps de sa splendeur ou le gauchiste post-soixante-huitard — croit naïvement au grand soir, qu’une révolution va transformer tous les rapports sociaux et que demain on rasera gratis, tandis que le militant distancié a tiré les leçons des totalitarisme et ne se bat que sur des terrains limités, où il est sûr d’engranger des succès limités mais où il se conduit de manière responsable.

Là aussi, un peu de distance critique oblige à révoquer cette opposition. D’une part parce qu’il n’est pas certain qu’on ait eu autant de militant un peu bourrins correspondant à la caricature du militant total au PCF ou à l’extrême gauche (qui ont toujours été des passoires), mais aussi parce que cette opposition, qui n’est pas sans pertinence, dessine plutôt un continuum entre des degrés variables d’investissement dans une cause collective, mais pas une transformation historique des manières de militer. Des militants dévoués corps et âmes à leur cause et qui, en quelque sorte vivent 24 heures sur 24 pour cette cause, on en trouve encore plein, et spécialement à RESF (avec des gens prêts à se lever au milieu de la nuit pour sortir un sans-papiers d’un centre de rétention) et le militant « total », si on veut continuer à l’appeler encore comme ça, est toujours là, et pas seulement au sein de l’extrême gauche la plus sectaire. En fait, selon ses disponibilités, selon que l’on est étudiante, travailleuse et chargée de famille ou retraitée, on a plus ou moins de temps et d’énergie à consacrer à sa cause, et l’intensité de son engagement s’en ressent. Il n’y a rien d’inédit là-dedans, ce sont des choses que l’on repère pour toutes les causes et toutes les générations militantes.

 

2. Permanences de l’action militante

 

Ce qui m’amène à la seconde partie de mon propos, celle qui insiste non sur les ruptures réelles ou supposées dans les manières de militer mais sur les permanences ou les continuités, ainsi que sur les conditions structurelles qui encadrent ou influencent le militantisme, et qui sont susceptibles de connaître des évolutions ou des transformations.

 

La première question qui me semble centrale, c’est précisément celle de la disponibilité que je viens d’évoquer. Hors le cas des permanents d’organisation, militer suppose d’avoir du temps libre à consacrer à sa cause, ce qui est loin d’être le cas de tout le monde. Autrement dit, un engagement dans une ou plusieurs organisations et/ou terrains de lutte n’est envisageable qu’à condition que d’autres activités ou préoccupations ne puissent représenter une concurrence. De ce point de vue, l’assignation des femmes aux tâches domestiques contribue à expliquer leur moindre présence au sein des organisations militantes (y compris celles qui se disent critiques des rapports sociaux de sexe) et que celles qui y occupent des responsabilités soient plus fréquemment célibataires, sans enfants ou relativement âgées (avec des enfants autonomes).

 

La disponibilité permet également d’expliquer que bon nombre de mouvements (l’altermondialisme, par exemple) connaissent une surreprésentation des générations à la fois les plus jeunes et les plus âgées : étudiants et retraités disposent de plus de temps à consacrer au militantisme que les générations intermédiaires, qui doivent concilier l’engagement avec leur vie professionnelle et familiale. On comprend dès lors que l’entrée dans la vie active ou la fondation d’une famille puissent entraîner une réduction plus ou moins drastique du temps consacré au militantisme, et notamment une réduction de l’éventail des engagements au profit de la concentration sur un registre de lutte considéré comme prioritaire. Du coup, le passage d’un engagement intensif à un militantisme plus spécialisé relève souvent plus d’un effet de génération, d’une nouvelle étape dans l’existence (on travaille, on se met en couple, on a des enfants), que d’une mutation du militantisme ; simplement dans certaines causes (comme l’altermondialisme) où bon nombre de militants franchissent les mêmes étapes au même moment, ça se ressent sur l’activité du mouvement (bon nombre d’altermondialistes qui étaient étudiants il y a dix ans travaillent aujourd’hui et ont fondé une famille). Il ne faut donc pas ignorer les effets d’âge dans le militantisme.

 

Une conséquence de cela est que certaines professions offrent davantage de disponibilité que d’autres pour militer – on pense bien sûr aux enseignants – et que plus généralement le recrutement social des milieux militants est tout sauf anodin. Au moins pour ce qui est des mouvements progressistes, on retrouve toujours les mêmes milieux surreprésentés, à savoir principalement les classes moyennes du public fortement dotées en capital scolaire : professions de l’éducation, du social, de la santé, qui votent prioritairement à gauche, sont souvent syndiqués, avec deux grands foyers toujours représentés, de manière variable selon les causes : le premier est celui du christianisme social (avec les organisations emblématiques comme CFDT et JOC) et l’autre celui de la tradition communiste (avec selon les générations une orientation plus PCF-CGT ou plus extrême gauche, notamment LCR). Ce sont des profils sociologiques qui sont extrêmement stables à travers le temps et qu’on retrouve dans une grande multiplicité d’organisations militantes (je pense à des travaux menés sur la LDH, le MRAP, la FASTI, DAL, ou RESF pour ce qui est de mes propres recherches). Cette homogénéité de recrutement n’a pas que des avantages, elle peut aussi contribuer à fermer les milieux militants sur eux-mêmes en excluant implicitement des personnes issues d’autres milieux sociaux, et spécialement des classes populaires ; c’est encore plus le cas dans les mouvements qui mobilisent des codes culturels exigeants (comme certains des « nouveaux mouvements » évoqués au début, qui misent sur des formes subtiles de théâtralisation).

 

Cette question du recrutement particulier des mouvements progressistes mérite quelques précisions : d’une part, les professions du public correspondent davantage à des notions d’altruisme ou de contribution dévouée au collectif que celles du privé, qui misent davantage sur l’individualisme, la réussite personnelle et la compétition. Le fait d’avoir été élevé dans telles ou telles de ces orientations de valeur joue autant sinon plus que l’exercice la profession lui-même, ce qui explique qu’on trouve fréquemment une forte hérédité militante : on ne milite pas nécessairement dans le même mouvement que ses parents mais on a été socialisé auprès d’eux à des valeurs et à des conduites qui sont en affinité avec l’engagement.

 

D’autre part, il y a un rapport très fort aux institutions qui se repère dans les profils Militants ; le fait d’être investi dans le secteur public, c’est-à-dire ce qui relève de l’Etat (spécialement ce que Bourdieu appelait la main gauche de l’Etat, celle qui protège et soutient), implique une connaissance des institutions et spécialement de leurs défaillances ou des décalages entre ce qu’elles prétendent faire et ce qu’elles font réellement. Ce n’est pas sans rapport avec l’humeur critique qui caractérise les militants, qui sont prédisposés à critiquer le fonctionnement des institutions parce qu’ils en connaissent les fonctionnements et les dysfonctionnements de l’intérieur, ou de près. Ce sont des choses que l’on repère sur une série de mobilisations récentes. Ce sont ainsi les entraves à l’accès des enfants de sans-papiers à une école républicaine dont ils révèrent la vocation d’émancipation qui sont au principe de l’indignation des enseignants engagés au RESF. La mobilisation des magistrats de janvier 2011 dénonçait les injonctions contradictoires d’un gouvernement qui leur intime de contrôler plus étroitement les criminels tout en leur refusant les moyens pour le faire. Le personnel soignant ne cesse de clamer que considérer l’hôpital comme une entreprise rentable ne peut que s’opposer à sa vocation première de dispensateur universel de soins. Le monde psychiatrique sait que la fonction pénale qui lui est imposée ne peut que mettre en péril sa mission thérapeutique. Les exemples pourraient être encore multipliés de ces agents qui se mobilisent au nom de leur connaissance intime et directe des écarts ou contradictions entre les principes généraux (et souvent généreux) de leur institution et son fonctionnement réel.

 

Cette question amène à deux enjeux sur lesquelles je souhaiterais terminer. La première est celle des conditions de reproduction des effectifs militants. J’ai dit que le recrutement social des mouvements progressistes (au sens large) se faisait prioritairement dans les classes moyennes du public, et notamment les enseignants et les professions de la santé ou du social. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que ce sont des couches sociales qui sont particulièrement menacées aujourd’hui, et que cela n’est pas sans conséquence sur la « production » de nouvelles générations militantes. J’ai dit également que l’action militante exigeait à la fois de la disponibilité et une adhésion à des valeurs de dévouement au collectif. La manière dont ces professions du public sont redéfinies actuellement tend précisément à nier ces deux dimensions : moins de disponibilité, et l’intrusion de valeurs plus individualistes et compétitives.

 

Ce qui m’amène à la deuxième question de ma conclusion. Ce qui me semble le plus menacer le militantisme progressiste aujourd’hui ce n’est pas la ringardise de ses manières de militer ou de s’organiser, mais l’affaiblissement de ses conditions sociales de possibilités. Le discours du nouveau militantisme, que j’ai évoqué au début et auquel il faudrait impérativement se conformer pour faire survivre sa cause, me semble aboutir à une culpabilisation des mouvements sociaux (et notamment des syndicats qui sont souvent posés comme exemplaires de cette ringardise dans ce discours, alors que leurs difficultés tiennent surtout à la répression anti-syndicale dans les entreprises). Ce discours conduit à s’engager sur des terrains qui ne sont pas nécessairement les plus pertinents – comme imaginer des actions qui plaisent aux journalistes pour pouvoir exister publiquement – et à se culpabiliser – « nous sommes trop ringards pour attirer de nouveaux militants » – alors que les difficultés ne relèvent pas tant des mouvements sociaux eux-mêmes, mais d’un contexte politique et idéologique défavorable. Mais ce ne sont que des pistes que j’ouvre à la discussion.

 

 

* Une première version de ce texte a été présentée sous le titre « Le militant nouveau est arrivé : lieux communs et vraies difficultés du renouvellement des engagements militants », lors de l’Université d’été du Planning familial à Paris, le 24 septembre 2011.

 

Rapport compréhensif

 

Rapport « compréhensif » sur le texte de Lilian Mathieu « What’s new Pussycat ? Transformations et permanences dans les mouvements sociaux en France »

– séminaire ETAPE du 6 décembre 2013 –

Par Iana Guillemeau

 

A l’inverse du rapport compréhensif du texte de François de Singly, je parlerai davantage avec mon costume d’apprenti sociologue, plutôt qu’avec mon costume de militante car j’ai du mal à trouver celui qui me convient parfaitement. Je me baserai à la fois sur le texte écrit spécialement pour ETAPE ainsi que sur l’article publié dans Résister au quotidien un militantisme qui n’a de nouveau que le nom et à titre d’exemple et d’illustration, un article du monde de 2009 : Les partisans du rire militant. Dans ces deux textes, Lilian Mathieu nous montre, en se basant sur des recherches empiriques, notamment les mobilisations de salariés précaires, la lutte des intermittents du spectacle et le Réseau Education Sans Frontières, en quoi il estime que la tendance journalistique qui voit du nouveau, de l’inédit dans les pratiques militantes influence certaines analyses sociologiques du militantisme.

 

Pour l’auteur, la question du nouveau et du renouvellement du militantisme aujourd’hui est exagérée et surtout à relativiser. Plutôt que de voir du nouveau en permanence ne faut-il pas plutôt chercher la permanence du nouveau ?

Pour cela nous reviendrons dans une première partie sur trois points précis du militantisme qui connaîtrait actuellement un renouveau ou en tout cas des transformations. Nous suivrons dans ce rapport compréhensif le déroulement logique que propose Lilian Mathieu dans sa démonstration. Ainsi, nous nous nous arrêterons sur ce que Charles Tilly appelle le répertoire de l’action collective, c’est-à-dire les modes d’actions mobilisés par les militants. Ce premier point s’intéresse donc au point de vue pratique de l’action. Ensuite, nous aborderons la question du cadre dans lequel s’inscrivent ces actions, qui serait désormais un cadre beaucoup plus égalitaire et réticulaire.

 

Nous aborderons ensuite la question du militant lui-même et de son rapport à l’engagement. Nous verrons en quoi les enjeux, les objectifs en quelques sortes, les raisons d’agir des militants auraient eux aussi changé de formes (tout cela étant lié à un contexte structurel de soi-disant fin des idéologies). Enfin pour terminer et pour ne pas empiéter sur le rapport critique d’Ivan Sainsaulieu, je me permettrai simplement de pointer ce qu’il me semble être des limites au présent texte.

 

Dans la seconde partie, nous reviendrons sur les permanences du militantisme que pointe Lilian Mathieu et surtout sur le risque que représente cette expansion des nouveaux militants pour les mouvements sociaux mais qui dénote surtout la difficulté de lutter aujourd’hui dans un contexte politique et historique défavorable.

Pour chacun des points abordés et discutés, j’aimerais que les personnes présentes ici, et d’horizons divers, qu’elles soient anarchistes, communistes ou encore incertaines comme moi, se questionnent quant à leur propre engagement, d’un point de vue individuel et d’un point de vue collectif. Plus précisément, vous reconnaissez-vous dans l’analyse de Lilian Mathieu qui estime que finalement, les pratiques, les objectifs et le rapport à l’organisation n’ont pas tellement changé, ou bien vous reconnaissez-vous davantage dans l’analyse que peuvent faire certains sociologues comme Jacques Ion qui estime que nous sommes face à un nouveau type de militant que je détaillerai par la suite. Ne pensez-vous pas que ces différents points de vue et ces différentes analyses assez macrosociologiques, et donc générales, sont aussi à analyser d’un point de vue plus restreint. J’entends par là, qu’il faut certainement prendre en compte l’organisation, le parti, le courant dans lequel s’inscrit chaque militant. Il me semble que l’analyse est à relativiser selon qu’on milite par exemple à Lutte Ouvrière, connu pour son côté archaïque ou au NPA lui-même divisé en différentes branches parfois bien différentes. Il y a donc d’un côté le groupe dans lequel on milite, mais aussi les idées pour lesquelles on milite, et les actions qu’on estime nécessaire de devoir employer pour atteindre ces objectifs.

 

En effet, si un militant croit pour des raisons diverses et personnelles que la seule solution est une révolution sociale et politique, à l’image des révolutions passées, et que des actions telles que la pétition, le happening sont des actions inutiles lui préférant des actions comme les blocages, les manifestations, est-il pour autant à classer du côté de l’ancien ; et celui qui estime que des actions temporaires, restreintes, isolées, qui pense que toute action peut symboliser une avancée, doit-il être analysé comme un nouveau militant ? En somme, il me semble, comme le dit Lilian, que dans chaque parti, dans chaque organisation, dans chaque militant, il y a une part de moderne et une part de traditionnel. J’aimerais donc par la suite avoir votre avis sur vos expériences personnelles de militant. Notamment pour ceux qui ont milité dans des partis ou structures différentes. La comparaison en fonction de l’âge des militants est aussi intéressante à analyser. En effet, les plus âgés, ceux qui ont par exemple participé à Mai 68 dans un contexte de forte ébullition politique estiment-ils que leur rapport au militantisme a changé ? En disant cela, je questionne le lien entre le contexte structurel, conjoncturel et historique, et les modes d’actions possibles. Avant de vous entendre, je reviens donc plus précisément sur le texte de Lilian Mathieu que j’ai un petit peu redécoupé en divisant mon rapport en quatre parties représentant quatre types de nouveautés à questionner :

 

Un nouveau répertoire d’action ?

 

L’une des premières oppositions couramment faites par les sociologues dans la lignée des journalistes ou bien des journalistes dans la lignée des sociologues, je pense notamment à l’ouvrage Les nouveaux militants, est d’opposer le nouveau répertoire d’action, c’est-à-dire les manières de se manifester publiquement à un nouveau répertoire d’action.

Le nouveau répertoire d’action opposerait l’humour au triste, le spectacle et le happening aux méthodes traditionnelles considérées comme ringardes, comme la manifestation, les blocages ou la pétition. On peut effectivement voir ces dernières années de nouvelles façons de se faire remarquer par les médias, comme les pique-niques improvisés, les vidéos parodiques comme celles récentes de Besancenot, les déguisements. La forme clownesque, la mise en avant de l’humour viendrait remplacer des méthodes associées trop souvent à l’ennui, au triste, telle que « Jeudi noir » destinée à stigmatiser les carences du parc immobilier des grandes villes, ou les déguisements de la BAC — la Brigade Activiste des Clowns — pendant les manifestations. Lilian Mathieu nous explique que ce «nouveau» répertoire d’action est surtout destiné aux médias et est d’ailleurs pensé par des journalistes eux-mêmes. Pourtant, à travers des exemples du Mouvement féministe des années 70, les actions d’Act Up (préservatif géant sur l’obélisque et de multiples exemples qu’il serait trop long de lister), on peut voir que ces modes d’actions existaient déjà il y a des décennies et qu’en cela ils ne sont pas nouveaux.

 

Au delà de la nouveauté il faut surtout souligner que l’humour et le happening ne semblent pas être des moyens plus efficaces et probants que les manifestations traditionnelles qui continuent d’être majoritaires, il me semble. Les médias se focalisent sur des actions minoritaires en les mettant en avant.

 

Un nouveau rapport à la hiérarchie ?

 

A côté ou au-delà de ce nouveau répertoire d’action, à relativiser donc, il semblerait que le mode d’organisation ait changé lui aussi. On oppose aujourd’hui un ancien mode d’organisation basé sur la hiérarchie, la verticalité, la présence de chefs, à un mode d’organisation réticulaire, vertical, plus souple. Le vocabulaire qui le désigne en est caractéristique : coordination, fédération, collectif, réseau. Tout s’opposant à la forme « parti », « syndicat ». Lilian Mathieu, en remontant dans le passé, nous montre encore une fois que cela n’est pas spécialement nouveau puisqu’après Mai 68, le Mouvement féministe rejetait déjà l’image léniniste du parti et les coordinations, quant à elles, existent depuis des années, notamment pendant et après Mai 68 avec les assemblées générales mais aussi les grèves et mobilisations étudiantes.

 

Sur la question de la prétendue absence de forme bureaucratique de ces nouvelles formes d’organisation, Lilian Mathieu a tout à fait raison de souligner le paradoxe de celle-ci. En effet, même en prétendant vouloir créer une vraie égalité, une démocratie directe, une discussion pour toutes les décisions à prendre, la révocabilité, le contrôle, la non hiérarchisation entre les militants, il apparaît que ce sont toujours les mieux dotés en capitaux économiques, culturels, linguistiques, mais surtout ceux disposant de plus d’expériences et de ressources militantes qui prennent le dessus sur les moins dotés en capitaux et cela est visible sur la répartition des tâches militantes, où les moins dotés en capitaux sont souvent chargés du « sale boulot ». Pour citer Lilian Mathieu « proclamer qu’il n’y a pas de chef, est le meilleur moyen d’en voir apparaître » étant face à des militants anarchistes, j’aimerais justement avoir votre avis sur la question.

 

Ce nouveau mode d’organisation, qui existait déjà rappelons-le il y a déjà des décennies (mais qui, il me semble ne représentait quand même qu’une tendance), engendrerait un nouveau type de militant, ce qui m’amène à mon troisième point :

 

Un nouveau militant ?

 

La troisième nouveauté présentée par Lilian découle du point précédent, c’est-à-dire d’un mode d’organisation plus horizontal. L’organisation basée sur l’égalité, l’horizontalité laisserait plus de liberté, plus de possibilités d’exprimer son individualité, son esprit critique au militant. Ici l’autonomie, l’individualité s’oppose à la figure de l’ancien militant, « soumis » au collectif et la ligne du parti. Cette distinction a été théorisée par Jacques Ion. Il appelle ce nouveau type de militant d’abord militant distancié (en opposition avec total) puis militant affranchi. Le nouveau militant refuse de sacrifier son temps et sa singularité au profit du groupe. Pour résumer, l’ancien militant serait asservi, alors que le nouveau serait libre. Le premier incarné par l’image du militant PCF soumis à la direction du parti croit au Grand Soir et le prépare même activement, tandis que le militant distancié lui, apparemment plus intelligent, aurait tiré les leçons du passé et ne milite que sur des terrains et pour des avancées limitées.

 

Pour Lilian Mathieu, ces deux idéaux types ne seraient en fait que des formes différentes de degré d’investissement plutôt qu’une transformation historique. Ainsi, on trouve encore, dans des groupes spécifiques, par exemple à RESF, des militants prêts à s’investir à plein temps. Le militant total existe donc toujours lui aussi, mais à côté d’autres formes de militants. Il n’y a donc pas de rupture entre les deux mais bien une continuité. Le fait de s’investir plus ou moins pour une cause dépend de son statut, de son âge et de ses disponibilités. Ainsi, si on regarde un peu le profil type d’un militant aujourd’hui, les jeunes ou les retraités sont sur-représentés car leur emploi du temps leur permet d’être davantage disponibles.

 

Face aux analyses sociologiques et journalistiques du nouveau, Lilian Mathieu propose de s’intéresser plutôt aux permanences de l’action militante. Autant hier qu’aujourd’hui, certains militant sont plus présents et plus investis, et malheureusement, toujours pour les mêmes raisons. Les femmes par exemple devant toujours s’occuper du foyer et des enfants, ne peuvent militer à temps plein (à moins qu’elles soient à la retraite) et c’est seulement à cette condition (la disponibilité) qu’elles peuvent accéder à des postes à responsabilités. Ainsi, le passage d’un engagement distancié à un engagement plus prenant est surtout le résultat d’un effet de génération plutôt que d’une mutation de militantisme. A mon sens et sans beaucoup de réflexion, j’expliquerais aussi la différence de degré d’investissement par le contexte politique économique et social. Il est plus logique d’être un militant total en mai 1968 parce qu’on est dans un contexte d’ébullition politique mondiale plutôt que d’être un militant total en 2013 où les mouvements sociaux ne sont pas à leur apogée. Il me semble d’une manière générale qu’il faut replacer les formes de militantisme dans un contexte sociologique large : montée des incertitudes, processus d’individualisation, délitement ou déchirement du social… on a déjà vu lors de grands mouvements de grèves des personnes s’investir pleinement qu’ils soient avec des enfants ou qu’ils travaillent…

 

A côté de l’explication par l’âge, on peut aussi remarquer que certaines professions sont surreprésentées, notamment celles des enseignants ou des fonctionnaires. Dans les milieux progressistes pour faire large, ou retrouve souvent le même profil de militant : classe moyenne fortement dotée en capital scolaire travaillant dans l’éducation, le social, la santé, ils sont d’ailleurs souvent syndiqués. Ces profils sociologiques sont assez permanents dans le temps. Mais comme le souligne très justement Lilian, il peut y avoir une certaine tendance des milieux militants à refuser de s’ouvrir à des profils différents, comme les classes populaires par exemple, surtout pour les nouveaux mouvements qui misent sur la théâtralisation et qui sont donc très exigeant dans leur recrutement.

 

Lilian Mathieu explique les critères de recrutements des militants par le fait que le secteur public est associé à l’altruisme tandis que celui du privé à l’individualisme/ la réussite personnelle, mais aussi par la connaissance des institutions qu’implique leur profession qui leur permet d’en pointer les dysfonctionnements. Cependant, comme vous le savez, nous sommes dans une période où le service public est menacé, ce qui amène Lilian à conclure sur deux enjeux qu’engendrent cette menace : d’une part la question de la reproduction des effectifs militants dans les mouvements progressistes, qui sont comme je viens de le dire, principalement des enseignants, des professionnels de la santé et du social et qui sont donc les premiers touchés par les réformes actuelles, réformes qui risquent de redéfinir ce qui caractérisait ces professions, à savoir la disponibilité et l’adhésion à des valeurs altruiste et collective. Avec la tendance néolibérale et managériale qui touche maintenant de plus en plus le service public, le renouvellement des militants et de leurs valeurs est donc menacé lui aussi.

 

D’autre part, et c’est le deuxième enjeu : c’est justement le thème principal de ce séminaire, à savoir la question de la nouveauté qui introduit un jugement de valeur, une échelle, en ringardisant les manières traditionnelles de militer, ce qui engendre une « culpabilisation des mouvements sociaux ». Si on suit la logique du nouveau et le nouveau répertoire d’action qu’il implique, on risque de s’engager dans des luttes qui ne sont peut-être pas les plus pertinentes et les plus utiles, surtout si l’intérêt est avant tout d’attirer les médias au profit de luttes plus profondes. Lilian termine sur une ouverture qui me semble la plus intéressante, à savoir que les difficultés rencontrées aujourd’hui ne tiennent pas absolument que des mouvements sociaux qu’elles que soient leurs formes, mais plutôt d’un contexte politique et idéologique défavorable.

 

J’aimerais maintenant pointer des limites, ce qui n’engage que ma propre lecture.

Il me semble que Lilian ne traite pas de la nouveauté essentielle qui vient changer ou plutôt accompagner les mouvements sociaux : celles des nouvelles technologiques, notamment internet et facebook, qui pour le coup, sont bien des phénomènes nouveaux. Dans la même logique de critique, j’ai l’impression que l’analyse se base sur du nouveau qui ne l’est plus tout à fait. Peut-être faudrait-il analyser ce qui est vraiment nouveau ou, pour être plus précis, récent.

Il me semble aussi, et après lectures de plusieurs articles, que les nouveaux militants dont on parle, sont en fait majoritairement des anciens militants, déçus par les organisations traditionnelles. Peut-être devrait-on parler des nouveaux anciens militants.

Enfin, je crois que cette tendance des nouveaux militants est simplement conjoncturelle et qu’elle est liée au contexte, elle ne remplace pas les répertoires traditionnels, les accompagnent seulement.

 

Rapport critique

 

Commentaire de l’intervention de Lilian Mathieu

 – par Ivan Sainsaulieu –

 

Le problème de la paralysie actuelle de l’alternative ou de la répétition

 

Dans un premier temps, je voudrais accompagner la critique sociologique de Lilian, discuter de ses observations sur ce que l’on peut appeler le syndrome de la répétition. Dans un second temps, je voudrais prendre du recul sur le problème de la paralysie actuelle.

 

1) Le syndrome de la répétition chez les militants

 

Nombre de remarques de Lilian sur la nouveauté sont frappées au coin du bon sens et sont parfaitement claires, reposant sur des investigations dans une perspective assez bourdieusienne.

 

Pour abonder et critiquer en même temps, je signalerai dans l’hypothèse de la continuité, celle de la continuité assurée par les anciens militants. Ainsi, plus d’un collectif dit nouveau parce que thématique est animée par un ancien militant organisé passé au mouvement social : c’est le cas de nombres de militants fondateurs de SUD, c’est le cas d’un fondateur et pilier de RFS (Richard Moyon), ou encore d’un collectif pro-palestinien etc. Est-ce que ce ne serait pas eux qui s’engagent le plus totalement et le plus durablement dans les nouveaux mouvements sociaux, qui portent la structure ou jouent un rôle structurel ?

 

Cela rétablirait un peu la frontière que tu veux abolir dans ton texte : si je suis d’accord sur le principe de progression des engagements, la progression appartient à des contextes de mobilisation profondes, qui engagent des vies entières et qui nourrissent des idéologies contestataires structurées et structurantes. Il y aurait donc un effet de spirale vers le haut ou vers le bas, vers le bas dans le contexte actuel, entre faible contestation, faible idéologie et faible engagement – par opposition à des contextes de luttes et d’idéologie plus radicales.

 

Je voudrais souligner la fonction de soutien des militants expérimentés dans le militantisme « nouveau ». De même que la solidarité intergénérationnelle agit au niveau familial pour empêcher les jeunes de se retrouver à la rue, de même la solidarité intergénérationnelle agit pour transmettre aux jeunes militants des savoirs acquis. Au lieu du culte du nouveau, la question du jour serait celle d’organiser la transmission des anciens, du contact des jeunes avec les anciens. Effectivement pas le rejet du passé, ni le culte des jeunes mais les conditions de la transmission intergénérationnelle. Elle se pratique d’ailleurs largement, mais peut-être faudrait il en souligner l’enjeu, au lieu de se lamenter du manque de jeunes ou du manque d’engagement des jeunes. On fait quoi pour rendre les vieux accessibles aux jeunes et réciproquement ? J’ai été surpris dans un colloque sur l’innovation technologique d’entendre des réactions de trentenaires qui disaient qu’il y avait beaucoup à apprendre des vieux qu’ils découvraient sur place. Ils s’étaient donc enfermés dans leur certitude d’être à la pointe.

 

La génération du public en crise : c’est le fond de commerce des autonomes. Qu’il y ait une génération de jeunes intellos sans emplois, précaires ou aux conditions de travail plus difficiles nourrit les espoirs alternatifs de certains.

 

Mais je suis bien d’accord pour élargir la base sociale de la contestation. Le fond de la crise du sujet alternatif je la situe justement plutôt dans la crise du mouvement ouvrier. Je ne vois pas par quoi remplacer la matrice du mouvement ouvrier, dont les effets se sont largement estompés dans les pays avancés. Pour moi, l’incertitude est centrale, structurant les deux pôles antagonistes : l’instabilité est systémique, inhérente au capitalisme, comme la fragilité caractérise les fondements sociopolitiques et idéologiques de la contestation actuelle.

 

2) Le vide est présent à différents niveaux

 

Lilian critique avec raison le discours de la nouveauté. Pour être complet, il faudrait critiquer le discours de la tradition, du rien de nouveau sous le soleil (que j’ai bien connu). Le discours du rien de nouveau est tout aussi suspect de ne rien démontrer, comme celui sur la nouveauté : absence de mise en perspective dans un cas, aplatissement de tout par la valorisation du passé dans l’autre. Dans les deux cas, l’analyse compte moins que le logiciel militant qui l’impulse.

 

Ce qui me fait remarquer en passant que la tendance actuelle à réconcilier discours avec et discours sur, comme par exemple dans une perspective pragmatique qui veut que tout discours soit situé, risque de nous faire retomber dans l’oubli du tord que l’invasion du normatif fait à la science… Pour fermer rapidement cette parenthèse sur la question de la neutralité axiologique, je dirai qu’en la matière il n’y a pas de recettes, ni pour ni contre : tout est affaire d’équilibre raisonné.

 

Mais l’apport réflexif des sociologues est lui aussi sujet à caution. Je ne sais pas quel bilan tire Lilian de son essai de vulgariser des approches sociologiques auprès des militants (un des paris de Comment lutter ?) mais je vois quatre limites

– effet de proximité socioculturelle : ceux qui sont proches sont ceux qui peuvent entendre des réflexions critiques (milieux intellos). Donc si c’est ceux qui sont proches qui peuvent entendre la critique c’est qu’ils raisonnaient déjà peu ou prou de cette façon. Dans cette hypothèse, on ne ferait que nourrir un milieu social de la culture dont il a l’habitude, au lieu de travailler à nourrir la réflexion du ou des publics visés.

– effet de redondance : ce qu’on dit sur les milieux militants vient il de l’enquête ou de l’expérience militante ? Je n’ai pas fait les mêmes terrains que Lilian et pourtant j’ai l’impression de ne pas découvrir ses réflexions. Par ailleurs, les militants savent ce qu’on écrit : par exemple, les militants de LO savent que les enseignants sont plus disponibles et qu’il y a un risque d’enfermement sur le milieu social de ces derniers. C’est pourquoi ils recrutent depuis toujours des enseignants pour recruter des ouvriers. Avec un effet de décloisonnement largement compensé par le fonctionnement sectaire : en clair, si les intellos y côtoient des ouvriers, avec un réel effet de mixité sociale, c’est pour reconstruire une cloison un peu plus loin contre les autres organisations.

– Effet d’exotisme : ce qu’un sociologue apprend à un militant vient-il de la science ou bien d’un autre milieu militant ? De même qu’un sociologue peut se tailler un succès en racontant à des étudiants ce qu’il a appris auprès d’ouvriers ou de syndicalistes, de même un sociologue de type militant A ne fera que rapporter à des sociologues de type militant A ses aventures exotiques auprès des militants de type B, comme Stéphane Beaud qui arrive à publier ses discussions avec un jeune militant de LO car ce ne sont pas ces derniers qui lisent de la sociologie. D’ailleurs les propos de Lilian lui-même apportent un air de LO ou du syndicalisme ouvrier à ceux qui sont loin de l’être, ceux qui ringardisent les syndicats et qui veulent du nouveau. Tandis que moi, à LO, je m’époumonais avec des copains ouvriers à apporter un air venu de la LCR, de s’ouvrir aux mouvements sociaux et à l’actualité politique, donc ce qui est nouveau  !

– Question sur l’effet d’adhésion : est ce que l’on convainc les militants de mieux militer ou de passer aux sciences sociales ? Si je prends l’exemple de Christophe Aguitton, devenu chercheur au CNRS… on pourrait dire que les militants qui lisent les sciences sociales sont en quête de distinction par les milieux scientifiques. Alors la question se pose aux sociologues : est-ce qu’ils veulent que tout le monde fasse de la sociologie ?

 

Pour finir, je dirai que le cloisonnement n’est pas seulement social : il est aussi générationnel, organisationnel, disciplinaire, etc.. Des murs se construisent partout, au propre comme au figuré. Du coup, même si je ne vois plus le bout du tunnel, la mission que je me fixe est claire : elle est celle du décloisonnement, qui constitue l’une des raisons d’être d’ETAPE.

Séminaire ETAPE n°3 – Roberto Michels : critique des partis politiques, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme

Troisième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Octobre 2013 –

 

Roberto Michels : critique des partis politiques, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme

A partir d’un texte de Jean-Christophe Angaut

 

Maître de conférences de philosophie à l’ENS Lyon, auteur notamment d’une thèse de doctorat sur Liberté et histoire chez Michel Bakounine (Université de Nancy 2, 2005), co-directeur du livre collectif Philosophie de l’anarchie : théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie (avec Daniel Colson et Mimmo Pucciarelli, Lyon, Atelier de création libertaire, 2012), membre du comité de rédaction de la revue de recherches et d’expressions anarchistes Réfractions et en cours d’une nouvelle traduction du classique de Roberto Michels, Les partis politiques (1911)

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Rapporteur compréhensif : Didier Eckel (ex militant LCR-NPA, membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et Nouvelles Tentatives)

Rapporteur « critique » : Frédéric Burnel (enseignant en physique-chimie, militant au NPA et Objecteur de Croissance)

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Texte de JC Angaut 1/2

 

Intervention au séminaire ETAPE

le 25 octobre 2013

 

Par Jean-Christophe Angaut

 
Le sociologue allemand puis italien Robert Michels est demeuré célèbre pour avoir publié à la fin de l’année 1910 son ouvrage Sociologie du parti dans la démocratie moderne [1], enquête critique sur les tendances oligarchiques au sein d’organisations qui pourtant soutiennent des formes radicales de démocratie.
 

Traditionnellement, quatre obstacles barrent l’accès à la Sociologie du parti de Robert Michels. Le premier est spécifique à la France. Son ouvrage a fait l’objet en 1914 d’une traduction lacunaire et approximative par Samuel Jankélévitch, la seule existante à ce jour [2], qui représente à peine les deux tiers de l’ouvrage de départ, dont le titre a été fortement altéré, la dédicace, l’introduction et les notes évacuées, des passages entiers non traduits ou résumés, et même deux chapitres intervertis. Le deuxième est relatif à l’image que l’histoire des idées a conservée de cet auteur dont on a fait l’exemple type d’un théoricien et d’un militant passé du syndicalisme révolutionnaire au fascisme, son travail sur les partis politiques, qui marque la fin de son parcours de militant socialiste, étant alors considéré comme constituant le tournant de son itinéraire politique [3]. Le troisième consiste dans la réduction de la Sociologie du parti à la fameuse « loi d’airain de l’oligarchie » formulée par Michels à la fin de l’ouvrage, par laquelle Michels a laissé son nom dans l’histoire de la sociologie politique mais qui a conduit à passer sous silence les riches analyses empiriques qu’il contient. Le dernier obstacle relève de la situation de cet auteur dans l’histoire de la pensée sociologique, puisqu’on le définit d’une manière exclusive ou bien comme un élève de Max Weber qui aurait développé, avec quelques imperfections, un travail de recherche établi par son maître [4], ou bien comme le troisième larron d’une école élitiste italienne, dont les deux autres membres sont Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca [5].

 

Ces dernières années, ces obstacles ont toutefois commencé à être levés, notamment en Allemagne grâce aux travaux de Timm Genett, auteur d’une monumentale description de l’itinéraire théorique et biographique de Robert Michels qui a pu notamment exploiter les archives du sociologue, conservées à Turin [6]. Après ces travaux, il n’est plus possible de faire de Michels le représentant par excellence d’un passage du syndicalisme révolutionnaire au fascisme. D’une part, Timm Genett a discuté de l’étiquette de syndicaliste révolutionnaire qui avait été accolée au nom de Michels, et en distinguant plusieurs syndicalismes révolutionnaires (français, italien et allemand), est parvenu à spécifier celui de Michels, qui est moins un partisan de Georges Sorel que le défenseur d’une stratégie consistant à remédier à l’attentisme des partis socialistes en prônant la grève générale politique, seul moyen selon lui de parvenir à des réformes politiques profondes. D’autre part, ce commentateur a montré, preuves à l’appui, que le ralliement de Michels au fascisme italien était beaucoup plus tardif qu’on ne l’avait cru jusqu’alors (1928, et non l’immédiat après-guerre), et sans doute davantage motivé d’un côté par le carriérisme universitaire (son adhésion au parti fasciste intervient juste avant sa nomination par Mussolini à un poste de professeur à Bologne) et d’un autre côté par une fidélité au gouvernement de sa patrie d’adoption, quel qu’il soit (Michels a acquis la nationalité italienne en 1921, mais il a soutenu la cause de l’Italie dès son entrée en guerre en 1915).

 

S’agissant des problèmes de traduction, j’ai pour ma part entrepris une retraduction complète de la Sociologie du parti qui permet de se confronter aux deux obstacles restants : il est en effet possible de prendre en considération la riche matière empirique de l’ouvrage de Michels (fondée notamment sur une connaissance intime du fonctionnement et de la littérature internes aux partis socialistes allemand et italien et aux différentes écoles du socialisme français), et de constater in situ ce que sa Sociologie du parti doit respectivement aux traditions sociologiques allemande et italienne, mais aussi à la psychologie des foules de Tarde et Le Bon.

 

L’un des aspects qui frappe celui qui étudie la Sociologie du parti, notamment lorsque, comme moi, il a abondamment travaillé sur l’anarchisme classique, c’est la place particulière que cette tradition de pensée tient dans l’économie générale de l’ouvrage, mais aussi dans sa réception. Il y a de la part de Michels un usage intensif de la critique que les anarchistes ont produite de la démocratie représentative et de la pente autoritaire des organisations socialistes, mais aussi une interrogation critique sur la capacité de l’anarchisme à représenter une alternative, ou à tout le moins une mesure prophylactique, contre les tendances oligarchiques des organisations politiques. Il existe en outre une réception que l’on peut qualifier, au sens le plus large, de libertaire de sa Sociologie du parti (notamment chez Guy Debord [7] et chez les premiers Verts), au point d’ailleurs qu’on a pu considérer que le sociologue germano-italien devait être rattaché à ce courant de pensée [8], du fait aussi que son œuvre ne se limite pas à cette recherche sur les partis, mais touche à des questions relatives à l’émancipation personnelle, notamment au travers de la question sexuelle [9], qui sont en partie portée à l’époque par des anarchistes, au sein d’expériences communautaires comme Monte Verita. Il y a donc de sérieux motifs pour interroger les affinités de Michels avec une critique libertaire de la démocratie partisane, motifs qui ne tiennent pas seulement, d’ailleurs, à l’histoire des idées : à une époque où ce que l’on appelle démocratie est structuré par le système des partis, à une époque aussi où se pose toujours la question de la démocratie dans les organisations politiques, le fait de revenir sur l’étendue et les limites de la critique que Michels a proposée de la forme parti peut être éclairant pour le présent. Mais la figure de Robert Michels étant en outre controversée, il s’agit aussi de savoir, à tout le moins, si le sociologie germano-italien est un bon client pour ceux qui entendent montrer que toute remise en cause de la démocratie partisane conduit à rallier des idéologies autoritaires, voire totalitaires.

 

Discuter des possibles accointances entre la sociologie du parti de Michels et les critiques libertaires de la démocratie représentative implique trois mises au point, que je vais développer successivement. La première consiste à savoir si Michels se fait le défenseur d’une conception de la démocratie qui le rapprocherait des idéaux libertaires (pour le dire vite : un idéal de démocratie directe et d’autogestion). Elle interroge donc les options politiques de Robert Michels, et du coup aussi l’idée selon laquelle entre le syndicalisme révolutionnaire de sa jeunesse et son fascisme tardif, le point commun serait un refus de la représentation politique. La deuxième mise au point porte sur ce à quoi on a souvent réduit l’ouvrage de Michels, à savoir la loi d’airain de l’oligarchie en tant qu’elle est construite sur le terrain particulier de la démocratie interne aux partis. Il s’agit dans ce cas d’interroger les affinités entre la pensée de Michels et la critique produite par les penseurs libertaires de la délégation et de l’organisation. La troisième mise au point, centrale pour mon propos, porte sur le passage de la démocratie dans les partis à la démocratie en général. J’essaierai de montrer sur ce point que le propos de Michels ne se limite pas à une critique de l’absence de démocratie au sein des partis, mais opère à partir de cette perspective interne le passage à la démocratie en général, ce en quoi Michels, dans son refus de séparer les fins démocratiques des moyens démocratiques, pourrait s’avérer le plus proche d’un certain type d’approche libertaire. Et je conclurai sur les perspectives que cette sociologie du phénomène partisan permet d’ouvrir.

 

1) Démocratie directe et syndicalisme révolutionnaire : quelle démocratie ?

 

Repartons de l’image que la réception nous a laissée de Michels, celle d’un cas crucial pour étayer la thèse plus générale d’un passage naturel du syndicalisme révolutionnaire au fascisme, passage qui ne correspondrait pas seulement à des trajectoires individuelles (Michels, Lagardelle [10], etc.), mais à des affinités profondes entre les deux idéologies, affinités que l’histoire se serait chargée d’actualiser. Pour le propos qui nous intéresse, le point commun entre le supposé terminus a quo et le terminus ad quem de l’itinéraire politique de Robert Michels serait son refus de la démocratie représentative, qui se manifesterait dans un cas par un attachement à la démocratie directe, et dans l’autre par une adhésion à la démocratie plébiscitaire : au refus de la délégation succéderait l’idéal d’un lien direct entre la masse et le dirigeant charismatique, le passage entre les deux étant une déception vis-à-vis du modèle d’autogestion, qui se serait heurté à la réalité politique et historique. Plus largement, cette réception de Michels a permis d’établir une affinité profonde entre les critiques de la démocratie, voire entre les critiques des partis, qu’elles soient d’inspirations révolutionnaire ou réactionnaire.

 

Cette lecture d’apparence séduisante se heurte toutefois à un obstacle de taille : on ne trouve nulle part, et à aucun moment de son parcours politique, de textes où Michels prendrait expressément position en faveur de la démocratie directe. Une manière commode de faire saisir la singularité de la position politique de Michels au cours de son engagement socialiste est de partir de ce qu’on trouve dans l’ouvrage de Zeev Sternhell lorsque celui-ci décrit la rencontre, qu’il estime nécessaire, entre soréliens, nationalistes et futuristes dans le mouvement fasciste :

Soréliens, nationalistes et futuristes ne pouvaient plus ne pas se rencontrer. Leur haine pour la culture dominante va les placer sur la même ligne de front contre la démocratie bourgeoise. Au prolétariat défaillant, le nationalisme fournit la masse critique capable de transformer un système d’idées en force politique. Ainsi se trouve exaucé le vœu du syndicaliste révolutionnaire Robert Michels, qui en appelait à « l’union grandiose » de l’Idée révolutionnaire avec la grande force révolutionnaire du moment. Michels avait espéré voir le prolétariat remplir ce rôle. À défaut, lui aussi se rabat sur la Nation. Vers la fin de la première décennie du siècle, le syndicalisme révolutionnaire fournit l’Idée, le mouvement nationaliste lui procure les troupes. [11]

 

Le premier problème porte sur le rattachement de Michels à un courant « sorélien », et plus largement sur l’identification générale du syndicalisme révolutionnaire à la seule figure de Georges Sorel. En effet, le syndicalisme révolutionnaire renvoie avant tout à une pratique, certes théorisée par Sorel, mais pas seulement par lui. Or la pratique de la grève générale peut avoir au moins deux sens bien distincts. Dans un cas elle peut consister à postuler la nécessaire résorption de la lutte politique (ou antipolitique) dans la lutte économique, au nom d’une forme de séparatisme ouvrier, comme ce fut le cas en France dans les premières années de la CGT et comme la charte d’Amiens de 1906, dont on affirme aujourd’hui abusivement qu’elle affirme la neutralité politique du syndicat, en porte encore la trace, en tant qu’elle tourne le dos à une politique confisquée par les partis politiques et leurs élites. Dans l’autre, elle désigne un courant au sein des partis socialistes, courant représenté par exemple dans l’Italie d’avant-guerre par Arturo Labriola, qui prône la grève de masse pour parvenir aux conquêtes politiques que la direction réformiste du parti ne peut obtenir (du fait de l’exclusion de plus de la moitié de la population italienne des élections). Dans ce cas, il ne s’agit ni de prôner la désertion des partis politiques, ni de refuser l’autonomie du politique, mais de s’appuyer sur des mouvements extra-parlementaires en vue d’obtenir des conquêtes politiques (donc de politiser la pratique syndicale). C’est de cette dernière version que Michels est le plus proche, en raison des analogies qui existent entre les situations allemande et italienne.

 

Ne pas apercevoir cette distinction conduit Z. Sternhell [12] à proposer une lecture erronée du débat qui oppose en 1907, dans Le Mouvement Socialiste de Lagardelle (qui est à l’époque la grande revue syndicaliste révolutionnaire en France), Michels à Édouard Berth, disciple de Sorel [13]. À suivre Sternhell, Michels produirait une critique du syndicalisme révolutionnaire que les Soréliens tarderaient à comprendre et qui marquerait une étape dans la dissolution de ce courant et son rapprochement avec les nationalistes. Or cette lecture ne tient que si l’on considère que Michels produit une critique interne, c’est-à-dire s’écarte d’un credo sorélien qu’il aurait d’abord épousé, ce qui n’est pas le cas puisqu’il s’en prend précisément à la version française du syndicalisme révolutionnaire au nom d’une autre tactique, également syndicaliste. En outre, on relèvera la manière tout à fait caractéristique qu’a Z. Sternhell de lire les textes. Michels écrivait que le prolétariat n’était pas par essence révolutionnaire, qu’il y avait des socialistes avant l’existence du prolétariat, et que le mouvement socialiste était né de la rencontre entre un élément éthique extérieur au prolétariat et l’égoïsme de classe de ce dernier [14]. Voici ce que cela devient sous la plume de Z. Sternhell :

C’est bien ce qui ressort de l’analyse de Michels : le socialisme peut exister indépendamment de la classe ouvrière. Toute la classe ouvrière n’est pas socialiste, tous les syndicats ouvriers dans le monde ne sont pas socialistes, et tous les socialistes ne sont pas ouvriers. Les relations entre socialisme et prolétariat ne sont donc pas des relations essentielles. Et puisqu’il peut y avoir un socialisme sans prolétariat, pourquoi n’y aurait-il pas de socialisme pour toute la Nation ? Henri De Man et Marcel Déat, théoriciens socialistes, parviendront à cette même conclusion à la suite de Michels. [15]

 

Évidemment, le lecteur ne peut pas deviner que Michels, dans son article, ne parvient pas du tout à cette conclusion (et que De Man et Déat n’ont aucun lien avec Michels, et ont eux-mêmes des trajectoires bien distinctes). Or Michels affirmait simplement que le socialisme, comme idéologie, a existé avant la nouvelle forme de prolétariat dont on attend la réalisation de l’idée socialiste, mais que le mouvement socialiste ne peut pas exister sans le prolétariat. Cet effort pour faire rentrer Michels dans le moule du socialisme national demeure aveugle aux buts politiques qui sont proprement ceux de Michels, qui ne cesse de répéter à l’époque qu’il s’agit, en Allemagne, d’obtenir la création d’un « État démocratique et républicain, qui donnera aux forces ouvrières un milieu libre, où il n’y aurait qu’un seul obstacle au développement des forces prolétariennes : l’ignorance – à vaincre – des masses » [16]. Ce qui est manqué notamment, c’est la visée pédagogique qui est alors celle de Michels.

 

Mais en second lieu, dans le cas de Michels, on peut douter précisément que l’idée révolutionnaire ou même simplement socialiste demeure chez lui vivante à partir du moment où il se rallie au nationalisme italien, puis au fascisme – et on peut douter, de surcroît, qu’il mette la même chose que (ce que Z. Sternhell attribue à) Sorel derrière l’idée révolutionnaire (à savoir la violence comme génératrice du sublime). Dans la polémique avec Berth, on voit par exemple que Michels fait résider le problème principal dans l’organisation, qui tend nécessairement à l’embourgeoisement, qu’il voit dans le syndicalisme révolutionnaire une sorte de contre-tendance démocratique, mais qui aboutit moins à faire du syndicat une panacée qu’à remettre en question l’oligarchie dans les partis. L’intérêt du syndicalisme révolutionnaire, à suivre Michels, c’est qu’il se place sur le terrain politique et fait intervenir les masses comme contrepoids à la direction des partis, mais l’oligarchie se manifeste aussi nécessairement dans le syndicat que dans le parti. Le problème réside en effet dans l’unité entre l’idée et le prolétariat, qui seule permet de rendre compte du mouvement socialiste. Le prolétariat n’est pas une catégorie homogène, il est élevé par la pédagogie socialiste à la conscience de son existence comme classe. Ce que viennent apporter les intellectuels dans le prolétariat (pourvu du moins qu’ils coupent les ponts avec leur classe d’origine), c’est un certain nombre d’éléments éthiques qui permettent de dépasser l’égoïsme de classe. Michels s’écarte donc du syndicalisme révolutionnaire sorélien sur au moins trois points : 1) il prend en considération des buts spécifiquement politiques ; 2) il n’est pas hostile à la coexistence des partis et des syndicats, dans laquelle il voit la source d’une dynamique progressiste, et par conséquent il ne fait pas du syndicat (pas plus que du parti) une fin en soi ; 3) il ne considère pas que le prolétariat serait par essence socialiste et que son égoïsme de classe en ferait à lui seul un élément révolutionnaire.

 

Précisément, quels sont ces buts spécifiquement politiques que poursuit alors Michels ? À cette époque, Michels, qui connaît de l’intérieur les partis allemand et italien (SPD et PSI), se montre critique envers leur stratégie parlementaire dans des pays où le suffrage universel n’existe pas, et il considère la grève générale comme une tactique à même de mobiliser les masses, notamment pour le conquérir. Dans l’extrait cité ci-dessus, la mention de la pédagogie est décisive : il s’agit moins pour Michels, dans sa Sociologie du parti, d’exprimer sa déception devant l’impossibilité de réaliser la démocratie directe que de dissiper des illusions. Pour le dire en langage pédant, il ne s’agit pas d’un texte déçu, mais déceptif. Il faut souligner que c’est précisément sur cette question de la pédagogie que s’achève l’ouvrage [17].

 

Maintenant, quel concept de démocratie Michels mobilise-t-il dans son ouvrage ? On peut d’abord rappeler la manière dont semble fonctionner le raisonnement qui sous-tend l’ouvrage : la démocratie, pour s’imposer comme cause politique, doit en passer par l’organisation, dont la vie moderne a révélé l’efficacité ; or l’organisation conduit à l’oligarchie, qui est l’opposé de la démocratie ; par conséquent l’idéal démocratique est irréalisable. Qu’entendre donc par démocratie ? Contrairement à une légende tenace qui voudrait que Michels soit un partisan, finalement déçu, d’une démocratie directe conçue sur le modèle rousseauiste, on trouve au moins quatre concepts différents de démocratie dans la Sociologie du parti [18]. Le premier définit la démocratie par l’égalité formelle, donc selon des critères de droit public très lâches [19]. Le deuxième concept de démocratie est en effet emprunté à Rousseau, mais il s’agit alors de dire que la limite entre démocratie et aristocratie se situe à 50% de participants aux fonctions officielles, au droit de vote, etc. [20] Ce n’est qu’en troisième lieu que la démocratie est définie comme démocratie directe et domination immédiate de la masse, par différence avec la simple république, et parmi les exemples que prend Michels, on trouve évidemment les quelques cantons suisses qui la pratiquent encore [21]. Enfin, Michels définit en plusieurs endroits la démocratie par la possibilité pour tout un chacun d’accéder aux fonctions dirigeantes (et non par la disparition de telles fonctions), c’est-à-dire par le principe qui veut que tous soient électeurs et éligibles.

 

Il s’agit moins pour Michels de s’en tenir à un concept unique de démocratie pour s’affirmer le défenseur d’une idée politique, que d’en repérer les différentes déclinaisons et finalement l’absence de rigueur conceptuelle. Ou bien la démocratie est un idéal irréalisable, celui de la domination directe des masses (je vais revenir sur ce concept de masse), ou bien elle est un concept incomplet, peu rigoureux, qui finit par développer les contradictions qu’il renferme. La recherche d’une conception de la démocratie propre à Michels aboutit donc à une première critique de la démocratie qui est une critique du concept de démocratie, d’un point de vue scientifique, pourrait-on dire, comme concept plastique, idéologique. Cette critique est dirigée aussi bien contre la science politique que contre les tenants des idéaux démocratiques, puisqu’elle porte aussi bien sur l’inadéquation de tels concepts pour rendre compte de la vie des peuples que sur les illusions qui s’attachent à un concept maximal de démocratie. Comme le dit la conclusion de l’ouvrage, il s’agissait pour Michels de « dissiper quelques illusions démocratiques superficielles et trop légères par lesquelles la science était égarée et les masses abusées. »

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2) Critique de la démocratie ou critique de l’oligarchie : la question des masses

 

J’en viens maintenant à l’autre élément que la postérité a gardé de Michels : la loi d’airain de l’oligarchie, c’est-à-dire la nécessité que s’expriment, dans les partis politiques (comme dans tout groupe) des tendances oligarchiques. Je laisse volontairement de côté ce qui, pourtant, constitue l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage de Michels, à savoir la description concrète de la domination des dirigeants dans les organisations socialistes (avec son double aspect dynamique – comment l’organisation engendre ce qu’on pourrait appeler un phénomène dirigeant – et statique – comment se compose sociologiquement l’élite dirigeante) pour m’intéresser plus directement à ce qui encadre cette analyse, à savoir d’un côté la recherche des causes (ce que Michels, dans la 1ère partie, nomme « étiologie », en usant d’un vocabulaire qui assimile donc les phénomènes oligarchiques à des pathologies sociales), et de l’autre les conclusions. La notion de tendance oligarchique, utilisée dans les deux moments, a ceci de décisif qu’elle implique que des contre-tendances puissent s’y opposer – mais sans jamais qu’aucun des deux groupes de tendances disparaisse, ce qui est d’ailleurs la leçon finale de la Sociologie du parti, laquelle affirme :

Dans l’histoire, les courants démocratiques sont […] semblables au battement des vagues. Toujours ils s’écrasent sur les brisants. Mais toujours également ils sont renouvelés. Le spectacle qu’ils offrent comporte en même temps des éléments d’encouragement et de désolation. Dès que la démocratie a atteint un certain stade dans son développement, un processus de dégénérescence s’installe, elle adopte ce faisant un esprit aristocratique, parfois aussi des formes aristocratiques, et devient similaire à ce contre quoi elle était jadis entrée en campagne. Alors surgissent de son propre sein ses nouveaux accusateurs qui la dénoncent comme oligarchie. Mais après une période de luttes glorieuses et une période de participation peu honorable à la domination, ceux-ci se fondent aussi en définitive dans l’ancienne classe dominante. Contre eux s’élèvent cependant derechef de nouveaux combattants de la liberté au nom de la démocratie. Et il n’est pas de fin à ce jeu cruel entre l’idéalisme incurable des jeunes et l’incurable soif de domination des vieux [22].

 

Plusieurs éléments s’opposent à une lecture fixiste de cette loi d’airain de l’oligarchie, quoique certaines formulations de Michels assimilant directement l’organisation à une oligarchie puissent induire en erreur et exagérer le pessimisme qui se dégage de l’ouvrage.

 

Pour comprendre cela, il faut faire le détour par le rôle que fait jouer Michels à la psychologie des masses (traduction allemande de la psychologie des foules développée à la même époque en France et en Italie par des auteurs comme Scipio Sighele, Gustave Le Bon et Gabriel Tarde), là encore dans la première et la dernière partie de l’ouvrage. Dans la réédition de 1925 de sa Sociologie du partie, Michels estimera d’ailleurs que « la psychologie de masse […] appliquée à l’histoire […] constitue […] le contenu ultime de [son] ouvrage » [23]. S’agissant du rapport de Michels à la psychologie des foules, on peut retenir les trois points suivants. En premier lieu, Michels s’intéresse moins à la foule en tant qu’elle est potentiellement criminelle (Sighele), ou révolutionnaire, ou rebelle, qu’à la foule docile, reconnaissante et vénératrice, ce qui ne l’empêche pas de reprendre par exemple à Le Bon l’idée selon laquelle le meneur est lui-même hypnotisé par une idée qui hypnotise à son tour d’une manière transitive les foules. En second lieu, Michels substitue au discours essentialiste sur la foule une description de situations de masse, de sorte par exemple que les mêmes hommes qui sont en position de meneurs ou de dirigeants dans un cas peuvent se retrouver gouvernés par les lois de la psychologie des masses, ce qui est le cas, signale Michels, des délégués du parti lors d’un congrès et des députés au sein d’un groupe parlementaire. En troisième lieu, Michels tourne le dos aux accents biologisants du discours de la psychologie des foules (particulièrement présent chez Le Bon, pour qui l’érosion de la personnalité dans la foule fait resurgir un fond commun d’ordre racial) au profit d’un discours plus historico-national, qui met par exemple l’accent sur les habitudes de soumission au sein du peuple allemand. Ce dernier point est intéressant, dans une optique d’ailleurs peut-être plus critique que ne l’est celle de Michels, puisqu’on pourrait prolonger cette analyse en se demandant si l’avènement de l’ouvrier masse, caporalisé par la grande industrie au début du XXe siècle, ne pose pas des problèmes similaires, qui conduisent à remettre en question les espoirs que plaçaient en lui un auteur comme Gramsci [24].

 

En somme, il y a des processus de massification, pourrait-on dire, c’est-à-dire des situations de masse qui font intervenir d’une manière nécessaire des tendances oligarchiques. Cela signifie aussi qu’il faudrait envisager, si l’on veut échapper à ces tendances, d’autres situations où ces phénomènes ne se manifesteront pas. Et si la sociologie du parti développée par Michels est une critique de la dérive oligarchique de la démocratie partisane, c’est moins en tant qu’elle critique ces tendances oligarchiques que ces processus de massification dans lesquelles ces tendances s’originent. Mais précisément, la sociologie du parti est-elle de la part de Michels à proprement parler une entreprise de critique des partis politiques ? C’est sur ce point qu’une confrontation avec la critique anarchiste de la démocratie partisane (sous sa double composante de délégation à un parti et de délégation au sein d’un parti) devient intéressante. On peut en retenir deux aspects principaux : la manière dont Michels tire profit de la critique développée par les anarchistes de la démocratie partisane et la manière dont il se confronte aux alternatives développées par les anarchistes à ces pratiques politiques dites démocratiques.

 

S’agissant du premier aspect, on peut dire que la Sociologie du parti de Michels se nourrit de la tradition anarchiste sur au moins trois points. Le premier, c’est la critique du processus de délégation, critique par laquelle, pour Michels, les anarchistes se situent dans la continuité des premiers penseurs de la démocratie au XIXe siècle : Errica Malatesta et Ferdinand Domela Nieuwenhuis sont ainsi loués pour l’éloquence et la finesse avec lesquelles ils ont repris les critiques de la représentation développées par les démocrates des années 1840 [25]. En cela, l’anarchisme apparaît comme ce courant de pensée qui réaffirme que déléguer sa souveraineté, c’est la perdre – et les anarchistes comme les héritiers de prophètes du passé. Le deuxième point, c’est la critique du caractère autoritaire des organisations socialistes : Michels mobilise ici des critiques développées par les anarchistes au moment de la deuxième Internationale (dont ils avaient été exclus), critiques qui ont un aspect moral (chez Nieuwenhuis, on trouve une comparaison entre les militants des partis socialistes et des moutons ramenés dans le troupeau par des chiens dès qu’ils s’en éloignent [26]), mais aussi pratique, puisque l’anarchisme est identifié par Michels à un mouvement qui ou bien refuse totalement l’organisation (pour ses composantes individualistes [27]), ou bien refuse, à tout le moins, des organisations fixes dotées de permanents, ce qui permet d’éviter, au moins en première analyse, l’apparition d’un phénomène dirigeant [28]. Le troisième point, qui n’est pas le moins intéressant, consiste à reprendre à certains auteurs de la tradition anarchiste leur analyse de la genèse de ce phénomène dirigeant, non pas comme la conséquence d’une trahison, mais comme la conséquence nécessaire d’une position sociale – c’est le sens de la reprise par Michels, dans le premier chapitre de la 3ème partie, de ce que dit Bakounine sur le fait que même le révolutionnaire le plus honnête, mis en position de dirigeant, tendrait à devenir un tyran [29]. Voilà pour le versant critique, mais précisément, on pourrait dire que l’opération fondamentale à laquelle Michels soumet ces critiques libertaires de la pente oligarchique des organisations consiste à leur ôter leur potentiel critique, avec toujours pour fin moins de critiquer ce qui est que de dissiper les illusions qu’on peut se faire à propos de ce qui est et de ce qui pourrait être. De ce point de vue, on pourrait qualifier Michels de libertaire sceptique ou pessimiste, qui envisage essentiellement son travail comme une pédagogie à destination des masses afin qu’elles se défassent de leurs illusions, non pas pour renoncer à agir, mais pour avoir conscience que leur action sera sans cesse à reprendre.

 

Autrement dit, Michels propose davantage une critique des illusions démocratiques (c’est-à-dire de la croyance dans la possibilité de réaliser les idéaux démocratiques) qu’une critique des partis en tant précisément qu’en eux, c’est la possibilité de réaliser ces idéaux démocratiques qui serait remise en cause – ce qui conduirait à rechercher des formes alternatives d’organisation, voire à l’organisation. C’est aussi ce qu’enseigne son rapport à la composante positive de l’anarchisme. Avant de conclure sa Sociologie du parti, Michels passe en revue, dans la 5ème partie, ce qu’il appelle une série de mesures visant à prévenir l’apparition du phénomène dirigeant au sein des mouvements socialistes, et il en énumère quatre : le référendum, ce qu’il appelle le postulat du renoncement, le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme. Or à y regarder de plus près, et si l’on met de côté l’usage du référendum, dont Michels montre qu’il se heurte ou bien à l’indifférence des masses, ou bien au césarisme, les trois autres mesures prophylactiques (on notera à nouveau l’usage d’un lexique médical) que Michels passe en revue ont un rapport avec la tradition anarchiste. Ce que Michels appelle le « postulat du renoncement » nous situe à la lisière de l’anarchisme et du populisme russe, et le principal auteur qui est mis à contribution est Bakounine. Par postulat du renoncement, Michels entend le fait de renoncer à sa classe d’origine et à toute forme d’ambition sociale lorsque, venant d’un milieu favorisé, on se rallie au mouvement ouvrier – ce qui était le cas des populistes et nihilistes russes, autour du mot d’ordre, relayé notamment par Bakounine, d’aller au peuple. Pour Michels, c’est là trop compter sur les ressources morales des individus, et surtout c’est ignorer qu’une telle attitude sacrificielle peut aisément conduire au fanatisme. Deux remarques toutefois à ce sujet : Michels a à la fois vécu ce qu’il coûtait d’être un militant socialiste lorsque l’on avait certaines ambitions académiques (puisqu’il a dû quitter l’Allemagne pour avoir un poste à l’étranger en raison de son appartenance au SPD), et en même temps n’a jamais renoncé à ces ambitions, au point qu’elles entrent dans le complexe de causes qui l’ont conduit à adhérer au parti fasciste à la fin des années 1920 ; d’autre part, ce postulat du renoncement, comme dit Michels, est loin d’avoir été l’apanage des seuls socialistes russes, puisqu’on le retrouve très actif dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire, notamment autour de la notion, forgée par Albert Thierry au début du XXe siècle, de « refus de parvenir ».

 

Mais en second lieu, cela nous amène aux accointances entre le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme. Même si l’on ne peut réduire le premier à un sous-courant du second, il est clair que le second joue un rôle décisif dans la genèse du premier : historiquement, le syndicalisme révolutionnaire se développe en grande partie chez des militants anarchistes (dont les plus connus sont Fernand Pelloutier et Émile Pouget) qui à la fois tournent le dos à la pratique de la propagande par le fait telle qu’elle s’est développée au début des années 1890 avec la vague d’attentats (Ravachol, Henry, Vaillant, Caserio, etc.), et se désignent eux-mêmes comme syndicalistes parce que, dans un contexte de répression du mouvement, il ne peuvent plus se dire anarchistes. Si l’on considère les théories syndicalistes révolutionnaires, et notamment le fait qu’elles postulent la nécessaire résorption de la lutte politique dans la lutte économique (c’est-à-dire la signification directement politique des luttes économiques, ou encore le refus de la séparation du politique, et donc de la spécialisation de la politique, ou encore de la prise en main des intérêts du prolétariat par quelques spécialistes auto-proclamés), il est aisé d’en retrouver l’ascendance proudhonienne et bakouninienne, notamment dans ce que ces auteurs avaient d’antipolitique. L’objection majeure que fait Michels au syndicalisme révolutionnaire, c’est qu’il s’appuie toujours sur une organisation, et que de l’aveu même de ses promoteurs, il tend à son tour à dégénérer suivant une pente oligarchique, de sorte qu’il n’est pas du tout à l’abri de l’évolution qui a frappé les partis socialistes – on va voir que cette critique se retrouve aussi dans la bouche de certains anarchistes.

 

Restent les anarchistes proprement dits, auxquels Michels reconnaît « le mérite d’avoir, les premiers, signalé infatigablement les conséquences hiérarchiques et oligarchiques de l’organisation partisane » [30]. Leurs dirigeants n’ont pas d’ambitions dans la vie officielle, d’où leur caractère attachant, mais leur soif naturelle de pouvoir s’applique aux esprits : ils ont l’autorité d’apôtres, ce qui revient à une forme de domination prophétique. D’autre part, dès qu’il faut en venir à la pratique, les anarchistes sont confrontés à la question de l’organisation, et partant aux lois sociologiques qui sont attachées à toute organisation, c’est-à-dire à ses dérives oligarchiques et autoritaires. On retrouve ici ce qui constitue, du point de vue de Michels et de sa Sociologie du parti, la particularité de l’anarchisme, à savoir la volonté de se dérober à l’organisation en tant que telle. Or pour Michels, la vie moderne rend l’organisation incontournable : on ne peut posséder d’influence politique (ce qui est précisément refusé aux anarchistes [31]), on ne peut même parvenir à la conquête de buts politiques qu’en passant par l’organisation. C’est dans la continuité de cette critique adressée à l’anarchisme que Michels présente brièvement la solution proposée par Moisei Ostrogorski à la fin de son ouvrage sur les partis politiques, à savoir le modèle de la ligue, c’est-à-dire du regroupement temporaire qui se constituerait en vue d’atteindre une fin pratique précise et se dissoudrait aussitôt que cette fin est atteinte. Une telle ligue donnerait lieu aux mêmes manœuvres que les organisations partisanes. D’une manière plus générale, on peut toutefois être étonné du peu de cas que Michels fait des travaux d’Ostrogorski [32].

 

3) Une organisation non-démocratique pour la démocratie ?

 

J’en viens dès lors à mon dernier point, qui touche à un ressort de l’argumentation de Michels sur la démocratie partisane, argumentation qu’il convient de rappeler : pour s’imposer en tant que cause politique au sein d’une société moderne, la démocratie doit en passer par l’organisation ; or toute organisation tend nécessairement à devenir une oligarchie, laquelle contredit la démocratie ; par conséquent la réalisation de l’idéal démocratique par la voie de l’organisation est à la fois indispensable et impossible. Dans ce raisonnement, une prémisse n’est pas explicitée et mérite qu’on s’y attarde : pourquoi la pente oligarchique des organisations compromettrait-elle la réalisation, à l’extérieur, de la démocratie ? Pour le dire dans les termes ironiques de Michels, pourquoi la démocratie ne serait-elle pas vouée à n’être qu’un produit d’exportation ? Après tout, il y a toute une tradition de pensée politique qui considère qu’il est possible de parvenir à une société débarrassée de toute forme de hiérarchie et d’exploitation en en passant par des organisations fortement centralisées – notamment une tradition conspiratrice, qu’on retrouve, sous des formes et à des degrés divers chez des auteurs comme Blanqui, le Bakounine des sociétés secrètes ou Lénine. En première analyse au moins, on pourrait dire que Michels s’inscrit dans une tradition, fortement représentée chez les libertaires (par exemple chez Malatesta [33]) qui conteste la disjonction entre fins et moyens : on ne peut parvenir à la démocratie par des moyens non démocratiques. Dans la tradition du mouvement ouvrier, cette position a consisté par exemple à affirmer que les organisations ouvrières (Internationale, partis, syndicats) devaient constituer des préfigurations de la société future pour laquelle ces organisations luttaient.

 

On peut à ce propos distinguer plusieurs positions. En premier lieu viennent les tenants d’une conception forte du caractère préfiguratif de l’organisation, avec au moins deux déclinaisons : ceux qui estiment que l’organisation est le lieu où les adhérents font l’expérience de relations non hiérarchiques, ce qui est le cas par exemple chez Bakounine en tant qu’il pense à l’Internationale, et ceux qui estiment, comme Lassale, que si l’organisation préfigure, en interne, ce que sera en externe l’organisation politique de la société, c’est aussi en tant qu’elle donne à voir une combinaison heureuse de liberté et d’autorité. En second lieu, on trouve les tenants d’une disjonction entre la forme de l’organisation et la forme de la société, avec encore deux déclinaisons : d’un côté ceux qui estiment que l’on peut parvenir à une société débarrassée de la coercition par des moyens coercitifs, Blanqui et Lénine, et peut-être Bakounine quand on se situe sur le terrain des sociétés secrètes ; de l’autre ceux qui estiment qu’on ne parviendra jamais à une telle société, mais que ce n’est que dans l’organisation qu’il est possible de faire l’expérience d’autres rapports sociaux : Max Weber lorsqu’il se rapporte, à la fin de sa vie, aux luttes ouvrières [34], et peut-être Marx dans les quelques textes où il insiste sur l’importance des syndicats.

 

Il semblerait d’abord que la démonstration de Michels apporte des soutiens empiriques à la première position puisque la dégénérescence des organisations démocratiques en oligarchies (ou leur caractère initialement oligarchique, voire autocratique [35]) contribue chez lui à expliquer, sinon l’affadissement du message politique (puisque chez les sociaux-démocrates allemands d’avant-guerre, le révolutionnarisme verbal coïncide très bien avec l’attentisme), tout du moins une réserve tactique et une grande absence d’initiative dans la social-démocratie. On ne peut qu’être attentif, à ce sujet, aux nombreux parallèles qu’il propose entre le parti et l’État : initialement construit pour affronter l’État, il devient « un parti de gouvernement, c’est-à-dire un parti qui, organisé comme un gouvernement en petit, nourrit l’espoir d’assumer un jour le gouvernement en grand. » [36] Or ce parti, à mesure qu’il grossit, tend de plus en plus à ressembler à ce qu’il veut conquérir et à adopter une attitude prudente vis-à-vis de celui qu’il est censé affronter. Si l’on cherche à situer dès lors la conception que propose Michels des rapports entre l’organisation politique et les fins qu’elle se donne, on pourrait dire d’elle qu’elle constitue une troisième variante du premier modèle, celui de l’adéquation des moyens et des fins puisque Michels est celui qui affirme que l’impossibilité de réaliser la démocratie dans la société s’avère déjà dans l’impossibilité de la réaliser dans l’organisation. Autrement dit, le choix de l’objet, les partis socialistes, est motivé par le souci de trouver une expérience cruciale : si les idéaux démocratiques ne se réalisent pas dans l’organisation (qui recrute sur une base volontaire), à plus forte raison on voit mal comment il serait possible de les réaliser dans la société tout entière (dans laquelle les membres n’ont, le plus souvent, pas fait le choix d’entrer). Avant d’être l’État en petit, le parti est une société en petit, et si ça ne marche pas en petit, il semble difficile d’imaginer que ça le puisse en grand. Encore une fois, ce n’est pas une raison pour renoncer, mais il faut lutter sans illusions.

 

Encore faut-il préciser que le fait d’affirmer la continuité, ou la nécessaire non-contradiction entre fins et moyens, ne revient pas à faire du moyen une fin en soi. Il faut ici prêter attention à ce passage de la dernière partie de la Sociologie du parti, dans laquelle Michels affirme que chez les sociaux-démocrates allemands, l’organisation, qui était censée n’être qu’un moyen en vue d’une fin, devient une fin en soi [37]. Il s’agit en effet d’une position distincte de celle qui affirme que la fin est déjà dans les moyens. On retrouve ici, d’une manière qui n’est peut-être pas étonnante, la position qui fut par exemple celle de Malatesta au congrès anarchiste d’Amsterdam en 1907, lors duquel il reprocha précisément aux syndicalistes révolutionnaires de considérer le moyen (l’organisation de la classe ouvrière sur des critères d’égoïsme de classe) comme une fin en soi. Il faut donc bien distinguer une conception qui refuse de séparer les moyens et les fins d’une conception qui fait d’un moyen particulier une fin en soi.

 

Le bilan des rapports entre Michels et l’anarchisme est donc le suivant : pour une part, Michels prend au sérieux le projet anarchiste comme radicalisation du projet démocratique, mais pour en affirmer impossible la réalisation ; Michels reprend aux anarchistes leur critique de l’organisation et de la délégation, mais pour lui ôter son potentiel critique ; Michels reprend à certains anarchistes leur conception des rapports entre fins et moyens, mais non pour affirmer la nécessité de ne pas user de moyens qui seraient contraires aux fins visées, bien plutôt pour dire que le caractère irréalisable de la fin se trouve déjà inscrit dans les moyens. Évidemment, ce point d’aboutissement a quelque chose de déprimant, ce qui correspond à la visée déceptive de l’ouvrage.

 

C’est peut-être paradoxalement à Weber qu’il faut faire appel pour trouver une contestation du point de vue de Michels, lorsque le grand sociologue allemand estime que c’est dans les luttes économiques que le prolétariat peut faire l’expérience de formes de démocratie radicales, dans une période qui, par ailleurs, est vouée à demeurer longtemps encore capitaliste. La mention des tentatives anarchistes pour échapper à l’organisation fixe ouvre toutefois une autre voie : celles de communautés qui se soustrairaient à la politique pour faire l’expérience, ici et maintenant, d’autres manières de vivre – ce que Michels connaissait sans doute par la colonie de Monte Verita à Ascona – mais cela implique de faire le deuil de la révolution et, d’une certaine manière, pour reprendre une formule évangélique chère à Max Weber, de déclarer que son royaume n’est pas de ce monde.

 

La seconde réponse à apporter au pessimisme de Michels, c’est qu’il est un pessimisme d’universitaire : Michels développe sa Sociologie du parti au moment même où il s’éloigne du militantisme pour faire carrière sur un plan universitaire. Envisagée par un militant, la question de l’implication et de la mobilisation des adhérents d’une organisation aboutit moins à la formulation de lois sociologiques qu’à des réponses pratiques.

 

La troisième réponse consiste à contester, non pas l’articulation des moyens et des fins, mais le passage de l’organisation en petit à l’organisation en grand, et en particulier l’idée selon laquelle ce qui ne réussirait pas sur un plan préfiguratif condamnerait précisément ce que l’expérience a de préfiguratif.

 

[1] Robert Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie. Untersuchungen über die oligarchische Tendenzen des Gruppenlebens, Leipzig, 1911. Dans cette contribution, je me réfère au texte de la deuxième édition (1925) : Robert Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie, Stuttgart, Alfred Kröner Verlag, 1989 (désormais cité SP, suivi du numéro de page).

[2] Robert Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971. Cette traduction a encore été rééditée en 2010 par les Presses de l’Université Libre de Bruxelles.

[3] L’illustration la plus récente de cette lecture est l’ouvrage de Zeev Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, Paris, Fayard, 1989. Mais elle avait déjà été mise en œuvre, entre autres, par Wilfried Röhrich, Robert Michels. Vom sozialistisch-syndicalistischen zum faschistischen Credo, Berlin, Duncker & Humblot, 1972. Les efforts de Michels, à la fin de sa vie, pour restituer une cohérence à son propre parcours politique ont également joué un rôle dans cette reconstruction.

[4] On trouve la version la plus complète de cette lecture chez Lawrence Scaff, « Max Weber and Robert Michels », The American Journal of Sociology, vol. 86, n° 6 (mai 1981), p. 1269-1286. En France, elle a notamment été soutenue par Jean-Marie Vincent, Max Weber ou la démocratie inachevée, Paris, Éditions du Félin, 1998, et par Yves Sintomer, La démocratie impossible. Politique et modernité chez Weber et Habermas, Paris, La Découverte, 1999.

[5] Ettore Albertoni, Doctrine de la classe politique et théorie des élites, Paris, Klincksieck, 1987.

[6] Timm Genett, Der Fremde im KriegeZur politischen Theorie und Biographie von Robert Michels 1876-1936, Berlin, Akademie Verlag, 2008.

[7] Dans une lettre du 18 décembre 1987, Debord recommandait la lecture de l’ouvrage à Jean-Pierre Baudet. Cette lettre est publiée dans Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, Paris, Le Fin Mot de l’Histoire, 1998, ouvrage retiré de la circulation suite à la revendication de monopole de la veuve de Debord sur la publication de sa correspondance – et au refus, par mesure de rétorsion, de J.-P. Baudet et J.-F. Martos, que leurs échanges épistolaires avec Debord soient publiés par elle.

[8] Michels est ainsi qualifié d’anarchiste par Aurélien Berlan dans sa contribution « Le savant et l’anarchie » in J.-C. Angaut, D. Colson & M. Pucciarelli, Philosophie de l’anarchie, Lyon, ACL, 2012, p. 239-266.

[9] Robert Michels, Die Grenzen der Geschlechtsmoral, Munich/Leipzig, Frauenverlag, 1911. Dans ce texte, Michels s’affirme moins comme un partisan de la révolution sexuelle et de l’abolition de la famille que comme un féministe radical (pour l’époque), partisan d’une émancipation des femmes qui ne remette pas en cause le couple.

[10] Hubert Lagardelle (1874-1958) était en charge de la publication de la revue Le Mouvement Socialiste, d’obédience syndicaliste révolutionnaire, dans laquelle Michels publia de nombreux articles qui ont été réunis en volume dans Robert Michels, Critique du socialisme – Contribution aux débats au début du XXe siècle , Paris, Kimé, 1993. Dans les années 1930, il se rapprocha lui aussi du fascisme, et renoua par la même occasion les liens, depuis longtemps rompus, avec Michels. Il fut ensuite ministre du travail du régime de Vichy, entre avril 1942 et novembre 1943.

[11] Z. Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, ouvrage cité, p. 46.

[12] Ibid., p. 160-162.

[13] Robert Michels, « Controverse socialiste », Le Mouvement Socialiste, 1907, repris dans Critique du socialisme, ouvrage cité, p. 145-148.

[14] On trouve une trace de cette discussion dans le chapitre que la Sociologie du parti consacre au syndicalisme révolutionnaire (5ème partie, ch. 3).

[15] Z. Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, ouvrage cité, p. 166.

[16] R. Michels, « Les dangers du parti socialiste allemand », Le Mouvement Socialiste, octobre 1904, repris dans Critiques du socialisme, ouvrage cité, p. 212.

[17] Le ch. 3 de la 6ème partie affirme ainsi que « le travail principal pour affaiblir, autant que faire se peut, les tendances oligarchiques de tout mouvement ouvrier, se trouve dans le domaine de la pédagogie sociale. » (SP, 376) Timm Genett (Der Fremde in Kriege, ouvrage cité, p. 412) évoque à ce sujet une « pédagogie sociale désillusionnante ».

[18] Nous nous appuyons ici sur le recensement effectué par Timm Genett, Der Fremde im Kriege, ouvrage cité, p. 433.

[19] Le lecteur français de la Sociologie du parti n’en peut rien savoir puisque cette définition de la démocratie se trouve dans le premier des deux chapitres introductifs (SP, 2), évacués de la traduction de S. Jankélévitch.

[20] Dans ce même chapitre introductif, Michels estimait en outre que « dans la vie des peuples, les deux concepts théoriques fondamentaux de l’ordre étatique sont […] si élastiques qu’ils se touchent fréquemment. » (SP, 2)

[21] I, A, 2, sur l’institution de la Landgemeinde (SP, 26-27).

[22] SP, 378. Cet ajout de la seconde édition allemande se trouvait déjà dans les traductions française et anglaise.

[23] Avant-propos à la deuxième édition (SP, li).

[24] Chez Gramsci, l’avènement de l’organisation scientifique du travail est vue comme censée libérer l’esprit par le caractère machinal des tâches accomplies par le corps (Cahiers, V, 22). Lénine considérait, pour sa part, que la grande industrie avait pour effet de discipliner le prolétariat, ce dont l’organisation révolutionnaire pouvait tirer avantage.

[25] 2ème partie, ch. 3, §1 (SP, 133 et 412-413).

[26] Ibid., §5 (SP, 421).

[27] Cf. 1ère partie, section A, ch. 1Er (SP, 25).

[28] 1ère partie, section C, ch. 1Er, §1 (SP, 75).

[29] SP, 205. Michels fait référence à une lettre de Bakounine à Herzen datée de 1866, dans laquelle le révolutionnaire russe prend position sur le régicide.

[30] 5ème partie, ch. 4 (SP, 336).

[31] Voir 1ère partie, section C, ch. 1er, §2 (SP, 79).

[32] Mais c’est le cas aussi avec l’ouvrage pionnier de James Bryce, The American Commonwealth, dont Max Weber lui avait vivement recommandé la lecture et dont il lui reprochera ensuite (dans la lettre qu’il lui adresse en décembre 1910) de n’avoir consulté que la version abrégée. Le peu d’intérêt de Michels pour les phénomènes partisans tels qu’ils se donnaient à voir en Angleterre et aux États-Unis tient peut-être au fait qu’il ne voit pas dans les partis américains le destin des partis d’Europe continentale, mais aussi à sa moindre sensibilité au phénomène bureaucratique.

[33] Voir par exemple le Programme anarchiste de 1920, ou encore « La terreur révolutionnaire » (Pensiero e Volontà, n° 19, 01/10/1924).

[34] Mais bien entendu, Max Weber songeait avant tout à l’importance de ces expériences dans un contexte de guerre, reprochant ainsi à Bismarck et à ses successeurs de n’avoir pas compris « qu’un État qui prétend fonder sur l’honneur et la camaraderie l’esprit de son armée de masses ne doit pas oublier que, dans la vie quotidienne aussi, dans les combats économiques des ouvriers, c’est le sentiment de l’honneur et de la camaraderie qui engendre les seules forces morales décisives pour l’éducation des masses et qu’il faut donc les laisser se déployer librement. Or, c’est cela et rien d’autre que signifie, d’un point de vue purement politique, la ‘‘démocratie sociale’’ dans une période qui, inévitablement, restera longtemps capitaliste. » (Max Weber, Parlement et gouvernement dans l’Allemagne réorganisée in Œuvres politiques, Paris, Albin Michel, 2004, p. 321).

[35] Si l’on suit les remarques de Weber à Michels en décembre 1910, parler de dégénérescence oligarchique des organisations démocratiques n’a pas de sens puisque ces organisations sont dès le départ des groupements créés par les dirigeants et par lesquels ceux-ci entendent parvenir à leurs fins (le pouvoir et/ou le triomphe de leur cause).

[36] SP, 345.

[37] C’est du moins la formulation qu’on trouve dans la deuxième édition (SP, 366). Dans la première, Michels affirmait tout de go que l’organisation était un moyen en vue d’une fin. C’est à nouveau Max Weber qui est à la source de cette modification. Dans sa lettre de décembre 1910, il signale à Michels qu’il s’agit là d’un devoir-être et non d’un être.

Rapport compréhensif

 

Rapport « compréhensif » sur le texte de Jean-Christophe Angaut sur Roberto Michels

Par Didier Eckel

 

(ex militant LCR-NPA, membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et Nouvelles Tentatives)

 

– Séminaire ETAPE du 25 octobre 2013 –

 
 
Ma lecture du texte de Jean-Christophe Angaut n’a rien d’universitaire :

– D’une part, je n’en ai pas les compétences

– D’autre part, n’ayant pas la contrainte de mes pairs, je me contente d’essayer de trouver dans un texte ce qui peut faire bouger mes critères de compréhension du monde. Au risque de manquer des points importants voire de faire des contresens (pas trop nombreux, j’espère).

Ce qui va suivre ne sera donc pas une analyse des propos de R. Michels et encore moins une analyse de l’interprétation qu’en fait J.C. Angaut. Je me contenterai de livrer quelques impressions (réflexions ?) tirées de la lecture du texte proposé à ETAPE.

 

I/ Une première impression globale sur le texte :

 

Pierre Bourdieu présente souvent son travail sociologique comme une entreprise de dévoilement des « mécaniques sociales », qui entretiendraient un monde de domination. Or, celui-ci (dans les méditations pascaliennes, je crois) alertait, au détour d’une phrase sibylline, sur le danger potentiel qu’il y aurait à prendre un certain « plaisir » à ce dévoilement.

La littérature déceptive de Robert Michels (présentée par J.C. Angaut) aurait-elle les mêmes buts… et les mêmes risques ?

Plus globalement, J’ai l’impression que les critiques, parfois légitimes, parfois tendancieuses, faites à (ou contre) Bourdieu et Michels sont d’inspirations similaires (aussi bien sur les versants légitimes que tendancieux). Peut-être est-ce parce que les ambitions des deux auteurs sont assez proches (la pédagogie de Michels serait un dévoilement ?) ?

La pratique intellectuelle du dévoilement risque de créer une position de surplomb (des universitaires en l’occurrence) qui pourrait devenir un positionnement « d’avant-garde éclairée ». Risque-t-elle, également, de démobiliser certain-e-s militant-e-s ? (dont Michels lui-même ?) Notamment en insistant sur cette fameuse loi d’airain (reprise fréquemment par Bourdieu) ? Pour autant, peut-on se passer d’analyses nous permettant de déjouer le plus possible les nombreuses embûches (la grande complexité) qu’il y a à prétendre changer le monde ?

Alors, comment « dévoiler » sans surplomber ou démobiliser ?
 

II/ Une seconde impression :

 

Un certain nombre de points théoriques et de fonctionnements pratiques m’ont tenu écarté des différents marxismes et d’autres m’empêchent d’être un « libertaire heureux ». Il y a enfin une vision, commune celle-ci à certains marxistes et libertaires, que je ne partage pas non plus, à savoir l’objectif d’une société sans classe, pacifiée, libre… : l’avènement du communisme. Un monde quasi parfait.

 

Le texte de J.C. Angaut me paraît montrer une préoccupation de Michels que je partage : ne pas croire qu’une fois la révolution faite, le monde sera parfait. Notamment parce que la démocratie est un combat sans cesse renouvelé. Mais avant même la révolution, il est nécessaire de ne pas tomber dans un irénisme peu à même de triompher de la démocratie bourgeoise. Ce texte me semble évoquer la nécessité d’interroger, et de critiquer, nos propres élans militants « spontanés » (idéologiques ? acception arendtienne) qui peuvent nous rendre aveugle aux nombreux obstacles, plus ou moins cachés, qui jalonnent nos chemins (nos diverses stratégies).

Quelques soient les réserves ou désaccords que l’on peut avoir avec les points de vue de R. Michels, il est certainement utile d’interroger sans cesse nos stratégies et ce qui tente de les légitimer. Pour ma part, j’ai quelques difficultés avec la psychologie des foules. Malgré une méconnaissance approfondie de ce type de travaux, il me semble (mais je me trompe peut-être ?) que la vision développée par ces psychologies font de la foule une instance beaucoup plus homogène qu’elle n’est réellement. Pour autant on ne peut évacuer la question des masses. Poser la question des processus de massification est, je crois, tout à fait légitime (mais discutable) car, de fait, il y a bien soumission des masses (des individus ?), y compris à l’intérieur des partis censés promouvoir l’émancipation.

 

III/ Quelques éléments du texte (choix subjectif) :

 

  • A – L’organisation moderne comme aporie. Elle est efficiente (rationnelle ? influence de Weber ?) mais elle mène inéluctablement à l’oligarchie.
  • B – La démocratie comme but jamais atteint. Lien hasardeux avec Pierre Clastres.
  • C – La question des fins et des moyens. La forme et le fond. L’esthétique est-elle une éthique ?
  • D – Le caractère irréalisable de la démocratie se trouve déjà inscrit dans les moyens mis à l’épreuve dans les organisations socialistes. Mon expérience à la LCR.
  • E – Pas de positionnement « anti-politique » de Michels : politiser la pratique syndicale et s’appuyer sur des mouvements extra-parlementaires. Mon adhésion (trop optimiste ?), à la LCR des dernières années.
  • F – L’éthique et l’égoïsme de classe. Une interrogation sur le parcours politique de Michels.

 
 
A – L’organisation moderne comme aporie :

Je n’ai évidemment aucune prétention à trouver la formule magique permettant de dégager une issue à l’impasse qu’est cette aporie. Seul, le long terme d’expérimentations et de réflexions, sans cesse renouvelées, permettra peut-être d’aboutir ?

Je me contenterai donc de discuter l’idée de ligue, réponse suggérée par Moisei Ostrogorski dans le texte de Jean-Christophe Angaut (page 7) :

Il n’est pas certain qu’une organisation à vocation non pérenne, qui se constitue à partir d’un objectif précis, ne finisse pas par s’institutionnaliser (et donc à se pérenniser). Mais si tel n’était pas le cas, et qu’une multitude de ligues agissent effectivement ponctuellement avec des objectifs sur le court terme [1], une dépolitisation de ces organisations n’est-elle pas à craindre ? Les multiples réseaux sur les questions « humanitaires », sur la question du gaz de schiste, voire sur la question d’un aéroport inutile et polluant, me paraissent peu étayés politiquement… Jacques Ion a, me semble-t-il, assez bien montré le glissement possible du militantisme au bénévolat, dans un contexte « court-termiste » (quand une approche globale, donc une vision politique à long terme, ne soutient pas l’action du moment).

 
B – La démocratie, comme perspective inatteignable :

L’alternance des vagues du processus de démocratisation d’une société et des contre-vagues du processus de reprise en main par l’oligarchie (évoquée par Michels, page 5), rendant impossible une démocratie aboutie et stable m’évoque (dans une comparaison douteuse ?) la description faite par Pierre Clastres d’une société arc-boutée contre un état qui n’existe pas mais menacerait en permanence, la vigilance constante de chacun face au risque de l’avènement d’un pouvoir politique potentiel.

Si l’oligarchie est indéboulonnable pour l’un et l’état possiblement tenu à distance pour l’autre, il me semble que dans les deux cas, la démocratie est vue comme un mode d’organisation fragile, voire précaire. En d’autre terme, si une démocratie acceptable (sinon parfaite) était tout de même envisageable, elle ne pourrait être durable que grâce à l’acharnement constant de la société (acharnement populaire ?) à maintenir (voire à améliorer sans cesse ?) ce fonctionnement démocratique.

 
C – La question des fins et des moyens :

Différentes stratégies d’actions peuvent-elles mener à un même terme ? (Révolutions, réformes. Avant-garde, parti de masse, multitude de communautés d’actions, violence, non-violence…). Cette question me parait centrale et, pour ma part, je serais tenté d’y répondre négativement.

Une stratégie efficiente devrait, dans l’absolu, être élaborée en regard d’une situation réelle donnée (les données objectives du moment détermineraient les options d’actions) mais il est très probable que la rationalité ne soit pas le seul critère d’élaboration de l’action. Si tel était le cas, il n’existerait pas de groupes différents annonçant des buts identiques et employant des stratégiques différentes (le réel imposant une seule voie). Bien sûr, les acteurs ne connaissent pas toutes les données d’une situation, ce qui expliquerait les choix différents (en fonctions des informations que détient, ou ne détient pas, chacun). Pourtant, des individus, se réclamant tous de l’action rationnelle, et partageant des informations identiques (certes jamais totalement les mêmes, mais cependant proches) peuvent choisir des options stratégiques dissemblables afin de tenter d’atteindre un objectif commun (ou annoncé comme tel). Peut-être pourrait-on tenter de comprendre ce phénomène en s’appuyant sur la notion de représentation : les diverses représentations initiales de groupes ou d’individus différents (qui ne relèvent pas nécessairement de l’analyse rationnelle) détermineraient en grande partie des choix stratégiques différents (non plus exclusivement en fonction du but recherché et de la situation objectivée mais en fonctions de représentations initiales diversifiées). Les actions menées à partir de ce choix transformeraient alors, ou renforceraient, les représentations initiales ce qui aurait des conséquences sur le déploiement de la stratégie suivie (« transformation-ouverture », « renforcement-fermeture »…). En conséquence, si différentes représentations déterminent (partiellement) les stratégies, alors le but ne déterminerait pas, de façon rationnelle, les moyens.

Mais ceci ne dit pas grand-chose sur l’hypothèse qui prétend que différentes stratégies d’actions ne peuvent pas mener à un même terme. Un petit pas pourrait être fait en soutenant que la stratégie de départ donc les actions menées feraient évoluer les représentations. En effet, si les représentations sont le fruit d’une histoire (sociale, affective…) alors agir (au sens le plus fort du terme) devrait faire évoluer les représentations (à moins que les représentations ne se forgent que dans l’enfance et ne changent plus ultérieurement. Ce que je ne crois pas). Or les représentations ne déterminent pas seulement le choix stratégique, elles déterminent également le but donc si les représentations évoluent avec l’action, elles feront alors évoluer le but poursuivi, ce qui engendrera de nouvelles stratégies… et ainsi de suite…

Ce paragraphe est bien rapide voire contradictoire : – Notamment, comment des représentations différentes pourraient induire des buts initiaux similaires alors qu’elles conduiraient à des stratégies différentes ? Je répondrais, sans conviction, que les buts annoncés ne correspondent pas toujours aux buts réellement poursuivis (consciemment ou non). Bref, cette piste d’hypothèse (comme le reste du texte) n’est qu’une proposition pour un débat.

Un dernier mot sur cette question des moyens et des buts : en art, il est souvent annoncé que la forme prévaut sur le fond, voire que la forme détermine le fond ou, pour le moins, le fait grandement évoluer. Olivier Neveux (professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre -Lyon 2) dit que ce qui est d’abord politique au théâtre, c’est la façon dont le spectacle traite le spectateur et non ce qu’il lui raconte. Un journaliste (dont j’ai oublié le nom) a écrit à propos de Rémo Garry (auteur-compositeur-interprète) qu’avant d’être engagé il était engageant. En somme, l’esthétique serait une éthique, c’est-à-dire que la forme agit sur le fond. Peut-on transposer (au moins partiellement) ces affirmations dans le domaine de l’action politique ?

 
D – Le caractère irréalisable de la démocratie se trouve déjà inscrit dans les moyens mis à l’épreuve dans les organisations socialistes :

Je me contenterai ici de rapporter succinctement une expérience militante vécue en 2010-2012, au NPA. A cette époque, un groupe (dont j’étais membre), militant dans le NPA se retrouve autour d’un questionnement de type libertaire. Il tente, entre autres objectifs, de créer un mouvement interne au parti pour le démocratiser. Ce groupe est rejoint par deux autres réseaux internes au NPA partageant en partie ses préoccupations. Une énergie considérable est déployée pour faire connaître nos points de vue et nos revendications. Pour quelques membres de ce nouveau réseau, la volonté de changer le fonctionnement du NPA est telle qu’ils passent tout leur temps de militance à travailler à la démocratisation du parti (en vue, notamment, du prochain congrès). Sans surprise, la majorité du noyau des divers « dirigeants » adopte une inertie (polie), voire une opposition (relativement « molle »). L’échec de notre démarche fut, à mon avis, surtout à mettre sur le compte de la passivité, voire pour une minorité, de l’opposition (« parfois musclée ») des adhérentes et des adhérents eux-mêmes. Si, dans un parti qui se réclame de l’émancipation (non limitée à la résorption de l’exploitation) ses membres ne peuvent (ou ne veulent) affirmer une nécessaire démocratisation de leur propre institution, comment imaginer une stratégie militante favorisant une démarche d’émancipation populaire à l’échelle d’une société ?

Pour autant, comme il est écrit dans le texte de J.C. Angaut : ce n’est pas une raison pour renoncer mais il faut lutter sans illusions.

 
E – Pas de positionnement « anti-politique » de Michels (politiser la pratique syndicale et s’appuyer sur des mouvements extra-parlementaires) :

On ne peut, selon J.C. Angaut, partager la critique attribuant à R. Michels une position « anti-politique » amenant logiquement au fascisme car, entre autre, R Michels prône une politisation des syndicats et des luttes s’appuyant sur des mouvements politiques extra-parlementaires.

Là encore j’ai envie d’évoquer mon expérience militante pour illustrer la difficulté à construire des organisations à la fois pérennes et actives sur le plan des luttes sociales et sur la recherche d’horizons politiques nouveaux… et évoquer également le risque de désillusion qui peut advenir après l’échec.

Il me semble que la LCR devenu NPA pourrait être un cas d’école. Dans les années 1990 la LCR est capable de participer activement à la création de syndicats comme les SUD ou d’association comme ATTAC. Aussi petite que soit cette organisation, son influence politique s’est fait sentir dans les réseaux des gauches dites radicales jusqu’à un relatif succès électoral et médiatique dans les années 2000. Cette époque semble correspondre à une « ouverture » de ce parti vers des sensibilités politiques plus diversifiées (c’est à cette époque que j’adhère à la LCR). Cette action militante dans les syndicats et associations et cette ouverture politique aboutit à la grande réussite du congrès fondateur du NPA. Il me semble qu’à ce moment, le NPA porte les espoirs d’une organisation capable d’accompagner les luttes sociales en y insufflant du sens politique (des militants venant d’organisations politiques différentes et des militants syndicaux et associatifs se rejoignent dans un même mouvement). Bien que plutôt prudent au départ du projet (mais en accord avec celui-ci), je me suis laissé aller à un tourbillon d’espoir et d’optimisme… qui fut de courte durée. Le NPA a assez vite perdu de sa capacité à agir dans les mouvements sociaux et la dynamique d’ouverture politique s’est effondrée avec une rapidité impressionnante. Diverses hypothèses peuvent être évoquées face à cet échec ; pour ma part je retiendrai en priorité (et sans détailler) la volonté d’institutionnalisation du parti (« jouer le jeu des grands ») de la part de nombreux-ses militant-e-s détenant des positions de pouvoir dans le parti (suivi-e-s par un nombre conséquent d’adhérent-e-s).

Ce processus brutal d’effondrement du NPA (environ 9000 adhérents à la création, environ 2500 aujourd’hui) pourrait, peut-être, s’expliquer (en partie) par la désillusion subite d’un grand nombre de militant-e-s qui s’attendaient à des jours féconds, heureux et victorieux et qui se retrouvèrent confrontés à de violentes luttes de pouvoir internes. Déstabilisés par de tels espoirs rapidement déçus, ces adhérent-e-s ont immédiatement quitté le NPA plutôt que de tenter de faire entendre leurs voix dans cette organisation. D’un point de vue purement numérique, je crois que le « rapport de force » dans le parti était au départ plutôt du côté d’une certaine ouverture, nouveauté et invention… mais le nombre n’a même pas essayé de peser contre un « pouvoir conservateur ». Bien sûr, la seule explication par la désillusion ne suffit pas à expliquer la chute du NPA (des interactions complexes ont été à l’œuvre) mais cette dimension en a, je crois, été un des éléments ; la désillusion est probablement très démobilisatrice. Quand les dernier-e-s militant-e-s, proches du désir initial de nouveauté, se sont enfin organisé-e-s dans l’organisation, c’était déjà trop tard.

 
F – L’éthique et l’égoïsme de classe :

Le parcours de R. Michels (évolution vers le fascisme) ne peut invalider tout son travail, pour autant je ne peux m’empêcher de m’interroger sur son parcours. Cette interrogation n’aboutira même pas à une hypothèse mais elle me permettra de proposer un point de vue plus général (qui aura, ou non, une part de pertinence dans le cas R. Michels. Peu importe).

– L’égoïsme de classe est, si j’ai compris le texte, l’équivalent des intérêts de classe qui permettent la mobilisation d’une catégorie de la population en vue d’une amélioration de leur condition de vie. Voire qui aboutirait à la révolution (un équivalent de la classe en soi – classe pour soi des marxistes ?). Cet égoïsme de classe serait donc une des conditions de l’action, une force collective face aux dominants.

– L’éthique est, pour moi, liée au désir (et à l’espoir) d’une vie avec -et face- aux autres. Un désir de sens et d’actions qui ne peut exister que dans un rapport aux autres (et qui s’accroit avec l’altérité). Ce désir ne peut, toujours selon moi, qu’aller de pair avec une inquiétude (une non quiétude) proche de la mélancolie évoquée par Daniel Bensaïd (à partir de Walter Benjamin).

Sans égoïsme de classe, sans mobilisation populaire pour défendre ses intérêts, les rapports de domination entre classes ne peuvent pas changer mais sans éthique, les mobilisations pourraient se voir réduites à des rapports de force sans boussole. La défense d’intérêts propres est légitime mais il me semble qu’elle ne peut se suffire à elle-même : d’une part elle ne parviendrait probablement pas à changer les rapports de domination car la satisfaction immédiate de quelques revendications (tirées d’un inventaire d’insatisfactions) arrêterait facilement la lutte, si celle-ci n’était étayée par un projet à plus long terme. D’autre part, sans une réflexion et un désir dépassant le cadre (plus ou moins restreint) de la classe, la lutte pourrait aboutir à des impasses politiques (parfois tragiques). La dimension éthique (donc politique) me parait nécessaire.

Le scepticisme de R. Michels (lié à son choix carriériste ?) aurait-il altéré le souci éthique au profit de la valorisation de la seule force ?

 

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Note

[1] – des objectifs à moyen ou plus long terme amèneraient probablement (c’est du moins ce que semble penser Michel) une institutionnalisation de l’organisation.

 

Séminaire ETAPE n° 2 – Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ?

 
Seconde séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :
 

– Septembre 2013 –

 

Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ?

A partir d’un texte de François de Singly

 
Sociologue et auteur notamment de :

  • Sociologie de la famille contemporaine (Armand Colin, collection « 128 », 1e éd. : 1993, 4e éd. : 2010),
  • Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune (Armand Colin, 2000),
  • Les uns avec les autres. Quand l’individualisme créée du lien (Armand Colin, 2003),
  • L’individualisme est un humanisme (éditions de l’Aube, 2005),
  • « Pour un socialisme individualiste » (dans P. Corcuff, J. Ion et F. de Singly, Politiques de l’individualisme, Textuel, 2005)

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Rapporteur compréhensif : Guy Lagrange (militant de la Fédération Anarchiste, animateur des Editions du Monde Libertaire) : rapport compréhensif

Rapporteuse critique : Nathalie McGrath (co-initiatrice et co-animatrice du site libertaire Grand Angle)

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Texte de François de Singly

 

Deux contributions de François de Singly

I – Géométrie conjugale et anarchisme

 

– Texte inédit écrit à la suite du séminaire du 27 septembre 2013 –

 

 

1) Dans Le mariage est une mauvaise action (1907), Voltairine de Cleyre justifie le titre de son texte en affirmant qu’après une première phase où l’appétit sexuel masque tout le reste, la cohabitation conduit nécessairement au désenchantement, avec « les détails mesquins de la vie commune ». La routinisation est un argument classique. Mais l’auteure avance un autre argument, plus important, me semble-t-il : « … les corps, tout comme les âmes, évoluent rarement, voire, jamais de façon parallèle. Ce manque de parallélisme est la plus grave objection que l’on puisse opposer au mariage ». En effet, pour Voltairine de Cleyre, « même si deux personnes sont parfaitement et constamment adaptées l’une à l’autre, rien ne prouve qu’elles continueront à l’être durant le reste de leur existence ».

 

2) C’est une thèse. Dans cette perspective, la vie à deux ne doit être que provisoire, elle ne doit durer que le temps où les corps et les âmes sont accordés, et elle doit s’interrompre dès lors que l’évolution de chacun éloigne les deux partenaires l’un de l’autre. On peut rapprocher cette prise de position d’une autre par Lucienne Gervais, énoncée après la publication de la brochure de Madeleine Vernet sur l’amour libre, publié dans L’Anarchie, la même année que Le mariage est une mauvaise action. Pour Lucienne Gervais, une seule solution pour la vie privée, l’amour libre, « l’amour, enfin libre, faisant le pied de nez aux morales surannées et aux vieilles coutumes. Je vois l’amour, faisant le pied de nez au vieux monde… Comprenons bien que nous sommes des individus qui s’en vont seuls. L’amitié et l’amour ne peuvent nous donner que des compagnons de voyage dont le but ne saurait toujours être le même que le nôtre » (http://www.monde-libertaire.fr/antisexisme/15062-lamour-libre).

 

3) Cette image de « compagnons de voyage », provisoires, est très belle. Elle mérite réflexion en référence à la conception de l’individu. Schématiquement, on peut opposer deux conceptions de l’individu en Occident. La première, dominante, que Charles Taylor retrace l’histoire dans Les sources du moi (1989), repose sur l’idée selon laquelle l’identité individuelle est « cachée au fond de soi », elle présuppose que le soi est défini, en quelque sorte, dès le départ, que le soi a une « nature » spécifique. L’intériorité est à protéger dans cette conception, elle est l’enveloppe du soi. La deuxième conception dont je connais moins la formation, est concurrente, le soi n’est pas pré-défini, il résulte des expériences accumulées tout le long de la vie.

 

4) Revenons à l’amour et à la vie à deux. Selon la première conception, la vie à deux est possible sur la longue durée, éventuellement puisqu’il y a harmonie (éventuelle) entre deux soi, définis dès le départ. En revanche dans la deuxième conception, y compris pendant la vie conjugale, chacun évolue et rien ne garantit que l’harmonie peut continuer à moins de présupposer que les deux évoluent de la même façon ou que l’un se soumette au changement identitaire de l’autre. Sans que cela soit explicite – c’est donc une interprétation personnelle (inédite !) – le point de vue de Voltairine de Cleyre et de Lucienne Gervais renvoie à la deuxième conception. Il y aurait donc un lien assez étroit entre la conception de la construction de l’identité personnelle et la conception de la vie privée. La question que l’on peut se poser est la suivante, l’anarchie repose-t-elle davantage sur le second type de conception de l’individu ? Si la réponse est oui, alors elle ne peut être que très critique vis-à-vis de la vie privée durable… La vie seule constituerait alors l’horizon d’une bonne vie anarchiste.

 

5) Continuons avec l’analogie du « compagnon de route » de Lucienne Gervais. Dans le chapitre 2 de Libres ensemble (2000), j’ai proposé le concept de « socialisation par frottement ». La vie à deux peut autoriser l’ouverture d’un processus de détachement de soi, « une distance vis-à-vis de soi, une forme de regard critique sur soi, amenant à changer sa ligne de conduite pour respecter son partenaire et maintenir sa relation avec lui ». Dans la coexistence conjugale, le respect de l’autre amène, éventuellement, à ce qu’on désigne sous le terme d’empathie, à prendre momentanément la place de l’autre pour comprendre son point de vue, pour tenir compte de lui. Cette attention décentre de soi, et a donc pour conséquence de modifier progressivement l’individu puisqu’il voit le reste du monde social non seulement à partir de lui, mais aussi de quelqu’un d’autre. Cela conduit idéalement à une certaine « ouverture « de soi qui peut avoir pour effet, en retour, de transformer le conjoint qui opère ce mouvement. Á ce niveau cette transformation rapproche, et non pas éloigne, contrairement à ce qu’affirmaient Voltairine de Cleyre et Lucienne Gervais, l’identité des deux partenaires. Nier cette possibilité c’est penser que l’individu se transforme par son expérience sauf par son expérience conjugale ! La socialisation par frottement a pour effet de produire des conjoints qui se ressemblent en partie du fait même de leur coexistence. Le soi ne se perd pas nécessairement à se décentrer. Cette transformation n’est pas automatique, elle obéit à certaines conditions, notamment qu’elle soit réciproque, que l’autre ne soit pas enfermé sur lui-même, égoïste, notamment qu’elle ne conduise pas au renoncement de soi, à un dévouement tel que soi oublie qu’il est soi.

 

La socialisation par frottement, peu institutionnalisé, peu ordré, produit un certain rapprochement des deux partenaires, ce qui peut être vécu comme une preuve de la reconnaissance mutuelle.

 

II – Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ?

– Texte présenté pour le séminaire du 27 septembre 2013 –

 

Introduction (septembre 2013)

 

Il existe plusieurs perspectives en sociologie de la famille pour rendre compte de la forme dominante d’organisation de cette vie privée. Les uns posent que la famille varie avant tout en fonction de la classe sociale dans la mesure où elle a surtout pour fonction de contribuer à la reproduction sociale. D’autres estiment que la vie familiale se construit, moins aujourd’hui avec l’institution matrimoniale qu’avec l’élaboration d’habitudes communes. Enfin celle que nous proposons renvoie à une théorie de l’individualisme relationnel selon laquelle dans les sociétés contemporaines l’individu, pas seulement « petit » mais aussi adulte, est fragile et a besoin de proches pour consolider son identité en le validant (selon les termes de Peter Berger et Hans Kellner) et en le reconnaissant (selon ceux d’Axel Honneth). La famille et le couple sont alors conçus comme des espaces autorisant, éventuellement, la validation de chacun des membres. J’ai, dans Le Soi, le couple et la famille (Nathan, 1996), proposé une relecture du mythe grec de Pygmalion à partir de la pièce de George Bernard Shaw (1912).

 

Ce travail relationnel ne nécessite pas de la part de celle ou de celui qui l’effectue une compétence « psychologique » (au sens universitaire du terme) et n’est donc pas réservé, contrairement à certaines critiques, aux personnes très diplômées. Le support de la validation est, en effet, la conversation ordinaire, et non pas l’interaction avec un spécialiste. Le conjoint n’est pas un thérapeute.

Pour moi, trois problèmes restent posés :

  1. Si on relit Le mariage est une mauvaise action de Voltairine de Cleyre, publié en 1907, l’auteure critique l’institution du lien amoureux qui enferme les amoureux, et conduit la femme à une dépendance vis-vis de son mari. Mais elle défend l’amour comme un type de lien spécifique à la condition que les amoureux ne vivent pas sous le même toit. La question renvoie au rapport entre le sentiment amoureux et la logique spatiale de la vie conjugale. La vie seule constitue-t-elle l’horizon d’une bonne vie anarchiste ? Cela rejoint, me semble-t-il une des interrogations de l’anarchisme sur le rôle des institutions.
  2. L’attention au proche dérive d’une certaine façon (mais pas seulement) du care traditionnel dévolu principalement aux femmes, aux mères. Une des difficultés du fonctionnement des couples contemporains – c’est ce que je développe dans Séparée (Armand Colin, 2013) – c’est que les hommes semblent accorder moins d’importance à ce travail relationnel de telle sorte que les femmes se sentent négligées à titre personnel et ont l’impression d’être surtout considérées comme « ménagères », assurant le confort de la maison. Redoublée par le maintien d’une forte division du travail entre les deux conjoints, cette relative inattention conduit à un malentendu fort entre les sexes à propos de la vie conjugale.
  3. S’il est incontestable que la famille contribue à la reproduction sociale, directement et indirectement par la mobilisation autour de l’école, et à celle des rapports inégaux entre les sexes, la famille et le couple ne jouent-ils que ces deux fonctions ? Selon la perspective de la domination, l’amour et le travail relationnel seraient des illusions, utiles pour créer l’adhésion à la domination notamment de la part des femmes. L’amour est-il un opium pour le peuple ? Ou la famille et le couple ne sont-ils pas traversés par une grande tension (contradiction) entre la fonction de reproduction sociale et genrée et le travail de soutien relationnel ? Dans ce cas, comment penser leur articulation ?

 

1) Extraits de Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune (Paris, Nathan, 2000)

 

. « Le paradoxe de l’individualisme contemporain conduit donc les adultes à rêver d’une vie qui cumule, en même temps – et non successivement – des moments de solitude et des moments de communauté, d’une vie qui autorise à être ensemble tout en permettant à chacun d’être seul, s’il le veut. Par essais et erreurs, ils tentent de mener une double vie : non pas dans le sens de deux vies conjugales, mais dans le sens d’une vie conjugale associée à une vie personnelle. » (p.7)

 

. « Telle est, du moins, la thèse de ce livre : dans une société caractérisée par une forte individualisation de la vie privée dans le même logement contraint chacun des habitants à tenir compte des autres eux-mêmes confrontés à cette coexistence. Les individus « avec » doivent élaborer un espace qui inscrit leur commune appartenance. Mais ils doivent aussi se respecter mutuellement lorsqu’ils veulent, à d’autres moments, se définir comme individus « seuls ». La complexité de la vie commune tient à cette alternance entre espaces-temps de vie commune et espaces-temps de vie séparée. De ce fait, la personne qui vit avec quelqu’un d’autre ne se régule pas uniquement en fonction de ses propres normes ; elle doit résister (selon des degrés variables) à la tentation de l’égoïsme, modalité pathologique de l’individualisme contemporain. Le lien social, à l’extérieur de la sphère privée, ne peut se nouer qu’entre des individus socialisés à l’intérieur de la famille (ou d’un équivalent), c’est-à-dire habitués à vivre avec, et donc à tenir compte d’autrui. » (p.11)

 

. « Il ne s’agit pas de dessiner une vision nostalgique de la communauté où chacun a sa place, où chacun ne se définit qu’en référence à cette position dans le groupe, où chacun n’est qu’un individu « avec ». Le « retour à » est une illusion, aucun contemporain ne le souhaite, à l’exception d’une petite minorité qui, à l’image des troupes scoutes traditionnalistes, rêve de produire l’ »homme nouveau » de triste mémoire : un individu obéissant au chef, sans état d’âme. La vie commune oblige de rompre avec le « tout individu », elle ne contraint pas à l’inverse au « tout collectif ». Pour être attractive, elle doit respecter les individus, y compris lorsqu’ils désirent être « seuls ». Dans la vie privée, un individu se définit ou est défini, à certains moments, avant tout come un être « avec », et à d’autres comme un individu « seul ». L’appartement ou la maison est souvent divisé selon cette dualité, avec ses espaces collectifs et ses espaces personnels. La vie ensemble est faite de ces oscillations alors que la personne qui vit seule est chez elle, de manière dominante, « individu seul ». Derrière ce qui eut apparaître une tautologie, la co-habitation apprend une certaine souplesse identitaire, étant donné les contraintes de la co-existence, du nécessaire partage des territoires. » (p.13)

 

. « Si à l’époque contemporaine, la vie de couple est complexe, c’est qu’elle engage toujours quatre personnes, chacun devant faire avec le soi « seul » et le soi « avec » de son compagnon ou de sa compagne. Dans la relation parent-enfant, des processus comparables se jouent. Un enfant comprend assez vite que son parent n’est pas toujours disponible. (…) Cette socialisation, que nous nommons « socialisation par frottement » est le processus qui, au sein des sociétés contemporaines occidentales, prépare jeunes et adultes à deux dimensions importantes pour la vie ensemble : d’abord le fait d’être sensible aux autres, d’être attentif à ce que ces derniers réclament, d’ajuster quasi-automatiquement ses propres prétentions spatiales et temporelles à celles des personnes avec lesquelles il vit ; ensuite la souplesse identitaire qui autorise chacun à appartenir à un groupe privé sans pour autant renoncer à être soi-même. » (pp.13-14)

 

. « La vie commune n’est pas, toujours, incompatible avec l’individualisation. Les uns et les autres restent vigilants pour défendre leur individualité. Ils ont peur de perdre trop de territoires personnels, de se trouver en quelque sorte « conjugalisés » ou « familialisés » – formes de collectivisme. Devenir et rester soi-même est un objectif qui sert de repère pour estimer la valeur du groupe au sein duquel on vit. Deux procédures préservent l’identité des individus engagés dans une vie commune : faire en sorte que les pratiques communes tolèrent des marques d’individualisation, par exemple en mangeant ensemble mais éventuellement des plats différents ; diminuer ces pratiques communes et multiplier les activités « seules ». » (p.14)

 

. « Dans les relations conjugales, coexistent de manière instable (et variable) deux normes de référence : le droit d’être soi-même et la revendication d’une vie à deux. Leur articulation ne conduit ni à la fusion, ni à la séparation ; elle repose au contraire sur la double négation de ces deux solutions, tout comme la définition de la « bonne éducation » doit se situer entre l’autoritarisme et le laisser-faire. L’entre-deux est construit comme l’horizon normatif des familles contemporaines : trop de « chez soi » trahirait une indifférence à l’autre ; trop de « chez nous » traduirait un risque certain d’étouffement. » (p.145)

 

. « L’injonction d’être soi-même a des effets sans fin sur la production de la vie privée. Une des manières de résoudre l’équilibre entre cet impératif et le souhait d’une vie commune est l’alternance par séquences, de la vie en solo et de la vie ensemble. Une autre façon de procéder est celle d’un cumul d’une vie à soi et d’une vie « avec » au sein du même espace, grâce à une chambre à soi, ou à des temps et des pratiques différenciés. Une troisième affirmation de soi est possible par le dédoublement de sa vie. Il s’agit alors de mener de front deux vies, l’une officielle, l’autre officieuse. Cette dernière apporte le sentiment d’échapper à une relation qui enferme, et ainsi l’impression de rester libre. Passagère ou durable, l’infidélité peut être construite comme affirmation d’un soi qui refuse la seule définition statutaire de la vie privée. (…) Le conflit entre deux dimensions de l’authenticité – avec le souci de découvrir toujours mieux le « au fond de soi », et avec le souci de vivre des relations qui ne masquent rien aux proches – est ouvert. » (avec Florence Vatin, pp.195-197)

 

. « La majorité des hommes et des femmes estiment que la formule magique de la « bonne vie » réside dans le cumul des avantages de la vie seule et de la vie avec, et donc la conciliation de ces apparents contraires. » (p.238)

 

. « Dans les sociétés contemporaines, l’individu veut exister en tant que tel et il pense pour cela qu’il lui faut compter pour quelqu’un, pour quelques-uns. » (p. 241)

 

. « Les hommes et les femmes qui vivent en couple ne pondèrent pas leur identité de la même façon : les premiers insistent plus sur la dimension « l’individu seul » et les secondes sur la dimension « l’individu avec ». Cette différence dans l’expression de soi reflète la différenciation des processus d’individualisation selon le sexe. (..) Si les femmes ont conquis une certaine indépendance en étant moins dépendantes de l’institution du mariage et en pouvant demander la séparation en cas d’une union trop insatisfaisante, elles continuent à avoir dans leur vie privée un « rapport à soi » différent de celui des hommes. Elles mettent en œuvre un individualisme plus altruiste. Certes elles raisonnent moins que les femmes des générations précédentes en termes de dévouement et d’oubli de soi ; mais elles expriment toujours, selon elles, quelque chose de personnel lorsqu’elles se soucient d’un proche. Cet altruisme est devenu individualiste puisqu’il réclame une contrepartie, une attention de la part de ce proche. » (pp.243-244)

 

. « L’identité personnelle se construit dans deux mouvements complémentaires : l’exploration d’un soi original qui requiert l’ouverture à autrui, le soutien d’un ou des proches afin de se connaître soi-même ; la construction d’un soi intime, privé, qui demande le secret, la fermeture, afin d’échapper à la tyrannie de l’identité pour autrui. » (p.248, dernière phrase du livre).

 

2) Extraits de Les uns avec les autres. Quand l’individualisme créée du lien (Paris, Armand Colin, 2003)

 

. « Les hommes et les femmes politiques, chargés du maintien de l’ordre, sont plus portés à la nostalgie des société au sein desquelles les individus étaient tenus et retenus par des liens solides. (…) Selon nous, une autre voie existe, en partie expérimentée dans le secret de la vie privée, qui n’acquiert pas un statut légitime dans le débat démocratique par manque d’explicitation et de théorisation. Ce livre cherche à mettre en forme l’expérience accumulée par les individus dans leur vie et qui ne parvient pas à être visible du fait du décalage entre la réalité et les représentations savantes ou ordinaires. (…) Ainsi la gauche socialiste est rarement parvenue à avoir une vision positive du monde moderne, embarrassée par les individus modernes et leur appréciation de l’individualisation. Elle préfère le collectif, laissant l’individuel aux sirènes du libéralisme capitaliste ou politique. Elle ne se souvient plus de Jaurès : « Rien n’est au-dessus de l’individu. Le socialisme est l’individualisme logique et complet… L’individu est la fin suprême » (« Socialisme et liberté », 1er décembre 1898). Elle oublie que l’individualisation a deux faces : celle de l’individu, pris dans les tenailles du marché mondial ; celle de l’individu, libre de choisir ses proches, ses appartenances, de les rompre. Plus précisément, elle ne l’ignore pas, mais elle ne parvient pas à le penser en l’assumant publiquement. (…) Ce livre repose sur un double refus : celui du modèle du tout libéral, de l’individu ballotté par le marché ; celui du modèle du tout enracinement dans une communauté d’appartenance (fût-elle masquée par une critique du communautarisme, chez les souverainistes). Propre aux sociétés individualistes et démocratiques, un autre lien social est possible, sous certaines conditions. Cette croyance repose sur une réflexion nourrie de l’expérience de centaines d’individus, jeunes et adultes, femmes et hommes, recueillie dans plusieurs enquêtes. » (pp.16-18)

 

. « Le fait que les individus contemporains soient « individualisés » ne signifient pas qu’ils aiment être seuls, que leur rêve soit la solitude. Il veut dire que ces individus apprécient d’avoir plusieurs appartenances pour ne pas être liés par un lien unique. Pour l’exprimer schématiquement, le lien social serait composé de fils moins solides que les fils antérieurs, mais il en comprendrait nettement plus. (…) La multiplication des appartenances engendre une diversité des liens qui, pris un à un, sont moins solides, mais qui, ensemble, font tenir les individus et la société. » (pp.21-22)

 

. « La modernité ne supprime pas l’héritage, les origines, le passé. Elle exige une réflexivité de la part des individus pour qu’ils sachent s’ils veulent ou non assumer cet héritage, pour qu’ils décident de la part conservée et de la part rejetée. » (p.45)

 

. « Le refus de l’enfermement est une des caractéristiques du fonctionnement des sociétés modernes. Le lien ne doit pas être une attache fixe. Il doit rassurer par son existence même. Il doit, aussi par sa souplesse et sa réversibilité, permettre l’affirmation d’un indépendant et autonome. » (p.47)

 

. « Le processus de construction de l’identité doit parvenir, idéalement, à une identité ouverte, à géométrie variable. Il place le soi au centre du dispositif. Ce « moi d’abord » n’est points une déclaration d’égoïsme moral ; il signifie qu’aucune dimension sociale de l’identité, attribuée ou revendiquée, ne peut être la clé de voûte de l’édifice personnel. Là encore évitons les malentendus : ce rejet n’implique pas le refus des appartenances, il ne veut pas d’une hiérarchie fixe, perçue comme réductrice. » (p.78)

 

. « Les individus peuvent revendiquer une dimension identitaire qu’ils jugent insuffisamment reconnue sans pour autant vouloir être réduits à cette dimension. Les partisans du modèle jacobin sont promoteurs en réalité d’un modèle « communautariste » : chacun étant assigné à la dimension nationale, chacun devant être défini selon cette définition, située une fois pour toutes en haut de la hiérarchie identitaire. Et ils s’inquiètent. Á juste raison, il s’agit bien d’une déstabilisation de ce modèle, selon des exigences plus fortes que la démocratie, respectant davantage l’identité des membres de la communauté nationale. Le malentendu peut venir alors d’une mauvaise interprétation des revendications identitaires. Pour se faire entendre, un individu, un groupe concentre son message sur la dimension qui doit être incorporée à l’identité officielle, et qu’il veut déstigmatiser. Ce qui peut créer l’illusion d’une demande de définition, elle aussi, unidimensionnelle de l’identité : les homosexuels veulent être reconnus, on en déduit donc qu’ils désirent vivre uniquement entre homosexuels et créer des communautés. Ce qui n’est pas nécessairement le cas, même si certains peuvent avoir une telle demande. » (p.94).

 

3) Extraits de L’individualisme est un humanisme (La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2005)

 

. « Avec le modèle d’un individu émancipé, l’individualisme est un humanisme, dessinant un monde idéal où chaque être humain pourrait se développer et devenir lui-même, en desserrant le plus possible les contraintes sociales imposées. Cet individu émancipé n’est pas un individu « détaché » de tout lien et du social, heureux sur une île déserte. Il a, idéalement, le pouvoir – reconnu et validé socialement – de définir ses appartenances, de décider de sa vie, de résister aux évidences d’une identité que d’autres lui imposeraient. L’individualisme est un humanisme à certaines conditions, philosophiques – avec une conception de l’individu indépendant et autonome – et sociales, politiques – avec des conditions permettant à chacun de développer un tel projet. L’individualisme n’a de sens que si cet idéal n’est pas réservé aux seules personnes disposant de ressources suffisantes, que si aucune partie de l’humanité n’est exclue d’une telle utopie. Ainsi conçu, l’individualisme est donc intrinsèquement politique, se situant dans le camp opposé au libéralisme politique et économique puisqu’il doit créer des conditions autorisant tout individu, quelles que soient sa couleur, sa nationalité, son origine sociale, quels que soient son genre, son âge, à avoir le droit d’être un « homme » (au sens des droits de l’homme). Au même titre que les autres, afin paradoxalement d’avoir les moyens d’être soi-même. Un « je » possible parce que les « nous » qui l’entourent ne l’enferment pas, mais au contraire soutiennent ce qu’il veut être, un « je » qui en retour, par son développement personnel, enrichit ces « nous ». » (pp.10-11)

 

. « L’individu n’existe que par les liens sociaux. La différence entre les sociétés individualistes et les sociétés non individualistes ne tient donc pas à la diminution des liens sociaux. Elle réside dans l’importance accordée aux liens plus personnels, plus électifs, plus contractuels. La reconnaissance interpersonnelle est centrale. » (p.21)

 

. « Idéalement, l’individualisme est une forme de vie en société permettant à chacune, chacun, d’avoir les reconnaissances dont il a besoin pour écrire sa vie, d’avoir les moyens de réaliser, sur le temps de travail ou de loisir, ce qu’il veut produire. L’individualisme est créateur. Une politique de justice doit redistribuer des ressources de telle sorte que chacun puisse composer, recomposer son identité personnelle à travers ses comportements et ses liens. Très concrètement, par exemple, des femmes, responsables de « familles monoparentales » de milieu populaire, souvent en banlieue lointaine, doivent avoir accès à des transports et des services publics leur permettant de sortir pour reconstruire (si elles le souhaitent) une vie à deux, rencontrer des amies, pour se rendre à un cours de gymnastique ou de musique. Le rêve d’expression et d’épanouissement personnels ne peut pas être réalisé dans le cadre d’une société libérale avancée (au sens économique) pour tous. L’individualisme est, devrait être, aussi un horizon politique. La reconnaissance – expression de la liberté et d’une identité émancipée – et la redistribution – expression de l’égalité – sont, devraient être sœurs jumelles. Différentes donc, et idéalement inséparables. » (p.22).

 

4) Extraits de « Pourquoi nous avons aboli le mariage. Une eutopie privée », La vie des idées.fr, novembre 2011

 

« En référence au bicentenaire de la deuxième loi sur l’abolition de l’esclavage, l’Assemblée nationale vota le 27 avril 2048 une loi portant sur l’abolition du mariage. Il devint désormais interdit de vivre sous une telle institution. Ni le rétablissement du divorce par consentement mutuel dans la seconde moitié du XXe siècle, ni l’indifférence à l’orientation sexuelle, décidée en 2020, n’avaient suffi à déstabiliser les fondements du mariage. La force obscure de cette institution avait résisté à ces changements, continuant à entraîner des effets contraires à l’égalité des conjoints.

 

Le rêve d’un mariage sans effets finit cependant par apparaître illusoire dans les années 2040 : cette vie à deux était dangereuse car elle établissait toujours, d’une manière ou d’une autre, une division du travail néfaste à l’égalité des conjoints, et donc le plus fréquemment à l’égalité entre les sexes. Ce que souhaitait, au milieu du XIXe siècle, John Stuart Mill en se mariant avec Harriet Taylor, s’était avéré impossible à mettre en œuvre, au-delà d’une minorité. Il avait rédigé un contrat pour un mariage idéal et paradoxal : « Étant sur le point, si j’ai le bonheur d’obtenir son consentement, de m’unir par le mariage avec la seule femme avec qui j’aie voulu me marier, et désapprouvant, elle et moi, entièrement et profondément tout le caractère des relations conjugales (…) je déclare que c’est ma volonté, mon intention, et la condition de notre engagement qu’elle garde à tous égards la même liberté absolue d’agir et de disposer d’elle-même et de tout ce qui lui appartient ou peut lui appartenir un jour, comme s’il n’y avait pas eu de mariage ». Cette utopie d’un mariage sans effet sur les conjoints, John Stuart Mill l’élargit, grâce à ses discussions avec Harriet Taylor, au moment du vote du Reform Act en 1867, en proposant un amendement remplaçant « man » par « person« . Ces deux exemples avaient pour objectif de supprimer la suprématie masculine, masquée dans l’institution matrimoniale ou dans les deux sens du terme « homme ». Dans les deux cas, c’est l’abolition du sexe comme élément central de structuration du social qui était visée. Mill aurait pu aussi proposer la fin de l’inscription du sexe sur les papiers d’identité : au nom de quel principe M ou F était-il plus significatif que n’importe quel autre trait de l’individu pour le définir ? (…)

 

Tout s’est structuré autour d’un principe de base : le respect de l’individu. Là encore, on n’a pas craint de puiser dans les textes classiques, notamment dans Une chambre à soi, publié en 1929, quelques années après la Première Guerre mondiale. Virginia Woolf réclamait que chaque femme puisse « avoir cinq cents livres de rente et une chambre dont la porte est pourvue d’une serrure ». Au sens strict, elle dessinait une eutopie : l’existence d’un espace privé dont dispose chaque femme, chaque homme, non seulement pour dormir, mais surtout pour pouvoir avoir des activités personnelles. L’insistance sur la clé indiquait le besoin de se retirer, se mettre à l’abri pour écrire ou pour toute autre activité, sans être soumis aux demandes des autres. Dans le projet de la seconde moitié du XXIe siècle, cette pièce à soi est devenue un appartement permettant de vivre seul, tout en disposant de lieux de réception.

 

Contrairement à nos ancêtres, nous privilégions le ménage sur le couple afin de rendre possible les autres manières de faire du genre. Au delà même du problème de l’égalité, la figure du couple hétérosexuel, dominante jusque dans les années 2040, imposait aux femmes, et aux hommes, une construction du genre toujours relatif à l’autre genre. En effet, ce que produisait le couple hétérosexuel, c’était la quasi-obligation de se penser d’abord comme « complémentaire » du point de vue du genre : la dimension masculine ou féminine de l’identité primait. Il a paru nécessaire, dans la grande période d’émancipation qui suivit 2048, d’éviter les dangers du couple hétérosexuel qui ressemblaient, toutes choses égales par ailleurs, à ceux de la mixité à l’école. Dans une classe, la coexistence des garçons et des filles rendait secondaires d’autres dimensions qui devenaient plus importantes si le groupe était unisexe.

 

Il s’agissait donc d’ouvrir les possibles de l’identité personnelle en la rendant moins dépendante de la relation à l’autre genre. L’égalité ne constituait qu’un des horizons de l’émancipation : la liberté était aussi importante, et notamment la liberté de se définir soi-même. Le couple, légitime ou non, tendait à imposer une identité des conjoints dont la première dimension devait être le sexe. (…)

 

L’abolition des inégalités entre les genres ne passait pas seulement par des mesures prônant l’égalité ; elle requérait aussi, nécessairement – c’était le sens de cette utopie –, des dispositions portant sur le desserrement de l’imposition de la catégorie « sexe ». Car tant que la dimension « genre » restait centrale dans l’identité sociale, les individus éprouvaient le besoin de s’affirmer d’abord sous cette dimension pour pouvoir exister. Or l’incarnation de la dimension sexuée, et notamment de la dimension « féminine », tendait à se faire dans le couple et la famille, du fait de la séparation historique de la sphère publique et de la sphère privée. Le cercle du couple se refermait sur la femme, sommée de faire la preuve de sa féminité ici encore plus qu’ailleurs. (…)

 

C’est pour cette raison que le nom d’eutopie ne devait pas être celui de communauté, l’individualisation restant une valeur de référence. (…) Depuis les années 2050, nous sommes donc habitués à ce que les adultes aient chacun un ménage, disposant d’un logement individuel. À partir de cette base, ils peuvent former, comme ils le veulent, plusieurs types de communauté à géométrie et à contenu variables. Aucune appropriation commune des corps, aucune mise en commun des ressources ne sont requises, comme l’énonçait souvent l’imaginaire de la communauté aux XIXe et XXe siècles. Chacun chez soi, mais dans le cadre d’un « chez nous » dont les frontières relèvent d’une décision commune : tel est le sens de notre « postmodernité réflexive ». (…)

 

Malgré ses limites, cette eutopie nous a surtout permis de nous interroger sur l’au-delà, mais aussi l’en-deçà, de la question de l’égalité entre les genres. Celle-ci était impossible à atteindre tant que le primat de cette catégorisation pour classer les humains n’était pas remis en cause, tant que le sexe servait de repère décisif pour définir l’individu. L’avenir de la vie privée reposait sur ce que John Stuart Mill et Harriet Taylor avaient pensé : tant que le terme « personne » ou « individu » n’aurait pas remplacé les mots « homme » et « femme », non seulement dans les textes juridiques mais aussi dans les manières de faire ménage, alors peu de choses pouvaient troubler l’ordre du genre. Le jeu avec l’identité sexuée et genrée, tel que l’imaginait la pensée queer à la fin du XXe siècle, resta longtemps limité à un terrain trop sexuel, comme s’il suffisait de desserrer les impositions du genre social pour régler le problème. L’utopie dont nous venons de retracer les grandes étapes fut beaucoup plus ambitieuse, car elle mit fin au genre comme mode dominant de classification et d’identification. »

 

 

Rapport compréhensif

 

Rapport « compréhensif » sur le texte de François de Singly « Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ? »

(séminaire ETAPE du 27 septembre 2013)

Par Guy Lagrange

 

Ma lecture n’est bien sûr pas celle d’un sociologue mais elle est plutôt une lecture politique voire militante du texte de François de Singly. Je m’attacherai à voir la relation de la thèse qui y est présentée à quelques éléments importants du corpus idéologique de l’anarchisme. Alors que la référence à l’anarchisme est présente d’emblée avec Voltairine de Cleyre, je l’ai trouvée davantage nécessaire dans la suite du texte.

 

Il me semble que sur la question de la famille, les libertaires sont, et ont toujours été dans leur grande majorité, assez peu différents du « mainstream » progressiste, même si un certain nombre ont été plutôt en avance sur leur temps (Emma Goldmann, Voltairine de Cleyre, René Chaughi, E. Armand et bien d’autres) ; d’autres ont été plutôt en retard (Proudhon, ou même Jeanne Humbert). On retient davantage ceux qui ont été en avance : critique du mariage, amour libre, etc. Parmi les anarchistes, ce sont ceux qu’on qualifie habituellement d’« individualistes » qui ce sont le plus intéressés à la sphère privée.

 

Je voudrais surtout m’attarder sur un concept : la « socialisation par frottement » : ce concept nous intéresse particulièrement, car il est le signe d’un processus d’évolution, en l’occurrence une évolution sensible mesurée sur un temps relativement court. Même si elle est différenciée entre hommes et femmes avec une individualisation plus ou moins « égoïste » selon les sexes, la socialisation par frottement apparaît comme un mouvement de fond dans la société. Ce en quoi le concept me paraît intéressant est que ce qu’il révèle n’est pas la conséquence d’un enseignement mais plutôt la prise en compte au quotidien de manières d’être et d’agir.

Une partie de la population est insensible à cette évolution, voire la refuse (cf. la « manif pour tous »). Indépendamment de l’agitation politique qui l’a accompagnée (d’ailleurs fort mal gérée par le gouvernement si l’on compare à la manière dont cela s’est passé en Espagne qui est une pays non moins influencé par l’Eglise que la France), la contestation du mariage pour tous à plutôt semblé un baroud d’honneur, ce qui vient confirmer l’évolution progressiste de la famille.

 

Ceci étant acquis, la question se pose du déplacement et de la pertinence hors de la famille de ce concept. L’individu qui vit en couple ou en famille, dans son temps personnel, ne vit-il pas des expériences dans d’autres cercles (syndicat, loisirs, ou tout ce qu’on voudra) où là aussi il y a des relations qui nécessitent des compromis et une certaine socialisation par frottement.

Le constat d’une évolution que l’on peut qualifier de progressiste fait revenir en mémoire une thèse connue d’Elisée Reclus. Il défendait que évolution et révolution ne sont pas antinomiques mais peuvent s’entraider pour se succéder l’une à l’autre.

Elisée Reclus (L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, 1902) :

« On peut dire […] que l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère de révolutions futures. »

Peut-on s’en remettre seulement à la « socialisation par frottement » ? Ce serait croire en une main invisible qui n’agirait plus seulement sur le plan économique mais sur le plan social… Le militant a du mal à l’imaginer sans un événement déclencheur (sans attendre 2048 !).

 

Revenons en deux mots sur mai 68. Un mouvement social fort dont les retombées ont peu à peu disparues, mais pas complètement puisque le féminisme en est issu (dans ses différentes composantes et, tout en ayant évolué, il est toujours vivant). Il faut rappeler que sur la question des mœurs mai 68 a fait évolué les choses, il y avait clairement sur cette question-là un problème de soupape sur la cocotte. L’indépendance fut une revendication forte des féministes, celle-ci passant fatalement par le salariat. Le mariage n’était plus le seul moyen pour quitter les parents, comme cela arrivait encore fréquemment pour les femmes. La « socialisation par frottement » n’est-elle pas en fait une retombée d’un mouvement social à un moment donné, avec finalement l’émergence d’un point de vue selon lequel le couple n’est pas un objectif en soi mais un moyen ou une modalité de l’existence individuelle.

« Un « je » possible parce que les « nous » qui l’entourent ne l’enferment pas, mais au contraire soutiennent ce qu’il veut être, un « je » qui en retour, par son développement personnel, enrichit ces « nous ». » (L’individialisme est un humanisme)

Cette phrase peut facilement faire songer à la fameuse phrase de Bakounine « la liberté d’autrui étant la mienne à l’infini ». Il entendait par là que nous sommes tous tributaires du contexte dans lequel nous sommes et nous fait évoluer (positivement ou non). A ce moment-là, l’expression d’« ordre anarchiste improvisé » paraît justifiée.

 

Le rapprochement aussi rapide de la position en quelque sorte traditionnelle (Reclus, Bakounine) des anarchistes avec le concept de « socialisation par frottement » et avec un certain nombre des faits constatés pourrait facilement conduire à un optimisme exagéré.

  • Nous parlons d’une évolution dans la société qui est plutôt celle d’une catégorie de la population des pays développés occidentaux, population active (travail, mais aussi vie sociale, loisirs, etc.).

On voit bien que les moyens économiques sont une limite aux libertés individuelles (exemple de familles monoparentales en banlieue lointaine) et bien sûr que liberté et égalité sont liées.

  • Il ne faut pas oublier pourtant le constat de la domination qui, globalement, perdure dans le couple ; si les tensions que cela engendre peuvent provoquer des révoltes individuelles, ces dernières ne sont pas forcément le gage d’une évolution globale. Cela se saurait.

Cela pose à nouveau la question de la nature du « coup de pouce » – forcément extérieur au couple – qui pourrait provoquer cette évolution ?

  • Cette évolution ne concerne qu’une partie de la population. Peut-on considérer à la manière de Wilhem Reich qu’on pourra réserver un enclos pour que ceux qui ne veulent pas de liberté soient libres de ne pas l’être ?

Ou bien le « frottement » suffirait-il à élargir l’évolution constatée ?

  • Il ne faut pas oublier non plus qu’il existe une limite infranchissable dans les jugements qu’on peut avoir : le domaine privé, même si on le considère comme politique, reste privé. Sans quoi, au-delà de cette limite, on passe dans le champ du totalitarisme.

 

Cela soulève une question récurrente, qui engendre parfois encore des discussions passionnées avec certaines féministes. Le « frottement » à lui seul ne semble pas non plus capable d’y répondre. Alors quel événement qui se situerait peut-être quelque part entre le « frottement » et le « grand soir » ?

 

La disparition du genre pour cause d’obsolescence du concept peut effectivement être considérée comme un objectif – parmi d’autres révélateurs d’inégalités – pour les libertaires.

 

 

Rapport critique

 

Rapport « critique » sur le texte de François de Singly « Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ? »

(séminaire ETAPE du 27 septembre 2013)

Par Nathalie McGrath

 

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Préambule post-séminaire : devant la réaction perplexe des participants à la lecture d’une des parties de ce qui suit, lors de la présentation de ce rapport critique le 27 septembre, il m’a paru nécessaire d’étayer mon analyse (constituée d’éléments atypiques, pour ne pas dire risqués).

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Tout d’abord, je tiens à remercier François de Singly de relier son questionnement sur la famille à l’anarchie car les champs de réflexions autour de cette famille et de son devenir semblent avoir été laissés en friche en milieu libertaire.

– I –

 

Commençons par la référence à Voltairine de Cleyre : le point de vue très radical de celle-ci sur l’institution du mariage et le lien amoureux est peut-être à remettre dans son cadre historique. Il s’agit d’une réponse anarchiste en réaction au plaidoyer de Dr Henrietta P. Westbrook en faveur du mariage ; à une époque où l’émancipation de la femme – et encore moins l’égalité homme/femme – ne faisait consensus dans les milieux « progressistes », même chez les anarchistes, comme en témoigne une des saillies de P.J. Proudhon :

«  L’humanité ne doit aux femmes aucune idée morale, politique, philosophique […]. L’homme invente, perfectionne, travaille, produit et nourrit la femme. Celle-ci n’a même pas inventé son fuseau et sa quenouille ».

Les positions de Voltairine de Cleyre dans Le mariage est une mauvaise action peuvent paraître excessives, voire dépassées pour certaines, à la lueur des avancées sociologiques et scientifiques ou encore juridiques, mais elles restent néanmoins tout à fait valables sur d’autres aspects.

Quant à sa conclusion, écrite en des termes pour le moins provocants, ainsi que toute la partie « les effets catastrophiques de la cohabitation » mentionnée dans le texte de François de Singly, elle me semble être la manifestation d’une femme appréhendant les relations amoureuses exclusivement à l’aune de la période enchanteresse, passionnée, mais fugace des débuts d’une histoire d’amour. Elle rejette de ce fait, et dans des descriptions caricaturales, les phases amoureuses postérieures qui ne sont pas fatalement désagréables à vivre pour ceux qui ont fait l’expérience du couple « longue durée », ce qui ne fut jamais son cas (ne pas oublier par ailleurs que cette auteure était une poétesse exaltée, quasi extatique). Il y aurait peut-être là une part fantasmée de la seule et possible relation amoureuse – par conséquent du couple – apportant la plénitude, basée sur ses peurs personnelles ou des vécus possibles, mais non généralisés.

On peut donc s’interroger sur la pertinence idéologique de l’hypothèse de Voltairine de Cleyre sur ce point précis, comme le fait d’ailleurs indirectement un de ses contemporains anarchistes, Charles Malato, en exergue de son texte l’anarchie dans la famille – l’union et l’amour libres après avoir abordé les rigidités de ce qu’il appelle la « morale nouvelle » avec ses tentations d’indissolubilité de l’Union libre :

« Cet excès de rigorisme, qui démontre tout simplement un fonds bourgeois chez nombre de révolutionnaires, a, pendant quelques temps, produit un excès en sens inverse et on a vu d’aimables fantaisistes, doués sans doute d’un heureux tempérament, proscrire au nom d’amour libre, toute union d’un caractère continu. Cette effervescence s’est calmée depuis : en réalité, nuls autres que les deux intéressés n’ont quoi que ce soit à décider en matière de cœur et de sens » (1897).

 

– II –

– Partie développée à la suite du séminaire

La quatrième partie, issue du texte de fiction prospective « Pourquoi nous avons aboli le mariage. Une eutopie privée » porte essentiellement sur deux axes, tous deux en tension : l’abolition du mariage, considérant cette forme de vie hétérosexuelle à deux comme dangereuse, et l’abolition de l’identité sociale genrée. C’est cette dernière notion qui peut poser question.

Je vais prendre des chemins de traverses pour l’argumentation de ma critique, ou plutôt tenter de faire ce qui est plus admis dans les milieux anglo-saxons qu’en France : s’appuyer sur la transdisciplinarité qui permet de sortir d’un seul cadre d’interprétation.

 

La tendance actuelle, très présente en milieu libertaire, est de considérer deux éléments à distinguer séparément : le sexe et le genre. Ce qui n’est pas sans rappeler des précédents historiques : les visions occidentales de l’humain comme entité pensante non conditionnée par sa constitution biologique (dualisme platonicien influençant par la suite la philosophie chrétienne médiévale, dualisme de substance de Descartes, etc.)

Il ne s’agit pas ici de nier la pertinence de l’analyse bourdieusienne ou les études du genre, mais juste d’ajouter des paramètres à la réflexion. La question est politique, culturelle, philosophique, mais aussi biologique, et en particulier neurobiologique ; et elle se doit de rejeter clairement les tentatives s’appuyant sur les données scientifiques pour cautionner les préjugés et stéréotypes visant à disqualifier l’un ou l’autre des sexes.

 

Du côté de la neurobiologie, un rapide retour sur l’histoire du développement de notre cerveau m’a semblé être un début. En partant du modèle défini par Paul MacLean dans les années 60, le cerveau « triunique » [1] – modèle certes nuancé et affiné par les neurobiologistes depuis -, nous comprenons que l’apparition de la partie limbique du cerveau est une réponse concomitante à l’évolution : les fonctions sexuées parentales apparaissent alors (attachement, soin des petits, transmission par l’éducation, jeu, altruisme maternel), générant de nouvelles organisations sociales animales. C’était il y a 150 millions d’années.

Qu’en est-il aujourd’hui de ce cerveau, uniquement humain cette fois ci, siège de nos fonctionnements cognitifs ? Tout en insistant sur la complexité qui régit les variations du comportement des êtres humains, nombre de neurobiologistes actuels [2] s’accordent, par leurs recherches les plus récentes, à constater des différences sexuées dues à des facteurs imbriqués d’influences génétiques [3], périgénétiques, hormonales, en plus des événements de la vie, de la programmation sociale et culturelle.

 

En poussant plus loin la réflexion, une question se pose : soutenir la toute puissance du « genré », ne serait-ce pas encore considérer qu’une prise en compte de différentiels sexués nuirait à l’individu en le plaçant « en deçà de » ou « au dessus de » selon son identité sexuelle.

Ne serait-ce pas, en d’autres termes, nier les différences essentielles liées à nos sexes dans la construction du soi et du collectif pour ne pas avoir à les accepter – non plus en terme de spécificités valorisées ou amoindries telles que principalement vécues dans l’histoire de l’Humanité jusqu’à aujourd’hui – mais bien en intégrant que celles-ci existent, tout en refusant d’y apposer quelques notions de valeurs que ce soit.

Si cela était le cas, ne pourrait-on pas envisager certaines positions sur l’identité de genre, notamment les plus radicales, comme forme de sexisme « en creux », généré par le rejet du stade de la pensée humaine globalement bloquée, à ce jour, à juger le sensible comme faiblesse, les spécificités sexuelles en marge de l’ensemble de la population comme déviantes, la « maternance » comme improductive, etc. ? Et alors voir cette tendance « notre identité sociale genrée – LE déterminant » comme étape néanmoins nécessaire, tendant à faire contrepoids face à l’inégalité massive de considération de la personne selon que l’on soit homme ou femme.

 

Peut-être pourrions-nous former l’espoir pour la société du futur décrite dans la proposition de F. de Singly, d’arriver à une forme de régulation, où l’acceptation des différences sexuées et individuelles ne rimerait plus avec domination, patriarcat, etc., tout comme la parité parfois imposée aujourd’hui deviendrait enfin parité naturelle ?

– fin de partie

– III –

 

Par ailleurs, la proposition de Francois de Singly appréhende la réflexion qui va peut-être trop peu sur l’aspect politique de la famille et de ses évolutions. Si l’on comprend la notion de famille comme entité privée, espace de vie protégé de celui de l’extérieur, on pourrait s’interroger sur l’incidence qu’à eu – et a – cet environnement extérieur sur la famille, notamment par les changements sociétaux, événements historiques et avancées juridiques. La frontière entre ce monde extérieur et ce monde intérieur/privé qu’est la famille n’est-elle pas poreuse ?

Enfin, la contribution de François de Singly pour ce séminaire d’ETAPE prend le postulat de questionnements vis à vis d’une société occidentale, aux racines judéo-chrétiennes. Or, les formes de structures familiales et leurs évolutions ne varient-elles pas selon que l’on se trouve dans cette partie du globe ou ailleurs ?

 

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Je m’arrête là car même dans le rôle de « rapporteuse critique » de la proposition de François de Singly, je ne peux qu’être en accord avec bon nombre d’éléments qui nous sont présentés. Il est évident que les familles contemporaines ont été en partie imaginées de longue date par des anarchistes, telles que Georges Vincey les décrit dans l’anarchiste d’avril 1952 :

« La seule famille qui puisse compter pour nous est ce petit groupe d’humains dans lequel, l’esprit d’entraide réchauffant les cœurs, chacun donne une bonne part de ce qu’en lui il y a de possibilités affectives et récolte, en échange, une partie de ce que les autres membres de ce même groupe sont capables de donner. Les membres de cette famille-là ne sont pas forcément les fruits d’un même arbre, les « liens du sang » peuvent exister ou ne pas exister. Ce qui importe, c’est que l’harmonie y règne. Et là ou règnera l’harmonie, de quelque horizon que puissent provenir ses membres, la famille, improvisée ou non, existera dans sa plénitude. Au lieu que des préjugés « familiaux » aient contraints ceux qui la composent à végéter dans son sein au nom d’une entente artificielle, c’est en fonction du libre choix qu’ils auront fait de leur entourage, c’est-à-dire dans la liberté, qu’ils pourront alors vivre à la recherche d’un bonheur commun, si tel est leur désir. »

 

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Notes :

 

[1] – Le cerveau humain comprenant 3 parties – source : lecerveau.mcgill.ca – site web interactif sur le cerveau et les comportements humains, soutenu par les IRSC (Ministère de la santé du Canada)

– Le cerveau « reptilien », le plus ancien (500 millions d’années), qui assure les fonctions vitales de l’organisme en contrôlant, la fréquence cardiaque, la respiration, la température corporelle, l’équilibre, etc. Il comprend le tronc cérébral et le cervelet, essentiellement ce qui forme le cerveau d’un reptile. Il est fiable mais a tendance à être plutôt rigide et compulsif…

– Le cerveau « limbique », apparu avec les premiers mammifères (150 millions d’années), capable de mémoriser les comportements agréables ou désagréables, et par conséquent responsable chez l’humain de ce que nous appelons les émotions. Il comprend principalement l’hippocampe, l’amygdale et l’hypothalamus. C’est le siège de nos jugements de valeur, souvent inconscients, qui exercent une grande influence sur notre comportement.

– Le « néo-cortex » (3 millions d’années), qui prend de l’importance chez les primates et culmine chez l’humain avec nos deux gros hémisphères cérébraux qui prennent une importance démesurée. C’est grâce à eux que se développera le langage, la pensée abstraite, l’imagination, la conscience. Le néocortex est souple et a des capacités d’apprentissage quasi infinies. C’est aussi grâce au néo- cortex que peut se constituer la culture

 

[2] – « Bien qu’elles aient été clairement mises en évidence, les différences de comportement entre les hommes et les femmes restent mal comprises. Elles résultent de mécanismes complexes. Les comportements reproducteurs et maternels, les différences cognitives ou en rapport avec l’agressivité résultent tous d’un mélange d’influences génétiques, épigénétiques, développementales et hormonales. Chez l’homme, à tout ceci s’ajoutent les effets de la programmation sociale et culturelle. »

Extrait du communiqué de presse issu des interventions de : Donald Pfaff, Rockefeller University, New York, États-Unis – Eric Keverne, University of Cambridge, Royaume-Uni – Catherine Dulac, Harvard University, Cambridge, États-Unis – Jay Giedd, National Institute of Mental Health, Bethesda, États-Unis – Javier DeFelipe, Universidad Politécnica de Madrid, Espagne – Melissa Hines, University of Cambridge, Royaume-Uni – Phyllis Speiser, Hofstra North Shore LIJ School of Medicine, New York, États-Unis – Simon Baron-Cohen, University of Cambridge, Royaume-Uni – James Swanson, University of California, Irvine, Californie, États-Unis – Jill Goldstein, Brigham and Women’s Hospital and Harvard Medical School, Boston, États-Unis – Francesca Ducci, King’s College, Londres, Royaume-Uni – Phyllis Wise, University of Washington, Seattle, États-Unis

11ème Colloque Médecine et Recherche – « Origines multiples des différences sexuelles dans le cerveau. Les fonctions neuroendocriniennes et leurs pathologies.» – Paris, 2011

 

[3] – les témoignages de personnes nées avec une aneuploïdie à répercutions sexuelles, comme les hommes atteints du syndrome de Klinefelter (XXY), pour ne citer que cet exemple, et découvrant celui-ci durant leur vie d’adultes après une éducation de petits garçons, nous expliquent qu’outre leurs sens exacerbés, ils comprennent parfaitement les femmes et leurs ressentis, étant eux-mêmes très féminins (sic), ce qui nuance la prépondérance du culturel sur le biologique.

 

 

 

 

Contributions

 

L’authenticité (re)trouvée, la construction de soi, le commun et l’anarchisme

Notes exploratoires à la suite du séminaire ETAPE du 27 septembre 2013

 

Par Philippe Corcuff

Deux figures du soi

 

Á partir de la discussion des travaux sociologiques de François de Singly sur le couple et la famille contemporains, le séminaire nous a conduits à envisager deux figures dans une approche relationnaliste (en termes de relations sociales) de l’individu dans les philosophies émancipatrices comme dans divers secteurs des pensées critiques et des sciences sociales :

 

1) La première figure se présente comme une (re)découverte de soi-même, considéré comme une entité pré-définie, et de son authenticité dans une vision relationnaliste (via la médiation des relations avec les proches ou dans des relations sociales plus élargies). C’est celle qui est privilégiée par le philosophe canadien Charles Taylor dans sa monumentale histoire des conceptions occidentales du « moi » (Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, 1989). C’est aussi celle qu’a privilégiée de Singly dans son premier ouvrage consacré à l’individualisme contemporain, Le soi, le couple et la famille (1996), le conjoint y servant de médiation à la découverte de soi au plus « profond de soi ».

 

2) La seconde figure caractérise l’identité personnelle comme un processus, comme le résultat des diverses expériences, comme un mouvement de construction de soi. C’est celle que défend Michel Foucault dans ses derniers travaux autour de « la subjectivation » (en particulier dans Le souci de soi. Histoire de la sexualité III, 1984). C’est une perspective que défend de Singly dans L’individualisme est un humanisme (2005) : « Idéalement, l’individualisme est une forme de vie en société permettant à chacune, chacun, d’avoir les reconnaissances dont il a besoin pour écrire sa vie, d’avoir les moyens de réaliser, sur le temps de travail ou de loisir, ce qu’il veut produire. L’individualisme est créateur. » (La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, p. 22). C’est aussi celle que, au cours du séminaire du 27 septembre 2013, de Singly a associée aux approches anarchistes de « l’amour libre » (Voltairine de Cleyre, Madeleine Vernet et Lucienne Gervais), à travers la figure des « compagnons de voyage ».

 

Critique foucaldienne de l’essentialisme du soi

 

Foucault a été amené à critiquer une tendance essentialiste (au sens d’un « soi-même » posé a priori comme une entité stable et homogène, donc quelque chose comme une essence) dans la première figure, en débouchant sur une lecture plus constructiviste (dans la perspective de « la création de soi-même » au cours d’un processus ouvert). La critique de Foucault vise plus précisément une tentation présente dans les textes philosophiques du jeune Marx consacrés à « l’aliénation » comme à ceux de la théorie critique de « l’École de Francfort » (Max Horkheimer, Theodor Adorno et Herbert Marcuse). Foucault avance ainsi dès un entretien de 1978 :

« Je ne pense pas que l’école de Francfort puisse admettre que ce que nous avons à faire ne soit pas de retrouver notre identité perdue, de libérer notre nature emprisonnée, de dégager notre vérité fondamentale ; mais bien d’aller vers quelque chose qui est tout autre.

Nous tournons là autour d’une phrase de Marx : l’homme produit l’homme. Comment l’entendre ? Pour moi, ce qui doit être produit, ce n’est pas l’homme tel que l’aurait dessiné la nature, ou tel que son essence le prescrit ; nous avons à produire quelque chose qui n’existe pas encore et donc nous ne pouvons savoir ce qu’il sera. » (« Entretien avec Michel Foucault », entretien avec D. Trombadori, fin 1978, 1e éd. : janvier-mars 1980 ; repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2001, p.893).

Il précise dans un entretien publié en 1983, en se distinguant de Jean-Paul Sartre :

« Le thème de l’authenticité renvoie explicitement ou non à un mode d’être du sujet défini par son adéquation à lui-même. Or il me semble que le rapport à soi doit pouvoir être décrit selon les multiplicités de formes dont l’ »authenticité » n’est qu’une des modalités possibles ; il faut concevoir que le rapport à soi est structuré comme une pratique qui peut avoir ses modèles, ses conformités, ses variantes, mais aussi ses créations. La pratique de soi est un domaine complexe et multiple. » (« Á propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu d’un travail en cours », entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow, 1e éd. : 1983 ; repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 200, p.1436)

Dans ce cas, il élargit la problématique de la construction de soi à des « modèles, conformités, variantes », en ne se limitant pas aux « créations ». Le mouvement d’auto-création de soi inclut alors les matériaux antérieurs charriés par la vie de chacun au sein de certains rapports sociaux, tout en laissant ouverts des espaces pour le bricolage de soi, entre métissage et invention.

 

On peut trouver sur des cartes postales ou des magnets aux Etats-Unis un slogan inspiré vraisemblablement du « dernier Foucault » de « la subjectivation », qui en synthétise l’argument :

« Life isn’t about finding yourself. Life is about creating yourself. » (« La vie ne consiste pas à vous trouver vous-même. La vie consiste en la création de vous-même. »).

 

Pièges et avantage du soi essentialiste

 

La première conception a ainsi tendance à s’engluer dans un essentialisme du soi qui va à l’encontre de nombre de résultats des sciences sociales contemporaines : les chercheurs en science sociales observent le plus souvent les identités personnelles comme des produits d’un processus mouvant impliquant une diversité d’interactions dans le cours de la vie d’une personne. Même si tous ne donnent pas le même poids aux diverses expériences : la psychanalyse freudienne comme la sociologie de Pierre Bourdieu donneront un poids plus grand aux premières expériences de l’enfance et de la socialisation familiale, des féministes mettront l’accent sur la division genrée dans la famille et à l’école, nombre de marxistes attribueront une importance particulière aux expériences du travail, etc.

 

Par ailleurs, cette figure peut constituer un lieu favorisant des « pathologisations » essentialistes dans les rapports contemporains aux identités personnelles, que cela soit :

 

1) à travers la sélection d’un axe identitaire collectif autour duquel se reconnaîtrait principalement la personne (identité nationale ou identités « communautaires » niant le métissage identitaire fabriquant chaque individu au profit d’un axe exclusif ou principal) ;

 

Ou 2) la quête de sa « vraie identité », amenant à regarder sa vie dans un rétroviseur, par exemple « biologique » (un des cas concerne la revendication d’« enfants nés sous X » souhaitant lever le secret sur le ou leurs « parent(s) biologiques »).

 

Toutefois, dans l’approche du couple au sein de nos sociétés individualistes, François de Singly a rappelé lors du séminaire que cette première conception, à côté de ses défauts essentialistes, avait l’avantage d’associer l’individu à du commun, à travers un projet commun de vie aux conjoints, à la différence de la figure anarchiste des « compagnons de voyage » contemporains et/ou successifs. Cette figure aurait d’ailleurs plus d’affinités avec les conceptions les plus usitées des liens d’amitié dans nos sociétés.

 

Interrogations sur le soi constructiviste

 

La seconde conception propose une lecture plus ouverte et créative de l’émancipation, et également plus ajustée aux résultats des observations de sciences sociales. Mais certains (dont Wil Saver) ont remarqué lors du séminaire que le mouvement de création de soi-même ne portait pas en lui-même une éthique établissant des passerelles entre l’auto-création individuelle et la solidarité collective. Ou alors le mouvement perpétuel, la mobilité incessante, peut devenir lui-même sa propre valeur, comme on peut le voir dans certaines tentations présentes chez le sociologue des sciences Bruno Latour, par exemple visibles dans un récent entretien (avec le journaliste Nicolas Weill : « L’apocalypse est notre chance », Le Monde, dimanche 22-lundi 23 septembre 2003, où l’exigence d’ « innover » (pour innover ?) est brandie contre les « vieilles lunes ». Ce qui pourrait constituer un accompagnement idéologique du néocapitalisme dans son rouleau-compresseur de la mobilité contre des solidarités antérieurement stabilisées.

 

Sur ce plan, certaines ambiguïtés du « dernier Foucault » devraient être levées. Foucault tend ainsi à détacher, dans l’entretien déjà cité de 1983, les transformations de la « morale individuelle » et celles des « autres structures sociales, économiques et politiques », en semblant supposer que les premières n’auraient pas besoin des secondes (« Á propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu d’un travail en cours », op. cit., p. 1436). Ne sous-estime-t-il pas ainsi les contraintes des rapports de domination sur l’éthique de soi, limitant alors les modifications de soi engagées sur le seul terrain du rapport à soi ? On préfèrera ici la vision plus dialectique de Marx et Engels dans L’idéologie allemande (1845-1846) :

« Dans l’activité révolutionnaire, la transformation de soi-même coïncide avec la transformation des circonstances extérieures » (dans K. Marx, Œuvres III, édition établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p.1182).

Un bémol, toutefois : Marx et Engels ne prennent pas suffisamment en compte, à la différence d’une inspiration foucaldienne, les décalages entre les deux pôles (transformation de soi/transformation des circonstances extérieures) dans une vue trop totalisante.

 

La piste Emerson

 

Ralph Waldo Emerson (1803-1882), penseur d’un individualisme démocratique américain radicalement anti-conformiste (voir Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale d’Emerson à Stanley Cavell, Paris, Michel Houdiard, 2004), nous offre une piste pour doter de composantes solidaires la figure de l’auto-création de soi, en nous aidant à expliciter la voie anarchiste des « compagnons de voyage ».

 

Dans Société et solitude (1870), Emerson avance :

« La solitude est impraticable, et la société fatale. Nous devons garder la tête dans l’une et nos mains dans l’autre. Nous y parviendrons si nous conservons notre indépendance sans perdre notre sympathie. » (Paris, Rivages poche, 2010, p.25)

 

Emerson était par ailleurs attaché à l’amitié (par exemple, celle d’Henry David Thoreau), et voyait idéalement la démocratie comme « une nation d’amis », récusant les comportements « égoïstes » (selfish) au profit de la valorisation du « sentiment moral » et de la quête du « bien commun » (commonwealth), l’individualité étant insérée dans un cadre moral et politique (voir « Politics », dans Essays : Second Series, 1844, dans The Essential Writings of Ralph Waldo Emerson, New York, Modern Library, Paperback Edition, 2000, pp.378-389). Il y aurait dans ce cas un cadre commun, des espaces de solidarité pour les « compagnons de voyage », ménageant toutefois des moments de solitude.

 

Deux figures constructivistes pour un horizon anarchiste, individualiste-solidaire

 
Face aux pièges du soi essentialiste, on aurait au moins deux figures constructivistes que pourrait favoriser, dans une coexistence mouvante et par moments métissée, une éventuelle future société anarchiste, dans le cadre d’un individualisme soucieux de solidarité (pour un tel horizon, voir aussi P. Corcuff, « Explorer articulations et tensions entre individualité et solidarité dans les cités du XXIe siècle », site millenaire3.com, 1er octobre 2013) :

 

* La figure anarcho-emersonienne des « compagnons de voyage » qui associe le goût de la solitude à des amours et des amitiés – plus ponctuelles ou quand ils sont plus durables n’inscrivant pas la vie individuelle dans un projet commun avec eux/elles –, en ménageant des espaces politiques solidaires plus larges.

 

* La figure du « voyage en couple » – ou plus qu’un couple : songeons à la belle exploration cinématographico-utopique de la vie amoureuse à trois par Coline Serreau dans son film Pourquoi pas ! (1977) – qui suppose un projet commun de vie au sein du couple, lui-même participant à des espaces communs politiques plus larges. Les individus du couple peuvent avoir des relations amicales plus ou moins durables par ailleurs, préserver des moments de solitude, mais il y a quelque chose entre eux relevant d’un voyage commun, qui ne correspond pas au voyage solitaire de la figure précédente (celui, par exemple, mis en chanson par Gérard Manset dans « Il voyage en solitaire », 1975, voir vidéo de l’INA).

 

Dans les deux cas, on peut envisager ce que François de Singly appelle une « socialisation par frottement », c’est-à-dire un co-ajustement des individus les uns par rapport aux autres et plus largement par rapport à des espaces communs (voir Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, 2000), mais sous des modalités partiellement différentes. D’autre part, la première figure s’inscrit davantage dans le mouvement de l’individualisme contemporain supposant la substitution d’une multiplicité de « liens faibles » à quelques « liens forts » (voir de Singly, Les uns avec les autres. Quand l’individualisme créée du lien, 2003). La seconde figure, quant à elle, maintient à côté de la diversité des « liens faibles » un « lien fort », conjugal, mais dans la logique individualiste d’un lien électif, et non pas imposé. Et elle apparaît mieux répondre à un souci de protection, dont Robert Castel a mis en évidence qu’il avait accompagné l’individualisation moderne (avec Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001). La figure des « compagnons de voyage » serait plus solitaire et aventureuse ; celle du voyage en couple plus protectrice. En fonction des moments, les mêmes personnes pourraient se rapprocher d’un modèle ou de l’autre. Dès maintenant, l’importance prise par les séparations et par les divorces dans les couples autorise davantage de va-et-vient entre les deux figures.