La gauche, les libertaires et les enjeux spirituels

Introduction à un débat passionnant

Par Philippe Corcuff

décembre 2016

Le jeudi 16 juin 2016 a eu lieu au Balbuzard Café dans le 10e arrondissement de Paris un débat public organisé par le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation). Le thème ? La gauche, les libertaires et les enjeux spirituels. Drôle d’idée !

Les participants invités à introduire le débat avec une salle pleine et attentive ?

– Jean Birnbaum, journaliste et directeur du Monde des livres, qui avait publié en début d’année un livre riche en questionnements pour les gauches : Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil, janvier 2016) ;

– Jocelyne Dakhlia, historienne et directrice d’études à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), spécialiste de l’islam, et auteure notamment du livre Islamicités (PUF, 2005) ;

– Michael Löwy, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du « judaïsme libertaire » et de la théologie de la libération en Amérique Latine, auteur notamment des livres Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale (1e éd. : 1989; réédition aux éditions du Sandre en 2009) et Sociologies et religions (avec Erwan Dianteill, tome 2 et 3, PUF, 2006 et 2009) ;

– et moi-même, maître de conférences de science politique, co-animateur du séminaire ETAPE et maître de conférences de science politique, qui avait récemment publié le livre Pour une spiritualité sans dieux (Textuel, avril 2016).

Paul, membre à l’époque de l’ex-groupe anarchiste Regard Noir, animait le débat. Une des originalités du groupe Regard noir dans le milieu anarchiste français a été de s’être engagé sur le terrain antiraciste dans la double lutte associée contre l’islamophobie et contre l’antisémitisme, ainsi que de lier étroitement antiracisme, antisexisme et politique de classe.

Questions spirituelles et raison sensible

Les questions posées initialement étaient celles-ci : la gauche en général et les libertaires en particulier peuvent-ils se saisir des enjeux spirituels, en une acception non nécessairement religieuse, renvoyant à l’exploration individuelle et collective d’un sens à l’existence humaine et de valeurs ? ou sont-ils handicapés par leur méfiance historique vis-à-vis des religions ? Comment répondre au dessèchement spirituel propre à la logique capitaliste de l’argent-roi comme aux absolus meurtriers du djihadisme ?

Il ne s’agissait pas de mettre en accusation le milieu anarchiste, mais de l’aider avec des ressources proprement libertaires comme avec des ressources extérieures, à interroger certains de ses impensés, afin qu’il puisse rebondir pratiquement vis-à-vis de certains enjeux politiques actuels :

– participer à l’émergence d’alternatives face à un djihadisme mortifère, en menant donc de manière plus soutenue un combat politique contre les fondamentalismes islamistes passant par la réactivation d’un imaginaire émancipateur ;

– mettre davantage en avant la composante du sens et des valeurs face à l’assèchement existentiel généré par le capitalisme ;

– prendre à bras le corps le combat contre l’islamophobie, entendue comme la stigmatisation et l’essentialisation des « musulmans » dans les espaces publics occidentaux justifiant des discriminations à leur égard, sans pour autant faire aucune concession aux ennemis irrémédiables de l’humanité que sont les djihadistes.

Les interventions introductives des invités ont éclairé des aspects complémentaires dotés d’intersections, avec aussi des différences. Ce fut un débat pluraliste. Mais le plus passionnant et émouvant vint de la salle, notamment à travers les récits d’expériences singulières, porteuses de tensions ou d’articulations entre spiritualités, croyances religieuses et orientations libertaires. Un exemple significatif : le témoignage de la chanteuse Catherine Le Forestier (sœur de Maxime), convertie un moment à l’islam au cours des années 1970.

Ce débat fut une expression fragile de la possible mise en relation de la raison critique et de la sensibilité sous la forme d’une raison sensible. Vous pouvez écouter maintenant sur le site libertaire Grand Angle l’intégralité des interventions et du débat qui les a suivies et participer après coup à un moment magique qui ne doit rien à l’irrationnel mais à des interrogations et à des émotions simplement humaines.

Déformations de la vérité dans une brochure de la Fédération Anarchiste sur l’athéisme

En septembre 2016 a paru une étrange brochure publiée par les Editions du Monde libertaire avec le label « Fédération Anarchiste » : Athéisme, de René Berthier et Loran (collection « Repères anarchistes », 26 pages, 3 euros). Elle se présente principalement comme un procès public pour péché d’agnosticisme contre un militant de…la Fédération Anarchiste, moi-même ! Dans la partie rédigée par René Berthier, trois fois est répétée une phrase dont il avance avec certitude qu’elle aurait été prononcée lors de la séance publique du séminaire ETAPE du 16 juin 2016 lors de son introduction : « la FA a un problème avec les religions » (p. 6). Or, cette phrase n’a pas été prononcée en public ce jour-là, l’enregistrement le prouve.

Voilà ce que j’ai dit dans mon introduction du 16 juin qui pourrait avoir un rapport lointain avec cette phrase, mais sans référence critique à la Fédération Anarchiste :

. « C’est plutôt de traiter de l’embarras de la gauche et des anarchistes par rapport à la question religieuse et plus largement aux questions spirituelles »

. « D’abord le premier point c’est peut-être en quoi la gauche et les libertaires sont paralysés par la question spirituelle. »

. « Alors d’abord le problème de la gauche et des libertaires ».

. « Alors la gauche a historiquement un problème avec les religions et, par contrecoup, a souvent du mal à traiter des questions spirituelles. »

. « De larges fractions de la gauche et des anarchistes ont développé une suspicion légitime à de nombreux égards vis-à-vis des religions. »

En réaction à mon intervention, voilà ce qu’a dit René Berthier ce soir-là :

« Je m’appelle René Berthier. Je suis à la Fédération Anarchiste et à la Fédération du livre CGT, retraité. Corcuff dit souvent qu’il est un anarchiste néophyte. Ça fait quand même trois ans qu’il est à la FA, alors il faudrait qu’il arrête (…) Une des premières choses qu’il a dit ce soir, c’est que la FA avait un problème avec les religions. C’est pas vrai. La FA n’a pas de problème avec la religion, elle a un problème avec Dieu. »

Bref, par erreur, Monsieur Berthier a amalgamé dans son intervention les entités très générales « la gauche », « la gauche et les anarchistes », « de larges fractions de la gauche et des anarchistes » et « la gauche et les libertaires », dont j’avais parlé dans mon intervention à laquelle il répondait, à « la FA ».

Or ce qui peut apparaître comme un détail sans guère d’importance constitue une des principales justifications (une critique publique de la FA face à laquelle une critique publique sous forme de brochure aurait été légitime) donnée par les promoteurs de cette brochure et à sa labellisation par la Fédération Anarchiste. Depuis que l’on sait, grâce à l’écoute de l’enregistrement ci-dessous, que cette phrase n’a pas été prononcée, la brochure a continué à être diffusée et l’erreur n’a pas été corrigée. D’une erreur, la déformation de la vérité est donc devenue un mensonge, utilisé publiquement par René Berthier et par la toute petite minorité qui a souhaité et appuyé la réalisation de cette brochure au nom de la FA contre un de ses membres.

Quelques anarchistes influents de la FA ne manquent pas seulement de spiritualité, au sens non nécessairement religieux discuté dans notre débat du 16 juin, ils associent à des pratiques micro-bureaucratiques empruntées paradoxalement à leurs ennemis staliniens d’hier le ridicule.

Questionner plutôt que dogmatiser

Á l’inverse, le débat du 16 juin, dans son pluralisme et dans les tensions qui le travaillent, ouvre l’esprit aux questionnements. Plutôt que de dogmatiser, en lançant des bulles para-pontificales et des fatwas prétendument « anarchistes », c’est la voie des interrogations dans le respect mutuel qui a été privilégiée. Il est temps de découvrir ce moment éthique, politique et intellectuel intense in vivo !

Philippe Corcuff est co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

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Un Commentaire

  1. ce débat me nourrit beaucoup par le dépassement de la dualité ordinaire de la reflexion politique et social, et du spirituel.
    Rassuré , merci

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