La Villa
-Film de Robert Guédiguian-
Touché par le dernier film de Robert Guédiguian (comme ce fut le cas à chacun de ses autres films) je me devais d’écrire un petit texte en hommage à ce réalisateur… et aux acteurs qui l’accompagnent depuis si longtemps.
Ce bouleversement à chaque fois renouvelé vient, peut-être, du fait que R. Guédiguian me semble faire un lien (que je revendique moi-même) entre art, philosophie et une politique que je nomme « agissante ». Ce lien se fait, pour ma part, autour de la notion de désir. Un désir proche d’une forme de spiritualité, qui n’a pas nécessité de Dieu (sans en exclure, pour autant, les « croyants »). Je ne sais pas du tout si R. Guédiguian pourrait partager ce sentiment
Si ce film, « la Villa », est selon moi un film radicalement « anticapitaliste », il ne s’agit pas là d’une dénonciation de l’existant mais plutôt d’une « peinture-conte-proposition ». C’est-à-dire une description agissante d’un monde ou l’homme n’est pas un loup pour l’homme… ou plutôt, d’un monde où les loups, à peine évoqués, ne réussissent pas à anéantir les humains de bonne volonté.
On a parfois reproché à R. Guédiguian de faire dans un irénisme béat. Pour ma part, il me semble que cet auteur a compris que pour tenter de contribuer à changer le monde (ou plus modestement tenter de proposer de fragiles pistes d’émancipation) la dénonciation n’est plus vraiment indispensable. Une grande majorité d’individus n’a plus, je crois, d’illusions sur la dureté inhérente au capitalisme… sans pour autant trouver l’énergie ou le désir de changer ce monde. On peut, bien sûr, proposer des analyses fines de la situation délétère actuelle qu’a engendré ce capitalisme (elles sont toujours intéressantes et même utiles) mais elles ne suffisent pas à faire tomber les multiples dominations qui nous assomment. Il ne suffit donc pas de faire une critique (légitime) du capitalisme, il faudrait encore, voire surtout, montrer que des possibilités alternatives sont déjà là ! Déjà existantes dans les cœurs d’humains de toutes sortes. Je crois que les contes de R. Guédiguian sont des propositions positives et potentiellement actives mises en chair au travers d’un quotidien éthique. Ces contes, puisés dans un ordinaire visionnaire, sont des utopies. Je ne sais pas si les termes « conte » et « utopie » peuvent être approuvés par R. Guédiguian… mais ce sont ceux que j’ai envie d’utiliser. Je pense que le conte (qui s’appuie toujours sur des désirs profondément humains) sont des lieux où peuvent s’élaborer des utopies qui se formulent comme des portions d’horizons incertains mais possibles (et non comme des programmes établis et incontournables).
Les « contes » populaires de R. Guédiguian (qui ne constituent pas l’intégralité de sa filmographie) ne sont pas seulement de belles histoires sensibles (même si elles le sont aussi), elles sont également des histoires politiques cohérentes. Il me semble qu’il n’est aucunement besoin de défendre ces films du point de vue de leur mise en chair (ou mise en scène). Les regarder suffit à être convaincu, ou emporté… tout du moins si on aime, comme moi, le « cinéma populaire » et « ordinaire », termes qui n’ont aucune connotation méprisante, bien au contraire. A mon sens, rien n’est plus beau qu’une belle histoire ordinaire capable de produire à la fois des émotions et des réflexions profondes, voire complexes.
Je précise que je n’ai jamais été séduit par le communisme, et encore moins par celui qui fut (et est encore) « français ». Ma tradition « anticapitaliste » (plutôt libertaire) pourrait paraître, à priori, assez différente de celle de R. Guédiguian (qui aurait eu une proximité avec le P.C.F ou, en tous cas, avec le marxisme ?). Je vais pourtant essayer de vous proposer une interprétation politique (« libertaire non orthodoxe ») du travail subtil de R. Guédiguian, déclinée en quatre points :
1/ La mélancolie comme possibilité (et même comme impératif ?) révolutionnaire.
2/ Contre les processus d’individuation capitaliste (que j’aborde avec la figure du Héros), R. Guédiguian semble nous proposer des constructions d’individualités plurielles, fragiles et ordinaires.
3/ La communauté comme lieu d’invention et non d’identité (l’identité ne fonderait que la commune ôtée).
4/ La question (très discutée) de la banalité du mal que je poserai en termes de « facilité du mal ».
1/ La mélancolie comme possibilité révolutionnaire :
J’ai entendu, dans un entretien filmé, Ariane Ascaride dire qu’elle ne voulait pas de la mélancolie mais qu’elle admettait la nostalgie. Je vais, de mon côté, essayer de défendre la proposition inverse à partir du film la Villa. Mais comme A. Ascaride n’avait pas développé son point de vue (qui ne me semble pas cadrer complétement avec les propos du film) je pense qu’il pourrait, peut-être, s’agir d’un simple problème de définition de ces deux termes ?
Je vais donc commencer ce paragraphe par ma définition, rapide, de ces termes : celle que je donne pour la nostalgie est celle portée par un certain romantisme qui se résume par ces mots fameux : « c’était mieux avant » (locution gentiment moquée dans le film). En ce qui concerne la mélancolie, j’en donnerai une définition à la fois peu conventionnelle et politique : il s’agirait d’une sorte de nostalgie inversée où le « c’était mieux avant » pourrait se dire : « ça aurait pu être mieux avant si… » … Si les actions passées avaient été plus efficaces. Il n’est pas, là, question de jeter la pierre aux révolutionnaires d’hier qui ont fait ce qu’ils ont pu et qui ont parfois (souvent) payer le prix fort pour leurs actions (prison, bagne, expatriation forcée, exécutions), il s’agit seulement de tenter de comprendre le pourquoi tous ces échecs répétés. Donc pas une nostalgie du « bon vieux temps » mais une nostalgie de ce qui aurait pu être… mais qui n’est pas advenue. Avec cette « nostalgie inversée » que je nomme mélancolie, il ne s’agit pas de juger le passé mais de travailler le présent pour tenter de ne pas répéter les échecs déjà subis. Or beaucoup de révolutionnaires (et de réformistes) que je qualifierais de dogmatiques ne font que répéter encore et encore des stratégies qui n’ont jamais réussies.
La seconde dimension de ce que je viens d’appeler mélancolie est la prise de conscience de nos fragilités humaines qui rendent plus ou moins aléatoires (ou limitées ?) l’efficacité nos actions… Efficacité incertaine qui impliquerait une remise en cause quasi constante des stratégies d’action et même des objectifs initialement avancés, dit autrement, délaisser l’idéologie (qui trace un chemin clair mais trop abstrait) au profit de tâtonnements certes réfléchis (la raison) mais également sensibles (prise en compte de la chair du réel humain).
S’il me semble que la mélancolie du film se confond parfois avec la nostalgie du « c’était mieux avant » (il est sans doute très difficile de s’en départir), ce « c’était mieux avant » me semble pouvoir être interprété comme un « c’était quand même bien avant » ce qui modère le potentiel réactionnaire du « c’était mieux… ». D’ailleurs Joseph (J.P. Daroussin), un -ex?-révolutionnaire se moque lui-même de sa propre propension au « c’était mieux avant ». A la fin d’une scène où il se remémore, et regrette, les noëls prolétaires de son enfance (une fête en plein-air partagée par plusieurs familles où la dimension « cohésion de classe » est appuyée) il clôt la scène en disant (je cite de mémoire) : « … en tout cas en ce qui concerne le sapin, c’était mieux avant…« . Avec Joseph (J.P. Daroussin), je crois que le regret des ratés passés (notamment les propres erreurs de Joseph) prend le pas sur une simple nostalgie de la renonciation. En effet, ce « c’était quand même bien avant (le sapin en l’occurrence) » n’exclut pas un potentiel du : « on peut encore agir aujourd’hui »…
Et, de fait, les personnages agissent dans le film ! Ils agissent collectivement, en secret, en s’occupant illégalement d’enfants migrants orphelins (et activement recherchés). Ils agissent également individuellement et publiquement : Joseph (J.P. Daroussin) en se mettant (très probablement) à écrire sur son histoire militante (« d’établi ») pour tenter d’en tirer des « leçons » et Angèle (A. Ascaride) en modifiant (très probablement) l’orientation future de son propre travail de comédienne. Nous avons donc, là, des agirs éthiques individuels et des agirs politiques collectifs profondément liés.
Bien sûr mon interprétation mettant au cœur du film une mélancolie éthique et agissante est très personnelle et même, probablement, tendancieuse. On peut ne pas partager cette interprétation… La propention d’un film à s’ouvrir à des interprétations différentes (mais pas contradictoires) me semble révéler une dimension généreuse (des réceptions différentes mais pas des points de vue opposés qui impliqueraient de grosses ambiguïtés de la part de l’auteur… ou des contresens gênants de la part du spectateur).
Ma réception de ce film, revendiquée comme singulière, sera à l’œuvre tout au long de ce texte.
2/ L’individuation capitaliste et des singularités fragiles :
Le capitalisme a été, et est encore, une forme sociale qui engendre un type d’individuation très particulière en s’appuyant avant tout sur les potentiels de performances humaines. Pour aller vite, je dirais que le Héros pourrait être la meilleure figure de cette individuation. Le Héros qui sort du lot commun, qui se démarque, est donc sensément un individu. Ces Héros peuvent être internationalement reconnus comme des grands patrons d’entreprises qui transforment le monde (Henry Ford ou Steve Jobs) ou reconnus à l’échelle d’une petite entreprise (le créateur de l’entreprise puis, plus tard, le super manageur qui lui redonnera de la compétitivité). Ce sont aussi les grands savants (utiles au monde économique) ou les grands sportifs et même certains musiciens virtuoses (les « guitar-heros », par exemple) …
Les héros sportifs me semblent assez emblématiques (paradigmatiques) de cette individualité capitaliste qui se construit sur le mode de la souffrance guerrière. Être performant exige des sacrifices en termes de rapports à autrui (en privilégiant les rapports agonistiques) et exige une souffrance des corps (horaires de travail, entrainements, accaparation mentale…). Ces exigences sont souvent violentes, et l’aide nécessaire, qu’il n’est pas possible de trouver dans un fonctionnement coopératif (d’entraide), va être parfois (souvent ?) recherchée auprès de coachs, d’entraineurs spécialisés voire de gourous. Quand ces professionnels de l’aide individualisée ne sont pas suffisants, il reste l’aide médicale à la performance (opérations, dopages, drogues…). La consommation de drogue du « guitar-heros » déjà évoqué, est-elle la conséquence d’un mode de vie « libre et débridée » (comme c’est parfois présenté) ou est-elle, comme pour le sportif, une conséquence de la recherche de performance telle qu’elle est exigée du héros capitaliste ? A des degrés divers, l’ensemble des individus soumis à la compétition capitaliste subissent ce même rapport agonistique au monde… et une hiérarchie de l’Héroïsme s’impose.
Le paradoxe de l’individuation directement liée à la notion de performance (qui ne se préoccupe pas des singularités) est de produire des individualités fondées sur la même nécessité. Une individuation quasi sérielle, une individuation de l’identique (qui s’exprime, d’ailleurs, dans l’injonction à l’identité).
Il est nécessaire de conclure ce petit paragraphe en précisant qu’il s’agit bien là d’une description d’un type idéal sommaire, c’est-à-dire d’une modélisation globale effaçant de très nombreuses complexités.
Face à cette « individualité sérielle » (que j’ai caricaturée) R. Guédiguian nous propose des personnes fragiles qui tentent de se débrouiller dans ce monde capitaliste sans s’y laisser engloutir. Des singularités fondées par un désir très particulier que je nomme (après d’autres) un « désir sans objet« , c’est-à-dire un élan sans but précis, qui ne recherche aucune satisfaction précise. Un désir qui n’a aucune finalité et jamais de fin… Un désir qui ne peut se vivre que dans l’action pour et avec autrui… Un désir qui réussit encore et encore à tenir l’abdication à distance… Un désir qui me parait indéfectiblement lié à la notion de spiritualité que j’ai évoquée en introduction de mon texte… Un élan vers autrui permettant des « agirs en communs » dans l’invention permanente face aux aléas du vivre. Les « agirs en commun » ne sont donc pas une fabrication du commun qui, lui, est figé en chose, en état de fait. Le commun réifié, comme un état à pérenniser (dans toutes les acceptions, politiques ou non, du terme « état »). Autrement dit agir en commun ne veut pas dire « être comme » (identique)…
Les personnages centraux du film sont une fratrie plus un père « absent-présent » qui semble ne plus pouvoir s’exprimer (A.V.C.). Les autres personnages sont en lien direct avec cette fratrie… Pourtant, les membres de cette famille et leurs voisins et amis ne sont pas identiques. Certes les origines sociales de tous les personnages sont très proches (sauf pour Bérangère -Anaïs Demoustier- la jeune compagne de Joseph), elles induisent un certain rapport initial au monde relativement homogène (notamment une socialisation autour de la « lutte des classes » qui a, probablement, permis de doter ces personnages d’une capacité critique face à la doxa capitaliste. Notons que cette « lutte des classes » (jamais évoquée en tant que telle, mais bien présente en filigrane dans les mémoires des personnages) est d’une nature très particulière. Peut-être est-ce une « lutte de classes propre au soleil de l’Estaque » ? C’est-à-dire une lutte de classes idéalisée, comme dans les autres films de R. Guédiguian. Cette idéalisation je la crois nécessaire à cette narration cinématographique très particulière car cette lutte pourrait être un modèle d’action dans le réel. La « lutte de classes au soleil de l’Estaque » semble posséder une dimension idéologique très faible pour une dimension éthique très forte. C’est-à-dire que la lutte est d’abord fondée sur le vivant du moment et non sur une idée abstraite préconçue. La stratégie semble donc pouvoir s’adapter constamment en fonction des effets vécus (et vivants), l’éthique étant la boussole principale de l’action. Cette référence, récurrente dans les films de R. Guédiguian à cette « lutte de classes au soleil de l’Estaque« , pourrait-elle être nommée conte ? Dans une « réalité observable », il me semble que la dimension éthique n’est pas absente des groupes en lutte mais ces groupes sont très majoritairement constitués au sein d’organisations (politiques, syndicales, voire associatives) fortement idéologisées ou (et) structurées par des enjeux de pouvoirs institutionnels qui réduisent fortement l’expression d’une possibilité éthique. Cette possibilité éthique se manifestant plutôt dans une entraide « au coup par coup » au sein de groupes plus ou moins mouvants. Bref la « lutte des classes au soleil de l’Estaque » serait un conte et le conte est, je l’ai déjà dit, un support de l’utopie… Qui porte elle-même le désir (« sans objet« ).
Cette dimension utopique et éthique de la « lutte des classes au soleil de l’Estaque » conçue comme capacité à extirper de la puissance et de la joie dans les relations aux autres aurait autorisé un parcours de vie (social, affectif, intellectuel…) particulier à chacun des personnages centraux du film. Des personnages devenus des personnes singulières, donc non identiques… malgré une socialisation préalable assez commune. Non seulement ces personnes ne sont pas identiques mais un conflit très profond sépare la fratrie… et pourtant, ils vont agir ensemble (malgré ce grave conflit familial).
Ils arrivent à faire en commun sans avoir besoin de fabriquer Le commun, de l’identique.
La forte singularité de ces personnages (devenus, pour moi, des personnes) est, peut-être, le ferment même d’une possibilité d’action transformatrice (voire révolutionnaire ?). Je crois que plus une singularité est forte, plus la conscience de la fragilité humaine est présente. Plus l’autre est différent (inatteignable ?) plus cette singularité ressent le poids du monde sur ses minuscules épaules. Mais dans le même temps la singularité est une force extraordinaire car elle nous oblige à agir pour ne pas nous endormir dans l’abdication face à l’identité, l’identique). La singularité rendrait alors possible une nouvelle conception de l’héroïque. L’extraordinaire force de la fragilité ordinaire permettrait d’admirables (mais improbables… dans le monde d’aujourd’hui) constructions d’espaces politiques et de temps sensibles dans des actions en commun. Un « agir en commun » qui ne serait pas la « lutte des classes » (le commun réifié, dans son acception idéologique marxisante orthodoxe).
3/ La communauté lieu d’invention et non d’identité :
De la singularité sans fard pourrait naitre des individus ordinaires (mais pas routiniers) qui ne seraient jamais des Héros mais qui sauraient inventer d’héroïques agirs en communs.
Il est intéressant de noter que Angèle (A. Ascaride) est, dans ce film, une personne qui pourrait être prise au piège de « l’Héroïne de type individuation capitaliste » puisqu’Angèle est une comédienne connue (ne parle-t-on pas d’Héroïnes pour désigner certaines actrices dans certains films ?). Angèle (A. Ascaride) semble être à la fois légitime en tant que comédienne d’un théâtre jugé savant et connue en tant qu’actrice d’une série T.V. Certains des attributs de « l’Héroïne de type individuation capitaliste » sont donc présents chez Angèle (Héroïnes ou Héros que l’on pourrait également qualifié-e-s : « d’individu-e-s adapté-e-s au fonctionnement dominant »). Pour Angèle, ces attributs semblent être plus un facteur d’isolement qu’un élément de reconnaissance et de satisfaction. La figure de l’Héroïne ne semble pas la tenter. Peut-être parce que les Héro-ïne-s sont toujours seul-e-s faces aux admirateurs… qui sont toujours, potentiellement, des juges ? Angèle pourrait-elle trouver de nouveaux chemins vers de nouveaux horizons réactivés grâce à sa rencontre avec Benjamin, un jeune pécheur passionné de théâtre (Robinson Stévenin) ? La singularité de Benjamin, étonnamment et volontairement théâtralisée (en lien avec cette notion de conte ?), semblerait-elle pouvoir faire naitre (ou renaitre), chez Angèle, le goût de « l’agir héroïque du vivre » ? Au détriment de l’être solitaire (l’Héroïne « plus ou moins médiatisée ») qui la hantait ?
Je pense donc (et je crois reconnaître cela dans la Villa) que seuls des individus différents (des singularités), grâce à des agirs en commun, peuvent fonder une communauté (toujours mouvante, voire aléatoire) alors que la communauté constituée sur l’identité (fut elle prolétaire) ne peut véritablement fonder une action réellement transformatrice. Dit autrement, l’avant-garde et ses Héros guerriers, forgés par la lutte des classes (ou par le parti qui s’y substitue ?), ne pourraient qu’instituer une communauté fondée sur une identité (sur l’identique) au mieux inopérante, au pire reproductrice de dominations. Les Héros de la lutte des classes, dans la réalité comme dans certains films propagandistes, sont des Héros qui ressemblent étrangement aux Héros capitalistes de la virilité guerrière acquise dans l’identité et la sérialité. Par-contre, la communauté mouvante (et émouvante) de la Villa (et de ses alentours) me semble une communauté du désir créateur. C’est à dire une communauté fondée et refondée sans cesse par les individus qui la créent et la recréent… et non une communauté pré-établie qui agglomère dans l’identité-identique (ce que j’appelle une commune ôtée).
Il me plait de croire que les comédien-e-s et le metteur en scène (une troupe en mouvement ?) qui réalisent depuis de nombreuses années tous ces films que j’apprécie, recherchent et bouleversent ensemble un quotidien agissant. Une communauté comme lieu où se fabrique et se refabrique une capacité à faire et à désirer… Avec les autres…
4/ La facilité du mal :
Ce dernier point : la « banalité du mal » est une notion très discutée. Pour ma part, je l’appellerai « facilité du mal ».
Y-a-t-il effectivement « facilité du mal » ?
Si on admet que oui d’où peut bien provenir cette facilité ? Pour ma part je proposerais l’hypothèse suivante (à discuter et critiquer) : Il me semble que la soumission est potentiellement un terreau puissant de la capacité à produire le mal. Une soumission plus ou moins « douce » et acritique à la hiérarchie peut permettre d’espérer un maintien (voire une amélioration) de son statut social. Ce type de soumission à l’ordre social concernerait autant les « dominants » que les « dominés » puisque chacun est attaché à sa position. Le grand patron subit l’injonction de se maintenir dans son statut bien identifié de « grand Héros capitaliste » et l’ouvrier subit une injonction similaire pour un autre statut… Sans, pour autant, évidemment, en tirer les mêmes avantages ! Si je pense que les soumissions sont du même ordre dans ces deux cas, je ne dis évidemment pas que les situations sociales qui en résultent sont identiques. Ces soumissions routinières seraient alors de potentiels vecteurs de la « facilité du mal ». En se laissant aller à l’obéissance aux injonctions habituelles et répétées, il doit être possible de finir par accepter toutes sortes de commandements, fussent-ils délétères.
Il me semble également que la volonté « d’être » qui se dit souvent « volonté d’être soi-même » qui se dit parfois « volonté d’être quelque chose dans la vie » et qui pourrait s’entendre comme envie d’être comme ceci, ou comme cela… pourrait être un moteur de ce besoin d’être à sa place dans l’ordre social (ce qui ne s’apparente pas, pour autant, à une réification). L’expression « Être soi-même », injonction formulée par des prescripteurs de tous ordres, est souvent entendu comme « trouver son identité propre ». Or l’identité (l’idem entité ?) s’oppose à la singularité car l’identité se mesure, s’identifie par comparaison (« être comme ceci ou comme cela » est très proche de « être comme celui-ci ou celui-là »). La singularité, elle, est incommensurable (non mesurable donc incomparable). Une singularité incommensurable qui met, sans le garde-fou de l’obéissance aux ordres, l’individu face à ses actes toujours incertains.
Cette soumission (de « l’être » ?) à un ordre social stable où il faut conserver (ou améliorer) sa propre place entrainerait-elle une capacité à faire le mal sans avoir à en éprouver une culpabilité insurmontable ?
Il me semble que l’officier (Dioucounda Koma) à la recherche des migrants qui viennent d’accoster à proximité de la Villa, pourrait incarner cette « facilité du mal ». Il s’agit là d’un homme convaincu du bien-fondé de son travail. Il est probablement un homme serviable ou, à minima, un homme qui sait agir avec civilité et respect. Face à la non coopération de ses interlocuteurs (les occupants de la Villa qu’il soupçonne de vouloir protéger les migrants) il émet la possibilité que ceux-ci soient racistes, puisqu’ils ne veulent pas l’aider (l’officier étant noir). Ne pas aider l’armée dans son travail est à priori suspect. Si cette attitude n’est pas illégale, elle est tout de même illégitime. En accusant, la fratrie séjournant dans la villa, de racisme se dédouanerait-il de sa propre culpabilité de « chasseur » de migrants ? Mettre de côté cette culpabilité est d’autant plus aisé que cet officier pense que la recherche des migrants est une mission non seulement légale mais aussi légitime. C’est une question d’ordre (voire une aide à ces migrants « lâchés dans la nature » ?).
Heureusement ce « mal » lié à une certaine soumission (qui peut aller beaucoup plus loin que ce qui est à l’œuvre dans le film) peut être maintenu plus ou moins à distance dans une ambivalence entre « facilité du mal » et désir, lié à l’éthique :
– Le personnage de Bérangère (Anaïs Demoustier), la jeune compagne de Joseph qui ne provient pas du même environnement social que celui de la fratrie et leurs amis, peut évoquer cette ambivalence. Issue d’un milieu bourgeois elle semble privilégier une carrière rémunératrice qui habituellement se soucis assez peu d’éthique, pourtant elle partage le souci de Joseph et des autres personnages en participant pleinement à l’accueil (illégal) des enfants orphelins et sans papiers. Sans avoir bénéficié d’une socialisation à la manière de la « lutte des classes du soleil de l’Estaque« , elle est tout de même capable de prendre part à une action éthique (et politique) avec tous les risques que cela comporte.
– Yvan (Yann Trégouët) est également dans cette sorte d’ambivalence. Médecin et fils des voisins de la « Villa » où se retrouve la fratrie suite à l’A.V.C. de leur père, il est manifestement sensible aux préoccupations éthiques et politiques de son environnement initial. Il envisage cependant (malgré la socialisation au « soleil de la lutte des classes de l’Estaque ») d’ouvrir un laboratoire d’analyse médical qui sera plus rémunérateur et moins prenant que son statu actuel de médecin généraliste.
L’individuation sérielle, évoquée au deuxième paragraphe, n’est donc pas absolue (ou totale) elle peut laisser place à des ambivalences entre l’envie de réussite sociale (dans un travail bien rémunéré et valorisé socialement) et le désir (au sens éthique, voire spirituel évoqué supra).
Ces deux personnages (Bérangère et Yvan) montrent que, malgré sa (relative) domination idéologique, le capitalisme n’est pas aussi fort qu’il n’y parait. Les ambivalences (de chacun-e ?) peuvent, parfois (souvent ?), favoriser la reproduction sociale dans un laisser-aller passif… mais ces mêmes ambivalences peuvent, dans le même temps, faire pencher la balance du côté d’une dynamique émancipatrice (engagée par d’autres dans le cas de Bérangère).
C’est aussi pour cela que des transformations du monde vers une possible émancipation est envisageable. C’est également pour cela que les utopies sont nécessaires pour activer le désir (sans objet) plus ou moins enfoui (en chacun-e ?).
En guise de conclusion :
Ce texte a d’abord été, pour moi, une nécessité. La nécessité de rendre hommage à l’équipe de ce film (et des autres films déjà réalisés). J’espère qu’il sera reçu comme tel par celle-ci… si ce texte lui parvient…
Certes, je me suis volontairement attaché à la seule dimension politique, voire « révolutionnaire », du film… mais la dimension politique quand elle a pour horizon l’émancipation est, pour moi, nécessairement porteuse de sensibilité éthique, donc esthétique… car je pense, avec d’autres que « l’esthétique est une éthique »… (Forme et fond étant intimement liés).
La Villa (comme une bonne partie des autres films de R. Guédiguian et de la « troupe ») est, je crois, un conte extrêmement émouvant et possiblement porteur d’utopie… qui ne détermine rien par avance… si ce n’est la joie de sentir, et presque de toucher (et je suis effectivement touché par ce film) les possibles concrets des à venir déjà présents (dans le film… et dans le réel)…
Mais, ça, je l’ai déjà dit et redit ! …
Didier Eckel