Séminaire ETAPE n°16 – Libéralisme, anarchisme et critique de l’Etat

séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

 

Juin 2015

Libéralisme, anarchisme et critique de l’Etat

 

Autour de Ruwen Ogien (philosophe, directeur de recherche au CNRS; auteur notamment de : La panique morale (Grasset, 2004), L’éthique aujourd’hui. maximalistes et minimalistes (Gallimard, 2007), L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, et autres questions de philosophie morale expérimentale (Grasset, 2011, Le Livre de Poche, 2012), L’Etat nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique (Gallimard, 2013) et Philosopher ou faire l’amour (Grasset, 2014)

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Guy Lagrange (militant de la Fédération Anarchiste, animateur des Editions du Monde Libertaire)
  • Rapporteur « critique » : Irène Pereira (militante d’Alternative Libertaire, philosophe et sociologue)

 

 

Texte de Ruwen Ogien

 

PLAIDOYER POUR LA LIBERTÉ NÉGATIVE

 

 

MC Escher - Jour et nuit

MC Escher – Jour et nuit

Par Ruwen Ogien

(philosophe, directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de L’État nous rend-il meilleurs ? Essai sur la liberté politique, Gallimard, 2013)

Octobre 2014

 

 

À quoi sert l’État ?
Quelles sont les limites politiques et morales de son action ?
Dans quelle mesure peut-il légitimement employer la violence contre ses propres citoyens et, de façon plus générale, contre celles et ceux qui se trouvent sur son territoire ?
Les philosophes donnent des réponses différentes à ces questions selon la conception qu’ils se font de la liberté politique.
Le problème, c’est qu’il existe une quantité presque décourageante de façons différentes et contradictoires d’envisager cette liberté [1].
Heureusement, deux conceptions se détachent nettement de l’ensemble, par la masse de réflexions qu’elles ont suscité, et par la richesse de leurs implications pratiques [2].
L’une de ces conceptions est « négative » et l’autre « positive ».
En quoi se distinguent-elles exactement ?

 

La liberté négative

 

Selon la conception négative, comme je la comprends, nous sommes libres dans la mesure où personne n’intervient concrètement dans nos vies pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas [3].
Pour le dire plus brièvement: être libre au sens négatif, c’est ne pas avoir de maître.
Les contraintes qui portent atteinte à notre liberté négative sont purement extérieures : ce sont celles que nous impose la volonté d’autrui.
La liberté négative ignore les contraintes intérieures, celles qui ont pour origine nos désirs incontrôlés ou nos croyances fausses.
Même si nous sommes « prisonniers » de nos passions, nous serons, néanmoins, libres au sens négatif, si personne ne nous oblige à les ressentir, et si personne ne nous force à les combattre.
Comme projet politique, la liberté négative consiste à savoir ce qu’on ne veut pas, ce qu’on ne veut plus. Ce n’est pas avoir en tête une idée très précise de ce qu’on aimerait voir à la place.
Les mouvements d’« indignés », qui surgissent un peu partout dans le monde aujourd’hui, montrent assez bien ce que les revendications de liberté négative peuvent signifier au plan politique.
Les manifestants désignent clairement ce dont ils ne veulent plus : la concentration du pouvoir et des richesses entre les mains de quelques uns, la cupidité et l’arrogance de ceux qui bénéficient de ces privilèges. Mais ils ne se rangent collectivement derrière aucun programme économique ou politique précis de redistribution des richesses et du pouvoir [4].
Autre exemple d’expression de la conception négative de la liberté. Dans le film Lincoln, de Steven Spielberg, il y a un débat sur l’abolition de l’esclavage : si on donne la liberté aux esclaves, qu’en feront-ils ? La réponse de Lincoln exprime bien l’idée de liberté négative : arrêtons de les dominer, arrêtons d’être leur maître, ils feront ce qu’ils veulent de leurs vies ensuite.
Enfin, du point de vue des institutions, la conception négative présente un trait extrêmement controversé : elle définit la liberté politique comme « silence de la loi » [5].
Concrètement, cela signifie que, selon la conception négative, le domaine de la liberté politique est celui de ce qui est permis par la loi, par opposition à ce qui est obligatoire ou interdit.
Plus abstraitement, on pourrait dire que la conception négative de la liberté nous demande de ne jamais confondre le fait d’être libre et celui de se soumettre à des lois qui obligent ou interdisent, fussent-elles utiles au plus grand nombre, justes, bonnes, rationnelles.
La liberté est une chose ; la soumission aux lois en est une autre, complètement différente.

 

La liberté positive

 

En fait, il n’est pas facile de trouver, dans la littérature spécialisée une définition de la liberté négative simple, cohérente, et, surtout, susceptible de faire comprendre assez clairement en quoi elle pourrait se distinguer de la liberté positive. Celle que je viens de proposer, s’inspire en gros de l’analyse classique d’Isaiah Berlin [6].
Elle définit la liberté politique par une formule très simple : c’est l’absence d’obstacles à nos actions du fait d’autrui.
Mais elle précise aussi ce que la liberté politique n’est pas :

– Ce n’est pas la maîtrise de soi et de ses passions personnelles.

– Ce n’est pas la participation à un projet politique bien précis.

– Ce n’est pas l’obligation politique : selon la conception négative, il n’y a pas d’identité conceptuelle entre la liberté et la soumission à la loi.

Cette définition est contestable, bien sûr.
Mais elle a l’avantage de nous donner la possibilité de construire une définition de la liberté positive assez claire par contraste.
La liberté positive est une conception philosophique qui s’oppose point par point à l’idée de liberté négative comme je l’ai caractérisée.
D’abord, dans la perspective positive, la liberté politique ne se résume pas à un mouvement purement négatif. Être libre ne se réduit pas au fait d’échapper à l’intervention concrète des autres dans notre vie. Et se libérer ne signifie pas seulement rejeter ce qu’on ne veut pas ou ce qu’on ne veut plus. C’est aussi viser le bien: un monde meilleur, une vie plus pleine, etc.
Ensuite, la conception positive n’est pas neutre en ce qui concerne le genre de personne qu’il faudrait être, et le style de vie qu’il conviendrait d’adopter. D’après elle, en effet, être libre c’est être « maître de soi ». C’est agir de façon juste ou rationnelle. C’est œuvrer, entre autres, au bien commun en participant activement à la vie publique. Pour les amis de la conception positive, en effet, la liberté est une vertu qu’il faut impérativement distinguer de la « licence », cette « fausse » liberté, qui nous conduit à suivre aveuglément nos désirs, à faire des choses folles, stupides, égoïstes, irrationnelles, ou répugnantes comme le libertinage entre adultes consentants.
La liberté positive consiste, pour chaque être, individuel ou collectif, à se déterminer de façon autonome par la raison ou la réflexion, et à réaliser ainsi ce qu’il contient en lui de meilleur. En ce sens, c’est une conception « perfectionniste ».
En résumé, si être libre au sens négatif consiste à ne pas avoir de maître, être libre au sens positif revient à être maître de soi.
Enfin, alors que la conception négative de la liberté politique se définit par le « silence de la loi », la conception positive affirme que la liberté n’est rien d’autre que l’obéissance à la loi, dans la mesure où nous en sommes nous mêmes les auteurs.
Elle ne voit pas d’inconvénient, non plus, à considérer que des lois à l’élaboration desquelles nous n’avons pas participé soient des expressions de notre liberté positive. Il suffit que ces lois protègent ou promeuvent nos intérêts les plus fondamentaux, même ceux dont nous ne sommes pas conscients.

 

Politique et non métaphysique

 

Ces deux conceptions de la liberté sont politiques et non métaphysiques en ce sens qu’elles disent non pas ce qui est possible ou impossible, nécessaire ou contingent, mais ce qui est désirable ou indésirable du point de vue des genres de vie personnels et de la forme de la société, ou ce qui devrait être obligatoire, permis, ou interdit par la loi.
Elles laissent de côté la question embrouillée de savoir si chacun d’entre nous possède le « libre arbitre » ou le choix d’agir autrement à tout moment sans être déterminé par le passé et les lois de la nature.
Les limites que la nature impose à nos actions, comme celles qui nous interdisent de sauter en longueur à plus de vingt mètres sans tricher, ne comptent évidemment jamais comme des obstacles à la liberté politique, qu’elle soit négative ou positive.

 

Contre la liberté positive

 

Je vais essayer d’expliquer pourquoi mes sympathies vont à la conception négative de la liberté, ou pourquoi je prends parti contre la conception positive de la liberté.
À première vue pourtant, la conception positive de la liberté est une doctrine solide, qui repose sur des jugements de bon sens :

« La liberté, ce n’est pas la licence, la débauche ! »
« Être libre, ce n’est pas faire n’importe quoi : c’est faire ce qui est bien. »
« La liberté, ce n’est pas l’anarchie ! »
« Être libre, ce n’est pas échapper à toute contrainte : c’est obéir à la loi quand elle est juste. »

Cependant, quand on s’intéresse aux implications de ces jugements communs, on s’aperçoit qu’ils n’ont rien d’évident.
L’ami de la liberté positive affirme que nous ne sommes vraiment libres que lorsque nous agissons bien, c’est-à-dire de façon vertueuse, juste, rationnelle.
Il devrait s’ensuivre, pour lui, que nous ne sommes jamais vraiment libres quand nous agissons mal, ou de façon injuste, cruelle, irrationnelle.
Mais comme on le sait depuis qu’on a fait dire à Socrate « Nul n’est méchant volontairement », c’est une affirmation paradoxale.
Elle pourrait impliquer qu’il serait parfaitement injuste de punir les auteurs des actions les plus répugnantes, car ils n’étaient pas vraiment libres au moment où ils les ont accomplies.
C’est une conclusion que les nazis (et tous ceux qui les imitent) ont essayé d’exploiter à leur avantage lorsqu’ils ont été traduits devant la justice, mais qu’on n’est pas obligé d’accepter.
D’autre part, la conception positive de la liberté affirme que la soumission aux lois qui obligent ou interdisent n’est pas nécessairement une restriction à la liberté, si ces lois sont valides selon certains critères communément acceptés.
Mais il existe des raisons de se méfier de cette idée.
Elle implique, entre autres, que des citoyens rationnels devraient se sentir parfaitement libres s’ils étaient emprisonnés à perpétuité conformément à des lois valides.
Il n’est pas évident que les principaux concernés (ceux qui moisissent en prison) partagent ce point de vue.
Il y a encore beaucoup d’autres raisons conceptuelles, de rester sceptique à l’égard de la liberté positive que j’examine dans mon livre.

 

La liberté comme non domination

 

Bien que je rejette la conception positive de la liberté, je ne crois pas qu’il soit possible d’endosser sa concurrente négative sans amendements.
Dans son état primitif, elle peut servir à justifier des régimes les plus autoritaires ou les plus despotiques. C’est une conséquence plutôt paradoxale pour une théorie de la liberté politique, et qu’on ne peut pas vraiment mettre à son actif ! Philip Pettit a réussi à identifier les origines de ce paradoxe, dans une analyse particulièrement stimulante [7].
Son raisonnement est le suivant.
Supposons que nous soyons les esclaves d’un maître paresseux, négligent, ou bienveillant. Il n’intervient pas physiquement pour nous empêcher de faire ce que nous voulons, ou nous forcer à faire ce que nous ne voulons pas.

Sommes-nous libres du fait de cette abstention ?

Non, répond Pettit, car être libre ne se réduit pas à être empêché d’agir comme nous le voulons. C’est aussi ne pas être soumis aux caprices d’un maître qui pourrait nous empêcher d’agir ainsi s’il en avait le désir. C’est échapper à sa domination [8].
Par ailleurs, certaines lois mises en application par l’État ne sont pas arbitraires, en ce sens qu’elles vont dans le sens de nos intérêts profonds. Ce sont clairement des ingérences dans nos vies, puisqu’elles voudraient nous obliger à faire des choses que ne voulons pas, ou nous empêcher de faire des choses que nous voulons.

Cessons-nous d’être libres du fait de ces ingérences ?

Non, dit Pettit. Ces ingérences ne sont pas ne sont pas des formes de domination, car elles ne sont pas arbitraires.[9] Lorsque nous nous soumettons à ces lois, nous ne perdons nullement notre liberté.
D’après la conception classique de la liberté négative, nous sommes libres dans la mesure où personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et personne ne nous force à faire ce que nous ne voulons pas.
Philip Pettit répond que nous pouvons être esclaves même lorsque personne ne nous empêche de faire ce que nous voulons, et libres même lorsqu’on nous force à faire ce que nous ne voulons pas.
C’est à partir de ces deux objections qu’il élabore, contre l’image classique, sa version personnelle de l’idée de liberté négative: la liberté comme non domination.

 

Une conception minimaliste de la liberté politique

 

La conception de la liberté comme non domination permet de donner un contenu philosophique plus clair, et une portée pratique plus large à la liberté négative.
En effet, si la liberté négative consiste, au fond, à ne pas être soumis à la volonté des autres, c’est-à-dire à ne pas avoir de maître, la proposition est générale et concerne tous les maîtres, même ceux qui n’interviennent pas dans la vie de leurs subordonnés, parce qu’ils sont paresseux, négligents ou bienveillants.
Comme de nombreux philosophes, je considère que cette contribution à la compréhension de la liberté négative est particulièrement intéressante, même si elle pose toutes sortes de problèmes conceptuels [10].
Elle libère la liberté négative de la plupart des paradoxes qu’elle engendrait dans sa version classique.
Ainsi, on ne voit pas comment une conception de la liberté politique comme non domination (de l’État ou de la société) pourrait servir à justifier un régime despotique.
Mais la conception de la liberté comme non domination, prise comme une doctrine politique d’ensemble, contient d’autres éléments que je trouve moins attrayants.
Elle affirme, par exemple, que nous restons libres même lorsque les autres interviennent dans nos vies, si ces interventions sont utiles, si elles promeuvent nos intérêts profonds.
Elle tend à considérer que l’obéissance aux lois, quand elles ne sont pas arbitraires, est créatrice de liberté [11].
Je vois ces propositions comme des concessions inutiles à la conception positive de la liberté, une justification possible de cette forme de paternalisme qui consiste à faire le bien des autres sans leur demander leur opinion.
En fait, j’estime qu’il est possible de proposer une version de la liberté comme non domination qui se passerait complètement de ce supplément.
Dire que nous sommes libres si nous n’avons pas de maîtres, si personne, État ou autres individus ne nous domine, n’est-ce pas une caractérisation suffisante de la liberté politique ?
À quoi sert-il d’introduire, dans la définition même de la liberté politique, l’idée que si l’État ou la société interviennent dans le sens de nos intérêts profonds, même de ceux dont nous ne sommes pas conscients, nous serons, pour ainsi dire, encore plus libres ?
N’est-ce pas une précision inutile, et dangereuse aussi en raison du risque de paternalisme ?
La conception de la liberté négative que je défends est enrichie par l’idée de non domination, mais elle est débarrassée de tout élément positif.
Pratiquement, elle trace autour de chaque individu un large périmètre de protection qui doit le mettre à l’abri non seulement de la servitude et de l’oppression, mais aussi de toutes les formes de persécution, et de toutes les tentatives d’extermination.
À l’intérieur de ce périmètre, elle laisse chacun libre de faire ce qu’il veut de sa propre vie. Elle ne demande à personne d’être « maître de soi ».
Elle ne confond jamais la liberté et l’obligation de se soumettre à des lois, fussent-elles utiles, bonnes, rationnelles.
Au total, on pourrait dire que je soutiens une conception minimaliste de la liberté politique, puisqu’elle ne contient aucun élément positif.

Mais c’est aussi une conception robuste et étendue de la liberté politique, dans la mesure où elle est extrêmement protectrice à l’égard des maux politiques et sociaux qu’un être humain peut subir : l’exploitation, mais aussi la persécution et l’élimination.

 

Deux raisons de choisir la liberté négative

 

La conception négative de la liberté politique est très loin de faire l’unanimité parmi les philosophes, et, dans la version minimaliste que je propose, elle risque d’être encore moins appréciée.
Si je tiens à la défendre, ce n’est pas seulement à cause de ce réflexe assez universel qui nous pousse à porter secours aux espèces en danger, même lorsqu’elles ne sont que philosophiques.
La liberté négative dans sa version minimaliste est une conception que je trouve plus cohérente que sa rivale positive, et plus en accord avec un certain nombre de croyances auxquelles il n’y a aucune raison de renoncer, comme l’importance de l’indépendance économique et sociale, ou le droit de vivre selon ses préférences morales.
Il me semble aussi qu’elle permet de justifier une conception politique d’ensemble qui me paraît particulièrement séduisante. Cette conception est libertaire pour les mœurs, et égalitaire du point de vue économique et social.
Une telle conception d’ensemble est libertaire en ce sens qu’elle est extrêmement permissive pour tout ce qui concerne les relations sexuelles ou autres entre adultes consentants, et elle admet pratiquement sans aucune réserve la liberté de disposer de son propre corps et de sa propre vie (qui inclut celle de changer de forme extérieure ou de sexe, de mettre ses capacités de procréer ou de donner du plaisir à la disposition d’autrui contre rétribution, de se nuire à soi-même en se suicidant ou en utilisant des drogues de toutes sortes, etc.).
Une telle conception d’ensemble est égalitaire en ce sens qu’elle rejette par ailleurs toute forme de discrimination sexiste, raciste, xénophobe, dont l’injustice n’a plus besoin d’être démontrée, ainsi que la plupart des inégalités économiques, car, contrairement à ce qui est de plus en plus souvent affirmé, elles n’ont aucune justification morale.
J’essaie donc de tirer beaucoup de choses de la conception négative de la liberté, dans ce sens à la fois plus riche que celui d’Isaiah Berlin, (puisqu’elle implique la non domination au sens que lui a donné Philip Pettit et pas seulement la non interférence), mais aussi dans un sens plus pauvre que celle de Philip Pettit puisqu’elle exclut tous les résidus positifs qu’on peut encore trouver dans la théorie de Pettit.
La conception négative de la liberté est-elle vraiment en mesure de supporter tout ces amendements et toutes ces implications sans être dénaturée ?
Est-elle plus solide philosophiquement que sa rivale la conception positive de la liberté politique ?
Ce qu’on peut dire, au moins, c’est que les privilèges philosophiques qui sont donnés actuellement à la conception positive de la liberté ne sont pas vraiment justifiés, car outre ses défauts conceptuels, la liberté positive a des implications pratiques qu’on peut avoir des raisons de rejeter.

 

La liberté positive contre la justice sociale

 

Pour finir, je voudrais mettre en évidence le rôle politique de l’idée de liberté positive, que j’estime particulièrement rétrograde dans les conditions présentes du débat public.
Je pourrais examiner, dans cette perspective, plusieurs questions dites de « société » : tentatives de justifier les inégalités économiques et la fermeture des frontières, retour de la morale à l’école, projets d’élimination des criminels récidivistes, encadrement coercitif de la procréation, de la mort, de la sexualité, remise en cause de certains droits sociaux et de certaines libertés individuelles au nom de « valeurs morales », etc.
C’est à travers la notion de « mérite » ou de « responsabilité individuelle » pour ses choix que la liberté positive intervient pour justifier les inégalités économiques les plus révoltantes, et la tendance à blâmer les victimes d’un ordre social qui ne leur laisse pratiquement aucune chance de vivre décemment.
C’est à travers les idées de « protection de l’identité des communautés nationales » que la liberté positive intervient pour justifier les entraves les plus injustes à l’ouverture des frontières.
C’est à travers les idées de « valeurs morales » (travail, famille, patrie, dignité de la personne humaine, etc.) que la liberté positive intervient pour rejeter les revendications à la libéralisation de l’encadrement coercitif de la vie, de la mort, de la sexualité.
Bref, c’est aux engagements spontanés ou réfléchis envers la liberté positive qu’on doit, à mon avis, une certaine stagnation réactionnaire en matière de mœurs, et une partie de la nouvelle justification morale des inégalités économiques et sociales.
Ces raisons politiques s’ajoutent aux raisons conceptuelles de rester sceptique à l’égard de la conception positive de la liberté politique.

 

Ruwen Ogien

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Notes

[1] Hannah Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », dans La crise de la culture, trad. Patrick Levy et al., Paris, Gallimard collection « Folio », 1972, pp.186-222.

[2] Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté», dans Éloge de la liberté (1969), trad. Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Paris, Presses Pocket, 1990, pp.167-218.

[3] Ibid., p 172.

[4] « La planète des indignés manifeste dans plus de 700 villes », Le Monde, 15 octobre 2011.

[5] Berlin, « Deux conceptions de la liberté», op. cit., pp. 171-172.

[6] Ibid.

[7] Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad.. Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Paris, Gallimard, 2004.

[8] Ibid., pp.42-46.

[9] Ibid., pp.82-85.

[10] Christian Nadeau et Daniel Weinstock (dir.), Republicanism. History Theory, Practice, Londres, Frank Cass Publishers, 2004; Roberto Merrill, « Le néo-républicanisme en débat », Introduction à Neo Republicanismo. Diacritica, 24/2, 2010, pp.7-11.

[11] P. Pettit, Républicanisme, op. cit., pp.47-51 et 58-64.

Rapport compréhensif

 

Autodidacte en philosophie et militant en anarchisme

Rapport « compréhensif » d’un texte de Ruwen Ogien en vue du séminaire ETAPE

 

Par Guy Lagrange
– Novembre 2014 –

 

 

Je dois commencer par dire que ma connaissance en philosophie est purement autodidacte. Ça a l’avantage d’être un plaisir individuel ; ça peut aussi avoir l’inconvénient de parasiter une discussion pour cause de lacunes forcément incontrôlées.

 

Ce que j’apprécie dans le livre de Ruwen Ogien (L’Etat nous rend-il meilleurs ?), c’est qu’en empruntant des chemins qui ne font aucune référence aux auteurs anarchistes, il parvient à des affirmations qui sont très proches voire tout à fait similaires à nombre d’entres eux. Bien sûr, il ne s’adresse pas particulièrement aux militants, au contraire, il propose un raisonnement audible par un public non militant. Que l’on puisse parvenir à des affirmations libertaires par d’autres chemins que les références habituelles aux microcosmes politiques est forcément une bonne nouvelle. Je crois même avoir compris que c’est un constat a priori apprécié dans le cadre du séminaire ETAPE.

En l’occurrence, je pense à des auteurs que l’on étiquette couramment comme « individualistes » dans le mouvement anarchiste. Evidemment, je parle ici plutôt des individualistes qui proposent une analyse radicale de la société que de ceux qui promeuvent surtout les explosifs ou la « reprise individuelle ». Depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, des anarchistes énoncent une critique radicale de la société et surtout de l’Etat fondée sur une idée forte : la liberté individuelle, qui est la revendication fondatrice de tous leurs actes.

 

Je pourrais citer ici nombre de textes où l’on retrouve cette démarche logique de mise en avant de l’individu vis-à-vis du monde extérieur. Je crois que la plupart de ces auteurs ont pour référence – explicite ou non – L’Unique et sa propriété de Stirner. Par exemple Alexandra David-Néel (plus connue pour ses récits de voyage que pour ses écrits libertaires) commence son texte Pour la vie par : « L’obéissance, c’est la mort. Chaque instant dans lequel l’homme se soumet à une volonté étrangère est un instant retranché de sa vie », plus loin elle ajoute « L’obéissance a deux phases distinctes : 1) on obéit parce que l’on ne peut pas faire autrement ; 2) on obéit parce que l’on croit que l’on doit obéir ». Sur ce dernier élément, on peut aussi songer à La Boétie qui fut effectivement une lecture pour nombre d’individualistes. Et elle conclut son introduction par : « Que chacun suive en tout, partout et toujours l’impulsion de sa nature bornée ou géniale, quelle qu’elle soit. Alors, seulement, l’homme saura ce que c’est que vivre, au lieu de mépriser la vie sans l’avoir jamais vécue »

 

Ne nous arrêtons pas aux écrits : Thoreau, lui aussi souvent cité parmi les individualistes anarchistes n’a pas seulement écrit Civil disobedience (1849), il est connu pour avoir refusé de payer ses impôts arguant en l’occurrence qu’il ne pouvait être solidaire d’un Etat qui admettait l’esclavage et faisait la guerre au Mexique.

 

Je vais évoquer maintenant quelques uns des éléments de la discussion proposée par Ruwen Ogien dans son texte qui selon moi sont intéressants dans une optique émancipatrice. De fait, l’individu semble prioritaire dans la démarche énoncée.

 

Eloge de la liberté négative

 

Le pouvoir ne se limite pas au gouvernement de l’Etat. Il est aussi dans nos relations avec notre entourage. La revendication de liberté peut s’exercer partout, pour autant que l’individu est partout confronté à des micropouvoirs. Seule la liberté négative a une force d’émancipation. Elle offre un droit à désobéir. Evidemment, c’est un exercice que nous pratiquons tous plus ou moins. Mais en réalité nous sommes confrontés à des obstacles qui sont aussi en nous-mêmes : en particulier parce que nous avons reçu une éducation qui nous a appris à obéir. La liberté n’est-elle pas entière quand on peut exercer un droit de retrait à tout moment et à tout propos, chacun assumant ses divergences.

 

Ruwen Ogien juge inutile de considérer que l’obéissance aux lois, quand elles ne sont pas arbitraires, est créatrice de liberté. Je vois là une idée forte que je reconnais aussi chez les anarchistes individualistes. En effet, une loi qui serait consensuelle ou qui n’apporterait pas de contrainte n’aurait pas de raison d’être. Les contraintes, elles, s’adressent à tous et sont effectivement ressenties comme des contraintes par ceux qui les subissent. Quand une loi autorise quelque chose, c’est généralement pour amender une loi qui interdisait jusqu’alors. En outre, nous savons tous qu’il y a en France une inflation législative qui bien souvent sert essentiellement à ce que l’auteur de la loi ait sa petite fierté personnelle. Tout un appareillage est en place qui n’est pas fondé sur l’altruisme mais sur la contrainte. Les anarchistes ajouteront tout de même que la question n’est pas strictement philosophique : elle a une dominante économique. Le droit du plus fort trouve l’habillage argumentaire qui lui paraît le mieux convenir pour faire accepter ses volontés.

 

Si la liberté négative n’inclut pas la maîtrise de soi, elle concerne les personnes hors normes. Nous sommes tous plus ou moins névrosés et nous nous supportons tant bien que mal : nous sommes dans la norme. Nos sociétés occidentales contemporaines excluent les malades mentaux, c’est-à-dire tous ceux qui sont jugés comme étant au-delà de la frontière de la normalité. Si la liberté négative leur donne les mêmes droits qu’au reste des êtres humains, on peut imaginer que si elle est massivement pratiquée, alors l’institution disciplinaire n’a plus alors aucun rôle, y compris de manière marginale. Des expériences ont été tentées dans ce domaine et certaines sont toujours vivantes : elles montrent l’intérêt d’aller à contre-courant.

 

Critique de la liberté positive

 

De fait, la liberté positive est la conception dominante dans la société. Si la liberté implique que nous sommes maîtres de nous-mêmes, cela ne revient-il pas à dire que nous sommes libres une fois que le policier et l’avocat général ont squatter nos cerveaux (quelles que soient les lois) ? A l’évidence, il y a là un paradoxe. En même temps, la notion de « pente fatale » de la liberté positive signalée par Isaiah Berlin, laquelle mènerait vers la tyrannie est fort convaincante. Je soupçonne un lien avec une certaine « loi du moindre effort », dans le sens où Camus emploie le mot « commode » dans la « lettre à un ami allemand » : « Vous le voyez, d’un même principe nous avons tiré des morales différentes. C’est qu’en chemin vous avez abandonné la lucidité et trouvé plus commode […] qu’un autre pensât pour vous et pour des millions d’Allemands ». On est bien sûr là dans une situation extrême, mais non excentrique quand on considère qu’une dictature moderne n’est pas forcément autre chose qu’une démocratie qui dérive.

 

La morale est un facteur d’oppression collectif. Nous le savons tous. Les religions font leur possible pour en constituer les fondements. Ce sont évidemment des entraves à la liberté individuelle et le plus grave est bien le fait que les préceptes dictés sont censés être valables pour tous sans exception. En France, les lois sont toujours influencées par l’Eglise. On le voit actuellement avec la discussion d’une loi prétendant abolir la prostitution : il est visible que la morale est présente dans le texte. Bien sûr il y a des situations d’esclavage massif indéfendables, mais pas seulement. Or le texte ignore l’existence de celles et ceux qui ont choisi le travail sexuel, pour des raisons qui les regardent. Ainsi, la morale s’impose à tous, elle est sans nuance, elle dicte des comportements, des opinions, chacun doit la subir, prétendument pour le bien de tous. Il me semble alors que la contestation de la liberté positive est au sujet de la morale tout à fait similaire à celle que font les anarchistes.

 

Etre libre n’est pas seulement avoir un maître paresseux ou négligent, voire bienveillant : naturellement, il manque une garantie de non évolution du maître vers une attitude plus offensive, y compris bien sûr sous couvert de bonnes intentions. Là aussi chacun d’entre nous peut prendre de multiples exemples : les mœurs sont sous contrôle au nom de traditions (comme si les traditions étaient forcément mortes, incapables d’évoluer), etc. Cela nous amène à ce qui me paraît constituer le principal problème posé par la liberté positive : l’acceptation de la contrainte au nom de l’intérêt commun voire même de l’intérêt de l’individu lui-même alors supposé incapable d’en avoir conscience. Nous serions donc libres malgré nous… Cette contrainte est alors une sorte d’entonnoir dans lequel le pouvoir politique peut incorporer tout ce qu’il veut au nom de la liberté et en conséquence s’y trouvent aussi nombre de couleuvres. On reconnaît bien là ce que l’on peut subir quotidiennement à divers propos. Vigipirate nous rend libre puisqu’il nous fait évolué dans un « espace sécurisé » ; la vidéosurveillance n’existe plus, c’est désormais de la « vidéoprotection », etc. La communication est là pour nous faire croire que la contrainte est notre liberté, tout comme Big brother disait « la guerre c’est la paix ». Sur ce point la critique de la liberté positive est très forte, Ruwen Ogien en fait une critique du paternalisme. Les anarchistes y voient un droit divin, c’est-à-dire sans fondement. Les termes employés sont différents ; les positions me semblent proches.

 

Si je reviens à la comparaison avec les individualistes anarchistes, je dois dire cependant que l’usage que je fais de leurs écrits n’est pas une référence primordiale, il est plutôt de les considérer comme un indispensable garde-fou. Je trouve leurs objections rafraichissantes par leur radicalité et leur logique ; elles sont aptes à entraver utilement des tsunamis de clichés, d’où qu’ils viennent. Mais au-delà ?

 

Quelques questions pour finir :

 

La liberté négative permet-elle d’aller au-delà d’un aménagement de la bonne conscience individuelle ? Concrètement, l’individu n’est-il pas limité à gérer ses désirs dans un contexte sur lequel il n’exerce pas d’influence ? Ou bien faut-il considérer qu’il y a une « main invisible » de la liberté négative qui en fait une force collective dans la société ?

 

Le distinguo entre liberté négative et liberté positive est-il toujours opérant ? En tant que militant anarchiste, je ne pourrai pas me situer définitivement dans un camp ou dans l’autre. Les anarchistes individualistes seront du côté de la liberté négative. Ceux qui veulent aller au-delà et travaillent à transformer la société ne peuvent que pencher vers la liberté positive. Particulièrement dans le contexte d’un « autre monde » : il est peut crédible qu’une société sans Etat s’installe spontanément sauf à attendre (combien de temps ?) que le vieux monde tombe en ruines. Ne faudrait-il pas entendre que les partisans de la liberté négative et ceux de la liberté positive ont besoin les uns des autres pour parvenir un jour à un résultat intéressant ?

 

Pour finir une autre question aussi ample que rapide : l’évolution constatée par les sociologues contemporains du rôle de l’individu, en tous cas dans les sociétés occidentales, ne peut-elle pas donner un auditoire nouveau à l’idée de liberté négative ?

Rapport critique

Rapport « critique » d’un texte de Ruwen Ogien en vue du séminaire ETAPE

Par Irène Pereira
– Novembre 2014 –

 

1 – La liberté négative, une conception libérale

 

La liberté négative : être libre, c’est ne pas être empêché (définition libérale qui apparaît déjà chez Thomas Hobbes et reprise par Isaiah Berlin)

 

Néanmoins, dans la tradition libérale, plus que la question du pouvoir politique, il s’agit du rapport à autrui. Le pouvoir politique doit empêcher l’empiétement d’autrui sur ma liberté et ma propriété. Ce qui fait que la loi civile, est perçue comme une limitation à la liberté naturelle (« faire ce qui me plaît » – tel est la définition de la liberté naturelle selon Hobbes dans Le citoyen) nécessaire pour rendre possible la liberté civile. Etre libre, c’est alors pouvoir faire tout ce que les lois n’interdisent pas : autre formulation de la liberté négative.

 

Il me semble qu’auparavant Ruwen Ogien se réclamait avec son éthique minimaliste d’une définition négative de la liberté qui était la formulation qu’en avait donné Mill dans De la liberté : faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

 

Or dans le texte qu’il a produit pour ETAPE, il reprend la notion de liberté comme non-domination de la tradition républicaniste en la tordant dans le sens d’une liberté négative. Je ne vais pas détailler ici la controverse entre républicanisme et libéralisme, et donc effectuer une critique républicaniste de la thèse défendue par Ruwen Ogien. Cela même s’il me semble difficile de détacher la liberté comme non-domination des conditions civiques qui la rendent possible (1).

 

Ce qui m’intéresse c’est de savoir si la thèse de Ruwen Ogien est compatible avec une conception anarchiste, et donc libertaire au sens fort.

 

2 – Anarchisme et liberté : les penseurs de l’anarchisme n’ont pas défendu une conception négative de la liberté

 

Il est symptomatique me semble-t-il que bien que Ruwen Ogien se proclame libertaire, il ne cite jamais des auteurs de la tradition anarchiste. Or anarchiste et libertaire sont pourtant synonymes initialement.

 

Le terme apparaît sous la plume de Joseph Dejacques. Il reproche à Proudhon paradoxalement d’être seulement libéral, de s’arrêter à mi-chemin, et non libertaire, car il ne défend pas l’émancipation des femme. Pour Dejacques, une société anarchiste doit viser à constituer une communauté humaine – l’humanisphère – dans laquelle sont abolis à la fois le contrat, forme juridique qui institue la propriété privée et le mariage. Il s’agit d’instaurer une société qui repose sur la solidarité et non sur le contrat. Les êtres humains doivent dépasser l’individualisme pour admettre qu’ils constituent une unité dont toutes les parties sont solidaires les unes des autres, c’est l’humanisphère.

 

Déjacques reproche à Proudhon de ne pas aller assez loin en n’abolissant pas la forme contractuelle. Mais Proudhon évolue lui même au cours de son œuvre dans son approche. En effet, dans un premier temps, il récuse tout principe de solidarité dans son ouvrage L’idée de révolution au XIXe s. Néanmoins, par la suite dans Du principe fédératif, il avance que sa théorie précédente conduit à ne pas dissocier suffisamment l’anarchisme du libéralisme économique.

 

Alors que dans un premier temps, il récuse la notion de solidarité comme base de sa théorie, il l’a réintroduit par la suite en particulier dans De la capacité politique des classes ouvrières. Le contrat de mutualisme n’est pas un contrat libéral, basé uniquement sur l’intérêt individuel, mais il engendre des obligations morales de solidarité.

 

Proudhon donne une définition de la liberté dans Confession d’un révolutionnaire distinguant entre la liberté simple, de l’homme à l’état de nature, et la liberté composée, qui correspond à la liberté sociale. L’homme le plus libre est celui qui a le plus de relation avec les autres. Cette définition doit être comprise en la mettant en lien avec la notion de « force collective » chez Proudhon. Cette notion sur laquelle il revient à plusieurs reprises dans son œuvre repose sur un principe de solidarité. L’exemple qu’il prend de l’Obélix de Louxor montre le lien entre force collective et liberté. Autrui n’est pas une limite à ma liberté individuelle, il est au contraire la condition de possibilité de l’augmentation de ma puissance d’agir. Je suis limité par mes capacités individuelles si je veux construire une maison. En revanche, si je fais appelle à la solidarité collective, je peux réaliser des objectifs que je n’aurai pas pu effectuer seul comme ériger un obélix ou construire une maison.

 

Cette conception qui tend à considérer autrui comme la condition de possibilité de l’extension de ma liberté et non comme une limite, se retrouve également chez Bakounine. Celui-ci s’oppose également à la liberté négative, qu’il considère comme une liberté de propriétaire. Autrui ne doit pas empiéter sur ma liberté car la liberté est pensée sur le modèle de la propriété privée. Or, au contraire, en tant que je ne suis non pas un individu au sens atomistique, mais que mon individualité est une résultante sociale, alors la liberté des autres augmente la mienne infiniment. Cela signifie qu’étant un être social autrui n’est pas une limite à ma liberté, mais que la solidarité est la condition de possibilité de ma propre liberté.

 

Ainsi, pour les auteurs de la tradition anarchiste, la liberté individuelle est indissociable de la solidarité. La liberté n’est pas un principe négatif, mais positif qui se rattache à une conception morale positive. L’existence humaine la plus riche est celle qui est tournée vers autrui. Ce que dit Gaston Leval lorsqu’il affirme par exemple que Louise Michel a été une individualité bien plus riche que Nietzsche ou Stirner. Il s’avère donc ainsi nécessaire de distinguer l’individualisme et l’individualité. La liberté négative aboutie à une conception pauvre de l’existence humaine.

 

Cette thèse se trouve défendue également par Kropotkine dont l’inspirateur explicite est Jean-Marie Guyau. Contrairement à ce qu’affirme Nietzsche, l’individualité ne s’affirme pas de la manière la plus riche dans l’opposition au troupeau. Pour Guyau, l’altruisme est l’expression d’une personnalité qui possède une force vitale tellement riche et puissante, qu’elle déborde vers les autres. C’est le principe même de la fécondité de la vie. L’entraide est pour Kropotkine non pas un principe de sacrifice du moi, mais au contraire l’altruisme est ce qui permet la plus grande affirmation de soi. C’est ce que Kropotkine appelle la morale anarchiste.

 

Cette position, on la retrouve également chez John Dewey lorsqu’il effectue une critique de l’utilitarisme. Dewey considère nécessaire de dépasser l’opposition entre altruisme et l’égoïsme. Celui qui se comporte de manière altruiste, ce n’est pas par un calcul utilitaire, mais parce que cela enrichi sa personnalité. Le médecin qui sauve au péril de sa vie un patient, ne le fait ni par intérêt, ni par esprit de sacrifice, mais parce que cela enrichie son existence.

 

3 – La liberté des mœurs : version libérale et version libertaire

 

Ruwen Ogien nous affirme que sa conception est compatible tant avec la liberté des mœurs qu’avec l’égalité économique sociale. C’est là que l’on peut avoir quelques doutes.

 

Tout d’abord, j’ai du mal à comprendre en quoi la liberté négative permet de s’opposer à l’inégalité économique et sociale. La seule affirmation qui semble s’approcher d’une justification dans son texte est la suivante :

 

« C’est à travers la notion de « mérite » ou de « responsabilité individuelle » pour ses choix que la liberté positive intervient pour justifier les inégalités économiques les plus révoltantes, et la tendance à blâmer les victimes d’un ordre social qui ne leur laisse pratiquement aucune chance de vivre décemment ».

 

Cela pourrait laisser entendre que les inégalités sociales et économiques trouveraient leur fondement dans des valeurs morales substantielles. On peut douter néanmoins que la remise en cause d’une idéologie morale conservatrice suffise à abolir les inégalités sociales. Les inégalités économiques et sociales semblent avoir également des racines matérielles liées à des rapports sociaux.

 

Il me semble au contraire que la liberté négative est fort compatible avec les inégalités socio-économiques en particulier lorsque Ruwen Ogien énonce ce qu’il entend par libertaire sur le plan des mœurs :

 

« elle est extrêmement permissive pour tout ce qui concerne les relations sexuelles ou autres entre adultes consentants, et elle admet pratiquement sans aucune réserve la liberté de disposer de son propre corps et de sa propre vie (qui inclut celle de changer de forme extérieure ou de sexe, de mettre ses capacités de procréer ou de donner du plaisir à la disposition d’autrui contre rétribution, de se nuire à soi-même en se suicidant ou en utilisant des drogues de toutes sortes, etc.) ».

 

Le programme peut sembler séduisant pour un libertaire, mais en réalité la difficulté, c’est qu’il repose sur une conception libérale, et non libertaire, des relations humaines. En effet, la question du consentement et de la libre disposition de soi sont pensés indépendamment des rapports sociaux existant dans la société.

 

– Premier élément, le rapport propriétaire de soi à son corps : l’individualisme possessif qui produit une analogie entre la propriété des biens matériels et la propriété du corps. Je peux donc disposer de mon corps comme je dispose d’un bien que j’ai acheté : je peux le vendre, le louer ou le détruire… L’individualisme possessif repose juste sur une métaphysique dualiste entre l’âme et le corps. Prochaine étape transhumaniste : je télécharge mon âme dans un robot que j’ai acheté puisqu’après tout mon corps n’est qu’un bien de consommation. Vision tout à fait compatible avec le libéralisme économique.

– Deuxième élément : la liberté négative considère le consentement indépendamment du principe d’égalité. La liberté est possible sans égalité. Je peux donc si je le consens me vendre en esclavage puisque j’ai une libre disposition de mon corps. Il serait tout à fait moraliste et parternaliste de m’en empêcher. Là encore, une telle vision repose sur un présupposé qui est celui du contractualisme libéral que l’on retrouve à la base du libéralisme économique.

– Troisième élément : le consentement individuel est pensé indépendamment des rapports sociaux inégalitaires. Les échanges marchands monétaires ne sont pas analysés dans ce que l’argent implique de rapports sociaux inégalitaires. La violence de la monnaie en tant qu’elle est inégalement repartie et son impact sur le consentement ne sont pas pris en compte. Que penser de la jeune femme désargentée qui se voit proposer des relations sexuelles par un homme fortuné ? Le choix est-il libre comme dans le cas de deux personnes qui sont économiquement fortunées ? Que penser de la volonté d’euthanasie lorsque l’on fait sentir à la grand mère qu’elle est un poids psychologique et qu’elle coûte cher et que de ce fait, elle ferait peut être bien d’avoir le désir de mourir.

La fable de la libre disposition de soi fonctionne-t-elle dans une société où existent des rapports sociaux économiques inégalitaires ? On peut en douter. (Je passe sur le fait que ceux qui promeuvent un usage libre des drogues peuvent être également les mêmes qui veulent interdire les OGM du fait des risques sanitaires que cela implique).

 

Á l’inverse, il est intéressant de s’interroger sur le fait de savoir si une société anarchiste, où le capitalisme aurait été aboli, pourrait admettre une éthique minimaliste et une liberté négative.

 

Par exemple, imaginons deux individus consentant dont l’un propose à l’autre de le tuer. Le consentement des deux partenaires suffit-il à ce que cette pratique puisse être légale ? Il semble tout de même que cela pose des difficultés plus complexes sur la validité du consentement. On sait que par exemple nombre de personnes lorsqu’elles sont dépressives souhaitent mourir, mais que ce désir peut disparaître sous l’effet d’un traitement d’anti-dépresseur et même après l’arrêt du traitement. Il me semble que l’on réduit des questions qui demandent de peser plus mûrement le pour et le contre sous différents angles à une liberté identifié à un simple désir immédiat. On réduit l’aspiration à la liberté à une action du type de l’acte d’achat impulsif. On peut supposer que l’étape d’après ce serait organiser une activité économique : payez et nous nous occupons de votre suicide.

 

Conclusion :

 

L’anarchisme est un courant politique qui exalte l’individualité et la liberté. Mais à la différence du libéralisme, il ne conçoit pas l’individu et la liberté en opposition avec autrui. Il ne propose pas une liberté négative. L’anarchisme propose une conception positive de la liberté. Elle repose sur une morale de la solidarité et le présupposé d’une nature sociale de l’être humain. Cela induit donc une éthique perfectionniste selon laquelle l’extension la plus grande de la liberté individuelle est obtenue dans le cadre d’une certaine organisation politique et un certain type d’existence.

Ainsi, il ne s’agit pas d’imposer par la force une morale anarchiste, mais le caractère éducationniste de l’anarchisme montre bien qu’il existe une conception positive de la liberté. Il s’agit de convaincre par exemple : il ne suffit pas que deux individus consentent à un contrat d’esclavage pour que cette situation soit satisfaisante. Les anarchistes défendent l’idéal positif d’une société libre qui implique une valeur positive d’égalité.

 

 

________

Annexes

 

Je fournis néanmoins en annexe de ma lecture critique du texte de Ruwen Ogien des éléments sur ce qui me semble problématique dans son assimilation de la conception républicaniste de la liberté avec la liberté négative.

 

Annexe 1 :

– Pourquoi selon moi la liberté négative se distingue de la tradition républicaniste ?

Même si ce n’est pas le cœur de ma critique et je ne souhaite pas que le débat tourne autour de cette question, j’avoue ma surprise de voir la tradition républicaniste embarquée dans la définition négative de la liberté.

Il est exact que le républicanisme définit la liberté comme « absence de domination ». Néanmoins, il me semble que Ruwen Ogien n’explicite pas assez ce qui fait la différence entre cette définition et celle libérale de « ne pas nuire à autrui ».

En effet, il me semble que la tradition républicaniste met en place des mécanismes institutionnels qui renvoient à un positivisme juridique qui se différencient de la tradition du justnaturalisme libéral. La liberté civile dans la tradition libérale est une limitation de la liberté naturelle.

Dans la tradition républicaniste, la liberté civile ne s’appuie pas sur une liberté naturelle préexistante aux institutions politiques. Etre libre, comme l’explique Arendt, c’est dans la tradition républicaine antique, ne pas être esclave. C’est un statut juridique.

L’absence de domination politique peut être obtenue dans la tradition républicaine, comme l’explique, Rousseau, par la loi. Une République est un régime politique dans lequel les citoyens ne sont pas soumis au caprice arbitraire du tyran, mais à une loi générale. Je suis libre lorsque tout le monde est soumis aux lois car alors personne n’est au-dessus des lois.

Montesquieu propose une autre solution qui s’inscrit dans la tradition républicaniste. La non-domination est garantie par la limitation des pouvoirs entre eux. C’est une conception ancienne que l’on trouve déjà chez Aristote et Machivel : une république est un régime dans lesquels les grands et le peuple sont représentés. Le pouvoir des uns limite celui des autres. Au Royaume Uni, c’est l’existence d’une chambre des Lords et d’une chambre des communes.

Donc il me semble que dans la tradition républicaniste, il ne s’agit pas d’une simple liberté négative. En effet, ces conceptions en appellent aussi bien chez Rousseau que Montesquieu à la vertu publique. Il me semble qu’une grande querelle de la modernité qui oppose entre autres les libéraux et les républicains, que ces derniers soient néo-athéniens ou néo-romains, porte sur le rapport à la chose publique.

Pour les libéraux, les individus sont avant tout des hommes économiques, qui recherchent leur intérêt personnel et s’occupent de leurs affaires privées. Les institutions publiques doivent leur garantir la sécurité nécessaire à la recherche de la prospérité personnelle.

Pour les Républicains, les individus sont avant tout des citoyens. Ils doivent se consacrer en priorité à l’intérêt général, à la chose publique, la Res-publica. Il ne peut donc y avoir de République sans vertu civique. C’est pourquoi il me semble que la tradition républicaine sur ce plan ne promeut pas une liberté négative, mais positive.

Cet appel à la vertu des citoyens n’est donc pas accessoire à la liberté comme non-domination, mais essentielle dans la mesure où elle constitue la condition de possibilité des institutions politiques.

 

Annexe 2 : Liberté et responsabilité (un point évoqué dans le texte de Ruwen Ogien) : Spinoza propose une réponse à cette question. Il dit que ce n’est pas un choix libre pour un chien d’avoir la rage. Il n’empêche que sur le plan social, il est utile de le piquer. La responsabilité ne repose pas sur le libre-arbitre dans une conception rationaliste de la liberté, mais sur la rationalité de la punition. Donc ce n’est pas parce qu’un individu n’est pas libre au moment des faits, qu’il ne peut pas être sanctionné dans une telle conception. Mais cela nous éloigne de l’anarchisme.

Contribution de Didier Eckel

 

La question lancinante de la stratégie politique

Contribution au débat de la 16ème séance de juin 2015 du séminaire ETAPE

 

Par Didier Eckel

 

 

La question de la liberté négative et de la liberté positive, travaillée par Ruwen Ogien et débattue par les membres du séminaire ETAPE, vendredi 12 juin 2015, m’évoque, in fine, la question insoluble et stratégique du :

Comment peut-on inventer, et construire, de nouveaux mondes ?

 

Contradiction autour de la liberté positive

 

Tenter d’inventer de nouveaux mondes nécessite, probablement, de penser des modes d’organisation sociale différents permettant d’ouvrir les regards sur la « condition humaine ». Notamment de passer d’une vision essentialiste de l’homme (aujourd’hui forgée par plus de deux siècles d’organisation et de pensée libérales autour de l’homo œconomicus) à des représentations pluralistes des potentiels humains rendant envisageables des « dimensions plus positives » (mais pas exclusives) du vivre ensemble. Notamment les dimensions de coopération et de solidarité, chères aux libertaires. Mais est-il possible de tenter de privilégier des « dimensions positives » de l’humain sans promouvoir une (ou des) liberté(s) positive(s) ?

La critique faite par Ruwen Ogien de la liberté positive (faire dépendre, en partie, la liberté de la bonne – ou des bonnes- conduite-s- des individus entre eux ; comme le devoir de solidarité que je viens d’évoquer) permet de bien comprendre le risque des dérives moralistes et normatives de ce type de positionnement.

Selon Ruwen Ogien, si le juste (lié à la liberté négative, doublée de la non domination) doit s’appliquer à toutes et tous de la même façon, le bien est, lui, forcément pluriel (et même individualisé). Si le bien (ou le bon, lié à la liberté positive) tend à être universalisé, il y a de grands risques qu’il devienne une contrainte morale extérieure (contrainte d’un pouvoir et/ou sociale) donc antinomique avec l’exercice de la liberté.

Il pourrait donc y avoir une contradiction : vouloir (légitimement, me semble-t-il) tendre à une nouvelle organisation sociale promouvant le bien (l’individu coopératif et solidaire contre l’homo-œconomicus, par exemple) serait imposer une liberté positive nécessairement moralisante ; donc liberticide.

Ruwen Ogien semble se « contenter » de promouvoir la liberté négative (en y ajoutant la non domination). Pour ne pas avoir à se confronter à cette contradiction ? Ou parce qu’il ne se pose pas la question stratégique du « changement de société » ?

Pour ma part je préfère tenter d’affronter cette contradiction car je crois que travailler la question de la coopération et de la solidarité (entre autres) face au libéralisme ambiant est difficilement évitable. Mais comment s’y prendre sans tomber dans le travers signalé, à juste titre, par Ruwen Ogien ?

 

Fondez crane - Didier Eckel

Fondez crane – Didier Eckel

 

 

Trois pistes pour des chemins stratégiques

 

Je vais essayer de proposer quelques pistes (probablement très discutables et insatisfaisantes).

Tout d’abord en insistant sur le fait que je ne défends pas l’idée qu’il y aurait une « nature » (ni même une morale) solidaire de l’homme, à retrouver contre « l’erreur anthropologique » que serait la « nature » œconomicus de l’homme (pour reprendre l’exemple). Il s’agit bien de dire qu’il n’y a probablement pas de « nature » (bonne ou mauvaise) de l’homme. Un anti-essentialisme donc qui permettrait de penser une pluralité de possibles en devenir.

Le dernier livre de Jérôme Baschet [1] me semble intéressant par rapport à cette question. Il y défend l’idée d’une pluralité des mondes nouveaux (post-capitalistes) coexistant en même temps sur la planète. Multiplicité de mondes qui permettrait (peut-être) de ne pas engendrer une morale unique, une universalité du bien.

En m’appuyant sur le livre de John Holloway [2], assez proche de celui de Jérôme Baschet, je fais l’hypothèse que des expérimentations de micro-pratiques et de micro-organisations en marge du capitalisme (ce que John Holloway appelle des brèches) pourraient être des points d’appui pour rendre désirables (et non morales ?) de nouvelles facettes du vivre ensemble : l’expérimentation (pragmatique et donc censément non morale) plutôt qu’un discours de conviction potentiellement normatif (voire idéologique et même repoussoir ?).

Ces trois petites pistes (que je n’ai pas inventées) sont sans doute insuffisantes et ne produisent probablement pas une stratégie politique à elles seules mais il me semble qu’elles peuvent contribuer à étayer des chemins stratégiques toujours incertains. Des chemins d’autant plus obscurs pour les militantes et militants d’aujourd’hui que les temps ne paraissent guère favorables à une recherche d’émancipation (de liberté ?).

 

L’exemple de la prostitution

 

Pour alimenter mon propos, j’aimerai évoquer rapidement un point précis de discussion qui a accaparé une grande part du débat d’ETAPE ce vendredi 12 juin, à savoir, la question de la prostitution et la position féministe abolitionniste.

Pour Ruwen Ogien, s’assurer qu’aucune contrainte ne pèse sur une femme (ou homme) qui louerait son corps pour des actes sexuels, suffit pour ne rien avoir à redire contre cette pratique. Dans des conditions de non dominations [3] et avec un contrat synallagmatique librement accepté par les deux parties, la condamnation de cette pratique ne pourrait être que morale (liée à une vision positive de la liberté).

Cependant, ces conditions peuvent-elles vraiment être garanties (même dans une société égalitaire) ? Ruwen Ogien défend l’idée que même si une seule femme (ou homme) se trouvait dans ce cas « idéal » on ne pourrait pas interdire cette pratique sans risquer d’amoindrir nos propres libertés.

Cette position de Ruwen Ogien fut rudement débattue (voire combattue) par quelques participant-e-s. En ce qui me concerne, je suis partagé. Si je comprends bien cette logique (que je peux partager), je suis assez ennuyé par l’aspect minimal (voire minimaliste) de cette liberté négative (même augmentée de la non domination). Peut-on espérer changer les rapports sociaux (hommes/femmes, en l’occurrence) existant réellement en ne faisant que sanctionner des comportements de domination ou l’application de contrats non synallagmatique ? Ou doit-on tenter de faire changer les représentations anciennes pour de nouvelles ? Mais comment, si on ne veut pas recourir à des argumentations morales ou normatives (positives) ? Les trois petites pistes énoncées supra peuvent-elles contribuer à ce changement ?…

Philippe Corcuff, à la fin du débat, a pu dégager un point de vue que je trouve fort intéressant sur la philosophie analytique de Ruwen Ogien. Cette philosophie tend à « inventer » des situations « abstraites » comme outil de réflexion [4]. Cette méthodologie (loin de la sociologie) ne permet pas d’analyser le réel du monde tel qu’il est (ou supposé être). Il permettrait cependant de faire émerger des éléments de réflexion que révélerait plus difficilement un travail (sociologique) collé à un quotidien de contraintes et dominations de tous ordres. Dans le cas de la prostitution, il révèle que des positions abolitionnistes pourraient ne pas être étayées exclusivement par une analyse sociale rigoureuse mais aussi (parfois ?) par des jugements moraux.

 

Je terminerai ce petit texte en espérant ne pas avoir trop déformé les propos de Ruwen Ogien (et ceux de Philippe Corcuff) et surtout, sans les avoir pollués avec mes propres présupposés moraux.


 

Notes :

 

[1] Voir Adieux au capitalisme de Jérôme Baschet (éditions La Découverte, 2014)

[2] Voir Crack Capitalism de John Holloway (éditions Libertalia, 2012)

[3] Aucune domination économique, culturelle, sociale, physique ou autre… Aucune pression psychique ou autre…

[4] Par exemple une prostituée idéalement indemne de tous rapports sociaux ou affectifs de domination face à un client qui ne serait pas mal intentionné vis-à-vis d’elle (prostituée et client n’étant liés que par un contrat clair, satisfaisant pleinement les deux parties).

 

 

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