douzième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :
– Janvier 2015 –
Expériences précaires et émancipation
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Autour de Patrick Cingolani – Professeur de sociologie à l’Université de Paris 7-Denis Diderot, auteur notamment de Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (éditions La Découverte, novembre 2014)
- Rapporteur « compréhensif » : Cyprien Tasset, doctorant en sociologie à l’EHESS
- Rapporteur « critique » : Ivan Sainsaulieu, professeur de sociologie à l’Université de Lille 1 et ancien militant de Lutte Ouvrière
Texte de Patrick Cingolani préparatoire à la séance 11 du séminaire ETAPE – extrait de Révolutions précaires, Essai sur l’avenir de l’émancipation, Éditions La Découverte, 2014 :
Contribution à la séance 12 du séminaire ETAPE
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Par Patrick Cingolani
Professeur de sociologie à l’Université de Paris 7-Denis Diderot, auteur notamment de Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (éditions La Découverte, 2014)
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Le mot « précaire », on le sait, est polysémique, contrairement à ce que prétend une lecture unilatérale qui pousse à ne le comprendre que sous le seul angle d’un déficit d’intégration. En effet, dès que certains groupes s’en sont saisis, il a fait l’objet d’aménagements et de travestissements qui en ont subverti le sens. Judith Butler a bien montré comment certains mouvements sociaux modifient les énoncés dont ils sont la proie et retournent le stigmate en fierté. Elle a insisté sur le procédé linguistique de la catachrèse, qui transforme le sens d’un mot en l’employant au-delà de son acception habituelle. C’est le cas du mot anglais « queer », qui a fait l’objet d’usages détournés par ceux qu’il était supposé stigmatiser [1]. Il en va un peu de même du mot « précaire ». Ce qui fait sa polysémie et sa polyvalence ne provient pas d’un déficit du concept, mais du fait qu’il est tout à la fois social et politique et recèle potentiellement la charge alternative de cette seconde dimension. Dès les années 1980, le mot est entré progressivement dans le vocabulaire sociologique et syndical français, mais il s’est également nourri de l’héritage critique des années 1960-1970 et s’est teinté de cette connotation alternative et subversive. Ceux qui, en effet, se désignaient alors comme des « précaires » étaient ceux-là mêmes qui occupaient les squats et créaient des formes d’organisation collectives éloignées des modèles consuméristes et marchands. Ils peuplaient les lieux alternatifs, comme Kristiana, à Copenhague, ou Kreuzberg, à Berlin, s’affichaient comme les héritiers des luttes provos à Amsterdam [2], participaient à la scène alternative allemande [3] ou aux luttes autonomes, entre usine et espace urbain, en France et en Italie [4].
Les précaires, entre assujettissement et résistances
Les précaires sont tout à la fois les fractions sociales de la jeunesse assujetties au travail précaire, et les jeunes qui résistent à ce type de travail perçu comme une nouvelle forme d’exploitation – jeunesse que le syndicalisme, à l’exception peut-être de la CFDT, a toujours largement ignorée. Mais, plus précisément encore, les précaires s’inscrivent dans une configuration sociétale [5] allant au-delà du « travail » et considèrent ce dernier comme une atrophie des conditions de réalisation et d’expression de la personne. Entre classes populaires et classes moyennes, confrontés aux désenchantements de la scolarisation de masse, aspirant à des professions ou à des activités pouvant rendre compte de la dimension expressive de la personnalité, ces jeunes femmes et ces jeunes hommes se rebellent contre un mode de vie standardisé et consumériste. Ils redistribuent les tâches et les interactions du quotidien en les déspécialisant et produisent, par leurs pratiques, une autre économie. Les revendications qui ont caractérisé le mouvement ouvrier et ses appareils syndicaux leur apparaissent obsolètes. Ils revendiquent moins l’augmentation du pouvoir d’achat que l’augmentation d’un pouvoir de vivre et de réalisation que ne satisfait pas la consommation.
Cette dimension alternative des précaires contredit le discours d’une « prise de conscience » apportée du dehors au sein d’un rapport militant vertical. Au principe des styles de vie précaires, il n’y a pas tant des individus à émanciper que des individus et des groupes déjà émancipés en quête de régimes d’existence, de pratiques de vie, de territoires urbains ou ruraux permettant l’émancipation. Il s’agit moins de prendre conscience que de créer les conditions d’expérimentation de nouveaux rapports sociaux. Ces déplacements, ces latéralisations, qui font écho à d’autres dimensions contemporaines de la vie sociopolitique, telles que les formes horizontales de l’organisation de certains mouvements sociaux, débouchent sur des enjeux militants. Mais ils produisent aussi des formes d’aliénation et de domination plus retorses qu’il n’y paraît et qui exigent d’être pensées loin des poncifs d’une certaine sociologie prompte à confisquer le savoir de et sur la domination. Le paradoxe de cette situation tient dans la tension qui traverse cette question : comment vivre l’émancipation et sa pérennité au sein des forces sociales conjuguées de la domination capitaliste ? Les pratiques et les expériences que nous étudierons ne relèvent pas d’une sorte de premier degré de l’aliénation, ou d’un consentement aveugle aux normes ; tout au contraire, ils puisent plus souvent dans l’hétérogénéité et dans l’écart aux normes leurs conditions de réalisation, mais aussi, peut-être, leurs conditions d’exploitation. Il faudra donc s’interroger sur le sens de l’exploitation et des nouvelles luttes dans un contexte de désinstitutionalisation du travail et de refus de la normativité salariale.
Pas plus que le mot « prolétaire », et tant d’autres mots encore, le signifiant « précaire » ne peut être découplé de sa charge politique et de ses formes d’assignation socio-économique. Il est en effet, nous l’avons dit, porteur d’une multiplicité de sens. Ce qui n’empêche pas tout un courant de la sociologie de continuer à dénoncer les conditions de travail instables et les rémunérations inférieures à la normale plutôt que de tirer les conséquences d’un aménagement de la relation à la temporalité productive et d’un rapport sélectif à la consommation. La condition salariale ne tient pas tout entière dans la question du pouvoir d’achat : l’exploitation y relève d’abord d’une domination de l’existence et du temps. Le besoin d’expérimenter et de tenter, au cœur même des rapports de domination, d’autres formes de vie se heurte aux contraintes objectives des forces socialisées du capital et aux appareils idéologiques de la reproduction des rapports d’exploitation. Les mouvements de précaires des années 1980, dignes héritiers des mouvements contre-culturels des années 1960, se situent à la fois au centre et à la périphérie d’une dynamique de dénonciation de l’épuisement des énergies utopiques associé au modèle capitaliste de développement tout au long de la seconde moitié du XXe siècle. Ils ont réintroduit, face au compromis institué entre syndicats ouvriers et État, un conflit autour des modèles de vie dominants et de leurs compromissions avec des formes de fonctionnement bureaucratiques, hiérarchiques et non démocratiques. Ils ont notamment mis en crise le compromis autour de l’emploi qui a caractérisé la conjoncture de l’après-guerre et, pour cette raison même, ont réactivé violemment la question du sens du travail et, plus généralement encore, de l’activité. Ce que l’on désigne par la métaphore très approximative des « Trente Glorieuses », entendue comme période de forte croissance et de développement, ou sous le concept de « société salariale », comme moment d’institutionnalisation du salariat, ne saurait être compris comme l’expression achevée d’un progrès quantitatif. C’est aussi un moment de cristallisation d’un certain type de domination à l’échelle nationale et internationale. Le compromis social et son modèle de développement étaient déjà fissurés non seulement à l’extérieur, en raison de la configuration des impérialismes de l’époque, mais aussi à l’intérieur, en raison des rapports sociaux et de genre, autant dans l’intimité des relations hommes-femmes que dans le cadre de l’entreprise et de la distribution des rôles et des places [6]. Par ailleurs, de nouvelles manifestations et formes d’engagement ont mis à l’ordre du jour les questions environnementales posées par ce régime de développement [7].
Ignorer l’ensemble de cette configuration critique et divisée, c’est, comme y incline tacitement Robert Castel, faire fi des questions soulevées par les révoltes de la jeunesse des années 1960. En reprenant dans son célèbre livre, Les Métamorphoses de la question sociale, le diagnostic de Michel Crozier à la veille de Mai 68 qui déclarait close la « phase religieuse du prolétariat » et morte « la lutte des classes » [8], Castel ne s’est pas donné les moyens de saisir les sens multiples de la révolte de Mai : sa critique du modèle bureaucratique, sa prescience des enjeux écologiques à travers la dénonciation des modalités dans lesquelles se donnait l’accès à la consommation ; ou encore le « retour à la terre », l’« établissement en usine », la vie communautaire, l’institution de coopérations productives (autogestion, etc.) à l’écart des rapports concurrentiels et marchands… Toutes ces expériences ont remis en question l’ensemble de la configuration d’un modèle de développement structurant le capitalisme, et dessiné un point de repère pour les formes d’action collectives dont les précaires, comme figure socialement hybrides, sont en partie les héritiers. Pour ma part, il me semble que la crispation stalinienne sur l’ouvrier industriel, d’un côté, et les renoncements post-gauchistes aux luttes populaires, au nom d’une certaine critique du totalitarisme, de l’autre, ont liquidé l’héritage lumineux et contestataire des années 1960. Celles-ci avaient diversement su conjoindre le marxisme et la critique libertaire de la technique et de la domination bureaucratique, la critique du modèle de consommation et l’anticipation des risques écologiques [9]. C’est seulement en nous ressourçant à cette conjoncture intellectuelle que nous pourrons échapper aux catastrophes qui se profilent dans les décennies à venir. Les précaires, au travers de mouvements spécifiques, mais aussi d’une certaine disparité d’expériences, ont perpétué tout au long des années 1970-1980, sous une forme tacite, cet héritage. Et ils l’ont fait dans un contexte historique où, de toutes parts, les aspirations à des modes d’existence alternatifs étaient vidées de leurs forces, entre autres, par la réticence des organisations staliniennes à tout déplacement identitaire du prolétariat, et par l’attaque frontale, socialement délétère du néolibéralisme et de son idéologie.
Autonomies
Aujourd’hui, plus que jamais, cette aspiration à un régime d’existence opposé à la bureaucratie et la technocratie, ainsi que le potentiel alternatif dont les précaires avaient été porteurs, sont menacés par les formes radicales d’un capitalisme exerçant sous de nouveaux traits l’« exploitation universelle de l’essence sociale de l’homme » dont parle le jeune Marx [10]. La raison tient à ce que les formes alternatives de vie se sont avancées seules sur le terrain des relations au travail et à la vie quotidienne, sans qu’aucune mise en sens politique ne les ait accompagnées. Elles se sont ainsi trouvées en proie à un régime d’exploitation qui n’a jamais été aussi puissant et retors.
L’autonomie dans l’activité, les formes de coopération déhiérarchisées, le refus des cristallisations disciplinaires des rapports au travail, en ce qu’elles stérilisent l’expression et les intensités créatives, toutes ces aspirations qui ont, pour une bonne part, mû les mouvements sociaux et sociétaux de la fin du XXe siècle, semblent s’inverser en leurs contraires. L’autonomie devient « autonomie contrôlée » ; l’injonction à la flexibilité et l’externalisation rendent opaques les rapports de production et redoublent l’effacement des limites disciplinaires. Mais la forme la plus puissante de ce retournement tient dans la manière dont la critique antibureaucratique s’est dissoute dans les nouvelles déréglementations du travail et dans les pratiques de gouvernement néo-managériales, constituant un véritable contre-pouvoir aux aspirations collectives et un nouveau ressort pour la captation du temps et de la créativité du travail. Expérimenté d’abord sur les classes populaires, ce contre-pouvoir néo-managérial et néolibéral étend sa dynamique d’exploitation aux classes moyennes et aux héritiers scolarisés des classes populaires. L’appauvrissement des unes et des autres est par excellence l’instrument de raréfaction des possibilités de vie alternatives. La configuration sociale, le style, les revendications des principaux mouvements apparus depuis quelques années, depuis la place Tahrir jusqu’à Occupy Wall Street, en sont directement l’expression et l’attestation. Dans leur composition rentrent pour une large part des membres des classes moyennes et les générations scolarisées des classes populaires flouées dans leurs aspirations à une vie meilleure ; il en va ainsi, par exemple, des étudiants endettés pour mener leurs études mais sans espoir d’avenir professionnel [11].
À la faveur de la mondialisation et de l’imposition brutale d’une concurrence entre les peuples et les travailleurs, il se produit une dégradation des conditions de travail et de vie qu’aucune force collective solidaire et efficace n’est apparemment en mesure de contrecarrer. Rien ne semble pour l’heure pouvoir s’opposer aux mécanismes de division et d’externalisation et permettre de repenser les échanges et les partages internationaux. Certes, depuis quelques années, les rassemblements et les contestations contre les formes nouvelles de l’exploitation et de la captation financière se rendent internationalement visibles, ouvrant un espoir de résistance mondiale. Pour autant, les populations confrontées, sur leur territoire national, aux faillites, au chômage, à la flexibilité et aux difficultés d’accès au bien-être et à la culture ont, elles, bien du mal à soutenir intellectuellement et collectivement le choc de la paupérisation.
Le workfare, maintes fois repoussé en France, se développe à mots couverts et touche de plus en plus les salariés. Le RSA témoigne de la porosité existant entre les nouveaux dispositifs de l’assistance et ceux du salariat précaire, et l’on évoque de plus en plus volontiers une sorte de « sous-salariat chronique ». Le chômage endémique, le développement des formes atypiques d’emploi, la présence toujours plus fréquente de contrats aidés, de stages, avant, après et entre l’emploi, sont des manifestations objectives de l’émergence d’un précariat reposant sur la banalisation de normes d’emploi dégradées [12]. De toutes parts, la nature qualitative des revendications liées au travail et à l’activité, qui a constitué un des aspects les plus puissants des aspirations sociales dans la seconde moitié du XXe siècle, se heurte à des contraintes qui l’empêchent de se développer. Les jeunes travailleurs aux frontières des classes populaires et des classes moyennes sont confrontés à une détérioration des cadres et des rythmes de leur travail et, pour certains d’entre eux, à des formes de paupérisation qui les laissent impuissants quant à leurs possibilités de réalisation. Formés dans l’appareil scolaire, à distance des contraintes disciplinaires de l’entreprise et de la socialisation autoritaire des ouvriers d’hier, ils aspirent à trouver dans le travail une place pour la créativité et l’expressivité. Mais ils sont soit poussés vers des activités d’exécution qu’ils ne peuvent accepter qu’à contrecœur, soit contraints, pour obtenir un emploi, de consentir à des formes de concurrence les obligeant à diminuer leurs exigences salariales, voire à travailler gratuitement et à accepter des temps de travail flexibles aux effets nocifs sur la santé et l’équilibre personnel.
Des subjectivités à la question politique
Plus qu’à une condition objective, le précariat renvoie à des expériences et aspirations subjectives. Plus exactement, le précariat relève de ces deux dimensions : objective et subjective. Il est l’expérience sociale et individuelle de leur mise en tension. C’est en tout état de cause à partir de cette mise en tension que je traiterai ici constamment des enjeux de la question précaire et d’une politique du précariat. Certes, la sphère socio-économique du précariat et, plus encore, de la précarité est plus large que le type d’expérience que je viens d’évoquer. Le précariat est de plus en plus confronté à la perméabilité entre secteurs formel et informel, à la dégradation des normes d’emploi et à la porosité entre assistance, travail salarié et activité. Mais l’on ne peut saisir une politique du précariat sans tenir compte de ce ferment alternatif qui en constitue pour ainsi dire le sel et qui seul est capable de trouver dans les conditions de vie des plus paupérisés un ressort critique. Il y a plus de trente ans, alors qu’émergeait la thématique de la précarité, Michel de Certeau évoquait les tactiques, les ruses et les braconnages à partir desquels peuvent se reconfigurer les relations de domination et de pouvoir et se constituer des occasions d’échapper aux formes de confiscation du territoire et de contrôle sur le temps [13]. Une sociologie trop attachée à démontrer l’adhésion des dominés à la domination a négligé ces pratiques et tactiques à partir desquelles il est possible de ruser avec le pouvoir ou de ménager des exterritorialités : de la vieille « perruque » aux tentatives de détournement du temps salarié à des fins récréatives ou non subordonnées, en passant par des formes de détournement des allocations chômages et des usages divers des dispositifs d’allocation, comme expression de résistances tout à la fois tacites et pugnaces au vol du temps autant qu’au vol du travail, mais plus encore peut-être, aujourd’hui, au vol de la capacité expressive et créatrice.
Là même où l’on n’a voulu voir qu’un substitut au déficit du salariat, ces activités, ce travail « à côté », que mènent successivement ou simultanément les précaires, se prêtent à l’expérimentation des régimes de coopération et d’échange pouvant échapper à la corruption marchande. Dans les nouveaux modèles d’organisation du travail du tertiaire, ainsi que dans ce qu’on appelle le « travail immatériel » ou le travail de la connaissance, se dessinent des relations à l’autonomie du temps et des coopérations spécifiques. Ce sont des manières de travailler, à mille lieues de celles promues par le régime fordiste, qui ne laissent d’étonner et qui méritent d’être interrogés dans leurs ambivalences entre liberté et exploitation. Si ce travail apparemment libre fait pour ainsi dire partie des pré-requis d’un secteur professionnel comme celui des industries culturelles, il n’en constitue pas moins une aspiration à laquelle adhèrent les travailleurs dans le cadre d’une reconfiguration totale, comme nous le verrons, du régime de subjectivation par le travail. Qu’en retour cette situation professionnelle nouvelle nourrisse des formes d’exploitation insoupçonnées du temps du travailleur des industries culturelles ne disqualifie pas le type de subjectivation qui est ici à l’œuvre, notamment dans ses aspirations à échapper au commandement immédiat du patron. Elle interroge plutôt sur les nouvelles formes de conflit et de sens qui traversent désormais le travail, ainsi que sur les nouveaux dispositifs de sécurisation du travail et de l’activité dans un contexte de fragmentation, voire de désinstitutionalisation de l’entreprise. André Gorz, l’un des penseurs emblématiques de la question précaire [14], a résumé l’enjeu du conflit central à l’alternative suivante : « Intégrer le travail dans la multiactivité, comme l’une de ses composantes ; ou intégrer la multiactivité dans le travail, comme l’une de ses formes. Intégrer le temps de travail dans la temporalité différenciée d’une vie multidimensionnelle, conformément aux aspirations culturelles dominantes ; ou soumettre les temps et les rythmes de la vie aux exigences de rentabilité du capital, aux exigences de flexibilité de l’entreprise. Bref, reconquérir le pouvoir des activités vivantes sur l’appareil et le procès social de production ; ou asservir de plus en plus complètement celles-là à celui-ci [15]. » Avec peut-être un peu plus de prudence que Gorz, mais résolument dans sa direction, il nous faut penser le débordement du travail par la multiactivité comme une puissance de libération ; mais il nous faut aussi être attentifs à ces formes de reconduction de l’activité en travail qui, continument, surgissent de la créativité sociale et soumettent à nouveau celle-ci à l’avidité de la marchandise.
La question de la politique s’institue précisément dans ce qui apparaît aujourd’hui comme une ambivalence : d’un côté, des pratiques d’insoumission au commandement et une reconfiguration du rapport à la liberté et à la réalisation dans l’activité ; de l’autre, une recomposition des mécanismes d’intensification et d’exploitation du travail et une captation de l’autonomie du travailleur. Mais on ne peut faire d’emblée le deuil de ce que porte cette tension au nom de la supposée domination du travailleur. Les précaires sont, dans leur polysémie, le signifiant de cette tension qui désormais ne se borne plus aux seules classes populaires et à ses tactiques d’échappée, mais concerne de plus en plus les classes moyennes. Celles-ci sont toujours plus fortement soumises à l’exploitation capitaliste de leur créativité, au sein du formidable mouvement de production d’intelligence qu’a engendré la massification de l’enseignement secondaire et supérieur de par le monde.
Extrait de l’introduction de Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (Paris, La Découverte, collection « L’horizon des possibles », 2014, pp.5-17
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[1] Voir Butler J., Le pouvoir des mots -politique du performatif, Ed. Amsterdam, 2004.
[2] On ne peut que renvoyer ici à l’excellent travail que Margot Verdier a mené sous notre direction, les conjonctures de Diogène – individualisation et individualisme dans la genèse du mouvement squat hollandais (1964 – 1980). Paris Ouest, 2012.
[3] Diener I. & Supp E., Ils vivent autrement -l’Allemagne alternative, Stock, 1982
[4] Voir le récent, M. Tari, Autonomie ! – Italie les années 1970, La fabrique, 2011.
[5] On distingue ici « sociétal » de « social », car l’on entend par le premier les grands enjeux axiologiques qui orientent la société et trouvent à s’exprimer jusque dans le quotidien et l’intime, et par le second la question des conditions matérielles d’existence.
[6] J’ai par ailleurs développé des critiques en termes sociologiques et politiques de la lecture « castélienne » de la « société salariale » Sur ces critiques voir notamment « Le désenchantement de la question sociale », Lien social et politique, n° 34 Montréal Paris, décembre, 1995 et plus récemment dans « La société salariale à l’épreuve de l’anomie ou de la pluralité ? » in R. Castel, C. Martin Changement et pensée du changement : échanges avec R. Castel, La découverte 2012.
[7] Comme en atteste les premières manifestations du mouvement anti-nucléaire (marche sur Fessenheim et Bugey en 1971), l’apparition de revues et journaux dès les années 70 (tel « la gueule ouverte ») ou l’émergence d’une écologie politique ; entre autre avec A. Gorz.
[8] Allusion au numéro spécial de la revue Argument consacré à la question « Qu’est-ce que la classe ouvrière française ? », in R. Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, p 357.
[9] On pense, par exemple, à Henri Lefebvre, à ses travaux sociologiques sur la ville ou sur le quotidien ou bien encore au Jürgen Habermas des années 70, tout à la fois héritier critique de Marcuse et sociologue des nouveaux mouvements sociaux. Voir notamment La technique et la science comme idéologie, Denoël, 1973.
[10] Marx K., « Manuscrit de 1844″ in OEuvres, Economie II, Pléiade, Paris, 1968.
[11] Voir sur ce point les témoignages avancés par David GRAEBER, The Democracy Project: A History, a Crisis, a Movement, Speigel & Grau, 2013
[12] Voir sur ce point « Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ? L’institutionnalisation du précariat » par Robert Castel in S. Paugam, Repenser la solidarité, PUF, 2007 et S. Paugam et N. Duvoux, La régulation des pauvres. Du RMI au RSA. PUF, Paris, 2008.
[13] Voir non seulement le premier tome de L’invention du quotidien¸ consacré aux « arts de faire », mais aussi le deuxième tome de Mayol et Giard, où il est question du quartier de lyonnais de la Croix-Rousse et des formes d’appropriation du territoire à travers l’usage, la familiarité. Voir M. de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1 « arts de faire » et P. Mayol et L. Giard L’invention du quotidien, tome 2 « habiter, cuisiner », les deux ouvrages chez 10/18, 1980
[14] A. Gorz, Les adieux au prolétariat, Paris, Galilée, 1980, p. 14.
[15] A. Gorz, Misère du présent, richesse du possible, Galilée, Paris, 1997, p 125.
Patrick Cingolani
Révolutions précaires
Essai sur l’avenir de l’émancipation
Éditions La Découverte
9 bis, rue Abel-Hovelacque
Paris XIIIe
2014
Révolutions précaires, un manifeste pour une écosophie du précariat
Rapport « compréhensif » d’un texte de Patrick Cingolani
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Par Cyprien Tasset
Doctorant en sociologie à l’EHESS
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Révolutions précaires est un essai de sociologie du possible. Sans être étayé à proprement parler sur une enquête originale, il s’appuie sur des entretiens menés dans le cadre d’une enquête collective en 2011 (Tasset et al., 2013), et prolonge un parcours profondément influencé par les philosophes Jacques Rancière et André Gorz. La thèse du livre est que l’avenir de l’émancipation doit être recherché du côté des « formes de liberté des précaires » (p. 87) [1]. Cette thèse résonne comme une provocation à l’encontre des connotations de pauvreté, de souffrance et d’injustice sociale qui sont attachées à la notion de précarité. La provocation est délibérée, parce qu’il y a lieu discuter de ce qu’on entend par « précaire », et que cette discussion n’est pas seulement une affaire de conventions de langage, mais implique un affinement du récit historique que l’on associe à cette notion. Celle-ci est polysémique, et sa polysémie découle de la conflictualité sociale qui se trouve à ses origines, et qui est trop souvent oubliée.
Cette discussion sur les mots et l’histoire sera le premier d’une série de sept points dans lesquels nous organisons l’exposé schématique des principales idées du livre, en insistant sur les pistes politiques qui y sont suggérées [2].
Genèse de la précarité et ambivalence du salariat
- Cingolani a déjà montré dans son Que-Sais-Je ? sur la précarité (Cingolani, 2005) que les expressions de travail et d’emploi « précaires » se cristallisent à la fin des années 1970, notamment autour de la loi qui codifie les CDD, et symbolise une rupture de la dynamique d’unification d’une « société salariale » au sens développé par Robert Castel (Castel, 1995). Dans Révolutions précaires, il admet évidemment que le salariat équipé d’un droit du travail modelé par les luttes sociales a représenté un grand progrès largement partagé. Cependant, il rappelle un aspect souvent négligé de la crise de la société salariale : le fait que celle-ci a été précipitée par les révoltes contre le travail qui font partie de « [L]’héritage lumineux et contestataire des années 1960 » et 1970 (10). Face à « l’aliénation et l’altération du sujet constitutives de la subordination au sein du salariat » (90), différentes formes de désertion s’étaient en effet développées, qui passaient souvent par un usage des emplois précaires couplés aux allocations de chômage. Penser à la fois ces deux fils historiques permet de construire un concept de « précariat » à partir de la tension entre une « condition objective » d’éclatement de l’emploi et d’assujettissement marchand et des « expériences et aspirations subjectives » (14) qui pointent vers une voie d’émancipation.
L’épicentre de la révolution précaire
L’ambivalence du précariat culmine au sein de fractions bien particulières. Dans les années 1960-1970, la révolte contre le travail avait un centre de gravité : le tertiaire et ses jeunes diplômés. Mais elle ne s’y limitait pas, et animait des courants socialement beaucoup plus diffus. Les conditions historiques qui avaient favorisé cette révolte contre le travail n’ont fait que se renforcer jusqu’à maintenant, notamment sous la stimulation de l’élévation des durées d’études. Le premier chapitre affirme que les « désir[s] de réalisation » et d’« authenticité » (39-40) sont aujourd’hui très prononcés chez de nombreux jeunes. Ils le sont d’autant plus que les solidarités communautaires, ouvrières ou autres, sont de moins en moins capables de jouer un rôle de support à la construction des identités (43). L’aspiration à être individu au sens fort risque de se résoudre en « narcissisme » et en « pseudo-authenticité », écrit P. Cingolani (42). Mais elle s’exprime aussi sur le terrain du travail, par la recherche d’« emplois en adéquation avec leurs exigences axiologiques et émotionnelles » (37). Ces tendances sont exacerbées dans une fraction du précariat : « les précaires des « industries culturelles » » (44).
En s’appuyant sur l’enquête, P. Cingolani distingue chez eux 1/ un « horizon d’accomplissement dans le travail » qui relègue le niveau de revenu au second plan, 2/ une interpénétration entre le travail et l’intimité, 3/ une importance des réputations et des réseaux de sociabilités, 4/ une « recherche d’intensité » émotionnelle, et 5/ un lien entre « travail gratifiant » et « frugalité » : le besoin de consommer est atténué par les expériences intenses vécues dans le travail (p. 59-69). Chacune de ces caractéristiques débouche sur des possibilités de subordination retorse aussi bien que d’émancipation, dans des équilibres jugés ambigus par ceux-là même qui les vivent.
La politique du précariat
Le dernier chapitre propose de prolonger ces expériences en une ambitieuse « politique du précariat » (125), qui doit établir une « démocratie […] « postindustrielle » » (113). Sur le terrain du droit d’abord, il faut revendiquer une sécurisation des mobilités et des discontinuités, même si le livre ne se prononce pas sur le revenu universel garanti, classiquement évoqué dans ce genre de contexte (voir par exemple Guattari, 1989, 66, et plus récemment Standing, 2011). Cependant, réactualisant la connexion que l’on trouve chez André Gorz entre réflexion sur le travail et écologie, P. Cingolani affirme que les modes de vie et de travail qui s’expérimentent dans la précarité permettent de briser le cycle morbide entre vacuité au travail et besoin de consommer. L’« ascétisme » (128) précaire, la « frugalité précaire » (130) ne sont pas seulement « ajustement, réaction à la nécessité » (127) mais aussi la contrepartie d’« agencements émotionnels et joyeux » (134) et la « construction […] d’une liberté » (127). De plus, dans un contexte de « catastrophe écologique » (132) en cours, un tel régime de vie mérite une attention particulière : il faut s’interroger sur les possibilités de le répandre. Pour cela, il faut commencer par clarifier les catégories qui structurent la dynamique de la révolution précaire.
Structure et dynamique de la révolution précaire
- Premièrement, les révolutions précaires ont un centre, un « foyer », un « ferment alternatif », que l’auteur identifie aux précaires des « industries culturelles ». On peut discuter la reprise de cette catégorie, empruntée à la littérature de gestion du développement économique urbain (Camors et al., 2006) D’une part elle aurait pu être rétrécie, car les analyses de P. Cingolani se focalisent sur une fraction des professionnels créatifs, celle qui éprouve l’expérience d’une précarité ambivalente. Or, beaucoup se reconnaissent dans un professionnalisme sans problème de travailleurs indépendants ; pour d’autres c’est un moratoire en attendant le succès ou la titularisation ; d’autres encore se sentent menacés d’éviction et connaissent une précarité avec peu de contreparties en termes d’autonomie. D’autre part, la catégorie aurait aussi bien pu être élargie. Le noyau du précariat pourrait englober des secteurs plus intellectuels de l’enseignement et de l’université, qui sont un foyer classique des vocations anticapitalistes (Löwy, 1976). Il pourrait aussi s’étendre aux professions de l’animation et du travail social, souvent employées d’associations, qui partagent l’exposition massive à l’emploi précaire, un niveau de diplôme relativement élevé, et qui peuvent jouer un rôle important au sein du précariat (Nicolas-le-Strat, 2005). Il serait donc possible, et cohérent avec la notion de « foyer » utilisée par l’auteur, de rendre plus vaporeuse, plus indéterminée, la catégorie placée en position de noyau [3].
- Deuxièmement, les précaires des industries culturelles ne sont qu’une petite partie de l’aire sociale concernée par la dégradation des formes d’emploi. On observe dans ce « précariat » des aspirations et des expériences d’autonomie qui font écho à celles des précaires créatifs.
- Troisièmement, les problématiques et les expérimentations sociales du précariat résonnent, à un degré amoindri, dans la société toute entière, qui est en proie à une crise écologique urgente, et où les individus sont animés d’aspirations à se réaliser à travers un travail autonome.
La dynamique du précariat présente donc une structure en foyer/halo/fond que l’on pourrait rapprocher, à titre d’analogie, de celle des récits du premier christianisme et, plus généralement, des mouvements qui reposent sur le charisme : on aurait au centre des apôtres ou des saints, peu nombreux mais joyeusement ascétiques et chargés d’une spiritualité/expérience de l’activité intense ; ils annoncent une voie de salut en premier lieu au précariat, ici homologue d’Israël ; et en un deuxième temps à l’ensemble de l’humanité. Cette analogie permet de poser la question des moyens concrets de la diffusion des promesses d’émancipation contenues dans l’ambivalence précaire : il va de soi qu’on ne compte pas ici sur le Saint Esprit ou la Foi. Mais la description d’« un bonheur nouveau » (132) peut-elle suffire à le propager ?
L’objection petite-bourgeoise
Des voix sceptiques pourraient s’élever pour réduire ce message à une idiosyncrasie socialement située. Par exemple, le sociologue urbain Jean-Pierre Garnier raillait dès 1979 le discours écologique des modes de vie alternatifs et des « « expérimentateurs sociaux » » comme idéologie de la « nouvelle petite bourgeoisie » culturelle : « l’idéal de la frugalité vécu dans la « convivialité » venait à point convaincre les petits-bourgeois touchés par la crise de s’y installer et de s’en accommoder » (Jean-Pierre Garnier, 2010 [1979], 78). Autrement dit, la frugalité précaire ne serait rien de plus qu’un discours d’enchantement socialement circonscrit, un mode de vie idéalisé fantasmatiquement érigé en modèle politique. On peut rapprocher cette objectivation polémique de la théorie du « faire de nécessité vertu » que l’on trouve, également en en 1979, dans La Distinction de Pierre Bourdieu (Bourdieu, 1979). Avec ces analyses, la sociologie se place dans la continuité d’un siècle et demi d’invectives marxistes contre l’idéalisme et le moralisme « petit-bourgeois », incapable d’accéder à la compréhension réaliste des principes (économiques) du changement social.
Il faut prendre au sérieux cette objection. La manière la plus forte d’y répondre aurait nécessité des analyses du changement du capitalisme, et de la position que les différentes fractions du précariat occupent dans ses chaînes de valeur [4], ou bien de travailler empiriquement plus en détail sur les rapprochements de condition et de trajectoires entre les précaires des industries culturelles et les autres travailleurs précaires. Autrement dit, il aurait fallu se situer précisément sur le plan de ce que la tradition du opéraïste, à laquelle P. Cingolani fait allusion dans le premier chapitre, appelle la « composition technique » de classe.
Mais on peut aussi repousser l’objection de particularisme social du point vue de ce que la même tradition appelle « composition politique » [5], en montrant que les échappées émancipatrices décrites surtout à partir de l’observation de précaires des secteurs créatifs peuvent effectivement dépasser leur base sociale étroite. Autrement dit, on doit se demander quelle coalition sociale est promise par la politique du précariat, en particulier, pour reprendre des termes des années 1970, entre la petite-bourgeoisie intellectuelle (en dépouillant le terme de ses connotations stigmatisantes) et la jeunesse des classes populaires (en évitant de la réifier) (Mauger et Fossé, 1977).
Quels supports pour quelle alliance de classes ?
Sur ce point crucial, la réponse de Révolutions précaires est au moins partiellement convaincante.
Tout d’abord, P. Cingolani ne commet pas l’erreur d’octroyer aux précaires créatifs le monopole des pratiques qui pointent vers des horizons d’émancipation. Les autres fractions du précariat développent elles aussi des modes d’engagement dans le travail tendus vers l’autonomie, parfois (mais pas toujours) à travers l’économie dite informelle [6]. Le livre reconnaît une créativité instituante du précariat, diffuse bien au-delà du seul précariat créatif.
Mais cette convergence des différentes strates du précariat en une même tendance vers l’autonomie est limitée par les inégalités économiques en son sein, en particulier en ce qui concerne la possibilité de soutien familial, qui est souvent décisif chez les précaires des secteurs créatifs, surtout en ce qui concerne le logement. Ce type de ressource n’est probablement pas sans relations avec l’élitisme du recrutement social de ces secteurs, où les actifs « en emploi » sont deux fois plus souvent d’origine favorisée que dans le reste de la population active [7]. Face à cette situation, Révolutions précaires place les « classes moyennes », pourvoyeuses de travailleurs créatifs précaires, devant une alternative sévère : soit le statu quo du repli sur les solidarités privées, soit « s’inscrire dans une dynamique d’alliance avec les classes populaires dont l’horizon n’est rien de moins qu’une guerre sociale contre la classe la plus riche » (94).
Quel serait en pratique le contenu d’une alliance entre les fractions précaires des classes moyennes et des classes populaires dans une politique du précariat ? Cette alliance reposerait sur un autre type de ressources que celles des familles : celles, décrites dans le troisième chapitre, d’une « constellation d’expériences » (99) collectives, héritières des mouvements de chômeurs des années 1980 et 1990, et qui comportent à fois les espaces de travail partagés, les Coordinations, le syndicalisme de Sud, et les Coopératives d’Activité et d’Emploi, dont les plus actives se soucient explicitement de fédérer par-delà les différences sociales [8]. Ce passage (pp. 96-112) n’est pas aussi détaillé qu’on pourrait le souhaiter, ce qui ne tient peut-être pas seulement à l’auteur, mais aussi à l’état inchoatif de ces formes d’organisation elles-mêmes. C’est aussi l’un des passages où une perspective internationale s’affirme, à travers des exemples étasuniens de syndicats qui s’organisent à partir des sociabilités locales plutôt que sur la base de l’entreprise, et créent des Centers for Contingent Workers (104-105). La politique du précariat peut donc s’appuyer sur le répertoire « des pratiques, des dispositions, des expériences et des luttes qui sont déjà là » (145), et qui pourraient être développées de façon à conjuguer l’autonomie individuelle et l’acquisition de force collective.
Ecosophie précaire et contradictions du capitalisme
Qu’en est-il du mot « révolutions » qui figure dans le titre ? La dernière page du livre évoque les « révolutions moléculaires » de Félix Guattari. En effet, les révolutions précaires appelées par P. Cingolani illustrent parfaitement « la promotion de pratiques innovantes, l’essaimage d’expériences alternatives, centrées sur le respect de la singularité et sur un travail permanent de production de subjectivité, tout en s’articulant convenablement au reste de la société » que promouvait Guattari (Guattari, 1989, 57). Au-delà, on peut noter que les thèmes recouverts par Révolutions précaires correspondent aux Trois écologies que Guattari invitait à penser ensemble (Guattari, 1989). En effet, le travail de P. Cingolani s’est toujours intéressé à la qualité des expériences individuelles, dans leur rapport aux agencements collectifs. Il ajoute dans ce livre la dimension de l’environnement. Autre rapprochement avec Guattari, la sociologie et la politique du précariat développées ici relèvent de la « logique des intensités », que Guattari associe aux trois écologies, et qui privilégie les subjectivations et les mouvements, à la différence d’une « logique des ensembles discursifs [qui] se propose de bien cerner ses objets » (Guattari, 1989, 36). Le pari du livre est qu’une politique du précariat doit compter sur les intensités individuelles et collectives qui y sont décrites, et sur leur capacité à bouleverser les individus et les structures sociales.
Ce type de projet est toujours entré en tension, au sein de la gauche radicale, avec un autre style sociologique et politique, plus proche du droit, de la statistique et des organisations syndicales. La position de Révolutions précaires vis-à-vis de cet autre style qui investit tout autant la notion de précarité oscille entre des passages polémiques ciblant une gauche « bureaucratique » et même « stalinien[ne] » (121), et d’autres passages plus équilibrés de positionnement par rapport à Robert Castel et Bernard Friot (89). La confrontation entre ces courants est centrale pour évaluer la portée politique du livre, et il serait dommage qu’elle se limite aux échanges d’invectives entre « staliniens » et « individualistes petits-bourgeois ». Une façon plus compréhensive d’évaluer la contribution de Révolutions précaires aux réflexions sur l’émancipation est d’y reconnaître un effort d’articulation entre « critique sociale et critique individualiste du capitalisme » (Corcuff, 2006, § 10). On voit alors que le livre concerne à la fois trois contradictions du capitalisme : la contradiction capital/individu, mais aussi la contradiction capital/travail, et enfin la contradiction capital/environnement.
À partir d’expériences individuelles de précaires des activités culturelles, Révolutions précaires indique la charge de possibles d’une zone d’enchevêtrement entre ces trois tensions sociales majeures. L’incertitude reste cependant de savoir si les « intensités » que le livre met en lumière seront suffisamment fortes et suffisamment communicatives pour répandre, par-delà des disparités sociales, les dispositifs d’une politique du précariat. Comme manifeste pour une écosophie du précariat, c’est un essai stimulant, qui demande à être intégré dans un cycle plus large comprenant des épisodes de luttes sociales, d’expérimentations et de subjectivations, mais aussi les analyses relevant de différents styles de recherche empirique.
Travaux cités :
- Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, « La « collection », une forme neuve du capitalisme. La mise en valeur économique du passé et ses effets », 2014, https://www.academia.edu/9086572/La_collection_une_forme_neuve_du_capitalisme._La_mise_en_valeur_économique_du_passé_et_ses_effets_avec_Luc_Boltanski_2014_
- Pierre Bourdieu : La Distinction. Paris, éditions de Minuit, 1979.
- Carine Camors, Odile Soulard, Pascale Guery, Les industries culturelles en Île de France, IAURIF, avril 2006, https://www.academia.edu/3312127/Les_industries_culturelles_en_Ile-de-France
- Robert Castel : Les métamorphoses de la question sociale. Paris, Fayard, 1995.
- Patrick Cingolani : L’Exil du précaire. Récits de vie en marge du travail. Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986.
- Patrick Cingolani : La Précarité. Paris, PUF, coll. Que-sais-je ?, 2005.
- Philippe Corcuff, « Individualité et contradictions du néo-capitalisme », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, mis en ligne le 22 octobre 2006. URL : http://sociologies.revues.org/index462.html
- Jean-Pierre Garnier, Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires. Marseille, Agone, 2010.
- Félix Guattari : Les trois écologies. Paris, Gallilée, 1989.
- Michael Löwy, pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires. Paris, Presses Universitaires de France, 1976.
- Gérard Mauger et Claude Fossé : La Vie buissonnière. Paris, Maspero, 1977.
- Pascal Nicolas-Le Strat, 2005, L’Expérience de l’intermittence dans les champs de l’art, du social et de la recherche, Paris, L’Harmattan.
- Guy Standing : The Precariat: The New Dangerous Class. London and New York, Bloomsbury Academic, 2011.
- Cyprien Tasset, Thomas Amossé, Mathieu Grégoire : « Libres ou prolétarisés ? Les travailleurs intellectuels précaires en Ile-de-France ». Rapport n°82 du CEE, mars 2013, https://www.academia.edu/3052087/Libres_ou_prolétarisés_Les_travailleurs_intellectuels_précaires_en_Île-de-France._Avec_Thomas_Amossé_et_Mathieu_Grégoire
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Notes
[1] Sauf indication contraire, tous les numéros de page renvoient à Révolutions précaires.
[2] Nous avons déjà écrit une note critique de Révolutions précaires ici : « L’émancipation dans la précarité », La vie des idées.fr, 12 janvier 2015, http://www.laviedesidees.fr/L-emancipation-dans-la-precarite.html. .
[3] En plus de la question du périmètre du « foyer », la nature de la catégorie utilisée pour le saisir soulève des interrogations : les « industries culturelles » sont en effet une notion d’ordre avant tout économique, alors que le livre ne s’engage pas dans les discussions sur les forces productives, que l’on trouve par exemple dans les théories du capitalisme cognitif.
[4] On en trouvera une esquisse dans « La forme collection du capitalisme » (Boltanski, Esquerre, 2014).
[5] C’est dans cette direction que Stevphen Shukaitis suggère d’infléchir les usages de la notion de précarité : il faudrait « pousser la précarité encore plus loin dans la direction d’une machine spécifiquement recompositionnelle plutôt que dans celle d’un cadre descriptif ou d’analyse structurelle. Cela ne veut pas dire que les analyses de structures ne sont pas importants et utiles pour la recomposition, mais plutôt qu’elles entrent à titre de composantes au sein des agencements de l’imaginaire au lieu de servir de cadre à leur construction » (Shukaitis, 2012, p. 247, notre traduction, http://www2.warwick.ac.uk/fac/soc/wbs/research/irru/ywesrc/seminar2/paperssem2/shukaitis_paper.pdf).
[6] Voir par exemple la thèse de Denis Giordano sur les mécaniciens de rue, citée p. 80, ou Le Travail en friches de Laurence Roulleau-Berger.
[7] Les données du DEPS, tirées de l’Enquête emploi, indiquent que 49 % des actifs en emploi des professions artistiques et culturelles en 2011 sont enfants de cadres ou de professions intermédiaires, contre 25 % pour l’ensemble des actifs en emploi (Gouyon et Patureau, « Vingt ans d’évolution de l’emploi dans les professions culturelles 1991-2011 », 2014, tableau 2 p. 5).
[8] Selon une communication orale d’Antonella Corsani.
Questionnements autour de la figure du « précaire » chez Patrick Cingolani
Rapport « critique » – séance 12 du séminaire ETAPE
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Par Ivan Sainsaulieu
Professeur de sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant de Lutte Ouvrière
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Au risque d’être hors sujet, ou plutôt de traiter quelque chose de plus implicite qu’explicite, j’ai voulu discuter ce livre de Patrick Cingolani en prenant au sérieux son titre – Révolutions précaires. Essai sur l’avenir de l’émancipation (Paris, La Découverte, 2014) – et en me demandant qui allait faire la « révolution précaire ». J’ai cherché si cet objet décelait une nouvelle force révolutionnaire, un nouveau sujet historique. J’ai eu beaucoup de mal à cerner les contours sociaux objectifs des révolutionnaires précaires.
Ce n’est pas la nouveauté de la figure sociopolitique dépeinte que je critique. Au contraire, cet aspect m’intéresse, et disons que j’aime bien le modèle au profil hybride de ce plébéien-précaire-éduqué, aux parcours atypiques, aux activités multiples, contestataire et anti-hiérarchique, anti-croissance, anti-consommation, militant créatif et ludique, artiste marginal. On peut résumer tout cela au concept de l’auteur, « l’autonomie » dans la vie et dans le travail, même si le terme a été galvaudé, même la liberté est sans cesse contredite par la contrainte, l’épanouissement par l’aliénation, comme le rappelle l’auteur lui-même. Ce portrait me rappelle celui que j’avais essayé de dresser des militants sudistes, j’avais d’ailleurs fait moi aussi une typologie. La typologie des « déplacements » (p. 59), me semble centrée sur le rapport travail hors travail, ou l’interpénétration des sphères du public et du privé, elle identifie en effet un rapport d’autoréalisation dans le travail, et dans l’autre sens d’immersion du travail dans la sphère privée, de coopération égalitaire dans l’interconnaissance, d’investissement émotionnel au travail, enfin de rapport frugal au revenu et à la consommation. Je crois que l’on peut tous apprécier plus ou moins la figure contestataire, elle nous parle.
Mais l’ambiguïté du statut de cet objet, c’est notamment de savoir si l’on décrit un trend social objectif ou un type de contestation subjective. L’oscillation entre subjectif et objectif est très présente dans le texte. Mais on a du mal à savoir de qui l’on parle. On cherche des précaires et puis on s’aperçoit qu’il y a aussi des travailleurs. On cherche des prolétaires et puis on lit que c’est à cheval entre classes populaires et moyennes. L’auteur en dit trop ou pas assez : trop pour que nous puissions réduire son propos à une philosophie politique plébéienne. Pas assez pour tracer les contours socio-économiques de son objet.
Alors il s’agit pour moi plutôt d’un type social de militantisme ou de mouvance contestataire. Ce n’est pas une force sociale objective, un nouveau sujet historique qui remplacerait le prolétariat. Ce n’est pas une classe sociale, ni même une strate ou une couche sociale. Il est question d’un groupe social aux ramifications multiples qui se caractérise subjectivement plus qu’objectivement, de façon plus compréhensive qu’explicative, par un mode de vie contestataire, consistant essentiellement (en principe) en une subversion locale des rapports sociaux (plus égalitaires et plus enrichissants pour l’individu).
Là où le bât blesse, c’est que l’auteur prétend aussi l’objectiver, l’incarner dans une société à un moment donné, et qu’il ne le fait pas de manière satisfaisante, ni par une mise en perspective historique, ni par un trend social suffisamment défini. Du coup, il m’a semblé qu’il réactualise surtout un (vieux) débat d’idées.
Historiciser le plébéien
L’auteur ne parle pas trop sociologiquement de la plèbe. Il évoque des philosophes plébéiens ou l’adjectif plébéien chez les philosophes, au sens de cynique, révolté ou encore de « communauté existant publiquement ». L’adjectif plébéien renvoie à un « dispositif pratique politique » et le nom plèbe aussi : la plèbe est « un acte collectif qui fait exister un collectif » (introduction).
Il est intéressant de noter que la figure sociologique du plébéien au 19ème siècle est plus établie. Leur autonomie repose sur une autonomie économique : ce sont de petits indépendants. On connaît la thèse de Sewell selon laquelle ce sont les artisans et non les ouvriers d’usine qui ont fait les révolutions en France au 19ème. L’autonomie prenait la figure concrète de petits patrons ou de travailleurs indépendants qui possédaient leur outil de travail. Ce qui n’empêchait pas les bras nus, les journaliers, les prolétaires à la tâche de prendre toute leur part dans les soubresauts, dès la révolution française. Mais ce sont ces artisans « autonomes » que l’on voit par exemple prendre les places d’élus sous la Commune de Paris, sauf erreur.
C’est cette perte d’autonomie individuelle qui va rendre possible, ensuite, le « substitutisme » (du parti à la classe) : si la classe n’est pas capable d’autonomie, le parti va lui donner (au risque de se substituer à elle). Mais on peut dire aussi que, au sein du salariat français du 20ème siècle, ce sont toujours des ouvriers « plus autonomes » qui vont jouer un rôle (« d’avant garde ») auprès des ouvriers de base. Après avoir mis à leur tête des bourgeois républicains ou des artisans, les ouvriers du rang ont mis à leur tête les salariés plus instruits ou plus qualifiés, les « ouvriers professionnels » devenus « révolutionnaires professionnels ». Ainsi, les militants communistes à la Libération, chez Renault, étaient davantage des ouvriers professionnels, de même que les milieux syndicaux CGT.
On pourrait faire l’hypothèse que les plébéiens dont il est question sont les successeurs, qu’ils connaissent des formes radicales d’indépendance politique voire d’anarchie du fait de la précarisation ou de l’appauvrissement matériel et intellectuel de leur condition (à la faveur de la remise en cause des acquis socio-économiques). L’auteur évoque cet effritement du salariat et les tentatives nombreuses du retour au statut d’indépendant, sous des formes précaires.
Mais le terme d’autonomie a un contenu politique, comme on l’a vu plus haut. Du coup, il faut distinguer le contexte socio-économique et le type social de contestation décrit. Il y aurait des minorités actives délurées, voire émancipées, comme il y avait ou il y a des militants. Et comme pour ces militants, la question du sujet historique resterait posée : sur quelle force s’appuyer pour changer les rapports sociaux à l’échelle de la société entière ?
Sociologiser le plébéien
C’est l’idée d’un phénomène minoritaire (non pas les fameux « 99% » mais plutôt un nombre compris entre 5% et 10%) que l’on veut étayer ici. A la différence du pari marxien de développement du salariat, toutes les tendances objectives décrites ici sont « ambivalentes », pour reprendre le terme avec lequel l’auteur qualifie le travail : le temps libre, l’éducation, la tertiarisation.
La thèse d’un vecteur d’émancipation hors travail est simple : si la vie est moins contrainte par le travail, ne donne-t-elle pas accès à des activités plus libres, où travail, loisir, culture sont plus intimement mêlés, hybridés ? Le développement de l’école est un puissant vecteur pour arracher la jeunesse au travail, voire pour offrir une jeunesse (temps d’incertitude et de transition entre les loisirs de l’enfance et les contraintes du travail adulte) aux jeunes qui n’en avaient pas. Même le chômage, s’il n’est pas permanent, permet plus ou moins aux jeunes de jongler avec leur travail intérimaire. Le travail lui-même devient un enjeu de l’autonomie acquise grâce à l’élévation du niveau culturel, qui fait fuir les sales boulots et en particulier le travail parcellaire. Le processus d’émancipation s’appelle autonomisation, individualisation ou épanouissement individuel, qui s’autorise également de la diminution des appartenances de classe. Elle est néanmoins plus présente dans le domaine artistique et dans la jeunesse favorisée.
En effet, même si je penche de ce côté optimiste, il est difficile d’oublier tous les travaux sur l’inégalité des chances à l’école, voire sur la reproduction sociale par l’école. Il y a dans la France contemporaine une réactivation de l’élitisme social, le décalage entre le niveau scolaire des uns et des autres est impressionnant. D’autres pays sont beaucoup plus soucieux d’une politique scolaire égalitaire, d’un encadrement scolaire des plus faibles pour les faire rattraper les plus forts. En France on cherche surtout à libérer les plus forts du poids des plus faibles et d’ailleurs c’est vrai que les plus faibles sont animés d’une volonté de revanche qui fait que parfois on plaint en classe les plus forts, les plus intellos, qui doivent s’excuser d’être bon ou de lire des livres s’ils ne veulent pas être ostracisés par le groupe. Bref, le genre de problème qui nait de rapports sociaux scolaires inégaux.
Donc, comment concilier moyennisation scolaire et reproduction sociale ? En disant que les jeunes de milieux populaires qui s’élèvent par l’école sont minoritaires, comme les jeunes immigrés à science po, ou la jeunesse précaire des milieux artistiques. Je crois aussi que cela existe dans des milieux plus populaires, ou dans l’hybridation des classes in situ (sur un territoire ou dans une activité donnée) mais c’est forcément minoritaire. D’où le pourcentage donné plus haut.
En lien, l’argument générationnel : si le développement de l’éducation fait reculer le travail, si un temps de jeunesse a été démocratisé, l’auteur convient aussi des lourdeurs, des contraintes aliénantes. Il ne veut pas être naïf et il évoque le poids social de la précarité. Par contre, il s’en suit une conséquence qu’il ne tire pas : si la jeunesse est tiraillée par des contradictions, s’il y a une tension entre aliénation et autonomie, alors il est difficile de considérer la jeunesse comme force historique capable de renverser le vieux monde. Si les jeunes sont tout autant addicts à la société de consommation, aux marques de vêtement, aux équipes de foot, à la religion, à l’amour du gain, aux jeux violents, vidéo ou pas, à la Téléréalité et aux réseaux sociaux, ils ne sont pas sous l’effet d’un trend évolutif progressiste.
Quant au temps libre, l’auteur n’ignore pas sans doute les espérances déçues du passage aux 35 h (pas pour les patrons, on parle ici des salariés !). J’ai eu comme voisin de bureau au LISE-CNRS Daniel Gautrat, dit Mothé, sociologue ancien militant de Socialisme ou Barbarie. Son enquête sociologique sur les usages sociaux du temps libre était assez amère, il concluait aux progrès des activités marchandes, donc de la société de consommation, sur le temps dit libéré du travail. Cet aspect lui semblait dominer les autres activités non marchandes (bricolage, culture, jardinage, sociabilité, pour autant que tout cela échappe bien au marché). C’est d’ailleurs assez logique : pourquoi dans une société marchande le temps libre ne serait-il pas dominé par la logique marchande ?
Enfin, la tertiarisation. L’auteur dit que l’on ne doit pas se fixer sur le monde ouvrier d’industrie (avant de parler des industries culturelles). La tertiarisation des économies anciennement industrielles est un phénomène majeur que ne comprennent pas toujours par exemple les militants des pays émergents : alors qu’ils s’industrialisent, certains voient la France comme un symbole et une place forte du mouvement ouvrier, alors que ce sont largement eux qui vivent désormais la révolution industrielle. Ce paradoxe nous conduit à nous demander ce qu’est le secteur tertiaire. Vaste débat. Certains identifient une activité relationnelle comme dénominateur commun de toutes ses composantes commerciales, sanitaires, culturelles, touristiques, etc. D’autres disent qu’un cinquième ou un quart est du travail industriel déguisé, comme dans la sous-traitance aux grosses boites. En tous cas, il n’est pas possible d’en faire le temple de la révolution précaire : la plupart des emplois tertiaires ne sont ni précaires, ni jeunes, ni dédiés à la culture, comme dans l’exemple fourni par les plus gros contingents salariés : les professeurs, les infirmières et les aides soignantes. Ils et elles se précarisent certes, comme dans le cas des postiers. Mais pas tous au même rythme, heureusement. Et ils ne sont pas forcément de toute première jeunesse, d’ailleurs le baby boom s’est passablement transformé en papy boom.
J’en profite pour souligner que le livre contient peu de chiffres et l’exception des industries culturelles confirme la règle : il s’agit de pourcentages internes au secteur concerné, qui ne permettent pas de l’objectiver par rapport à d’autres.
Par contre, il y a un autre aspect objectif peu ou prou évoqué : les NTIC, le développement de l’informatique. J’y vois pourtant une double opportunité pour le camp progressiste. D’abord, pour qui veut savoir, écrire, s’informer, élargir ses horizons, nouer des contacts internationaux, avoir des activités culturelles ou artistiques, il me paraît difficile de ne pas y voir un amplificateur. Ou alors il faut oublier sa pratique quotidienne devant l’ordinateur. Ensuite, plus fondamentalement, c’est en même temps un support de l’autonomie individuelle. Steve Jobs ne fait pas partie du panthéon anarchiste mais il n’empêche que, si sa vision personnelle était bien de pouvoir permettre à chaque individu d’augmenter sa liberté individuelle en lui procurant un ordinateur individuel, on peut dire qu’il a gagné en grande partie son pari. Car le capitalisme a bien des tendances progressistes, mais elles ont pris un caractère assez sectoriel : pas la révolution industrielle mais des tendances économiques progressistes, ni dans le pétrole ni dans l’armement, mais davantage dans l’informatique, haut lieu de l’innovation technologique.
Un vieux ou un nouveau débat ?
Derrière cette question extérieure du subjectif et de l’objectif, il semble y avoir un débat chez l’auteur, une tension personnelle : celle entre le « vieux » et le « jeune » Marx. Le vieux Marx de la science pas marrante, celle que l’on recycle en sociologie, celle du Capital, et le jeune Marx joyeux de l’émancipation de l’homme par l’homme, cette émancipation des courants novateurs contre les vieux appareils. Le débat a fait fureur au tournant des années soixante dix, comme dans l’alternative théorique entre structuralisme et existentialisme – ou l’alternative politique entre trotskisme et spontanéisme. Personnellement, ce vieux débat me laisse songeur, parce que renoncer à l’une ou l’autre, la science ou l’émancipation, me semble appauvrissant.
Le supposé primat des pratiques m’interroge également. Page 7 et ailleurs, il est proposé un cheminement par l’expérimentation, le caractère exemplaire des pratiques remplaçant la (vieille) « prise de conscience ». Mais est-ce si sûr que des gens pratiquent sans discourir ? Des mecs ? Je demande à voir. Dans le documentaire Inventaire avant liquidation, sont présentés de chauds partisans de ce genre de pratiques (limitation du temps de travail, activités multiples, liens de type coopératifs, etc.). J’ai d’abord été séduit par leur discours sur le primat de la pratique et puis je me suis dit ensuite qu’ils étaient des êtres langagiers comme nous tous. Il y en a un qui expliquait par exemple ce qu’il faisait de son temps libéré : il passait beaucoup de temps à discuter avec les non convertis dont il évoquait d’ailleurs les arguments pour les réfuter. C’est l’une des rares femmes interrogées qui a dit que cultiver son potager était aussi alternatif que de faire des discours, en rougissant. Donc les rapports de genre et la division du travail n’étaient peut-être pas totalement abolis, ni le primat militant de la parole sur la pratique.
Sur la parole militante, il faut dire 4 choses : 1- c’est un travail, fatiguant ; 2 – Mais cela ne se confond pas avec une pratique, il y a certes les fameux « effets performatifs du langage », mais ils créent aussi de la confusion, car discours et pratiques sont le plus souvent distincts. 3 – Le primat de la pratique est un vieux topos militant mais les militants connus pour ce qu’ils ont fait sont rares ! Les militants ne font pas que parler mais c’est leur activité principale. D’ailleurs la nouveauté d’Occupy Wall street ne réside-t-elle pas pour beaucoup dans une nouvelle manière de parler, de faire circuler la parole, d’applaudir… ? 4 – Si les militants parlent tant, c’est sans doute aussi parce qu’ils en ont plus besoin que les autres. C’est comme si le lien social dépendait de la parole : le lien social n’étant évident que dans la routine institutionnelle qu’ils appellent à changer, les contestataires ont besoin de parler pour susciter un nouveau lien social, une sociabilité anti ou para institutionnelle. La parole, c’est un peu l’institution militante par excellence.
Pour conclure sur une note positive : le livre invite à réfléchir sur de nouvelles subjectivités contestataires. Il y a des gens créatifs, émancipés ou autonomes qui fourmillent au croisement de tendances contradictoires au sein du capitalisme actuel, dans les pays développés anciens mais aussi nouveaux. Il y a de nouvelles couches moyennes en mal d’insertion et les difficultés sociales greffées au niveau culturel croissant n’aboutissent pas qu’à de la soumission, mais aussi à des idées ou à des pratiques imaginatives et contestataires – des « échappées ». La question que j’ai posé c’est : y en a-t-il plus qu’il n’y avait de militants conscients dans le mouvement ouvrier ? Si oui, on est dans un capitalisme plus progressiste qu’auparavant. Sinon, il s’agit d’une nouvelle avant-garde. Et il faudrait la décrire un peu plus…