Du national-étatisme dans la gauche radicale

Un débat à écouter entre Amselle, Boltanski, Corcuff et Esquerre

Introduction à un débat sur le confusionnisme national-étatiste à gauche

Par Philippe Corcuff

Le débat public de ce jeudi 10 mars 2016 au bar-restaurant Le Lieu-Dit dans le 20e arrondissement de Paris a été proposé par le séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation). C’est un petit groupe pluraliste qui voudrait participer à la reformulation des repères intellectuels d’une gauche de l’émancipation, dans son versant libertaire. Et cela dans une période particulière marquée par une extrême droitisation politique et idéologique, un brouillard intellectuel à gauche ainsi qu’un confusionnisme créant des interférences périlleuses entre extrême droite, droite, gauche sociale-libérale et gauche radicale, les milieux anarchistes n’étant pas épargnés. Le groupe ETAPE fonctionne le plus souvent comme un petit groupe de recherche livrant seulement ensuite dans l’espace public les résultats de son travail. Mais les risques portés par le contexte nous ont conduits dans ce cas à une intervention publique. Il faut prendre alors ce débat du 10 mars 2016 à la fois comme une discussion pluraliste et comme une amorce de contre-offensive intellectuelle et politique face aux brouillages idéologiques qui progressent.

Les quatre intervenants sont des chercheurs en sciences sociales clairement engagés dans une gauche de l’émancipation qui ont publié en 2014 trois des principaux livres décryptant, sous des modalités pour une part différentes, les caractéristiques de l’extrême droitisation en cours :

– les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre avec le livre Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite (Bellevaux, Éditions Dehors) ;

l’anthropologue Jean-Loup Amselle avec l’ouvrage Les nouveaux rouges-bruns. Le racisme qui vient (Fécamp, Lignes) ;

– et moi-même avec Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique »).

Aujourd’hui nous allons nous concentrer sur des ressemblances et des intersections entre certains thèmes ayant un certain succès dans les gauches radicales et des thèmes portés par les néoréacs et l’extrême droite : la double fétichisation de la nation (ou nationalisme) et de l’Etat (ou étatisme). C’est pourquoi l’intitulé du débat parle de national-étatisme. Or, tant les courants marxistes qu’anarchistes ont proposé un critique radicale de l’État, appelant sa disparition, et internationaliste du capitalisme, ouvrant sur une cosmopolitique. La pénétration de modalités diverses de national-étatisme dans les gauches radicales aujourd’hui constituent donc un double recul important.

On peut, avant d’écouter les interventions des uns et des autres, puis le débat qui a suivi, pointer quelques rapports entre les trois livres. Tout d’abord, il faut constater que le principal réside dans les convergences d’analyse des phénomènes idéologiques décryptés. Et surtout nous convergeons tous les quatre dans la prise de conscience des dangers de la période, peu ou mal perçus dans la gauche radicale, dont une certaine arrogance lui laisse penser qu’elle a toujours la main, alors que les dynamiques idéologiques et politiques sont plutôt du côté des ultra-conservateurs et de l’extrême droite.

Ensuite, notons trois différences entre les démarches des trois ouvrages, en tout cas de mon point de vue :

– avec Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, nous pointons une analogie des temps actuels avec les années 1930, alors que Jean-Loup Amselle insiste sur le contexte postcolonial des phénomènes analysés ; ces deux angles peuvent d’ailleurs se révéler complémentaires, car, par exemple, j’insiste sur le fait que l’analogie avec les années 1930 n’est qu’un des éclairages possibles, permettant de souligner à la fois des proximités et des dissemblances avec aujourd’hui ;

– la catégorie « rouges-bruns » est extensive chez Jean-Loup Amselle, visant l’ensemble de la galaxie ultra-conservatrice, intégrant en outre le philosophe Jean-Claude Michéa ou les Indigènes de la République ; pour ma part je vise par « rouges-bruns » des zones plus restreintes de l’ultra-conservatisme comme Alain Soral, passé successivement par le Parti communiste et le Front national ;

– je considère comme Jean-Loup Amselle que la notion d’islamophobie est pertinente pour pointer un racisme antimusulman particulièrement prégnant dans les sociétés occidentales, ce qui n’exclue par une recrudescence de l’antisémitisme ; Luc Boltanski et Arnaud Esquerre n’utilisent pas cette notion, vraisemblablement à cause de ses usages fondamentalistes.

Le débat a été animé par la philosophe et sociologue libertaire Irène Pereira.

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon et co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

Texte J-L Amselle

Frédéric Lordon ou « La Société pour l’Etat »

Par Jean-Loup Amselle

Ce texte est la version écrite de ma contribution au débat public du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) du 10 mars 2016 sur « Du national-étatisme dans la gauche radicale », avec Luc Boltanski, Philippe Corcuff, Arnaud Esquerre, animé par Irène Pereira. J’aborderai rapidement quatre points

1) Nécessité de ne pas faire de procès d’intention à Frédéric Lordon

2) Différences avec Philippe Corcuff, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

3) Souverainisme, nationalisme et infra-nationalisme

4) L’anthropologie souverainiste ou Lordon comme anarchiste à l’envers

1 – Pas de procès d’intention à Frédéric Lordon

Ce qui est visé c’est le souverainisme, le nationalisme et non la personne de Lordon qui se situe clairement à l’extrême-gauche. Il faut d’autant plus y prendre garde qu’actuellement l’analyse critique des idées d’un auteur quelconque est assimilée à un pamphlet, à une fatwa et celui ou ceux qui s’y livrent à des « procureurs de la pensée », des excommunicateurs (je renvoie ici au débat autour des idées de Kamel Daoud). Or, faut-il le rappeler, le débat et la critique des idées sont fondamentalement sains et nécessaires pour la clarification des concepts ainsi que pour l’existence d’une vie intellectuelle satisfaisante, condition première de la démocratie.

2 – Différences avec Philippe Corcuff, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre

Dans mon livre Les Nouveaux Rouges-Bruns1, j’établis une différence avec Boltanski, Esquerre et Corcuff. J’estime que l’on n’assiste pas au retour des années 1930, des anticonformistes, etc., mais que l’on se trouve dans une conjoncture nouvelle marquée notamment par le rôle de l’ethnologie chez certains penseurs (Jean-Claude Michéa, Jean-Pierre Le Goff et, d’une autre façon, chez Frédéric Lordon), de l’écologie (Serge Latouche, Pierre Rabhi, Michel Onfray)) et du postcolonialisme. Un personnage comme Dieudonné, black anti-impérialiste, dans un premier temps, puis passé ensuite à l’extrême-droite est inimaginable dans les années 1930, même s’il existe des ressemblances entre ces deux périodes, telle que l’existence de transfuges passant de l’extrême gauche vers la droite-extrême droite et des positions ni droite, ni gauche (cf. Zeev Sternhell2).

3 – Souverainisme, nationalisme et infra-nationalisme

a) Le souverainisme est précisément une position ni droite-ni gauche, soutenue dans toute l’étendue du spectre politique. Il s’agit d’une structure déformable (ou d’un concept mou) qui peut être appropriée par tous les acteurs et qui est donc source de confusion, justement parce qu’elle ne permet pas de discriminer la gauche de la droite. Or, l’époque actuelle est caractérisée par une confusion extrême sur le plan intellectuel, idéologique et politique.

b) Le souverainisme est défendu à droite et à l’extrême-droite par Nicolas Dupont-Aignan, Jean-Pierre Chevènement, Jacques Nikonoff, Jacques Sapir3, Alain Finkielkraut, Eric Zemmour, Michel Onfray, Marianne, Causeur, Yves Roucaute, (passé du PCF à Valeurs actuelles), entre autres. Il est défendu à gauche et à l’extrême-gauche par Frédéric Lordon, Jean-Luc Mélenchon, Bastien Faudot (MRC) et également par Aurélien Bernier qui explique le déclin du PCF par l’abandon des mots d’ordre souverainistes. Mais, comme le dit l’écrivain Jean Rouaud, « le souverainisme est le cache-sexe du nationalisme. Il n’y a pas de souverainisme de gauche. Tout souverainiste est de droite. »

Le souverainisme et le nationalisme ont ainsi le vent en poupe parce qu’ils substituent des clivages et des luttes « verticaux » aux clivages et luttes horizontaux de classes4.

c) L’infra-nationalisme est hexagonal (« Bonnets rouges », nationalisme corse, basque etc..), mais également postcolonial (Parti des Indigènes de la République, CRAN, Brigade anti-négrophobie). Il ringardise la lutte des classes et propose un principe de souveraineté limitée revendiquée par des entrepreneurs d’ethnicité et de mémoire.

Frédéric Lordon est aussi en un sens postcolonial à propos de la nécessité de sortir de l’euro, à propos de la Grèce et de l’idée qu’il ne faudrait pas laisser l’idée de nation à la droite et à l’extrême-droite, car les prolétaires ont également une patrie. Cette idée était d’ailleurs déjà défendue par le PCF dans les années 1980, époque à laquelle Georges Marchais entonnait le mot d’ordre « Produisons français ». Ce courant national-communiste est toujours populaire comme en témoigne le relatif succès éditorial posthume d’un revenant, Michel Clouscard, édité par les éditions Delga. Cette maison d’édition gravite elle-même autour du groupuscule national-stalinien P.R.C.F (Annie Lacroix-Riz).

4 – L’anthropologie souverainiste ou Lordon comme anarchiste à l’envers

Lordon se veut spinoziste et son livre Imperium n’est, à certains égards, qu’une glose interminable de l’œuvre de Spinoza à qui on peut faire dire tout et son contraire à propos de la situation actuelle5. Mais, même si Lordon se veut spinoziste, il me paraît avant tout profondément hégélien. Chez lui, tout conspire dans l’histoire à faire advenir l’Etat, présent en fait, selon lui dès l’origine, dans les formes d’organisation sociale et religieuses les plus « primitives » comme dans les cas, choisis par lui à titre d’exemples, du chef guarani ou des fétiches congolais nommés nkisi. Tout pouvoir est donc assimilé par Lordon à un pouvoir d’Etat. C’est ce qu’il nomme les « Etats généraux ». Il y a donc, chez lui, une téléologie, une métaphysique et même une théologie de l’Etat mais, à la différence de Hegel6, qui classe et hiérarchise les sociétés en fonction de la présence ou de l’absence de l’Etat et de l’écriture – l’Europe étant placée au sommet de cette hiérarchie puisqu’elle possède les deux, et est donc la seule à pouvoir accéder à l’« esprit absolu » – Lordon postule que tout est déjà donné au départ dans une sorte de big bang étatique initial, l’histoire ne faisant que développer des formes primitives de l’Etat, déjà là.

La cible principale de Lordon, au-delà de l’internationalisme (dont il fait à mon sens une critique justifiée – l’internationalisme suppose la nation, personnellement je préférerai la notion d’a-nationalisme) – c’est donc l’anarchisme et ses cibles anthropologiques privilégiées sont les anthropologues anarchistes Pierre Clastres, Marshall Sahlins et James Scott qui, il est vrai, ont projeté leurs idées anarchistes sur les sociétés qu’ils ont étudiées ou commentées. Lordon est donc une sorte d’anarchiste à l’envers. Plutôt que de voir comme Clastres dans « la » société primitive un rempart contre ce monstre froid qu’est l’Etat7, toutes les caractéristiques de « cette » société visant, dans une sorte d’intentionnalité, à la préserver de l’apparition d’un appareil d’Etat coercitif, Lordon considère que toute forme de pouvoir clanique ou religieux préfigure en quelque sorte l’Etat.

Il y a donc chez lui une évacuation de l’analyse du processus historique d’apparition de l’Etat dans les sociétés exotiques, des nouvelles techniques de coercition qu’introduit l’Etat et du fait que les sociétés les plus primitives d’Amazonie, par exemple, n’étaient pas sans lien avec les Etats environnants comme l’Empire Inca. De même, dans d’autres régions du monde, en Afrique notamment, les sociétés dites lignagères sont souvent les sous-produits des empires et des royaumes, de sorte qu’aller rechercher l’origine de l’Etat dans le lignage revient à occulter les rapports synchroniques qu’entretiennent ces deux formes d’organisation sociale8.

Il y a donc chez Lordon, comme chez Clastres d’ailleurs, une sorte de monadisme ethnologique, qui consiste à isoler un type idéal de société « primitive » de son contexte historique et de son environnement géographique pour lui faire porter la couleur de ses idées.

Pour résumer : pas plus « la société contre l’Etat » de Clastres que la « société pour l’Etat » de Lordon ne sont des notions pertinentes et fondées de l’apparition de l’Etat : ce sont pareillement des fictions politiques à usage contemporain.

Jean-Loup Amselle est anthropologue et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris).

1 Jean-Loup Amselle, Les Nouveaux Rouges Bruns. Le racisme qui vient, Fécamp, Lignes, 2014.

2 Zeev Sternhell, Ni droite, ni gauche. L’idéologie fasciste en France (1e éd. : 1983), Paris, Fayard, 2000.

3 Sur le passage de Jacques Sapir de l’extrême-gauche à une position favorable à une alliance s’étendant jusqu’au FN, voir Jean-Loup Amselle, « Jacques Sapir ou le piège du souverainisme », Libération daté du 31 août 2015, [http://www.liberation.fr/france/2015/08/30/jacques-sapir-ou-le-piege-du-souverainisme_1372467].

4 Sur ce point, voir Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France, Fécamp, Lignes, 2011, réédition 2015.

5 Frédéric Lordon, Imperium. Structures et affects des corps politiques, Paris, La Fabrique, 2015.

6 Dans G.W Hegel, La Raison dans l’histoire (cours de 1822-1830), Paris, 10/18, 2003

7 Pierre Clastres, La Société contre l’Etat, Paris, Minuit, 1974.

8 Voir Jean-Loup Amselle, Logiques métisses (1e éd. : 1990), Paris, Payot, 2012.

Texte P. Corcuff

Pièges confusionnistes du national-étatisme dans la gauche radicale en contexte d’extrême droitisation

Par Philippe Corcuff

Ce texte est la version écrite de ma contribution au débat public du séminaire de recherche militante et libertaire ETAPE (Explorations Théoriques, Anarchistes Pragmatistes pour l’Emancipation) du 10 mars 2016 sur « Du national-étatisme dans la gauche radicale », avec Jean-Loup Amselle, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, animé par Irène Pereira. Cette intervention synthétique aura deux temps : 1) des repères schématiques quant à la galaxie nationale-étatiste dans la gauche radicale, et 2) quelques pistes alternatives simplement esquissées. Elle prend principalement appui sur mon livre Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard (Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2014).

1 – Esquisse d’analyse de la galaxie nationale-étatiste dans la gauche radicale en France aujourd’hui

Dans mon analyse de l’extrême droitisation en cours, je distingue deux secteurs : 1) le plan partisan et électoral, avec le Front national, que je qualifie de « postfasciste »1, pour pointer à la fois des continuités et des spécificités avec les fascismes historiques ; et 2) un ultra-conservatisme idéologique, dans les médias, sur le marché éditorial, sur internet et sur les réseaux sociaux, à la fois xénophobe, sexiste, homophobe et nationaliste ; avec deux pôles, celui islamophobe et négrophobe incarné par Eric Zemmour et celui antisémite incarné par Alain Soral.

Je n’inclus pas les personnalités et penseurs plus ou moins associés à la gauche radicale, ou ayant un certain écho en son sein, dans ces deux cadres d’extrême droitisation. Je les situe dans une gauche confusionniste2, qui autorise des zones d’ambiguïtés et participe à désarmer les gauches vis-à-vis de l’extrême droitisation. Ceux qui disent que j’assimile des secteurs de la gauche radicale et l’extrême droite n’ont visiblement pas lu mon livre. Ces zones d’ambiguïtés ne concernent d’ailleurs pas seulement la gauche radicale, mais aussi la gauche sociale-libérale et sécuritaire de gouvernement, avec par exemple l’influence du géographe Christophe Guilluy et le professeur de science politique Laurent Bouvet, avec leur notion d’« insécurité culturelle »3.

Le fait de mettre en avant des « solutions » nationales et étatistes face à la mondialisation néolibérale du capitalisme, en particulier dans les débats autour de « la sortie de l’euro » ou de l’adoption d’un « protectionnisme national », constitue une zone d’intersection avec les thèmes ultra-conservateurs et d’extrême droite. Il faut toutefois préciser que ce ne sont pas les mêmes institutions étatiques et les mêmes conceptions de la nation dans les deux cas. Cependant, le danger, c’est à partir d’un petit ruisseau de gauche, même arrimé à une vision républicaine de la nation et plus démocratique de l’Etat, d’alimenter le fleuve du repli national risquant de principalement profiter, dans le rapport des forces idéologiques actuel, au « postfascisme ».

Je crains donc que les tenants à gauche de la sortie de l’euro et du protectionnisme national ne jouent aux apprentis sorciers de manière incontrôlée par rapport au contexte. Dans une analyse socio-historique, c’est le contexte (dont les rapports de force) qui donne leur sens aux idées, et pas le contenu précis de ces idées elles-mêmes. Pour comprendre les risques, il faut sortir d’une vision idéaliste, où le contenu détaillé des idées serait premier par rapport à leurs usages sociaux et historiques. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que des « solutions » principalement nationales et étatiques seraient largement inefficaces dans le cadre du capitalisme mondialisé actuel. Le national-étatisme contribuerait donc à désarmer les gauches face à l’extrême droitisation, sans vraiment l’armer socio-économiquement.

A partir de cette pente commune, il y a des variantes entre les auteurs et des degrés différents de dangerosité. Certains critiques manichéens des institutions européennes privilégiant conjoncturellement une voie nationale, comme Cédric Durand et Razmig Keucheyan, ou le protectionnisme national, comme François Ruffin, se contentent de désarmer la gauche radicale, en oubliant la critique des institutions étatiques et l’internationalisme. Aurélien Bernier est un des rares, se situant dans des perspectives analogues, à intégrer justement un volet de coopération internationale, mais qui apparaît infime par rapport aux composantes nationales. Aurélien Bernier, Frédéric Lordon et Jacques Sapir tendent, par ailleurs, à amalgamer souveraineté nationale et souveraineté populaire, en relativisant alors la critique des logiques oligarchiques à l’œuvre dans les dispositifs bureaucratiques, le pouvoir technocratique et la représentation politique professionnelle des Etats-nations contemporains.

Frédéric Lordon va plus loin. Tout d’abord, il n’arrive pas à maîtriser des propos essentialisants à tonalités germanophobes, par exemple quant il écrit dans son livre anti-européen La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique (Paris, Les liens qui libèrent, 2014), que « l’Allemagne (…) était mue simplement par le désir, mais frénétique et prêt à tout, de faire droit à ses idées fixes » (p. 87). Mais Lordon apparaît lui-même encore très policé et timide sur la germanophobie, car sur les listes internet des gauches radicales ont fleuri durant l’été 2015 à propos de la Grèce des propos affligeants comparant l’Allemagne actuelle au nazisme ou Angela Merkel à Hitler ! Ce qui, par ailleurs, fleurait bon un relativisme à tonalité négationniste. Et quand on a vu, par la suite, que la politique de Merkel vis-à-vis des migrants était plus ouverte que celle de François Hollande, la bêtise rhétorique au sein de la gauche radicale apparaissait encore plus ridicule rétrospectivement. Si Merkel était Hitler, que pouvait alors être Hollande ?… L’été 2015 a été particulièrement pathétique quant au processus de décomposition éthique, politique et intellectuelle de secteurs de la gauche radicale.

Mais revenons aux figures intellectuelles. Dans son livre de philosophie politique Imperium. Structures et affects des corps politiques (Paris, La Fabrique, 2015)4, Frédéric Lordon propose aussi la vision théorique la plus systématiquement étatiste, en faisant de ce qu’il appelle « l’Etat général » une forme nécessaire dans toute société passée, présente et à venir. Il y a là une intersection forte avec la droite conservatrice classique. Par ailleurs, dans un aspect plus localisé, moins central que la justification de l’éternité de l’Etat dans Impérium, Lordon avance une vision trouble de l’importance de « l’appartenance nationale » dans une approche quasi-organique basée sur les affects, opposée à une condamnation des « communautés politiques disséminées » (p. 190). L’enracinement national contre la dissémination : on a ici une accointance avec un thème de ceux qu’on a appelé « les non-conformistes des années 30 », bricolant entre fascisme et communisme, repris ensuite par le pétainisme. On a dans ce cas une intersection restreinte avec l’ultra-conservatisme et l’extrême droite.

Cependant, celui qui a été le plus loin dans les intersections stratégiques avec l’extrême droite, c’est l’économiste Jacques Sapir en prônant une politique d’union nationale pour sortir de l’euro associant notamment Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen5. Ce point de vue a été condamné, fort heureusement, par Frédéric Lordon ou Cédric Durand.

2 – Vers une alternative anticapitaliste, libertaire et internationaliste

Sur les pistes alternatives, je serais encore plus bref dans le temps restreint qui m’est imparti.

Face aux pentes nationalistes d’abord

Est-ce à dire qu’il ne faille même pas discuter des solutions « techniques » possibles dans le domaine de la politique économique, proposant des protections nationales et/ou un retrait de l’euro, de crainte de nourrir l’extrême droite ? Non, mais il s’agit de prendre au sérieux certaines caractéristiques de la conjoncture idéologico-politique (en France, dans d’autres pays d’Europe et, avec l’élection de Donald Trump, aux Etats-Unis) voyant se développer des nationalismes xénophobes. Encore moins que dans une autre conjoncture, on ne peut pas avancer des mesures nationales qui ne soient pas liées à un volet consistant de coopérations internationales. Par exemple, il apparaît tout à fait envisageable d’explorer la sortie de l’euro comme une des hypothèses possibles, mais en dessinant alternativement une zone de solidarités renforcées entre des pays s’efforçant de décrocher des logiques néolibérales en Europe et ailleurs. Et/ou en faisant de la construction de mouvements sociaux européens et mondiaux un des axes principaux de l’action politique, en l’articulant avec des engagements locaux et nationaux.

Une telle démarche inviterait ceux qui mettent leurs espoirs dans des politiques publiques alternatives à partir des institutions existantes à se saisir des différents niveaux de l’action (local-national-international) et de leurs contradictions, plutôt que de s’enfermer dans un seul niveau (le cadre national). Elle inciterait, d’autre part, les libertaires et plus largement les militants des mouvements sociaux à déployer la mise en réseau des groupements d’individus solidaires du local au mondial, à développer des jumelages dynamiques (entre communes, mais aussi sections syndicales, associations, coopératives, AMAP, etc.), à préparer des grèves européennes et, au-delà, des marches internationales pour la dignité. Cela stimulerait le milieu associatif afin de donner une portée politique aux ressources cosmopolites (comme le bilinguisme, le maintien de liens familiaux et culturels, les échanges associatifs, etc.) présentes dans des milieux populaires et des couches moyennes travaillées par plusieurs vagues d’immigration. Ce qui ouvrirait sur une cosmopolitique populaire.

Face aux pentes étatistes ensuite

Il s’agirait de préserver les fonctions sémantiques et protectrices des institutions publiques tout en se défaisant des habitudes étatiques et de l’Etat. Je parle de fonctions « sémantiques », au sens des analyses fournies par Luc Boltanski des institutions en tant que fournissant des repères partagés d’orientation6, et de fonctions « protectrices », au sens des analyses du sociologue Robert Castel sur les institutions de protection sociale (sécurité sociale, systèmes de retraite et assistance chômage)7. Il s’agit d’envisager l’horizon d’institutions sans Etat ; l’étatisme pouvant être appréhendé comme une logique d’intégration hiérarchique de l’ensemble des institutions autour d’un axe unique. Je renvoie sur ce plan à mon livre de 2015 Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte publié aux éditions du Monde libertaire.

Ces pistes visent à redonner vie aux muscles anti-étatistes/libertaires et internationalistes de l’anticapitalisme affaiblis par la vague national-étatiste actuelle. Dans cette perspective, les nationaux-étatistes de gauche sont autant des adversaires politiques et intellectuels d’une gauche libertaire d’émancipation que les sociaux-libéraux sécuritaires au gouvernement. Gangrénées d’interférences et de complaisances, les gauches radicales sont encore loin d’en prendre conscience en France.

Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon et co-animateur du séminaire de recherche libertaire ETAPE.

1 Sur la notion de « postfascisme », voir aussi Philippe Pelletier et le groupe Nestor Makhno de la Fédération Anarchiste, Du fascisme au post-fascisme. Mythes et réalités de la menace fasciste. Éléments d’analyse, Paris, Éditions du Monde Libertaire, novembre 1997, et Enzo Traverso, Les nouveaux visages du fascisme, Paris, Textuel, 2017.

2 Voir aussi Philippe Corcuff, « Après le Brexit et Trump : confusionnisme à gauche et extrême droitisation idéologique », revue en ligne Les Possibles (éditée à l’initiative du Conseil Scientifique d’Attac), n° 12, hiver 2017, [https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-12-hiver-2017/dossier-la-droitisation-des-politiques/article/apres-le-brexit-et-trump-confusionnisme-a-gauche-et-extreme-droitisation].

3 Voir Philippe Corcuff, « Christophe Guilluy et Laurent Joffrin : des néocons’ de gauche », site d’informations Rue 89, 8 décembre 2014, [http://rue89.nouvelobs.com/2014/12/08/christophe-guilluy-laurent-joffrin-neocons-gauche-256452], ainsi que « Face à la montée du FN, la dérive des « néocons » de gauche », Libération daté du 31 mars 2015, http://www.liberation.fr/politiques/2015/03/30/face-a-la-montee-du-fn-la-derive-des-neocons-de-gauche_1231682].

4 Pour des critiques, voir Philippe Corcuff, « En finir avec le « Lordon-roi » ? Les intellos et la démocratie », site d’informations Rue 89, 4 février 2016, [http://rue89.nouvelobs.com/2016/02/04/finir-lordon-roi-les-intellos-democratie-263066], et Jérôme Baschet, « Frédéric Lordon au Chiapas », site Ballast, 9 mai 2016, [http://www.revue-ballast.fr/frederic-lordon-au-chiapas/].

5 Voir Jacques Sapir, « Réflexions sur la Grèce et l’Europe », blog RussEurope, 21 août 2015, [http://russeurope.hypotheses.org/4225], et « Quelle campagne présidentielle ? », site Russia Today en français, 13 septembre 2016, [https://francais.rt.com/opinions/26268-quelle-campagne-presidentielle].

6 Dans Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009.

7 Voir notamment Robert Castel, entretiens avec Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001.

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