Dixième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :
– Novembre 2014 –
Anarchisme, non-violence et Black Blocs
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Autour de contributions proposées par :
- Manolo Cervera-Marzal (auteur notamment de Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, éditions Aux forces de Vulcain, 2013 ) à propos de la non-violence
- Wil Saver (militant d’Alternative Libertaire, a eu une expérience il y a plusieurs années dans les Black Blocs), à propos de la violence de basse intensité des Black Blocs
La violence révolutionnaire est-elle nécessaire ?
Par Manuel Cervera-Marzal
Auteur notamment de : Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King (éditions Aux forces de Vulcain, 2013) et de Gandhi. Politique de la non-violence (Michalon Éditeur, collection « Le bien commun », 2015)
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En s’inspirant des idées de Gandhi, cet article ambitionne de repenser à nouveaux frais la question des justifications éthico-politiques de la violence révolutionnaire. Après avoir identifié cinq registres de légitimation de l’emploi des armes dans le renversement du capitalisme, nous montrerons qu’aucun d’entre eux ne satisfait aux conditions stratégiques et éthiques d’une révolution « réussie ». Mais, si la violence révolutionnaire doit être bannie, sommes-nous condamnés à la passivité et à une lâche acceptation de l’ordre établi ? En partant du constat que tout pouvoir repose en grande partie sur le consentement des sujets, ne peut-on pas élaborer une stratégie révolutionnaire non-violente, fondée sur le refus de collaborer avec les institutions génératrices d’injustice ?
Dans cet article, nous partirons de l’hypothèse selon laquelle une révolution, c’est-à-dire un renversement de l’ordre politique et économique, est nécessaire [1], ne serait-ce que du fait de l’irrationalité d’un système capable de nourrir 12 milliards de bouches mais dans lequel 17 000 enfants meurent quotidiennement de malnutrition [2]. Ceci étant posé, une question surgit immédiatement, celle de la légitimité de la violence, que l’on considère généralement comme inhérente à tout processus révolutionnaire. Il s’agit là d’une question philosophique pérenne, quasi-éternelle, que tout révolutionnaire, d’hier comme de demain, de Paris comme de Tunis, ne saurait éviter.
Deux récentes contributions ont réouvert le débat et méritent d’être mentionnées. Dans une conférence [3] prononcée au colloque « Marx International » en octobre 2004, le philosophe français Etienne Balibar exprimait son regret devant ce qu’il nommait la « rencontre manquée » du XXe siècle, celle de Lénine et Gandhi. A ceux qui opposent stérilement ces deux plus grands « théoriciens-praticiens révolutionnaires » du siècle passé, Balibar propose une articulation féconde entre dictature du prolétariat et désobéissance civile. Cette nouvelle hypothèse stratégique – une révolution combinant les mérites respectifs de la violence et la non-violence – enseignerait aux révolutionnaires d’aujourd’hui que leur lutte, pour être victorieuse, doit respecter un « principe d’autolimitation », par lequel est laissé à l’adversaire un moment d’ouverture pour lui offrir l’opportunité de transformer son point de vue. George Labica, autre philosophe français issu de la tradition marxiste, formula en 2005 une réponse lapidaire [4] à l’invitation de Balibar à repenser à nouveau frais le couple violence/non-violence dans son rapport à la révolution. En affirmant que « la violence n’est pas un choix », Labica soutient – de manière à peine voilée – qu’elle est une nécessité et qu’elle s’en trouve, de ce fait, justifiée. D’où il s’ensuit que la non-violence est « incapable de dépasser le stade des louables intentions » et que, pour se libérer, les opprimés devront impérativement en passer par les armes et le « terrorisme de résistance » (comme en Irak ou en Palestine). Le clivage entre Balibar et Labica [5] concerne la légitimité de la violence révolutionnaire. Aussi souhaitons-nous, dans la suite de ce texte, identifier les arguments régulièrement mobilisés dans ce débat sans fin.
Une définition restrictive de la violence, que nous ferons nôtre, fait consensus. Elle désigne comme « violente » toute atteinte volontaire à l’intégrité physique d’un ou plusieurs être(s) humains. Sont ainsi exclus de cette définition les dommages corporels dus au hasard, à la fatalité ou aux phénomènes naturels, de même que les atteintes à l’intégrité morale ou psychologique, car il est évident qu’une révolution, même des plus pacifiques, ne va pas sans heurter les mentalités, ou rompre avec les idées communément admises, parfois d’origine immémoriale. La violence désigne donc une atteinte physique dans laquelle est engagée une responsabilité humaine. Partant, la « violence révolutionnaire » est la forme spécifique de violence physique visant le renversement de l’ordre établi et, dans sa version marxiste et anarchiste, l’abolition de l’Etat et le dépassement du capitalisme. Elle se donne pour horizon l’édification d’un monde commun, de ce que Gandhi appelle une société non-violente, Marx le communisme et les libertaires l’anarchie. Chacun nommera cette société comme il le souhaite, du moment qu’il entende derrière l’abolition de la propriété privée des moyens de production et l’instauration du régime politique qui lui correspond : une démocratie directe et fédéraliste.
L’Etat revendiquant, avec succès, le monopole de la violence physique légitime (armée et police) sur un territoire donné [6], les opprimés en état de révolte disposent bien rarement des fusils et des tanks pour défendre leur cause. Mais lorsqu’ils ont la possibilité de s’armer, une question se pose alors à eux : doivent-ils user ou non des moyens de violence qui sont à leur disposition ? Cette question jamais résolue nous semble des plus cruciales concernant la stratégie révolutionnaire dans son ensemble. La violence révolutionnaire est-elle jamais légitime ? Si oui, pourquoi ? Si non, que substituer aux méthodes d’action violentes ? Pour répondre à ces questions, il convient de commencer par un inventaire des arguments qui, de tout temps, ont été mobilisés pour défendre la légitimité éthico-politique de la violence révolutionnaire. Cinq axes de justification se font jour. Les révolutionnaires de tout poil les ont bien sûr sélectionnés, combinés et adaptés en fonction des circonstances historiques, des contextes politiques et de leurs idéologies spécifiques.
1) La violence défensive : La violence est légitime car elle n’est qu’une contre-violence. Il s’agit exclusivement d’une réponse à une agression première, à savoir la violence institutionnelle de l’Etat ou, dans les situations de montée du fascisme, à la violence organisée de la bourgeoisie, de ses milices et de ses nervis. Le caractère secondaire et dérivatif de la violence révolutionnaire dédouane ceux qui l’ont perpétré de leur responsabilité morale.
2) La violence historique : La violence est dans ce cas présentée comme inscrite dans les lois de l’Histoire. Le déroulement des révolutions passées est là pour en témoigner. La violence est légitime car nécessaire pour permettre au passé d’accoucher de l’avenir, selon la formule fameuse de Marx. Sans elle, point de salut historique.
3) La violence cathartique : La violence révolutionnaire possède une valeur libératrice et réparatrice. Elle permet aux opprimés d’expurger la douleur si longtemps intériorisée. En se vengeant, ils recouvrent leur dignité et acquièrent leur indépendance. En tant que sacrifice rédempteur, la violence ouvre la voie à l’avènement d’un « homme nouveau ».
4) La violence révélatrice : En précipitant la répression policière et militaire, la violence a pour but de révéler la véritable nature intrinsèquement « fasciste » de l’Etat. Il s’agit de provoquer ce dernier pour l’amener à dévoiler aux yeux de tous que – derrière les fallacieuses idéologies du bien commun et de la souveraineté populaire – la force constitue en dernière analyse son seul et unique fondement.
5) La violence efficace : Les protestations verbales et les déclarations d’intentions n’ont jamais changé le monde. La non-violence n’est par ailleurs qu’une forme dissimulée de lâcheté et de réformisme petit-bourgeois, reculant devant l’usage des moyens nécessaires à la réalisation des fins. Pour la révolution, il n’est donc qu’une seule solution : l’action violente (minoritaire ou de masse).
Ces arguments ne nous semblent pas tenir, et nous aimerions le montrer, en nous inspirant, une fois n’est pas coutume, de la pensée de Gandhi. Loin de nous l’idée de saupoudrer d’un peu de folklore asiatique la sérieuse discussion révolutionnaire sur le rôle de la violence. Il faut considérer avec le plus grand respect et une attention soutenue les apports du Mahatma sur la question. Il est d’ailleurs regrettable que les traditions marxiste et libertaire – à quelques exceptions près [7] – aient totalement fait l’impasse sur les enseignements de Gandhi. Toute révolution, soutenait Simone Weil, n’est que le produit des moyens employés pour la faire aboutir. A ce titre, n’avait-elle pas raison d’affirmer que « plus il y a de violence, moins il y a de révolution »[8] ? Reprenons un à un, pour les critiquer, les cinq arguments présentés ci-dessus.
1) La violence défensive : Il est indéniable que la violence des prolétaires, des colonisés ou des esclaves n’est qu’une réponse à celle de leurs oppresseurs. Ce fait ne saurait être contesté, si l’on prend la peine d’observer les situations révolutionnaires passées. Mais suffit-il à rendre cette violence légitime ? Une donnée supplémentaire doit être prise en compte. Dans une guerre civile révolutionnaire, l’adversaire adoptera lui aussi la stratégie de légitimation de la « violence défensive ». La violence initiale et fautive, c’est toujours celle de l’autre. Aussi, pour sortir de cette spirale infernale où toutes les violences sont « légitimes » et où toutes s’exercent donc sans limite, il n’est qu’une seule solution : le désarmement unilatéral. Sans quoi le monde court à sa perte, à sa disparition au sens littéral. Mais attention, qui dit se désarmer ne dit pas arrêter de lutter. Il s’agit au contraire de lutter autrement. Il ne faut pas par ailleurs tomber dans un relativisme éthique absolu. Dire que la violence défensive n’est pas légitime ne signifie pas que toutes les violences se valent. La violence spontanée vaut mieux que celle préméditée, la violence défensive est préférable à celle agressive, et la violence d’une minorité opprimée est plus compréhensible que celle des oppresseurs organisés.
2) La violence historique : Un bref raisonnement par l’absurde suffit à réfuter l’idée que la violence serait inscrite dans les « lois de l’histoire ». Si la loi du talion prévalait, notre espèce aurait disparu depuis des siècles, puisque la logique du « œil pour œil » aurait tôt fait de rendre tout le monde aveugle. Or, nous sommes là pour le constater, tel n’est pas le cas. Une seconde manière de réfuter la thèse de la violence comme nécessité historique revient à remarquer que, contrairement à ce qu’a longtemps soutenu un certain marxisme orthodoxe, nous savons aujourd’hui que, violence ou non, il n’est pas de « lois » de l’Histoire. L’homme a beau être soumis à un conditionnement social, l’histoire en tant que catégorie transcendante hors de notre portée n’est qu’un fantasme métaphysique et fataliste, un fétiche si l’on veut. « Les circonstances font tout autant les hommes que les hommes font les circonstances », écrivaient Marx et Engels dans L’idéologie allemande (1846), brisant ainsi l’alternative binaire entre un matérialisme vulgaire et un idéalisme humaniste. Dans la même veine, explique Cornelius Castoriadis, le propre d’une société autonome est de rompre avec l’imaginaire hétéronome d’une nécessité historique et de prendre conscience que l’humanité est à l’origine de ses propres lois et institutions.
3) La violence cathartique : Faut-il vraiment faire souffrir celui qui nous a opprimé pour se sentir soulagé ? Dans certains cas parfois. Mais cette sadique thérapie suffit-elle à consacrer un « droit à la vengeance » ? Une société future, radicalement différente de celle-ci, ne devrait-elle pas plutôt, autant que faire se peut, instituer une logique politique du pardon ? Peut-on rendre un tyran entièrement responsable des souffrances infligées à ses sujets, et en retour permettre à ces derniers de soulager leurs malheurs en égorgeant leur maître ? En outre, peut-on imputer la responsabilité des maux sociaux du capitalisme aux seuls capitalistes et ainsi exiger qu’ils en soient violemment punis ? Non, car il ne faut jamais oublier que, de même que les prolétaires sont à leur place non par incompétence individuelle ou choix volontaire mais du fait des mécanismes impersonnels qui assurent la reproduction sociale, les bourgeois n’occupent majoritairement leur position sociale que parce que leurs pères, et les pères de leurs pères, l’occupaient. On ne choisit jamais entièrement d’être exploiteur, ou de vivre des revenus – passés et/ou présents – de l’exploitation. Marx écrivait ainsi qu’on ne peut rendre « l’individu responsable des rapports dont il reste socialement la créature, quoiqu’il puisse faire pour s’en dégager »[9], si bien que l’on peut affirmer, avec Marx lui-même, que les dominants sont dominés par leur propre domination (comme le thésauriseur est « dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite »[10]).
4) La violence révélatrice : Cet argumentaire caractérise avant tout les groupes d’action directe tels que la RAF allemande ou les Brigades rouges italiennes. Selon eux, les attentats terroristes contre les représentants de l’Etat ont pour effet d’entraîner la répression policière, dévoilant ainsi que l’Etat n’a aucune légitimité puisqu’il ne fonde son pouvoir que sur la force armée. Mais de telles violences sont-elles réellement nécessaires pour illustrer la nature bourgeoise et essentiellement conservatrice de l’Etat ? Cette nature n’est-elle pas déjà d’une évidence flagrante ? Et quand bien même les yeux de chacun n’auraient pas été dessillés sur cette « évidence », ne vaut-il pas mieux perfectionner l’élaboration et la diffusion des idées révolutionnaires – de manière à mieux convaincre les gens sur cette question – que de commettre des violences immorales car touchant souvent des innocents et contreproductives car discréditant ainsi le mouvement ouvrier révolutionnaire dans son ensemble ?
5) La violence efficace : Cette question en comporte en fait deux : La violence est-elle réellement efficace ? Si oui, efficacité vaut-elle légitimité ? Il n’est en effet pas évident que l’efficacité d’une méthode suffise à en justifier le bienfondé. Une chose n’est pas bonne au seul motif qu’elle est efficace – il n’est qu’à penser à l’exemple de la bombe atomique, qui a mis fin à la guerre avec le Japon. Ainsi, l’efficacité d’une action est une condition nécessaire mais non suffisante à sa légitimité. En outre, et il faudrait commencer par là, quels éléments nous permettent d’affirmer ou non que la violence est efficace ? Il faudrait déjà distinguer entre l’efficacité dans l’absolu et l’efficacité par rapport à d’autres modes d’action politique (élections, recours au Conseil constitutionnel, pétitions, manifestations, grèves, actions directes non-violentes, etc). L’ambition de cet article n’est pas de fournir une réponse à cette question empirique éminemment complexe. Il n’est d’ailleurs pas certain que cette question puisse véritablement être posée hors des conditions historico-pratiques qui sont susceptibles de la mettre à l’ordre du jour. Notons simplement, c’est la position de Gandhi, que les bienfaits de la violence – dont on croit lui être redevable – ne sont qu’apparents et temporaires. Les résultats acquis par les armes soit s’évanouissent rapidement, soit se retournent en leur contraire.
Les justifications éthico-politiques de la violence révolutionnaire semblent ainsi s’évanouir une à une. Mais si la violence est reléguée dans les ténèbres de l’ergastule et si, en tant que révolutionnaires, nous avons renoncé à changer le monde par les institutions de l’ordre établi, considérant que celles-ci sont rodées à la domination et à l’oppression de groupes sur d’autres, quelle voie d’action nous reste-t-il ? Si ces deux options sont à rejeter, ne sommes-nous pas dès lors condamnés à l’inaction ou à une passivité complice ? Non, car il serait naïf de croire que « l’action révolutionnaire est violente ou n’est pas ». Il existe, pour résister, une large panoplie d’actions directes non-violentes, d’ailleurs souvent mises en œuvre sans forcément la pleine conscience qu’il s’agit là de méthodes non-violentes. Notons dès le départ que les grèves – y compris générales et expropriatrices – et les manifestations, dans l’immense majorité des cas, constituent des actions non-violentes. Outre ces deux modalités privilégiées du répertoire d’action collective contemporain, on relèvera des actions plus spécifiquement labellisées « non-violentes », comme la désobéissance civile, le refus de l’impôt, l’objection de conscience, les sit-in, les occupations, etc.
Une action n’est pas légitime du seul fait qu’elle est éthique. Autrement dit, que la non-violence soit conforme aux exigences de notre for intérieur ne suffit pas à la rendre politiquement valable. Si l’on souhaite œuvrer en vue d’une transformation révolutionnaire de la société, la non-violence, en plus d’être morale, doit être efficace. Le choix de la non-violence ne doit pas découler de considérations exclusivement humanistes. Il doit répondre à des exigences pragmatiques. L’action directe non-violente peut-elle remplir avec succès les tâches assignées à toute action révolutionnaire ou faut-il, comme le suggérait Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre (1961), laisser éclater la colère et la haine, seules capables de rendre aux exploités leur humanité ? Il nous faut désormais montrer que si la non-violence constitue bien un outil de lutte efficace, c’est qu’elle se fonde sur une analyse pertinente des mécanismes psychosociologiques du changement social.
Les actions directes non-violentes qui nous intéressent ici relèvent d’une stratégie de non-coopération collective. Le point d’application de la non-coopératin peut concerner le domaine politique (la désobéissance civile), la sphère du travail (la grève) ou celle de la production des biens et des services (le boycott). Dans tous les cas, cette stratégie repose sur un présupposé quant à la nature du pouvoir politique. A l’instar de La Boétie glosant sur la servitude volontaire, la non-violence postule que le pouvoir des dominants dépend intimement du consentement des dominés. Il n’est de servitude que volontaire, de même qu’il n’est de domination, au sens de Max Weber, sans croyance, même partielle, de la part des dominés dans la légitimité des dominants [11]. Les esclaves se passeraient en quelque sorte eux-mêmes la corde au cou. Cette thèse ne doit pas être mal interprétée. De mauvais esprits soutiendraient précipitamment que, puisque le peuple s’asservit, telle doit rester sa condition. On a le sort qu’on mérite. Cette interprétation de l’hypothèse de la servitude volontaire est propre à la philosophie libérale et à celle des seigneurs. Elle passe entièrement à côté du message de La Boétie. L’hypothèse de la servitude volontaire – autrement dit la description du pouvoir politique comme reposant sur le consentement des sujets – annonce deux bonnes nouvelles. D’une part que la tyrannie peut être renversée sans armes, donc que la révolution peut être non-violente. D’autre part, que l’émancipation du peuple ne saurait être qu’auto-émancipation.
Tout d’abord, puisque la soumission des hommes dépend moins de la force qu’ils subissent que de l’obéissance à laquelle ils consentent, la non-coopération collective constitue un moyen efficace de renverser un pouvoir tyrannique. Or, le simple refus d’obéir n’implique aucune violence physique. Nos maîtres ne sont grands que parce que nous nous agenouillons devant eux. La seule puissance du tyran, c’est de ses sujets qu’il la tient. Aussi, pour mettre à bas un système oppressif, nul besoin d’armes et de fusils. Il suffit pour cela d’arrêter d’obéir aux tyrans et aux petits tyranneaux chargés de transmettre ses ordres. Automatiquement, leur pouvoir s’effritera [12]. La stratégie non-violente se révèle ainsi être un moyen de lutte efficace contre les différentes formes de domination. En outre, l’analyse laboétienne du pouvoir fait signe vers l’auto-émancipation des opprimés. Puisque les sujets ne sont asservis que du fait de leur propre volonté, eux seuls sont en mesure de remédier à cette situation. L’auto-assujettissement implique inexorablement son revers : l’auto-émancipation. Désormais, le peuple n’est plus seulement l’objet de la révolution, il en devient le sujet. Sa libération ne sera pas le fruit d’agents extérieurs. L’émancipation, pour être consistante et durable, doit être auto-émancipation.
Avant de conclure, une nuance doit être apportée. La non-violence ne peut ni ne doit jamais être absolue. Gandhi lui-même, malgré son strict rejet de la violence et des idéologies qui la soutiennent, insiste sur le fait que la non-violence doit être une éthique relative. Il faut faire preuve de souplesse dans l’application de la doctrine, car les principes sont une chose, la bonne pratique une autre. Œuvrer à la révolution n’est pas un long fleuve tranquille. Aussi, ceux qui y travaillent se retrouvent-ils souvent dans des situations singulières et inattendues où agir de manière pacifique est tout simplement illusoire ou suicidaire. Dans ce cas, l’urgence vaut légitimation, et le recours à la violence ne saurait être par principe écarté. En outre, soutient Gandhi, la violence vaut toujours mieux que la lâcheté. Si l’idéal est celui d’une révolution non-violente, il faut pourtant reconnaître que, étant donnée l’apathie générale, on ne peut blâmer trop sévèrement ceux qui ou envisagent ou préparent la révolution par les armes. Ces groupes minoritaires, bien que violents, possèdent une vertu que n’ont pas les membres de la majorité silencieuse qui s’accommodent passivement de l’ordre établi : le courage. Car, affirme Gandhi, alors qu’il n’y a aucun espoir de voir un-e lâche devenir un-e révolutionnaire non-violent-e, cet espoir n’est pas interdit à un-e révolutionnaire convaincu-e de la nécessité et de la légitimité de la violence révolutionnaire [13].
Paru initialement dans la revue Contretemps web, 04 octobre 2011
[http://www.contretemps.eu/interventions/violence-r%C3%A9volutionnaire-est-elle-n%C3%A9cessaire]
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[1] Cette « hypothèse communiste », comme la nomme Alain Badiou, revient à dire que l’humanité n’est pas condamnée à vivre sous la domination planétaire du capitalisme et des ravages qui l’accompagnent. In BADIOU, Alain, L’hypothèse communiste, Paris, Editions Lignes, 2009.
[2] Ces chiffres, directement issus des statistiques de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (FAO), sont commentés avec pertinence dans le documentaire autrichien d’Erwin Wagenhofer, We feed the world (2005).
[3] Cette conférence est retranscrite dans le dernier ouvrage de Balibar Étienne, Violence et civilité, Paris, Editions Galilée, 2010.
[4] Cette réponse , intitulée « La violence ? Quelle violence ? » est disponible sur le blog de Georges Labica : http://labica.lahaine.org/articulo.php?p=13&more=1&c=1 consulté le 16 juillet 2011.
[5] Leur controverse est résumée et poursuivie par Sylvie Laurent dans « La non-violence est-elle possible ? », site La Vie des idées : http://www.laviedesidees.fr/La-non-violence-est-elle-possible.html , publié le 23 juillet 2010.
[6] WEBER, Max, Economie et société, Paris, Plon, 1971, p. 21.
[7] Nous pensons notamment à l’intervention d’Étienne Balibar, citée précédemment, lors du colloque Marx International de 2004.
[8] Citée in MULLER, Jean-Marie, Simone Weil, l’exigence de la non-violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1995, p. 120.
[9] MARX, Karl, Œuvres I, Le Capital, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 550.
[10] Ibid., ch. XXIV, partie 3.
[11] C’est là également à peu de choses près la définition de la « violence symbolique » que l’on trouve chez Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, in La Reproduction, Paris, Editions de Minuit, 1970.
[12] L’exemple de la résistance civile danoise au nazisme en constitue une illustration exemplaire. Suite à l’occupation du pays par les forces allemandes, au cours de l’été 1943, les Danois organisent immédiatement des actions directes non-violentes de masse. Toute une série de grèves viennent compliquer l’administration du pays par les autorités nazies. Puis, lorsque ces dernières décident de déporter les Juifs danois dans les camps de la mort, leurs concitoyens les évacuent rapidement vers la Suède, où ils seront placés en sécurité. La réussite de ces opérations galvanise les Danois, qui entreprennent alors une grève générale. Ainsi, bien que le pays n’ait été libéré qu’à la fin de la guerre, il ne fait aucun doute que l’action non-violente de masse a fortement contribué à affaiblir l’occupant nazi.
[13] GANDHI, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1990, p. 179.
Gandhi : de l’antilibéralisme à l’anarchisme non-violent
Par Manuel Cervera-Marzal
Auteur notamment de : Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King (éditions Aux forces de Vulcain, 2013) et de Gandhi. Politique de la non-violence (Michalon Éditeur, collection « Le bien commun », 2015)
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L’action directe non-violente prouve que l’on peut agir sans violence, mais peut-on gouverner sans violence ? Car Christian Mellon et Jacques Sémelin remarquent à juste titre que l’existence d’une non-violence politique ne signifie pas qu’il y ait une politique non-violente [1] : « nécessaire et possible dans l’action, la non-violence l’est-elle encore dans la gestion d’une société au quotidien ? » Cette question se cristallise autour de la notion d’Etat, que Gandhi définit comme la violence sous sa forme organisée et intensifiée. Une gestion non-violente du social implique donc la suppression de l’institution étatique : mon idéal, affirme Gandhi, serait « un état d’anarchie éclairée » où « chacun serait son propre maître »[2]. Si les libéraux partagent avec le Mahatma une méfiance permanente envers l’Etat, ils considèrent néanmoins ce dernier comme nécessaire à la garantie des libertés individuelles. Il est pour eux un moindre mal.
L’idée de cet article est donc de confronter la pensée politique de Gandhi au libéralisme, paradigme dominant de la modernité politique. Au terme de cette comparaison, nous serons en mesure de répondre à la question du rapport de Gandhi au pouvoir politique. Son modèle de société et sa conception du pouvoir font du Mahatma l’un des précurseurs de ce que nous appellerons l’anarchisme non-violent.
A/ De l’antilibéralisme…
S’il est légitime de comparer gandhisme et libéralisme, c’est qu’ils partagent, à première vue, des similitudes. Outre leur insistance commune sur le respect des libertés individuelles et sur le primat des droits de l’homme, on retrouve dans ces deux pensées une méfiance instinctive envers le pouvoir de l’Etat. Politiquement, Gandhi et les libéraux vouent aux gémonies le marxisme autoritaire et sa version stalinienne.
Mais leur plus proche convergence vient de ce que nous pourrions appeler le libéralisme culturel de Gandhi. Malgré quelques affirmations parfois conservatrices sur la fonction procréatrice de la sexualité, Gandhi considère, au fond, que les individus sont libres d’organiser eux-mêmes leur propre vie. Il milite pour l’égalité des sexes, pour l’abolition de l’intouchabilité, du système des castes et du mariage des enfants. Il défend ardemment le pluralisme religieux et, preuve suprême de son progressisme, il n’a manqué aucune occasion de défendre le droit d’euthanasie.
Remarquons en outre qu’à une époque où la désobéissance civile était loin d’être majoritairement admise, ce sont les penseurs libéraux qui ont le plus défendu Gandhi dans sa pratique de ce nouveau mode de protestation. Pourtant, c’est aussi à partir de la question de la désobéissance civile que Gandhi se sépare de penseurs comme Rawls, Dworkin et Habermas. En effet, le Mahatma donne son accord total à la désobéissance civile, puisque, dit-il, elle est « le droit imprescriptible de tout citoyen » et « il ne saurait y renoncer sans cesser d’être un homme »[3]. Au contraire, les libéraux, en même temps qu’ils l’admettent en théorie, se révèlent très critiques concernant sa pratique. Comme le fait remarquer Pierre-Arnaud Perrouty, professeur de droit à l’Université Libre de Bruxelles, « Rawls se montre très prudent sur la question de la désobéissance civile. S’il semble en approuver le principe, […] il l’assortit d’une telle série de conditions et de limites qu’il en arrive presque à la vider de toute portée pratique »[4]. L’auteur de la Théorie de la Justice prend le contrepied de Gandhi et Thoreau – pour qui une loi injuste exige qu’on y désobéisse – lorsqu’il affirme, au contraire, que « l’injustice d’une loi n’est pas, en général, une raison suffisante pour ne pas y obéir »[5].
Le libéralisme est une doctrine politique issue de la philosophie des Lumières (Hume, Kant), de la théorie du contrat social (Locke) et de l’économie politique (Smith, Turgot, Ricardo). Nous déclinerons cette doctrine en trois axes, auxquels Gandhi s’oppose systématiquement :
- le libéralisme économique : les vertus économiques du libre-échange sont considérables et l’Etat doit limiter son intervention sur les marchés autant que possible ;
- le libéralisme politique : le rôle de l’Etat est de protéger les libertés individuelles, il doit donc se limiter aux fonctions régaliennes ;
- l’épistémologie libérale : il n’existe pas de vérité définitive et la recherche de l’accord prévaut sur la recherche de la vérité.
- Contre le libéralisme économique
Les idées économiques de Gandhi ont le mérite d’être tranchées : « En faisant appel à la méthode non-violente, c’est le capitalisme […] que nous cherchons à détruire »[6]. Du système capitaliste il rejette tout : sa conception de l’homme, ses principes fondateurs et ses conséquences empiriques.
En premier lieu, Gandhi récuse l’abstraction révoltante de l’homo œconomicus. Pour lui, ce modèle théorique des économistes classiques est erroné car il postule que l’homme est motivé par l’appât du gain et par ses seuls intérêts individuels. Or, en réalité, c’est le souci de l’autre et de son bien-être qui caractérise la psychologie humaine. Gandhi rejette par ailleurs l’hypothèse de la main invisible. Selon Adam Smith, chaque individu, en n’agissant qu’en vue de son propre gain, est conduit, par une main invisible, à produire une fin qui n’entrait nullement dans ses intentions : le bien-être collectif. Dit autrement, « tout en ne cherchant que son intérêt personnel, [l’individu] travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler »[7]. Gandhi opère un renversement magistral de la main invisible, en affirmant que ce n’est pas la recherche de l’intérêt individuel qui conduit – sans le vouloir – à l’intérêt général, mais que c’est la poursuite désintéressée du bien collectif qui sert, in fine, notre intérêt particulier : « L’homme, […] en désirant le bien de tous, travaille en même temps pour lui-même ». Il ajoute, contre l’individualisme libéral, que « celui qui ne pense qu’à son intérêt ou à celui de son groupe fait preuve d’un égoïsme qui, à la longue, ne peut que le desservir »[8].
En deuxième lieu, Gandhi s’élève contre les principes fondateurs de l’économie de marché. S’inspirant des travaux de l’écossais John Ruskin, le Mahatma défend une économie fonctionnant à la « coopération » plutôt qu’à la « compétition ». Pour lui, affirme Ramin Jahanbegloo, « la compétition est créatrice de violence, de peur et de cupidité, alors que la coopération volontaire entre les citoyens produit la véritable liberté et un nouvel ordre économique égalitaire »[9]. La concurrence, loin de stimuler les individus et de les amener à fournir le meilleur d’eux-mêmes, est génératrice de tensions, de mensonges et de haines. Elle aboutit à l’exploitation des faibles par les forts, situation que Gandhi décrit comme l’antithèse de la démocratie. Il s’oppose aussi à la division du travail, qui cantonne certains individus dans les tâches humiliantes tandis que d’autres se consacrent exclusivement aux travaux gratifiants. En conséquence, Gandhi imposait aux membres de son ashram – ferme communautaire qu’il avait créé à Ahmedabad – de pratiquer quotidiennement la rotation des tâches. Il s’oppose, par ailleurs, au principe utilitariste de maximisation du bien-être pour le plus grand nombre : « En termes crus, écrit-il; cela revient à accepter de sacrifier les intérêts de 49% des gens à ce que l’on suppose être le bien des autres 51%. Cette doctrine impitoyable a fait grand tort à l’humanité. La seule doctrine qui soit vraiment digne et humaine est celle du plus grand bien de tous »[10]. Il reproche aussi aux utilitaristes de définir le bonheur comme signifiant uniquement « le bonheur physique et la prospérité économique »[11]. Précisons cependant – Gandhi ne le mentionne pas – que tous les utilitaristes n’adoptent pas cette définition matérialiste du bonheur [12], et que tous les libéraux ne sont pas utilitaristes [13]. Gandhi, enfin, adopte une attitude ambigüe vis-à-vis de la propriété privée. Il semble qu’il y soit globalement favorable, puisqu’il pense qu’elle est moins douloureuse que la propriété de l’Etat [14]. Mais s’il préfère l’économie de marché à la planification soviétique, il la condamne aussi et ne voit dans la propriété privée qu’un « moindre mal ». Gandhi s’affirme parfois même collectiviste, lorsqu’il explique que son idéal de société serait que « les moyens de production des biens indispensables à la vie restent sous le contrôle des masses »[15]. En ce qui le concerne, il refuse d’ailleurs fermement d’être propriétaire. La moindre possession lui est « encombrante et même insupportable », car le fait de posséder pendant que d’autres meurent de faim est assimilable à un « crime »[16]. Aussi, en vertu de l’amour, qui « ne peut jamais aller de pair avec la possession exclusive »[17], Gandhi exhorte les riches à abandonner volontairement leurs richesses. Il sait qu’un tel acte est extrêmement difficile et exige un grand courage : « Renoncer complètement à ses possessions est une chose dont bien peu sont capables »[18]. Gandhi s’oppose par ailleurs la lutte des classes. Selon lui, l’antagonisme qui oppose les capitalistes aux travailleurs n’a rien d’irréductible et n’est pas « sans espoir de réconciliation ». Il faut ainsi refuser toute expropriation forcée. Et le Mahatma autorise même les individus particulièrement intelligents à gagner plus, à condition qu’ils mettent leurs revenus au service de la communauté.
Enfin, Gandhi s’insurge contre les conséquences sociales des politiques économiques libérales. Au plan international, la concurrence entre les « Grandes Puissances » mine la solidarité entre les peuples et conduit à « l’exploitation [impérialiste] des nations sœurs les unes par les autres »[19]. Au plan national, Gandhi regrette de ne pas voir les richesses « s’accumuler au profit de tous et non de quelques-uns seulement »[20]. Une partie du peuple est ainsi plongée dans le chômage, une autre dans des salaires de misère, les deux souffrant de conditions de vie déplorables. A quoi s’ajoute « l’introduction [criminelle] de machines »[21], créatrice de chômage. Gandhi a maintenu cette critique sociale tout au long de sa vie. Il n’est donc pas étonnant de l’entendre proclamer les louanges du socialisme [22] : « Le socialisme, tel que je le conçois, a la pureté du cristal »; « le mot socialisme ne manque pas de beauté »; il faut « bouger aussi longtemps que tout le monde n’est pas converti au socialisme ».
- Contre le libéralisme politique ou la démocratie libérale
Gandhi s’oppose probablement davantage au libéralisme politique (conflit entre l’Etat libéral et l’individu) qu’au libéralisme économique (conflit de classes entre les capitalistes et les travailleurs). Il reproche avant tout aux démocraties libérales de n’avoir de démocratie que le nom. Se référant à l’Angleterre et aux Etats-Unis il s’écrie : « Les Etats qui se disent aujourd’hui démocratiques feraient mieux de se déclarer franchement totalitaires »[23]. Leur violence interne, sous forme de paupérisme, et externe, sous forme d’impérialisme, sont selon lui « une négation de la démocratie »[24].
Plus profondément encore, le Mahatma a très souvent reproché aux démocraties libérales d’être représentatives et non participatives, formelles et non réelles, procédurales et non substantielles. Nous savons, depuis Tocqueville, que libéralisme et démocratie s’accordent difficilement. Ils sont en effet soutenus par deux passions contradictoires : la liberté chez le premier, l’égalité chez la seconde. La modernité a tenté de les concilier à travers l’invention de la démocratie libérale – probablement la forme de démocratie la plus durable que l’histoire ait connu. Mais, elle n’en constitue pas moins une démocratie imparfaite. Et Gandhi fait partie de ceux qui ont décidé de mettre le projecteur sur la dimension imparfaite plutôt que sur la dimension démocratique, sur ses défauts plutôt que sur ses réussites. Il dénonce ainsi la représentation politique – mécanisme intrinsèquement libéral et antidémocratique – par laquelle le peuple est en fait privé de l’exercice du pouvoir politique au profit d’une minorité de politiciens professionnels. Gandhi reproche aussi au libéralisme de ne pas tirer toutes les conséquences de sa méfiance envers l’Etat. Les libéraux ont raison de voir en l’Etat un danger pour l’individu et une institution intrinsèquement violente. Mais ils ont tort de ne pas aller au bout de leur raisonnement et d’accepter un « Etat minimal » alors qu’ils devraient opter pour le rejet « absolu » de l’Etat.
Gandhi ne fait pas que s’opposer au libéralisme. Comme l’a montré Thomas Pantham, il tente de l’approfondir et d’en résoudre la contradiction centrale [25]. La démocratie libérale semble en effet se contredire entre d’un côté l’affirmation de la liberté de l’individu dans la soi-disante sphère privée de la morale et, de l’autre, la réduction de la liberté individuelle dans la sphère publique/politique prétendument amorale ou purement technique. Selon Gandhi, la méthode libérale de sécurisation de l’ordre social par l’Etat soi-disant amoral – à la manière du Léviathan de Hobbes – se fait au détriment de la dimension politique de la liberté de l’individu : les décisions de l’Etat sont dites moralement neutres, purement techniques et procédurales, donc les individus n’ont pas besoin d’y participer ; le peuple a pour seul fonction d’accepter ou de refuser les gouvernants qui lui sont proposés. Gandhi récuse cet Etat « représentatif-amoral » libéral et cherche à protéger la liberté de l’individu même dans la sphère politique. Car, explique-t-il, le libéralisme est en tort lorsqu’il opère un divorce positiviste entre la morale (qui résiderait dans la sphère privée) et la politique (qui résiderait dans la sphère publique). Il faut abandonner l’illusion que la démocratie ne serait qu’une méthode d’ajustement entre les intérêts supposés moralement neutres des individus. La démocratie est le lieu de rencontre entre des prétentions concurrentes au bien et à la vérité : le caractère moral de ces prétentions ne doit pas être nié, et leur affrontement doit être assumé, et résolu au moyen de la non-violence. La conception neutraliste de l’Etat, professée par les libéraux, masque la réalité des choses et empêche les individus d’exercer leur liberté dans la sphère publique.
- Contre l’épistémologie libérale
Gandhi s’oppose de deux manières à l’épistémologie libérale. Leur première différence réside dans leurs conceptions respectives du rôle de la vérité en politique : alors que pour Gandhi la vérité doit être l’objectif immédiat de l’action politique (sans quoi l’on sombre dans le mensonge et la violence), le libéralisme se fonde sur l’indétermination des fins et l’abandon de la référence explicite à la notion de vérité. Comme l’a montré Carl Schmitt, le libéralisme ne connaît pas de vérité définitive. La recherche de cette dernière est subordonnée à la recherche de l’accord entre les individus [26]. Dans un monde où l’histoire a montré que la défense de la vérité ouvrait grand la porte de la violence, les libéraux comme Richard Rorty ont demandé que l’on bannisse complètement les revendications de vérité en politique. Gandhi reste au contraire attaché à une conception substantielle de la vérité en politique.
Deuxièmement, si l’on définit avec Michael Walzer le libéralisme comme « l’art de la séparation », alors le gandhisme est à n’en pas douter « l’art de la conjonction ». Le Mahatma se positionne contre la séparation représentant/représenté, il défend l’identité de la religion et de la politique, la conjonction de la politique et de la morale, et il rejette la distinction entre sphère privée et sphère publique.
Où Gandhi se situe-t-il politiquement ? Son antilibéralisme ne s’intègre dans aucun courant politique classique – communisme, socialisme, social-démocratie, conservatisme, communautarisme, républicanisme ou même écologisme semblent tous inappropriés pour définir sa pensée. La solution nous est cependant suggérée par le fait que tous les chercheurs en science politique ayant travaillé sur ses idées se sont arrêtés sur la question d’un « Gandhi anarchiste ? » Leurs conclusions divergent. Nous soutiendrons pour notre part que la meilleure qualification de la politique du Mahatma est celle d’ « anarchisme non-violent ».
B/ … à l’anarchisme non-violent
Exhibant Blanqui ou Lénine, on a souvent soutenu que la violence serait inhérente à la révolution. Et, pointant les Réflexions sur la violence de George Sorel ou le Catéchisme du révolutionnaire de Serge Netchaïev, on a tout autant associé anarchisme et violence. Il est pourtant intéressant de noter que, de même qu’il y a des réformismes et des libéralismes, il y a des anarchismes et des théories révolutionnaires. En ce sens, Jean-Marie Muller a raison de rappeler que l’échec des révolutions communistes ne doit pas nous faire abandonner toute perspective révolutionnaire. Le massacre de millions d’âme doit évidemment nous conduire à un profond effort de réflexion. Mais, peut-être s’agit-il moins de bannir la révolution en soi que la révolution sous sa forme violente. Entre la défense du statu quo et la violence révolutionnaire s’ouvre alors une troisième voie : l’anarchisme non-violent et son projet révolutionnaire. Tentons maintenant de montrer en quoi Gandhi nous semble en être le précurseur.
Il serait aussi erroné de prétendre que la véritable non-violence est anarchiste que de soutenir que l’anarchisme doit être non-violent. Nous cherchons simplement ici à dissiper le préjugé selon lequel la violence serait l’apanage de l’anarchisme, et à dessiner les prémisses théoriques de l’anarchisme non-violent, auquel la littérature francophone n’a pour l’instant dédié que trois opuscules [27]. Notre méthode consiste à nous appuyer sur Gandhi pour cerner les convergences de l’anarchisme et de la non-violence (1.), puis pour en étudier les limites (2.).
- Non-violence et anarchisme : quelle synergie chez Gandhi ?
Nehru parlait de Gandhi comme d’un « rebelle-né dont la philosophie était plus ou moins celle d’un anarchiste »[28]. Il n’avait probablement pas tort, puisque Gandhi lui-même a plus d’une fois confessé que son amour de la non-violence était le corollaire de sa passion pour l’anarchisme. « Ce qui ressemble le plus à l’anarchie parfaite serait une démocratie fondée sur la non-violence »[29], confesse-t-il lors d’une interview. Cet aveu incite à recherche les proximités entre anarchisme et non-violence. Nous en avons identifié trois : l’horreur de l’Etat, la cohérence des moyens et des fins, et le projet d’une société libertaire.
- a) l’horreur de l’Etat
La non-violence de Gandhi, en le conduisant à un rejet absolu de l’Etat, nous autorise à émettre l’hypothèse de l’existence d’un anarchisme non-violent.
Premièrement, Gandhi et les anarchistes s’accordent à voir dans l’usage illégitime de la violence la caractéristique première de tout Etat. Gandhi définit en effet ce dernier comme « la violence sous une forme intensifiée et organisée »[30]. Cette violence a beau être institutionnelle, pour Gandhi, elle est tout aussi condamnable que les autres formes de violence. De même, les anarchistes soutiennent que tout Etat est fondé sur la force et que cette dernière est indue car elle sert les intérêts d’une minorité de bureaucrates et de capitalistes aux dépens du reste de la population. Pour Kropotkine, la police et l’armée servent non à défendre la nation contre les ennemis intérieurs et extérieurs mais à protéger les privilèges de la classe dominante contre les velléités révolutionnaires des classes exploitées.
Deuxièmement, Gandhi et les anarchistes voient dans l’Etat un outil d’oppression de la société d’une part, des individus d’autre part. Pour Bakounine, « l’Etat n’est point la société, il n’en est qu’une forme historique aussi brutale qu’abstraite »[31]. Gandhi maintient lui aussi en permanence la distinction entre l’Etat et la société [32], car il considère que l’Etat usurpe ce qui ne lui appartient pas mais qui est le propre de la société : le pouvoir. L’Etat et ses institutions (l’école, l’armée, les tribunaux, etc.) décident et agissent à la place des individus, les privant ainsi de leur autonomie : le pouvoir de l’Etat, écrit le Mahatma, « fait le plus grand mal à l’humanité en étouffant la part d’initiative individuelle qui est à l’origine de tout progrès »[33]. Dans la même veine, les anarchistes soutiennent que l’existence même de l’Etat détruit l’individualité. L’Etat, en tant qu’institution autoritaire fonctionnant de haut en bas, impose sa volonté à ses sujets.
Enfin, et en conséquence de ce qui vient d’être présenté, Gandhi partage le credo anarchiste du refus absolu de l’Etat. Selon le Mahatma, la société idéale est celle « où il n’y a aucun pouvoir politique en raison même de la disparition de l’Etat »[34]. La structure hiérarchique de l’institution étatique et le cortège de souffrances dont elle est responsable suffisent pour Gandhi à la disqualifier de manière définitive.
- b) la cohérence entre la fin et les moyens
Il est remarquable que l’anarchisme comme la non-violence, dans des cadres de pensée différents, maintiennent tous deux l’exigence éthico-politique de cohérence entre la fin et les moyens. Pour Gandhi, il est moralement bon et tactiquement judicieux d’utiliser des moyens politiques en accord avec la fin poursuivie. La philosophie non-violente développe l’idée, centrale, que « la fin et les moyens sont des termes convertibles »[35]. Elle rompt ainsi avec toute une tradition machiavélienne selon laquelle il faut savoir parfois entrer dans le mal. Gandhi s’oppose frontalement à l’idée que la « la fin justifie les moyens », et en dénonce le paradoxe. Certes, les moyens ne sont justes qu’à condition que la cause soit juste. Mais la justesse de la cause ne suffit pas à garantir celle des moyens. Le problème, avec ce dicton, est que par définition la cause juste c’est la nôtre, alors que la cause injuste est celle de notre adversaire. Il s’ensuit que si la fin justifie les moyens – y compris ceux de la violence – on verra se déchaîner partout la violence. Ainsi, explique Muller [36], il ne suffit pas que la fin soit juste pour que les moyens le soient également. Il faut par ailleurs que les moyens soient accordés à la fin, qu’ils soient en cohérence avec l’objectif poursuivi. Gandhi considère que « tout, en définitive, est dans les moyens. La fin vaut ce que valent les moyens. »[37] Les moyens sont comme la graine et la fin comme l’arbre. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre la graine et la semence. On récolte exactement ce que l’on sème [38].
On retrouve dans les théories anarchistes cette consubstantialité de la fin et des moyens. Pour atteindre l’an-archie (la société sans Etat), elles rejettent l’idée léniniste d’une période transitoire durant laquelle un Etat prolétarien serait aux commandes de la société. Nous savons que Marx concevait la fin de l’histoire comme une société anarchiste et sans Etat quel qu’il soit. Mais, pour supprimer l’Etat bourgeois et atteindre cette société, Lénine avait théorisé l’instauration transitoire de la dictature du prolétariat et de l’Etat prolétarien. C’est donc principalement sur la question des moyens que les anarchistes se séparent des marxistes-léninistes [39]. Pour les premiers, nous ne saurions bâtir une société sans Etat par le moyen de l’Etat, fut-il sincèrement prolétarien, transitoire et temporaire.
Le point central est que, comme l’écrit Xavier Bekaert, « toute révolution n’est que le produit des moyens employés pour la faire aboutir. Les révolutions recourant à la violence engendreront donc toujours d’autres violences, de la même manière que l’usage de l’État autoritaire pour aboutir à la libération de l’homme n’a jamais abouti qu’à perpétuer sa domination »[40]. Cette structure argumentative, commune à l’anarchisme et à la non-violence, nous permet à nouveau d’envisager l’existence d’un anarchisme non-violent.
- c) le fédéralisme gandhien : la communauté de villages
L’idéal politique de Gandhi se rapproche du modèle fédéraliste et de la démocratie directe prônés par les anarchistes. Il s’incarne dans une société où le pouvoir serait décentralisé et fonctionnerait de bas en haut [41]. Gandhi appelle « swaraj » – « autonomie » en français – une telle société. Les décisions y sont prises au niveau des unités socio-économiques de base, les villages. Comme l’explique Parekh [42], dans cette communauté idéale, les individus devraient résoudre eux-mêmes leurs différends. L’ordre serait plus facile à maintenir grâce à un climat de coopération, de confiance mutuelle et de bonne volonté. Les villages locaux autogérés prendraient en main les fonctions jusqu’ici remplies par le gouvernement central, réduisant ainsi le rôle de la loi et de la coercition. La police serait remplacée par des travailleurs sociaux qui œuvreraient dans le respect et l’affection de leurs concitoyens. L’armée régulière serait remplacée par des citoyens entraînés aux méthodes non-violentes de défense nationale et prêts à donner leur vie plutôt que de vivre sous domination étrangère.
Pour atteindre cet objectif, la décentralisation du pouvoir est nécessaire, car le centralisme est incompatible avec une structure sociale non-violente : « La véritable démocratie, écrit Gandhi, ne doit pas fonctionner grâce vingt hommes assis au Centre. Elle doit fonctionner depuis le bas par le peuple de chaque village »[43]. Chaque village aura ainsi un pouvoir total, et le système de délégation et de représentation sera réduit à son strict minimum. Il importe par ailleurs de substituer la planification de l’économie à la concurrence pour mettre fin à la pauvreté. Car, explique Gandhi, la concurrence est génératrice d’inégalités, et un gouvernement non-violent est absolument impossible aussi longtemps que subsiste l’abîme qui sépare les riches des autres millions d’affamés.
De son vivant, Gandhi n’a jamais connu la réalisation de son projet de communauté de villages. Mais il correspond autant aux expériences anarchistes de grande échelle (la Commune de Paris de 1871, la révolution spartakiste de 1919 et la révolution espagnole de 1936) qu’aux utopies politiques élaborées par Proudhon, Bakounine et Kropotkine [44]. Cette proximité théorique et pratique nous autorise à parler d’un anarchisme non-violent.
- Non-violence et anarchisme : des réticences ?
L’idée d’une proximité entre l’anarchisme et la non-violence ne va pourtant pas sans poser quelques difficultés. Les deux premières concernent spécifiquement la personne de Gandhi, les trois suivantes sont d’ordre théorique. Présentons-les et mesurons leur portée.
- a) anarchie et anarchisme
Le terme d’ « anarchie » est équivoque, puisqu’il désigne d’une part le désordre et le chaos, d’autre part une société sans pouvoir où régnerait l’ordre parfait (i.e. la société anarchiste). Proudhon, on s’en rappelle, prenait un malin plaisir à perdre son lecteur en jouant avec ces deux sens du mot. Dans un paragraphe il faisait l’apologie de l’anarchie (au sens de la société anarchiste), et dans le suivant il en faisait le procès (au sens de désordre). Le même problème se pose avec Gandhi. A de nombreuses reprises, surtout dans ses discours publics, il assimile l’anarchie à la violence et au désordre. De même, il parle indistinctement des « terroristes » et des « anarchistes ». Mais, d’autres fois, nous l’avons vu, il proclame que son idéal de société correspond à un « état d’anarchie éclairée ». Gandhi était conscient des deux significations du terme « anarchie », et sa condamnation de l’anarchie-désordre n’est donc pas contradictoire avec ses louanges de l’anarchie au sens d’une société anarchiste.*
- b) Gandhi autoritaire
Une deuxième difficulté tient à l’autoritarisme de Gandhi et à sa conception du rôle du chef. Dans la résistance civile de masse, pense-t-il, les chefs sont indispensables au succès du mouvement et lorsque la situation l’exige ils ne doivent pas hésiter à prendre des décisions contraires à la volonté de leurs troupes. L’insistance de Gandhi sur la stricte obéissance des résistants non-violents à leurs chefs tranche parfois avec l’idéal anarchiste d’une armée autogérée et sans différence de grades. Par ailleurs, les exemples de l’autoritarisme de Gandhi ne manquent pas. Sa femme fut la première à en pâtir, à qui il imposait des choix de vie particulièrement éprouvants, sans jamais la consulter, et souvent à l’encontre de l’avis qu’elle avait malgré tout exprimé. Sa gestion des organes de presse du mouvement d’indépendance témoigne de la même aspiration à dominer : « il n’y a, pour ainsi dire, pas eu un numéro d’Indian Opinion qui ne contînt un article de moi. Je ne me souviens pas d’un mot, dans tout ces articles, qui n’ait été avancé sans que je l’eusse pensé et débattu ». Dans l’action politique, Gandhi a toujours refusé de s’intégrer aux organes déjà existants. Il a systématiquement créé de nouveaux journaux, associations et commissions, dont il prenait la direction avant de – débordé par la charge de travail due aux nouveaux organes qu’il créait encore – la confier à un de ses proches. Mais si ce côté autoritaire du Mahatma est indéniable, il n’en résulte pas pour autant que Gandhi souhaite voir ériger ce pan de sa personnalité en modèle à imiter.
- c) la question de l’organisation
Une troisième difficulté porte sur la question de l’organisation. Elle joue pour Gandhi un rôle technique essentiel dans le succès de la non-violence. Il accordait en effet une attention maximale à la préparation des désobéissants à travers les ateliers de formation, à la planification de l’action et à l’aspect logistique. Les anarchistes, dit-on, seraient au contraire célèbres pour leur refus de toute organisation. Cela procède d’une courte vue. L’anarchisme ne se veut pas synonyme de désorganisation et de nihilisme. Et à ses compagnons qui penseraient ainsi, l’anarchiste italien Errico Malatesta adresse cette diatribe : « Croyant, sous l’influence de l’éducation autoritaire reçue, que l’autorité est l’âme de l’organisation sociale, pour combattre celle-là ils ont combattu celle-ci. […] L’erreur fondamentale des anarchistes adversaires de l’organisation est de croire qu’une organisation n’est pas possible sans autorité. […] Si nous croyions qu’il ne pourrait pas y avoir d’organisation sans autorité, nous serions des autoritaires, parce que nous préférerions encore l’autorité qui entrave et rend triste la vie à la désorganisation qui la rend impossible »[45]. Au final, l’anarchisme comme la non-violence reconnaissent donc la nécessité pratique de l’organisation.
- d) la question de Dieu et de la religion
Gandhi fait de la recherche de Dieu le fondement de l’action politique [46]. Face à lui, l’anarchiste s’écrie : « Ni Dieu, ni maître », à quoi Bakounine renchérit par son fameux syllogisme : « Si Dieu est, l’homme est esclave ; or, l’homme peut et doit être libre ; donc Dieu n’existe pas ». L’anti-théisme [47] semble alors être le credo de l’anarchisme. En conséquence, non-violence et anarchisme seraient inconciliables.
Mais il s’agit à nouveau d’une courte vue. Il y a confusion entre l’hostilité à la religion [48] et l’hostilité à Dieu. Bakounine et le slogan « Ni Dieu, ni maître » se méprennent sur la cible. Ce que l’anarchisme récuse, c’est moins l’affirmation métaphysique de l’existence de Dieu que les conséquences socio-historiques de la religion (guerres, système de caste, opium du peuple). Il s’offusque plus contre les Eglises instituées, alliées des Etats et des horreurs qu’ils commettent, que contre un Dieu dont, à vrai dire, il se soucie bien peu. En réalité, l’anarchiste pense, comme Sartre, que « même si Dieu existait, cela ne changerait rien ». Et si Bakounine, au lieu d’attaquer la religion, s’attaque à Dieu, il ne peut y avoir à cela qu’une raison. Donnons-là pour lui : en provoquant la « mort de Dieu », on provoque nécessairement la suppression de la religion. C’est le présupposé implicite de la démarche de Bakounine. Nous ne le discuterons pas. Quoiqu’il en soit, nous pensons avoir montré ici en quoi l’anarchisme s’oppose en réalité à la religion plutôt qu’à Dieu.
Or Gandhi professe lui aussi ses sarcasmes contre la religion. Il le fait même au nom de Dieu. Le Mahatma voit dans l’Eglise chrétienne la subversion du message originel du Christ puisque, dit-il, « le christianisme dogmatique […] a déformé le message de Jésus »[49]. En cautionnant les guerres soi-disant « justes », en menant ses croisades et en légitimant les pires oppressions, l’Eglise romaine a subverti la Bonne nouvelle. Ainsi, les griefs de l’anarchisme contre la religion ne sont pas inconciliables avec la non-violence prônée par Gandhi.
- e) l’accomplissement du projet anarchiste
Une dernière difficulté semble opposer Gandhi aux anarchistes. Elle concerne la croyance en la possibilité effective de réaliser la société anarchiste-non-violente idéale. Écoutons ici Jacques Ellul, dont les mots pourraient parfaitement être ceux de Gandhi : « Sur quel point me séparerai-je alors d’un véritable anarchisme ? En dehors du problème religieux [que nous venons de mentionner], je crois que le point de rupture est le suivant : un véritable anarchiste pense qu’une société anarchiste, sans Etat, est possible, vivable, réalisable, alors que moi, je ne le pense pas. Autrement dit, j’estime que le combat anarchiste, la lutte en direction d’une société anarchiste sont essentiels, mais la réalisation de cette société est impossible »[50]. Gandhi, en effet, juste après avoir professé son idéal d’anarchie éclairée, ajoute : « Mais dans la vie, on ne réalise jamais complètement l’idéal »[51]. Gandhi concevrait donc l’utopie différemment des anarchistes puisque, pour lui l’utopie n’a pas vocation à être entièrement réalisée mais plutôt à éveiller nos consciences endormies, à les mener vers une critique de ce qui est au nom de ce qui pourrait être, mais qui ne sera pas forcément.
Paru dans la revue Réfractions, n°28, mai 2012, pp.125-141
[http://refractions.plusloin.org/spip.php?article765]
[1] MELLON, Christian, SEMELIN, Jacques, La non-violence, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1994, p. 44.
[2] GANDHI, Tous les hommes sont frères, Paris, Gallimard, 1990, p. 238.
[3] Ibid. p. 235.
[4] PERROUTY, Pierre-Arnaud, « Légitimité du droit et désobéissance », in Obéir et désobéir, Le citoyen face à la loi, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2000, pp. 71-72.
[5] RAWLS, John, Théorie de la Justice, Paris, Seuil, 1987, p. 251.
[6] GANDHI, op. cit., p. 232.
[7] SMITH, Adam, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Livre IV, ch. 2, Paris, Flammarion, 1991.
[8] GANDHI, op. cit. p. 144.
[9] JAHANBEGLOO, Ramin, Gandhi, aux sources de la non-violence, Paris, Editions du Félin, 1998, p. 110.
[10] GANDHI, op. cit. p. 244.
[11] GANDHI, cité in PANTHAM, Thomas, « Thinking with Mahatma Gandhi: Beyond liberal democracy », Political Theory, Vol. 11; No. 2, mai 1983, p. 169.
[12] Si Bentham est effectivement matérialiste, Mill représente au contraire le courant spiritualiste de l’utilitarisme.
[13] Pensons à la critique libérale que John Rawls adresse à l’utilitarisme.
[14] IYER, Raghavan,, The moral and political thought of Mahatma Gandhi, New Delhi, Oxford University Press, 2000, p. 254.
[15] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit., p. 221.
[16] Ibid., p. 88.
[17] Ibid., p. 222.
[18] GANDHI, ibid., p. 234.
[19] Ibid. p. 215.
[20] Ibid. p. 216.
[21] Loc. cit.
[22] Ibid., p. 149.
[23] Ibid., p. 248.
[24] GANDHI, cité in NOSE, Nirmal Kumar, « An interview with Mahatma Gandhi », Studies in Gandhism, Ahmadabad, Navajivan Publishing House, 1972, p. 42.
[25] Ce paragraphe s’inspire de l’article de PANTHAM, Thomas, « Thinking with Mahatma Gandhi: Beyond liberal democracy », Political Theory, Vol. 11; No. 2, mai 1983, pp. 165-188.
[26] MOUFFE, Chantal, « Penser la démocratie moderne avec, et contre, Carl Schmitt », Revue française de science politique, Année 1992, Volume 42, Numéro 1, pp. 83-96.
[27] Alternatives non-violentes, Hiver 2000-2001, N°117, « Anarchisme, non-violence, quelle synergie ». BEKAERT, Xavier, Anarchisme, violence, non-violence, Paris, Editions du Monde Libertaire, 2000. Et Violence, contre-violence, non-violence anarchistes, revue Réfractions, n°5, Printemps 2000.
[28] NERHU, cité in LASSIER, Suzanne, Gandhi et la non-violence, Paris, Seuil, 2000, p. 132.
[29] Gandhi, cité in NOSE, Nirmal Kumar, « An interview with Mahatma Gandhi », Studies in Gandhism, Ahmadabad, Navajivan Publishing House, 1972, p. 42.
[30] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit., p. 246.
[31] BAKOUNINE, cité in GUERIN, Daniel, Ni Dieu ni Maître, Anthologie de l’anarchisme, tome I, Paris, La Découverte, 1999, p. 171.
[32] C’est d’ailleurs la seule distinction libérale que Gandhi accepte.
[33] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit. p. 246.
[34] Ibid., p. 238.
[35] Ibid., p. 147.
[36] MULLER, Jean-Marie, Gandhi, la sagesse de la non-violence, Paris, Desclée de Brouwer, 1994, p. 86.
[37] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit. p. 147.
[38]Ibid. p. 148.
[39] Nous pouvons ici rappeler les mots de l’anarchiste russe Alexander Berkman qui, après avoir reproché à Lénine d’être attaché au principe selon lequel la fin justifie les moyens, écrit : « Tes finalités doivent déterminer les moyens que tu emploieras. Les moyens et les objectifs sont en réalité une seule et même chose, tu ne peux pas les séparer. Ce sont les moyens qui façonnent les fins. Les moyens sont les graines qui se transformeront en fleurs et porteront leurs fruits. Ces fruits seront toujours de la même nature que la graine que tu as plantée. Tu ne peux pas cultiver des roses en semant des graines de cactus. Pas plus que tu ne peux récolter la liberté de la contrainte ou la justice et la virilité de la dictature ». Ce passage, qu’on pourrait parfaitement attribuer à Gandhi, est rédigé en 1929 par BERKMAN, Alexander, Qu’est-ce que l’anarchisme ?, Montreuil, L’Echappée, 2010.
[40] BEKAERT, Xavier, Anarchisme, violence, non-violence, op. cit., pp. 59-60.
[41] Ce modèle de société est fondamentalement non-hiérarchique et anti-autoritaire : « Dans cette structure composée d’innombrables villages, écrit Gandhi, il y aura des cercles de plus en plus larges qui ne s’élèveront jamais. La vie ne sera pas une pyramide avec un sommet soutenu par la base. Mais il y aura un cercle « océanique » qui aura pour centre l’individu, toujours prêt à se sacrifier pour le village, qui, de son côté, est prêt à se sacrifier pour le cercle des villages, jusqu’à ce que le tout devienne une seule vie composée d’individus, qui ne seront pas isolés dans leur arrogance, mais qui seront des êtres humbles, partageant la majesté du cercle « océanique » comme ses unités intégrales. Par conséquent, la circonférence extérieure n’aura pas le pouvoir d’écraser le cercle inférieur, mais au contraire donnera de la force à tous ceux qui sont à l’intérieur de ce cercle et prendra sa propre force d’eux ». GANDHI, cité in JAHANBEGLOO, Ramin, Gandhi, aux sources de la non-violence, Paris, Editions du Félin, 1998, pp. 105-106
[42] Ce passage s’inspire de la présentation qu’en fait PAREKH, op. cit.
[43] GANDHI, cité in PANTHAM, op. cit. p. 173.
[44] Dont nous pouvons trouver une présentation synthétique mais pertinente dans BAILLARGEON, Normand, L’ordre moins le pouvoir, Marseille, Agone, 2001.
[45] MALATESTA, Errico, cité in GUERIN, Daniel, L’anarchisme, Paris, Gallimard, 1981, p. 61.
[46] Il s’agit en fait de la recherche de la vérité. Mais Gandhi précise que « la vérité est Dieu », donc il s’agit de la recherche de Dieu.
[47] L’anti-théisme n’est pas l’athéisme. L’athée dit que Dieu n’existe pas. L’anti-théiste dit qu’il ne sait pas si Dieu existe, mais que même s’il existait, il faudrait s’en débarrasser. Cette dernière position est bien plus conforme à la pensée anarchiste que ne l’est athéisme.
[48] Nous définissons la religion comme un fait sociologique et historique, une institution humaine fondée sur la croyance en Dieu. Et nous définissons Dieu comme un être personnel et transcendant.
[49] GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit., p. 92
[50] ELLUL, Jacques, Anarchisme et christianisme, Paris, La table ronde, 1998, p. 32.
[51] GANDHI, op. cit. p. 238.