neuvième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :
– Juin 2014 –
Ethique perfectionniste, individualisme démocratique et désobéissance civile
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Autour de Sandra Laugier – professeure de philosophie à l’Université de Paris 1, auteure notamment de Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale d’Emerson à Stanley Cavell, Michel Houdiard éditeur, 2004, et avec Albert Ogien, Pourquoi désobéir en démocratie ?, La Découverte, 2010
- Rapporteur « compréhensif » : Didier Eckel (membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et de Nouvelles Tentatives)
- Rapporteur « critique » : Manuel Cervera-Marzal (auteur de Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Aux forges de Vulcain, 2013)
Textes de Sandra Laugier préparatoires à la séance 9 du séminaire ETAPE sur Grand Angle :
- Ne pas laisser l’individualisme à la droite (2007), Grand Angle, 30 mai 2014 – http://www.grand-angle-libertaire.net/ne-pas-laisser-lindividualisme-a-la-droite-sandra-laugier/
- Désobéissance et démocratie radicale (Tokyo, 2011), Grand Angle, 31 mai 2014 – http://www.grand-angle-libertaire.net/desobeissance-et-democratie-radicale-sandra-laugier/
- Romantisme et démocratie au cinéma : To the Wonder (A la merveille) de Terrence Malick, (2013), Grand Angle, 1er juin 2014 – http://www.grand-angle-libertaire.net/romantisme-et-democratie-au-cinema-to-the-wonder-a-la-merveille-de-terrence-malick-sandra-laugier/
Rapport « compréhensif » sur trois textes de Sandra Laugier
Par Didier Eckel
Membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et Nouvelles Tentatives
– Séminaire ETAPE du 20 juin 2014 –
La lecture des trois textes de Sandra Laugier commençait plutôt bien :
>> Avec la question de l’individualisme :
– Le problème posé par l’individualisme aujourd’hui dans notre société dite « néo-libérale ».
– L’abandon, aujourd’hui, de cette question par la « gauche » (dans son ensemble).
– La nécessité pour les mouvements qui se réclament de l’émancipation de retravailler cette question.
>> Des références à P. Corcuff, N. Elias, A. Giddens mais aussi Marx, Engels et Durkheim.
J’étais un peu « comme à la maison ». Si je ne suis ni universitaire ni spécialiste de quoi que ce soit, le début de cette lecture m’évoquait, tout de même, en tant que bon militant, des références qui ne m’étaient pas totalement inconnues et pour lesquelles j’ai de la sympathie.
Mais voilà qu’au bas de la deuxième page apparaissent trois nouvelles références : S. Cavell, R.W. Emerson et H.D. Thoreau. Je me dis que ce n’est pas très grave, chaque fois que j’entreprends une nouvelle lecture, je sais que je vais avoir à me coltiner de nouvelles références d’auteur-e-s qui me sont inconnu-e-s. En général, je parviens à faire avec… je tire tout de même deux ou trois idées de ma lecture (notons que j’avais déjà entendu parler de la désobéissance civile – Thoreau – et le nom de Cavell ne m’était pas inconnu, mais sans plus). Enfin, un dernier nom est cité – Wittgenstein – Là, je connais deux ou trois anecdotes sur le bonhomme, voire même une ou deux citations, et même une des grandes questions de ce philosophe (le langage).
Bref, ce sera probablement comme dans la majorité des autres textes. Malgré des références inconnues, je devrais plus ou moins comprendre ce que veut dire l’auteure, d’autant que l’écriture de Sandra Laugier est, à ce stade du texte, d’une facture assez simple : pas de phrases trop longues, pas de mots trop savants, pas de mobilisation de concepts ardus… Je lis un langage ordinaire… Et c’est bien là tout le problème !
Me voilà embarqué dans un monde inconnu (pour moi). Le monde ordinaire et son langage !… qui semble être au cœur d’une philosophie qui serait, paraît-il, américaine.
Je continue la lecture, avec circonspection, car si je comprends tout (le langage est ordinaire), je dois dire que dans le même temps je n’y comprends plus rien ! Il m’arrive de lire des écrits philosophiques auxquels je ne comprends pas grand-chose (voire rien) alors, soit j’abandonne, soit je tente d’insister pour prendre ce que je peux au passage, mais là c’est différent : je comprends aisément sans n’y comprendre rien !
A la fin de ma lecture je me demande pourquoi j’ai accepté de rédiger ce rapport, qui plus est, doit être compréhensif… et je me dis qu’il doit bien y avoir un rapport entre compréhensif et compréhension et que donc il serait bon que je comprenne un peu. Mais je ne comprends pas « un peu », je comprends tout et rien… ou plus probablement je prends tout (intuition ? sensibilité ?) et je ne comprends pas pour autant.
Je me suis engagé à rédiger ce rapport et je me demande bien comment je vais m’y prendre.
Faire une sorte de résumé des textes en me focalisant sur la lettre (et non sur l’esprit puisque le mien est trop embrumé) pour éviter au maximum les risques ?
Mais quel intérêt ?
Je fais confiance aux « ETAPistes ». Ils auront lu le texte et n’auront pas besoin d’un résumé… Alors que faire ? Comme disait l’autre…
Faire confiance à mes petit-e-s camarades, OK… mais puis-je faire confiance à moi-même pour écrire autre chose qu’un résumé ?
Et voilà qu’après un étrange ordinaire, je dois me faire confiance si je veux faire entendre ma voix. Si possible une voix juste qui sera indissolublement personnelle pour pouvoir résonner collectivement. Une voix personnelle qui prenne le risque du dissensus pour prendre toute sa dimension politique. En plein doute entre compréhension et incompréhension du texte, je m’arrête un instant. Je me raccroche à ce point : le dissensus.
Avec ce dissensus que je ne lâche pas, je crois me retrouver sur un terrain qui ne m’est pas inconnu, puisque je défends depuis pas mal de temps l’idée que ce qui caractérise la démocratie (et au-delà un certain lien social), ce n’est pas le consensus mais bien l’acceptation de ce dissensus et la capacité qu’a une société à le laisser s’exprimer (ce qui n’a rien à voir – ou très peu – avec une autorisation donnée par un gouvernement ou un pouvoir quelconque à la liberté d’expression).
Ceci dit, je dois me replonger dans les eaux profondes de ces textes qui me troublent. Je passe plus rapidement sur les moments où la voix de Sandra Laugier me semble plus spontanément interprétable. Des moments où le rapport à la politique me paraît moins étrange. Notamment la partie sur la « désobéissance civile » que je crois comprendre et approuver spontanément. Je me laisse aller à cette communauté qui par définition est revendiquée et non fondatrice puisque c’est ma voix qui la réclame et pas la communauté qui réclame ma voix.
Mais cette voix si présente me laisse toujours perplexe. Elle résiste tranquillement à mon sauvage désir de compréhension (dans tous les sens du terme). Ce n’est pas moi qui résiste, pour ma part je suis prêt à abdiquer. C’est elle, cette voix que je sens potentiellement mienne, qui résiste et m’échappe.
Depuis quelques années je crois que revendiquer est un chemin possible vers une émancipation. Revendiquer, c’est pour moi ne jamais oublier la grande fragilité de mes points de vue, l’inquiétude permanente face à mes propres positions et mes actes, et, dans le même temps, les affirmer en brandissant haut et fort mes propres désirs. Est-ce, en partie, ça la voix juste, la confiance en soi en sa propre constitution ?
Mais si cette voix constitue la politique, comment s’y prend-elle ?
– Si la voix est juste, c’est-à-dire revendicative, elle est reçue collectivement, elle est donc politique.
Ceci me semble possiblement vrai… mais une voix forte est-elle efficace ? Puis-je tenter de trouver la puissance de ma voix et me défaire totalement de la question de l’efficacité, de la stratégie politique ? Ou cette question est-elle définitivement obsolète ? Je serais assez tenté par cette dernière proposition mais mon lourd passif de militant raisonnable résonne encore en moi…
… Et la voix résiste toujours… au lieu de me donner simplement la bonne réponse.
Je devrai donc faire confiance à ma voix, me battre contre mon propre conformisme, pour répondre à ce problème.
Mais, est-ce un problème important ?
Il est important de savoir ce qui est important me dit Sandra Laugier (avec S. Cavell). A priori, on ne peut qu’approuver… mais comment s’y prend-on ?
Le cinéma ?
Le cinéma peut nous aider.
Le cinéma nous propose des expériences de mondes ordinaires où le spectateur n’est pas.
Il nous montre l’importance d’expériences que nous ne décèlerions probablement pas sans lui car, ordinairement (en dehors du cinéma), l’importance dans l’ordinaire (voire l’importance de l’ordinaire ?) est méconnue, du fait de la proximité même de l’ordinaire.
Mais je m’égare ! Je viens de tenter d’interpréter, au risque de lourdes erreurs, des textes auxquels je ne comprends rien,
mais qui me disent beaucoup,
sans trop savoir quoi.
Interpréter.
Interpréter n’est pas le plus important. L’important est l’expérience. Un empirisme radical allant de paire avec un pragmatisme ?
Je m’égare encore ! Si ça continue, je vais finir par vous parler de la philosophie américaine !…
Un peu de sérieux, revenons à l’ordinaire de ma situation… et de mes ambitions, face aux textes de Sandra Laugier.
Mais que me fait cet ordinaire depuis que je me suis mis à lire Sandra Laugier ? Moi qui était un adepte de l’inédit, de la révolution et de ses emportements, de l’accélération du temps, bref de l’exceptionnel ? N’est-il pas assez envahissant comme ça cet ordinaire pour, en plus, vouloir s’en préoccuper ?
A moins que ce soit parce qu’il est justement envahissant que je me dois de m’en préoccuper ? Est-ce-que la vie ordinaire serait tout bêtement la vie ? Auquel cas, il deviendrait presqu’évident que l’ordinaire devienne une question centrale. Dans l’ordinaire il y a de l’important, ne serait-ce que parce-que l’ordinaire semble traversé par de multiples événements (pas toujours repérés).
Une quête de l’ordinaire pour lui donner tout son sens, ses sens, y compris politiques ?
Une quête de l’ordinaire, grâce à la conversation juste et quotidienne, entre deux (ou plusieurs) voix confiantes, voix qui ne craignent pas le dissensus et qui permettent un re-commencement (commencer à nouveaux) chaque matin ?
Donc des voix politiques.
Un ordinaire politique ?
Me voilà au bout du rouleau (et pour tout vous dire, il est jeudi soir et je dois rendre mon petit travail demain, vendredi).
J’arrête donc en me demandant si la lecture de Sandra Laugier fut une expérience (une lecture peut-elle être une expérience) ?
Le rapport que j’en ai fait reflète-t-il le poids d’une expérience ? Mais, la difficulté ne serait pas d’arriver à interpréter une expérience, le problème serait d’arriver à avoir une expérience, de se laisser toucher par elle.
Alors, ce rapport :
- expérience ou jeu plus ou moins habile (ou malhabile) pour éviter la confrontation avec mes propres interrogations face à ces trois textes qui me laissent encore perplexe ?
Mais, pour moi, la perplexité est une promesse !
Fausse sortie !
Il est vendredi, je suis dans le train pour Paris (lieu de notre rencontre autour des textes de Sandra Laugier) et j’en profite pour ajouter quelques lignes à ma petite « contribution »… Et je me demande :
– Comment change-t-on les choses ?
– Comment arrive-t-on à une aversion du conformisme ? (conformisme social mais aussi -surtout- conformisme de soi)
Si changer le monde c’est arriver, d’une manière ou d’une autre, à généraliser peu ou prou l’aversion du conformisme (une émancipation du plus grand nombre ?)… Alors, comment s’y prendre ?
– Politiquement, on peut élaborer des stratégies de prise du pouvoir d’État, mais il est probable que cette action ne changerait pas (ou peu) nos rapports globaux à la conformité. La prise de pouvoir d’État ne peut pas être, me semble-t-il, une « prise globale de puissance » pour les individus : une capacité nouvelle de chacun-e- à agir sur son propre rapport à la conformité (en rapport avec une puissance critique ?). Si une stratégie de « prise de puissance » était élaborée sur les bases des politiques traditionnelles, je crois qu’elle serait condamnée à aboutir à une prise du pouvoir par quelques-uns.
Dans ces conditions, le militantisme (d’où je suis) semble bien inefficace… à moins de le repenser radicalement (à la racine) ? Mais là encore, comment s’y prendre pour le repenser ?
Par l’expérience (pragmatisme) ?
Si les brèches de J. Holloway sont les seules formes possibles de sortie du capitalisme (et de la société de conformité qu’il semble induire*), que faire de notre impatience légitime ?
Bien sûr, la dignité de l’action (même si elle n’est pas « lutte finale ») est une danse entraînante et rapide (…) La dignité est une manière de glisser, de swinguer, de danser, jamais de marcher : et cela est dur pour le capitalisme**.
Mais la danse est-elle une politique de l’ordinaire ? Surtout lorsqu’elle ne dure qu’un temps, le temps d’une brèche.
Mon impatience devra probablement être lente…
Un monde de la conversation tel que je crois le saisir à partir des textes de Sandra Laugier (un ensemble à la fois accordé et anarchique de voix confiantes, de tonalités dissonantes mais justes), voilà bien l’horizon que je peux me fixer… Mais je reste plongé dans une perplexité… si je veux continuer à me réclamer d’une action en accord avec cet horizon.
En bon activiste, je ne veux rien lâcher… mais je ne sais plus vraiment ce que je tiens !
Mais je n’oublie pas : pour moi, la perplexité est une promesse…
Didier Eckel
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* Je ne parle volontairement pas de « société de masse ».
** Crack Capitalism, de John Holloway, éditions Libertalia, 2012.
Rapport « critique » sur trois textes de Sandra Laugier
Par Manuel Cervera-Marzal
Auteur de Désobéir en démocratie. La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Aux forges de Vulcain, 2013
– Séminaire ETAPE du 20 juin 2014 –
Les textes de Sandra Laugier soumis à la discussion du 20 juin contribuent de manière décisive à bousculer les thèses politiques et philosophiques actuellement dominantes. En synthétisant fortement, j’identifie trois principaux apports.
D’abord, contre la criminalisation ambiante de la contestation sociale, Sandra Laugier insiste à juste titre sur l’importance de la dissidence. Une démocratie digne de ce nom pose la question de la voix de chacun (dans le rapport entre un sujet politique et « son » gouvernement), et fait place à la dissonance. D’où le fait que les actions de désobéissance civile ne sont pas un obstacle mais une condition de possibilité de la démocratie. Elles ne sont pas une dégénérescence ou une faiblesse interne des régimes démocratiques mais elles en constituent au contraire le fondement, la respiration. Sandra Laugier élabore une théorie de la démocratie agonistique qui ne se laisse pas rabattre sur la recherche du consensus, de l’accord ou de l’entente. La démocratie est pensée dans une tension irréductible du consentement et de l’obéissance. Elle fait place au dissensus sans se laisser submerger par lui.
Par ailleurs, les textes de Sandra Laugier attirent l’attention sur un élément du répertoire d’action collective contemporain qui, bien qu’issu d’une longue tradition, connaît un véritable regain d’intérêt depuis une quinzaine d’années. Face à l’essoufflement des modes de contestation traditionnels (manifestation, pétition, engagement partisan ou syndical), la désobéissance civile participe d’un renouveau des mouvements sociaux. Sandra Laugier saisit cette nouveauté et, par le recours aux œuvres de Thoreau, Emerson et Cavell, elle donne à ce type de pratiques une assise philosophique qui lui fait encore trop souvent défaut – il n’est qu’à penser que c’est par le recours à l’œuvre de John Rawls qu’on légitime en général la désobéissance civile, alors même que Rawls est le représentant emblématique de la domination libérale.
Enfin, les textes de Sandra Laugier ont le grand mérite de revaloriser l’individualisme à gauche de l’échiquier politique. En liant la voix personnelle de chaque individu à la composante dissensuelle de la démocratie, ils invitent à se réapproprier l’individualisme, qui est fermement dissocié de l’égoïsme. Ce n’est pas le collectif qui parle en mon nom mais c’est ma voix (et celle d’autrui) qui réclame (et se réclame) de la communauté. Cet individualisme radical s’oppose autant à l’individualisme unidimensionnel et marchand véhiculé par le libéralisme qu’au collectivisme encore largement prédominant au sein des pensées critiques et des organisations politiques de gauche. Le véritable souci de soi se conjugue à un souci pour autrui qui tient en aversion le conformisme ambiant.
Après avoir mis en exergue ces précieux apports, on peut adresser à ces trois textes une série de questions qui vise moins à contester la validité des thèses de Sandra Laugier qu’à lui demander des précisions et à lui donner l’occasion d’exposer plus en profondeur les présupposés et les implications de ses travaux philosophiques :
1) Pourquoi désobéir en démocratie ?, demande dès son titre l’ouvrage co-écrit par Sandra Laugier et Albert Ogien. Cette question présuppose – comme le titre de mon propre livre (Désobéir en démocratie) – que nous sommes actuellement en démocratie, puisqu’elle pose la question de la légitimité de la désobéissance dans le cadre de régimes et/ou de sociétés démocratiques. Or, dans une perspective anarchiste et émancipatrice, peut-on à bon droit affirmer que nous sommes actuellement « en démocratie » ? Le caractère oligarchique des Etats de droit et les dominations de genre, race et classe qui nient profondément l’égalité des citoyens permettent d’en douter.
2) En faisant de la « confiance en soi » (la capacité à parler en pensant que ce que je dis est doté d’une portée universelle, ou du moins collective) le socle de la désobéissance civile, ne risque-t-on pas d’accréditer à notre insu une politique élitiste ? La sociologie critique enseigne que le fait de « croire que ce qui est vrai pour moi est vrai pour tous les autres » relève surtout d’une attitude de dominants. Or Sandra Laugier dénonce avec vigilance les mécanismes de dépossession et invite chacun à « reprendre sa voix ». Mais cette volonté de réappropriation est-elle compatible avec la valorisation d’une « confiance en soi » si inégalement distribuée socialement ? Si ceux qui prennent la parole croient le faire « pour tous les autres », ne risque-t-on pas de glisser à nouveau vers un phénomène de confiscation de la voix des plus timides, des plus effacé.e.s, des plus opprimé.e.s ?
Par ailleurs : Est-ce que ceux qui désobéissent le font parce qu’ils ont confiance en eux, ou est-ce que, au contraire, ce n’est pas le fait de désobéir qui va permettre de prendre confiance en soi ? La désobéissance civile s’apparenterait alors à un catalyseur et un révélateur de notre puissance d’agir.
3) Est-ce qu’admettre la légitimité de la désobéissance civile progressiste (anti-OGM, anti-nucléaire, RESF, anti-pub, etc.) nous oblige à admettre la légitimité de la désobéissance de droite (maires homophobes refusant de marier les couples de même sexe, commandos anti-avortement, etc.) ? Si non, quel(s) critère(s) permet(tent) de distinguer les deux ?
4) Hannah Arendt est particulièrement méfiante (cf son article « La désobéissance civile », dans Mensonge et violence) envers l’approche individualiste de la désobéissance civile car, selon elle, faire reposer cette dernière sur la conscience individuelle pose un double problème : 1. Par définition, la conscience individuelle n’est pas observable (chacun peut dire ce qu’il veut sans que personne ne puisse vérifier si cela correspond « réellement » à ce que lui dicte sa conscience), et 2. Les voix intérieures des individus s’opposent entre elles, donc leur conférer le statut d’instance de décision politique risque de conduire à un affrontement généralisé. Autrement dit, la perspective individualiste empêche de penser un ordre politico-institutionnel en raison du caractère inconciliable et pluriel des consciences individuelles.
Sandra Laugier suggère que « toute démocratie véritable serait individualiste ». Il me semble qu’on peut, certes, baser la critique (le pôle négatif de la pensée) sur une approche individualiste. Mais une telle approche ne complique-t-elle pas sérieusement une pensée « positive » de l’institution, de la fondation, de la cohabitation ? Car, si je peux retirer mon consentement à tout instant, qu’est-ce qui rend possible et durable le lien social, l’engagement réciproque des individus ?
5) Enfin, en quoi la dimension spécifiquement non-violente de la désobéissance civile permet-elle de la distinguer d’autres formes de désobéissance (criminelle, délinquante, terroriste, etc.) ? Et quel rôle joue la non-violence dans la pensée de la démocratie et de la désobéissance civile développée par Sandra Laugier ?
Désobéissance, critique sociale, individualisme, émancipation et révolution
Quelques notes à propos du séminaire ETAPE du 20 juin 2014 autour de Sandra Laugier
Par Philippe Corcuff
Je voudrais simplement garder ici la trace télégraphique de quelques pistes ayant émergé lors de la discussion des textes de Sandra Laugier lors de la 9e séance du séminaire ETAPE.
Désobéissance et redéfinition de la critique sociale
La pensée de la désobéissance civile telle que Sandra Laugier la tire de Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau, mais aussi de ses lectures de Ludwig Wittgenstein et de Stanley Cavell constitue un des ruisseaux susceptible d’alimenter aujourd’hui le fleuve naissant de la reformulation de la critique sociale dans le sens d’une critique compréhensive, ou compréhension critique, ou encore critique pragmatique, renouant des liens avec une perspective d’émancipation (1). Que risquerait de faire une critique sociologique traditionnelle inspirée de la pente au dévoilement active chez Pierre Bourdieu, par exemple, face à la question de « la confiance en soi » ? Elle pourrait avancer que : 1) que c’est une illusion masquant des déterminismes sociaux et/ou des intérêts ; et/ou 2) que c’est une possibilité réservée aux dominants dotés de capitaux économiques, culturels, sociaux et/ou politiques suffisants. Que pourrait faire une critique compréhensive reliée à une boussole émancipatrice ? Elle pourrait s’intéresser, par exemple, à la fois à l’analyse compréhensive et pragmatique des mécanismes ordinaires de la confiance en soi dans des situations de la vie quotidienne et à la critique des mécanismes sociaux générant la mésestime de soi (manque de ressources dans un cadre inégalitaire, rapports de domination incapacitants, discriminations développant l’auto-dévalorisation, etc.). Les travaux d’Axel Honneth offre des points d’appui en ce sens à travers le couple reconnaissance/mépris (2).
Désobéissance et émancipation
Dans certains textes, Sandra Laugier laisse entendre que la pensée de la désobéissance pourrait se substituer à la pensée classique de l’émancipation, héritée des Lumières du XVIIIe siècle, puis du mouvement ouvrier et socialiste (3). Mais ne vient-elle pas plutôt la compléter, si on entend l’émancipation individuelle et collective comme un processus d’autonomisation par rapport à des logiques de domination, autonomisation supposant l’accroissement des capacités d’expression et d’action des individus et des groupes ? La désobéissance affinerait les choses par deux bouts : la question de « la confiance en soi » et le couple dissensus/conformisme. Mais elle ne remplacerait pas le couple autonomisation/domination. Dans une perspective ainsi complétée et affinée de l’émancipation grâce à la désobéissance, les dominations seraient appréhendées comme porteuses de mécanismes incapacitants. C’est en ce sens que l’on peut, par exemple, relire des analyses de Pierre Bourdieu quant à l’émotion corporelle (honte, timidité, anxiété, culpabilité, embarras verbal, rougissement, tremblement, etc.) dans des interactions de dominés avec des dominants (4).
Désobéissance, détachement et attachements
En lien avec le problème précédent, la désobéissance invite à reformuler l’émancipation quant aux relations entre détachement et attachements. L’approche de l’émancipation au sein des Lumières a fortement été marquée par le thème du détachement : double détachement des préjugés et des contraintes oppressives. Plus récemment, en intégrant notamment les questionnements écologistes, la sociologie des sciences de Bruno Latour et la philosophie politique de la nature qu’il en a tirée (5) ont mis tout le poids, cette fois, du côté de la redécouverte des attachements, en oubliant le détachement (et l’émancipation). Comme viennent de le montrer Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, la focalisation sur les seuls attachements, dans la réactivation de schémas déjà travaillés dans les années 1930, participe de la consolidation actuelle d’une pensée néoconservatrice (6).
La désobéissance offre un des chemins possibles pour sortir de l’alternative détachement/attachements. Car, elle suppose bien des attachements antérieurs (dans un langage et dans une collectivité), mais aussi une capacité de détachement du conformisme via le dissensus ; détachement susceptible de reformuler les attachements. On a là une dialectique intéressante entre détachement et attachements qui pourrait servir de modèle à une redéfinition contemporaine de l’émancipation ne succombant pas pour autant à l’attraction néoconservatrice.
Individualisme, désobéissance et liens sociaux
La composante individualiste de la conception avancée par Sandra Laugier de la désobéissance civile (dans la figure inspirée d’Emerson de « la confiance en soi » et dans le geste individuel de désobéissance) a pu être critiquée. Pourtant, ce n’est pas n’importe quel individualisme que met en avant Sandra Laugier ; ce n’est pas, par exemple, l’individualisme égoïste ou l’individualisme concurrentiel privilégiés par le capitalisme en général et sa phase néolibérale tout particulièrement. C’est un individualisme qui émerge de liens sociaux – ne serait-ce que des liens d’un langage partagé et de la participation commune à une collectivité à idéal démocratique – et qui revient aux liens sociaux, dans le mouvement même de désobéissance qui interroge radicalement les liens sociaux existants dans la perspective de préserver leur idéal et qui, ce faisant, réaménage ces liens sociaux. C’est donc une voie qui diverge des schémas partant d’un individu hors liens sociaux (ou individualisme méthodologique).
Et pourtant cet individualisme de liens sociaux (ou relationnaliste, c’est-à-dire conçu à travers des relations sociales) dérange quand même. Il est quand même souvent présenté comme menaçant les liens sociaux, les cadres collectifs, la possibilité même d’instaurer une collectivité politique. N’est pas parce que cette critique a du mal à se débarrasser des évidences implicites d’un « logiciel collectiviste » (7) ? Les discours qui voient nécessairement « l’individualisme », même les individualismes les plus relationnalistes, comme un menace, une corrosion ou une dégénérescence du collectif ne constituent-ils pas des discours d’ordre, de rappel à l’ordre, de remise en ordre, préservant la domination des cadres collectifs sur les individus. Au niveau des organisations politiques, syndicales, associatives, etc., ce sont des discours de discipline au profit des dirigeants supposés incarner le collectif. Ne devrait-on pas plutôt penser ensemble individus et liens sociaux sans nécessairement de hiérarchisation ? Dans cette optique, l’individu serait fabriqué avec des liens sociaux, qu’il pourrait mettre en question dans la mise en cause désobéissante du « conformisme », ce qui serait susceptible de conduire à les transformer.
Désobéissance et révolution sociale
Certains craignent que la thématique de la désobéissance civile ne conduise à tirer un trait sur la perspective de révolution sociale, établissant une rupture avec le capitalisme comme avec d’autres dominations. Certes, la désobéissance civile ne mène pas nécessairement à des changements structurels dans les ordres sociaux dominants, mais peut se contenter de générer des transformations seulement localisées. Mais elle ne lui est pas, pour autant, contraire. Et elle peut même ajouter des ressources dans la besace de ceux qui s’efforcent aujourd’hui de repenser une stratégie menant à une révolution sociale, alors que les stratégies de prise du pouvoir d’État, soit sous une forme parlementaire-réformiste, soit sous une forme révolutionnaire-insurrectionnelle, ont finalement échoué sur le chemin de l’émancipation post-capitaliste au XXe siècle.
Les désobéissances peuvent donc se limiter à des modifications sociales limitées au sein des structures sociales dominantes, mais elles pourraient être aussi mises en réseau dans un horizon de transformation sociale radicale pour nourrir une contestation plus globalisée, en lien avec d’autres formes d’actions (résistances diverses, luttes revendicatives, expériences alternatives, etc.). C’est une mise en réseau globalisante analogue vers laquelle pointe la « stratégie des brèches » avancée par John Holloway dans Crack Capitalism (8). Par ailleurs, les mécanismes de confiance en soi apparaissent particulièrement intéressants dans une logique de défatalisation des ordres sociaux dominants, utile pour faciliter l’enclenchement de processus révolutionnaires.
Un certain usage de la désobéissance civile – mais pas tous les usages – peut ainsi participer à ré-inventer une voie pour la révolution sociale au XXIe siècle. Cela suppose, dans ce cas, de ne pas opposer désobéissance et révolution, mais de procéder à un réagencement conceptuel associant trois pôles dotés à la fois de spécificités et d’intersections : désobéissance – émancipation – révolution sociale.
Philippe Corcuff
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Notes :
(1) Pour des pistes quant à une telle reformulation compréhensive ou pragmatique de la critique reliée à un horizon d’émancipation, voir L. Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, et P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ? Penser le global au croisement des savoirs, Paris, La Découverte, collection « Bibliothèque du MAUSS », 2012.
(2) Voir notamment A. Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2006.
(3) « La voix est forcément dissidente contre le conformisme. On préfèrera ici l’idée de désobéissance à celle d’émancipation. », dans S. Laugier, « Désobéissance et démocratie radicale » (2011), publié sur Grand Angle, 31 mai 2014, [http://www.grand-angle-libertaire.net/desobeissance-et-democratie-radicale-sandra-laugier/].
(4) Voir P. Bourdieu, Médiations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p.203.
(5) Voir B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.
(6) Dans L. Boltanski et A. Esquerre, Vers l’extrême. Extension des domaines de la droite, Bellevaux, Éditions Dehors, 2014.
(7) Sur la notion de « logiciel collectiviste », voir P. Corcuff, La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2012.
(8) Voir J. Holloway, Crack Capitalism. 33 thèses contre le Capital (1e éd. : 2010); Paris, Libertalia, 2012, ainsi que les vidéos et les textes du séminaire ETAPE du 13 mai 2014 autour et en présence de John Holloway : http://conversations.grand-angle-libertaire.net/etape-seminaire-8/