Quatrième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :
– Décembre 2013 –
What’s new Pussycat ?
Transformations et permanences dans les mouvements sociaux en France
A partir d’un texte de Lilian Mathieu
Sociologue, directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de : Mobilisations de prostituées (Belin, 2001), La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politique en France aujourd’hui (Presses de SciencesPo, 2011) et L’espace des mouvements sociaux (éditions du Croquant, 2012) Ancien militant du NPA
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Rapporteuse « compréhensive » : Iana Guillemeau (doctorante en sociologie à l’Université Paris Descartes)
Rapporteur « critique » : Ivan Sainsaulieu (professeur de sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant exclu de LO)
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Contribution de Lilian Mathieu
What’s new pussy cat ?
Transformations et permanences dans les mouvements sociaux
en France
– séminaire du 6 décembre 2013 –
Je voudrais dans ce texte revenir sur un certain nombre de lieux communs des discours médiatiques mais aussi sociologiques sur le militantisme contemporain et ses évolutions. Beaucoup de ces discours mettent l’accent sur les transformations, voire les mutations, que connaîtrait aujourd’hui le militantisme, et je vais en grande partie prendre le contre-pied de ces discours d’une part pour montrer en quoi ils sont à mes yeux erronés, ou tout au moins exagérés et décalés, et d’autre part pour insister sur ce qui me paraît les permanences les plus notables de l’activité militante.
J’insisterai aussi à la fin de mon exposé sur ce qui me semble par contre de vraies tendances dans l’évolution du militantisme et sur les difficultés que cela peut présenter pour un mouvement comme le vôtre. L’enjeu serait en quelque sorte de ne pas se poser de faux problèmes mais de prendre la mesure des enjeux du présent.
1. La routine de l’innovation
Que nous dit ce discours journalistique et sociologique ? En premier lieu qu’il existerait des formes de militantisme anciennes, comme telles condamnées à dépérir, et des formes nouvelles qui seraient destinées à les supplanter. Plutôt que d’envisager des nuances ou des continuums entre des manières de s’engager et de défendre une cause qui seraient plus ou moins spécifiques à certains groupes ou à certaines causes, on présuppose une opposition entre deux conceptions du militantisme, une opposition qui s’exprime de manière temporelle : entre un ancien et un nouveau, donc. Et la vocation du nouveau est comme toujours de faire disparaître l’ancien pour le remplacer.
Cette opposition se repèrerait tout d’abord au niveau des formes d’action publique, de ce que le sociologue américain Charles Tilly appelait le répertoire de l’action collective, c’est-à-dire l’ensemble des manières d’agir publiquement dont dispose un groupe à un moment de son histoire. Sur ce plan, l’opposition entre ancien et nouveau se coulerait dans l’opposition entre le triste et le drôle, le convenu et le créatif. L’ancien ce serait typiquement « la manif à l’ancienne », ou dite « traîne savate », classiquement République-Bastille-Nation. Le nouveau ce serait les fêtes organisées par Jeudi noir lors de visites d’appartements aux loyers prohibitifs. Ce serait aussi les « manifestations de droite » avec des mots d’ordre outranciers pour stigmatiser les politiques favorables aux plus privilégiés. Aussi les pique-niques improvisés dans les supermarchés par l’Appel et la pioche, qui dénoncent les marges exorbitantes de la grande distribution, ou la Barbe quand des femmes font intrusion dans des arènes de pouvoir majoritairement composées d’hommes.
Les journalistes aiment beaucoup ces actions humoristiques, et c’est bien la moindre des choses puisqu’elles leur sont destinées en priorité, et il n’est pas anodin que des diplômés en journalisme ou en communication soient des militants de ces groupes experts dans l’imagination de telles actions publiques. A ce titre, ces actions sont certainement efficaces au niveau de l’écho médiatique pour faire connaître une cause et il ne faut pas négliger cet aspect.
Qu’il s’agisse d’une manière radicalement nouvelle de militer est plus douteux : le premier coup d’éclat du féminisme français, en août 1970, c’était déjà une action de ce type, réalisée avec de faibles effectifs militants et dont l’écho a été surtout médiatique : le dépôt de la gerbe à la femme du soldat inconnu sous l’Arc de triomphe. L’installation par Act Up d’un préservatif géant sur l’obélisque de la place de la Concorde, qui rassemble la plupart des traits supposés de l’innovation militante, date tout de même de 1993. On pourrait multiplier les exemples (j’ai des souvenirs des manifestations étudiantes de 86 où déjà il s’agissait de donner un côté plus punchy à la « manif à papa »), mais on arrivera sans doute au constat qui traverse les âges : quand on milite, mieux vaut le faire en rigolant, et en déployant sa créativité, que dans une ambiance morose où l’on s’ennuie. Et il n’est pas certain – on peut penser aux manifs contre le CPE – que l’humour soit nécessairement plus efficace que la démonstration de la force du nombre à laquelle se livre la « manif à l’ancienne ».
Deuxième point, le « nouveau militantisme » ne se singulariserait pas seulement par ses formes d’action, mais également par ses modes d’organisation. Sur ce point, les diagnostics convergent pour opposer un « ancien » fondé sur la hiérarchie, la bureaucratie, la rigidité et la verticalité à un « nouveau » caractérisé à l’inverse par l’informalité, le consensus, la souplesse et l’horizontalité. Plusieurs termes sont emblématiques de ce primat de l’informalité et de l’égalité militantes : collectif, coordination (comme celle des intermittents et précaires) et surtout réseau (tel RESF). La première remarque est que, là encore, la nouveauté n’est à l’examen guère patente. Le féminisme post-soixante-huitard avait lui aussi privilégié l’informalité, en partie par rejet du modèle bolchévique d’une extrême gauche dont bon nombre de ses membres étaient issues. Les coordinations, pour leur part, ont fait leur apparition il y maintenant plus d’une vingtaine d’années, au moment des mobilisations des étudiants, infirmières, cheminots et instituteurs, et elles-mêmes découlaient de la pratique soixante-huitarde des assemblées générales.
Mais surtout, ce que l’on constate si on prend un peu de recul historique, c’est que l’horizontalité et l’absence de formalisation bureaucratique ne sont pas des panacées et qu’elles présentent elles aussi des carences, et notamment en termes de démocratie. Il ne suffit pas de proclamer que la parole est à qui veut la prendre pour que chacun se sente autorisé à s’exprimer et, de fait, l’informalité tend à privilégier les individus qui disposent au préalable du plus de ressources militantes ou linguistiques, ce qui renvoie au silence les autres moins confiants en eux-mêmes. Proclamer qu’il n’y a pas de chef est le meilleur moyen de voir apparaître des chefs à qui il est d’autant plus difficile de demander de rendre des comptes qu’ils n’ont jamais été désignés comme tels ; proclamer que chacun milite comme il veut est le meilleur moyen pour que personne ne se sente responsable et qu’il n’y ait aucun pilotage de l’action, ou que ce soient toujours les mêmes qui se chargent du sale boulot.
Le troisième critère de nouveauté serait le militant lui-même, dont les logiques et les formes de l’engagement seraient elles aussi inédites. Investi dans un groupe dénué de pesante hiérarchie, le « nouveau militant » serait avant toute chose jaloux de sa liberté de pensée et d’action, et c’est le repoussoir de l’embrigadement qui est cette fois brandi pour stigmatiser les « anciennes » organisations auxquelles sont prêtées une injonction à suivre docilement et à assumer pleinement la « ligne » décidée par la « direction ». En sociologie, cet enjeu s’est coulé dans l’opposition entre le militant « total » et le militant « distancié ». Le militant total est dévoué corps et âme à sa cause, il a renoncé à toute autonomie de pensée pour s’en remettre à son organisation (et à ses chefs) et il lui sacrifie la plus grande part de son existence, notamment sa vie professionnelle et familiale. Le militant « distancié » est à l’inverse celui qui refuse de sacrifier son individualité au profit du groupe ; son engagement est mesuré (il limite le nombre et la durée de ses réunions pour préserver sa vie familiale) et circonspect (il refuse d’endosser toutes les positions de l’organisation, se définit comme sympathisant plutôt que comme adhérent, tient à affirmer son quant-à-soi critique, etc.). Il est également ponctuel et labile, passant d’une cause à l’autre en fonction des désirs, des convictions et des disponibilités. Le nouveau militant, en bref, serait un militant libre tandis que l’ancien serait asservi. Autre critère d’opposition, le militant total — son exemple typique c’est le militant du PCF du temps de sa splendeur ou le gauchiste post-soixante-huitard — croit naïvement au grand soir, qu’une révolution va transformer tous les rapports sociaux et que demain on rasera gratis, tandis que le militant distancié a tiré les leçons des totalitarisme et ne se bat que sur des terrains limités, où il est sûr d’engranger des succès limités mais où il se conduit de manière responsable.
Là aussi, un peu de distance critique oblige à révoquer cette opposition. D’une part parce qu’il n’est pas certain qu’on ait eu autant de militant un peu bourrins correspondant à la caricature du militant total au PCF ou à l’extrême gauche (qui ont toujours été des passoires), mais aussi parce que cette opposition, qui n’est pas sans pertinence, dessine plutôt un continuum entre des degrés variables d’investissement dans une cause collective, mais pas une transformation historique des manières de militer. Des militants dévoués corps et âmes à leur cause et qui, en quelque sorte vivent 24 heures sur 24 pour cette cause, on en trouve encore plein, et spécialement à RESF (avec des gens prêts à se lever au milieu de la nuit pour sortir un sans-papiers d’un centre de rétention) et le militant « total », si on veut continuer à l’appeler encore comme ça, est toujours là, et pas seulement au sein de l’extrême gauche la plus sectaire. En fait, selon ses disponibilités, selon que l’on est étudiante, travailleuse et chargée de famille ou retraitée, on a plus ou moins de temps et d’énergie à consacrer à sa cause, et l’intensité de son engagement s’en ressent. Il n’y a rien d’inédit là-dedans, ce sont des choses que l’on repère pour toutes les causes et toutes les générations militantes.
2. Permanences de l’action militante
Ce qui m’amène à la seconde partie de mon propos, celle qui insiste non sur les ruptures réelles ou supposées dans les manières de militer mais sur les permanences ou les continuités, ainsi que sur les conditions structurelles qui encadrent ou influencent le militantisme, et qui sont susceptibles de connaître des évolutions ou des transformations.
La première question qui me semble centrale, c’est précisément celle de la disponibilité que je viens d’évoquer. Hors le cas des permanents d’organisation, militer suppose d’avoir du temps libre à consacrer à sa cause, ce qui est loin d’être le cas de tout le monde. Autrement dit, un engagement dans une ou plusieurs organisations et/ou terrains de lutte n’est envisageable qu’à condition que d’autres activités ou préoccupations ne puissent représenter une concurrence. De ce point de vue, l’assignation des femmes aux tâches domestiques contribue à expliquer leur moindre présence au sein des organisations militantes (y compris celles qui se disent critiques des rapports sociaux de sexe) et que celles qui y occupent des responsabilités soient plus fréquemment célibataires, sans enfants ou relativement âgées (avec des enfants autonomes).
La disponibilité permet également d’expliquer que bon nombre de mouvements (l’altermondialisme, par exemple) connaissent une surreprésentation des générations à la fois les plus jeunes et les plus âgées : étudiants et retraités disposent de plus de temps à consacrer au militantisme que les générations intermédiaires, qui doivent concilier l’engagement avec leur vie professionnelle et familiale. On comprend dès lors que l’entrée dans la vie active ou la fondation d’une famille puissent entraîner une réduction plus ou moins drastique du temps consacré au militantisme, et notamment une réduction de l’éventail des engagements au profit de la concentration sur un registre de lutte considéré comme prioritaire. Du coup, le passage d’un engagement intensif à un militantisme plus spécialisé relève souvent plus d’un effet de génération, d’une nouvelle étape dans l’existence (on travaille, on se met en couple, on a des enfants), que d’une mutation du militantisme ; simplement dans certaines causes (comme l’altermondialisme) où bon nombre de militants franchissent les mêmes étapes au même moment, ça se ressent sur l’activité du mouvement (bon nombre d’altermondialistes qui étaient étudiants il y a dix ans travaillent aujourd’hui et ont fondé une famille). Il ne faut donc pas ignorer les effets d’âge dans le militantisme.
Une conséquence de cela est que certaines professions offrent davantage de disponibilité que d’autres pour militer – on pense bien sûr aux enseignants – et que plus généralement le recrutement social des milieux militants est tout sauf anodin. Au moins pour ce qui est des mouvements progressistes, on retrouve toujours les mêmes milieux surreprésentés, à savoir principalement les classes moyennes du public fortement dotées en capital scolaire : professions de l’éducation, du social, de la santé, qui votent prioritairement à gauche, sont souvent syndiqués, avec deux grands foyers toujours représentés, de manière variable selon les causes : le premier est celui du christianisme social (avec les organisations emblématiques comme CFDT et JOC) et l’autre celui de la tradition communiste (avec selon les générations une orientation plus PCF-CGT ou plus extrême gauche, notamment LCR). Ce sont des profils sociologiques qui sont extrêmement stables à travers le temps et qu’on retrouve dans une grande multiplicité d’organisations militantes (je pense à des travaux menés sur la LDH, le MRAP, la FASTI, DAL, ou RESF pour ce qui est de mes propres recherches). Cette homogénéité de recrutement n’a pas que des avantages, elle peut aussi contribuer à fermer les milieux militants sur eux-mêmes en excluant implicitement des personnes issues d’autres milieux sociaux, et spécialement des classes populaires ; c’est encore plus le cas dans les mouvements qui mobilisent des codes culturels exigeants (comme certains des « nouveaux mouvements » évoqués au début, qui misent sur des formes subtiles de théâtralisation).
Cette question du recrutement particulier des mouvements progressistes mérite quelques précisions : d’une part, les professions du public correspondent davantage à des notions d’altruisme ou de contribution dévouée au collectif que celles du privé, qui misent davantage sur l’individualisme, la réussite personnelle et la compétition. Le fait d’avoir été élevé dans telles ou telles de ces orientations de valeur joue autant sinon plus que l’exercice la profession lui-même, ce qui explique qu’on trouve fréquemment une forte hérédité militante : on ne milite pas nécessairement dans le même mouvement que ses parents mais on a été socialisé auprès d’eux à des valeurs et à des conduites qui sont en affinité avec l’engagement.
D’autre part, il y a un rapport très fort aux institutions qui se repère dans les profils Militants ; le fait d’être investi dans le secteur public, c’est-à-dire ce qui relève de l’Etat (spécialement ce que Bourdieu appelait la main gauche de l’Etat, celle qui protège et soutient), implique une connaissance des institutions et spécialement de leurs défaillances ou des décalages entre ce qu’elles prétendent faire et ce qu’elles font réellement. Ce n’est pas sans rapport avec l’humeur critique qui caractérise les militants, qui sont prédisposés à critiquer le fonctionnement des institutions parce qu’ils en connaissent les fonctionnements et les dysfonctionnements de l’intérieur, ou de près. Ce sont des choses que l’on repère sur une série de mobilisations récentes. Ce sont ainsi les entraves à l’accès des enfants de sans-papiers à une école républicaine dont ils révèrent la vocation d’émancipation qui sont au principe de l’indignation des enseignants engagés au RESF. La mobilisation des magistrats de janvier 2011 dénonçait les injonctions contradictoires d’un gouvernement qui leur intime de contrôler plus étroitement les criminels tout en leur refusant les moyens pour le faire. Le personnel soignant ne cesse de clamer que considérer l’hôpital comme une entreprise rentable ne peut que s’opposer à sa vocation première de dispensateur universel de soins. Le monde psychiatrique sait que la fonction pénale qui lui est imposée ne peut que mettre en péril sa mission thérapeutique. Les exemples pourraient être encore multipliés de ces agents qui se mobilisent au nom de leur connaissance intime et directe des écarts ou contradictions entre les principes généraux (et souvent généreux) de leur institution et son fonctionnement réel.
Cette question amène à deux enjeux sur lesquelles je souhaiterais terminer. La première est celle des conditions de reproduction des effectifs militants. J’ai dit que le recrutement social des mouvements progressistes (au sens large) se faisait prioritairement dans les classes moyennes du public, et notamment les enseignants et les professions de la santé ou du social. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que ce sont des couches sociales qui sont particulièrement menacées aujourd’hui, et que cela n’est pas sans conséquence sur la « production » de nouvelles générations militantes. J’ai dit également que l’action militante exigeait à la fois de la disponibilité et une adhésion à des valeurs de dévouement au collectif. La manière dont ces professions du public sont redéfinies actuellement tend précisément à nier ces deux dimensions : moins de disponibilité, et l’intrusion de valeurs plus individualistes et compétitives.
Ce qui m’amène à la deuxième question de ma conclusion. Ce qui me semble le plus menacer le militantisme progressiste aujourd’hui ce n’est pas la ringardise de ses manières de militer ou de s’organiser, mais l’affaiblissement de ses conditions sociales de possibilités. Le discours du nouveau militantisme, que j’ai évoqué au début et auquel il faudrait impérativement se conformer pour faire survivre sa cause, me semble aboutir à une culpabilisation des mouvements sociaux (et notamment des syndicats qui sont souvent posés comme exemplaires de cette ringardise dans ce discours, alors que leurs difficultés tiennent surtout à la répression anti-syndicale dans les entreprises). Ce discours conduit à s’engager sur des terrains qui ne sont pas nécessairement les plus pertinents – comme imaginer des actions qui plaisent aux journalistes pour pouvoir exister publiquement – et à se culpabiliser – « nous sommes trop ringards pour attirer de nouveaux militants » – alors que les difficultés ne relèvent pas tant des mouvements sociaux eux-mêmes, mais d’un contexte politique et idéologique défavorable. Mais ce ne sont que des pistes que j’ouvre à la discussion.
* Une première version de ce texte a été présentée sous le titre « Le militant nouveau est arrivé : lieux communs et vraies difficultés du renouvellement des engagements militants », lors de l’Université d’été du Planning familial à Paris, le 24 septembre 2011.
Rapport « compréhensif » sur le texte de Lilian Mathieu « What’s new Pussycat ? Transformations et permanences dans les mouvements sociaux en France »
– séminaire ETAPE du 6 décembre 2013 –
Par Iana Guillemeau
A l’inverse du rapport compréhensif du texte de François de Singly, je parlerai davantage avec mon costume d’apprenti sociologue, plutôt qu’avec mon costume de militante car j’ai du mal à trouver celui qui me convient parfaitement. Je me baserai à la fois sur le texte écrit spécialement pour ETAPE ainsi que sur l’article publié dans Résister au quotidien un militantisme qui n’a de nouveau que le nom et à titre d’exemple et d’illustration, un article du monde de 2009 : Les partisans du rire militant. Dans ces deux textes, Lilian Mathieu nous montre, en se basant sur des recherches empiriques, notamment les mobilisations de salariés précaires, la lutte des intermittents du spectacle et le Réseau Education Sans Frontières, en quoi il estime que la tendance journalistique qui voit du nouveau, de l’inédit dans les pratiques militantes influence certaines analyses sociologiques du militantisme.
Pour l’auteur, la question du nouveau et du renouvellement du militantisme aujourd’hui est exagérée et surtout à relativiser. Plutôt que de voir du nouveau en permanence ne faut-il pas plutôt chercher la permanence du nouveau ?
Pour cela nous reviendrons dans une première partie sur trois points précis du militantisme qui connaîtrait actuellement un renouveau ou en tout cas des transformations. Nous suivrons dans ce rapport compréhensif le déroulement logique que propose Lilian Mathieu dans sa démonstration. Ainsi, nous nous nous arrêterons sur ce que Charles Tilly appelle le répertoire de l’action collective, c’est-à-dire les modes d’actions mobilisés par les militants. Ce premier point s’intéresse donc au point de vue pratique de l’action. Ensuite, nous aborderons la question du cadre dans lequel s’inscrivent ces actions, qui serait désormais un cadre beaucoup plus égalitaire et réticulaire.
Nous aborderons ensuite la question du militant lui-même et de son rapport à l’engagement. Nous verrons en quoi les enjeux, les objectifs en quelques sortes, les raisons d’agir des militants auraient eux aussi changé de formes (tout cela étant lié à un contexte structurel de soi-disant fin des idéologies). Enfin pour terminer et pour ne pas empiéter sur le rapport critique d’Ivan Sainsaulieu, je me permettrai simplement de pointer ce qu’il me semble être des limites au présent texte.
Dans la seconde partie, nous reviendrons sur les permanences du militantisme que pointe Lilian Mathieu et surtout sur le risque que représente cette expansion des nouveaux militants pour les mouvements sociaux mais qui dénote surtout la difficulté de lutter aujourd’hui dans un contexte politique et historique défavorable.
Pour chacun des points abordés et discutés, j’aimerais que les personnes présentes ici, et d’horizons divers, qu’elles soient anarchistes, communistes ou encore incertaines comme moi, se questionnent quant à leur propre engagement, d’un point de vue individuel et d’un point de vue collectif. Plus précisément, vous reconnaissez-vous dans l’analyse de Lilian Mathieu qui estime que finalement, les pratiques, les objectifs et le rapport à l’organisation n’ont pas tellement changé, ou bien vous reconnaissez-vous davantage dans l’analyse que peuvent faire certains sociologues comme Jacques Ion qui estime que nous sommes face à un nouveau type de militant que je détaillerai par la suite. Ne pensez-vous pas que ces différents points de vue et ces différentes analyses assez macrosociologiques, et donc générales, sont aussi à analyser d’un point de vue plus restreint. J’entends par là, qu’il faut certainement prendre en compte l’organisation, le parti, le courant dans lequel s’inscrit chaque militant. Il me semble que l’analyse est à relativiser selon qu’on milite par exemple à Lutte Ouvrière, connu pour son côté archaïque ou au NPA lui-même divisé en différentes branches parfois bien différentes. Il y a donc d’un côté le groupe dans lequel on milite, mais aussi les idées pour lesquelles on milite, et les actions qu’on estime nécessaire de devoir employer pour atteindre ces objectifs.
En effet, si un militant croit pour des raisons diverses et personnelles que la seule solution est une révolution sociale et politique, à l’image des révolutions passées, et que des actions telles que la pétition, le happening sont des actions inutiles lui préférant des actions comme les blocages, les manifestations, est-il pour autant à classer du côté de l’ancien ; et celui qui estime que des actions temporaires, restreintes, isolées, qui pense que toute action peut symboliser une avancée, doit-il être analysé comme un nouveau militant ? En somme, il me semble, comme le dit Lilian, que dans chaque parti, dans chaque organisation, dans chaque militant, il y a une part de moderne et une part de traditionnel. J’aimerais donc par la suite avoir votre avis sur vos expériences personnelles de militant. Notamment pour ceux qui ont milité dans des partis ou structures différentes. La comparaison en fonction de l’âge des militants est aussi intéressante à analyser. En effet, les plus âgés, ceux qui ont par exemple participé à Mai 68 dans un contexte de forte ébullition politique estiment-ils que leur rapport au militantisme a changé ? En disant cela, je questionne le lien entre le contexte structurel, conjoncturel et historique, et les modes d’actions possibles. Avant de vous entendre, je reviens donc plus précisément sur le texte de Lilian Mathieu que j’ai un petit peu redécoupé en divisant mon rapport en quatre parties représentant quatre types de nouveautés à questionner :
Un nouveau répertoire d’action ?
L’une des premières oppositions couramment faites par les sociologues dans la lignée des journalistes ou bien des journalistes dans la lignée des sociologues, je pense notamment à l’ouvrage Les nouveaux militants, est d’opposer le nouveau répertoire d’action, c’est-à-dire les manières de se manifester publiquement à un nouveau répertoire d’action.
Le nouveau répertoire d’action opposerait l’humour au triste, le spectacle et le happening aux méthodes traditionnelles considérées comme ringardes, comme la manifestation, les blocages ou la pétition. On peut effectivement voir ces dernières années de nouvelles façons de se faire remarquer par les médias, comme les pique-niques improvisés, les vidéos parodiques comme celles récentes de Besancenot, les déguisements. La forme clownesque, la mise en avant de l’humour viendrait remplacer des méthodes associées trop souvent à l’ennui, au triste, telle que « Jeudi noir » destinée à stigmatiser les carences du parc immobilier des grandes villes, ou les déguisements de la BAC — la Brigade Activiste des Clowns — pendant les manifestations. Lilian Mathieu nous explique que ce «nouveau» répertoire d’action est surtout destiné aux médias et est d’ailleurs pensé par des journalistes eux-mêmes. Pourtant, à travers des exemples du Mouvement féministe des années 70, les actions d’Act Up (préservatif géant sur l’obélisque et de multiples exemples qu’il serait trop long de lister), on peut voir que ces modes d’actions existaient déjà il y a des décennies et qu’en cela ils ne sont pas nouveaux.
Au delà de la nouveauté il faut surtout souligner que l’humour et le happening ne semblent pas être des moyens plus efficaces et probants que les manifestations traditionnelles qui continuent d’être majoritaires, il me semble. Les médias se focalisent sur des actions minoritaires en les mettant en avant.
Un nouveau rapport à la hiérarchie ?
A côté ou au-delà de ce nouveau répertoire d’action, à relativiser donc, il semblerait que le mode d’organisation ait changé lui aussi. On oppose aujourd’hui un ancien mode d’organisation basé sur la hiérarchie, la verticalité, la présence de chefs, à un mode d’organisation réticulaire, vertical, plus souple. Le vocabulaire qui le désigne en est caractéristique : coordination, fédération, collectif, réseau. Tout s’opposant à la forme « parti », « syndicat ». Lilian Mathieu, en remontant dans le passé, nous montre encore une fois que cela n’est pas spécialement nouveau puisqu’après Mai 68, le Mouvement féministe rejetait déjà l’image léniniste du parti et les coordinations, quant à elles, existent depuis des années, notamment pendant et après Mai 68 avec les assemblées générales mais aussi les grèves et mobilisations étudiantes.
Sur la question de la prétendue absence de forme bureaucratique de ces nouvelles formes d’organisation, Lilian Mathieu a tout à fait raison de souligner le paradoxe de celle-ci. En effet, même en prétendant vouloir créer une vraie égalité, une démocratie directe, une discussion pour toutes les décisions à prendre, la révocabilité, le contrôle, la non hiérarchisation entre les militants, il apparaît que ce sont toujours les mieux dotés en capitaux économiques, culturels, linguistiques, mais surtout ceux disposant de plus d’expériences et de ressources militantes qui prennent le dessus sur les moins dotés en capitaux et cela est visible sur la répartition des tâches militantes, où les moins dotés en capitaux sont souvent chargés du « sale boulot ». Pour citer Lilian Mathieu « proclamer qu’il n’y a pas de chef, est le meilleur moyen d’en voir apparaître » étant face à des militants anarchistes, j’aimerais justement avoir votre avis sur la question.
Ce nouveau mode d’organisation, qui existait déjà rappelons-le il y a déjà des décennies (mais qui, il me semble ne représentait quand même qu’une tendance), engendrerait un nouveau type de militant, ce qui m’amène à mon troisième point :
Un nouveau militant ?
La troisième nouveauté présentée par Lilian découle du point précédent, c’est-à-dire d’un mode d’organisation plus horizontal. L’organisation basée sur l’égalité, l’horizontalité laisserait plus de liberté, plus de possibilités d’exprimer son individualité, son esprit critique au militant. Ici l’autonomie, l’individualité s’oppose à la figure de l’ancien militant, « soumis » au collectif et la ligne du parti. Cette distinction a été théorisée par Jacques Ion. Il appelle ce nouveau type de militant d’abord militant distancié (en opposition avec total) puis militant affranchi. Le nouveau militant refuse de sacrifier son temps et sa singularité au profit du groupe. Pour résumer, l’ancien militant serait asservi, alors que le nouveau serait libre. Le premier incarné par l’image du militant PCF soumis à la direction du parti croit au Grand Soir et le prépare même activement, tandis que le militant distancié lui, apparemment plus intelligent, aurait tiré les leçons du passé et ne milite que sur des terrains et pour des avancées limitées.
Pour Lilian Mathieu, ces deux idéaux types ne seraient en fait que des formes différentes de degré d’investissement plutôt qu’une transformation historique. Ainsi, on trouve encore, dans des groupes spécifiques, par exemple à RESF, des militants prêts à s’investir à plein temps. Le militant total existe donc toujours lui aussi, mais à côté d’autres formes de militants. Il n’y a donc pas de rupture entre les deux mais bien une continuité. Le fait de s’investir plus ou moins pour une cause dépend de son statut, de son âge et de ses disponibilités. Ainsi, si on regarde un peu le profil type d’un militant aujourd’hui, les jeunes ou les retraités sont sur-représentés car leur emploi du temps leur permet d’être davantage disponibles.
Face aux analyses sociologiques et journalistiques du nouveau, Lilian Mathieu propose de s’intéresser plutôt aux permanences de l’action militante. Autant hier qu’aujourd’hui, certains militant sont plus présents et plus investis, et malheureusement, toujours pour les mêmes raisons. Les femmes par exemple devant toujours s’occuper du foyer et des enfants, ne peuvent militer à temps plein (à moins qu’elles soient à la retraite) et c’est seulement à cette condition (la disponibilité) qu’elles peuvent accéder à des postes à responsabilités. Ainsi, le passage d’un engagement distancié à un engagement plus prenant est surtout le résultat d’un effet de génération plutôt que d’une mutation de militantisme. A mon sens et sans beaucoup de réflexion, j’expliquerais aussi la différence de degré d’investissement par le contexte politique économique et social. Il est plus logique d’être un militant total en mai 1968 parce qu’on est dans un contexte d’ébullition politique mondiale plutôt que d’être un militant total en 2013 où les mouvements sociaux ne sont pas à leur apogée. Il me semble d’une manière générale qu’il faut replacer les formes de militantisme dans un contexte sociologique large : montée des incertitudes, processus d’individualisation, délitement ou déchirement du social… on a déjà vu lors de grands mouvements de grèves des personnes s’investir pleinement qu’ils soient avec des enfants ou qu’ils travaillent…
A côté de l’explication par l’âge, on peut aussi remarquer que certaines professions sont surreprésentées, notamment celles des enseignants ou des fonctionnaires. Dans les milieux progressistes pour faire large, ou retrouve souvent le même profil de militant : classe moyenne fortement dotée en capital scolaire travaillant dans l’éducation, le social, la santé, ils sont d’ailleurs souvent syndiqués. Ces profils sociologiques sont assez permanents dans le temps. Mais comme le souligne très justement Lilian, il peut y avoir une certaine tendance des milieux militants à refuser de s’ouvrir à des profils différents, comme les classes populaires par exemple, surtout pour les nouveaux mouvements qui misent sur la théâtralisation et qui sont donc très exigeant dans leur recrutement.
Lilian Mathieu explique les critères de recrutements des militants par le fait que le secteur public est associé à l’altruisme tandis que celui du privé à l’individualisme/ la réussite personnelle, mais aussi par la connaissance des institutions qu’implique leur profession qui leur permet d’en pointer les dysfonctionnements. Cependant, comme vous le savez, nous sommes dans une période où le service public est menacé, ce qui amène Lilian à conclure sur deux enjeux qu’engendrent cette menace : d’une part la question de la reproduction des effectifs militants dans les mouvements progressistes, qui sont comme je viens de le dire, principalement des enseignants, des professionnels de la santé et du social et qui sont donc les premiers touchés par les réformes actuelles, réformes qui risquent de redéfinir ce qui caractérisait ces professions, à savoir la disponibilité et l’adhésion à des valeurs altruiste et collective. Avec la tendance néolibérale et managériale qui touche maintenant de plus en plus le service public, le renouvellement des militants et de leurs valeurs est donc menacé lui aussi.
D’autre part, et c’est le deuxième enjeu : c’est justement le thème principal de ce séminaire, à savoir la question de la nouveauté qui introduit un jugement de valeur, une échelle, en ringardisant les manières traditionnelles de militer, ce qui engendre une « culpabilisation des mouvements sociaux ». Si on suit la logique du nouveau et le nouveau répertoire d’action qu’il implique, on risque de s’engager dans des luttes qui ne sont peut-être pas les plus pertinentes et les plus utiles, surtout si l’intérêt est avant tout d’attirer les médias au profit de luttes plus profondes. Lilian termine sur une ouverture qui me semble la plus intéressante, à savoir que les difficultés rencontrées aujourd’hui ne tiennent pas absolument que des mouvements sociaux qu’elles que soient leurs formes, mais plutôt d’un contexte politique et idéologique défavorable.
J’aimerais maintenant pointer des limites, ce qui n’engage que ma propre lecture.
Il me semble que Lilian ne traite pas de la nouveauté essentielle qui vient changer ou plutôt accompagner les mouvements sociaux : celles des nouvelles technologiques, notamment internet et facebook, qui pour le coup, sont bien des phénomènes nouveaux. Dans la même logique de critique, j’ai l’impression que l’analyse se base sur du nouveau qui ne l’est plus tout à fait. Peut-être faudrait-il analyser ce qui est vraiment nouveau ou, pour être plus précis, récent.
Il me semble aussi, et après lectures de plusieurs articles, que les nouveaux militants dont on parle, sont en fait majoritairement des anciens militants, déçus par les organisations traditionnelles. Peut-être devrait-on parler des nouveaux anciens militants.
Enfin, je crois que cette tendance des nouveaux militants est simplement conjoncturelle et qu’elle est liée au contexte, elle ne remplace pas les répertoires traditionnels, les accompagnent seulement.
Commentaire de l’intervention de Lilian Mathieu
– par Ivan Sainsaulieu –
Le problème de la paralysie actuelle de l’alternative ou de la répétition
Dans un premier temps, je voudrais accompagner la critique sociologique de Lilian, discuter de ses observations sur ce que l’on peut appeler le syndrome de la répétition. Dans un second temps, je voudrais prendre du recul sur le problème de la paralysie actuelle.
1) Le syndrome de la répétition chez les militants
Nombre de remarques de Lilian sur la nouveauté sont frappées au coin du bon sens et sont parfaitement claires, reposant sur des investigations dans une perspective assez bourdieusienne.
Pour abonder et critiquer en même temps, je signalerai dans l’hypothèse de la continuité, celle de la continuité assurée par les anciens militants. Ainsi, plus d’un collectif dit nouveau parce que thématique est animée par un ancien militant organisé passé au mouvement social : c’est le cas de nombres de militants fondateurs de SUD, c’est le cas d’un fondateur et pilier de RFS (Richard Moyon), ou encore d’un collectif pro-palestinien etc. Est-ce que ce ne serait pas eux qui s’engagent le plus totalement et le plus durablement dans les nouveaux mouvements sociaux, qui portent la structure ou jouent un rôle structurel ?
Cela rétablirait un peu la frontière que tu veux abolir dans ton texte : si je suis d’accord sur le principe de progression des engagements, la progression appartient à des contextes de mobilisation profondes, qui engagent des vies entières et qui nourrissent des idéologies contestataires structurées et structurantes. Il y aurait donc un effet de spirale vers le haut ou vers le bas, vers le bas dans le contexte actuel, entre faible contestation, faible idéologie et faible engagement – par opposition à des contextes de luttes et d’idéologie plus radicales.
Je voudrais souligner la fonction de soutien des militants expérimentés dans le militantisme « nouveau ». De même que la solidarité intergénérationnelle agit au niveau familial pour empêcher les jeunes de se retrouver à la rue, de même la solidarité intergénérationnelle agit pour transmettre aux jeunes militants des savoirs acquis. Au lieu du culte du nouveau, la question du jour serait celle d’organiser la transmission des anciens, du contact des jeunes avec les anciens. Effectivement pas le rejet du passé, ni le culte des jeunes mais les conditions de la transmission intergénérationnelle. Elle se pratique d’ailleurs largement, mais peut-être faudrait il en souligner l’enjeu, au lieu de se lamenter du manque de jeunes ou du manque d’engagement des jeunes. On fait quoi pour rendre les vieux accessibles aux jeunes et réciproquement ? J’ai été surpris dans un colloque sur l’innovation technologique d’entendre des réactions de trentenaires qui disaient qu’il y avait beaucoup à apprendre des vieux qu’ils découvraient sur place. Ils s’étaient donc enfermés dans leur certitude d’être à la pointe.
La génération du public en crise : c’est le fond de commerce des autonomes. Qu’il y ait une génération de jeunes intellos sans emplois, précaires ou aux conditions de travail plus difficiles nourrit les espoirs alternatifs de certains.
Mais je suis bien d’accord pour élargir la base sociale de la contestation. Le fond de la crise du sujet alternatif je la situe justement plutôt dans la crise du mouvement ouvrier. Je ne vois pas par quoi remplacer la matrice du mouvement ouvrier, dont les effets se sont largement estompés dans les pays avancés. Pour moi, l’incertitude est centrale, structurant les deux pôles antagonistes : l’instabilité est systémique, inhérente au capitalisme, comme la fragilité caractérise les fondements sociopolitiques et idéologiques de la contestation actuelle.
2) Le vide est présent à différents niveaux
Lilian critique avec raison le discours de la nouveauté. Pour être complet, il faudrait critiquer le discours de la tradition, du rien de nouveau sous le soleil (que j’ai bien connu). Le discours du rien de nouveau est tout aussi suspect de ne rien démontrer, comme celui sur la nouveauté : absence de mise en perspective dans un cas, aplatissement de tout par la valorisation du passé dans l’autre. Dans les deux cas, l’analyse compte moins que le logiciel militant qui l’impulse.
Ce qui me fait remarquer en passant que la tendance actuelle à réconcilier discours avec et discours sur, comme par exemple dans une perspective pragmatique qui veut que tout discours soit situé, risque de nous faire retomber dans l’oubli du tord que l’invasion du normatif fait à la science… Pour fermer rapidement cette parenthèse sur la question de la neutralité axiologique, je dirai qu’en la matière il n’y a pas de recettes, ni pour ni contre : tout est affaire d’équilibre raisonné.
Mais l’apport réflexif des sociologues est lui aussi sujet à caution. Je ne sais pas quel bilan tire Lilian de son essai de vulgariser des approches sociologiques auprès des militants (un des paris de Comment lutter ?) mais je vois quatre limites
– effet de proximité socioculturelle : ceux qui sont proches sont ceux qui peuvent entendre des réflexions critiques (milieux intellos). Donc si c’est ceux qui sont proches qui peuvent entendre la critique c’est qu’ils raisonnaient déjà peu ou prou de cette façon. Dans cette hypothèse, on ne ferait que nourrir un milieu social de la culture dont il a l’habitude, au lieu de travailler à nourrir la réflexion du ou des publics visés.
– effet de redondance : ce qu’on dit sur les milieux militants vient il de l’enquête ou de l’expérience militante ? Je n’ai pas fait les mêmes terrains que Lilian et pourtant j’ai l’impression de ne pas découvrir ses réflexions. Par ailleurs, les militants savent ce qu’on écrit : par exemple, les militants de LO savent que les enseignants sont plus disponibles et qu’il y a un risque d’enfermement sur le milieu social de ces derniers. C’est pourquoi ils recrutent depuis toujours des enseignants pour recruter des ouvriers. Avec un effet de décloisonnement largement compensé par le fonctionnement sectaire : en clair, si les intellos y côtoient des ouvriers, avec un réel effet de mixité sociale, c’est pour reconstruire une cloison un peu plus loin contre les autres organisations.
– Effet d’exotisme : ce qu’un sociologue apprend à un militant vient-il de la science ou bien d’un autre milieu militant ? De même qu’un sociologue peut se tailler un succès en racontant à des étudiants ce qu’il a appris auprès d’ouvriers ou de syndicalistes, de même un sociologue de type militant A ne fera que rapporter à des sociologues de type militant A ses aventures exotiques auprès des militants de type B, comme Stéphane Beaud qui arrive à publier ses discussions avec un jeune militant de LO car ce ne sont pas ces derniers qui lisent de la sociologie. D’ailleurs les propos de Lilian lui-même apportent un air de LO ou du syndicalisme ouvrier à ceux qui sont loin de l’être, ceux qui ringardisent les syndicats et qui veulent du nouveau. Tandis que moi, à LO, je m’époumonais avec des copains ouvriers à apporter un air venu de la LCR, de s’ouvrir aux mouvements sociaux et à l’actualité politique, donc ce qui est nouveau !
– Question sur l’effet d’adhésion : est ce que l’on convainc les militants de mieux militer ou de passer aux sciences sociales ? Si je prends l’exemple de Christophe Aguitton, devenu chercheur au CNRS… on pourrait dire que les militants qui lisent les sciences sociales sont en quête de distinction par les milieux scientifiques. Alors la question se pose aux sociologues : est-ce qu’ils veulent que tout le monde fasse de la sociologie ?
Pour finir, je dirai que le cloisonnement n’est pas seulement social : il est aussi générationnel, organisationnel, disciplinaire, etc.. Des murs se construisent partout, au propre comme au figuré. Du coup, même si je ne vois plus le bout du tunnel, la mission que je me fixe est claire : elle est celle du décloisonnement, qui constitue l’une des raisons d’être d’ETAPE.