Séminaire ETAPE n°7 – L’idée du capitalisme comme aliénation aujourd’hui

Septième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Mars 2014 –

 

L’idée du capitalisme comme aliénation aujourd’hui

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Autour de Stéphane Haber – professeur de philosophie à l’Université de Paris X-Nanterre-La Défense, auteur notamment de Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Les Prairies Ordinaires, 2013

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Rafael Perez
  • Rapporteur « critique » : Fabien Delmotte

 

capitalisme

 

Rapport compréhensif 1/2

Penser le néocapitalisme :

Vie, auto-organisation et économie

1ère partie

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Par Rafael Perez

– Séminaire ETAPE du 21 mars 2014 –

 

Penser le néocapitalisme (Vie, capital et aliénation) rassemble une série d’articles récents, une salve de harpons lancés vers le présent, et tout particulièrement vers ses formes économiques. Le dernier livre de Stéphane Haber cherche ainsi à sa manière à répondre au défi d’Adorno et Horkheimer : inscrire la philosophie non dans la légitimation et la participation à l’ordre existant, mais dans une critique qui doit favoriser et accompagner sa transformation réelle [1]. Or, relever le défi de la théorie critique semble d’autant plus périlleux dans le cadre contemporain d’un capitalisme cognitif, ou réflexif, qui mobilise de plus en plus les marchandises intellectuelles. Face aux pressions à la disciplinarisation technique et à la spécialisation théorique, comment assumer une critique d’ensemble sans tomber dans l’abstraction ou la généralité creuse ? L’enjeu est ici d’être fidèle au projet initial de la théorie critique mais de préciser et actualiser ses contenus : Stéphane Haber dialogue ainsi avec d’autres héritages intellectuels, qui passent par Michel Henry [2], Michel Foucault [3] ou André Gorz [4], et lui permettent de se démarquer des versions proposées par les dernières générations de l’Ecole de Francfort, en particulier Jürgen Habermas [5] et Axel Honneth [6]. Le but de mon texte est de proposer une approche globale d’un livre de philosophie sociale contemporaine (ainsi que de son arrière-plan théorique) qui permette à qui le souhaite de se référer aux chapitres qui l’interpellent plus particulièrement. Je proposerai un compte-rendu synthétique en inscrivant ces études sous un grand axe général, avant d’ouvrir deux pistes de dialogue avec les critiques libertaires, dans l’approche propre à ce séminaire.

Voici donc une philosophie qui s’efforce à la fois de s’ancrer dans le présent, et – sans mépriser des approches plus micro – assume effectivement l’ambition d’une vue d’ensemble en construisant et discutant des outils et modèles généraux. Le travail de Stéphane Haber peut ainsi contribuer à donner une densité conceptuelle aux notions qui sous-tendent l’exercice de la critique politique dirigée contre la finance, la croissance, ou plus globalement le capitalisme. Penser le néocapitalisme prend résolument pour champ la vie économique moderne : l’usage de l’intitulé de néocapitalisme plutôt que de néo-libéralisme a pour but de placer d’emblée l’attention sur les formes économiques [7]. En première approche, le néocapitalisme désignerait une phase d’accélération spectaculaire et une intégration tendancielle au paysage social, au monde de la vie. Tout se passe comme si cette phase d’accélération était rendue possible par une sollicitation toujours plus impérieuse des dynamismes de la vie même. Mais si les formes contemporaines du capitalisme intègrent toujours plus la vie, cette notion très large de « vie » peut-elle encore être mobilisée contre l’aliénation, pour désigner une perspective d’émancipation ?

C’est le problème général qui guidera ma présentation de l’ouvrage. En première lecture, on peut avoir une résistance à ces notions très larges de néocapitalisme, voire même de « biocapitalisme », que Stéphane Haber manipule. A l’évidence, il faut marquer une distinction  entre l’ambition réelle de saisir le présent, et celle de suivre simplement les modes intellectuelles ou militantes, en particulier les thématiques foucaldiennes de la biopolitique associée au néolibéralisme. Mais, s’il s’inscrit dans les débats actuels, l’usage proposé par Stéphane Haber va au-delà du passage obligé, dans la mesure où il engage un dialogue approfondi avec Foucault, ouvre des passerelles théoriques inattendues, en particulier en direction de la phénoménologie et de la psychanalyse, et a en vue par ce biais ses propres thèmes. Je traiterai ici de trois relations problématiques qui permettent de positionner par contraste le motif de la vie et animent les trois moments principaux du livre : position vis-à-vis du vitalisme, du thème de la biopolitique, et finalement de la philosophie sociale. Par démarcations successives, se dégagera ainsi une certaine idée de la vie qui permet de repenser aliénation et émancipation.

Chaque partie est associée à un interlocuteur principal, à commencer, et cela n’est pas neutre, par Marx. Dans Entre Marxisme et vitalisme, Stéphane Haber part d’une redéfinition du concept d’ « aliénation objective » tiré de la lecture de Marx pour le faire dialoguer avec la lecture phénoménologique de Michel Henry et la notion freudienne de pulsion de mort. Voilà qui vient déjà singulièrement complexifier la notion floue de « vie » ou le mot à la mode de « biopolitique ». Il s’agit non seulement de conférer à ces notions une profondeur conceptuelle en les articulant à des thématisations philosophiques précises mais encore de les inscrire dans un jeu d’écho avec des mobilisations contemporaines. La stratégie intellectuelle développée dans Penser le néocapitalisme consiste ainsi à un premier niveau à opérer des généralisations en repérant les éléments de langage communs à des critiques portant sur des objets très différents. Dans cette perspective, le chapitre introductif suggère que l’argent, la technique, la finance, la croissance, etc. relèvent de manière analogue de puissances détachées, c’est-à-dire d’un mode d’aliénation objective où le système finit par se déployer pour lui-même, oubliant les formes de vie sur lesquelles il s’appuie [8]. L’axe principal de la critique du capitalisme consistera alors à décrire le mouvement par lequel certains processus sociaux tels que « le marché » ou « l’entreprise » ont échappé aux hommes : c’est sous cet horizon que le problème du vitalisme va être reformulé. L’enjeu est de restituer au marxisme ses fondements ontologiques et anthropologiques, voire existentiels, au moyen d’une philosophie de la vie qui emprunte à la fois à la phénoménologie et à la psychanalyse. Stéphane Haber s’appuie dans un premier temps sur la relecture des passages phénoménologiques du Livre I du Capital [9] où Marx s’attache à décrire non seulement des lois économiques générales mais encore les conditions de vie concrètes du prolétariat. Michel Henry [10] proposait de réévaluer ces passages écartés des grandes reconstructions systématiques du marxisme pour s’interroger sur ce que peut être une existence humaine qui ne soit pas avilie, humiliée, aliénée. Néanmoins, Stéphane Haber se détache dans un deuxième temps du spiritualisme ou de l’idéalisme vitaliste qui imprègne encore cette phénoménologie pour s’attacher au syntagme plus concret de « conditions de vie ». Ce qu’il vise ici, c’est « le passage du modèle de la conscience à celui de la vie incarnée et engagée, engagée dans un monde qui est toujours partiellement, au moins précairement, le sien » [11]. En d’autres termes, ce sur quoi porte l’aliénation objective ici, ce n’est plus tant sur la conscience que sur la vie même. Que recouvre ce passage assez général d’une conception de l’aliénation comme fausse conscience à une référence encore assez indéterminée à une vie niée ? La suite du travail vient creuser et préciser cette idée d’une aliénation qui ne porterait pas seulement sur la conscience par un usage politique de la psychanalyse freudienne. Non seulement la guerre, mais encore, sur un autre plan, l’exploitation, constituent dans la perspective de Freud [12] des manifestations sociales de la pulsion de mort. Ainsi, « le détour par la pulsion de mort permet d’abord d’enrichir considérablement la position du jeune Marx, chez qui la notion d’aliénation s’exprima pour la première fois. » [13] Stéphane Haber suggère par ce moyen que les critiques du néocapitalisme auraient tout intérêt à puiser dans la psychanalyse les ressources pour lire dans les nouvelles formes d’aliénation objective une exacerbation de cette pulsion destructrice. De manière générale, l’ambition philosophique de ces premiers textes consiste à élucider les soubassements existentiels d’une philosophie de l’émancipation.

La deuxième partie de l’ouvrage, Interprétations du néocapitalisme, va attaquer plus directement une discussion critique des analyses foucaldiennes du néolibéralisme. Elle s’ouvre par une synthèse très utile des différentes approches du néolibéralisme, comme idéologie, comme politique, ou comme forme sociale. Dans le but de développer et approfondir les critiques militantes des tendances économiques contemporaines, cette présentation est une mine d’informations, et de suggestions de lectures. La première piste relève « de l’histoire intellectuelle et de la sociologie des réseaux d’influence, voire de l’analyse de la contagion des croyances » [14] ou de la fabrique du consentement à la Chomsky [15]. Côté français, on pourra en trouver une version dans l’analyse que Serge Audier a consacrée au colloque Lippmann [16]. Mais la voie ouverte par Foucault dans son cours sur la Naissance de la biopolitique [17] va plus loin et consiste à saisir le libéralisme comme politique, c’est-à-dire comme « une technologie de pouvoir s’exprimant sous la forme de discours prescriptifs et légitimants que l’Etat contribue à diffuser » [18]. L’idée générale est que le néolibéralisme ne doit pas simplement être compris dans un mouvement négatif d’attaques contre le secteur public, mais bien comme une politique positive visant à affirmer et étendre l’influence du modèle du marché sur l’ensemble de la vie. Dans ce sillage, le livre de Pierre Dardot et Christian Laval s’intéresse par exemple à la formation des individus par l’automarchandisation concurrentielle [19]. C’est cette approche qui va particulièrement poser question à Stéphane Haber. Enfin, une troisième possibilité consiste à traiter le néolobéralisme de manière plus ouverte comme forme sociale ne se réduisant ni à l’histoire des idées ni à l’analyse du pouvoir : le travail de Naomi Klein dans La stratégie du choc [20] symbolise bien cette démarche qui s’efforce de décrire le néolibéralisme comme une période particulière de l’histoire du capitalisme. Mais plutôt que d’arbitrer immédiatement entre ces approches, Stéphane Haber commence par souligner leur pluralité et leur complémentarité. Ce chapitre permet surtout de se repérer efficacement parmi les différentes approches du néolibéralisme, avant d’entrer dans la discussion plus spécifique de certains travaux. Dans le prolongement du premier moment, Stéphane Haber adjoint à ces approches un usage de la psychanalyse comme critique du néolibéralisme, interprété dans les termes d’une « réactivation du complexe surmoïque » [21]. Le surmoi renvoie chez Freud à l’intériorisation des normes sociales et la tendance à se réprimer soi-même. Par la médiation du freudo-marxisme et de l’analyse psychosociologique du fascisme élaborée par Adorno [22], Stéphane Haber en vient à proposer un dépassement du motif foucaldien assez indéterminé et métaphorique de la « fabrication des sujets » en mettant en avant une lecture freudienne du néolibéralisme qui mobilise la notion de surmoi pour comprendre l’intégration des normes sociales répressives : en particulier, le culte de la performance [23] non seulement au travail, mais encore dans les loisirs, les rencontres et jusque dans la manière de se présenter et se faire valoir sur les réseaux sociaux. On pourrait s’attendre à ce que cette idée du sujet constitué dans un rapport à l’altérité puise directement à la source des travaux contemporains d’Axel Honneth, en particulier dans La réification [24]. Cependant le rapport de Stéphane Haber à la philosophie sociale telle qu’elle se pratique en Allemagne n’est pas univoque, comme nous le comprendrons quand nous nous pencherons sur les implications politiques de sa philosophie, mais je réserve ce point pour l’instant.

A suivre – partie 2 : Foucault, philosophie sociale et critiques libertaires

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[1] Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1996.

[2] Philosophie et Phénoménologie du corps, Paris, PUF, 1965 ; Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990.

[3] Voir en particulier les cours au collège de France du tournant des années 80 : Naissance de la biopolitique, Paris, Gallimard,‎ 2004 et Du gouvernement des vivants, Paris, Seuil,‎ 2012

[4] Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Paris, Seuil, 1964 ; Métamorphoses du travail, Paris, Folio Essais, 2004.

[5] L’espace public, Paris, Payot, 1995 ; Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.

[6] La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000 ; La Réification : petit traité de théorie critique, (traduit par Stéphane Haber), Paris, Gallimard, 2007.

[7] Voir Stéphane Haber, Penser le néocapitalisme, Paris, Les prairies ordinaires, p. 9 (cité ci-après PN).

[8] PN, p. 48.

[9] Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, Editions sociales, 1976, voir en particulier sections 3 et 4.

[10] Michel Henry, Marx, Paris, Gallimard, 1976.

[11] PN, p. 104.

[12] Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Seuil, 2010. Pour se faire une idée de la relecture de cet ouvrage par la philosophie sociale, on pourra aussi lire l’ouvrage classique de Herbert Marcuse, Eros et la civilisation, Paris, Minuit, 1963.

[13] PN, p.113.

[14] PN, p. 128.

[15] Noam Chomsky, La fabrique du consentement, Marseille, Agone, 2008.

[16] Serge Audier, Aux origines du néolibéralisme, le colloque Lippmann, Paris, Le bord de l’eau, 2008.

[17] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil-Gallimard, 2003.

[18] PN, p. 132.

[19] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La découverte, 2009.

[20] Naomi Klein, La stratégie du choc, Arles, Actes Sud, 2001.

[21] PN, p. 161.

[22] Theodor Adorno, Etudes sur la personnalité autoritaire, Paris, Allia, 2007.

[23] Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

[24] Axel Honneth, La réification, Paris, Gallimard, 2007.

Rapport compréhensif 2/2

Penser le néocapitalisme :

Vie, auto-organisation et économie

2ème partie

Car la vraie figure qui hante cette deuxième partie est celle de Foucault. Avant d’être relue directement et confrontée à Marx, son intervention est préparée par la médiation de Hardt et Negri. Stéphane Haber commence par reconnaître à Commonwealth[25] le mérite de partir de « la pauvreté et la misère (plutôt que la guerre ou la perte de sens comme dans les deux ouvrages antérieurs »[26] : ce faisant, il y a déjà dans le troisième volet de la trilogie ouverte avec Empire[27] et Multitude[28] un certain retour vers Marx. Stéphane Haber identifie plus précisément l’idée générale de cet ouvrage dans la thèse selon laquelle « l’univers économique actuel a cessé de s’organiser autour de la fabrication industrielle d’objets de consommation manipulables (…) Désormais le travail exprime et enrichit le tout de la vie (Hardt et Negri disent qu’il est « biopolitique »). Il plonge ses racines dans la personnalité (il est créatif et expressif) (…) L’auto-organisation intelligente et la coopération multicentriques, autrefois idéaux anticapitalistes, sont déjà là. »[29] Cette pièce centrale des analyses post-foucaldiennes ne va pas sans poser problème dans une perspective libertaire qui fait de l’auto-organisation et de l’épanouissement individuel des points essentiels de revendication : force est de constater que l’un des principaux défis de l’actualisation des idées libertaires consiste à faire face à la capacité du néo-libéralisme à intégrer et récupérer ses propositions[30]. J’y reviendrai un peu plus loin. Toutefois, aux yeux de Stéphane Haber, Hardt et Negri relèvent encore trop d’une approche quasi-morale (à la Proudhon justement) qui ne pousserait pas assez loin la critique de la réalité du capitalisme. Cela l’amène à une discussion approfondie des notions foucaldiennes de biopouvoir et de biopolitique. Le terme de biopolitique désigne une forme de pouvoir qui s’exerce non pas tant sur des territoires que sur la « vie » des gens : la lutte contre la peste au moyen de la quarantaine est l’exemple fondateur de cette captation de la vie par le pouvoir politique qui cherche à surveiller et maîtriser la santé des populations en même temps qu’à affiner le contrôle jusqu’au niveau des corps individuels[31]. Ainsi, « la biopolitique (la politique qui a directement affaire au vivant qui veut persister dans l’être – organisme aspirant à la santé, espèce vouée à se reproduire) ne fonctionne, en fait, suggère Foucault, que, dans un contexte plus large (…) celui de l’Etat organisateur et instituteur de la société »[32]. Dans cette perspective, l’ouvrage de Dardot et Laval[33] montrait bien que le néolibéralisme n’a pas signifié un retrait de l’Etat au profit du marché, mais plutôt une entreprise active d’édification d’une société de marché. La notion de gouvernementalité vient ainsi compléter la description foucaldienne : « Il y a gouvernementalité lorsque l’exercice du pouvoir implique la reconnaissance (performativement efficace) de l’existence d’une société auto-organisée au-dessous de lui. »[34] Cette conception du pouvoir est déjà fortement problématique dans une perspective libertaire. Cependant, à ces analyses foucaldiennes de la biopolitique, Stéphane Haber va préférer la notion de biocapitalisme qui exprime cette tendance à la diminution de la distance du système par rapport à la vie et manifeste une forme de retour critique, mais explicite, à Marx. « Le biocapitalisme constitue même, en quelque sorte, la contrepartie concrète d’une sorte de régime d’expansion réflexif, la principale manière dont se trouve relayée, dans le domaine de l’expérience sociale, la propension (ou la prétention) à dépasser la contradiction du système et de la vie dont le capitalisme se trouve désormais porteur »[35]. Ces analyses peuvent nous faire penser par exemple aux biotechnologies, aux industries alimentaire ou pharmaceutique, et de manière plus générale à la place prise dans le capitalisme avancé par le domaine de la santé compris au sens élargi d’enhancement et de transformation des corps individuels. Le but de Stéphane Haber est ainsi de montrer que « le capitalisme a évolué selon une trajectoire que les conceptualisations de Foucault permettent d’éclairer – dès lors que l’on met à distance la fascination bien compréhensible qu’exercent ses allusions au néolibéralisme comme politique d’Etat. Tout se passe comme si le biocapitalisme avait pris partiellement le relais du biopouvoir ». Ce retour théorique depuis la gouvernementalité vers l’économie n’est pas sans conséquence politique, pratique, comme la troisième partie de l’ouvrage va le manifester.

Ce dernier moment s’ouvre par une reprise du thème marxien du « fétichisme de la marchandise » mis en relation tant avec la notion générale d’aliénation objective qu’avec l’analyse des passages parisiens proposées par Walter Benjamin, ou la critique de la société de consommation formulée par Jean Baudrillard. Cette articulation aboutit à l’idée que « le consumérisme est devenu la condition concrète du fonctionnement du fétichisme de la marchandise – comme illusion cognitive essentielle contribuant à certaines pratiques économiques fonctionnelles. Il marque ainsi l’intériorisation subjective achevée d’un impératif expansif généralisé, et pas seulement l’emprise de l’imitation conformiste. »[36] Je disais que le rapport de Stéphane Haber à la philosophie sociale allemande n’est pas univoque : Benjamin et Baudrillard sont déjà des figures décalés au sein de la philosophie sociale. Bien plus, on lisait dès la deuxième partie, une critique approfondie du dernier ouvrage d’Axel Honneth, Das Recht der Freiheit[37] (« Le Droit à la liberté ») qui permettait à Haber de se positionner par rapport aux tendances récentes de l’Ecole de Francfort, et notamment un certain retour à Hegel à travers Marx, qui conduit à faire passer au second plan le travail, les rapports de classe, l’aliénation et l’exploitation au profit de thématiques moins directement matérialistes comme l’identité, la reconnaissance ou le Droit. Ce faisant, la théorie perd la virulence critique de ses débuts pour devenir abstraitement normative et se tourner politiquement de manière assez fade et décevante vers une économie moralisée ou une social-démocratie de marché. De même, la dernière partie de l’ouvrage va prendre pour interlocuteur principal et figure de référence Jürgen Habermas : Stéphane Haber livre ainsi une analyse approfondie de la notion habermassienne d’espace public[38], connectée au cadre général de l’éthique de la discussion[39]. Tout en en soulignant les bénéfices, il montre qu’elle est justement insuffisante pour faire face aux formes les plus nouvelles de capitalisme, cognitif ou communicationnel, axées sur la production immatérielle et caractérisées par la surabondance de l’information. En ce sens, si la théorie veut participer à la critique active et à la transformation pratique de la réalité sociale, elle ne peut se contenter de dégager des normes délibératives, mais doit se confronter aux formes économiques concrètes dans lesquelles elle trouve son insertion. A cette condition, la philosophie pourra retrouver un terrain où enraciner ses critiques générales, et résister aux tentations spéculatives ou idéalistes. Stéphane Haber réaffirme ainsi avec force un ancrage dans l’analyse de la situation concrète en même temps que la désignation d’une perspective post-capitaliste.

Toutefois la mobilisation de Habermas produit aussi des effets positifs, en particulier quant au problème général que Stéphane Haber affrontait : à savoir la possibilité de penser l’émancipation à partir de la vie (et non de la conscience) alors même que les formes contemporaines du capitalisme intègrent toujours plus la vie. Il s’agit d’abord de se positionner vis-à-vis d’une autre tradition allemande déjà citée, la phénoménologie, en tant qu’elle proposerait un redimensionnement de la subjectivité en termes de vie, et permettrait par là une attention aux formes de la vie quotidienne, ordinaire, en la resituant sous l’horizon marxiste d’une approche de la misère et de la souffrance sociale, que vise l’expression habermassienne de « monde de la vie ».  Mais selon Stéphane Haber, « pour donner un sens et une portée existentielle, au-delà du rationalisme habermassien, à la tension entre le système et la vie (…) nous devons absolument renoncer à rejouer l’opposition de l’économique et de l’extra-économique, de l’intérêt et de la gratuité, du travail et du loisir »[40]. Ce que Stéphane Haber a en vue à travers ces formules, ce n’est pas une réduction au tout économique, mais au contraire, de manière plus pratique et positive, un ensemble « d’expérimentations contemporaines qui, tout en relayant des tendances coopérativistes, mutualistes et associationnistes bien connues qui remontent au XIXe siècle, manifestent une certaine originalité historique »[41] et peuvent être regroupées sous le nom générique d’alteréconomie : circuits courts, AMAP, coopératives, SEL, etc. Ces tentatives actuelles ont ceci de commun de chercher à la fois à construire des rapports sociaux qui relèvent de la convivialité (d’un vivre ensemble plus respectueux et plus solidaire) et en même temps de prêter une attention particulière à la vie au sens large sous la forme de préoccupations écologiques ou environnementales. Ainsi « la référence à cette dimension – un monde vécu dans lequel nous séjournons et dans lequel se trouvent des êtres qui nous importent, des objets qui comptent – semble s’avérer stratégiquement utile pour densifier la critique de l’expansionnisme capitaliste réellement existant, sans forcément passer par une conception normative de la subjectivité »[42]. En ce sens, la notion plus englobante de vie ou mieux « de monde de la vie », une fois précisée et conceptualisée, peut fournir une autre base arrière à la critique de l’aliénation, au cas où il faille effectivement renoncer à la notion désormais suspecte de « sujet » (dans la mesure où les analyses foucaldiennes tendaient à montrer que les frontières des « sujets » sont toujours déjà investies et définies par le pouvoir).

Que retirons-nous de ce dialogue ouvert entre les analyses foucaldiennes du néolibéralisme comme « biopolitique » d’une part, et la psychanalyse ou la philosophie sociale d’autre part ? Premier point : l’idée que le néolibéralisme se caractériserait au plan des structures psychiques par une exacerbation de la pulsion de mort et du complexe surmoïque. Dans cette perspective, la fausse liberté du consumérisme débridé ou des nouvelles formes de management s’appuie sur une exacerbation et une intégration toujours plus poussée de tendances destructrices (pulsion de mort) et répressives (surmoi) qui agissent en amont de la conscience. Deuxième point : l’idée que la manière dont le pouvoir a prise sur les corps et sur la vie même doit être repérée non seulement au plan des structures politiques mais également au niveau des rapports économiques. L’impression d’accélération qui frappe dans les formes contemporaines de capitalisme ne relève pas simplement du spectacle, mais doit être reliée à une sollicitation effective des dynamises vitaux. Troisième point : l’idée que cette captation de la vie est cependant partielle et ambivalente, et donc que le monde de la vie est encore porteur de ressources d’émancipation positives. Plutôt que d’asséner des slogans, Stéphane Haber repère des brèches, des passages fragiles et ambigus : en guise d’ouverture, il pointe dans certaines formes sociales innovantes, décroissantes ou conviviales des points d’appui et d’inspiration pour esquisser des perspectives post-capitalistes. Cela lui permet finalement de concevoir des perspectives d’émancipation du capitalisme, par-delà ses capacités d’intégration et de renouvèlement : il défend ainsi la possibilité d’une société post-capitaliste contre les trois objections anti-essentialiste, anti-utopiste et anti-historiciste. Selon la première, le capitalisme serait une notion trop peu précise qui recouvrent trop vite des phénomènes multiples et des institutions hétérogènes qui varient dans le temps et dans l’espace. Selon la deuxième, l’échec des grandes tentatives révolutionnaires du XXème siècle devrait nous rendre modestes, d’autant que nous manquons de réponses pratiques alternatives aux problèmes concrets qui sont aujourd’hui pris en charge par le capitalisme (l’eau, l’électricité, les transports, le logement, etc.). Selon la dernière, la sortie du capitalisme ne résoudrait pas tous les problèmes, et ne remettrait pas en question toutes les formes de domination. Mais le fait que la notion de capitalisme regroupe de multiples pratiques et structures différentes n’empêche pas de repérer des tendances générales : le modèle des « puissances détachées » peut ainsi être connecté aux formes de combat contre l’expansionnisme menées tant au Nord qu’au Sud. En outre, le but n’est certainement pas ici de bâtir un système idéal mais de partir de la pluralité des expériences de transformation actuelles, qu’elles soient d’inspiration social-démocrates, communistes ou coopérativistes. Il ne s’agit donc pas de faire de l’émancipation du capitalisme une panacée mais de faire sentir qu’elle est possible et désirable.

Si ces formulations mesurées sont appréciables face à la tendance à croire que la radicalité se mesure à la virulence et à l’emphase, il reste à en préciser les effets pratiques. Tout d’abord, le passage de la biopolitique au biocapitalisme ne risque-t-il pas de mettre dans l’ombre une part importante des « puissances détachés » qui sont visées par l’ouvrage et, ce faisant, de remettre l’action politique dans de vieilles ornières ? En termes de corpus, tout se passe trop souvent comme si Marx et le marxisme étaient les uniques interlocuteurs politiques respectables pour la philosophie sociale : or, à un premier niveau, un certain nombre d’autres lectures de Marx insistaient déjà sur la double dimension de l’émancipation tant vis-à-vis du capital que vis-à-vis de l’Etat[43]. A un second niveau, cela aurait pu ouvrir à une autre tradition, moins formalisée philosophiquement – ou en tout cas moins intégrée au monde académique – mais par certains côtés, plus proche déjà du sens dans lequel Stéphane Haber cherche à tirer le marxisme, ou à en effectuer une relecture : si l’on veut trouver la trace d’une attention à l’économique qui n’évacue pas les enjeux éthiques, et la prise en compte des formes de vie singulières, concrètes, il y a tout lieu de réinscrire la pensée de Marx dans les vives polémiques qui l’opposent aux auteurs anarchistes[44]. Au-delà des auteurs traditionnels du socialisme du XIXème siècle, il y aurait lieu de creuser les prises de position problématiques de Chomsky[45] ou Holloway[46], que Stéphane Haber évoque en passant, afin de penser l’intrication entre économie et politique. L’analyse du rôle des institutions politiques (non seulement les Etats mais aussi des institutions transnationales) qui par leur politiques monétaires, budgétaires, etc. ont permis et accompagné le développement de ce qui est décrit ici sous le nom de néocapitalisme est largement manquante. Le terme ambigu de « puissances détachées » (qui vise à compléter la notion d’aliénation en subsumant tout à la fois la finance, la croissance, la technique…) comporte ainsi une ambiguïté essentielle qui pourraient nous ramener à l’idée factuellement inadéquate de dérégulation, c’est-à-dire au fond de puissances incontrôlées. Cela m’amène donc à ma première question : dans le cadre théorique général de la description de « puissances détachées », l’Etat figure-t-il lui-même comme puissance détachée par rapport à la vie sociale, ou bien toujours comme recours contre les puissances détachées ?

D’autre part, il y a un problème connexe à cette désignation critique d’aspects de la société qui s’autonomisent, ou de la capacité du capitalisme à s’appuyer sur la multiplicité des dynamismes vitaux. Si l’on procède de même, en repartant du corpus, faire du marxisme une philosophie de la vie est un peu étrange pour qui a en tête les débats dans lesquels ils s’insèrent : par contraste, la notion d’aliénation, thématisée comme dépossession, est mise directement en relation avec la vie par des auteurs tels que Louise Michel[47] ou Piotr Kropotkine[48]. Utiliser Marx pour critiquer la croissance est certes original et provocateur, mais finalement assez pauvre en termes de contenu concret : il aurait peut-être mieux valu étudier les propositions articulant écologie et relocalisation là où elles sont réellement développées, que ce soit parmi les contemporains de Marx chez Elisée Reclus[49], ou plus proche de nous chez Murray Bookchin[50] par exemple. Cependant, l’enjeu principal n’est pas tant de défendre un corpus anarchiste éclipsé par la figure écrasante de Marx, que de dégager des implications politiques réelles : ainsi, ces pistes pour concevoir effectivement la décroissance ou la décentralisation ne renvoient pas seulement à un ensemble d’élaborations théoriques, mais surtout à des expérimentations pratiques plus précisément et radicalement connectées au monde de la vie que les démarches hétérogènes et souvent peu contestataires de l’alteréconomie. Ma deuxième question est donc celle-ci, et je conclurai sur ce point : y a-t-il dans les efforts de relocalisation, d’autogestion, de fédéralisme et de décroissance quelque chose qui rapproche efficacement du monde de la vie, ou bien ces possibilités sont-elles déjà refermées, déjà intégrées au néocapitalisme ?

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[25] Michael Hardt et Antonio Negri, Commonwealth, Paris, Stock, 2012.

[26] PN, p. 164.

[27] Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2004.

[28] Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude, Paris, La Découverte, 2004.

[29] PN, p. 165.

[30] Voir Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[31] Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975 où cette approche sera remise en jeu dans l’analyse du traitement des corps des prisonniers et de la discipline qui règne à l’usine.

[32] PN, p. 216.

[33] Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La découverte, 2009.

[34] PN, p. 218.

[35] PN, p. 236.

[36] PN, p. 263-264.

[37] Axel Honneth, Das Recht der Freiheit, Berlin, Surkhamp, 2011.

[38] Jürgen Habermas, L’espace public, Paris, Payot, 1995.

[39] Jürgen Habermas,  Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.

[40] PN, p. 309.

[41] PN, p. 310.

[42] PN, p. 317.

[43] Voir Daniel Guérin, Pour un marxisme libertaire, Paris, Laffont, 1969 ; Carlo Caffiero, Abrégé du Capital, Paris, Le chien rouge, 2008 ; Maximilien Rubel, Marx critique du marxisme, Paris, Payot, 1974.

[44] Voir Max Stirner, L’unique et sa propriété, Paris, La table ronde,  2000 ; Pierre-Joseph Proudhon, Théorie de la propriété, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Du principe fédératif, Paris, Romillat, 1999 ; Mikhaïl Bakounine, Considérations philosophiques sur le fantôme divin, le monde réel et sur l’homme, Œuvres, Stock, 1908.

[45] Noam Chomsky, La fabrique du consentement, Marseille, Agone, 2008.

[46] John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir, Paris, Syllepses, 2008.

[47] Louise Michel, Prise de possession, Paris, D’ores et déjà, 2010.

[48] Piotr Kropotkine, L’entraide, Paris, Aden, 2009.

[49] Elisée Reclus, L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, Paris, Quartier Libre, 2005.

[50] Murray Bookchin, Pour une société écologique : Recueil de textes et préface inédite de l’auteur, Paris, Christian Bourgois,‎ 1976 ; Qu’est-ce que l’écologie sociale, Lyon, Atelier de création libertaire,‎ 2012 (On se souviendra également de la polémique qui l’opposa à Chomsky sur la question du rôle de l’Etat dans la lutte contre les politiques néolibérales).

Stéphane Haber

– Contribution à la suite du séminaire – 

de Stéphane Haber

Au-delà de la discussion des auteurs, la question principale dont je voulais partir dans le livre, c’est d’abord : au nom de quoi défendre philosophiquement une position anticapitaliste et la perspective d’une société post-capitaliste ? Défense difficile car il est évident que nous portons le poids d’un certain nombre d’échecs historiques retentissants qu’il faut assumer. Et puis, cette catégorie de capitalisme pose elle-même des problèmes qu’on ne peut pas négliger : les frontières de ce qu’elle désigne sont floues, que ce soit dans l’espace géographique et social (où s’arrête et où commence les phénomènes « capitalistes » ?), mais aussi dans le temps (faut-il, par exemple, renoncer ou reconduire la problématique marxiste classique de la « transition entre féodalisme et capitalisme » censée avoir caractérisé la première modernité européenne ?). Je veux d’abord réaffirmer que la lutte politique et intellectuelle pour l’avènement d’une société post-capitaliste a un sens, qu’elle est philosophiquement porteuse. Et cela parce que, malgré la complexité des débats historiographiques et sociologiques auxquels il donne lieu, le concept de capitalisme reste valide à titre d’indication quant à l’originalité de certains phénomènes économico-sociaux et de tendances historiques et de leurs propriétés. Mais il est vrai qu’il faut sans doute ici commencer à apprendre à jouer du pluriel – il y a plusieurs capitalismes – et à se méfier des gros concepts qui prétendent tout dire d’emblée, surtout si la tentation de la diabolisation est forte, comme c’est inévitablement en période de crise économique aiguë.

La catégorie de néocapitalisme, inventée par les opéraïstes italiens (Panzieri) et que je reprends à la suite d’un certain nombre d’auteurs, a justement pour but de réintroduire un peu de souplesse et de mouvement : elle attire l’attention sur la capacité de renouvellement du capitalisme, capacité à partir de laquelle nous pouvons commencer à le concevoir. Avec le néocapitalisme, il ne s’agit pas seulement de l’effondrement des régulations « keynésiennes-fordistes » qui ont si profondément marqué les décennies postérieures à 1945 dans les pays du « Nord » global. Il s’agit surtout de l’apparition positive d’une forme sociale caractérisée par un style forme particulier d’autonomisation des puissances sociales qui portent sur leurs épaules le dynamisme du « système » capitaliste, en même temps que les phénomènes d’accélération et d’intensification spécifiques qui en dérivent. Nous avons affaire à une tendance à un expansionnisme plus ample et plus réflexif, plus vital dans tous les sens du terme. Le capitalisme contemporain, c’est bien ça pour nous, c’est bien comme ça qu’on le vit : des formes d’expansions exponentielles qui sidèrent et entraînent les individus comme les collectivités. Il y a, par là, une sorte de retournement du système contre ce qui tentait de le réguler et de le socialiser. Une fois cela posé, plutôt que de surévaluer la cohérence de fer d’un Système absolu représenté comme un grand Tout (c’est parfois une tentation marxiste), il faut réfléchir concrètement aux entités qui incarnent ces « puissances » capables de se détacher de la vie sociale ordinaire pour passer à l’offensive et jouer, ainsi, le jeu de l’auto-développement illimité d’une telle façon que les tendances propres du capitalisme (la course au profit, etc.) s’en trouvent alimentées.

 A notre époque, cette captation paradoxale de la vitalité se joue d’abord dans l’entreprise. Si les philosophes du vingtième siècle ont souvent eu tendance à créer des grandes entités à majuscules (la Technique, l’Argent, la Valeur) censées incarner l’aliénation, il nous faut commencer plus bas : il faut opérer des choix sociologiques crédibles dont la prise en compte de l’échelle de l’entreprise constitue un exemple-clé. Les deux excellents rapports proposés (Raffael, Fabien) sont peut-être marqués par un biais philosophique qui les conduit à isoler certains grands concepts dans mon travail du contexte sociologique plus concret qui leur donne un sens et qu’y soit trouve bien indiqué. Ainsi, plutôt que de dire que le capitalisme en tant que tel est une « puissance détachée » (un élément aliéné et aliénant), je préfère dire que le néocapitalisme abrite des puissances détachées qui se coordonnent plus ou moins, et me référer ainsi à un certain nombre d’études empiriques plus précises : il y a toujours des collectivités (par exemple des entreprises) et, derrière elles, des agents. De même, si j’affirme que les puissances détachées opèrent des captations de la vie, je ne souhaite pas fétichiser métaphysiquement le concept de vie, comprenant bien que son indétermination puisse gêner, ce qui est d’ailleurs apparu dans les deux rapports : c’est un horizon pour la recherche, une manière de faire référence à l’élément même de l’expérience, de son dynamisme et de sa consistance vécue. D’ailleurs, le concept fondamental dans mon travail est moins celui de vie ou de « puissances détachées » que celui d’aliénation, l’Entfremdung des « Manuscrits de 1844 » de Marx, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la société s’est soumise à quelque chose qui provient d’elle, en quoi les hommes ont mis leur intelligence comme leur énergie, mais qui s’est détaché d’eux, induisant des effets d’hétéronomie et aussi d’autres nuisances plus concrètes (la souffrance au travail, etc.). L’aliénation ainsi comprise est un processus autant qu’un état. Et c’est seulement à ce niveau de l’analyse qu’on peut lui trouver une assise ou un relais conceptuel en parlant de vie, une vie à la fois utilisée et réprimée dans le processus d’aliénation, à saisir dans cette ambigüité même.

Quant à la question de l’Etat comme puissance détachée, ou de l’interprétation des puissances détachées comme puissances dérégulées, je crois d’abord que nous devrions être méfiants à l’égard des murailles de Chine qui se sont progressivement élevées entre marxisme et anarchisme. Oui, bien sûr, il y a des conflits et des polarités parfois fortes – la critique bakounienne de l’Etat marquant sans doute un point de séparation –, mais l’important aujourd’hui est d’être sensible aux points de passage, aux ancrages communs. Quand je me réfère à Marx, ce n’est pas pour continuer la polémique contre Proudhon ou Bakounine. Si je fais peu mention des auteurs libertaires (mais je suis content que l’on vienne me rappeler leur originalité et leur importance), ce n’est certainement pas au nom de la supériorité du marxisme qui ne forme pour moi qu’une référence historique privilégiée, non un socle que je présupposerais. Simplement, je crois qu’il faut raisonner pragmatiquement. Par exemple, il y a un problème-clé aujourd’hui avec la régulation de la finance, et il y a le fait que cette question-là, comme les questions liées à la délinquance et à la criminalité capitaliste en général (évasion fiscale, corruption…) ne peuvent être traitées qu’au niveau étatique ou inter-étatique. C’est là un point de différence avec la sensibilité libertaire, oui : je crois que le Droit lui-même tel qu’il existe en particulier dans les pays du vieux capitalisme doit être perçu dans son ambivalence, comme le résultat de luttes (pensons au Droit du travail par exemple, socle de l’Etat social) et que cela permet de concevoir l’Etat et son usage. Certes, on peut dire avec Bakounine que l’Etat est, tout comme les entités qui incarnent le capitalisme (les grandes entreprises transnationales, la finance, etc.) une « puissance détachée » tendanciellement néfaste pour la société ; mais l’Etat aussi est traversé par des luttes, de telle sorte que la partie n’est pas forcément perdue, même s’il ne faut pas se bercer d’illusions. Dans l’objection libertaire classique (l’Etat est aux mains des forces capitalistes, il ne faut rien en attendre), il y a le risque de revenir à une conception instrumentaliste de l’Etat que même les marxistes avaient remise en question (pensons au cas de Poulantzas ou d’Anderson, mais les choses avaient été préparées par Althusser). De nouveau – et cela nous fait réfléchir sur la complexité de ce que l’on désigne sous le nom de « puissances détachées » aliénées et aliénantes -, il faut introduire des facteurs d’ambivalence et de pluralité. Ce n’est pas la même chose que l’Etat chaviste, l’Etat castriste et les Etats qui leur prééxistaient ; Pinochet et Allende, ça ne revient pas au même. Il y a des zones de souplesse dans les puissances extériorisées et transcendantes, dans les hypostases sociales qui induisent des nuisances et des dépossessions en cascades, et de manière pragmatique, il peut parfois être intéressant de jouer le jeu qui s’ouvre dans ces zones.

Évidemment, cette petite confiance ne m’empêche pas d’être sensible aux ressources de la transformation sociale qui se situent décidément loin des puissances hypostasiées (disons l’Etat et la grande entreprise capitaliste) et sur lesquelles la pensée anarchiste-libertaire a des choses intéressantes à nous dire. Le développement d’Internet a d’ailleurs déjà provoqué le renouveau d’une idéologie libertaire de facture « américaine » qui  constitue un pôle d’imagination et d’attraction nouveau pour les pratiques économiques et sociales, voire politiques. Même si c’est une source d’espoir, ces expériences ne sont pourtant pas nécessairement extérieures au système. Comme Fabien l’a très justement remarqué, ce qui se joue en termes d’expérimentation au sein des luttes sociales (l’auto-organisation de combat et de réaction), dans la conflictualité sociale en général, est aussi essentiel que les innovations qui proviennent de milieux plus « intégrés » : on peut comprendre le grand mouvement coopérativiste de notre temps de cette manière, puisqu’il comporte deux aspects. Car tous les mouvements relevant de l’alteréconomie « horizontaliste » sont ambigus : « l’économie sociale et solidaire » est parfois une béquille officielle du système central (néolibéral, néocapitaliste), parfois son complément et son « supplément d’âme », mais parfois elle porte une tendance politiquement et éthiquement intéressante du point de vue « post-capitaliste ». Donc, si cela se trouve, l’économie du partage et de l’échange, orienté en fonction du thème de la responsabilité sociale et environnementale, deviendra le prochain gisement de valorisation d’un capitalisme aux abois et confronté aux dégâts résultant de sa propre désinhibition décomplexée, voire arrogante, désinhibition que symbolise la notion de néolibéralisme. Mais ce n’est pas dit, ce n’est pas fait, et il y a là des ambivalences qu’il faut accepter, avec lesquelles il faut travailler. Car si tout n’est pas déjà intégré, rien n’est non plus totalement extérieur, totalement pur. C’est peut-être la conscience de cette situation plutôt confuse qui nous sépare de l’impulsion primordiale des pensées libertaires issues du XIXe siècle.

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