Séminaire ETAPE n°6 – Luttes ouvrières aujourd’hui

Sixième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Février 2014 –

 

Luttes ouvrières aujourd’hui

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Autour du roman de Silien Larios L’usine des cadavres. Ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris (Les Editions Libertaires, novembre 2013, postface d’Ivan Sainsaulieu)

 

A partir d’extraits choisis du livre sous le titre : « Témoignage romancé d’une grève en 2007 dans une usine automobile parisienne, par un ouvrier trotskiste devenu anar »
Silien Larios a été ouvrier dans l’usine PSA d’Aulnay, ancien  syndicaliste et ancien militant de LO ayant viré anar ; il est toujours  ouvrier dans le secteur automobile.

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Ivan Sainsaulieu, professeur de  sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant exclu de LO,  auteur de la postface du livre de Silien Lario
  • Rapporteur « critique » : Sylvain Pattieu, maître de conférences en  histoire à l’Université de Paris 8, écrivain, militant de la gauche  radicale (ancien militant LCR et NPA, aujourd’hui à  Ensemble au sein du Front de gauche), auteur de Avant de disparaître. Chronique de PSA-Aulnay (Editions Plain Jour, octobre 2013)

 

Extraits du roman de Silien Larios

Témoignage romancé d’une grève en 2007 dans une usine automobile parisienne, par un ouvrier trotskiste devenu anar

 

 

Je buvais souvent un verre avec Petar…

 

Je buvais souvent un verre avec Petar, un jour il me dit de but en blanc : la grève, elle va bientôt démarrer chez Carpedo. Deux mois avant, la rouge de Carpedo avait fait 80 pour cent aux élections professionnelles, ça annonçait la couleur. Comme c’étaient les staliniens qui avaient monté la rouge Carpedo, il y avait aucun contact avec les trotskistes de Bagnole-lès-Rancy. D’un côté ou de l’autre, 0 : sectarisme quand tu nous tiens…la grève démarre le lendemain. Petar m’appelle pour me le dire. Je préviens Gerbier et Sorel. Petar m’emmènera tous les matins en voiture voir les grévistes avant mon travail. Ce qui fait que je suis le seul de Bagnole-lès-Rancy à voir les grévistes, serrer leurs mains, discuter avec eux. J’échange mon numéro avec leurs chefs. Ils me disent avoir l’intention de rentrer au Ferrage, ils m’appelleront quand ils trouveront le moyen d’entrer. […]

Ils appellent pour me fixer un rencart, les chefs syndicaux ont trouvé une ouverture. Je préviens Sorel et Gerbier qui vient de se réveiller. L’heure approche, je me mets en délégation. Me voilà au rendez-vous. Je les vois débouler au Ferrage : leur chef m’embrasse. Un grand ouais ! général retentit : hourra ! hourra ! hourra !….Nous voilà débouler au Ferrage, criant : la force des travailleurs, c’est la grève ! la force des travailleurs, c’est la grève ! Bagnole-lès-Rancy avec nous !… on se dirige vers le Montage. Quelqu’un me tape sur le dos. Je me retourne, qui je vois ? Gerbier… après mon coup de fil, il s’est pas posé de questions, il a sauté de son lit, déboulé avec sa bagnole plein champignon sur l’autoroute. Nous voilà au Montage. Le reste du syndicat est là…Comme d’hab’ manifestation dans les ateliers, des ouvriers font grève la journée en solidarité. Le soir Petar m’appelle : les négociations viennent de finir avec la direction Carpedo. Résultat : cent euros d’augmentation, les jours de grève payés. Cette nouvelle aura des conséquences à Bagnole-lès-Rancy dans les jours à venir…

 

Vera Cruz avec Gary Cooper et Burt Lancaster

 

Dans la soirée, en sortant de la Filmothèque du Quartier latin. Je venais de revoir Vera Cruz (1954), avec deux icônes de mon enfance : Gary Cooper et Burt lancaster. Je compte pas les fois que j’ai vu ce western de Robert Aldrich depuis l’âge de huit ans, là c’était la première fois que je le voyais en vo. Un coup de fil de Gerbier m’annonce : la grève est déclenchée au Montage, ils demandent des augmentations de salaires comme à Carpedo ! Pointes-toi directement demain matin au Montage pour voir si ça prend pas aussi dans ton équipe !

 

Je me pointe directement au Montage en civil. Je dis pas le raffut…y avait foule d’ouvriers en grève. La direction a pas traîné : l’équipe de mouchards, huissier compris est déjà constituée. Cette fois y a quand même une nouveauté : une soi-disant beurette qui officie comme DRH, porte le keffieh palestinien pour faire croire aux jeunes : je suis avec vous ! Personne se laisse prendre à son jeu. Ses manières roulent aucun ouvrier. Tout le monde a vite fait de voir son jeu…

 

Je passe les détails à l’identique de 2005. Je vous amène directement à la première réunion du comité de grève. Il s’est refait tout seul dès que Sorel l’a proposé. Les mouchards infiltrés se grillent très vite, il aura suffi de formuler les revendications de la grève, pour qu’ils tombent. Le secrétaire du syndicat les Crétins dit : Demander 300 euros d’augmentation, c’est trop ! Pour obtenir quelque chose faut demander 50 euros ! La retraite à 55 ans, faut pas rêver ! Il se fait conspuer. À côté de moi Tahar le secrétaire d’ouest-Car, me glisse : C’est un fils de pute, qui est là pour casser la grève !

 

Le soir de la première journée arrive, je me balade au Montage. Les Grands sont partis faire leur réunion en douce. C’est mon droit, je veux pas aller à celle des Petits. Me revoilà en froid avec eux. Je ferai les suivantes à couteaux tirés. Avec ce que je vois ce soir pas de regrets d’avoir raté la première. À l’endroit où j’arrive, j’entends de la musique: des tam-tams, de la fanfare marocaine… Sur les chaînes les ouvriers font la fête: chantent, dansent… Quand ils me voient arriver, à leur visage je devine tout de suite : C’est le trotskiste qui vient nous casser les couilles ! Faire la leçon ! Nous dire ce qu’il faut faire ! Je danse, fais la fête avec eux… au début, ils sont étonnés. Après, l’un des musiciens me dit : D’où on vient, nous savons ce que veut dire crever de faim ! S’il faut on tiendra six mois, nous irons jusqu’au bout ! Jusqu’au bout ! sera un des slogans de la grève 2007. Le musicien rajoute : Nous avons notre tactique pour foutre l’usine en grève ! Leur tactique, je la verrai jamais. Jeanne, une militante des Grands, vient faire la morale : Faut pas faire la fête ! dit-elle, ajoutant : Mais discuter avec les ouvriers sur les chaînes pour les convaincre ! Ça jette un froid. À part, je dis à Jeanne : S’ils font ça, c’est pour convaincre à leur manière, qui sait, ça peut marcher ! Je redis ça aux Grands et Petits, ils me rient au nez. Après ça, ils disent qu’ils font confiance aux travailleurs. Qu’ils s’étonnent pas, si j’ai commencé à virer anar définitivement, comité de grève bidon ou pas. […]

 

Mes névroses et le dirigisme trotskiste

 

Mes névroses vous ramènent à la grève : à la réunion du comité ce matin, il est constaté que les limites de la grève sont atteintes dans l’usine, les petits groupes constitués pour convaincre de nouveaux grévistes recrutent de moins en moins de monde. En plus, de nombreux grévistes font grève chez eux. Pour moi conséquence de l’arrêt des fanfares, les ouvriers qui voulaient une grève festive, avaient forcément déchanté. Ils se disaient : avec la fanfare, du monde sortira ! Quand, ils ont vu que leur solution était pas retenue, la grève a été laissée aux professionnels… Plus d’un dira : il est bien naïf politiquement. À Lip, c’était bien l’imagination des ouvriers au pouvoir… À Bagnole-lès-Rancy, le comité de grève était encadré par des militants trotskistes, Grands et Petits confondus, qui faisaient la morale aux ouvriers quand ils étaient pas d’accord avec eux… Dirigisme trotskiste quand tu nous tiens.

 

Je poursuis le monologue intérieur, ça s’embrouille un peu dans ma tête, plus de cinq ans ont passé depuis, bien des événements… Selon le comité de grève, à peu près une semaine et demie après le début des hostilités, les limites du mouvement dans l’usine sont atteintes. Il faut s’adresser aux autres ouvriers des autres usines du groupe. Un car est loué pour aller à la Poisse, la plus grosse usine de la région parisienne. Je dis ça à Bill enthousiaste. Vous êtes pas assez nombreux qu’il me dit ajoutant : le plein a pas été fait dans l’usine ! Vous allez vous faire balader, comme vous l’auriez été avec les Stals !… À ce moment, je diverge avec lui. Comme il avait raison dans ces propos en y réfléchissant après coup… Sur le moment, je lui dis : on peut faire le même coup que Croissant Soissons, il y a quelques années ! Bill rétorque : ils étaient dix fois plus nombreux, bonne balade petit !

 

Nous voilà devant l’usine de la Poisse. Jamais vu une turne aussi grande comparaison à Bagnole-lès-Rancy, presque une PME en comparaison. Nous sommes noyés par l’immensité… L’équipe qui rentre prend nos tracts. Certains nous écoutent, au bout du compte, les ouvriers de la Poisse rentrent au chagrin…

 

L’usine de Saint-Glin-Glin

 

Dans la foulée, les jours précédents, il est décidé d’aller à Saint-Glin-Glin, plus petite boîte Saint-Glin-Glin. La rouge y a fait un carton aux dernières élections professionnelles… Saint-Glin-Glin en taille, c’est grand comme un atelier de Bagnole-lès-Rancy. Là ça sera plus épique. Plus drôle qu’à la Poisse. On y rentre dans la tôle. Je raconte les circonstances : en arrivant la grande porte est fermée. Des grévistes l’ouvrent en force… Je donne pas les noms de ceux qui ont ouvert, because des poursuites ont été engagées, après constat d’huissier. une fois le passage franchi, nous voilà dans la tôle. Le spectacle est grandiose à l’intérieur. Un sacré comité d’accueil est là. le banc, arrière-banc de nervis, mouchards, anti-ouvriers, anti-grève… sont là. Du cent pour cent garantie vermine, la fine fleur de la pourriture. Faut voir avec la haine qu’ils nous regardent. Ils auraient des fusils à la place des yeux, un sacré carnage qu’ils feraient…

 

Ce qui suit, est encore plus hallucinant… Périclès, un portugais, de ma vie jamais vu quelqu’un d’aussi paranoïaque, schizophrène… traité en hosto qu’il a été le Périclès. Je l’évite comme la peste. Je suis pas le seul chez les grévistes et pour cause. Le Périclès y va voir carrément le comité d’accueil, pour montrer ses photos de famille du Portugal. Faut voir le contraste. Un ouvrier qui fait voir ses photos comme un petit enfant montrant des chromos, des nervis médusés voyant tout ça… Y a pas intérêt à le contredire Périclès. Un chef du Montage en a fait les frais, il lui reprochait un boulot soi-disant mal fait. Le chef pourtant dur à cuire avait cru son dernier jour arrivé, après l’avoir vu en furie lui tomber dessus… À trois qu’ils avaient dû s’y mettre pour le stopper. Le chef y doit y réfléchir à deux fois à présent avant de chercher des noises sur le travail. Passé ce spectacle, on s’engage dans les ateliers. Peine perdue, à part les délégués, quelques syndiqués et encore nous soutiennent…une usine de plus qui nous suit pas.

Ça commence à tourner sérieusement en rond la grève. Faut chercher un deuxième souffle, il y a nécessité qu’une autre usine nous suive. le comité de grève a une idée lumineuse : aller voir Carpedo ! Après tout, c’est grâce à nous qu’ils ont gagné ! Ils nous doivent bien ça ! La meute de chiens nous suit, alors qu’on avance au Ferrage… Des fois qu’ils aient faim, des grévistes traînent devant eux des nonos attachés à une corde. Ils doivent tellement saliver à l’odeur des nonos qu’ils voient pas qu’on franchit la porte qui sépare le Ferrage de Carpedo. Ils restent en rade dehors. Dans Carpedo, le cortège avance au cri de : Carpedo, Bagnole-lès-Rancy, même patron, même combat !…. Des ouvriers, des chefs nous voient médusés. Le tournant de la grève approche. Un groupe d’ouvriers Carpedo s’est formé autour de leurs dégueulés. Les pontes syndicaux Carpedo entament un vague discours de soutien à notre grève… Faudra pas attendre plus. Plus tard, je demanderai aux ouvriers de Carpedo pourquoi, ils nous ont pas suivis ? Ils me diront que c’est leurs délégués, qui leur ont dit… Sarcastique, ma réponse : ils vous demandent d’aller vous jeter au fond d’un puits, vous y allez !…

 

Deux semaines de grève, ça sent le roussi, personne nous suit dans le groupe. Carpedo, on les avait bien aidés pour qu’ils gagnent ! Pour nous nada ! Pas même le geste d’une heure de débrayage. Sectarisme tout ça : les syndicalistes de cette tôle sont à la botte des staliniens qui voient bien que la grève de Bagnole-lès-Rancy est politique… preuve définitive de ce que j’avance, Perdraud, leur clancul de secrétaire national. En pleine grève de Bagnole-lès-Rancy, interrogé à la télé sur le fait que le privé bouge jamais. Le seul exemple qu’il donne de boîte du privé qui bouge : deux petites boîtes du Sud-ouest… une grosse boîte en grève, c’est rare, en plus qui demande : la retraite à 55 ans, 300 euros d’augmentation, ça pourrait redonner l’espoir. Les costards-cravates qui dirigent les syndicats, qui sont là que pour donner du désespoir, manger à la table des sinistres… disant : ah Monsieur, tout va bien, on les tient ces salauds de pauvres, passez-moi le caviar !… Sont surtout pas là pour le redonner ! Que non ! Que non !…

 

Le centralisme trotskiste et la naissance d’un anar

 

Le thème des Staliniens, je l’ai balancé à Sorel quand les Grands ont exclu les Petits de leur secte… les Petits avaient protesté que les Grands fassent alliance aux municipales avec les réformistes, les roses caviar, les Staliniens… tout ça contre des places de conseillers municipaux, des plats de lentilles… Sorel me dit : Centralisme démocratique, faut s’y plier ou c’est la porte ! Les bolcheviques avaient fait pire par tactique de Lénine, ils s’étaient alliés avec les Cadets pour avoir des places au parlement tsariste ! Bien que n’étant plus trotskiste mais cent pour cent anar, je lui rétorque : les staliniens sont les ennemis mortels des trotskistes, ils en ont même déjà tué !… Sorel s’arrange pas avec les décades passées à l’usine ; plus il prend de l’âge, plus il vire chef de secte…

 

Les boîtes sous-traitantes de l’usine, qu’on avait aidées dans leur grève, pas une nous soutiendra. SSS boîte de nettoyage qui avait fait grève pour la dignité. Leur patron voulait même pas leur donner des chaussures de sécurité. Pour en avoir, il fallait qu’ils en prennent dans les poubelles. Du haut de son yacht, des chaussures pour leur patron rapiat c’était déjà trop. Il a dû s’en faire des cheveux blancs : en plus, ils demandaient des augmentations de paye. Pour les aider à gagner, on est resté toute leur grève à les soutenir. Dormir avec eux pendant leurs piquets, des fois que les flics Bagnole-lès-Rancy viennent les déloger. Même le dimanche on venait.

 

J’y étais pas ce jour-là, à la peinture. On m’a raconté. Manifestation standard : grévistes SSS, syndicalistes de la boîte, Sorel aux avant-postes. Des cadres dont M. Puta directeur de la peinture sont là, collent Sorel. Il sent une bite contre son cul, il craque demande s’ils ont pas des tendances pédérastiques ! Ça s’envenime. Je passe les détails qui ont été tranchés par une demande de licenciement contre Sorel… les dirigeants des grandes entreprises c’est des : voleurs ! licencieurs ! exploiteurs !… Voleurs, j’affirme encore une fois preuve à l’appui. Les dirigeants de Bagnole-lès-Rancy allaient voler la retraite de leurs mouchards. Lors du dernier plan de départ, la préretraite à 55 ans faut plus la chercher… La préretraite maintenant, ça existe plus. La loi larbin à Clétencourt l’a définitivement ratiboisée. Avant la grève 2007, y en avait encore une, les vieux qui y ont eu droit sont les derniers à partir à 55 ans. Pour le reste faudra crever à la chaîne… Des anciens l’ont ratée à un mois près. Un lot de mouchards anti-rouges, qui nous ont pourri la vie, nous mouchardant en roue libre… allaient la rater, la préretraite. Prétexte qu’ils avaient truqué leur date de naissance pour rentrer dans l’usine. Pour l’avoir à présent, ils sont allés pleurer auprès de leur patron adoré avec leurs vraies dates de naissance. Malgré les services rendus le patron voulait rien entendre. Voyant que leur syndicat de larbin à force de ramper devant la direction est incapable de les défendre, c’est les rouges qu’ils sont venus voir. Des anciens de 82 veulent pas qu’on les aide. Ça se comprend, avec tout ce qu’ils les ont fait chier. Des collègues dont Gilbert se foutaient de ma gueule : ils vous ont pourri la vie et vous allez leur permettre de partir à la retraite, trop gentils, trop cons ! J’apostrophais les délégués maison, quand je les croisais en public : Heureusement, qu’on est là, vous êtes même pas capables de défendre vos syndiqués ! Avec le barouf fait boulevard Bérézinas, dans les journaux, les mouchards auront eu la retraite grâce à la rouge. Cet éclat leur est resté en travers de la gorge… D’après les rumeurs entendues boulevard Bérézinas, le PDG avait demandé la tête de Sorel. Du pain béni les événements de peinture.

Dimanche sur le parking de l’usine où l’on est en nombre. Sorel nous apprend qu’il y aura sûrement une demande de licenciement contre lui. La demande arrive lundi. Heureusement dans la soirée, SSS trouve une sortie honorable à sa grève, leur patron rapiat devra se serrer un peu la ceinture sur son yacht. Il bouffera un peu moins de caviar dans la semaine, les balayeurs SSS offriront un peu plus de jouets à leurs gosses… La grève SSS a été plus qu’épique. Des nuits à dormir avec eux à même le sol. Dans des coins sordides. Ils en ont du mérite. Certains d’entre eux avaient sûrement pas de papiers. Malgré ça, ils ont tenu tête et niqué un des plus gros patrons de France. Leur déléguée niveau vermine, elle tenait le haut du pavé… plus d’une fois, je l’ai chopée la Hortansine après avoir fait la navette avec les chiens de garde, le DrH du Montage, ils étaient là quasiment 24 heures sur 24. Après voir pris ses consignes chez ce beau linge, elle venait démoraliser les grévistes… Un jour l’un d’entre eux, un Hindou, après sa venue, voulait reprendre le travail. il a fallu que je lui dise que, pour ses enfants, il pouvait pas faire ça, rentré chez lui après deux semaines à dormir loin de chez lui, la queue entre les jambes…

Je suis à bout, les Grands, comme je suis plus de leur bord, ils m’auront bien pourri la vie. Rien que dans la grève SSS, ils étaient pas nombreux à me parler, me dire : Bonjour, ça va, avant de me dire : C’est ton tour de dormir avec les grévistes ! Pour demander quelque chose, y en avait toujours un pour venir me voir. Pour le reste nada la pougnette. Cerise sur le gâteau, à leur fête où malgré tout, j’y bossais gratos. Quand je les croisais, j’étais jamais dans leur champ de vision. Par contre à Hortansine, ils lui déroulaient le tapis rouge quand elle venait. Je me répète, j’ai pas le choix, tout net, je le dis : avec des comportements comme ça, qu’ils viennent pas s’étonner que je sois devenu cent pour sang anar ! Anti-trotskiste ! Anti-bolchevique ! Anti-marxiste ! Anti-communiste !… Marginal de la politique ! C’est eux qui m’ont marginalisé, au début en me parlant plus car j’avais rejoint les Petits. J’en ai souffert d’être isolé. Maintenant la marginalité politique, syndicale est devenue ma marque de fabrique. Je préfère les laisser entre eux…

 

Bill qui était un de leurs dirigeants, je délire, m’emporte, vitupère… J’ai pas le choix en y réfléchissant, je peux pas faire autrement. Les Grands, Petits, i’ étaient bien contents quand Bill passait ses week-ends, ses vacances… venait après son boulot chez Renault pour s’occuper de leur terrain. Il m’avait dit leur avoir même fait le tout-à-l’égout. Je dénonce des saloperies faites par des gens qui disent avoir vocation à changer le monde… À part la grande foule de ses vrais amis, ils étaient pas nombreux les Grands et les Petits de tout poil à son enterrement, à venir le voir quand il était atteint d’un cancer… après ça, ils peuvent parler de changer le monde. C’est des gens comme ça qui vont changer le monde ?

 

Bill a osé poser les bonnes questions en se demandant : Trotski, les trotskistes… se sont peut-être trompés sur l’analyse de la situation actuelle ? C’est un acte de salubrité de se poser des questions comme ça. Pour qu’une organisation sombre pas dans le stalinisme des plus sectaires.

 

Clarette Lavilliers, Tansancenot, la mère Marchais ancienne ministre des Sports…

 

Sorel, il se voyait viré. Il en aura fallu des débrayages, des prises de paroles sur le parking, des soutiens politiques : Clarette Lavilliers, Tansancenot, la mère Marchais ancienne ministre des Sports. De la part des autres syndicats, il aura eu son lot de calomnies… Grâce au battage fait, il aura réussi à sauver sa tête. Voyant les soutiens, Bagnole-lès-Rancy avait certainement pas voulu prendre le risque d’un licenciement politique…Maintenant, je m’interroge : pourquoi au bout de trois semaines de conflit, le mouvement a continué encore trois semaines ? Je raconte la fin des événements tels qu’ils reviennent à ma mémoire… Ce qui a relancé la grève après notre passage chez Carpedp, ça aura été une grève chez les sous-traitants de sièges directs pour l’usine… À Trifouille-lès-Compiègne. J’y suis allé une fois à Trifouille-lès-Compiègne voir leur grève. Toute leur boîte était à l’arrêt. Si ma mémoire me fait pas défaut, 80 pour cent de l’usine en grève. En discutant avec les grévistes, j’avais constaté quelque chose de pas minime, c’est qu’ils voulaient pas la fusionner avec nous leur grève. au contraire des patrons, pour les ouvriers, c’est chacun pour soi… Tout ça me fout un coup au moral, confirmé quand ils obtiendront ce qu’ils voulaient… les patrons : i’ sont pas cons ! Tout sauf abruti, un patron !…Pour diviser un mouvement, il est capable de lâcher quelque chose même temporairement, il sait qu’après, il niquera… C’est ce qui arrivera, aux ouvriers de Trifouille-lès-Compiègne quand, quelques mois après leur conflit, il leur dira : votre usine est fermée !… Pas con un patron, politique un patron !

 

Après ces événements, pour moi la suite de la grève ça devient vraiment du n’importe quoi. Trois semaines de n’importe quoi. Je raconte la fin: au comité de grève, ça s’écharpait limite les mains. Il y avait les grévistes qui voulaient bloquer en force les chaînes, stopper d’autorité l’usine… Il y avait ceux dirigés par les Grands et Petits trotskistes qui voulaient continuer à l’extérieur de l’usine… À ce moment, il y avait de moins en moins de grévistes qui venaient à l’usine. C’est un fait beaucoup qui venaient voulaient bloquer. Des syndicalistes d’Ouest-Car arguaient dans ce sens. Je me souviens d’un délégué Ouest-Car chaque fois qu’il intervenait en comité de grève c’était pour balancer tout le temps une rengaine identique : pour Ouest-Car, c’est jusqu’au bout !… Jusqu’au bout de quoi, il était bien incapable de le formuler. Passé les avatars du refus de la musique, à y réfléchir à présent : ceux qui faisaient grève chez eux, s’étaient mis en maladie… C’est qu’ils voulaient reprendre le travail, mais osaient pas s’exprimer. La pression du «jusqu’au bout» est la plus forte, la grève continue. Elle change de phase, les Grands et Petits emportent le morceau dans des réunions du comité de grève de plus en plus houleuses. Il y a des échanges de propos de plus en plus violents. Fallait voir l’électricité qui régnait en ces moments…

 

La grève, je la voyais perdue, j’étais pas le seul, Sorel m’avait dit : on va droit dans le mur ! À la télé malgré que Perdraud faisait pas de publicité, les JT commençaient à en parler. Même au 20 heures d’antenne1, PPD en parlait de la grève de Bagnole-lès-Rancy.

 

La mère Impériale en campagne présidentielle découvre des ouvriers !

 

Conséquence de tout ça, la grève va s’inviter dans la campagne des présidentielles qui vient tout juste de commencer. Des candidats vont venir nous voir sur le parking : Tensansenot, Clarette Lavilliers, le coupeur d’OGM, Adèle Aurore Marchais… Cerise sur le gâteau : la mère Impériale, future finaliste de la compétition… elle avait l’air de sortir de la messe, la mère Impériale, de découvrir que les usines c’est pas Neverland : Comment les patrons, ils sont méchants avec les ouvriers ! Because campagne électorale, elle se fait prendre en photo avec des grévistes. Elle va même jusqu’à nous demander devant les caméras d’antenne 1 si on l’aime notre entreprise ? À plusieurs nous répondons : on s’en fout ! on s’en fout ! Dans le brouhaha, il paraît que ce qui a été entendu à la télé c’est oui ! Faut dire que beaucoup étaient sous le charme de l’Impériale…

 

Maintenant, vient le temps des interrogations, des bilans… Pourquoi la grève a duré trois semaines encore ? les Grands et Petits savaient qu’elle était perdue, la grève. Qu’elle allait droit dans le mur. Deux hypothèses s’offrent à moi : Continuer de permettre aux ouvriers d’apprendre à diriger leurs luttes, ou bien inscrire la grève de Bagnole-lès Rancy dans le contexte de la campagne présidentielle ? Des trotskistes s’y présentaient, c’était l’occasion de montrer aux électeurs, aux citoyens qu’ils dirigeaient des luttes… Le pire, peut-être les deux. La grève de Bagnole-lès-Rancy aura été l’exemple de la schizophrénie trotskiste. Toutes les activités militantes tournées vers les élections pour au bout du compte faire 0,5 pour cent des voix…

 

Force est de dire qu’avec les circonstances qui vont suivre… je voyais des catastrophes arriver, la fin du syndicat… pire encore la fin des luttes à Bagnole-lès-Rancy. J’étais pas le seul. Au vu de la maîtrise des événements, les trotskistes : Grands et Petits, ils auront bien joué avec le feu. Plus d’un voyait la situation compromise, eux compris. Tout le monde va comprendre, ça va s’enchaîner en quatrième vitesse comme une farandole, un rigodon, une mauvaise suite… La campagne électorale est là, la grève passe en phase ballade des ouvriers pour collecter de l’argent pour payer la lutte. Il y aura même la création d’une carte de grévistes à pointer tous les jours pour toucher l’argent des collectes. Pour cela des délégations de grévistes seront envoyées dans les usines du groupe, chez Renault, dans les autres boîtes du 93, les mairies… Je peux pas m’empêcher de raconter l’épisode Renault, usine d’ingénieurs. Ça éclaire le reste de comment ça s’est fait les collectes. En gueulant à l’entrée, la solidarité aura pas beaucoup payé. Dans les locaux syndicaux, chez les notables de la boîte, c’est autre chose : une réception cinq étoiles avec rosbif, sauciflard, pâté de campagne du meilleur, ricard, whisky… ils savent recevoir, les syndicats de Renault. À l’appui un gros chèque pour soutenir la grève… un constat s’impose : les patrons tiennent les syndicalistes isolés dans leurs locaux syndicaux comme les tuniques bleues tenaient les indiens dans les réserves, tranquilles à picoler du whisky du matin au soir…

 

Les événements s’enchaînent, la farandole accélère… le gros des réunions du soir, c’est à présent : savoir combien ramènent les collectes aux caisses du comité de grève. Son extension n’est plus à l’ordre du jour, sauf encore pour quelques hurluberlus d’ouvriers qui demandent encore avec insistance, violence, passion… que la grève soit refaite dans l’usine. Pour l’instant, ils sont pas encore écoutés. Ça viendra avec la fin de la grève d’une manière surprenante…accélération de la farandole… Dans les derniers jours de la grève, il y aura du collectage de fric tous azimuts… Je passe les détails. La mairie de Paris aura même eu droit à notre visite massive, avec manifestation en plein Forum des Halles. Au nombre qu’ont était, c’était plus noyé qu’on était, de vrais naufragés d’une grève dans Paname… Les gens sont méchants, des ouvriers voyant qu’on allait voir Jean Delannoy, maire de Paris, se sont pas empêchés de dire qu’on allait voir le phoque de la capitale…Pittoresque qu’elle aura été cette journée dans les beaux quartiers, les touristes, divers badauds… auront vu devant le parvis de l’Hôtel de ville, de ses environs… des ouvriers demander de l’argent pour soutenir une grève. Au comité de grève, même si l’argent y rentre, la tension monte de plus en plus. Les syndiqués rouges, on apprend que les instances vont enfin venir écouter nos remarques, nos protestations, nos attentes…

 

Depuis le temps qu’on les attend… Ce qu’ils prennent dans la gueule au local… pire que de l’électricité dans l’air qu’il y a. Les répliques que nous donnent les pontes syndicaux illustrent le professionnalisme de la vermine… Ils doivent servir les mêmes baratins dans d’autres usines en grève. Les cinq notables en guise de bienvenue reçoivent un: vous êtes pas venus beaucoup nous aider pendant la grève ! Du fric de soutien la couleur en est absente ! Si vous nous apportez pas de l’aide conséquente, ça sera la fin des luttes à Bagnole-lès-Rancy ! Les grévistes vont nous cracher à la gueule !… Parmi ceux qui gueulent le plus, il y a Azouz Bakouch. En me souvenant de tout ça, je suis étonné. À part moi, les Grands à cette réunion, hormis donner le bilan de la grève, ils ont pas beaucoup gueulé. Gerbier était pas à la réunion, il y aurait été, le connaissant comme je le connais, il les aurait encore remis à leur place pire que moi. Sorel est même venu après la réunion pour me faire la morale, que j’aurais pas dû m’emporter… Comme je te l’ai envoyé valdinguer. La fin de la réunion devient de plus en plus électrique, Larchaoui se met à hurler, il tape de grands coups sur la table : vous abandonnez les immigrés ! En 82 Krasuk est venu nous soutenir ! Perdraud sa gueule on l’a jamais vue ! Il parle même pas de nous à la télé !… Le seul engagement que les pontes transformés en punching-ball nous donnent, c’est que Perdraud en personne viendra nous soutenir. Pour le reste, que se soit la fin du syndicat à Bagnole-lès-Rancy, qu’on finisse sur la paille, que nenni, que nenni, ça fera des emmerdeurs en moins…

 

Le chef syndical Perdraud

 

Perdraud au parking assène son discours ultra-réformiste, s’il doit y avoir des augmentations ça sera 300 euros bruts. Il précise bien bruts. Entendant ça, je gueule comme un malade : Net ! Net ! Net !…. Il se retourne vers moi, croyez-vous que l’enflure va changer son slogan pour faire plaisir à un gréviste. Nada, il précise toujours brut. À ce moment, je me mets à l’insulter : Vendu ! Bouffon!… Il faut que Larchaoui qui aime pas les bureaucrates comme moi me dise d’arrêter, vis-à-vis des grévistes, ça la fout mal qu’un délégué insulte son secrétaire national ! Larchaoui me sort ça, pour me convaincre.

 

Plus vite la farandole… la fin de la grève arrive, dans les dernières sorties opérées c’est : Paris ! Paris ! Paris !… on va en bouffer du Paris. À commencer par la médiation de la dernière chance au ministère du Chômage. Une délégation y est reçue, parmi les discussions qu’on a en attendant les camarades la certitude que les noms de tous les grévistes doivent être sur le bureau du ministre est plus qu’évoquée…Les grévistes sur les Champs-Élysées, fallait nous voir manifester, pour nous rendre aux dernières négociations, boulevard Bérézinas, à quelques centaines de manifestants sous l’arc de triomphe. La fin de la grève approche, la fin de la campagne présidentielle aussi. En pleine campagne électorale, les Grands apprécient pas beaucoup que je dise aux autres grévistes : Ça sert à rien de voter ! Seule la lutte compte ! Ils vont le dire à Gerbier. Ce dernier réplique tonitruant : Si vous avez quelque chose à dire, allez voir la personne concernée ! Pas un viendra m’exprimer son mécontentement…

 

Je raconte les derniers barouds d’honneur du conflit. Dans un des derniers comités de grève, Sorel finit par craquer, il écoute enfin les arguments des ouvriers qui demandent de tenter une dernière manif dans l’usine. Sorel prévient : il faudra pas venir pleurer s’il y a des demandes de licenciements en cas de provocations ou débordements !… Le matin de la manif dans l’usine, je vais saluer comme tous les jours mes collègues de boulot, leur donner des nouvelles de la grève. Si la grève a tenu six semaines, c’est pas seulement dû à la détermination des grévistes, à la campagne électorale… Dans les premières semaines, les plus importantes, la direction a pas réussi à avoir le nombre suffisant de volontaires du Ferrage pour aller faire le boulot des grévistes au Montage. Pour ceux qui ont accepté le sale boulot, j’aurais honte de me regarder dans une glace. la honte, ils l’ont déjà envers leurs collègues de travail. Aussi de la manière qu’ils sont transportés au Montage : tous les matins en fourgon comme des chiens… Les collègues, à qui je vais serrer la main tous les jours, m’ont à chaque fois précisé fièrement avoir toujours refusé d’y aller au Montage… Certains ont eu des échanges musclés avec les chefs : Mon poste, il est ici ! Je bouge pas d’ici ! Je suis pas un mouchard !… Si je vais au Montage, ça sera pas pour travailler mais pour casser, faire grève !… Dans une usine comme Bagnole-lès-Rancy, c’est pas rien de tenir des propos comme ça au chef. Là-bas la hantise des ouvriers aura toujours été : Si tu déplais à ta hiérarchie, s’ils m’ont dans le collimateur, j’aurais plus jamais d’augmentation… Grillé que je serais ! Les collègues avaient bien rigolé quand je m’étais pointé le jour qu’on avait été voir les grévistes à la Poisse… Ce jour-là, le manche à couilles de chef de l’époque… disait n’importe quoi pour discréditer les grévistes, comme quoi : Nous avions tenté de rentrer en force à l’usine de la Poisse ! Ils nous avaient refoulés comme des malpropres, à la Poisse ! Preuves à l’appui, ils montraient les chiffres de production de la Poisse… le chef voit ma gueule arriver dans la salle. Il devient tout blanc. Je m’emporte : avant de dire n’importe quoi… faut vérifier ce qu’on dit, nous n’avons jamais tenté de rentrer à la Poisse ! On a tout juste été dire bonjour ! Notre grève, est une grève propre… nous ne terrorisons personne ! Arrêtez de dire ça aux ouvriers !… Le chef se met à trembler. Quand je pars, j’entends des applaudissements…Le jour de la manif dans l’usine, des collègues me disent pour certains : Nous avons honte de travailler alors que vous êtes sans paye depuis plusieurs semaines ! Pour la manif dans l’usine nous viendrons ! Je raconte ça à des grévistes, réponse : ils disent toujours ça, pour se donner bonne conscience ! L’après-midi, ils sont là. Une preuve de plus qu’il était peut-être pas nécessaire de balader tous le temps les grévistes en dehors de l’usine. Il y aurait peut-être eu possibilité d’arrêter l’usine. À 3000 le rapport de force est pas le même pour s’adresser aux autres ouvriers du groupe.

 

Comment je suis devenu un petit-bourgeois individualiste

Ces dilemmes auront fini par me faire craquer. Finir la grève dans la marginalité définitivement… J’étais pas d’accord : il aurait fallu d’abord tenter d’arrêter l’usine ! À l’extérieur, au nombre qu’on était, nous étions des pitres, des guignol’s band !… la grève je l’aurai finie dans le désarroi le plus total, la souffrance la plus totale…L’inconvénient avec les trotskistes de tout poil, c’est qu’une fois qu’ils décident une politique, ils écoutent plus les réticences de leurs militants. Pour eux, faut appliquer le centralisme démocratique : D’accord, pas d’accord, tu fais ce qui a été décidé ! Ou alors un véritable hallali s’abat sur toi. Jusqu’à ce que tu craques avec des noms d’oiseaux : C’est un petit-bourgeois ! Il est individualiste ! Il est démoralisé !… Comme si le fait d’être démoralisé venait de ce que l’on suive plus leur politique. J’aime la phrase que prononce Gérard Blain dans le film Jusqu’au bout de la nuit (1995) : Face à la société, je suis en état de légitime défense !… Cette phrase je me l’étais appliquée à moi-même en me disant : en rentrant dans l’usine, je suis en état de légitime défense ! Après la grève ce sera aussi le dimanche, que cette phrase sera d’actualité, le temps que j’irai encore à mes réunions de cellule, tellement c’était tendu… tellement, j’étais plus d’accord avec eux…

 

Bien qu’étant plus d’accord avec les Petits je les ai toujours défendus envers les Grands. En les quittant si j’avais arrêté d’être solidaire avec eux, peut-être que ça m’aurait permis de souffler un peu ? Les Grands auraient peut-être arrêté de m’isoler, de me regarder de biais parlant avec moi. À trop regarder de haut les militants qui sont pas d’accord avec eux, ils vont finir par nous attraper le vertige des imbéciles. Un militant des Grands un jour me voyant seul, marginal, se met à rigoler, chantant : Quand t’es dans le désert ! Quand t’es dans le désert ! Il croyait que j’étais encore avec les Petits qui venaient de se faire exclure. Je dis au vocaliste : Si ça t’arrivait à toi d’être viré après des années de militantisme, tu ferais quoi ? Tu serais bien seul ! Un silence et une émotion apparaissent.

 

La fin de la farandole va bientôt arriver. Après le succès relatif dans l’usine, il est décidé de tenter une grande manif dans paris. L’initiative vient pas des trotskistes mais d’un gréviste isolé. Nous voilà un groupe sur le parvis de la gare du Nord à s’adresser aux gens qui rentrent le soir du travail… À l’un d’eux qui me demande pourquoi on appelle à manifester samedi ? Je réponds : pour la retraite à 55 ans ! 300 euros d’augmentation ! Comme un Martien, qu’il me regarde. Je m’emporte contre un sympathisant des Grands. Il prend l’activité à la rigolade alors qu’il veut toujours être en grève. Pour une fois je deviens méchant, c’est rare pour être souligné : Si tu fais pas le forcing pour qu’il y ait du monde samedi à la manif, que c’est un bide, plus que nos yeux pour pleurer qu’il nous restera !

 

Fin de grève au bistrot

 

Même si j’ai fini la grève au bistrot. Pour la fin Gerbier dira de moi : il était tout le temps bourré ! Bien que j’avais démissionné de la grève. Le matin en arrivant à 7 heures à l’usine, il m’arrivait d’attaquer à l’absinthe. Les activités pouvant relancer l’espoir, jusqu’au bout je les aurais faites. Comme un dimanche matin passé sur le marché de ma ville à vendre des places pour le concert de soutien à la grève qui allait être organisé. Comme il fallait s’y attendre la manif du samedi est un bide total. Les partis se disant de gauche, avec les salariés, aux abonnés absents qu’ils sont ce jour-là. Idem pour une certaine extrême gauche : le destructeur d’OGM, Tansancenot, la mère Marchais… d’autres impératifs qu’ils avaient… pour parler de leur attitude, c’est pas le mot démission qu’il faut employer, mais trahison.

 

La rapine allait accéder au pouvoir. La manif de Bagnole-lès-Rancy pouvait constituer un début de protestation à l’arrogance, aux attaques qu’il allait faire contre le monde du travail. Qu’ils soient pas venus, tout est dit. Les syndicats non plus, ils étaient pas là. À part ça, ils sont là pour défendre les salariés.

 

Les choses sont claires à présent, dès lundi c’est reprise qu’il faut parler. L’appel à la reprise se fera sans moi. Je tire quand même mon chapeau aux Grands et Petits trotskistes. La reprise avec vote se fera sans trop de casse. Les irréductibles du jusqu’au bout auront été neutralisés ou repris en main. Le vote de reprise s’est quasiment fait à l’unanimité… La seule, l’unique question que je me pose, je suis pas le seul à me la poser : pourquoi l’ont-ils pas proposée avant la reprise ?

 

De Cyd Charisse à l’esprit de lutte

 

Ce jour-là plutôt que voter la fin d’une grève dont je savais depuis longtemps qu’elle était finie. J’ai préféré une part de rêve en allant voir au cinéma Party Girl (1958) avec Cyd Charisse et Robert Taylor, deux acteurs cinq étoiles. Dans la foulée, j’ai regardé également Le Port de la drogue (1953) de Samuel Fuller. Polar américain anarchiste des années 50, d’un anti communisme hallucinant. Un miroir paranoïaque de ce que je vivais en cette fin de grève. La catastrophe a été évitée. Malgré six semaines de grève et une défaite, l’esprit de lutte est maintenu dans l’usine…

 

* Les sous-titres ont été ajoutés pour cette version, afin de clarifier la lecture des extraits choisis.

 

 

Rapport compréhensif

Rapport « compréhensif » sur le roman de Silien Larios, L’usine des cadavres ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris (Les Éditions libertaires, 2013)

Par Ivan Sainsaulieu

(professeur de sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant exclu de Lutte Ouvrière)

– Séminaire ETAPE du 7 février 2014 –

 

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Refaire le monde. Retour sur le trio ouvriers, militants et intellectuels

– Postface à L’usine des cadavres (pp.341-357)

 

 

Ce livre est une mine, il n’est donc pas question d’en faire le tour dans une préface. De même, pas question pour l’instant de présenter l’auteur, puisqu’il a choisi un relatif anonymat[1]. J’en dirai deux mots plus loin. Pour présenter son ouvrage, on peut dire globalement qu’il dépeint les embarras de l’extrême gauche à l’usine (l’auteur-narrateur parle de sa « faillite »), c’est-à-dire surtout des militants trotskistes, noyés dans des contradictions qui se démultiplient, tandis qu’émerge un redoutable concurrent, le communautarisme religieux. Le tout est vu d’en bas, par un ouvrier militant en rupture de ban, dont on suit les déboires successifs tout en appréciant les éclairs de vérité et les bons mots, qui jaillissent constamment dans ce roman assez autobiographique à tendance célinienne. Il faut préciser que, dans l’esprit de l’auteur, le narrateur a pris son indépendance comme personnage de roman. Il porte au paroxysme les jugements de l’auteur, il délire tant qu’il veut, il peut donner libre cours à ses pensées. Son récit est fortement imprégné de tranches de vie, mais il cède parfois à la fiction, via des extrapolations de la réalité, des visions, etc.

 

Bien que très noir, le positionnement politique du narrateur et personnage central n’est pas cynique. Il ne consiste pas seulement à critiquer les errements des autres. Il défend une ligne qui ne se contente pas non plus d’un parti pris « anar », dont on chercherait d’ailleurs en vain les références idéologiques précises (Proudhon, Bakounine, Malatesta, Guérin… : aucun penseur « anar » n’est cité). Ce que le personnage central vise, explicitement, c’est la défense de ses collègues de travail et des ouvriers en général, dans la grève comme au travers de questions politiques plus générales. Il discute d’ailleurs avec deux ou trois collègues qui lui semblent particulièrement « lucides » sur l’évolution du climat et qui deviennent, au cours de la grève, le petit groupe des « individualistes au cul ».

 

La politique ici ne renvoie pas à un divertissement, elle est éminemment nécessaire et pratique, inhérente au travail, comme dans d’autres écrits d’ouvriers militants[2]. Le ton intransigeant est proportionnel à l’insanité des politiques proposées pour les ouvriers, à la manifestation d’intérêts particuliers (personnels ou d’appareil) chez les représentants patentés de ces derniers. Le reproche central du narrateur, dont il voit les effets néfastes dans tous les tournants tactiques des « Grands », c’est de fonctionner en vase clos, d’être incapables de se mettre à l’écoute des ouvriers et d’avoir peur de la contradiction, au lieu d’en faire une ressource. Pour comprendre le point de vue du narrateur-auteur, on pourrait comparer la conduite de la grève avec celle des Lip[3], où les dirigeants disent avoir beaucoup pratiqué l’autocritique et contribué à impulser des structures de participation vivantes. Le succès du mouvement n’est pas seulement fonction de l’envie d’en découdre de la base mais relève surtout, dans le contexte d’une usine de 1 000 salariés, d’un leadership sensible et intelligent, doutant et cherchant des réponses au fur et à mesure en s’ouvrant au maximum, en appréciant de se faire bousculer, dérouter, interpeller. Bref, en recherchant la contradiction, comme le narrateur recherche le point de vue des autres pour se faire une idée.

 

Pour le narrateur, il ne s’agit pas seulement du monde clos de l’usine. Les petits échecs (politiques) sont liés aux grandes catastrophes, comme le développement de l’extrême droite politique et religieuse. Ainsi, il commente le premier tour des élections présidentielles de 2012 en ces termes :

 

« L’extrême-gauche montre au grand jour les conséquences de son sectarisme. Qu’elle s’interroge enfin les fruits de jamais écouté personne à part le chef sont récoltés définitivement. Les Grands et Petits réunis, pour une fois d’accord, me riaient bien au nez quand je disais que les ouvriers allaient voter massivement La Francisque. Le pire est bien là. »

 

Son histoire partisane est aussi la mienne – je suis présent dans le récit sous le nom de Miro. Comme lui, quelques années avant (au démarrage et à l’arrêt), j’ai passé 17 ans à militer pour la même organisation trotskiste, avec une phase de transition entre les « Grands » (majorité) et les « Petits » (opposition minoritaire), période de liberté créative où, avec une poignée de jeunes étudiants (auxquels se sont adjoints quelques jeunes travailleurs), nous avons formé un groupe indépendant nommé Istrati – avant d’intégrer les Petits. Comme lui – grâce à lui ! – j’effectue donc ici un retour autobiographique, en corrélation avec le sien, romancé. La différence avec l’auteur tient dans nos catégories d’appartenance respectives « d’ouvrier » et « d’intellectuel », catégories questionnées d’emblée par son rôle d’écrivain et mon rôle de faire valoir dans la préface… C’est donc assez logiquement sur la question de leurs rapports qui est en jeu ici, en écho à la démarche de l’auteur plus qu’au livre proprement dit, ce qui permet, je l’espère, d’éviter la paraphrase (sur la politique) ou des commentaires superflus sur la vie en usine.

 

La mise en scène partisane des rapports entre intellectuels et ouvriers

 

Rappelons que le rapport entre « intellectuels » et « ouvriers » a été plus souvent placé sous le signe d’une domination sociale, symbolique, organisationnelle et institutionnelle des premiers sur les seconds, que sous celui de la coopération, comme vient le rappeler opportunément un dossier récent[4]. A l’inverse, la vision militante voudrait que l’on dépasse les contradictions sociales au sein des partis « prolétariens ». La vérité oscille sans doute entre les deux : s’il se crée une égalité via le militantisme et/ou le rapprochement réciproque, elle n’a rien d’automatique et ne supprime pas définitivement l’asymétrie du rapport.

 

Étudiant puis sociologue (précaire) et surtout, à l’époque, militant, j’ai beaucoup fréquenté l’auteur ces douze dernières années, surtout sur la fin et après notre militance. Il a toujours été ouvrier à la (même) chaîne, blanc, un peu plus jeune que moi. Cela a débouché sur une amitié – il est le parrain de ma fille, Nina. Nous nous sommes rapprochés peu à peu, sur la base surtout d’un besoin de franchise et de vérité dans les rapports humains et politiques. Nous avons été confrontés, séparément, au même syndrome bureaucratico-sectaire, d’abord chez les Grands puis, plus tard, chez les Petits.

 

J’ai eu d’autres relations suivies avec des ouvriers, notamment avec Bill et Robert, nommés dans le texte, deux militants ouvriers blancs plus âgés (écarts respectifs de vingt et dix ans avec moi), l’un chez Renault, l’autre dans l’agro-alimentaire. A trois, nous avons tenté en vain une opposition au sein des « Petits » (nommée « BMR », dans le texte). S’opposer m’éloignait des autres « intellectuels », c’est-à-dire des étudiants et professeurs encadrant l’organisation, tant le rapport au pouvoir était inhérent à leur fonction et mon cercle de discussion militante ne comprenait alors, en sus, que mon ex copine, factrice à La Poste, et un copain ouvrier immigré sans papiers, que nous hébergions. On peut donc dire que j’ai baigné dans un milieu atypique eu égard à mes études, activités professionnelles et à mes origines sociales (un grand père architecte et l’autre militaire, promu officier pour fait de résistance pendant la guerre).

 

Les militants dits intellectuels ne pouvaient espérer qu’un rôle de courroie de transmission. S’opposer, c’était susciter un débat qui n’avait pas lieu d’être. Il n’y avait pas de lieu autonome pour l’élaboration des idées. L’aura intellectuelle appartenait aux auteurs du passé (Marx, Lénine, Trotsky). La domination, de type à la fois bureaucratique et charismatique, tenait au règne sans partage du chef sur l’organisation, clef de voûte du système. Vieilli, aigri, réaliste et prophétique à la fois, le chef (« Grand Danube de la Pensée ») craint toutes sortes de dérives pour son organisation, notamment du fait des jeunes, des organisations de jeunesse trotskistes ayant soit pris le pouvoir dans leur « orga » en 68 (JCR devenus LCR), soit rejoint la social-démocratie après 1981 (lambertistes). Partisan dès l’origine d’une poigne de fer sur son groupe, il laisse encore moins de marge de manœuvre dans une organisation qui s’est peu à peu développée, qu’il contrôle moins directement. Les ouvriers (et employés) de l’organisation n’en sortent pas indemnes : s’ils sont moins dans la justification, moins responsables de l’organisation, plus en contact aussi avec un milieu social étranger à ce conformisme de la pensée, ils ont en même temps la tentation de se taire par intérêt. En échange de leur soutien relatif, ils obtiennent des appuis pour faire vivre leur fief local. Ainsi, des jeunes se relaient pour taper, imprimer, diffuser leurs tracts tôt le matin, à la porte de la boîte, faire des topos de formation sur l’histoire du mouvement ouvrier. Et l’organisation leur prodigue une expertise et des services pour leur milieu, comme des camps de vacances. Ainsi, des militants « implantés » peuvent tenir leurs positions syndicales et politiques en entreprise grâce au soutien extérieur de l’organisation.

 

La pression de l’appareil met cependant les ouvriers et les intellectuels à égalité, du point de vue de l’expression de leur singularité individuelle au sein de l’organisation. L’ambiance des réunions de cellule est particulièrement normée et dans ce cadre les rôles particulièrement affirmés et distribués : chacun joue un rôle social appuyé en accord avec cette norme. La norme est hiérarchique, les rôles sont donc structurés par l’opposition binaire chef/non chef. Se combinent ainsi les figures de « l’apprenti » et de « l’ancien », côté ouvriers, ou du « maître » et de « l’élève », côté professions intellectuelles ; de l’ouvrier « modèle de fermeté » ou au contraire « modèle de fraicheur et de spontanéité » – figures également prolétariennes, qui incarnent à la fois les responsables de l’avenir et les rebelles à l’ordre présent. Le rôle de l’élève consiste à poser des questions, faire des erreurs pardonnables, se ronger les ongles et être tendu dans l’effort. L’apprenti ouvrier s’écrase lui tout à fait, il sourit d’un air entendu aux allusions de l’ancien et l’approuve au besoin bruyamment. On retrouve dans cette comédie sociale l’attrait bien français pour le « jeunisme », cette quête du « génie » nécessairement précoce. Ainsi trouve-t-on toujours un(e) jeune cadre prometteur, auréolé(e) de son talent reconnu (par la hiérarchie) comme dauphin probable (mais remplaçable dans le rôle). Sachant répondre aux regards et aux espoirs placés (officiellement) en lui, le jeune cadre montre un sérieux, un zèle et un talent méritoire qui justifient son ascension déjà en cours. Comme dans toute hiérarchie sociale (fut-elle académique et universitaire), le jeune qui promet est courtisé et ne s’entoure que de noms qui brillent au firmament.

 

On trouve enfin la figure paternaliste du vieux chef (intello mais sans stigmates de classe), qui écoute, donne tort ou raison comme un sage sous son chêne, avec la tranquillité et l’humour débonnaire de celui qui parle devant un public conquis d’avance. Attendant que tous se soient exprimés, il donnera des gages à chacun et, si son orientation tranche la discussion, elle synthétise en même temps les points de vue, donnant à chacun le sentiment d’avoir été compris, tout en respectant la hiérarchie des rôles distribués et ses variations, dues aux circonstances. Il faut dire, à la décharge du loyalisme, que les rôles sont d’autant plus forts que la norme est contredite : l’opposition en interne conforte, voire durcit les rôles, elle empêche la convivialité d’avoir cours. Il faut dire aussi qu’on peut se donner l’illusion de n’être dans aucun rôle, de rester « objectif » en s’abstenant de tout zèle et en écoutant tout un chacun. Mais, bien sûr, l’attentisme n’est pas le bienvenu en cas de mise en cause du groupe et ce rôle ne peut durer bien longtemps, les votes se faisant à main levée. On voit alors se lever les Erynies, sortant soudainement de leur torpeur et jaillissant de l’endroit le plus inattendu, le militant le plus placide se muant alors en « excité de base ». Les rôles, enfin, ne sont pas permanents : on peut n’être chef que de cellule et redevenir élève dans un cercle plus élargi (en bureau ou en AG). Mutisme et air résolu, sourcils froncés et bras croisés, peuvent alors résumer l’hexis corporelle de celui qui prend du haut ce qu’il répercute en bas.

 

Ce qui se passe très mal, dans cet univers normatif assez répétitif, c’est évidemment la déviance et, a fortiori, la minorité active. Loin de reposer sur une exigence d’inventivité et d’audace, il fait peser sur les ouvriers et les intellectuels de tous poils une chape de plomb dont on a du mal à imaginer le caractère contraignant. Par opposition, ou pour s’opposer, il faut accepter de jouer le mauvais rôle, celui du « vilain petit canard ». Il passe par la prise de parole en public, bien que tout soit joué d’avance, à court terme[5]. L’hostilité ambiante peut difficilement être ignorée, elle inspire des mines variées, depuis la prise de parole au ton désolé, la vertu outragée, l’air raisonnable, prophétique ou inspiré, jusqu’à la sainte colère contre les marchands du temple, tandis que le chœur de cette tragi-comédie fait entendre des murmures approbateurs ou réprobateurs, des sourires entendus ou des cris d’orfraie. S’il arrive que l’opposant ait du panache et s’oppose sans crainte, dans l’oubli du regard d’autrui ou la superbe de son argumentation, son ordinaire est moins glorieux. Cyrano de Bergerac n’était sans doute pas organisé, encore moins embrigadé. La psychologie individuelle intervient sans doute dans la difficulté ressentie du passage à l’épreuve, mais il n’en est pas une qui soit totalement étanche, du fait que nous sommes aussi des êtres sociaux. Tout modèle de tribun ouvrier qu’il fût, rôle il est vrai reconnu davantage à l’extérieur de l’organisation, leader auréolé de batailles et expert (consulté même en interne) en questions syndicales, Bill était parfois réduit à n’être qu’un excentrique, résolument dans l’exagération, comme prisonnier du rôle qu’on lui attribuait. Comment donner le meilleur de soi-même indépendamment de son entourage ? Notre « mot d’ordre », face au stress de l’opposant, révélait notre impuissance : « Manger de la salade et boire de l’eau fraîche ! ».

 

Ouvriers ou intellectuels = autonomie ouvrière ou léninisme

 

Le fait que l’auteur de la préface soit professeur et l’auteur du livre ouvrier semble dans l’ordre – l’intellectuel étant supposé « cadrer » le propos tenu par l’ouvrier. Mais ce n’est pas à un intellectuel que l’auteur se réfère comme à son « maître et ami », c’est à un leader ouvrier dans l’automobile, Bill. On peut y voir la conséquence d’un certain moule « ouvriériste », dont le narrateur comme le préfacier sont tributaires malgré tout. Bill était une figure militante de « l’orga » (voire La figure ouvrière) succédant à une autre figure pionnière, celle d’un leader trotskiste d’une grève dans l’automobile, en 1947. L’orga s’est distinguée dans l’extrême gauche française pour son volontarisme en direction des usines, sa volonté de « disputer aux staliniens le leadership sur la classe ouvrière ».

 

Or, pour ce faire, Léon Trotsky s’était déjà rapproché du syndicalisme révolutionnaire de Pierre Monatte et Alfred Rosmer, dans les années 1920. Le rapprochement entre trotskistes et « anars » a eu d’autres occurrences ensuite. Le narrateur découvre l’anarchisme ouvrier sans savoir qu’il marche dans les pas de son maître, ainsi que de l’inspirateur de celui-ci, qui fut correspondant de Pierre Monatte au sortir de la guerre. Bill critique le recours systématique aux élections (« l’électoralisme ») et l’intégration des militants dans le syndicat (la « dérive syndicaliste ») dès la fin des années 1970, dans un texte qu’il met sous pli et range en attendant de « voir si la suite de l’histoire lui donnera raison ». Le positionnement du narrateur souligne donc la continuité du courant anarchiste en France, comme antidote au centralisme jacobin et au professionnalisme de la représentation, constituant le fil rouge (et noir) de la critique politique ouvrière, celle du « parlementarisme bourgeois », des syndicalistes ayant « accès à la mangeoire », puis des dérives du régime soviétique.

 

Dans l’Orga des Grands ce rapprochement a fonctionné aussi, mais sur la base d’un micro « compromis historique », passé entre un ouvrier anarchisant et un intellectuel trotskiste. Un ancien de Renault racontait comment le leader ouvrier (Vard) s’était en effet « soumis » à un intellectuel léniniste vers 1950 pour fonder une organisation, tout en restant lui-même la référence légitime pour instruire et inspirer les nouveaux venus au militantisme ouvrier. Le chef de l’Orga lui-même a rapporté en assemblée les « temps héroïques » en ces termes : « à l’époque, il y avait Vard, moi, et Danielle qui faisait des allers retours entre les deux… ». En fait, Vard et Grand Danube de la Pensée ayant tous deux milité très jeunes, aucun n’était à proprement parler « ouvrier » ni « intellectuel ». Par contre, plus tard, les choix tactiques en termes de recrutement vont privilégier les canons français de l’élitisme (l’ENS en particulier). Et la plupart des militants ouvriers de l’Orga parleront avec admiration des « intellectuels », avec le complexe d’infériorité de rigueur, face à des militants sortis des grandes écoles. C’était aussi l’effet d’une manipulation : à côté de la leçon ouvriériste servie aux « petits-bourgeois » de professions intellectuelles pour les culpabiliser (et mieux les soumettre), l’Orga avait développé également un culte de la Culture et des grands intellectuels avec la conséquence inévitable de complexer et de se soumettre tout autant les militants ouvriers à l’Orga – d’autant mieux que les grands intellectuels n’existent plus[6]. C’est beaucoup moins vrai pour l’auteur, qui admire des individus, écrivains ou cinéastes, mais ne globalise pas, ne renchérit pas sans cesse sur les intellectuels. Il s’assume davantage comme autodidacte, il arrive à écrire malgré les doutes de rigueur, en particulier pour un ouvrier. Il faut dire qu’il a subi moins longtemps le moule de l’Orga et c’est précisément en en sortant qu’il a pu prendre l’initiative d’écrire.

 

Ouvrier intellectuel = autodidactie et importance de l’oralité

 

Sorti tôt de l’école, l’auteur est issu d’origine modeste, son père était ouvrier (de droite). Sa mère, sans emploi, faisait cependant grand cas de la lecture et l’un de ses oncles, Gabriel Ruiz Fuentes, est écrivain dans son pays, en Espagne. La sœur de l’auteur a poussé les études jusqu’à devenir cadre. Si le frère est « resté » ouvrier, il manifeste un goût prononcé pour la culture littéraire et cinématographique. Ecrivain autodidacte, il entretient avec l’écriture une relation particulière, à la fois soucieuse de style littéraire (célinien) et irrespectueuse de la grammaire par défi, par fidélité à un univers social.

 

Elle se caractérise surtout par des saillies franches et le verbe haut, une place centrale voire une focalisation sur la répartie (surtout celles du narrateur), dans la joute oratoire. Trouver la bonne répartie, c’est vital, et du coup l’écrit est au service des tripes et d’une révolte à fleur de peau (« la peau sur la table »), mais aussi de l’oralité. On pense aux épithètes homériques (Achille aux pieds légers, Hélène aux bras blancs…), ces « formules » qui auraient permis aux aèdes de composer leurs vers et de fournir des repères à leurs auditeurs, pour ne pas perdre le fil de leurs récits mythiques. Je ne sais laquelle, de l’écriture ou de la vie, sert plus l’autre, mais le sens de la répartie est au cœur de l’ouvrage. Le narrateur revendique de se situer dans un délire monomaniaque et névrotique ; mais à tous les étages de la réalité, depuis ceux de la conscience à celui de l’atelier, il s’arrange toujours pour mettre en scène un dialogue, entre des êtres réels ou imaginaires. C’est évidemment à mettre en rapport avec cette plongée dans la vie quotidienne des milieux ouvriers de la chaîne – si rare en littérature. Parmi les récits autobiographiques ouvriers, cet ouvrage se distingue à la fois par son style et par la situation de l’homme : peu de militants-écrivains ont été plus immergés dans la politique et moins intégrés dans l’appareil, après vingt ans de militantisme.

 

Cette place de la parole est bien sûr corrélée avec la recherche de la vérité : on songe à la maïeutique de Socrate, ce non écrivain combattant pour que la parole accouche d’une vérité. On voit donc ici la passerelle entre intellectuels et ouvriers : un combat pour la vérité qui passe par la parole, un dialogue franc, une rigolade ou une engueulade musclée, pourvu que la vérité passe, et chaque fois ou le plus souvent avec une dépense d’énergie, le coût d’un affranchissement, d’un arrachement des chaînes du conformisme ou des contraintes de la chaîne, la bien nommée. Elle est maintien de l’action vivante par delà l’enterrement de première classe que constitue l’écriture : l’oralité de l’Iliade est aussi un art guerrier, celui de combattants en chair et en os, face à face, commençant par s’invectiver pour mieux stimuler leur ardeur. On pourrait regretter d’ailleurs que l’auteur n’évoque pas ses ratés dans ce combat éthique, la frustration de ne pas avoir su trouver la bonne répartie, le ressentiment qui fait ruminer pour prendre sa revanche. Peut-être considère-t-il que l’adversité est telle que rapporter l’échec de la parole n’est pas envisageable ? Pourquoi écrire si la parole ne l’emporte pas ? Le statut de la parole est d’autant plus important que la réalité est dure. On peut douter de sa parole à l’abri (« supposons qu’un malin génie s’introduise dans mon bureau et me fasse douter de mes sens… ») mais seule la riposte permet de se maintenir à flots face à l’agression constante des chefs et aux propos fallacieux des bureaucrates. La parole (écrite) comme éthique de la riposte. On peut supposer que l’auteur tienne sa vengeance en écrivant un récit de répliques presque parfaites face à l’oppression, ou qu’il nous donne la vérité (sa vérité) des expériences vécues, plutôt qu’un inventaire des succès et des échecs rencontrés face à la souffrance. La parole maintenue dans l’écrit, c’est une revanche de l’oralité, le maintien de l’oralité populaire dans l’écriture… bourgeoise. Mais, à la différence de l’Iliade, elle est aussi le lieu d’énonciation du sujet, plus proche du « flux de conscience » de James Joyce ou du récit intérieur proustien. Le moi est nécessairement au centre, dernier pivot qui reste, si tous les moyens collectifs sont à distance. Le héros connaît des combats éprouvants et gagne peu de guerres. Sa victoire est subjective, pas seulement par la mise en scène d’un moi qui triomphe de l’adversité : c’est aussi un moi qui triomphe justement dans la langue et la pratique culturelle des dominants, par des réparties orales devenues écrites.

 

Vox populi

 

La parole est vérité objective, salutaire pour le sujet. Elle n’échoue pas face à la souffrance, mais soigne ou surmonte la souffrance. La parole est bonne, elle n’est pas mauvaise : le parler est vrai en politique, salutaire en psychanalyse et raisonné en philosophie. Il y a comme un rythme en sourdine, une note qui sonne juste, une pierre de touche dans le discours de l’auteur. Le lecteur ne peut qu’être surpris que les ouvriers disent encore au monde ses quatre vérités.

 

Jacques Rancière a nommé cela le rapport à « l’authenticité de la parole ou de la pensée populaire contre sa soumission aux idéologies manipulatrices »[7]. D’autres au contraire opposent à la parole populaire la recherche de la « vérité » des philosophes, rejetant les autodidactes avec les militants et les petits bourgeois dans l’illusion, l’allodoxia ou « la bonne volonté culturelle »[8]. Confrontant les deux points de vue (« en tension »), Philippe Corcuff souligne que la possibilité d’émancipation existe pourtant de part et d’autre, par « des emprunts aux milieux dominants » autorisant un « brouillage des frontières » du côté de Rancière (plus suggestif ici), par l’accès à la « connaissance de ses propres déterminismes » sociaux du côté de Bourdieu (dans La misère du monde), dans une tradition philosophique rationaliste, qui court de Descartes à Spinoza[9]. Qu’il s’agisse de brouillage ou de prise de conscience, il faut en souligner le processus fragile, l’effort constant, la trame inachevée d’une part, et la réciprocité d’autre part. Car il ne faut pas oublier que ce travail d’émancipation concerne les deux parties, les intellectuels comme les ouvriers. Ce cheminement difficile procure certes des moments forts, mais si tout le monde le prenait, il n’y aurait pas de classes…

 

Et si tout le monde le prenait, il n’y aurait plus de classes ! C’est au travers de ces transgressions que se nourrit l’humanisme, car ce n’est pas que d’une rencontre entre des ouvriers et des intellectuels qu’il s’agit : c’est à un dépouillement, à un renoncement à n’être que des ouvriers ou des intellectuels que convie cette rencontre, pour vivre une humanité commune. Rarement le terme de « morale » apparaît avec une connotation positive dans l’ouvrage (au contraire, il apparaît négativement dans l’expression « faire la morale » ou « donner une leçon de morale »), mais l’indignation explose à chaque page, signant la présence d’une forte exigence morale, une morale qui dénonce l’injustice au lieu de prêcher pour un ordre (moral), une morale inextricablement liée à une exigence de lucidité sur les rapports de force, au lieu de les repeindre en rose ou en rouge. Une morale de classe, certes, mais où pointe avec force la conscience individuelle et la volonté de jauger les individus croisés. La balance ne penche pas pour autant toujours du bon côté, même pour les ouvriers, qui font vivre une humanité par leur audace ou leur franchise, leur drôlerie ou leur colère, au moment même où on la croyait perdue, juste après lui avoir réservé un enterrement de première classe, sous un tombereau de manœuvres intéressées, de préjugés racistes ou de brutalités machistes[10]. Dans cet univers impitoyable, on voit bien l’importance des militants, leurs erreurs et leur bêtise mais aussi leur héroïsme lucide, notamment à travers le personnage principal, mais aussi au travers de sa « fine équipe » de collègues, dont il a retenu les plus conscients et les plus courageux comme interlocuteurs privilégiés, pour l’appréciation de la conduite de la grève.

 

La quête interactive d’un dépassement

 

Reprenons, quitte à sortir du cadre de l’usine, le fil des effets réciproques de l’interaction entre ouvriers et intellectuels. Qu’est-ce que ca fait à l’ouvrier, et à l’intellectuel, d’être en relation ? Il s’agit ici de descendre du questionnement général sur les catégories pour les regarder évoluer au travers de l’interaction entre deux individus (interaction vécue entre/par le préfacier et l’auteur).

 

On souligne souvent le rôle (indispensable) de médiation du militant. On peut tout autant dire que la réussite de la médiation n’a rien d’automatique. Dans mon expérience, la question du rapport ouvrier – intellectuel a ressurgi d’autant plus avec l’épuisement de mes engagements et logiciels militants : on est certes moins portés à entretenir des relations atypiques hors du contexte militant. Pour autant, j’ai gardé des amis « prolos ». Et cette relation ne découlait pas automatiquement du partage d’un engagement politique : ni les convictions, ni l’appartenance au même parti ne suffisent à la forger[11]. Improbable du point de vue des milieux sociaux d’origine (ou de la différence de parcours depuis le même milieu), elle naît en particulier dans l’opposition à un ordre établi (en l’occurrence pour nous celui du régime organisationnel). Mais l’opposition n’est pas une position stable, l’engagement n’est pas garanti par une étiquette. Bien des militants restent insensibles, imperméables à cet échange, incapables de tisser des liens d’un bord à l’autre, quelles que soient leurs idées. On voit par exemple les séparations ressurgir à table, entre ouvriers et intellectuels, comme on voit les sociologues blancs et de couleur groupés à part, lors de congrès. On traîne une dépendance au milieu social d’origine qui exige un travail de conversion de soi, un arrachement comparable à celui de l’apprentissage professionnel[12], qu’on acquiert certes, mais aussi que l’on reconquiert.

 

Un des freins du côté de « l’intellectuel » (de service) est constitué par le sentiment de déclassement, d’être « tiré vers le bas », surtout s’il est précaire lui-même. Deux sous-catégories peuvent passer outre : de jeunes intellos enthousiastes, portés par un idéal, et des intellos qui, à l’opposé, ont trouvé leur place. Pour les autres, soit par ambition matérielle (obtenir un poste), soit par ambition intellectuelle (l’acceptation par les pairs et/ou par un public plus large), il n’est pas aisé de devenir ami, sur Facebook ou ailleurs, avec des ouvriers. Accepter d’entrer dans un réseau atypique et souvent confiné, au lieu de pouvoir se grandir en citant « ses relations ». Passée la prise de contact, la fréquentation reste difficile, du fait d’une autre expérience désagréable : avoir l’impression d’être incompétent, malgré tous ses diplômes, devoir accepter de ne rien savoir du monde concret de réalités sociales circonstanciées, de se sentir vide et léger devant la gravité des faits et le centre de gravité des ouvriers, etc. Autrement dit, le statut de « l’intellectuel » est doublement remis en cause à cette occasion, dans son prestige comme dans sa fonction de « savant ». Les sociologues pratiquent certes cette humilité en enquête : sur le terrain, ils « s’effacent » devant la parole d’autrui. Mais l’expérience est tout de même circonscrite par la boîte à enregistrement, par le temps défini d’observation, et surtout elle est préalable à un retour sur le « matériau », qu’on va pouvoir maîtriser, faire parler, interpréter – même si la question est fort débattue de savoir si la plus value apportée par le travail d’analyse dépasse ou non la mise en forme des propos de l’acteur, si le « savoir savant » dépasse ou non le « savoir ordinaire ».

 

On sait que, de son côté, l’ouvrier doit surmonter le traumatisme de l’échec scolaire, l’impression d’être ignorant et incapable face aux titres symboliques de la réussite scolaire qui auréolent l’intellectuel. Il doit aussi accepter que s’instaure une relation de dialogue où chaque parole risque de laisser transparaître l’inégalité de formation, de connaissances livresques ou autre. De plus, l’univers de l’usine n’encourage pas l’échange policé, même s’il fait se concentrer sur l’essentiel. En pratique, il faut souvent qu’un dialogue inégal-inversé s’instaure pour que la parole ouvrière émerge, au risque du monologue ou de la répétition, tandis que l’intellectuel « surveille son langage » et « la met en veilleuse », pour éviter de rappeler le rapport de domination qui prévaut socialement. Par incidence, on devient sociologue « réaliste » plutôt que « baroque », pour reprendre (en substance) la distinction que Louis Pinto a faite dans l’un de ses écrits. On devient aussi un peu psychologue, pour satisfaire au besoin de se confier (occasion qui n’arrive pas si souvent chez « Popu »). Non seulement j’ai trouvé ainsi du fil à plomb pour ma vision du monde, mais aussi une sorte de thérapeutique pour les nerfs : ca fait du bien, ça calme, ça procure comme un antidote contre les petites vilénies de mon milieu, centré sur la réussite sociale, l’entre soi familial et social, apeuré ou excité sans raisons.

 

Dans cette démarche, on est donc partiellement transformés par la relation de type égalitaire qui se construit mais elle n’a pas le pouvoir d’abolir les classes, même dans un espace-temps réduit. La tension entre l’idéal et la réalité ne fait que s’accroître et demande un effort incessant d’adaptation. Certes, la formation partisane a pu forger des « cadres » politiques ouvriers, leur permettre une promotion interne[13], mais cela a passé sans doute par un investissement considérable du formateur et de l’élève pour colmater les retards de scolarisation (en partie pour cette raison, on voit, dans des diplômes professionnalisant comme les DUT, la place des cours aller en s’amenuisant au profit de toutes sortes d’interactions plus personnalisées, plus interactives). L’auteur-narrateur autodidacte n’est d’ailleurs pas représentatif de l’ouvrier qui doit tout au parti – il s’agirait plutôt d’un produit typiquement « démoulé » à chaud ! L’opposition à l’oppression multiforme en constitue bien la matrice – hiérarchie usinière, organisation bureaucratique, oppression de race ou de genre, régime politique non démocratique, etc. En petit ou en grand, l’interaction ouvrier-intello se tisse comme solidarité contre un adversaire commun.

 

Solidarité imparfaite, jamais acquise, défi sans cesse renouvelé. Moyennant ces efforts, se construisent des moments de montée en généralité, d’accouchement d’une vérité à la fois conceptuelle et expérientielle, d’un sentiment de justesse d’appréciation et se manifeste aussi une imagination débridée. L’étonnement coproduit contraste alors avec la médiocrité des échanges en milieu tempéré. L’expression « refaire le monde » trouve ici sa pleine justification, c’est une trame de moments d’émancipation. La norme sociale fait désirer aux intellectuels l’homogamie sociale, l’exposition médiatique, the places to be. Côté ouvriers, elle est sans doute plus vache et moins artificielle à la fois : moins de surface sociale et plus d’authenticité dans les rapports. Mais si les ouvriers ont davantage intérêt à cet échange, du fait de leur socialisation moindre (hors mouvement social) par rapport à des intellectuels supposés « plus en vue » et donc « mieux entourés », il faut dans les deux cas du courage pour y parvenir. D’autant que, le plus souvent, le contenu de cette rencontre n’est exportable dans aucun des deux milieux respectifs, dont la séparation empêche précisément qu’ils puissent la comprendre. Ainsi, il n’est pas rare que des individus des deux bords, convoqués au même échange, déclinent l’invitation, soit par crainte, soit par dédain du monde d’autrui. C’est donc condamné à rester dans le jardin secret et à être cultivé au moment des retrouvailles – sauf à être publié, mais on écrit d’abord pour soi, par nécessité.

 

Par contre, le jardin joue un rôle (secret) dans l’expression publique des ouvriers et des intellos. On a souvent évoqué le gain formateur pour l’ouvrier du fait de se frotter aux intellectuels. Mais on pourrait à l’inverse se demander jusqu’à quel point il n’y aurait pas un inspirateur privilégié, une « éminence grise » ouvrière, un oracle ex populi derrière les analyses les plus brillantes du monde social ? De quelles paires d’amis, de quelle collaboration privilégiée entre un ouvrier et un intellectuel dépend le succès de grands ouvrages novateurs ? Combien d’intellectuels doivent-ils à de telles « fréquentations » leur carrière ou l’originalité de leur discours ? De la même façon, au lieu d’appréhender le mouvement ouvrier comme le résultat de la fusion des classes par la baguette magique de l’Histoire, on ferait mieux de reconsidérer la matrice, de remonter à la source interactive primordiale : combien de groupes politiques doivent leur existence à un ouvrier fort en gueule ? Comment les « paires fondatrices » ont-elles été imitées, démultipliés ou non par les circonstances, décalquées ou redimensionnées dans l’essor d’une formation politique ? Dans cette perspective, « l’interactionnisme » prendrait sa revanche sur le « structuralisme » en l’attaquant dans son fief, celui des classes sociales. Car c’est de ce genre de rencontres improbables que dépend largement la qualité de courants censés faire converger les classes, mais qui ne peuvent qualitativement y prétendre que dans la mesure où se nouent des rencontres interpersonnelles du « troisième type », rares dépassements des frontières déshumanisantes de notre société de classe.

 

Ivan Sainsaulieu,

Paris, juin 2013

 


[1] J’ai globalement respecté le choix d’anonymat de l’auteur concernant les noms propres (lieux, individus ou organisations). Je remercie ici Bérangère Parmentier pour ses remarques suggestives concernant l’oralité en littérature.

[2] Michel Pialoux, Christian Corouge, Résister à la chaine. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Agone, 2011.

[3] Voir le document en DVD de Christian Rouault : Les Lip, l’imagination au pouvoir (2007).

[4] Cédric Lomba et Julian Mischi, « Usines. Ouvriers, militants, intellectuels », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 196-197, mars 2013.

[5] Serge Moscovici a montré comment les minorités actives peuvent influencer sur le long terme la majorité (Psychologie des minorités actives, PUF, 1976). D’où la nécessité d’entourer d’un cordon sanitaire les opposants, porteurs de germes.

[6] Par la suite, pour tenter de palier au recrutement de nouveaux ouvriers dans les années 1980-90, le chef substitue aux sorties culturelles des activités populaires des plus banales (karaoké, patinoire, matchs de boxe…).

[7] Jacques Rancière, Et tant pis si les gens sont fatigués, Editions d’Amsterdam, 2009.

[8] Pierre Bourdieu, La Distinction, Minuit, « Le sens commun », 1979.

[9] Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale ?, La Découverte, MAUSS, 2012, ch.. 2.

[10] Il y a peu à dire sur le genre, autant que je sache, dans l’univers masculin de l’usine et dans l’univers indifférencié, voire « asexué », et égalitaire du militantisme en question. Par exemple, elles étaient plus dirigeantes qu’opposantes chez les Petits.

[11] En d’autres temps, le poids social, politique et culturel de la classe ouvrière a pu inciter des intellectuels à avoir une autre idée de leur rôle social, à faire quelque chose de leurs bras, à tisser des relations différentes, etc.

[12] Et son nécessaire désenchantement à l’égard de l’idéal, selon E. C. Hugues, Men and their Work, Free Press, 1958.

[13] Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Presses de la FNSP, 1989.

 

Rapport critique

 

Rapport « critique » sur le roman de Silien Larios, L’usine des cadavres ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris (Les Éditions libertaires, 2013)

 

Par Sylvain Pattieu

Maître de conférences en histoire à l’Université de Paris 8, écrivain, militant de la gauche radicale (ancien militant LCR et NPA, aujourd’hui à Ensemble au sein du Front de gauche), auteur de Avant de disparaître. Chronique de PSA-Aulnay (Paris, Editions Plain Jour, 2013, voir http://www.editionspleinjour.fr/avant-de-dispara%C3%AEtre/)

 

– Séminaire ETAPE du 7 février 2014 –

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Voyage au bout de l’usine, roman célinien à Aulnay

 

« Je resterai homme de désordre contre toutes ces élites qui veulent manipuler à leur sauce les ouvriers », affirme Silien Larios dans son roman L’usine des cadavres, inspiré de ses nombreuses années de travail à l’usine PSA d’Aulnay, récemment sacrifiée par la direction du groupe. Le moins qu’on puisse dire est qu’il remplit littérairement ce programme de désordre dans son roman riche, touffu, foisonnant au point parfois de s’y perdre. Il y a trois angles d’attaque pour aborder ce livre : le premier est quasi documentaire, le deuxième littéraire, le troisième politique. Je serai ici très élogieux concernant les deux premiers, beaucoup plus critique concernant le troisième.

Le roman de Silien Larios est d’abord un livre qui parle du travail à l’usine, qui décrit de façon extrêmement précise la chaîne, ses gestes mais aussi les relations entre collègues, ou avec les multiples chefs et sous-chefs. « Avec le chef de Carpedo, ça allait pas non plus. Il appréciait pas que j’aille souvent aux cabinets. Le plus dur encore, c’était que je travaillais en trois-huit. Le bruit des presses, jamais vu des cadences aussi infernales, il fallait prendre, ranger dans des caisses en fer tout ce que les presses compressaient, crachaient… ça n’arrêtait jamais. Si par bonheur c’était le cas, un sacré soulagement arrivait. Quand ça redémarrait, j’avais l’impression de recevoir un coup de feu à cause du bruit assourdissant. En plus l’odeur du métal imprégnait mes vêtements jusqu’à ma chair ». Ou bien encore : « En plus de prendre dans les claies des portes de 14 kilos. 450 dans la journée. Les mettre dans une maquette. Après des charnières, une machine les soude. Je dois les reprendre, les présenter au fumeur de pétards. Fermer les putains de claies. Les barres pèsent lourd. Des fois elles coincent. Le cariste doit m’aider à les fermer. Il est pas content de descendre de son car à fourche. Je me répète : ces opérations durent à l’infini d’une journée… l’infini d’une semaine… l’infini d’une vie … »

L’ouvrier Larios se décrit comme un énergumène, ultra-politisé, anticlérical en diable, rétif à toute discipline, hiérarchique ou militante, amoureux de cinéma et de littérature, prompt à se réfugier dans les salles du Quartier latin pour voir de vieux classiques. Il plaisante avec les copains, prompt à la blague, respecte néanmoins certains chefs, il décrit les inimitiés, les petits conflits et disputes qui éclatent. Il n’est pas si fréquent de lire la parole ouvrière sur le processus de travail lui-même, la chronique quotidienne de l’usine. On pense à la verve frondeuse de Grain de sable sous le capot, de Marcel Durand, aux entretiens entre Christian Corouge et Michel Pialoux[1]. Plus récemment, Ghislaine Tormos a raconté elle aussi de belle manière l’usine PSA d’Aulnay[2]. Loin de tout misérabilisme, loin aussi de toute vision héroïque, Silien Larios décrit les grèves, certes, mais aussi les méta-résistances de l’usine, développées par les individus ou par le collectif ouvrier. Les théories de l’historien allemand Alf Lüdtke sur la notion d’Eigensinn ouvrier, parfois traduit par « Quant à soi », mobilisé pour décrire les résistances des ouvriers à la discipline de l’usine, parfois indirectement politiques, sur le mode de la blague, par exemple[3].

Cette chronique de l’usine est aussi l’occasion pour Silien Larios d’un étonnant travail sur la langue. Son récit est foutraque, parsemé à n’en plus finir de points d’exclamation, phrases scandées, tournures orales reprises telles quelles, inventions langagières. Il y a du Céline, qu’il admire, dans sa prose. Le bon Céline, celui de l’irruption de la langue populaire dans la littérature. Il s’adresse au lecteur, à lui-même, ressasse, répète, revient en arrière, de façon complètement assumée : « Remboursez ! Il répète ! Ressasse !… Délire sans arrêt ! Tout pareil, pleine longueur de page ! Lecteur : tout se répète à longueur de temps ! Dans les journaux ! les radios ! les bistrots !… pourquoi je ferais pas pareil ? J’illustre en plein l’éternel retour qui tourne toute berzingue, roue libre ! Pas pour tous pareil qu’il tourne, je dis pas ! Je dis pas ! N’empêche que si le mécanisme est pas brisé ! Les méchancetés ! Saloperies ! Misères, reviendront ! Les déflagrations continueront ! Les chagrins ! Les malheurs ! ». Des passages entiers de ce que l’auteur appelle ses « délires » ou « névroses » constituent de véritables parenthèses du récit, bifurcations, intersections, voies parfois sans issues. L’univers décrit par Silien Larios est aussi un univers langagier, généré à force de malaxation du langage populaire mâtiné de références politiques et philosophiques. On s’y perd au début puis on trouve peu à peu quelques repères fragiles. Les différents partis trotskistes se partagent entre Grands et Petit trotskistes, mais on trouve aussi les Autres trotskistes. Le syndicat majoritaire, la Rouge, concurrencé par Ouest-Car. L’usine de Poissy, où seront envoyés une partie des anciens d’Aulnay, devient la Poisse. Telle dirigeante d’extrême-droite est La Francisque, une ancienne ministre du Travail devient la mère Pourrie, Tansancenot et Clarette Lavillier représentent l’extrême-gauche. Silien Larios a le sens de la formule, procès de Moscou dans un « dé à coudre » pour désigner les anathèmes entre militants d’extrême gauche. Anticlérical forcené, le narrateur s’inquiète de l’influence des « jansénistes » dans l’usine, qualifiés de « tartuffes barbapapa ». Son récit virevoltant et pressé a des accents de Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier du 18ème siècle, influencé par les Lumières, devenu sans-culotte en 1789, qui a laissé un Journal de ma vie truculent et précieux. Cet aspect-là, littéraire, langagier, est sans doute le plus réussi du livre, car Silien Larios, autodidacte de la littérature, aux références éclectiques, s’empare des mots pour créer son propre style, parfois difficile à suivre car foisonnant mais convaincant. Il sait agencer mots des milieux populaires, mots du travail à l’usine, mots du militantisme d’extrême gauche, pour mettre en place son monde d’écriture, à la fois convaincant et d’une grande originalité.

Il est dommage que cette belle réussite littéraire se combine à tant de rancœur politique, confinant parfois à l’aigreur. Silien Larios a milité pendant presque vingt ans dans diverses organisations d’extrême-gauche, passant des « Grands trotskistes » aux « Petits trotskistes », puis quittant ces derniers, se retrouvant ostracisé par ses anciens camarades à chaque rupture : « Ensuite, dans l’usine, je subis les violences psychologiques, ce qui est pire qu’un coup de poing dans la gueule. Les coups dans le cerveau laissent pas de traces visibles, un œil au beurre noir ça finit par partir. Les déflagrations intellectuelles, c’est plus dur, les dégâts plus grands ». Ce passé et ce passif le conduisent, au-delà de la critique légitime de modes de fonctionnement difficiles à nier, à considérer uniquement en négatif l’action menée par les « Grands trotskistes », qui ont pourtant joué un rôle fondamental dans le mouvement de lutte depuis l’annonce de la fermeture de l’usine. Aucun de ses militants ne trouve grâce à ses yeux, ce qui paraît largement injuste. Certaines affirmations frôlent le nihilisme : « Mafia englobe pour moi si mon raisonnement a pas encore été compris : tous les partis, droite, gauche, centre, extrêmes de tous bords ». D’autres sont tellement caricaturales qu’elles en deviennent outrancières : « Depuis la période industrielle, dans la vie il n’y aura eu que des malheurs plus ou moins grands ! Des catastrophes à pas finir ! Démocraties parlementaires ! Allemagne nazie ! Régimes communistes ! Républiques islamistes ! ». Autre position sans nuances, celle concernant les « tartuffes jansénistes », appellation derrière laquelle on a parfois l’impression que Silien Larios amalgame une bonne partie des Musulmans de l’usine. Une des principales raisons évoquées de sa critique des « Autres trotskistes » est leur choix de présenter une candidate voilée lors des élections régionales. Si on peut bien entendu critiquer la pertinence de cette décision, cette question fait partie des fameuses obsessions de son texte, et la légitime critique des religions tourne quand même beaucoup autour de l’islam. A force d’être traitées à la serpe, des questions compliquées, celle du fonctionnement et des stratégies des organisations d’extrême-gauche, celle de la religion dans les milieux populaires, sont abordées uniquement sous l’angle de la caricature.

Toutes ces critiques, Silien Larios semble les désarmer par avance en assumant une part d’autodérision : « L’ombre maléfique du docteur Destouches plane sur votre récit ! En plus de lasser le lecteur, vous démoralisez sec ! Y a rien d’objectif dans vos pages ! ». Il y répond sur le même ton : « Chez moi, c’est moi qui distribue les plats aux invités ! Ma petite musique, c’est moi qui la joue ! Dans l’ordre qui me plaît ! Chacun peut sortir sa cuisine ! Inviter qui il veut ! Si ça lui chante, qu’ils racontent posément ! Dans l’ordre ! Sur du velours pour que ses invités suivent bien ! Soient pas ébranlés ! Fassent la sieste après lecture ! Chez moi les événements sont racontés tels quels : vus… entendus… vécus ! ». A son crédit, on pourrait dire qu’il s’agit d’un roman, d’un narrateur-personnage qui ressemble peut-être à son auteur-inventeur, mais dans l’outrance et la provocation. Cela n’enlève rien à son talent littéraire.



[1] Marcel Durand, Grain de sable sous le capot. Résistance et contre-culture ouvrière : les chaînes de montage de Peugeot (1972-2003), Marseille, Agone, 2006 ; Christian Corouge, Michel Pialoux, Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Marseille, Agone, 2011.

[2] Ghislaine Tormos, Le salaire de la vie, Paris, Don Quichotte, 2014.

[3] Alf Lüdtke, Des Ouvriers dans l`Allemagne du XXe siècle : le quotidien des dictatures, Paris, L’Harmattan, 2000.

 

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