Séminaire ETAPE n°6 – Luttes ouvrières aujourd’hui

Sixième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Février 2014 –

 

Luttes ouvrières aujourd’hui

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Autour du roman de Silien Larios L’usine des cadavres. Ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris (Les Editions Libertaires, novembre 2013, postface d’Ivan Sainsaulieu)

 

A partir d’extraits choisis du livre sous le titre : « Témoignage romancé d’une grève en 2007 dans une usine automobile parisienne, par un ouvrier trotskiste devenu anar »
Silien Larios a été ouvrier dans l’usine PSA d’Aulnay, ancien  syndicaliste et ancien militant de LO ayant viré anar ; il est toujours  ouvrier dans le secteur automobile.

 

  • Rapporteur « compréhensif » : Ivan Sainsaulieu, professeur de  sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant exclu de LO,  auteur de la postface du livre de Silien Lario
  • Rapporteur « critique » : Sylvain Pattieu, maître de conférences en  histoire à l’Université de Paris 8, écrivain, militant de la gauche  radicale (ancien militant LCR et NPA, aujourd’hui à  Ensemble au sein du Front de gauche), auteur de Avant de disparaître. Chronique de PSA-Aulnay (Editions Plain Jour, octobre 2013)

 

Extraits du roman de Silien Larios

Témoignage romancé d’une grève en 2007 dans une usine automobile parisienne, par un ouvrier trotskiste devenu anar

 

 

Je buvais souvent un verre avec Petar…

 

Je buvais souvent un verre avec Petar, un jour il me dit de but en blanc : la grève, elle va bientôt démarrer chez Carpedo. Deux mois avant, la rouge de Carpedo avait fait 80 pour cent aux élections professionnelles, ça annonçait la couleur. Comme c’étaient les staliniens qui avaient monté la rouge Carpedo, il y avait aucun contact avec les trotskistes de Bagnole-lès-Rancy. D’un côté ou de l’autre, 0 : sectarisme quand tu nous tiens…la grève démarre le lendemain. Petar m’appelle pour me le dire. Je préviens Gerbier et Sorel. Petar m’emmènera tous les matins en voiture voir les grévistes avant mon travail. Ce qui fait que je suis le seul de Bagnole-lès-Rancy à voir les grévistes, serrer leurs mains, discuter avec eux. J’échange mon numéro avec leurs chefs. Ils me disent avoir l’intention de rentrer au Ferrage, ils m’appelleront quand ils trouveront le moyen d’entrer. […]

Ils appellent pour me fixer un rencart, les chefs syndicaux ont trouvé une ouverture. Je préviens Sorel et Gerbier qui vient de se réveiller. L’heure approche, je me mets en délégation. Me voilà au rendez-vous. Je les vois débouler au Ferrage : leur chef m’embrasse. Un grand ouais ! général retentit : hourra ! hourra ! hourra !….Nous voilà débouler au Ferrage, criant : la force des travailleurs, c’est la grève ! la force des travailleurs, c’est la grève ! Bagnole-lès-Rancy avec nous !… on se dirige vers le Montage. Quelqu’un me tape sur le dos. Je me retourne, qui je vois ? Gerbier… après mon coup de fil, il s’est pas posé de questions, il a sauté de son lit, déboulé avec sa bagnole plein champignon sur l’autoroute. Nous voilà au Montage. Le reste du syndicat est là…Comme d’hab’ manifestation dans les ateliers, des ouvriers font grève la journée en solidarité. Le soir Petar m’appelle : les négociations viennent de finir avec la direction Carpedo. Résultat : cent euros d’augmentation, les jours de grève payés. Cette nouvelle aura des conséquences à Bagnole-lès-Rancy dans les jours à venir…

 

Vera Cruz avec Gary Cooper et Burt Lancaster

 

Dans la soirée, en sortant de la Filmothèque du Quartier latin. Je venais de revoir Vera Cruz (1954), avec deux icônes de mon enfance : Gary Cooper et Burt lancaster. Je compte pas les fois que j’ai vu ce western de Robert Aldrich depuis l’âge de huit ans, là c’était la première fois que je le voyais en vo. Un coup de fil de Gerbier m’annonce : la grève est déclenchée au Montage, ils demandent des augmentations de salaires comme à Carpedo ! Pointes-toi directement demain matin au Montage pour voir si ça prend pas aussi dans ton équipe !

 

Je me pointe directement au Montage en civil. Je dis pas le raffut…y avait foule d’ouvriers en grève. La direction a pas traîné : l’équipe de mouchards, huissier compris est déjà constituée. Cette fois y a quand même une nouveauté : une soi-disant beurette qui officie comme DRH, porte le keffieh palestinien pour faire croire aux jeunes : je suis avec vous ! Personne se laisse prendre à son jeu. Ses manières roulent aucun ouvrier. Tout le monde a vite fait de voir son jeu…

 

Je passe les détails à l’identique de 2005. Je vous amène directement à la première réunion du comité de grève. Il s’est refait tout seul dès que Sorel l’a proposé. Les mouchards infiltrés se grillent très vite, il aura suffi de formuler les revendications de la grève, pour qu’ils tombent. Le secrétaire du syndicat les Crétins dit : Demander 300 euros d’augmentation, c’est trop ! Pour obtenir quelque chose faut demander 50 euros ! La retraite à 55 ans, faut pas rêver ! Il se fait conspuer. À côté de moi Tahar le secrétaire d’ouest-Car, me glisse : C’est un fils de pute, qui est là pour casser la grève !

 

Le soir de la première journée arrive, je me balade au Montage. Les Grands sont partis faire leur réunion en douce. C’est mon droit, je veux pas aller à celle des Petits. Me revoilà en froid avec eux. Je ferai les suivantes à couteaux tirés. Avec ce que je vois ce soir pas de regrets d’avoir raté la première. À l’endroit où j’arrive, j’entends de la musique: des tam-tams, de la fanfare marocaine… Sur les chaînes les ouvriers font la fête: chantent, dansent… Quand ils me voient arriver, à leur visage je devine tout de suite : C’est le trotskiste qui vient nous casser les couilles ! Faire la leçon ! Nous dire ce qu’il faut faire ! Je danse, fais la fête avec eux… au début, ils sont étonnés. Après, l’un des musiciens me dit : D’où on vient, nous savons ce que veut dire crever de faim ! S’il faut on tiendra six mois, nous irons jusqu’au bout ! Jusqu’au bout ! sera un des slogans de la grève 2007. Le musicien rajoute : Nous avons notre tactique pour foutre l’usine en grève ! Leur tactique, je la verrai jamais. Jeanne, une militante des Grands, vient faire la morale : Faut pas faire la fête ! dit-elle, ajoutant : Mais discuter avec les ouvriers sur les chaînes pour les convaincre ! Ça jette un froid. À part, je dis à Jeanne : S’ils font ça, c’est pour convaincre à leur manière, qui sait, ça peut marcher ! Je redis ça aux Grands et Petits, ils me rient au nez. Après ça, ils disent qu’ils font confiance aux travailleurs. Qu’ils s’étonnent pas, si j’ai commencé à virer anar définitivement, comité de grève bidon ou pas. […]

 

Mes névroses et le dirigisme trotskiste

 

Mes névroses vous ramènent à la grève : à la réunion du comité ce matin, il est constaté que les limites de la grève sont atteintes dans l’usine, les petits groupes constitués pour convaincre de nouveaux grévistes recrutent de moins en moins de monde. En plus, de nombreux grévistes font grève chez eux. Pour moi conséquence de l’arrêt des fanfares, les ouvriers qui voulaient une grève festive, avaient forcément déchanté. Ils se disaient : avec la fanfare, du monde sortira ! Quand, ils ont vu que leur solution était pas retenue, la grève a été laissée aux professionnels… Plus d’un dira : il est bien naïf politiquement. À Lip, c’était bien l’imagination des ouvriers au pouvoir… À Bagnole-lès-Rancy, le comité de grève était encadré par des militants trotskistes, Grands et Petits confondus, qui faisaient la morale aux ouvriers quand ils étaient pas d’accord avec eux… Dirigisme trotskiste quand tu nous tiens.

 

Je poursuis le monologue intérieur, ça s’embrouille un peu dans ma tête, plus de cinq ans ont passé depuis, bien des événements… Selon le comité de grève, à peu près une semaine et demie après le début des hostilités, les limites du mouvement dans l’usine sont atteintes. Il faut s’adresser aux autres ouvriers des autres usines du groupe. Un car est loué pour aller à la Poisse, la plus grosse usine de la région parisienne. Je dis ça à Bill enthousiaste. Vous êtes pas assez nombreux qu’il me dit ajoutant : le plein a pas été fait dans l’usine ! Vous allez vous faire balader, comme vous l’auriez été avec les Stals !… À ce moment, je diverge avec lui. Comme il avait raison dans ces propos en y réfléchissant après coup… Sur le moment, je lui dis : on peut faire le même coup que Croissant Soissons, il y a quelques années ! Bill rétorque : ils étaient dix fois plus nombreux, bonne balade petit !

 

Nous voilà devant l’usine de la Poisse. Jamais vu une turne aussi grande comparaison à Bagnole-lès-Rancy, presque une PME en comparaison. Nous sommes noyés par l’immensité… L’équipe qui rentre prend nos tracts. Certains nous écoutent, au bout du compte, les ouvriers de la Poisse rentrent au chagrin…

 

L’usine de Saint-Glin-Glin

 

Dans la foulée, les jours précédents, il est décidé d’aller à Saint-Glin-Glin, plus petite boîte Saint-Glin-Glin. La rouge y a fait un carton aux dernières élections professionnelles… Saint-Glin-Glin en taille, c’est grand comme un atelier de Bagnole-lès-Rancy. Là ça sera plus épique. Plus drôle qu’à la Poisse. On y rentre dans la tôle. Je raconte les circonstances : en arrivant la grande porte est fermée. Des grévistes l’ouvrent en force… Je donne pas les noms de ceux qui ont ouvert, because des poursuites ont été engagées, après constat d’huissier. une fois le passage franchi, nous voilà dans la tôle. Le spectacle est grandiose à l’intérieur. Un sacré comité d’accueil est là. le banc, arrière-banc de nervis, mouchards, anti-ouvriers, anti-grève… sont là. Du cent pour cent garantie vermine, la fine fleur de la pourriture. Faut voir avec la haine qu’ils nous regardent. Ils auraient des fusils à la place des yeux, un sacré carnage qu’ils feraient…

 

Ce qui suit, est encore plus hallucinant… Périclès, un portugais, de ma vie jamais vu quelqu’un d’aussi paranoïaque, schizophrène… traité en hosto qu’il a été le Périclès. Je l’évite comme la peste. Je suis pas le seul chez les grévistes et pour cause. Le Périclès y va voir carrément le comité d’accueil, pour montrer ses photos de famille du Portugal. Faut voir le contraste. Un ouvrier qui fait voir ses photos comme un petit enfant montrant des chromos, des nervis médusés voyant tout ça… Y a pas intérêt à le contredire Périclès. Un chef du Montage en a fait les frais, il lui reprochait un boulot soi-disant mal fait. Le chef pourtant dur à cuire avait cru son dernier jour arrivé, après l’avoir vu en furie lui tomber dessus… À trois qu’ils avaient dû s’y mettre pour le stopper. Le chef y doit y réfléchir à deux fois à présent avant de chercher des noises sur le travail. Passé ce spectacle, on s’engage dans les ateliers. Peine perdue, à part les délégués, quelques syndiqués et encore nous soutiennent…une usine de plus qui nous suit pas.

Ça commence à tourner sérieusement en rond la grève. Faut chercher un deuxième souffle, il y a nécessité qu’une autre usine nous suive. le comité de grève a une idée lumineuse : aller voir Carpedo ! Après tout, c’est grâce à nous qu’ils ont gagné ! Ils nous doivent bien ça ! La meute de chiens nous suit, alors qu’on avance au Ferrage… Des fois qu’ils aient faim, des grévistes traînent devant eux des nonos attachés à une corde. Ils doivent tellement saliver à l’odeur des nonos qu’ils voient pas qu’on franchit la porte qui sépare le Ferrage de Carpedo. Ils restent en rade dehors. Dans Carpedo, le cortège avance au cri de : Carpedo, Bagnole-lès-Rancy, même patron, même combat !…. Des ouvriers, des chefs nous voient médusés. Le tournant de la grève approche. Un groupe d’ouvriers Carpedo s’est formé autour de leurs dégueulés. Les pontes syndicaux Carpedo entament un vague discours de soutien à notre grève… Faudra pas attendre plus. Plus tard, je demanderai aux ouvriers de Carpedo pourquoi, ils nous ont pas suivis ? Ils me diront que c’est leurs délégués, qui leur ont dit… Sarcastique, ma réponse : ils vous demandent d’aller vous jeter au fond d’un puits, vous y allez !…

 

Deux semaines de grève, ça sent le roussi, personne nous suit dans le groupe. Carpedo, on les avait bien aidés pour qu’ils gagnent ! Pour nous nada ! Pas même le geste d’une heure de débrayage. Sectarisme tout ça : les syndicalistes de cette tôle sont à la botte des staliniens qui voient bien que la grève de Bagnole-lès-Rancy est politique… preuve définitive de ce que j’avance, Perdraud, leur clancul de secrétaire national. En pleine grève de Bagnole-lès-Rancy, interrogé à la télé sur le fait que le privé bouge jamais. Le seul exemple qu’il donne de boîte du privé qui bouge : deux petites boîtes du Sud-ouest… une grosse boîte en grève, c’est rare, en plus qui demande : la retraite à 55 ans, 300 euros d’augmentation, ça pourrait redonner l’espoir. Les costards-cravates qui dirigent les syndicats, qui sont là que pour donner du désespoir, manger à la table des sinistres… disant : ah Monsieur, tout va bien, on les tient ces salauds de pauvres, passez-moi le caviar !… Sont surtout pas là pour le redonner ! Que non ! Que non !…

 

Le centralisme trotskiste et la naissance d’un anar

 

Le thème des Staliniens, je l’ai balancé à Sorel quand les Grands ont exclu les Petits de leur secte… les Petits avaient protesté que les Grands fassent alliance aux municipales avec les réformistes, les roses caviar, les Staliniens… tout ça contre des places de conseillers municipaux, des plats de lentilles… Sorel me dit : Centralisme démocratique, faut s’y plier ou c’est la porte ! Les bolcheviques avaient fait pire par tactique de Lénine, ils s’étaient alliés avec les Cadets pour avoir des places au parlement tsariste ! Bien que n’étant plus trotskiste mais cent pour cent anar, je lui rétorque : les staliniens sont les ennemis mortels des trotskistes, ils en ont même déjà tué !… Sorel s’arrange pas avec les décades passées à l’usine ; plus il prend de l’âge, plus il vire chef de secte…

 

Les boîtes sous-traitantes de l’usine, qu’on avait aidées dans leur grève, pas une nous soutiendra. SSS boîte de nettoyage qui avait fait grève pour la dignité. Leur patron voulait même pas leur donner des chaussures de sécurité. Pour en avoir, il fallait qu’ils en prennent dans les poubelles. Du haut de son yacht, des chaussures pour leur patron rapiat c’était déjà trop. Il a dû s’en faire des cheveux blancs : en plus, ils demandaient des augmentations de paye. Pour les aider à gagner, on est resté toute leur grève à les soutenir. Dormir avec eux pendant leurs piquets, des fois que les flics Bagnole-lès-Rancy viennent les déloger. Même le dimanche on venait.

 

J’y étais pas ce jour-là, à la peinture. On m’a raconté. Manifestation standard : grévistes SSS, syndicalistes de la boîte, Sorel aux avant-postes. Des cadres dont M. Puta directeur de la peinture sont là, collent Sorel. Il sent une bite contre son cul, il craque demande s’ils ont pas des tendances pédérastiques ! Ça s’envenime. Je passe les détails qui ont été tranchés par une demande de licenciement contre Sorel… les dirigeants des grandes entreprises c’est des : voleurs ! licencieurs ! exploiteurs !… Voleurs, j’affirme encore une fois preuve à l’appui. Les dirigeants de Bagnole-lès-Rancy allaient voler la retraite de leurs mouchards. Lors du dernier plan de départ, la préretraite à 55 ans faut plus la chercher… La préretraite maintenant, ça existe plus. La loi larbin à Clétencourt l’a définitivement ratiboisée. Avant la grève 2007, y en avait encore une, les vieux qui y ont eu droit sont les derniers à partir à 55 ans. Pour le reste faudra crever à la chaîne… Des anciens l’ont ratée à un mois près. Un lot de mouchards anti-rouges, qui nous ont pourri la vie, nous mouchardant en roue libre… allaient la rater, la préretraite. Prétexte qu’ils avaient truqué leur date de naissance pour rentrer dans l’usine. Pour l’avoir à présent, ils sont allés pleurer auprès de leur patron adoré avec leurs vraies dates de naissance. Malgré les services rendus le patron voulait rien entendre. Voyant que leur syndicat de larbin à force de ramper devant la direction est incapable de les défendre, c’est les rouges qu’ils sont venus voir. Des anciens de 82 veulent pas qu’on les aide. Ça se comprend, avec tout ce qu’ils les ont fait chier. Des collègues dont Gilbert se foutaient de ma gueule : ils vous ont pourri la vie et vous allez leur permettre de partir à la retraite, trop gentils, trop cons ! J’apostrophais les délégués maison, quand je les croisais en public : Heureusement, qu’on est là, vous êtes même pas capables de défendre vos syndiqués ! Avec le barouf fait boulevard Bérézinas, dans les journaux, les mouchards auront eu la retraite grâce à la rouge. Cet éclat leur est resté en travers de la gorge… D’après les rumeurs entendues boulevard Bérézinas, le PDG avait demandé la tête de Sorel. Du pain béni les événements de peinture.

Dimanche sur le parking de l’usine où l’on est en nombre. Sorel nous apprend qu’il y aura sûrement une demande de licenciement contre lui. La demande arrive lundi. Heureusement dans la soirée, SSS trouve une sortie honorable à sa grève, leur patron rapiat devra se serrer un peu la ceinture sur son yacht. Il bouffera un peu moins de caviar dans la semaine, les balayeurs SSS offriront un peu plus de jouets à leurs gosses… La grève SSS a été plus qu’épique. Des nuits à dormir avec eux à même le sol. Dans des coins sordides. Ils en ont du mérite. Certains d’entre eux avaient sûrement pas de papiers. Malgré ça, ils ont tenu tête et niqué un des plus gros patrons de France. Leur déléguée niveau vermine, elle tenait le haut du pavé… plus d’une fois, je l’ai chopée la Hortansine après avoir fait la navette avec les chiens de garde, le DrH du Montage, ils étaient là quasiment 24 heures sur 24. Après voir pris ses consignes chez ce beau linge, elle venait démoraliser les grévistes… Un jour l’un d’entre eux, un Hindou, après sa venue, voulait reprendre le travail. il a fallu que je lui dise que, pour ses enfants, il pouvait pas faire ça, rentré chez lui après deux semaines à dormir loin de chez lui, la queue entre les jambes…

Je suis à bout, les Grands, comme je suis plus de leur bord, ils m’auront bien pourri la vie. Rien que dans la grève SSS, ils étaient pas nombreux à me parler, me dire : Bonjour, ça va, avant de me dire : C’est ton tour de dormir avec les grévistes ! Pour demander quelque chose, y en avait toujours un pour venir me voir. Pour le reste nada la pougnette. Cerise sur le gâteau, à leur fête où malgré tout, j’y bossais gratos. Quand je les croisais, j’étais jamais dans leur champ de vision. Par contre à Hortansine, ils lui déroulaient le tapis rouge quand elle venait. Je me répète, j’ai pas le choix, tout net, je le dis : avec des comportements comme ça, qu’ils viennent pas s’étonner que je sois devenu cent pour sang anar ! Anti-trotskiste ! Anti-bolchevique ! Anti-marxiste ! Anti-communiste !… Marginal de la politique ! C’est eux qui m’ont marginalisé, au début en me parlant plus car j’avais rejoint les Petits. J’en ai souffert d’être isolé. Maintenant la marginalité politique, syndicale est devenue ma marque de fabrique. Je préfère les laisser entre eux…

 

Bill qui était un de leurs dirigeants, je délire, m’emporte, vitupère… J’ai pas le choix en y réfléchissant, je peux pas faire autrement. Les Grands, Petits, i’ étaient bien contents quand Bill passait ses week-ends, ses vacances… venait après son boulot chez Renault pour s’occuper de leur terrain. Il m’avait dit leur avoir même fait le tout-à-l’égout. Je dénonce des saloperies faites par des gens qui disent avoir vocation à changer le monde… À part la grande foule de ses vrais amis, ils étaient pas nombreux les Grands et les Petits de tout poil à son enterrement, à venir le voir quand il était atteint d’un cancer… après ça, ils peuvent parler de changer le monde. C’est des gens comme ça qui vont changer le monde ?

 

Bill a osé poser les bonnes questions en se demandant : Trotski, les trotskistes… se sont peut-être trompés sur l’analyse de la situation actuelle ? C’est un acte de salubrité de se poser des questions comme ça. Pour qu’une organisation sombre pas dans le stalinisme des plus sectaires.

 

Clarette Lavilliers, Tansancenot, la mère Marchais ancienne ministre des Sports…

 

Sorel, il se voyait viré. Il en aura fallu des débrayages, des prises de paroles sur le parking, des soutiens politiques : Clarette Lavilliers, Tansancenot, la mère Marchais ancienne ministre des Sports. De la part des autres syndicats, il aura eu son lot de calomnies… Grâce au battage fait, il aura réussi à sauver sa tête. Voyant les soutiens, Bagnole-lès-Rancy avait certainement pas voulu prendre le risque d’un licenciement politique…Maintenant, je m’interroge : pourquoi au bout de trois semaines de conflit, le mouvement a continué encore trois semaines ? Je raconte la fin des événements tels qu’ils reviennent à ma mémoire… Ce qui a relancé la grève après notre passage chez Carpedp, ça aura été une grève chez les sous-traitants de sièges directs pour l’usine… À Trifouille-lès-Compiègne. J’y suis allé une fois à Trifouille-lès-Compiègne voir leur grève. Toute leur boîte était à l’arrêt. Si ma mémoire me fait pas défaut, 80 pour cent de l’usine en grève. En discutant avec les grévistes, j’avais constaté quelque chose de pas minime, c’est qu’ils voulaient pas la fusionner avec nous leur grève. au contraire des patrons, pour les ouvriers, c’est chacun pour soi… Tout ça me fout un coup au moral, confirmé quand ils obtiendront ce qu’ils voulaient… les patrons : i’ sont pas cons ! Tout sauf abruti, un patron !…Pour diviser un mouvement, il est capable de lâcher quelque chose même temporairement, il sait qu’après, il niquera… C’est ce qui arrivera, aux ouvriers de Trifouille-lès-Compiègne quand, quelques mois après leur conflit, il leur dira : votre usine est fermée !… Pas con un patron, politique un patron !

 

Après ces événements, pour moi la suite de la grève ça devient vraiment du n’importe quoi. Trois semaines de n’importe quoi. Je raconte la fin: au comité de grève, ça s’écharpait limite les mains. Il y avait les grévistes qui voulaient bloquer en force les chaînes, stopper d’autorité l’usine… Il y avait ceux dirigés par les Grands et Petits trotskistes qui voulaient continuer à l’extérieur de l’usine… À ce moment, il y avait de moins en moins de grévistes qui venaient à l’usine. C’est un fait beaucoup qui venaient voulaient bloquer. Des syndicalistes d’Ouest-Car arguaient dans ce sens. Je me souviens d’un délégué Ouest-Car chaque fois qu’il intervenait en comité de grève c’était pour balancer tout le temps une rengaine identique : pour Ouest-Car, c’est jusqu’au bout !… Jusqu’au bout de quoi, il était bien incapable de le formuler. Passé les avatars du refus de la musique, à y réfléchir à présent : ceux qui faisaient grève chez eux, s’étaient mis en maladie… C’est qu’ils voulaient reprendre le travail, mais osaient pas s’exprimer. La pression du «jusqu’au bout» est la plus forte, la grève continue. Elle change de phase, les Grands et Petits emportent le morceau dans des réunions du comité de grève de plus en plus houleuses. Il y a des échanges de propos de plus en plus violents. Fallait voir l’électricité qui régnait en ces moments…

 

La grève, je la voyais perdue, j’étais pas le seul, Sorel m’avait dit : on va droit dans le mur ! À la télé malgré que Perdraud faisait pas de publicité, les JT commençaient à en parler. Même au 20 heures d’antenne1, PPD en parlait de la grève de Bagnole-lès-Rancy.

 

La mère Impériale en campagne présidentielle découvre des ouvriers !

 

Conséquence de tout ça, la grève va s’inviter dans la campagne des présidentielles qui vient tout juste de commencer. Des candidats vont venir nous voir sur le parking : Tensansenot, Clarette Lavilliers, le coupeur d’OGM, Adèle Aurore Marchais… Cerise sur le gâteau : la mère Impériale, future finaliste de la compétition… elle avait l’air de sortir de la messe, la mère Impériale, de découvrir que les usines c’est pas Neverland : Comment les patrons, ils sont méchants avec les ouvriers ! Because campagne électorale, elle se fait prendre en photo avec des grévistes. Elle va même jusqu’à nous demander devant les caméras d’antenne 1 si on l’aime notre entreprise ? À plusieurs nous répondons : on s’en fout ! on s’en fout ! Dans le brouhaha, il paraît que ce qui a été entendu à la télé c’est oui ! Faut dire que beaucoup étaient sous le charme de l’Impériale…

 

Maintenant, vient le temps des interrogations, des bilans… Pourquoi la grève a duré trois semaines encore ? les Grands et Petits savaient qu’elle était perdue, la grève. Qu’elle allait droit dans le mur. Deux hypothèses s’offrent à moi : Continuer de permettre aux ouvriers d’apprendre à diriger leurs luttes, ou bien inscrire la grève de Bagnole-lès Rancy dans le contexte de la campagne présidentielle ? Des trotskistes s’y présentaient, c’était l’occasion de montrer aux électeurs, aux citoyens qu’ils dirigeaient des luttes… Le pire, peut-être les deux. La grève de Bagnole-lès-Rancy aura été l’exemple de la schizophrénie trotskiste. Toutes les activités militantes tournées vers les élections pour au bout du compte faire 0,5 pour cent des voix…

 

Force est de dire qu’avec les circonstances qui vont suivre… je voyais des catastrophes arriver, la fin du syndicat… pire encore la fin des luttes à Bagnole-lès-Rancy. J’étais pas le seul. Au vu de la maîtrise des événements, les trotskistes : Grands et Petits, ils auront bien joué avec le feu. Plus d’un voyait la situation compromise, eux compris. Tout le monde va comprendre, ça va s’enchaîner en quatrième vitesse comme une farandole, un rigodon, une mauvaise suite… La campagne électorale est là, la grève passe en phase ballade des ouvriers pour collecter de l’argent pour payer la lutte. Il y aura même la création d’une carte de grévistes à pointer tous les jours pour toucher l’argent des collectes. Pour cela des délégations de grévistes seront envoyées dans les usines du groupe, chez Renault, dans les autres boîtes du 93, les mairies… Je peux pas m’empêcher de raconter l’épisode Renault, usine d’ingénieurs. Ça éclaire le reste de comment ça s’est fait les collectes. En gueulant à l’entrée, la solidarité aura pas beaucoup payé. Dans les locaux syndicaux, chez les notables de la boîte, c’est autre chose : une réception cinq étoiles avec rosbif, sauciflard, pâté de campagne du meilleur, ricard, whisky… ils savent recevoir, les syndicats de Renault. À l’appui un gros chèque pour soutenir la grève… un constat s’impose : les patrons tiennent les syndicalistes isolés dans leurs locaux syndicaux comme les tuniques bleues tenaient les indiens dans les réserves, tranquilles à picoler du whisky du matin au soir…

 

Les événements s’enchaînent, la farandole accélère… le gros des réunions du soir, c’est à présent : savoir combien ramènent les collectes aux caisses du comité de grève. Son extension n’est plus à l’ordre du jour, sauf encore pour quelques hurluberlus d’ouvriers qui demandent encore avec insistance, violence, passion… que la grève soit refaite dans l’usine. Pour l’instant, ils sont pas encore écoutés. Ça viendra avec la fin de la grève d’une manière surprenante…accélération de la farandole… Dans les derniers jours de la grève, il y aura du collectage de fric tous azimuts… Je passe les détails. La mairie de Paris aura même eu droit à notre visite massive, avec manifestation en plein Forum des Halles. Au nombre qu’ont était, c’était plus noyé qu’on était, de vrais naufragés d’une grève dans Paname… Les gens sont méchants, des ouvriers voyant qu’on allait voir Jean Delannoy, maire de Paris, se sont pas empêchés de dire qu’on allait voir le phoque de la capitale…Pittoresque qu’elle aura été cette journée dans les beaux quartiers, les touristes, divers badauds… auront vu devant le parvis de l’Hôtel de ville, de ses environs… des ouvriers demander de l’argent pour soutenir une grève. Au comité de grève, même si l’argent y rentre, la tension monte de plus en plus. Les syndiqués rouges, on apprend que les instances vont enfin venir écouter nos remarques, nos protestations, nos attentes…

 

Depuis le temps qu’on les attend… Ce qu’ils prennent dans la gueule au local… pire que de l’électricité dans l’air qu’il y a. Les répliques que nous donnent les pontes syndicaux illustrent le professionnalisme de la vermine… Ils doivent servir les mêmes baratins dans d’autres usines en grève. Les cinq notables en guise de bienvenue reçoivent un: vous êtes pas venus beaucoup nous aider pendant la grève ! Du fric de soutien la couleur en est absente ! Si vous nous apportez pas de l’aide conséquente, ça sera la fin des luttes à Bagnole-lès-Rancy ! Les grévistes vont nous cracher à la gueule !… Parmi ceux qui gueulent le plus, il y a Azouz Bakouch. En me souvenant de tout ça, je suis étonné. À part moi, les Grands à cette réunion, hormis donner le bilan de la grève, ils ont pas beaucoup gueulé. Gerbier était pas à la réunion, il y aurait été, le connaissant comme je le connais, il les aurait encore remis à leur place pire que moi. Sorel est même venu après la réunion pour me faire la morale, que j’aurais pas dû m’emporter… Comme je te l’ai envoyé valdinguer. La fin de la réunion devient de plus en plus électrique, Larchaoui se met à hurler, il tape de grands coups sur la table : vous abandonnez les immigrés ! En 82 Krasuk est venu nous soutenir ! Perdraud sa gueule on l’a jamais vue ! Il parle même pas de nous à la télé !… Le seul engagement que les pontes transformés en punching-ball nous donnent, c’est que Perdraud en personne viendra nous soutenir. Pour le reste, que se soit la fin du syndicat à Bagnole-lès-Rancy, qu’on finisse sur la paille, que nenni, que nenni, ça fera des emmerdeurs en moins…

 

Le chef syndical Perdraud

 

Perdraud au parking assène son discours ultra-réformiste, s’il doit y avoir des augmentations ça sera 300 euros bruts. Il précise bien bruts. Entendant ça, je gueule comme un malade : Net ! Net ! Net !…. Il se retourne vers moi, croyez-vous que l’enflure va changer son slogan pour faire plaisir à un gréviste. Nada, il précise toujours brut. À ce moment, je me mets à l’insulter : Vendu ! Bouffon!… Il faut que Larchaoui qui aime pas les bureaucrates comme moi me dise d’arrêter, vis-à-vis des grévistes, ça la fout mal qu’un délégué insulte son secrétaire national ! Larchaoui me sort ça, pour me convaincre.

 

Plus vite la farandole… la fin de la grève arrive, dans les dernières sorties opérées c’est : Paris ! Paris ! Paris !… on va en bouffer du Paris. À commencer par la médiation de la dernière chance au ministère du Chômage. Une délégation y est reçue, parmi les discussions qu’on a en attendant les camarades la certitude que les noms de tous les grévistes doivent être sur le bureau du ministre est plus qu’évoquée…Les grévistes sur les Champs-Élysées, fallait nous voir manifester, pour nous rendre aux dernières négociations, boulevard Bérézinas, à quelques centaines de manifestants sous l’arc de triomphe. La fin de la grève approche, la fin de la campagne présidentielle aussi. En pleine campagne électorale, les Grands apprécient pas beaucoup que je dise aux autres grévistes : Ça sert à rien de voter ! Seule la lutte compte ! Ils vont le dire à Gerbier. Ce dernier réplique tonitruant : Si vous avez quelque chose à dire, allez voir la personne concernée ! Pas un viendra m’exprimer son mécontentement…

 

Je raconte les derniers barouds d’honneur du conflit. Dans un des derniers comités de grève, Sorel finit par craquer, il écoute enfin les arguments des ouvriers qui demandent de tenter une dernière manif dans l’usine. Sorel prévient : il faudra pas venir pleurer s’il y a des demandes de licenciements en cas de provocations ou débordements !… Le matin de la manif dans l’usine, je vais saluer comme tous les jours mes collègues de boulot, leur donner des nouvelles de la grève. Si la grève a tenu six semaines, c’est pas seulement dû à la détermination des grévistes, à la campagne électorale… Dans les premières semaines, les plus importantes, la direction a pas réussi à avoir le nombre suffisant de volontaires du Ferrage pour aller faire le boulot des grévistes au Montage. Pour ceux qui ont accepté le sale boulot, j’aurais honte de me regarder dans une glace. la honte, ils l’ont déjà envers leurs collègues de travail. Aussi de la manière qu’ils sont transportés au Montage : tous les matins en fourgon comme des chiens… Les collègues, à qui je vais serrer la main tous les jours, m’ont à chaque fois précisé fièrement avoir toujours refusé d’y aller au Montage… Certains ont eu des échanges musclés avec les chefs : Mon poste, il est ici ! Je bouge pas d’ici ! Je suis pas un mouchard !… Si je vais au Montage, ça sera pas pour travailler mais pour casser, faire grève !… Dans une usine comme Bagnole-lès-Rancy, c’est pas rien de tenir des propos comme ça au chef. Là-bas la hantise des ouvriers aura toujours été : Si tu déplais à ta hiérarchie, s’ils m’ont dans le collimateur, j’aurais plus jamais d’augmentation… Grillé que je serais ! Les collègues avaient bien rigolé quand je m’étais pointé le jour qu’on avait été voir les grévistes à la Poisse… Ce jour-là, le manche à couilles de chef de l’époque… disait n’importe quoi pour discréditer les grévistes, comme quoi : Nous avions tenté de rentrer en force à l’usine de la Poisse ! Ils nous avaient refoulés comme des malpropres, à la Poisse ! Preuves à l’appui, ils montraient les chiffres de production de la Poisse… le chef voit ma gueule arriver dans la salle. Il devient tout blanc. Je m’emporte : avant de dire n’importe quoi… faut vérifier ce qu’on dit, nous n’avons jamais tenté de rentrer à la Poisse ! On a tout juste été dire bonjour ! Notre grève, est une grève propre… nous ne terrorisons personne ! Arrêtez de dire ça aux ouvriers !… Le chef se met à trembler. Quand je pars, j’entends des applaudissements…Le jour de la manif dans l’usine, des collègues me disent pour certains : Nous avons honte de travailler alors que vous êtes sans paye depuis plusieurs semaines ! Pour la manif dans l’usine nous viendrons ! Je raconte ça à des grévistes, réponse : ils disent toujours ça, pour se donner bonne conscience ! L’après-midi, ils sont là. Une preuve de plus qu’il était peut-être pas nécessaire de balader tous le temps les grévistes en dehors de l’usine. Il y aurait peut-être eu possibilité d’arrêter l’usine. À 3000 le rapport de force est pas le même pour s’adresser aux autres ouvriers du groupe.

 

Comment je suis devenu un petit-bourgeois individualiste

Ces dilemmes auront fini par me faire craquer. Finir la grève dans la marginalité définitivement… J’étais pas d’accord : il aurait fallu d’abord tenter d’arrêter l’usine ! À l’extérieur, au nombre qu’on était, nous étions des pitres, des guignol’s band !… la grève je l’aurai finie dans le désarroi le plus total, la souffrance la plus totale…L’inconvénient avec les trotskistes de tout poil, c’est qu’une fois qu’ils décident une politique, ils écoutent plus les réticences de leurs militants. Pour eux, faut appliquer le centralisme démocratique : D’accord, pas d’accord, tu fais ce qui a été décidé ! Ou alors un véritable hallali s’abat sur toi. Jusqu’à ce que tu craques avec des noms d’oiseaux : C’est un petit-bourgeois ! Il est individualiste ! Il est démoralisé !… Comme si le fait d’être démoralisé venait de ce que l’on suive plus leur politique. J’aime la phrase que prononce Gérard Blain dans le film Jusqu’au bout de la nuit (1995) : Face à la société, je suis en état de légitime défense !… Cette phrase je me l’étais appliquée à moi-même en me disant : en rentrant dans l’usine, je suis en état de légitime défense ! Après la grève ce sera aussi le dimanche, que cette phrase sera d’actualité, le temps que j’irai encore à mes réunions de cellule, tellement c’était tendu… tellement, j’étais plus d’accord avec eux…

 

Bien qu’étant plus d’accord avec les Petits je les ai toujours défendus envers les Grands. En les quittant si j’avais arrêté d’être solidaire avec eux, peut-être que ça m’aurait permis de souffler un peu ? Les Grands auraient peut-être arrêté de m’isoler, de me regarder de biais parlant avec moi. À trop regarder de haut les militants qui sont pas d’accord avec eux, ils vont finir par nous attraper le vertige des imbéciles. Un militant des Grands un jour me voyant seul, marginal, se met à rigoler, chantant : Quand t’es dans le désert ! Quand t’es dans le désert ! Il croyait que j’étais encore avec les Petits qui venaient de se faire exclure. Je dis au vocaliste : Si ça t’arrivait à toi d’être viré après des années de militantisme, tu ferais quoi ? Tu serais bien seul ! Un silence et une émotion apparaissent.

 

La fin de la farandole va bientôt arriver. Après le succès relatif dans l’usine, il est décidé de tenter une grande manif dans paris. L’initiative vient pas des trotskistes mais d’un gréviste isolé. Nous voilà un groupe sur le parvis de la gare du Nord à s’adresser aux gens qui rentrent le soir du travail… À l’un d’eux qui me demande pourquoi on appelle à manifester samedi ? Je réponds : pour la retraite à 55 ans ! 300 euros d’augmentation ! Comme un Martien, qu’il me regarde. Je m’emporte contre un sympathisant des Grands. Il prend l’activité à la rigolade alors qu’il veut toujours être en grève. Pour une fois je deviens méchant, c’est rare pour être souligné : Si tu fais pas le forcing pour qu’il y ait du monde samedi à la manif, que c’est un bide, plus que nos yeux pour pleurer qu’il nous restera !

 

Fin de grève au bistrot

 

Même si j’ai fini la grève au bistrot. Pour la fin Gerbier dira de moi : il était tout le temps bourré ! Bien que j’avais démissionné de la grève. Le matin en arrivant à 7 heures à l’usine, il m’arrivait d’attaquer à l’absinthe. Les activités pouvant relancer l’espoir, jusqu’au bout je les aurais faites. Comme un dimanche matin passé sur le marché de ma ville à vendre des places pour le concert de soutien à la grève qui allait être organisé. Comme il fallait s’y attendre la manif du samedi est un bide total. Les partis se disant de gauche, avec les salariés, aux abonnés absents qu’ils sont ce jour-là. Idem pour une certaine extrême gauche : le destructeur d’OGM, Tansancenot, la mère Marchais… d’autres impératifs qu’ils avaient… pour parler de leur attitude, c’est pas le mot démission qu’il faut employer, mais trahison.

 

La rapine allait accéder au pouvoir. La manif de Bagnole-lès-Rancy pouvait constituer un début de protestation à l’arrogance, aux attaques qu’il allait faire contre le monde du travail. Qu’ils soient pas venus, tout est dit. Les syndicats non plus, ils étaient pas là. À part ça, ils sont là pour défendre les salariés.

 

Les choses sont claires à présent, dès lundi c’est reprise qu’il faut parler. L’appel à la reprise se fera sans moi. Je tire quand même mon chapeau aux Grands et Petits trotskistes. La reprise avec vote se fera sans trop de casse. Les irréductibles du jusqu’au bout auront été neutralisés ou repris en main. Le vote de reprise s’est quasiment fait à l’unanimité… La seule, l’unique question que je me pose, je suis pas le seul à me la poser : pourquoi l’ont-ils pas proposée avant la reprise ?

 

De Cyd Charisse à l’esprit de lutte

 

Ce jour-là plutôt que voter la fin d’une grève dont je savais depuis longtemps qu’elle était finie. J’ai préféré une part de rêve en allant voir au cinéma Party Girl (1958) avec Cyd Charisse et Robert Taylor, deux acteurs cinq étoiles. Dans la foulée, j’ai regardé également Le Port de la drogue (1953) de Samuel Fuller. Polar américain anarchiste des années 50, d’un anti communisme hallucinant. Un miroir paranoïaque de ce que je vivais en cette fin de grève. La catastrophe a été évitée. Malgré six semaines de grève et une défaite, l’esprit de lutte est maintenu dans l’usine…

 

* Les sous-titres ont été ajoutés pour cette version, afin de clarifier la lecture des extraits choisis.

 

 

Rapport compréhensif

Rapport « compréhensif » sur le roman de Silien Larios, L’usine des cadavres ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris (Les Éditions libertaires, 2013)

Par Ivan Sainsaulieu

(professeur de sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant exclu de Lutte Ouvrière)

– Séminaire ETAPE du 7 février 2014 –

 

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Refaire le monde. Retour sur le trio ouvriers, militants et intellectuels

– Postface à L’usine des cadavres (pp.341-357)

 

 

Ce livre est une mine, il n’est donc pas question d’en faire le tour dans une préface. De même, pas question pour l’instant de présenter l’auteur, puisqu’il a choisi un relatif anonymat[1]. J’en dirai deux mots plus loin. Pour présenter son ouvrage, on peut dire globalement qu’il dépeint les embarras de l’extrême gauche à l’usine (l’auteur-narrateur parle de sa « faillite »), c’est-à-dire surtout des militants trotskistes, noyés dans des contradictions qui se démultiplient, tandis qu’émerge un redoutable concurrent, le communautarisme religieux. Le tout est vu d’en bas, par un ouvrier militant en rupture de ban, dont on suit les déboires successifs tout en appréciant les éclairs de vérité et les bons mots, qui jaillissent constamment dans ce roman assez autobiographique à tendance célinienne. Il faut préciser que, dans l’esprit de l’auteur, le narrateur a pris son indépendance comme personnage de roman. Il porte au paroxysme les jugements de l’auteur, il délire tant qu’il veut, il peut donner libre cours à ses pensées. Son récit est fortement imprégné de tranches de vie, mais il cède parfois à la fiction, via des extrapolations de la réalité, des visions, etc.

 

Bien que très noir, le positionnement politique du narrateur et personnage central n’est pas cynique. Il ne consiste pas seulement à critiquer les errements des autres. Il défend une ligne qui ne se contente pas non plus d’un parti pris « anar », dont on chercherait d’ailleurs en vain les références idéologiques précises (Proudhon, Bakounine, Malatesta, Guérin… : aucun penseur « anar » n’est cité). Ce que le personnage central vise, explicitement, c’est la défense de ses collègues de travail et des ouvriers en général, dans la grève comme au travers de questions politiques plus générales. Il discute d’ailleurs avec deux ou trois collègues qui lui semblent particulièrement « lucides » sur l’évolution du climat et qui deviennent, au cours de la grève, le petit groupe des « individualistes au cul ».

 

La politique ici ne renvoie pas à un divertissement, elle est éminemment nécessaire et pratique, inhérente au travail, comme dans d’autres écrits d’ouvriers militants[2]. Le ton intransigeant est proportionnel à l’insanité des politiques proposées pour les ouvriers, à la manifestation d’intérêts particuliers (personnels ou d’appareil) chez les représentants patentés de ces derniers. Le reproche central du narrateur, dont il voit les effets néfastes dans tous les tournants tactiques des « Grands », c’est de fonctionner en vase clos, d’être incapables de se mettre à l’écoute des ouvriers et d’avoir peur de la contradiction, au lieu d’en faire une ressource. Pour comprendre le point de vue du narrateur-auteur, on pourrait comparer la conduite de la grève avec celle des Lip[3], où les dirigeants disent avoir beaucoup pratiqué l’autocritique et contribué à impulser des structures de participation vivantes. Le succès du mouvement n’est pas seulement fonction de l’envie d’en découdre de la base mais relève surtout, dans le contexte d’une usine de 1 000 salariés, d’un leadership sensible et intelligent, doutant et cherchant des réponses au fur et à mesure en s’ouvrant au maximum, en appréciant de se faire bousculer, dérouter, interpeller. Bref, en recherchant la contradiction, comme le narrateur recherche le point de vue des autres pour se faire une idée.

 

Pour le narrateur, il ne s’agit pas seulement du monde clos de l’usine. Les petits échecs (politiques) sont liés aux grandes catastrophes, comme le développement de l’extrême droite politique et religieuse. Ainsi, il commente le premier tour des élections présidentielles de 2012 en ces termes :

 

« L’extrême-gauche montre au grand jour les conséquences de son sectarisme. Qu’elle s’interroge enfin les fruits de jamais écouté personne à part le chef sont récoltés définitivement. Les Grands et Petits réunis, pour une fois d’accord, me riaient bien au nez quand je disais que les ouvriers allaient voter massivement La Francisque. Le pire est bien là. »

 

Son histoire partisane est aussi la mienne – je suis présent dans le récit sous le nom de Miro. Comme lui, quelques années avant (au démarrage et à l’arrêt), j’ai passé 17 ans à militer pour la même organisation trotskiste, avec une phase de transition entre les « Grands » (majorité) et les « Petits » (opposition minoritaire), période de liberté créative où, avec une poignée de jeunes étudiants (auxquels se sont adjoints quelques jeunes travailleurs), nous avons formé un groupe indépendant nommé Istrati – avant d’intégrer les Petits. Comme lui – grâce à lui ! – j’effectue donc ici un retour autobiographique, en corrélation avec le sien, romancé. La différence avec l’auteur tient dans nos catégories d’appartenance respectives « d’ouvrier » et « d’intellectuel », catégories questionnées d’emblée par son rôle d’écrivain et mon rôle de faire valoir dans la préface… C’est donc assez logiquement sur la question de leurs rapports qui est en jeu ici, en écho à la démarche de l’auteur plus qu’au livre proprement dit, ce qui permet, je l’espère, d’éviter la paraphrase (sur la politique) ou des commentaires superflus sur la vie en usine.

 

La mise en scène partisane des rapports entre intellectuels et ouvriers

 

Rappelons que le rapport entre « intellectuels » et « ouvriers » a été plus souvent placé sous le signe d’une domination sociale, symbolique, organisationnelle et institutionnelle des premiers sur les seconds, que sous celui de la coopération, comme vient le rappeler opportunément un dossier récent[4]. A l’inverse, la vision militante voudrait que l’on dépasse les contradictions sociales au sein des partis « prolétariens ». La vérité oscille sans doute entre les deux : s’il se crée une égalité via le militantisme et/ou le rapprochement réciproque, elle n’a rien d’automatique et ne supprime pas définitivement l’asymétrie du rapport.

 

Étudiant puis sociologue (précaire) et surtout, à l’époque, militant, j’ai beaucoup fréquenté l’auteur ces douze dernières années, surtout sur la fin et après notre militance. Il a toujours été ouvrier à la (même) chaîne, blanc, un peu plus jeune que moi. Cela a débouché sur une amitié – il est le parrain de ma fille, Nina. Nous nous sommes rapprochés peu à peu, sur la base surtout d’un besoin de franchise et de vérité dans les rapports humains et politiques. Nous avons été confrontés, séparément, au même syndrome bureaucratico-sectaire, d’abord chez les Grands puis, plus tard, chez les Petits.

 

J’ai eu d’autres relations suivies avec des ouvriers, notamment avec Bill et Robert, nommés dans le texte, deux militants ouvriers blancs plus âgés (écarts respectifs de vingt et dix ans avec moi), l’un chez Renault, l’autre dans l’agro-alimentaire. A trois, nous avons tenté en vain une opposition au sein des « Petits » (nommée « BMR », dans le texte). S’opposer m’éloignait des autres « intellectuels », c’est-à-dire des étudiants et professeurs encadrant l’organisation, tant le rapport au pouvoir était inhérent à leur fonction et mon cercle de discussion militante ne comprenait alors, en sus, que mon ex copine, factrice à La Poste, et un copain ouvrier immigré sans papiers, que nous hébergions. On peut donc dire que j’ai baigné dans un milieu atypique eu égard à mes études, activités professionnelles et à mes origines sociales (un grand père architecte et l’autre militaire, promu officier pour fait de résistance pendant la guerre).

 

Les militants dits intellectuels ne pouvaient espérer qu’un rôle de courroie de transmission. S’opposer, c’était susciter un débat qui n’avait pas lieu d’être. Il n’y avait pas de lieu autonome pour l’élaboration des idées. L’aura intellectuelle appartenait aux auteurs du passé (Marx, Lénine, Trotsky). La domination, de type à la fois bureaucratique et charismatique, tenait au règne sans partage du chef sur l’organisation, clef de voûte du système. Vieilli, aigri, réaliste et prophétique à la fois, le chef (« Grand Danube de la Pensée ») craint toutes sortes de dérives pour son organisation, notamment du fait des jeunes, des organisations de jeunesse trotskistes ayant soit pris le pouvoir dans leur « orga » en 68 (JCR devenus LCR), soit rejoint la social-démocratie après 1981 (lambertistes). Partisan dès l’origine d’une poigne de fer sur son groupe, il laisse encore moins de marge de manœuvre dans une organisation qui s’est peu à peu développée, qu’il contrôle moins directement. Les ouvriers (et employés) de l’organisation n’en sortent pas indemnes : s’ils sont moins dans la justification, moins responsables de l’organisation, plus en contact aussi avec un milieu social étranger à ce conformisme de la pensée, ils ont en même temps la tentation de se taire par intérêt. En échange de leur soutien relatif, ils obtiennent des appuis pour faire vivre leur fief local. Ainsi, des jeunes se relaient pour taper, imprimer, diffuser leurs tracts tôt le matin, à la porte de la boîte, faire des topos de formation sur l’histoire du mouvement ouvrier. Et l’organisation leur prodigue une expertise et des services pour leur milieu, comme des camps de vacances. Ainsi, des militants « implantés » peuvent tenir leurs positions syndicales et politiques en entreprise grâce au soutien extérieur de l’organisation.

 

La pression de l’appareil met cependant les ouvriers et les intellectuels à égalité, du point de vue de l’expression de leur singularité individuelle au sein de l’organisation. L’ambiance des réunions de cellule est particulièrement normée et dans ce cadre les rôles particulièrement affirmés et distribués : chacun joue un rôle social appuyé en accord avec cette norme. La norme est hiérarchique, les rôles sont donc structurés par l’opposition binaire chef/non chef. Se combinent ainsi les figures de « l’apprenti » et de « l’ancien », côté ouvriers, ou du « maître » et de « l’élève », côté professions intellectuelles ; de l’ouvrier « modèle de fermeté » ou au contraire « modèle de fraicheur et de spontanéité » – figures également prolétariennes, qui incarnent à la fois les responsables de l’avenir et les rebelles à l’ordre présent. Le rôle de l’élève consiste à poser des questions, faire des erreurs pardonnables, se ronger les ongles et être tendu dans l’effort. L’apprenti ouvrier s’écrase lui tout à fait, il sourit d’un air entendu aux allusions de l’ancien et l’approuve au besoin bruyamment. On retrouve dans cette comédie sociale l’attrait bien français pour le « jeunisme », cette quête du « génie » nécessairement précoce. Ainsi trouve-t-on toujours un(e) jeune cadre prometteur, auréolé(e) de son talent reconnu (par la hiérarchie) comme dauphin probable (mais remplaçable dans le rôle). Sachant répondre aux regards et aux espoirs placés (officiellement) en lui, le jeune cadre montre un sérieux, un zèle et un talent méritoire qui justifient son ascension déjà en cours. Comme dans toute hiérarchie sociale (fut-elle académique et universitaire), le jeune qui promet est courtisé et ne s’entoure que de noms qui brillent au firmament.

 

On trouve enfin la figure paternaliste du vieux chef (intello mais sans stigmates de classe), qui écoute, donne tort ou raison comme un sage sous son chêne, avec la tranquillité et l’humour débonnaire de celui qui parle devant un public conquis d’avance. Attendant que tous se soient exprimés, il donnera des gages à chacun et, si son orientation tranche la discussion, elle synthétise en même temps les points de vue, donnant à chacun le sentiment d’avoir été compris, tout en respectant la hiérarchie des rôles distribués et ses variations, dues aux circonstances. Il faut dire, à la décharge du loyalisme, que les rôles sont d’autant plus forts que la norme est contredite : l’opposition en interne conforte, voire durcit les rôles, elle empêche la convivialité d’avoir cours. Il faut dire aussi qu’on peut se donner l’illusion de n’être dans aucun rôle, de rester « objectif » en s’abstenant de tout zèle et en écoutant tout un chacun. Mais, bien sûr, l’attentisme n’est pas le bienvenu en cas de mise en cause du groupe et ce rôle ne peut durer bien longtemps, les votes se faisant à main levée. On voit alors se lever les Erynies, sortant soudainement de leur torpeur et jaillissant de l’endroit le plus inattendu, le militant le plus placide se muant alors en « excité de base ». Les rôles, enfin, ne sont pas permanents : on peut n’être chef que de cellule et redevenir élève dans un cercle plus élargi (en bureau ou en AG). Mutisme et air résolu, sourcils froncés et bras croisés, peuvent alors résumer l’hexis corporelle de celui qui prend du haut ce qu’il répercute en bas.

 

Ce qui se passe très mal, dans cet univers normatif assez répétitif, c’est évidemment la déviance et, a fortiori, la minorité active. Loin de reposer sur une exigence d’inventivité et d’audace, il fait peser sur les ouvriers et les intellectuels de tous poils une chape de plomb dont on a du mal à imaginer le caractère contraignant. Par opposition, ou pour s’opposer, il faut accepter de jouer le mauvais rôle, celui du « vilain petit canard ». Il passe par la prise de parole en public, bien que tout soit joué d’avance, à court terme[5]. L’hostilité ambiante peut difficilement être ignorée, elle inspire des mines variées, depuis la prise de parole au ton désolé, la vertu outragée, l’air raisonnable, prophétique ou inspiré, jusqu’à la sainte colère contre les marchands du temple, tandis que le chœur de cette tragi-comédie fait entendre des murmures approbateurs ou réprobateurs, des sourires entendus ou des cris d’orfraie. S’il arrive que l’opposant ait du panache et s’oppose sans crainte, dans l’oubli du regard d’autrui ou la superbe de son argumentation, son ordinaire est moins glorieux. Cyrano de Bergerac n’était sans doute pas organisé, encore moins embrigadé. La psychologie individuelle intervient sans doute dans la difficulté ressentie du passage à l’épreuve, mais il n’en est pas une qui soit totalement étanche, du fait que nous sommes aussi des êtres sociaux. Tout modèle de tribun ouvrier qu’il fût, rôle il est vrai reconnu davantage à l’extérieur de l’organisation, leader auréolé de batailles et expert (consulté même en interne) en questions syndicales, Bill était parfois réduit à n’être qu’un excentrique, résolument dans l’exagération, comme prisonnier du rôle qu’on lui attribuait. Comment donner le meilleur de soi-même indépendamment de son entourage ? Notre « mot d’ordre », face au stress de l’opposant, révélait notre impuissance : « Manger de la salade et boire de l’eau fraîche ! ».

 

Ouvriers ou intellectuels = autonomie ouvrière ou léninisme

 

Le fait que l’auteur de la préface soit professeur et l’auteur du livre ouvrier semble dans l’ordre – l’intellectuel étant supposé « cadrer » le propos tenu par l’ouvrier. Mais ce n’est pas à un intellectuel que l’auteur se réfère comme à son « maître et ami », c’est à un leader ouvrier dans l’automobile, Bill. On peut y voir la conséquence d’un certain moule « ouvriériste », dont le narrateur comme le préfacier sont tributaires malgré tout. Bill était une figure militante de « l’orga » (voire La figure ouvrière) succédant à une autre figure pionnière, celle d’un leader trotskiste d’une grève dans l’automobile, en 1947. L’orga s’est distinguée dans l’extrême gauche française pour son volontarisme en direction des usines, sa volonté de « disputer aux staliniens le leadership sur la classe ouvrière ».

 

Or, pour ce faire, Léon Trotsky s’était déjà rapproché du syndicalisme révolutionnaire de Pierre Monatte et Alfred Rosmer, dans les années 1920. Le rapprochement entre trotskistes et « anars » a eu d’autres occurrences ensuite. Le narrateur découvre l’anarchisme ouvrier sans savoir qu’il marche dans les pas de son maître, ainsi que de l’inspirateur de celui-ci, qui fut correspondant de Pierre Monatte au sortir de la guerre. Bill critique le recours systématique aux élections (« l’électoralisme ») et l’intégration des militants dans le syndicat (la « dérive syndicaliste ») dès la fin des années 1970, dans un texte qu’il met sous pli et range en attendant de « voir si la suite de l’histoire lui donnera raison ». Le positionnement du narrateur souligne donc la continuité du courant anarchiste en France, comme antidote au centralisme jacobin et au professionnalisme de la représentation, constituant le fil rouge (et noir) de la critique politique ouvrière, celle du « parlementarisme bourgeois », des syndicalistes ayant « accès à la mangeoire », puis des dérives du régime soviétique.

 

Dans l’Orga des Grands ce rapprochement a fonctionné aussi, mais sur la base d’un micro « compromis historique », passé entre un ouvrier anarchisant et un intellectuel trotskiste. Un ancien de Renault racontait comment le leader ouvrier (Vard) s’était en effet « soumis » à un intellectuel léniniste vers 1950 pour fonder une organisation, tout en restant lui-même la référence légitime pour instruire et inspirer les nouveaux venus au militantisme ouvrier. Le chef de l’Orga lui-même a rapporté en assemblée les « temps héroïques » en ces termes : « à l’époque, il y avait Vard, moi, et Danielle qui faisait des allers retours entre les deux… ». En fait, Vard et Grand Danube de la Pensée ayant tous deux milité très jeunes, aucun n’était à proprement parler « ouvrier » ni « intellectuel ». Par contre, plus tard, les choix tactiques en termes de recrutement vont privilégier les canons français de l’élitisme (l’ENS en particulier). Et la plupart des militants ouvriers de l’Orga parleront avec admiration des « intellectuels », avec le complexe d’infériorité de rigueur, face à des militants sortis des grandes écoles. C’était aussi l’effet d’une manipulation : à côté de la leçon ouvriériste servie aux « petits-bourgeois » de professions intellectuelles pour les culpabiliser (et mieux les soumettre), l’Orga avait développé également un culte de la Culture et des grands intellectuels avec la conséquence inévitable de complexer et de se soumettre tout autant les militants ouvriers à l’Orga – d’autant mieux que les grands intellectuels n’existent plus[6]. C’est beaucoup moins vrai pour l’auteur, qui admire des individus, écrivains ou cinéastes, mais ne globalise pas, ne renchérit pas sans cesse sur les intellectuels. Il s’assume davantage comme autodidacte, il arrive à écrire malgré les doutes de rigueur, en particulier pour un ouvrier. Il faut dire qu’il a subi moins longtemps le moule de l’Orga et c’est précisément en en sortant qu’il a pu prendre l’initiative d’écrire.

 

Ouvrier intellectuel = autodidactie et importance de l’oralité

 

Sorti tôt de l’école, l’auteur est issu d’origine modeste, son père était ouvrier (de droite). Sa mère, sans emploi, faisait cependant grand cas de la lecture et l’un de ses oncles, Gabriel Ruiz Fuentes, est écrivain dans son pays, en Espagne. La sœur de l’auteur a poussé les études jusqu’à devenir cadre. Si le frère est « resté » ouvrier, il manifeste un goût prononcé pour la culture littéraire et cinématographique. Ecrivain autodidacte, il entretient avec l’écriture une relation particulière, à la fois soucieuse de style littéraire (célinien) et irrespectueuse de la grammaire par défi, par fidélité à un univers social.

 

Elle se caractérise surtout par des saillies franches et le verbe haut, une place centrale voire une focalisation sur la répartie (surtout celles du narrateur), dans la joute oratoire. Trouver la bonne répartie, c’est vital, et du coup l’écrit est au service des tripes et d’une révolte à fleur de peau (« la peau sur la table »), mais aussi de l’oralité. On pense aux épithètes homériques (Achille aux pieds légers, Hélène aux bras blancs…), ces « formules » qui auraient permis aux aèdes de composer leurs vers et de fournir des repères à leurs auditeurs, pour ne pas perdre le fil de leurs récits mythiques. Je ne sais laquelle, de l’écriture ou de la vie, sert plus l’autre, mais le sens de la répartie est au cœur de l’ouvrage. Le narrateur revendique de se situer dans un délire monomaniaque et névrotique ; mais à tous les étages de la réalité, depuis ceux de la conscience à celui de l’atelier, il s’arrange toujours pour mettre en scène un dialogue, entre des êtres réels ou imaginaires. C’est évidemment à mettre en rapport avec cette plongée dans la vie quotidienne des milieux ouvriers de la chaîne – si rare en littérature. Parmi les récits autobiographiques ouvriers, cet ouvrage se distingue à la fois par son style et par la situation de l’homme : peu de militants-écrivains ont été plus immergés dans la politique et moins intégrés dans l’appareil, après vingt ans de militantisme.

 

Cette place de la parole est bien sûr corrélée avec la recherche de la vérité : on songe à la maïeutique de Socrate, ce non écrivain combattant pour que la parole accouche d’une vérité. On voit donc ici la passerelle entre intellectuels et ouvriers : un combat pour la vérité qui passe par la parole, un dialogue franc, une rigolade ou une engueulade musclée, pourvu que la vérité passe, et chaque fois ou le plus souvent avec une dépense d’énergie, le coût d’un affranchissement, d’un arrachement des chaînes du conformisme ou des contraintes de la chaîne, la bien nommée. Elle est maintien de l’action vivante par delà l’enterrement de première classe que constitue l’écriture : l’oralité de l’Iliade est aussi un art guerrier, celui de combattants en chair et en os, face à face, commençant par s’invectiver pour mieux stimuler leur ardeur. On pourrait regretter d’ailleurs que l’auteur n’évoque pas ses ratés dans ce combat éthique, la frustration de ne pas avoir su trouver la bonne répartie, le ressentiment qui fait ruminer pour prendre sa revanche. Peut-être considère-t-il que l’adversité est telle que rapporter l’échec de la parole n’est pas envisageable ? Pourquoi écrire si la parole ne l’emporte pas ? Le statut de la parole est d’autant plus important que la réalité est dure. On peut douter de sa parole à l’abri (« supposons qu’un malin génie s’introduise dans mon bureau et me fasse douter de mes sens… ») mais seule la riposte permet de se maintenir à flots face à l’agression constante des chefs et aux propos fallacieux des bureaucrates. La parole (écrite) comme éthique de la riposte. On peut supposer que l’auteur tienne sa vengeance en écrivant un récit de répliques presque parfaites face à l’oppression, ou qu’il nous donne la vérité (sa vérité) des expériences vécues, plutôt qu’un inventaire des succès et des échecs rencontrés face à la souffrance. La parole maintenue dans l’écrit, c’est une revanche de l’oralité, le maintien de l’oralité populaire dans l’écriture… bourgeoise. Mais, à la différence de l’Iliade, elle est aussi le lieu d’énonciation du sujet, plus proche du « flux de conscience » de James Joyce ou du récit intérieur proustien. Le moi est nécessairement au centre, dernier pivot qui reste, si tous les moyens collectifs sont à distance. Le héros connaît des combats éprouvants et gagne peu de guerres. Sa victoire est subjective, pas seulement par la mise en scène d’un moi qui triomphe de l’adversité : c’est aussi un moi qui triomphe justement dans la langue et la pratique culturelle des dominants, par des réparties orales devenues écrites.

 

Vox populi

 

La parole est vérité objective, salutaire pour le sujet. Elle n’échoue pas face à la souffrance, mais soigne ou surmonte la souffrance. La parole est bonne, elle n’est pas mauvaise : le parler est vrai en politique, salutaire en psychanalyse et raisonné en philosophie. Il y a comme un rythme en sourdine, une note qui sonne juste, une pierre de touche dans le discours de l’auteur. Le lecteur ne peut qu’être surpris que les ouvriers disent encore au monde ses quatre vérités.

 

Jacques Rancière a nommé cela le rapport à « l’authenticité de la parole ou de la pensée populaire contre sa soumission aux idéologies manipulatrices »[7]. D’autres au contraire opposent à la parole populaire la recherche de la « vérité » des philosophes, rejetant les autodidactes avec les militants et les petits bourgeois dans l’illusion, l’allodoxia ou « la bonne volonté culturelle »[8]. Confrontant les deux points de vue (« en tension »), Philippe Corcuff souligne que la possibilité d’émancipation existe pourtant de part et d’autre, par « des emprunts aux milieux dominants » autorisant un « brouillage des frontières » du côté de Rancière (plus suggestif ici), par l’accès à la « connaissance de ses propres déterminismes » sociaux du côté de Bourdieu (dans La misère du monde), dans une tradition philosophique rationaliste, qui court de Descartes à Spinoza[9]. Qu’il s’agisse de brouillage ou de prise de conscience, il faut en souligner le processus fragile, l’effort constant, la trame inachevée d’une part, et la réciprocité d’autre part. Car il ne faut pas oublier que ce travail d’émancipation concerne les deux parties, les intellectuels comme les ouvriers. Ce cheminement difficile procure certes des moments forts, mais si tout le monde le prenait, il n’y aurait pas de classes…

 

Et si tout le monde le prenait, il n’y aurait plus de classes ! C’est au travers de ces transgressions que se nourrit l’humanisme, car ce n’est pas que d’une rencontre entre des ouvriers et des intellectuels qu’il s’agit : c’est à un dépouillement, à un renoncement à n’être que des ouvriers ou des intellectuels que convie cette rencontre, pour vivre une humanité commune. Rarement le terme de « morale » apparaît avec une connotation positive dans l’ouvrage (au contraire, il apparaît négativement dans l’expression « faire la morale » ou « donner une leçon de morale »), mais l’indignation explose à chaque page, signant la présence d’une forte exigence morale, une morale qui dénonce l’injustice au lieu de prêcher pour un ordre (moral), une morale inextricablement liée à une exigence de lucidité sur les rapports de force, au lieu de les repeindre en rose ou en rouge. Une morale de classe, certes, mais où pointe avec force la conscience individuelle et la volonté de jauger les individus croisés. La balance ne penche pas pour autant toujours du bon côté, même pour les ouvriers, qui font vivre une humanité par leur audace ou leur franchise, leur drôlerie ou leur colère, au moment même où on la croyait perdue, juste après lui avoir réservé un enterrement de première classe, sous un tombereau de manœuvres intéressées, de préjugés racistes ou de brutalités machistes[10]. Dans cet univers impitoyable, on voit bien l’importance des militants, leurs erreurs et leur bêtise mais aussi leur héroïsme lucide, notamment à travers le personnage principal, mais aussi au travers de sa « fine équipe » de collègues, dont il a retenu les plus conscients et les plus courageux comme interlocuteurs privilégiés, pour l’appréciation de la conduite de la grève.

 

La quête interactive d’un dépassement

 

Reprenons, quitte à sortir du cadre de l’usine, le fil des effets réciproques de l’interaction entre ouvriers et intellectuels. Qu’est-ce que ca fait à l’ouvrier, et à l’intellectuel, d’être en relation ? Il s’agit ici de descendre du questionnement général sur les catégories pour les regarder évoluer au travers de l’interaction entre deux individus (interaction vécue entre/par le préfacier et l’auteur).

 

On souligne souvent le rôle (indispensable) de médiation du militant. On peut tout autant dire que la réussite de la médiation n’a rien d’automatique. Dans mon expérience, la question du rapport ouvrier – intellectuel a ressurgi d’autant plus avec l’épuisement de mes engagements et logiciels militants : on est certes moins portés à entretenir des relations atypiques hors du contexte militant. Pour autant, j’ai gardé des amis « prolos ». Et cette relation ne découlait pas automatiquement du partage d’un engagement politique : ni les convictions, ni l’appartenance au même parti ne suffisent à la forger[11]. Improbable du point de vue des milieux sociaux d’origine (ou de la différence de parcours depuis le même milieu), elle naît en particulier dans l’opposition à un ordre établi (en l’occurrence pour nous celui du régime organisationnel). Mais l’opposition n’est pas une position stable, l’engagement n’est pas garanti par une étiquette. Bien des militants restent insensibles, imperméables à cet échange, incapables de tisser des liens d’un bord à l’autre, quelles que soient leurs idées. On voit par exemple les séparations ressurgir à table, entre ouvriers et intellectuels, comme on voit les sociologues blancs et de couleur groupés à part, lors de congrès. On traîne une dépendance au milieu social d’origine qui exige un travail de conversion de soi, un arrachement comparable à celui de l’apprentissage professionnel[12], qu’on acquiert certes, mais aussi que l’on reconquiert.

 

Un des freins du côté de « l’intellectuel » (de service) est constitué par le sentiment de déclassement, d’être « tiré vers le bas », surtout s’il est précaire lui-même. Deux sous-catégories peuvent passer outre : de jeunes intellos enthousiastes, portés par un idéal, et des intellos qui, à l’opposé, ont trouvé leur place. Pour les autres, soit par ambition matérielle (obtenir un poste), soit par ambition intellectuelle (l’acceptation par les pairs et/ou par un public plus large), il n’est pas aisé de devenir ami, sur Facebook ou ailleurs, avec des ouvriers. Accepter d’entrer dans un réseau atypique et souvent confiné, au lieu de pouvoir se grandir en citant « ses relations ». Passée la prise de contact, la fréquentation reste difficile, du fait d’une autre expérience désagréable : avoir l’impression d’être incompétent, malgré tous ses diplômes, devoir accepter de ne rien savoir du monde concret de réalités sociales circonstanciées, de se sentir vide et léger devant la gravité des faits et le centre de gravité des ouvriers, etc. Autrement dit, le statut de « l’intellectuel » est doublement remis en cause à cette occasion, dans son prestige comme dans sa fonction de « savant ». Les sociologues pratiquent certes cette humilité en enquête : sur le terrain, ils « s’effacent » devant la parole d’autrui. Mais l’expérience est tout de même circonscrite par la boîte à enregistrement, par le temps défini d’observation, et surtout elle est préalable à un retour sur le « matériau », qu’on va pouvoir maîtriser, faire parler, interpréter – même si la question est fort débattue de savoir si la plus value apportée par le travail d’analyse dépasse ou non la mise en forme des propos de l’acteur, si le « savoir savant » dépasse ou non le « savoir ordinaire ».

 

On sait que, de son côté, l’ouvrier doit surmonter le traumatisme de l’échec scolaire, l’impression d’être ignorant et incapable face aux titres symboliques de la réussite scolaire qui auréolent l’intellectuel. Il doit aussi accepter que s’instaure une relation de dialogue où chaque parole risque de laisser transparaître l’inégalité de formation, de connaissances livresques ou autre. De plus, l’univers de l’usine n’encourage pas l’échange policé, même s’il fait se concentrer sur l’essentiel. En pratique, il faut souvent qu’un dialogue inégal-inversé s’instaure pour que la parole ouvrière émerge, au risque du monologue ou de la répétition, tandis que l’intellectuel « surveille son langage » et « la met en veilleuse », pour éviter de rappeler le rapport de domination qui prévaut socialement. Par incidence, on devient sociologue « réaliste » plutôt que « baroque », pour reprendre (en substance) la distinction que Louis Pinto a faite dans l’un de ses écrits. On devient aussi un peu psychologue, pour satisfaire au besoin de se confier (occasion qui n’arrive pas si souvent chez « Popu »). Non seulement j’ai trouvé ainsi du fil à plomb pour ma vision du monde, mais aussi une sorte de thérapeutique pour les nerfs : ca fait du bien, ça calme, ça procure comme un antidote contre les petites vilénies de mon milieu, centré sur la réussite sociale, l’entre soi familial et social, apeuré ou excité sans raisons.

 

Dans cette démarche, on est donc partiellement transformés par la relation de type égalitaire qui se construit mais elle n’a pas le pouvoir d’abolir les classes, même dans un espace-temps réduit. La tension entre l’idéal et la réalité ne fait que s’accroître et demande un effort incessant d’adaptation. Certes, la formation partisane a pu forger des « cadres » politiques ouvriers, leur permettre une promotion interne[13], mais cela a passé sans doute par un investissement considérable du formateur et de l’élève pour colmater les retards de scolarisation (en partie pour cette raison, on voit, dans des diplômes professionnalisant comme les DUT, la place des cours aller en s’amenuisant au profit de toutes sortes d’interactions plus personnalisées, plus interactives). L’auteur-narrateur autodidacte n’est d’ailleurs pas représentatif de l’ouvrier qui doit tout au parti – il s’agirait plutôt d’un produit typiquement « démoulé » à chaud ! L’opposition à l’oppression multiforme en constitue bien la matrice – hiérarchie usinière, organisation bureaucratique, oppression de race ou de genre, régime politique non démocratique, etc. En petit ou en grand, l’interaction ouvrier-intello se tisse comme solidarité contre un adversaire commun.

 

Solidarité imparfaite, jamais acquise, défi sans cesse renouvelé. Moyennant ces efforts, se construisent des moments de montée en généralité, d’accouchement d’une vérité à la fois conceptuelle et expérientielle, d’un sentiment de justesse d’appréciation et se manifeste aussi une imagination débridée. L’étonnement coproduit contraste alors avec la médiocrité des échanges en milieu tempéré. L’expression « refaire le monde » trouve ici sa pleine justification, c’est une trame de moments d’émancipation. La norme sociale fait désirer aux intellectuels l’homogamie sociale, l’exposition médiatique, the places to be. Côté ouvriers, elle est sans doute plus vache et moins artificielle à la fois : moins de surface sociale et plus d’authenticité dans les rapports. Mais si les ouvriers ont davantage intérêt à cet échange, du fait de leur socialisation moindre (hors mouvement social) par rapport à des intellectuels supposés « plus en vue » et donc « mieux entourés », il faut dans les deux cas du courage pour y parvenir. D’autant que, le plus souvent, le contenu de cette rencontre n’est exportable dans aucun des deux milieux respectifs, dont la séparation empêche précisément qu’ils puissent la comprendre. Ainsi, il n’est pas rare que des individus des deux bords, convoqués au même échange, déclinent l’invitation, soit par crainte, soit par dédain du monde d’autrui. C’est donc condamné à rester dans le jardin secret et à être cultivé au moment des retrouvailles – sauf à être publié, mais on écrit d’abord pour soi, par nécessité.

 

Par contre, le jardin joue un rôle (secret) dans l’expression publique des ouvriers et des intellos. On a souvent évoqué le gain formateur pour l’ouvrier du fait de se frotter aux intellectuels. Mais on pourrait à l’inverse se demander jusqu’à quel point il n’y aurait pas un inspirateur privilégié, une « éminence grise » ouvrière, un oracle ex populi derrière les analyses les plus brillantes du monde social ? De quelles paires d’amis, de quelle collaboration privilégiée entre un ouvrier et un intellectuel dépend le succès de grands ouvrages novateurs ? Combien d’intellectuels doivent-ils à de telles « fréquentations » leur carrière ou l’originalité de leur discours ? De la même façon, au lieu d’appréhender le mouvement ouvrier comme le résultat de la fusion des classes par la baguette magique de l’Histoire, on ferait mieux de reconsidérer la matrice, de remonter à la source interactive primordiale : combien de groupes politiques doivent leur existence à un ouvrier fort en gueule ? Comment les « paires fondatrices » ont-elles été imitées, démultipliés ou non par les circonstances, décalquées ou redimensionnées dans l’essor d’une formation politique ? Dans cette perspective, « l’interactionnisme » prendrait sa revanche sur le « structuralisme » en l’attaquant dans son fief, celui des classes sociales. Car c’est de ce genre de rencontres improbables que dépend largement la qualité de courants censés faire converger les classes, mais qui ne peuvent qualitativement y prétendre que dans la mesure où se nouent des rencontres interpersonnelles du « troisième type », rares dépassements des frontières déshumanisantes de notre société de classe.

 

Ivan Sainsaulieu,

Paris, juin 2013

 


[1] J’ai globalement respecté le choix d’anonymat de l’auteur concernant les noms propres (lieux, individus ou organisations). Je remercie ici Bérangère Parmentier pour ses remarques suggestives concernant l’oralité en littérature.

[2] Michel Pialoux, Christian Corouge, Résister à la chaine. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Agone, 2011.

[3] Voir le document en DVD de Christian Rouault : Les Lip, l’imagination au pouvoir (2007).

[4] Cédric Lomba et Julian Mischi, « Usines. Ouvriers, militants, intellectuels », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 196-197, mars 2013.

[5] Serge Moscovici a montré comment les minorités actives peuvent influencer sur le long terme la majorité (Psychologie des minorités actives, PUF, 1976). D’où la nécessité d’entourer d’un cordon sanitaire les opposants, porteurs de germes.

[6] Par la suite, pour tenter de palier au recrutement de nouveaux ouvriers dans les années 1980-90, le chef substitue aux sorties culturelles des activités populaires des plus banales (karaoké, patinoire, matchs de boxe…).

[7] Jacques Rancière, Et tant pis si les gens sont fatigués, Editions d’Amsterdam, 2009.

[8] Pierre Bourdieu, La Distinction, Minuit, « Le sens commun », 1979.

[9] Philippe Corcuff, Où est passée la critique sociale ?, La Découverte, MAUSS, 2012, ch.. 2.

[10] Il y a peu à dire sur le genre, autant que je sache, dans l’univers masculin de l’usine et dans l’univers indifférencié, voire « asexué », et égalitaire du militantisme en question. Par exemple, elles étaient plus dirigeantes qu’opposantes chez les Petits.

[11] En d’autres temps, le poids social, politique et culturel de la classe ouvrière a pu inciter des intellectuels à avoir une autre idée de leur rôle social, à faire quelque chose de leurs bras, à tisser des relations différentes, etc.

[12] Et son nécessaire désenchantement à l’égard de l’idéal, selon E. C. Hugues, Men and their Work, Free Press, 1958.

[13] Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Presses de la FNSP, 1989.

 

Rapport critique

 

Rapport « critique » sur le roman de Silien Larios, L’usine des cadavres ou la fin d’une usine automobile du nord de Paris (Les Éditions libertaires, 2013)

 

Par Sylvain Pattieu

Maître de conférences en histoire à l’Université de Paris 8, écrivain, militant de la gauche radicale (ancien militant LCR et NPA, aujourd’hui à Ensemble au sein du Front de gauche), auteur de Avant de disparaître. Chronique de PSA-Aulnay (Paris, Editions Plain Jour, 2013, voir http://www.editionspleinjour.fr/avant-de-dispara%C3%AEtre/)

 

– Séminaire ETAPE du 7 février 2014 –

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Voyage au bout de l’usine, roman célinien à Aulnay

 

« Je resterai homme de désordre contre toutes ces élites qui veulent manipuler à leur sauce les ouvriers », affirme Silien Larios dans son roman L’usine des cadavres, inspiré de ses nombreuses années de travail à l’usine PSA d’Aulnay, récemment sacrifiée par la direction du groupe. Le moins qu’on puisse dire est qu’il remplit littérairement ce programme de désordre dans son roman riche, touffu, foisonnant au point parfois de s’y perdre. Il y a trois angles d’attaque pour aborder ce livre : le premier est quasi documentaire, le deuxième littéraire, le troisième politique. Je serai ici très élogieux concernant les deux premiers, beaucoup plus critique concernant le troisième.

Le roman de Silien Larios est d’abord un livre qui parle du travail à l’usine, qui décrit de façon extrêmement précise la chaîne, ses gestes mais aussi les relations entre collègues, ou avec les multiples chefs et sous-chefs. « Avec le chef de Carpedo, ça allait pas non plus. Il appréciait pas que j’aille souvent aux cabinets. Le plus dur encore, c’était que je travaillais en trois-huit. Le bruit des presses, jamais vu des cadences aussi infernales, il fallait prendre, ranger dans des caisses en fer tout ce que les presses compressaient, crachaient… ça n’arrêtait jamais. Si par bonheur c’était le cas, un sacré soulagement arrivait. Quand ça redémarrait, j’avais l’impression de recevoir un coup de feu à cause du bruit assourdissant. En plus l’odeur du métal imprégnait mes vêtements jusqu’à ma chair ». Ou bien encore : « En plus de prendre dans les claies des portes de 14 kilos. 450 dans la journée. Les mettre dans une maquette. Après des charnières, une machine les soude. Je dois les reprendre, les présenter au fumeur de pétards. Fermer les putains de claies. Les barres pèsent lourd. Des fois elles coincent. Le cariste doit m’aider à les fermer. Il est pas content de descendre de son car à fourche. Je me répète : ces opérations durent à l’infini d’une journée… l’infini d’une semaine… l’infini d’une vie … »

L’ouvrier Larios se décrit comme un énergumène, ultra-politisé, anticlérical en diable, rétif à toute discipline, hiérarchique ou militante, amoureux de cinéma et de littérature, prompt à se réfugier dans les salles du Quartier latin pour voir de vieux classiques. Il plaisante avec les copains, prompt à la blague, respecte néanmoins certains chefs, il décrit les inimitiés, les petits conflits et disputes qui éclatent. Il n’est pas si fréquent de lire la parole ouvrière sur le processus de travail lui-même, la chronique quotidienne de l’usine. On pense à la verve frondeuse de Grain de sable sous le capot, de Marcel Durand, aux entretiens entre Christian Corouge et Michel Pialoux[1]. Plus récemment, Ghislaine Tormos a raconté elle aussi de belle manière l’usine PSA d’Aulnay[2]. Loin de tout misérabilisme, loin aussi de toute vision héroïque, Silien Larios décrit les grèves, certes, mais aussi les méta-résistances de l’usine, développées par les individus ou par le collectif ouvrier. Les théories de l’historien allemand Alf Lüdtke sur la notion d’Eigensinn ouvrier, parfois traduit par « Quant à soi », mobilisé pour décrire les résistances des ouvriers à la discipline de l’usine, parfois indirectement politiques, sur le mode de la blague, par exemple[3].

Cette chronique de l’usine est aussi l’occasion pour Silien Larios d’un étonnant travail sur la langue. Son récit est foutraque, parsemé à n’en plus finir de points d’exclamation, phrases scandées, tournures orales reprises telles quelles, inventions langagières. Il y a du Céline, qu’il admire, dans sa prose. Le bon Céline, celui de l’irruption de la langue populaire dans la littérature. Il s’adresse au lecteur, à lui-même, ressasse, répète, revient en arrière, de façon complètement assumée : « Remboursez ! Il répète ! Ressasse !… Délire sans arrêt ! Tout pareil, pleine longueur de page ! Lecteur : tout se répète à longueur de temps ! Dans les journaux ! les radios ! les bistrots !… pourquoi je ferais pas pareil ? J’illustre en plein l’éternel retour qui tourne toute berzingue, roue libre ! Pas pour tous pareil qu’il tourne, je dis pas ! Je dis pas ! N’empêche que si le mécanisme est pas brisé ! Les méchancetés ! Saloperies ! Misères, reviendront ! Les déflagrations continueront ! Les chagrins ! Les malheurs ! ». Des passages entiers de ce que l’auteur appelle ses « délires » ou « névroses » constituent de véritables parenthèses du récit, bifurcations, intersections, voies parfois sans issues. L’univers décrit par Silien Larios est aussi un univers langagier, généré à force de malaxation du langage populaire mâtiné de références politiques et philosophiques. On s’y perd au début puis on trouve peu à peu quelques repères fragiles. Les différents partis trotskistes se partagent entre Grands et Petit trotskistes, mais on trouve aussi les Autres trotskistes. Le syndicat majoritaire, la Rouge, concurrencé par Ouest-Car. L’usine de Poissy, où seront envoyés une partie des anciens d’Aulnay, devient la Poisse. Telle dirigeante d’extrême-droite est La Francisque, une ancienne ministre du Travail devient la mère Pourrie, Tansancenot et Clarette Lavillier représentent l’extrême-gauche. Silien Larios a le sens de la formule, procès de Moscou dans un « dé à coudre » pour désigner les anathèmes entre militants d’extrême gauche. Anticlérical forcené, le narrateur s’inquiète de l’influence des « jansénistes » dans l’usine, qualifiés de « tartuffes barbapapa ». Son récit virevoltant et pressé a des accents de Jacques-Louis Ménétra, compagnon vitrier du 18ème siècle, influencé par les Lumières, devenu sans-culotte en 1789, qui a laissé un Journal de ma vie truculent et précieux. Cet aspect-là, littéraire, langagier, est sans doute le plus réussi du livre, car Silien Larios, autodidacte de la littérature, aux références éclectiques, s’empare des mots pour créer son propre style, parfois difficile à suivre car foisonnant mais convaincant. Il sait agencer mots des milieux populaires, mots du travail à l’usine, mots du militantisme d’extrême gauche, pour mettre en place son monde d’écriture, à la fois convaincant et d’une grande originalité.

Il est dommage que cette belle réussite littéraire se combine à tant de rancœur politique, confinant parfois à l’aigreur. Silien Larios a milité pendant presque vingt ans dans diverses organisations d’extrême-gauche, passant des « Grands trotskistes » aux « Petits trotskistes », puis quittant ces derniers, se retrouvant ostracisé par ses anciens camarades à chaque rupture : « Ensuite, dans l’usine, je subis les violences psychologiques, ce qui est pire qu’un coup de poing dans la gueule. Les coups dans le cerveau laissent pas de traces visibles, un œil au beurre noir ça finit par partir. Les déflagrations intellectuelles, c’est plus dur, les dégâts plus grands ». Ce passé et ce passif le conduisent, au-delà de la critique légitime de modes de fonctionnement difficiles à nier, à considérer uniquement en négatif l’action menée par les « Grands trotskistes », qui ont pourtant joué un rôle fondamental dans le mouvement de lutte depuis l’annonce de la fermeture de l’usine. Aucun de ses militants ne trouve grâce à ses yeux, ce qui paraît largement injuste. Certaines affirmations frôlent le nihilisme : « Mafia englobe pour moi si mon raisonnement a pas encore été compris : tous les partis, droite, gauche, centre, extrêmes de tous bords ». D’autres sont tellement caricaturales qu’elles en deviennent outrancières : « Depuis la période industrielle, dans la vie il n’y aura eu que des malheurs plus ou moins grands ! Des catastrophes à pas finir ! Démocraties parlementaires ! Allemagne nazie ! Régimes communistes ! Républiques islamistes ! ». Autre position sans nuances, celle concernant les « tartuffes jansénistes », appellation derrière laquelle on a parfois l’impression que Silien Larios amalgame une bonne partie des Musulmans de l’usine. Une des principales raisons évoquées de sa critique des « Autres trotskistes » est leur choix de présenter une candidate voilée lors des élections régionales. Si on peut bien entendu critiquer la pertinence de cette décision, cette question fait partie des fameuses obsessions de son texte, et la légitime critique des religions tourne quand même beaucoup autour de l’islam. A force d’être traitées à la serpe, des questions compliquées, celle du fonctionnement et des stratégies des organisations d’extrême-gauche, celle de la religion dans les milieux populaires, sont abordées uniquement sous l’angle de la caricature.

Toutes ces critiques, Silien Larios semble les désarmer par avance en assumant une part d’autodérision : « L’ombre maléfique du docteur Destouches plane sur votre récit ! En plus de lasser le lecteur, vous démoralisez sec ! Y a rien d’objectif dans vos pages ! ». Il y répond sur le même ton : « Chez moi, c’est moi qui distribue les plats aux invités ! Ma petite musique, c’est moi qui la joue ! Dans l’ordre qui me plaît ! Chacun peut sortir sa cuisine ! Inviter qui il veut ! Si ça lui chante, qu’ils racontent posément ! Dans l’ordre ! Sur du velours pour que ses invités suivent bien ! Soient pas ébranlés ! Fassent la sieste après lecture ! Chez moi les événements sont racontés tels quels : vus… entendus… vécus ! ». A son crédit, on pourrait dire qu’il s’agit d’un roman, d’un narrateur-personnage qui ressemble peut-être à son auteur-inventeur, mais dans l’outrance et la provocation. Cela n’enlève rien à son talent littéraire.



[1] Marcel Durand, Grain de sable sous le capot. Résistance et contre-culture ouvrière : les chaînes de montage de Peugeot (1972-2003), Marseille, Agone, 2006 ; Christian Corouge, Michel Pialoux, Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, Marseille, Agone, 2011.

[2] Ghislaine Tormos, Le salaire de la vie, Paris, Don Quichotte, 2014.

[3] Alf Lüdtke, Des Ouvriers dans l`Allemagne du XXe siècle : le quotidien des dictatures, Paris, L’Harmattan, 2000.

 

Séminaire ETAPE n°5 – L’autogestion en pratiques

Cinquième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Janvier 2014 –

 

L’autogestion en pratiques

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autour du livre collectif L’autogestion en pratiques (Les éditions Albache, 2013)

A partir d’un texte de Rafael Perez (co-fondateur des éditions Albache)

 

Et avec :



Ils sont peu à avoir fait ce choix et pourtant ils existent. Métallos, menuisiers, boulangers, enseignants et lycéens, ils vivent l’autogestion au quotidien : dans ce petit livre publié aux éditions Albache, ils nous racontent leur expérience d’un regard sans concession, conscients des difficultés à faire vivre l’alternative dans une société capitaliste.

« Albache » est une jeune maison d’édition autogérée qui publie des textes littéraires et de sciences sociales donnant la parole aux acteurs des luttes et aux sans-voix. Ces livres colorés invitent ainsi à comprendre dominations et résistances à même les pratiques et les stratégies singulières, des carnets de bagnards du XXème siècle aux récits de la résistance antifranquiste.


Ce livre-ci, recueil de témoignages vivants intitulé « L’autogestion en pratiqueS », soulève à nouveau le problème de l’articulation entre radicalité et pragmatisme. D’abord, comment faire tourner une alternative en reproduisant le moins possible de rapports de pouvoir, au sein de cette société profondément hiérarchique et inégalitaire ? Ensuite, comment s’appuyer sur ces multiples initiatives locales ponctuelles pour élaborer des réponses concrètes à la mesure des problèmes globaux ?

Présentation de Rafael Perez

Contribution de Rafael Perez

Autogestion et pragmatisme

 

– séminaire du 17 janvier 2014 –

 

Le texte qui suit reprend et développe certains éléments de la préface rédigée pour « L’autogestion en pratiqueS » (Editions Albache, 2013) dont j’ai été invité à parler au séminaire ETAPE.

La visée de cet ouvrage, réalisé en lien étroit avec la Foire à L’Autogestion, est avant tout introductive. Il propose un choix de témoignages actuels qui sont autant de pistes et de suggestions : l’expérience argentine, le Lycée Autogéré de Paris, la scierie Ambiance Bois et  la boulangerie « la Conquête du Pain ». Si l’idée d’autogestion revient au cœur des débats, il est souvent difficile de la définir. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je rappellerai donc ici quelques éléments généraux : le mot « autogestion » renvoie au fait de gérer soi-même, par opposition à la gestion effectuée de l’extérieur par une direction autoritaire. Autogérer commence donc par s’organiser pour que ce ne soit pas un-e dirigeant-e qui décide pour les autres. Le premier objectif est de décider ensemble, entre individus égaux, de ce que l’on fabrique, par exemple, de comment on va le  fabriquer, le diffuser, dans quel but, de quelles façons, etc. Les exemples regroupés par ce livre sont multiples, mais ils tournent autour d’un même principe : puisque c’est nous qui consommons, puisque c’est nous qui produisons, alors c’est à nous de décider !

Voilà une manière de présenter en peu de mots l’idée commune à ces différentes initiatives. Mais au-delà, cette reprise en main ouvre sur une remise en question radicale de la production et de la consommation, et des séparations qu’elle implique. Le Lycée Autogéré de Paris par exemple s’efforce de questionner la coupure entre personnel enseignant et personnel technique, et au-delà entre enseignant-e-s et élèves. L’autogestion est ainsi un point de départ pour remettre en question plus généralement les modes d’organisation hiérarchiques et autoritaires, qu’ils passent par l’Etat ou par une entreprise privé. C’est là l’enjeu de mon intervention, et je vais essayer maintenant de dégager différentes séries de problèmes qui ont trait plus spécifiquement au rapport entre autogestion et pragmatisme, sur lequel on m’a demandé d’intervenir.

Quand on s’intéresse à l’autogestion, on retrouve une tension entre sens faible et sens fort du terme de pragmatisme. On peut comprendre la notion de pragmatisme en un sens faible, comme une manière d’accepter les contraintes de la pratique, de s’y adapter, de parer au plus pressé ou de choisir les solutions les plus faciles à mettre en œuvre. Mais on peut aussi la concevoir en un sens plus fort, comme une conception qui mesure la valeur d’une idée à la manière dont elle nous permet d’agir sur le réel, et qui cherche à écarter de manière critique les théories ou les débats qui ne changent rien dans la pratique.

En un premier sens, les tentatives autogestionnaires peuvent d’abord être reconnues dans une perspective anarchiste comme des points de levier pour questionner l’organisation hiérarchique et inégalitaire du travail et de la société. Il ne s’agit certainement pas de vouloir à tout prix coller un logo ou un label anarchiste à des expériences très diverses dans leurs motivations, leurs fonctionnements, leurs productions… Mais il y a là quelque chose qui doit être observé de près pour quiconque pense qu’il est possible et intéressant de s’organiser sans gouvernement, et plus largement, en combattant les dominations. Les expériences autogestionnaires peuvent être analysées comme des mises à l’épreuve des grandes idées anarchistes : un moyen de les confronter aux difficultés concrètes, de les affiner, de les dépasser ou de les renforcer. En ce sens, l’autogestion ne doit pas devenir un nouveau mythe ; il nous faut faire, sans mauvaise foi ni complexes, le bilan pratique de ces tentatives contemporaines, afin de pouvoir en tirer réellement les leçons. C’est dans cet esprit que nous avons constitués cet ensemble de témoignages. Par opposition à un certain anarchisme idéaliste, on peut ainsi comprendre à un premier niveau pourquoi l’autogestion est du côté d’un certain pragmat-isme, au sens tout simplement déjà d’une confrontation à la pratique.

Mais c’est bien le seul -isme qu’il est légitime d’accoler aux pratiques autogestionnaires. A mes yeux, mesurer l’écart entre autogestion et anarchisme n’est pas au fond l’approche la plus intéressante : au contraire, les expériences autogestionnaires sont stimulantes dans la mesure où elles explorent de multiples voies nouvelles, au-delà des grands systèmes en -isme qui prétendent avoir réponse à tout. Par opposition aux systèmes politiques unifiés, pensés et exécutés de bas en haut, les expériences autogestionnaires font figure de politiques par en bas, reconstruites dans les vides et les failles des grands projets totalisants. Mon but est ici de montrer comment et à quelles conditions l’autogestion peut être une politique pragmatiste au sens fort. L’autogestion n’est pas une politique « conçue pour » les travailleur-e-s, c’est une politique qui s’élabore à même les difficultés de l’action quotidienne, du travail, et des luttes. L’autogestion n’est donc pas une formule magique, une panacée, ni  un programme politique achevé : il faut s’en saisir, la faire évoluer, l’adapter, la perfectionner. L’autogestion est beaucoup moins une réponse qu’une manière de poser les questions, un espace de luttes et d’expérimentations ; beaucoup moins une théorie politique qui cherche à s’appliquer, qu’une politique qui se développe et s’affine à même des questionnements pratiques immédiats.

J’aimerais marquer ici deux lignes de questionnements, deux endroits où ça accroche, et où ce rapport entre autogestion et pragmatisme va poser problème : un volet interne, et un volet externe. D’abord, au sein d’un collectif, si la prise de décision autoritaire est si habituellement admise comme une réponse pragmatiste, comment l’idée d’autogestion peut-elle devenir concrètement une arme pour affronter la question du pouvoir et non une manière de le mettre à distance ? Ensuite, à l’échelle de la société, à quelles conditions ces multiples pratiques et initiatives locales qui font face à des problématiques particulières immédiates très différentes peuvent-elles s’articuler et déboucher sur une perspective d’ensemble et de long terme à la mesure de la crise globale et radicale que nous traversons ?

Pour sortir des chemins balisés des fonctionnements hiérarchiques, il faut d’abord ne plus accepter le pouvoir : refuser de le subir comme de l’exercer. Si on repart des fondamentaux, l’essentiel dans la démarche autogestionnaire, c’est déjà de se dire que les inégalités et les rapports de pouvoir ne sont pas une fatalité, qu’ils ne sont pas naturels : on peut les affronter consciemment, et y trouver des solutions collectivement. Mais ce processus n’est pas facile, et les témoignages recueillis manifestent aussi un certain nombre de difficultés dont il faut prendre conscience. Les acteurs et actrices des expériences autogestionnaires que nous avons rencontrés expriment souvent une certaine frustration en constatant qu’on ne se débarrasse pas si facilement du pouvoir. Des phénomènes de pouvoir se développent précisément au nom d’un certain « pragmatisme ». Des rapports inégalitaires perdurent ou apparaissent. Certaines structures de pouvoir globales se manifestent à nouveau dans les expériences autogestionnaires, ainsi les rapports de genre, ou les problèmes de prise pouvoir par la parole. Et bien souvent, on reproche à leurs critiques, et en particulier aux féministes, de retarder ou inhiber l’action collective. En outre, des relations déséquilibrées se développent plus spécifiquement dans les expériences autogestionnaires en fonction de l’ancienneté dans l’expérience, des différents degrés d’implication, des diverses compétences acquises… Il paraît plus efficace à court terme que celui ou celle qui a les compétences prenne les responsabilités, sans compter que le collectif a parfois tendance à se décharger des tâches laborieuses sur une personne qualifiée.

Pire, et paradoxalement, tout se passe trop souvent comme si le caractère autogestionnaire de ces expériences les handicapaient quand il fallait se confronter à ces questions de pouvoir : parler de pouvoir apparaît parfois comme l’insulte suprême, ou le tabou absolu. Certain-e-s semblent croire qu’il suffit d’être entre anarchistes pour que la question du pouvoir soit résolue. Des témoignages sélectionnés ici, se dégage au contraire l’idée qu’on ne peut affronter la question des rapports de pouvoir, qu’à condition de commencer par accepter de la regarder en face : combattre les logiques de pouvoir, ce n’est pas nier leur existence, mais en prendre le plus possible conscience et les remettre constamment en question dans la pratique.

En effet, d’un autre point de vue, il est crucial de se rendre compte que le pouvoir n’est pas une réponse pragmatiste, mais un problème d’organisation. Les phénomènes de pouvoir sont associés à une mauvaise circulation : de l’information, des savoirs, savoirs-faires, compétences, rôles, reconnaissance, attention, ressources, moyens, etc. Contrairement à ce que serine le discours dominant, il apparaît qu’à cause des phénomènes de pouvoir, l’action collective perd de la fluidité, de la cohésion et de la force. Le pouvoir est une relation bloquée, déséquilibrée, où les ressources sont concentrées et immobilisées en un point du collectif. En ce sens, l’organisation autoritaire est une habitude commode plus qu’une disposition efficace. On  nous a toujours appris à subir les décisions des chefs, de dirigeant-e-s, il faut changer nos habitudes, forger nos armes contre l’autorité, chercher par contraste des équilibres vivants, des modalités d’organisation et de prises de décision où chacun-e trouve sa place.

Les expériences autogestionnaires pointent ainsi vers un dépassement ou un approfondissement dans la pratique des grands principes théoriques de l’anarchisme. Dès lors, il s’agit de se demander en pratique comment construire de l’égalité entre des personnes qui ont des parcours, des formations, et des compétences très différentes. Comment élaborer des réponses pragmatistes sans produire ou reproduire des rapports de pouvoir ? Deux grandes réponses se dégagent ici, deux options expérimentées dans les collectifs, deux manières de combattre le pouvoir. La première consiste à dire que le pouvoir existe et qu’il faut se préoccuper de sa distribution : le risque est alors d’ancrer des inégalités existantes. La seconde consiste à combattre systématiquement les déséquilibres dans les prises de décision et leurs mises en œuvre : il faut alors attacher une attention toute particulière à ne pas casser les dynamiques et les volontés d’agir. Plutôt que deux options opposées, il s’agit en réalité de deux tendances. Ces chois dépendent aussi du type de projets : les enjeux ne sont pas les mêmes pour un lycée ou pour une scierie. Ainsi, les chemins explorés pour construire des fonctionnements à la fois égalitaire et souples, qui n’écrasent pas l’initiative individuelle et les porteur-e-s de projets, sont divers et doivent constamment s’adapter pour trouver des formes d’équilibre dynamiques.

 

C’est un des deux versants de la discussion, qui portent sur des problèmes internes aux expériences autogestionnaires, mais un autre aspect reste particulièrement délicat. Comment articuler des initiatives si différentes au sein d’un projet capable de répondre à une crise globale et de changer réellement la société ? C’est là toute la question et toute la difficulté. Car l’autogestion est encore et toujours exposée au piège de l’alternativisme : au risque de l’enfermement dans un petit îlot alternatif au milieu d’un océan d’inégalités et de crises. Pire, quand les entreprises autogérées restent isolées les unes des autres, on pourrait presque parler d’auto-exploitation. Elles sont en effet soumises à la concurrence, et doivent entrer dans les mêmes impératifs de production et de rentabilité. Les mécanismes économiques d’ensemble auront alors tôt fait de les rattraper, et de menacer leur viabilité, le maintien de l’activité, le paiement concret des salaires.

Cela pose la question du statut des expériences autogérées ponctuelles (micro) relativement à la globalité d’une société (macro). C’est un deuxième écueil des politiques pragmatistes. Ce point me paraît particulièrement important si on veut construire un lien entre pragmatisme et autogestion, et se demander ce que peut être une politique pragmatiste. On part du local, du ponctuel, mais on fait face à des logiques globales, qui peuvent sembler écrasantes. Selon une ligne dure, l’autogestion ne pourra vraiment être mise en œuvre que quand le capitalisme n’existera plus : les expériences actuelles sont en effet souvent contraintes d’entériner une différence consommateur-producteur, et ne remettraient pas assez en cause le salariat et les échanges marchands. Pour ma part, cette vision me paraît bien réductrice, et bien figée. Elle ne perçoit pas suffisamment l’autogestion en termes de processus et de conflictualité ; et surtout, au plan pratique, elle ferme la porte aux possibilités d’expérimentation actuelles, aux leçons qu’elles nous permettent de tirer, aux points de levier qu’elles peuvent apporter.

En tout cas, face aux indéniables capacités d’intégration et de régénération du capitalisme et de l’Etat, ce qui est clair, c’est qu’un projet autogestionnaire ne garde sa signification et sa force qu’à condition d’être dans une dynamique de lutte. Il faut donc aussi entendre ici autogestion au sens fort : elle ne se réduit pas à un moyen neutre, mais indique déjà une perspective plus large et porte finalement en germe l’exigence d’une autre organisation sociale. La crise actuelle apparaît comme une situation instable où les lignes bougent, où des failles s’ouvrent : nouveaux risques mais aussi nouvelles possibilités. Les organisations politiques et syndicales traditionnelles paraissent désemparées face à ces reconfigurations, et débordées par les solutions instables qui s’inventent sur le terrain (entre solidarité, débrouille, et repli réactionnaire). En outre, l’autonomie aussi semble dans une phase de déclin où elle se borne à répéter les pratiques émancipatrices du passé face à des dispositifs de pouvoir qui s’y sont adaptés, ou à déborder à la marge les mouvements sociaux dont les organisations politiques et syndicales continuent de déterminer le cadre général. C’est justement là que les expériences autogestionnaires peuvent apporter un nouveau souffle aux politiques pragmatistes. En outre, ces projets ouvrent des voies de réponse au double visage de la crise – économique et politique – en cherchant à dépasser la coupure entre économie et politique. Des réponses concrètes se développent ainsi sur le mode de l’auto-organisation, sans attendre que les solutions économiques tombent d’en haut, et dans une position très critique et désabusée vis-à-vis des réponses étatiques. Cela ne signifie pas nécessairement l’inutilité totale des organisations politiques ou syndicales traditionnelles (en tout cas dans la mesure où leurs discours n’enferment pas les pratiques, mais peuvent les intensifier, et les motiver) mais les remet à leur place face à ce qui s’invente socialement, en réponse à un contexte social de crise économique et politique. Sans céder à l’idéalisation, les expériences autogestionnaires apparaissent comme un levier pour inventer des voies nouvelles, au-delà des grands systèmes en –isme qui prétendent avoir réponse à tout.

Par-delà le communisme ou l’anarchisme auxquels les militant-e-s se réfèrent parfois, les expériences autogestionnaires explorent de nouvelles voies dans la pratique, et dégagent de nouvelles pistes. Elles donnent du grain à moudre pour inventer une révolution qui ne soit pas une prise de pouvoir ou l’imposition d’un système unifié, mais un processus pluriel d’auto-organisation qui renverse dans la pratique les principaux dispositifs de pouvoir. Si ce mouvement part d’une irréductible pluralité locale, cela ne signifie donc pas l’abandon de toute perspective de transformation d’ensemble, à la manière de celles et ceux qui ont récupéré le terme « autogestion » pour pousser les travailleur-e-s à participer à leur propre exploitation. Une démarche pragmatiste au sens fort n’oublie pas les problèmes de long terme et les structures d’ensemble : la diffusion de l’autogestion pourrait permettre à la fois la réappropriation des moyens de production et la participation directe aux décisions concernant ce que nous produisons, et au-delà notre manière de vivre. Face aux processus d’étatisation, unifiants, normatifs et hiérarchiques, l’enjeu des politiques autogestionnaires est de cultiver et disséminer ainsi des pratiques et processus d’auto-organisation à la fois égalitaires et multiples. Cela renvoie aussi à d’autres manières de désigner une perspective révolutionnaire, et d’agir dans ce sens.

 

Certes, le système économico-politique dans son ensemble doit être remis en question : il nous faut construire une réelle alternative. Mais cette alternative doit se construire à même des pratiques locales et singulières : les expérimentations autogestionnaires sont autant de brèches, de points de levier, et de manières de nous poser des questions sur ce que nous voulons vraiment. Au-delà de la crise des grands modèles, les multiples formes d’entraide et de projets coopératifs qui combattent les fonctionnements hiérarchiques et les logiques de pouvoir sont autant de lieux où inventer des perspectives différentes. C’est dans la pratique qu’on apprend à s’organiser autrement. Les mythologies politiques sont aussi enthousiasmantes intellectuellement que décevantes dans leurs applications : aucun projet ne tombera d’en haut, mais il s’invente déjà dans les interstices et les zones d’ombre. L’herbe pousse entre les dalles. Ici le nom de politiques pragmatistes ne renvoie donc pas au registre des techniques de pouvoir, mais au contraire à ces manières de s’organiser concrètement face aux enjeux de domination et d’exploitation. En outre, pour dépasser le niveau instrumental du pragmatisme, elles doivent être portées par une double exigence : ne pas faire du pouvoir un tabou mais l’affronter comme un problème d’organisation, ne pas perdre de vue l’horizon large mais  faire vivre la perspective d’une révolution plurielle et auto-organisée. A ces conditions, les expériences autogestionnaires pourront véritablement être des politiques pragmatistes au sens fort.

 

Rafael Perez

Présentation d’Eric

Contribution d’Eric

 « LA BELLE EQUIPE »

Coopérative syndicale de production dans l’industrie du Bâtiment

Une tentation alternative d’autonomie prolétarienne

2010/2012

 

– séminaire du 17 janvier 2014 –

 

Je suis parmi vous, ce soir, pour évoquer l’expérience de « La Belle Equipe », société coopérative de second œuvre (plâtrerie, peinture, carrelage) dans le Bâtiment.

Cette scop a la particularité d’être une émanation du Syndicat Unifié du Bâtiment de la Confédération Nationale du Travail (Française), qui en détient virtuellement (parce qu’aujourd’hui le capital est à – 25 000 euros) un tiers des parts, et sa gérance, pour le moment en sommeil, est toujours tenue par un membre du Conseil Syndical.

 

« EST-CE CELUI QUI DIT QUI EST ? »

 

La question de qui parle ici de cette expérience n’est malheureusement pas neutre.

Je ne suis pas membre de cette scop, et ne suis pas un travailleur manuel du Bâtiment.

Je suis membre du Conseil Syndical, ayant actuellement le mandat de la formation syndicale et de l’alphabétisation, et suis un travailleur intellectuel du Bâtiment, architecte coopérateur d’une société d’architecture (Archi-Ethic) composée de deux adhérents du syndicat.

Ce préambule sera l’objet de notre première interrogation :

Qui crée des scops, qui est la cible actuelle de l’autogestion ?

 

1.A – Qui crée des scops ?

Qui a aujourd’hui le capital intellectuel et social pour se lancer dans de telles aventures ?

Qui dans sa pratique professionnelle et/ou sociale a pu, ou peut, expérimenter ou formaliser les outils nécessaires à une autonomie productive dans le milieu hostile du Capitalisme ?

Le développement du capitalisme s’est accompagné de l’émergence d’une nouvelle classe sociale ayant une fonction et une position distincte dans la division capitaliste du travail : celle des agents subalternes de la domination capitaliste, à la fois exploités et dominés par la bourgeoisie mais qui dans le même temps « conçoivent, contrôlent, inculquent légitiment les différents rapports de domination par l’intermédiaire desquels se reproduit le capital ». les caractéristiques de cette classe sont en particulier « un savoir et un savoir-faire marqués du sceau du travail intellectuel par opposition au travail manuel et une formation théorique préalable (de caractère scolaire et universitaire) autant destinée à légitimer idéologiquement les fonctions d’encadrement qu’à en assurer la maîtrise par les agents qui les remplissent ».

Certains membres de cette classe, en opposition au système (par origine de classe ou par évolution personnelle) vont devenir des militants, formant l’encadrement de partis de gauche ou d’extrême-gauche ou de syndicats.

D’autres vont se trouver, à un moment ou un autre déclassés du fait d’une mondialisation de l’économie qui leur échappe.

Issus de l’un ou l’autre cas, c’est à notre avis, ceux qui vont le plus fréquemment devenir les porteurs de projets autogestionnaires.

Ce constat difficile, interroge une démarche visant à l’autonomie prolétarienne, comme celle portée par le syndicat.

Nous pensons que la classe ouvrière doit se garder de devenir le marchepied de la classe d’encadrement. Elle doit se méfier des valeurs que porte cette classe en tant que classe (modernisation, rationalisation, démocratisation, étatisation, culte du savoir, hiérarchie des compétences et des formations, expertise, …) qui sont contradictoires avec l’autonomie prolétarienne et sont l’une des sources et explications principales de l’intégration, institutionnalisation et bureaucratisation du mouvement ouvrier et de ses organisations.

Ceci explique la démarche un peu schizophrène de ma présence ici ce soir. Quelle que soit ma situation personnelle, c’est avec le mandat d’une organisation de classe porteuse de l’histoire et des espoirs de la classe ouvrière que je participe à ce moment de réflexion sur l’autogestion.

 

1 – LES CONDITIONS DE CREATION DE LA SCOP

 

1.A – Une scop issue du SUB.

Le Syndicat Unifié du Bâtiment, des Travaux Publics du Bois, de l’Ameublement et des Matériaux de construction de la Région Parisienne de la CNT (SUB TP BAM RP), qu’on appelle plus généralement SUB, s’est recrée il y a maintenant un peu plus de 15 ans en région parisienne, compte entre 60 à 80 adhérents et, comme syndicat d’industrie, rassemble les travailleurs de nos branches quels que soient leurs statuts ou qualifications.

Il rassemble donc des travailleurs dont la formation scolaire peut aller de quelques mois dans une école de brousse à plusieurs années passées sur les bancs de l’université, des écoles d’ingénieurs ou d’architecture. Depuis plusieurs années, une partie importante de ses adhérents sont des travailleurs immigrés occupant des emplois non qualifiés du BTP. La frange de travailleurs manuels qualifiés est peu représentée (bien que cela soit en train de changer), ce qui a induit la mise en place par le syndicat d’outils de formation (professionnelle, syndicale et personnelle) importants. En ce qui concerne la formation professionnelle, le syndicat développe plusieurs structures (chantier syndical, bureau de placement, bourse d’entraide, cours d’alphabétisation, …).

Outre son fonctionnement interne, et la scop « La Belle Equipe », le SUB a aussi mené des « expériences autogestionnaires » dans le logement (à Montreuil avec l’Atelier Populaire d’Architecture de Montreuil et le DALAS qu’il a créé) ; dans les pratiques culturelles et sportives et espère un jour prochain pouvoir le faire dans la distribution de produits de consommation courante.

1.B – Pourquoi mener de telles expériences ?

Nous sommes syndicalistes-révolutionnaires et à ce titre restons convaincus que le syndicat est l’outil de la transformation sociale.

Il l’est, à notre sens, d’autant plus que la société se composant d’une structure économique, d’une structure politique et d’une structure idéologique et culturelle ; qui autre que le syndicat couvre ce large spectre, et pourrait avoir vocation à le modifier ?

 

1.C – Le syndicalisme prépare la révolution

En effet, comme l’a énoncé le syndicalisme à l’origine, et que la Charte d’Amiens formulait ainsi :

Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale.

Ce que Fernand Pelloutier avait lui-même indiqué, en 1899, dans sa lettre aux anarchistes :

Nous devons non seulement prêcher au quatre coins de l’horizon le gouvernement de soi par soi-même, mais encore prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu’un tel gouvernement est possible.

 

1.D – Le syndicalisme développe, au travers ses propres structures, les moyens de l’autonomie

Fernand Pelloutier concevait la gestion et l’administration des Bourses du Travail, par les syndicalistes comme une action d’éducation des travailleurs. La Bourse du Travail était alors analysée comme la constitution d’une institution ouvrière au sein de la société capitaliste, et les pratiques d’auto-administration de la Bourse et de ses œuvres (culture, formation, secours, etc.) avaient une vertu éducative.

Pour le Syndicalisme Révolutionnaire, auquel nous nous référons, il existe des tâches préparatoires à la révolution, et en particulier celles de former les hommes et les femmes qui seront les leviers de ce processus.

 

1.E – Préparer la révolution, c’est être prêt à prendre en main la production

Si le millénarisme influença longtemps les masses, il s’avéra cependant nécessaire qu’apparaissent claires et viables les possibilités de transformation sociale ; et naturellement, cette capacité d’alternative détermine, lorsque s’en présente l’occasion, le comportement des masses dans la révolution, qui n’est alors ni arbitraire ni accidentel, mais bien produit et conséquence d’une période d’élaboration antérieure.

Parmi les problèmes immédiats de la révolution demeure, en premier lieu, la réorganisation de la production. Ce fut, à notre avis, le grand échec de la CNT espagnole qui en 1936, ne parvint pas à égaler dans l’industrie ses réalisations dans le domaine agricole.

Le projet de transformation économique, politique et social (en un mot révolutionnaire) est aujourd’hui majoritairement abandonné par un mouvement ouvrier intégré et replié sur un économisme de gestion (luttes sur les salaires, productivisme, culte de la croissance, etc.) arc-bouté sur la défense des acquis du « compromis historique fordiste ».

1.F – Comment le syndicalisme peut-il se préparer à la gestion ouvrière ?

La gestion des coopératives peut être conçue comme un apprentissage pour la gestion de la société dans son ensemble, à la fois dans le secteur productif et distributif. Si comme le soulignait Emile Pouget, les grèves partielles sont une gymnastique, un entraînement, une répétition dans le cadre de la préparation de la grève générale, l’autogestion dans les coopératives comporte aussi cette dimension éducative, pédagogique, qui tend à faire du producteur, du consommateur, un acteur conscient.

  • Dans la coopérative de production, le salarié ne doit plus être un travailleur aliéné.
  • Dans une coopérative de consommation, le consommateur ne doit plus être un client passif, asservi aux grands circuits de distribution.

 

1.G/ Le coopérativisme ou les « expérimentations autogestionnaires » ne peuvent cependant n’être qu’un moyen et non le but

L’organisation coopérative contient aussi une tendance conservatrice, réactionnaire. Dès l’origine, et en particulier dans la seconde moitié du XIXe siècle, une fraction du patronat international vit dans « les sociétés coopératives, (…) contre les erreurs et les périls du socialisme, le plus sûr et le plus généreux des remèdes »

Le coopérativisme est alors une association qui n’est ni politique, ni syndicale, mais simplement économique. C’est une société par actions – généralement petites – dont l’objectif est l’amélioration des conditions de vie et d’existence, des producteurs qui en sont membre. Elle ne détruit pas le Capital, elle l’aménage.

Marx, écrit dans Le Capital :

Pour ce qui est des coopératives ouvrières, elles représentent, à l’intérieur de l’ancien système, la première brèche faite dans celui-ci, bien qu’elles reproduisent nécessairement, et partout, dans leur organisation réelle, tous les défauts du système existant.

 

Ce propos est d’ailleurs conforme aux décisions du congrès de l’AIT, réuni à Genève en septembre 1866, qui adopte à l’unanimité le rapport présenté par le Conseil Central reconnaissant : « le mouvement coopératif comme une des forces transformatrices de la société présente, basée sur l’antagonisme de classe »  car les coopératives de production montrent « pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de l’association des producteurs libres et égaux ». Cependant, et dans le même rapport, l’Internationale ne considère pas la coopérative comme un outil apte à « transformer par lui-même la société capitaliste ».

C’est pourquoi, nous ne partageons pas l’espoir que certains, aujourd’hui, en Espagne ou ici, peuvent mettre dans cette forme d’organisation, pas si nouvelle de la « coopérative intégrale », et qui viendrait subvertir puis remplacer le Capitalisme.

Comme l’a souligné Henri Lefebvre, les « théories gestionnaires » de Proudhon sont erronées quand elles imaginent une installation de l’autogestion dans les points forts de la société, de l’appareil économique, voire de l’appareil d’Etat. Car, c’est dans les points faibles de la société existante que s’insèrent les expériences autogestionnaires. L’ensemble social, l’Etat ont leur puissance et leur cohérence. C’est dans les interstices qu’il se passe quelque chose. Si ce travail d’interstices est formateur et dans cette mesure émancipateur, il ne peut être le moyen d’abattre le Capitalisme. 

2 – LA BELLE EQUIPE

2.A – Origine

Notre scop syndicale « La Belle Equipe », entreprise générale de second œuvre du Bâtiment, a commencé son activité au mois d’avril 2010. Elle a démarré avec deux camarades.

En 10 ans c’était le troisième projet « mis en chantier ». Les deux précédents n’ayant pu aboutir à la constitution d’une équipe suffisamment solidaire pour mener le projet à son terme.

La présence de Stéphane, un camarade désamianteur chez Bouygues, licencié pour activité syndicale (création d’une section  CNT), a été une « opportunité » (si l’on peut utiliser cette expression), une réponse à la répression patronale, et la rencontre d’un camarade, s’interrogeant sur son avenir, avec le projet porté au SUB RP par son Conseil.

Pour le Conseil, ce devait être le premier maillon d’un réseau pouvant accueillir des Subars d’autres régions, utilisant ces structures pour développer leurs propres activités.

Dans le principe, les coopérateurs entrants (essentiellement Subars) devaient être cooptés par les coopérateurs en activité, puis confirmés par le Conseil Syndical, qui représente les intérêts du syndicat (en détenant des parts de la scop). Tous les salariés entrant dans nos scops devaient avoir normalement 6 mois pour devenir coopérateurs, ou, à défaut, quitter l’entreprise.

Le syndicat s’était donné deux ans pour accompagner « la Belle Equipe » vers l’autonomie, tout en allégeant progressivement son soutien.

Au-delà, le syndicat restait porteur :

  • d’un projet de création d’une scop de consommation, agissant sur les questions de décroissance, d’équilibre alimentaire, et d’échanges ;
  • d’un projet de coopérative d’habitants axé sur les approches en auto-conception, auto-construction, autogestion pouvant associer des espaces dédiés à la petite enfance ou à l’hébergement d’urgence.

 

2.B – La préparation

Le syndicat mis en place une formation professionnelle initiale, destinée aux deux futurs coopérateurs. Outre les aspects administratifs et constitutifs de la société, elle organisa une formation au métré afin de permettre à ces camarades d’établir des devis à proposer aux futurs maîtres d’ouvrage.

D’autre part, le syndicat lança une campagne de souscription et d’emprunt auprès de sympathisants, afin de récolter des fonds pour permettre l’acquisition d’outillage et de véhicule. Pour que les coopérateurs conservent le contrôle de l’entreprise, le syndicat, porteur de l’ensemble des sommes récoltées, entra pour un tiers du capital et de fait se porta garant des sommes prêtées.

Chaque coopérateur apportait en capital la somme de 5 000 euros.

En dehors de l’apport de 15 000 euros des deux coopérateurs et du syndicat, ce dernier garantit un prêt de 18 000 euros consenti par deux personnes extérieures au syndicat pour acheter un véhicule professionnel.

Enfin le syndicat, au travers de la coopérative d’architecture Archi-Ethic, d’adhérents ou de sympathisants de l’Union Régionale Parisienne CNT-f, apporta, de fait, la clientèle de la première année.

Environ 6 mois furent nécessaires pour cette préparation.

 

2.C – 27 mois d’activité

Comme énoncé précédemment, le CA de la première année devait dans le principe être acquis.

Des tableaux de bords avaient été préparés pour permettre le contrôle de l’exploitation.

Le syndicat avait établi que les membres de la scop devaient chacun prendre un mandat au Conseil Syndical, assurant ainsi le syndicat d’avoir un retour hebdomadaire sur l’évolution de la coopérative.

Au septième mois d’activité, un défaut d’anticipation (organisationnelle et commerciale) fut à l’origine d’un « chômage technique » de plusieurs semaines grevant fortement la trésorerie de l’entreprise.

Au 16ème mois, un des deux coopérateurs ne réembaucha pas après les congés d’été. Ce coopérateur, mandaté du Conseil Syndical, abandonna de ce fait la scop et le syndicat.

Pour répondre à l’urgence des chantiers, le coopérateur restant imposa comme salarié son frère, que le syndicat (second coopérateur en titre) ne rencontra jamais.

Rejoint enfin la scop, un dernier camarade du SUB, alors demandeur d’emploi, qui conserva son titre de salarié (moins de 6 mois dans la scop), jusqu’au mois de juillet suivant où le syndicat, faisant le constat de la perte du capital, d’énergie sinon d’envie du gérant en titre, et de commandes, proposa de licencier (afin de garantir son droit aux allocations de chômage) le gérant (à sa demande) et la mise en sommeil de l’entreprise.

 

3 – LE POURQUOI DES ECHECS

 

3.A – Quel soutien ?

Dans un cadre général hostile à l’autogestion, la question du soutien nous semblait primordiale et devoir s’effectuer à deux niveaux.

  • Celui du syndicat, par un soutien moral (au syndicat et dans la scop, le principe d’entraide est primordial, la scop est une forme d’expression du projet émancipateur porté par le syndicat), technique (le syndicat peut apporter le soutien des compétences professionnelles qu’il détient), commercial (apport d’affaires par la coopérative d’architecture, et individuellement par les adhérents).
  • Celui d’un soutien plus large de nature financière (apport monétaire au Capital) et commerciale (apport d’affaires).

Il avait été convenu que les coopérateurs informeraient régulièrement ces deux niveaux de soutien par :

  • Une information comptable régulière du syndicat
  • La production d’une lettre d’information destinée aux souscripteurs

Aucun de ces engagements ne fut réellement et régulièrement tenu malgré les demandes de certains membres du Conseil Syndical.

 

3.B – La place du syndicat

Le syndicat avait pensé qu’en étant membre coopérateur il avait une possibilité de contrôle sur le projet et particulièrement ses valeurs (égalité des coopérateurs, formation, conditions de travail, rémunérations).

Ce fut une erreur, et un échec total, pour le syndicat qui, dans cette affaire, a perdu :

  • Les coopérateurs, qui démissionnèrent du syndicat.
  • Une somme de 25 000 euros, entravant ainsi le développement propre du syndicat et de ses moyens financiers d’entraide et de lutte contre le patronat
  • L’exemplarité de l’expérience auprès de ses syndiqués, de son organisation confédérale, et de l’extérieur (image).

Aujourd’hui, le syndicat pense :

  • Qu’il n’a pas suffisamment mobilisé à l’intérieur du syndicat, car pour beaucoup de ses membres, cette expérience ne fut celle que de deux adhérents.
  • Qu’il n’avait pas suffisamment de membres qualifiés en interne pour apporter un soutien professionnel conséquent à une entreprise exerçant dans un domaine très concurrentiel.
  • Qu’il s’est leurré sur ses moyens de contrôle.

 

3.C – La maîtrise du capital

Le fait que le capital soit attaché aux coopérateurs fut une des causes de la situation de faillite.

  • Il fut un élément de sélection (quel ouvrier a les moyens de trouver 5 0000 euros pour son entrée dans la scop ?), qui laisse de côté une très grande partie des adhérents du syndicat.
  • Le risque que le coopérateur perde son apport en capital (ce qui s’est effectivement passé pour les trois coopérateurs impliqués) renforce l’idéologie capitaliste que nous sommes censés combattre.
  • Dans le cas d’une réussite de l’entreprise, l’évolution de la valeur de ce capital menace le projet égalitaire, entre anciens et nouveaux coopérateurs.

 

3.D – L’état de « conscience »

Au syndicat, nous évoquons trois états de conscience du syndicalisme. Leur découverte et assimilation doit permettre à chaque adhérent d’accéder à cet état de « libre producteur », sujet de l’émancipation.

  • La première est  la Conscience de classe, qui veut que le salarié prenne conscience de sa « qualité » d’exploité dans un rapport de classe.
  • La seconde est la conscience de métier, qui permette au salarié de considérer sa place dans le système de production au regard de sa qualification professionnelle, qui (plus elle est grande) lui permet une autonomie face à l’emprise du patronat.
  • La dernière est la Conscience révolutionnaire, qui révèle au salarié que la société est injuste et qu’il faut la changer.

On constate que rares sont les adhérents qui arrivent au syndicat pourvus de ces trois états de conscience.

  • Certains peuvent être des militants libertaires convaincus, mais cependant non qualifiés et/ou affichant un mépris de classe.
  • Certains peuvent être de très bons professionnels marqués par une formation initiale (compagnonnique par exemple) opposée à une conscience de classe.
  • Certains sont encore des ouvriers non qualifiés, objets d’une exploitation révoltante, subissant la lutte de classe engagée par le patronat, mais sans envisager de changer la société.

Le but du syndicat, à travers la défense des intérêts immédiats (conscience de classe), au travers de la formation professionnelle (conscience de métier) ou de la formation syndicale (conscience révolutionnaire), travaille à la révélation de ces trois « consciences » chez ces adhérents.

Dans une expérimentation syndicale autogestionnaire, il est primordial que les coopérateurs aient atteint ce niveau de conscience. Le syndicat n’a pas eut ce rôle de contrôle dans la cooptation des coopérateurs, qui ont insufflé alors, dans la coopérative, des valeurs opposées à celles du syndicat.

 

3.E – L’organisation du travail

L’organisation du travail dans le bâtiment nécessite qu’au moins deux coopérateurs soient en même temps présents sur le chantier (efficacité dans le travail mais aussi sécurité).

Le principe retenu était que la compétitivité de l’entreprise reposait sur le principe de « se donner la main ». Le travailleur qualifié dans un domaine recevait l’appui d’un autre moins qualifié qui venait en appui et inversement sur d’autres travaux.

Les tentatives syndicales précédentes pour monter la scop avaient échoué sur cette question. Des travailleurs qualifiés refusant  de « donner la main » sur des travaux sortant de leur champ de compétence.

Ce principe

de deux travailleurs constamment sur un même chantier fut rarement respecté, et ce pour plusieurs raisons.

  • Mauvaise préparation du chantier obligeant un des coopérateurs à sans cesse devoir aller chercher des matériaux et de l’outillage complémentaire.
  • Retard pris sur les travaux obligeant l’un des coopérateurs à finir le premier  chantier pendant que l’autre commençait le second.
  • Mauvaise gestion administrative et commerciale

La question du rapport au travail doit, aussi, être approfondie. En effet le problème de l’auto-exploitation inhérent à la création de petites entreprises (à faible capital initial) dans un monde économique ultra-concurrentiel, oblige souvent leurs créateurs à une amplitude horaire de travail bien supérieure à la réglementation sociale. Si cet état de fait participe des valeurs du libéralisme, il est bien évidemment à l’opposé  de celles du syndicalisme que nous développons. L’organisation du travail doit pouvoir tenir compte de ces « impondérables » qui donne à la vie de l’ouvrier (à ses désirs immédiats), une place prépondérante, et relativise l’importance du travail.

 

3.F – La qualification professionnelle

Il s’avère que généralement l’industrie du bâtiment dispose d’une main d’œuvre peu qualifiée, s’étant formée empiriquement sur les chantiers. Ce phénomène est bien évidemment renforcé sur le marché artisanal, correspondant au champ concurrentiel de la « Belle Equipe ».

Les coopérateurs de la scop ne dérogeaient malheureusement pas à cette règle. « Bricoleurs de bonne volonté », ils accumulèrent des malfaçons à l’origine de retard de chantier ou de défauts de règlements.

La question de la formation continue, largement évoquée par le Conseil Syndical, obtint toujours la même réponse des coopérateurs : « pour le moment, il faut bosser pour assoir la stabilité de l’entreprise, on se formera après ».

 

3.G – L’égalité

Cette question est primordiale, dans une société parfaitement inégalitaire et pour un projet qui veut tendre vers l’égalité.

Le syndicat a fait l’erreur de trop vouloir la promouvoir, alors que les compétences de chacun ne le permettaient pas. La rotation sur les différents postes de travail fut à l’origine d’une partie des disfonctionnement et alimentèrent des tensions humaines et sociales entre coopérateurs.

Faute d’avoir pu définir les fondements de cette égalité (salaire, temps de travail, rotation des taches, etc.), le fonctionnement de l’entreprise renforça ces inégalités.

 

3.H – Quelles compétences ?

Au-delà de la qualification professionnelle, évoquée plus avant, se pose la question de l’acquisition de compétences supplémentaires nécessaires au fonctionnement d’une entreprise autogestionnaire dans un système capitaliste.

Une des premières conditions est la capacité à se projeter dans le temps, à planifier des actions qui doivent permettre de préparer le présent. A l’exemple de : « quand j’ai du boulot je n’en cherche pas d’autre », la coopérative se retrouva plusieurs semaines sans chantier à suivre.

C’est une difficulté de base supplémentaire pour des ouvriers que leur expérience a confiné dans des tâches subalternes d’exécution, et souvent parcellaires. L’ouvrier, et d’autant plus s’il est moins qualifié, ne se pose pas ces questions dans son exercice professionnel courant (dépossession de l’outil de travail).

Cette gestion particulière du temps présent est opposée au principe d’accumulation capitalistique. Il en fait une des caractéristiques révolutionnaires de la classe ouvrière qui, comme dans le poème de Jacques Prévert, peut préférer, le lundi venu, et s’il fait beau, tourner le dos à l’usine.

 

3.I – La communication interne et externe

La communication entre coopérateurs ou avec les clients, fournisseurs et cotraitants de l’entreprise se trouve compliquée par le manque d’aisance orale que rencontrent des personnes ayant été peu scolarisées ou que l’exercice professionnel conduit à s’exprimer plus souvent corporellement que par l’usage de la parole. C’est effectivement le cas pour des ouvriers du bâtiment.

Outre les difficultés rencontrées sur les chantiers ou dans la négociation, renégociation avec les clients (compte tenu des conditions de production et des malfaçons induites, tout est tout le temps renégocié), les coopérateurs, qui avaient pourtant une relation amicale forte avant la coopérative, en arrivèrent à ne plus se parler du tout, à tel point que quand un des coopérateurs décida de ne pas reprendre le travail après une période de congés, il fallu plusieurs semaines avant de connaitre sa décision.

Ce rapport à l’autre s’exprima aussi dans la difficulté à construire une image commerciale, qui ne soit pas l’exacte représentation des coopérateurs (mode d’expression et de représentation). Il ne fut pas possible par exemple de réussir en 27 mois de faire apposer le logo de l’entreprise sur le camion.

 

3.J – Le marché

Le marché sur lequel évoluait la Belle Equipe est un marché très concurrentiel occupé par une multitude de micro-entreprises artisanales souvent à l’extrême limite de la légalité sociale et fiscale, avec pour conséquence une lutte acharnée sur les tarifs.

Pour garantir le niveau des salaires, de formation et de conditions de travail, la scop devait développer une image forte lui permettant de toucher une clientèle particulière susceptible de lui permettre une rentabilité effective. Mais :

  • Le faible niveau de qualification des coopérateurs,
  • La communication défaillante de l’entreprise,
  • La mauvaise organisation des chantiers,

ne permirent pas de fidéliser cette clientèle.

3.K – De la responsabilité

Cette question formulée en terme de responsabilité collective ne fut pas suffisante.

La qualité de gérant (et de responsabilité réelle et fantasmée sur ses biens propres), la crainte des avis d’huissiers, renforcent le sentiment que la responsabilité n’est pas collectivement partagée.

Ce sentiment induit chez ceux qui se sentent abandonnés (parce qu’ils sont gérants, ou parce qu’ils considèrent que les plus grandes responsabilités – comptables, commerciales, techniques, etc. – leurs reviennent), une certaine défiance, et donc se considèrent comme non redevables d’informations envers le collectif (qui les aurait trompé, voire manipulé).

Cela renforce aussi pour eux la responsabilité des autres coopérateurs qui deviennent : « pas assez : responsables, impliqués, compétents … ».

 

4 – LES CONDITIONS D’UN REDEMARRAGE

4.A – Quel soutien ?

  • Le syndicat s’avère dans l’impossibilité d’apporter un soutien technique bénévole à une structure économique exerçant sur le marché privé. Ses temps de réaction et de mobilisation sont trop lents pour être en adéquation avec les exigences d’une activité qui se doit d’être rentable.

Si le syndicat peut aider à constituer un comité technique de soutien à la scop, ce dernier, pour être efficace doit trouver, lui-même, le moyen de sa rentabilité.

  • Il nous semble indispensable de constituer un réel collectif de soutien.

Pour cette première tentative, nous avons principalement limité les soutiens à un caractère financier et à la marge de l’apport d’affaire. Ce qui fut certainement une erreur. Le corollaire à cette démarche, induit que nous trouvions les moyens humains pour organiser une forme de communication, accessible à tous et qui puisse permettre une sensation communautaire plus grande (mais aussi plus exigeante) envers les coopérateurs.

 

4.B – La place du syndicat

Le fait que le syndicat ait été lui-même coopérateur était une erreur à ne pas renouveler. Outre le fait que le syndicat n’a pu protéger ses valeurs, il s’est retrouvé responsable d’une dette qui réduit ses capacités d’intervention et de lutte.

  • Le syndicat doit trouver une structure autonome adéquate de soutien de projet, pouvant lui permettre tout à la fois de contrôler que les valeurs développées dans la scop sont en accord avec celles promues par le syndicat, sans assumer les risques financiers d’une entreprise privée.
  • Pour que ces expériences soient perçues comme une prolongation du syndicat, il doit rester le vivier dans lequel les scops trouvent des coopérateurs préparés (travail syndical sur les 3 consciences), et alimenter la structure garante du capital en administrateurs conscients … et s’en tenir

 

4.C – Le capital initial

L’historique nous montre que l’accumulation de capital par rétention des bénéfices est peut être la cause principale de la disparition des entreprises autogérées. Les coopérateurs peuvent se sentir plus intéressés par l’argent et la propriété que par le travail, ce qui amène à limiter le nombre de coopérateurs, à la dispersion du capital lorsque ceux-ci approchent de l’âge de la retraite et à l’engagement de travailleurs de deuxième catégorie, simplement salariés, au lieu d’être membres à part entière de la coopérative.

C’est pourquoi, il peut apparaître essentiel de distinguer contrôle et propriété.

 

Gestion Ouvrière

Les coopérateurs doivent absolument participer au contrôle, à la direction et à l’exploitation de l’entreprise.

Ceci peut cependant être dissocié de la propriété du capital immobilisé mais externalisé sous forme d’une dette perpétuelle (non remboursable sur les revenus de l’entreprise). L’achat et la vente des biens de production (locaux, équipements, etc.) et la réalisation des gains en capital ne sont plus ainsi du ressort des coopérateurs.

En séparant les fonctions d’accumulation et de financement de celles de travail et de production, on crée un nouvel organisme, qui peut lui-même être au service de plusieurs entreprises (assistance technique, organisme de crédit réservés aux coopérateurs, fonds de garantie des services sociaux, etc.).

 

Société de Soutien

La « société de soutien » (à but non lucratif ou mutualiste), est donc un organisme financier chargé de fournir à la coopérative son capital de base, lui assurant ainsi que la valeur de ses biens sera protégée tant que les décisions portant sur leur usage productif n’iront pas à l’encontre des principes autogestionnaires. Elle ne pourra contraindre l’entreprise à cesser d’utiliser cet actif si ces conditions sont satisfaites.

L’appartenance à la « société de soutien » donne un droit de vote, mais pas de titres ou actions.

Le capital de base de la « société de soutien» constitué à partir de contributions et des bénéfices d’exploitation obtenus à partir des plus-values en capital et des redevances des services, est semblable à une fondation ou à un fond de crédit. Les bénéfices d’exploitation doivent s’accumuler en faveur des coopératives plutôt qu’en faveur d’un ou plusieurs individus. Corollairement, en cas de liquidation de l’actif net de la « société de soutien », il doit revenir à une autre « société de soutien » ou à un syndicat.

 

4.D – L’état de « conscience »

Le syndicat doit mettre en place les moyens de vérifier que les camarades qui se destinent à rejoindre la scop ont acquis les trois niveaux de conscience évoqués précédemment.

  • Pour la conscience de métier, le syndicat doit travailler, au travers du bureau de placement, à la mise en place d’un cursus de formation professionnelle qui fasse des postulants à rejoindre la scop, de véritables professionnels. Dans la prise de mandat du « Chantier Syndical », le syndicat pourra vérifier ces acquis, mais aussi vérifier (et à défaut former) que ce camarade dispose aussi des qualités de transmission nécessaires au travail d’équipe.
  • Pour la conscience de classe, le syndicat vérifiera les qualités d’entraide dont le camarade postulant dispose et peut mettre en œuvre au travers d’un mandat du Conseil Syndical dont il prendra la responsabilité.
  • Pour la conscience révolutionnaire (et donc la capacité à prendre ses distances avec le modèle actuel), le syndicat demandera au postulant de se former à l’animation de tout ou partie de cession de formation syndicale, de prise de parole public de représentation du syndicat.

 

4.E – L’organisation du travail

Pour se préparer à la coopération, les postulants devront collectivement animer une coopérative de distribution, qui servira d’incubateur.

L’animation d’une telle structure qui demande de la gestion (épicière), des commandes fournisseurs, des livraisons, de la comptabilité et de l’animation d’événements devra permettre sur un temps minimum d’une année (de travail syndical bénévole) de passer sur l’ensemble de ces fonctions.

C’est aussi le moyen pour le syndicat de vérifier de la qualité de l’investissement humain sur une longue période, et que les camarades destinés à travailler ensemble puissent se tester dans une période sans risque financier.

 

4.F – La qualification professionnelle

La question de la formation initiale ayant été abordée au chapitre « état de conscience », il nous parait indispensable d’insister maintenant sur la question de la formation continue. Comme nous le verrons plus après, il nous semble primordial d’envisager dès le départ un plan de formation qui puisse se mesurer, bien évidemment dans l’intérêt de l’entreprise, mais aussi individuel (les syndiqués se plaignent souvent de ne pas pouvoir accéder à une formation qualifiante dans les entreprises classiques), dans la question de la rémunération individuelle, dans l’organisation des chantiers (planifier la formation dans le calcul de rentabilité des chantiers, etc.).

 

Trouver les mots … pour le faire.

La question du langage est primordiale, elle l’est déjà dans le fonctionnement interne du syndicat. Cette formation donnée au syndicat est donc de première importance, et passe par :

  • Les cours d’Alphabétisation
  • La chorale du syndicat (le groupe SUB Urbain)
  • La préparation à la prise de parole pour les manifestations auxquelles participe le syndicat
  • La participation au Conseil Syndical et la prise d’un mandat.

 

4.G – L’égalité

L’égalité est trop souvent perçue dans le salaire, les tâches ou l’implication personnelle.

Si nous continuons à considérer que l’ensemble des salariés doivent passer sur toutes les tâches, il a sûrement été une erreur de penser que la répartition en temps devait être égalitaire.

Peut-être que celui qui est, à l’instant T, plus agile sur la part commerciale, pourrait y passer (en pourcentage) plus de temps qu’un autre qui sera plus à même de gérer la compta ou le chantier. S’il faut conserver le principe de la rotation des tâches, le temps qui y est consacré par chacun peut être différent.

La question de l’égalité peut aussi considérer un temps de travail choisi, qui peut être différent selon la situation familiale, ou les envies de chacun. La charge de travail devra en tenir compte.

Se pose aussi la question du quotient familial, de la rémunération de l’apport d’affaire, etc.

Toutes choses qui doivent être définies avant le début effectif de la production.

 

4.H – Le marché

La redéfinition de marchés porteurs doit correspondre aux degrés de qualification des coopérateurs, et à l’analyse de marchés porteurs et rémunérateurs. La dimension d’auto construction (au travers d’encadrement de chantier, d’animation d’ateliers – bois par exemple – ou de formation) doit être intégrée comme valeur portée par la scoop, mais aussi comme image identificatrice, et comme source de régulation de CA.

L’apport en bien immobilier (appartements ou locaux associatifs et professionnels) par la Société de Soutien, peut aussi permettre de mieux gérer les périodes de creux (retard de démarrage ou arrêt de chantier) dans les plannings de travaux (situation fréquente dans la production du bâtiment).

4.I – De la responsabilité

Pour éviter cette notion de responsabilité qui crée des antagonismes au sein de la coopérative et valorise les principes libéraux du travail, du mérite, de la plus-value et donc de l’inégalité, le syndicat se propose de valoriser deux axes, qui sont :

 

La non propriété

Le fait de séparer Capital et Travail sur un modèle autogestionnaire et transitoire comme évoqué plus avant, et d’inclure chaque scop dans un mouvement plus vaste qui l’enveloppe et la protège, peut être le moyen de rétablir une égalité de fait entre tous les coopérateurs.

 

La non accumulation

La conservation et la gestion (planification et finances) des pratiques ouvrières de « refus de parvenir » (accumulation bourgeoise), qui entendent définir un rapport au travail désaliéné, au travers d’une forme de droit à la paresse (dans un cadre restant à définir), établit sur une véritable qualification professionnelle et un état de conscience acquis au sein de notre pratique syndicale.

CONCLUSION

La scop demeure un outil difficile et délicat, car au cœur d’un système (économique, politique et culturel) que nous combattons. Elle reste une entreprise dont l’exercice se fait dans un monde libéral de profit et de déréglementation sociale à l’opposé de notre projet.

Pour le SUB, l’expérimentation coopérative n’est ni le but, ni le moyen pour parvenir à l’émancipation. Elle en est tout au plus un outil, un appareil de gymnastique révolutionnaire.

Notre choix est de s’organiser sur le plan des valeurs du Travail qui s’opposent à celles du Capital. Non pour le vaincre par cette seule action, mais bien pour renforcer notre culture prolétarienne faite du « refus de parvenir ».

 

Intervention de Pierre

Compte-rendu subjectif de la discussion ETAPE sur l’expérience de la boulangerie La conquête du pain de Montreuil

D’après la prise de notes de l’intervention de Pierre

 

Equipe de la boulangerie autogérée de Montreuil, « la conquête du pain », 8 salariés et deux apprentis, pain à l’épautre et le pain sans gluten, on s’en fiche un peu, mais notre expérience a plusieurs avantages importants :

Les organisations libertaires et anarchistes (j’appartiens depuis 15 ans la CND fonctionnent en vase clos, on se connaît tous de visu) ces entreprises permettent une réelle implantation locale et de quartier, même les syndicats nous sommes vraiment minoritaires, un tout petit mouvement, or à l’échelle d’un commerce de quartier, la question de la production et la consommation, on peut avoir une connaissance locale, le levier n’est pas le même. C’est un lieu de réflexion très important car notre idéologie est bonne, le capitalisme se transforme et l’anarchisme non, nous sommes très adaptables, l’analyse de Marx est fausse, le capitalisme provoque des crises en s’en relève à chaque fois et nous avons un peu de mal à suivre, l’entreprise nous aider à trouver des parades et des failles dans notre idéologie, même si cela ne doit pas supplanter un travail global d’organisation dynamique, une entreprise est cependant petite, et isolée dans sa bulle, elle disparaître car les membres s’épuiseront, importance des réseaux politiques, leviers de lutte et expériences concrètes, projet sociétal permettant de sombrer dans l’alternativisme (différence perspective humaine et dimension politique).

Conjoncturel : il faut faire du fric pour fonctionner quelle qu’elle soit, notamment pour les locaux, le capitalisme le tolère, s’en fout, trouve ça sympa et c’est la caution morale, mais le couperet tombe si cela ne fonctionne pas, même si nous sommes moins bien équipés pour gérer les lois et les règles complexes

Structurel : grand fantasme des reprises d’entreprises par les ouvriers, c’est très rare l’autogestion, en général on nomme un gérant, avec une hiérarchie même un délégué syndical de la CGT peut devenir un patron (vision très théorique), on reproduit le modèle qu’on connaît qui est le modèle patronal

On a vu les limites du mythe de la désocialisation (autonomiste, gauche, modem) tout le monde ne peut pas tout faire, même si tout le monde doit en avoir la connaissance, on ne peut pas former un boulanger en 3 mois, il faut minimum trois ans et en fait, il en faut 7 ou 8 dans un squat atelier partage ta médecine moi personnellement je n’irais pas mais comment faire pour que cette spécialité ne devienne pas une source de pouvoir, comment laisser les autres avoir prise

Problème de désir de prise de pouvoir ou problème de responsabilités à prendre (cela arrange tout le monde, parfois lourd de conséquences ou d’emmerdement et au bout d’un moment la personne ne voudra plus s’en séparer, de cette position de pouvoir et de la même façon comment gérer les gens qui ne font pas leut travail dans une structure de production cela peut provoquer des problèmes graves, il y a encore des produits chimiques et si les gens décident de ne pas y aller, ça explose et il y a des morts

Problème du droit et de la justice, litiges jugés par qui, une personne qui nous a coûté des dizaines de milliers d’euros, trois ans pour rembourser le trou, on a eu du mal à assumer de dire à cette personne, on te fixe un ultimatum et sinon tu partiras on a laissé toutes les possibilités et cela a duré très longtemps, on a proposé, mener un projet mais d’accepter le fait de prendre des responsabilité tout le monde était d’accord mais personne n’a voulu lui dire, j’ai fondé la coopérative j’ai dû lui dire au bout de quatre ans, on mettait les apprentis dans des situations très précaires, conséquences, personne ne voulait appliquer les règles fixées nous-mêmes, le milieu libertaire se base sur un rapport de force, on n’est pas capables de dire non ça n’est pas tolérable et donner des raisons à tes actes et prendre des décisions pour que cela s’arrête, ou on choppe dans un coin et on lui défonce la gueule, on recommence et au bout d’un moment il s’en va parce qu’il a peur de prendre des baffes (milieux autonomes ou orgas politiques, ça se règle en pugilat et c’est le plus fort qui gagne)

On a donc une implication locale, les organisations politiques on énormément reculé, mise en pratique de ce qu’on défend, question de la déspécialisation et organisation de la production pour fédérer des initiatives de luttes, je rejoins Raff, un réseau autogéré au sein du capitalisme, ça n’a pas de sens, si on réussit, on sera détruit par le capitalisme comme une menace.

 

En boulangerie, les autogérés et les coopératives sont différentes, les coop ce n’est pas intéressant pour céder une entreprise avec plus-value, une coop c’est bien pour distribuer les impôts sur les bénéfices car c’est redistribué (aux salariés au moins 35 % doit être redistribué) seules les redistributions aux actionnaires sont imposées, deux assemblées salariées mais il ne peut y avoir que deux.

Les scop sont des sarl sous statut coopératives ou sinon les sapo, ce sont des entreprises qui fonctionnent pareil, dans l’entreprise autogérée c’est égalitaire, on est une scop mais toutes les scop ne sont pas autogérées.

Dans les scops plusieurs mouvements : les scouts par exemple, ils lisent depuis des années mais pas dans la même perspective que nous, mais ils ne viennent pas du milieu, nous sommes très peu mais dans le milieu libertaire qui crée des amaps la tentation d’alternativisme est forte, on va créer des amaps (légumes) et les autonomes (théorie des archipels défendre par les forces militaires pour faire peur à la police) deux facettes d’une même théorie au contraire nous sommes la bonne conscience du capitalisme. Ils nous aiment bien, nous les jeunes. Il nous faudrait aussi une fédération. Chez nous on n’a pas le droit de frapper les apprentis, nous c’est normal, on cogne l’apprenti, on a décidé de ne pas le faire, vous ça vous fait rire, mais dans l’alimentaire on tape les apprentis et c’est normal, moi on m’a respecté comme ouvrier le jour où j’ai mis le poing dans la gueule de mon chef, quand un apprenti ne marche pas, c’est une perte d’énergie et de temps énorme, les entreprises de petite taille travaille énormément dans l’urgence, tous les patrons veulent créer une boîte, revendre à cinq ans, nous créer une alternative plus calme est tentante de sortir des problèmes sociaux des gens. On doit remettre les choses dans une perspective révolutionnaire sinon les choses n’ont aucun sens ;

Notre capacité sociale et créative a beaucoup évolué, le milieu libertaire traite très mal le problème de la justice et du droit gros problème moi y compris, on n’arrive pas à régler les problèmes dans la pression du milieu capitaliste, une entreprise classique est mieux formée que nous, mais ne pas avoir une vision trop positiviste de bravo comme vous fonctionnez bien que vous êtes tous heureux, mais nos initiatives telles qu’on les mène, elles péricliteront si elles ne sont pas des outils de transformation sociale et des outils de réimplication dans les problèmes sociaux bien plus forts que ceux qu’on a à l’heure actuelle, moi militant en dehors des périodes de mouvements sociaux, on reste en vase clos, cela nous permet de le faire ces initiatives de proximité, et on devrait être fédérés, on doit encore se poser les questions des limites de ce qu’on fait en restant optimistes.

Au bout de quatre ans d’existence on a changé cette image. Si nous n’avions pas eu un bagage politique, nous n’aurions pas pu faire ce travail-là, nous serions des boulangers bobos qui ont un discours sur l’autogestion. Je ne suis pas pessimiste, on a encore la volonté d’agir, d’un point de vue local, national et international. Les jeunes me parlent parce qu’il y en a cinq dont j’ai pris le CV et ils viennent chercher les pains au chocolat parce qu’on les file le vendredi soir, et on invite des boulangers de fédérations nationales et même à l’international. On peut faire des choses à plus grande échelle. On a soutenu les gens d’Aulnay, les expulsés, c’est très efficace, mais nous sommes issus du, et dans, le capitalisme.

Séminaire ETAPE n°4 – What’s new Pussycat ? Transformations et permanences dans les mouvements sociaux en France

 
Quatrième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Décembre 2013 –

 

What’s new Pussycat ?

Transformations et permanences dans les mouvements sociaux en France

A partir d’un texte de Lilian Mathieu

 

Sociologue, directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de : Mobilisations de prostituées (Belin, 2001), La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politique en France aujourd’hui (Presses de SciencesPo, 2011) et L’espace des mouvements sociaux (éditions du Croquant, 2012) Ancien militant du NPA

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Rapporteuse « compréhensive » : Iana Guillemeau (doctorante en sociologie à l’Université Paris Descartes)

Rapporteur « critique » : Ivan Sainsaulieu (professeur de sociologie à l’Université de Lille 1, ancien militant exclu de LO)

 

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Texte de Lilian Mathieu

Contribution de Lilian Mathieu

What’s new pussy cat ?

Transformations et permanences dans les mouvements sociaux

en France

 

– séminaire du 6 décembre 2013 –

 

Je voudrais dans ce texte revenir sur un certain nombre de lieux communs des discours médiatiques mais aussi sociologiques sur le militantisme contemporain et ses évolutions. Beaucoup de ces discours mettent l’accent sur les transformations, voire les mutations, que connaîtrait aujourd’hui le militantisme, et je vais en grande partie prendre le contre-pied de ces discours d’une part pour montrer en quoi ils sont à mes yeux erronés, ou tout au moins exagérés et décalés, et d’autre part pour insister sur ce qui me paraît les permanences les plus notables de l’activité militante.

 

J’insisterai aussi à la fin de mon exposé sur ce qui me semble par contre de vraies tendances dans l’évolution du militantisme et sur les difficultés que cela peut présenter pour un mouvement comme le vôtre. L’enjeu serait en quelque sorte de ne pas se poser de faux problèmes mais de prendre la mesure des enjeux du présent.

 

1. La routine de l’innovation

 

Que nous dit ce discours journalistique et sociologique ? En premier lieu qu’il existerait des formes de militantisme anciennes, comme telles condamnées à dépérir, et des formes nouvelles qui seraient destinées à les supplanter. Plutôt que d’envisager des nuances ou des continuums entre des manières de s’engager et de défendre une cause qui seraient plus ou moins spécifiques à certains groupes ou à certaines causes, on présuppose une opposition entre deux conceptions du militantisme, une opposition qui s’exprime de manière temporelle : entre un ancien et un nouveau, donc. Et la vocation du nouveau est comme toujours de faire disparaître l’ancien pour le remplacer.

 

Cette opposition se repèrerait tout d’abord au niveau des formes d’action publique, de ce que le sociologue américain Charles Tilly appelait le répertoire de l’action collective, c’est-à-dire l’ensemble des manières d’agir publiquement dont dispose un groupe à un moment de son histoire. Sur ce plan, l’opposition entre ancien et nouveau se coulerait dans l’opposition entre le triste et le drôle, le convenu et le créatif. L’ancien ce serait typiquement « la manif à l’ancienne », ou dite « traîne savate », classiquement République-Bastille-Nation. Le nouveau ce serait les fêtes organisées par Jeudi noir lors de visites d’appartements aux loyers prohibitifs. Ce serait aussi les « manifestations de droite » avec des mots d’ordre outranciers pour stigmatiser les politiques favorables aux plus privilégiés. Aussi les pique-niques improvisés dans les supermarchés par l’Appel et la pioche, qui dénoncent les marges exorbitantes de la grande distribution, ou la Barbe quand des femmes font intrusion dans des arènes de pouvoir majoritairement composées d’hommes.

 

Les journalistes aiment beaucoup ces actions humoristiques, et c’est bien la moindre des choses puisqu’elles leur sont destinées en priorité, et il n’est pas anodin que des diplômés en journalisme ou en communication soient des militants de ces groupes experts dans l’imagination de telles actions publiques. A ce titre, ces actions sont certainement efficaces au niveau de l’écho médiatique pour faire connaître une cause et il ne faut pas négliger cet aspect.

 

Qu’il s’agisse d’une manière radicalement nouvelle de militer est plus douteux : le premier coup d’éclat du féminisme français, en août 1970, c’était déjà une action de ce type, réalisée avec de faibles effectifs militants et dont l’écho a été surtout médiatique : le dépôt de la gerbe à la femme du soldat inconnu sous l’Arc de triomphe. L’installation par Act Up d’un préservatif géant sur l’obélisque de la place de la Concorde, qui rassemble la plupart des traits supposés de l’innovation militante, date tout de même de 1993. On pourrait multiplier les exemples (j’ai des souvenirs des manifestations étudiantes de 86 où déjà il s’agissait de donner un côté plus punchy à la « manif à papa »), mais on arrivera sans doute au constat qui traverse les âges : quand on milite, mieux vaut le faire en rigolant, et en déployant sa créativité, que dans une ambiance morose où l’on s’ennuie. Et il n’est pas certain – on peut penser aux manifs contre le CPE – que l’humour soit nécessairement plus efficace que la démonstration de la force du nombre à laquelle se livre la « manif à l’ancienne ».

 

Deuxième point, le « nouveau militantisme » ne se singulariserait pas seulement par ses formes d’action, mais également par ses modes d’organisation. Sur ce point, les diagnostics convergent pour opposer un « ancien » fondé sur la hiérarchie, la bureaucratie, la rigidité et la verticalité à un « nouveau » caractérisé à l’inverse par l’informalité, le consensus, la souplesse et l’horizontalité. Plusieurs termes sont emblématiques de ce primat de l’informalité et de l’égalité militantes : collectif, coordination (comme celle des intermittents et précaires) et surtout réseau (tel RESF). La première remarque est que, là encore, la nouveauté n’est à l’examen guère patente. Le féminisme post-soixante-huitard avait lui aussi privilégié l’informalité, en partie par rejet du modèle bolchévique d’une extrême gauche dont bon nombre de ses membres étaient issues. Les coordinations, pour leur part, ont fait leur apparition il y maintenant plus d’une vingtaine d’années, au moment des mobilisations des étudiants, infirmières, cheminots et instituteurs, et elles-mêmes découlaient de la pratique soixante-huitarde des assemblées générales.

 

Mais surtout, ce que l’on constate si on prend un peu de recul historique, c’est que l’horizontalité et l’absence de formalisation bureaucratique ne sont pas des panacées et qu’elles présentent elles aussi des carences, et notamment en termes de démocratie. Il ne suffit pas de proclamer que la parole est à qui veut la prendre pour que chacun se sente autorisé à s’exprimer et, de fait, l’informalité tend à privilégier les individus qui disposent au préalable du plus de ressources militantes ou linguistiques, ce qui renvoie au silence les autres moins confiants en eux-mêmes. Proclamer qu’il n’y a pas de chef est le meilleur moyen de voir apparaître des chefs à qui il est d’autant plus difficile de demander de rendre des comptes qu’ils n’ont jamais été désignés comme tels ; proclamer que chacun milite comme il veut est le meilleur moyen pour que personne ne se sente responsable et qu’il n’y ait aucun pilotage de l’action, ou que ce soient toujours les mêmes qui se chargent du sale boulot.

 

Le troisième critère de nouveauté serait le militant lui-même, dont les logiques et les formes de l’engagement seraient elles aussi inédites. Investi dans un groupe dénué de pesante hiérarchie, le « nouveau militant » serait avant toute chose jaloux de sa liberté de pensée et d’action, et c’est le repoussoir de l’embrigadement qui est cette fois brandi pour stigmatiser les « anciennes » organisations auxquelles sont prêtées une injonction à suivre docilement et à assumer pleinement la « ligne » décidée par la « direction ». En sociologie, cet enjeu s’est coulé dans l’opposition entre le militant « total » et le militant « distancié ». Le militant total est dévoué corps et âme à sa cause, il a renoncé à toute autonomie de pensée pour s’en remettre à son organisation (et à ses chefs) et il lui sacrifie la plus grande part de son existence, notamment sa vie professionnelle et familiale. Le militant « distancié » est à l’inverse celui qui refuse de sacrifier son individualité au profit du groupe ; son engagement est mesuré (il limite le nombre et la durée de ses réunions pour préserver sa vie familiale) et circonspect (il refuse d’endosser toutes les positions de l’organisation, se définit comme sympathisant plutôt que comme adhérent, tient à affirmer son quant-à-soi critique, etc.). Il est également ponctuel et labile, passant d’une cause à l’autre en fonction des désirs, des convictions et des disponibilités. Le nouveau militant, en bref, serait un militant libre tandis que l’ancien serait asservi. Autre critère d’opposition, le militant total — son exemple typique c’est le militant du PCF du temps de sa splendeur ou le gauchiste post-soixante-huitard — croit naïvement au grand soir, qu’une révolution va transformer tous les rapports sociaux et que demain on rasera gratis, tandis que le militant distancié a tiré les leçons des totalitarisme et ne se bat que sur des terrains limités, où il est sûr d’engranger des succès limités mais où il se conduit de manière responsable.

Là aussi, un peu de distance critique oblige à révoquer cette opposition. D’une part parce qu’il n’est pas certain qu’on ait eu autant de militant un peu bourrins correspondant à la caricature du militant total au PCF ou à l’extrême gauche (qui ont toujours été des passoires), mais aussi parce que cette opposition, qui n’est pas sans pertinence, dessine plutôt un continuum entre des degrés variables d’investissement dans une cause collective, mais pas une transformation historique des manières de militer. Des militants dévoués corps et âmes à leur cause et qui, en quelque sorte vivent 24 heures sur 24 pour cette cause, on en trouve encore plein, et spécialement à RESF (avec des gens prêts à se lever au milieu de la nuit pour sortir un sans-papiers d’un centre de rétention) et le militant « total », si on veut continuer à l’appeler encore comme ça, est toujours là, et pas seulement au sein de l’extrême gauche la plus sectaire. En fait, selon ses disponibilités, selon que l’on est étudiante, travailleuse et chargée de famille ou retraitée, on a plus ou moins de temps et d’énergie à consacrer à sa cause, et l’intensité de son engagement s’en ressent. Il n’y a rien d’inédit là-dedans, ce sont des choses que l’on repère pour toutes les causes et toutes les générations militantes.

 

2. Permanences de l’action militante

 

Ce qui m’amène à la seconde partie de mon propos, celle qui insiste non sur les ruptures réelles ou supposées dans les manières de militer mais sur les permanences ou les continuités, ainsi que sur les conditions structurelles qui encadrent ou influencent le militantisme, et qui sont susceptibles de connaître des évolutions ou des transformations.

 

La première question qui me semble centrale, c’est précisément celle de la disponibilité que je viens d’évoquer. Hors le cas des permanents d’organisation, militer suppose d’avoir du temps libre à consacrer à sa cause, ce qui est loin d’être le cas de tout le monde. Autrement dit, un engagement dans une ou plusieurs organisations et/ou terrains de lutte n’est envisageable qu’à condition que d’autres activités ou préoccupations ne puissent représenter une concurrence. De ce point de vue, l’assignation des femmes aux tâches domestiques contribue à expliquer leur moindre présence au sein des organisations militantes (y compris celles qui se disent critiques des rapports sociaux de sexe) et que celles qui y occupent des responsabilités soient plus fréquemment célibataires, sans enfants ou relativement âgées (avec des enfants autonomes).

 

La disponibilité permet également d’expliquer que bon nombre de mouvements (l’altermondialisme, par exemple) connaissent une surreprésentation des générations à la fois les plus jeunes et les plus âgées : étudiants et retraités disposent de plus de temps à consacrer au militantisme que les générations intermédiaires, qui doivent concilier l’engagement avec leur vie professionnelle et familiale. On comprend dès lors que l’entrée dans la vie active ou la fondation d’une famille puissent entraîner une réduction plus ou moins drastique du temps consacré au militantisme, et notamment une réduction de l’éventail des engagements au profit de la concentration sur un registre de lutte considéré comme prioritaire. Du coup, le passage d’un engagement intensif à un militantisme plus spécialisé relève souvent plus d’un effet de génération, d’une nouvelle étape dans l’existence (on travaille, on se met en couple, on a des enfants), que d’une mutation du militantisme ; simplement dans certaines causes (comme l’altermondialisme) où bon nombre de militants franchissent les mêmes étapes au même moment, ça se ressent sur l’activité du mouvement (bon nombre d’altermondialistes qui étaient étudiants il y a dix ans travaillent aujourd’hui et ont fondé une famille). Il ne faut donc pas ignorer les effets d’âge dans le militantisme.

 

Une conséquence de cela est que certaines professions offrent davantage de disponibilité que d’autres pour militer – on pense bien sûr aux enseignants – et que plus généralement le recrutement social des milieux militants est tout sauf anodin. Au moins pour ce qui est des mouvements progressistes, on retrouve toujours les mêmes milieux surreprésentés, à savoir principalement les classes moyennes du public fortement dotées en capital scolaire : professions de l’éducation, du social, de la santé, qui votent prioritairement à gauche, sont souvent syndiqués, avec deux grands foyers toujours représentés, de manière variable selon les causes : le premier est celui du christianisme social (avec les organisations emblématiques comme CFDT et JOC) et l’autre celui de la tradition communiste (avec selon les générations une orientation plus PCF-CGT ou plus extrême gauche, notamment LCR). Ce sont des profils sociologiques qui sont extrêmement stables à travers le temps et qu’on retrouve dans une grande multiplicité d’organisations militantes (je pense à des travaux menés sur la LDH, le MRAP, la FASTI, DAL, ou RESF pour ce qui est de mes propres recherches). Cette homogénéité de recrutement n’a pas que des avantages, elle peut aussi contribuer à fermer les milieux militants sur eux-mêmes en excluant implicitement des personnes issues d’autres milieux sociaux, et spécialement des classes populaires ; c’est encore plus le cas dans les mouvements qui mobilisent des codes culturels exigeants (comme certains des « nouveaux mouvements » évoqués au début, qui misent sur des formes subtiles de théâtralisation).

 

Cette question du recrutement particulier des mouvements progressistes mérite quelques précisions : d’une part, les professions du public correspondent davantage à des notions d’altruisme ou de contribution dévouée au collectif que celles du privé, qui misent davantage sur l’individualisme, la réussite personnelle et la compétition. Le fait d’avoir été élevé dans telles ou telles de ces orientations de valeur joue autant sinon plus que l’exercice la profession lui-même, ce qui explique qu’on trouve fréquemment une forte hérédité militante : on ne milite pas nécessairement dans le même mouvement que ses parents mais on a été socialisé auprès d’eux à des valeurs et à des conduites qui sont en affinité avec l’engagement.

 

D’autre part, il y a un rapport très fort aux institutions qui se repère dans les profils Militants ; le fait d’être investi dans le secteur public, c’est-à-dire ce qui relève de l’Etat (spécialement ce que Bourdieu appelait la main gauche de l’Etat, celle qui protège et soutient), implique une connaissance des institutions et spécialement de leurs défaillances ou des décalages entre ce qu’elles prétendent faire et ce qu’elles font réellement. Ce n’est pas sans rapport avec l’humeur critique qui caractérise les militants, qui sont prédisposés à critiquer le fonctionnement des institutions parce qu’ils en connaissent les fonctionnements et les dysfonctionnements de l’intérieur, ou de près. Ce sont des choses que l’on repère sur une série de mobilisations récentes. Ce sont ainsi les entraves à l’accès des enfants de sans-papiers à une école républicaine dont ils révèrent la vocation d’émancipation qui sont au principe de l’indignation des enseignants engagés au RESF. La mobilisation des magistrats de janvier 2011 dénonçait les injonctions contradictoires d’un gouvernement qui leur intime de contrôler plus étroitement les criminels tout en leur refusant les moyens pour le faire. Le personnel soignant ne cesse de clamer que considérer l’hôpital comme une entreprise rentable ne peut que s’opposer à sa vocation première de dispensateur universel de soins. Le monde psychiatrique sait que la fonction pénale qui lui est imposée ne peut que mettre en péril sa mission thérapeutique. Les exemples pourraient être encore multipliés de ces agents qui se mobilisent au nom de leur connaissance intime et directe des écarts ou contradictions entre les principes généraux (et souvent généreux) de leur institution et son fonctionnement réel.

 

Cette question amène à deux enjeux sur lesquelles je souhaiterais terminer. La première est celle des conditions de reproduction des effectifs militants. J’ai dit que le recrutement social des mouvements progressistes (au sens large) se faisait prioritairement dans les classes moyennes du public, et notamment les enseignants et les professions de la santé ou du social. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que ce sont des couches sociales qui sont particulièrement menacées aujourd’hui, et que cela n’est pas sans conséquence sur la « production » de nouvelles générations militantes. J’ai dit également que l’action militante exigeait à la fois de la disponibilité et une adhésion à des valeurs de dévouement au collectif. La manière dont ces professions du public sont redéfinies actuellement tend précisément à nier ces deux dimensions : moins de disponibilité, et l’intrusion de valeurs plus individualistes et compétitives.

 

Ce qui m’amène à la deuxième question de ma conclusion. Ce qui me semble le plus menacer le militantisme progressiste aujourd’hui ce n’est pas la ringardise de ses manières de militer ou de s’organiser, mais l’affaiblissement de ses conditions sociales de possibilités. Le discours du nouveau militantisme, que j’ai évoqué au début et auquel il faudrait impérativement se conformer pour faire survivre sa cause, me semble aboutir à une culpabilisation des mouvements sociaux (et notamment des syndicats qui sont souvent posés comme exemplaires de cette ringardise dans ce discours, alors que leurs difficultés tiennent surtout à la répression anti-syndicale dans les entreprises). Ce discours conduit à s’engager sur des terrains qui ne sont pas nécessairement les plus pertinents – comme imaginer des actions qui plaisent aux journalistes pour pouvoir exister publiquement – et à se culpabiliser – « nous sommes trop ringards pour attirer de nouveaux militants » – alors que les difficultés ne relèvent pas tant des mouvements sociaux eux-mêmes, mais d’un contexte politique et idéologique défavorable. Mais ce ne sont que des pistes que j’ouvre à la discussion.

 

 

* Une première version de ce texte a été présentée sous le titre « Le militant nouveau est arrivé : lieux communs et vraies difficultés du renouvellement des engagements militants », lors de l’Université d’été du Planning familial à Paris, le 24 septembre 2011.

 

Rapport compréhensif

 

Rapport « compréhensif » sur le texte de Lilian Mathieu « What’s new Pussycat ? Transformations et permanences dans les mouvements sociaux en France »

– séminaire ETAPE du 6 décembre 2013 –

Par Iana Guillemeau

 

A l’inverse du rapport compréhensif du texte de François de Singly, je parlerai davantage avec mon costume d’apprenti sociologue, plutôt qu’avec mon costume de militante car j’ai du mal à trouver celui qui me convient parfaitement. Je me baserai à la fois sur le texte écrit spécialement pour ETAPE ainsi que sur l’article publié dans Résister au quotidien un militantisme qui n’a de nouveau que le nom et à titre d’exemple et d’illustration, un article du monde de 2009 : Les partisans du rire militant. Dans ces deux textes, Lilian Mathieu nous montre, en se basant sur des recherches empiriques, notamment les mobilisations de salariés précaires, la lutte des intermittents du spectacle et le Réseau Education Sans Frontières, en quoi il estime que la tendance journalistique qui voit du nouveau, de l’inédit dans les pratiques militantes influence certaines analyses sociologiques du militantisme.

 

Pour l’auteur, la question du nouveau et du renouvellement du militantisme aujourd’hui est exagérée et surtout à relativiser. Plutôt que de voir du nouveau en permanence ne faut-il pas plutôt chercher la permanence du nouveau ?

Pour cela nous reviendrons dans une première partie sur trois points précis du militantisme qui connaîtrait actuellement un renouveau ou en tout cas des transformations. Nous suivrons dans ce rapport compréhensif le déroulement logique que propose Lilian Mathieu dans sa démonstration. Ainsi, nous nous nous arrêterons sur ce que Charles Tilly appelle le répertoire de l’action collective, c’est-à-dire les modes d’actions mobilisés par les militants. Ce premier point s’intéresse donc au point de vue pratique de l’action. Ensuite, nous aborderons la question du cadre dans lequel s’inscrivent ces actions, qui serait désormais un cadre beaucoup plus égalitaire et réticulaire.

 

Nous aborderons ensuite la question du militant lui-même et de son rapport à l’engagement. Nous verrons en quoi les enjeux, les objectifs en quelques sortes, les raisons d’agir des militants auraient eux aussi changé de formes (tout cela étant lié à un contexte structurel de soi-disant fin des idéologies). Enfin pour terminer et pour ne pas empiéter sur le rapport critique d’Ivan Sainsaulieu, je me permettrai simplement de pointer ce qu’il me semble être des limites au présent texte.

 

Dans la seconde partie, nous reviendrons sur les permanences du militantisme que pointe Lilian Mathieu et surtout sur le risque que représente cette expansion des nouveaux militants pour les mouvements sociaux mais qui dénote surtout la difficulté de lutter aujourd’hui dans un contexte politique et historique défavorable.

Pour chacun des points abordés et discutés, j’aimerais que les personnes présentes ici, et d’horizons divers, qu’elles soient anarchistes, communistes ou encore incertaines comme moi, se questionnent quant à leur propre engagement, d’un point de vue individuel et d’un point de vue collectif. Plus précisément, vous reconnaissez-vous dans l’analyse de Lilian Mathieu qui estime que finalement, les pratiques, les objectifs et le rapport à l’organisation n’ont pas tellement changé, ou bien vous reconnaissez-vous davantage dans l’analyse que peuvent faire certains sociologues comme Jacques Ion qui estime que nous sommes face à un nouveau type de militant que je détaillerai par la suite. Ne pensez-vous pas que ces différents points de vue et ces différentes analyses assez macrosociologiques, et donc générales, sont aussi à analyser d’un point de vue plus restreint. J’entends par là, qu’il faut certainement prendre en compte l’organisation, le parti, le courant dans lequel s’inscrit chaque militant. Il me semble que l’analyse est à relativiser selon qu’on milite par exemple à Lutte Ouvrière, connu pour son côté archaïque ou au NPA lui-même divisé en différentes branches parfois bien différentes. Il y a donc d’un côté le groupe dans lequel on milite, mais aussi les idées pour lesquelles on milite, et les actions qu’on estime nécessaire de devoir employer pour atteindre ces objectifs.

 

En effet, si un militant croit pour des raisons diverses et personnelles que la seule solution est une révolution sociale et politique, à l’image des révolutions passées, et que des actions telles que la pétition, le happening sont des actions inutiles lui préférant des actions comme les blocages, les manifestations, est-il pour autant à classer du côté de l’ancien ; et celui qui estime que des actions temporaires, restreintes, isolées, qui pense que toute action peut symboliser une avancée, doit-il être analysé comme un nouveau militant ? En somme, il me semble, comme le dit Lilian, que dans chaque parti, dans chaque organisation, dans chaque militant, il y a une part de moderne et une part de traditionnel. J’aimerais donc par la suite avoir votre avis sur vos expériences personnelles de militant. Notamment pour ceux qui ont milité dans des partis ou structures différentes. La comparaison en fonction de l’âge des militants est aussi intéressante à analyser. En effet, les plus âgés, ceux qui ont par exemple participé à Mai 68 dans un contexte de forte ébullition politique estiment-ils que leur rapport au militantisme a changé ? En disant cela, je questionne le lien entre le contexte structurel, conjoncturel et historique, et les modes d’actions possibles. Avant de vous entendre, je reviens donc plus précisément sur le texte de Lilian Mathieu que j’ai un petit peu redécoupé en divisant mon rapport en quatre parties représentant quatre types de nouveautés à questionner :

 

Un nouveau répertoire d’action ?

 

L’une des premières oppositions couramment faites par les sociologues dans la lignée des journalistes ou bien des journalistes dans la lignée des sociologues, je pense notamment à l’ouvrage Les nouveaux militants, est d’opposer le nouveau répertoire d’action, c’est-à-dire les manières de se manifester publiquement à un nouveau répertoire d’action.

Le nouveau répertoire d’action opposerait l’humour au triste, le spectacle et le happening aux méthodes traditionnelles considérées comme ringardes, comme la manifestation, les blocages ou la pétition. On peut effectivement voir ces dernières années de nouvelles façons de se faire remarquer par les médias, comme les pique-niques improvisés, les vidéos parodiques comme celles récentes de Besancenot, les déguisements. La forme clownesque, la mise en avant de l’humour viendrait remplacer des méthodes associées trop souvent à l’ennui, au triste, telle que « Jeudi noir » destinée à stigmatiser les carences du parc immobilier des grandes villes, ou les déguisements de la BAC — la Brigade Activiste des Clowns — pendant les manifestations. Lilian Mathieu nous explique que ce «nouveau» répertoire d’action est surtout destiné aux médias et est d’ailleurs pensé par des journalistes eux-mêmes. Pourtant, à travers des exemples du Mouvement féministe des années 70, les actions d’Act Up (préservatif géant sur l’obélisque et de multiples exemples qu’il serait trop long de lister), on peut voir que ces modes d’actions existaient déjà il y a des décennies et qu’en cela ils ne sont pas nouveaux.

 

Au delà de la nouveauté il faut surtout souligner que l’humour et le happening ne semblent pas être des moyens plus efficaces et probants que les manifestations traditionnelles qui continuent d’être majoritaires, il me semble. Les médias se focalisent sur des actions minoritaires en les mettant en avant.

 

Un nouveau rapport à la hiérarchie ?

 

A côté ou au-delà de ce nouveau répertoire d’action, à relativiser donc, il semblerait que le mode d’organisation ait changé lui aussi. On oppose aujourd’hui un ancien mode d’organisation basé sur la hiérarchie, la verticalité, la présence de chefs, à un mode d’organisation réticulaire, vertical, plus souple. Le vocabulaire qui le désigne en est caractéristique : coordination, fédération, collectif, réseau. Tout s’opposant à la forme « parti », « syndicat ». Lilian Mathieu, en remontant dans le passé, nous montre encore une fois que cela n’est pas spécialement nouveau puisqu’après Mai 68, le Mouvement féministe rejetait déjà l’image léniniste du parti et les coordinations, quant à elles, existent depuis des années, notamment pendant et après Mai 68 avec les assemblées générales mais aussi les grèves et mobilisations étudiantes.

 

Sur la question de la prétendue absence de forme bureaucratique de ces nouvelles formes d’organisation, Lilian Mathieu a tout à fait raison de souligner le paradoxe de celle-ci. En effet, même en prétendant vouloir créer une vraie égalité, une démocratie directe, une discussion pour toutes les décisions à prendre, la révocabilité, le contrôle, la non hiérarchisation entre les militants, il apparaît que ce sont toujours les mieux dotés en capitaux économiques, culturels, linguistiques, mais surtout ceux disposant de plus d’expériences et de ressources militantes qui prennent le dessus sur les moins dotés en capitaux et cela est visible sur la répartition des tâches militantes, où les moins dotés en capitaux sont souvent chargés du « sale boulot ». Pour citer Lilian Mathieu « proclamer qu’il n’y a pas de chef, est le meilleur moyen d’en voir apparaître » étant face à des militants anarchistes, j’aimerais justement avoir votre avis sur la question.

 

Ce nouveau mode d’organisation, qui existait déjà rappelons-le il y a déjà des décennies (mais qui, il me semble ne représentait quand même qu’une tendance), engendrerait un nouveau type de militant, ce qui m’amène à mon troisième point :

 

Un nouveau militant ?

 

La troisième nouveauté présentée par Lilian découle du point précédent, c’est-à-dire d’un mode d’organisation plus horizontal. L’organisation basée sur l’égalité, l’horizontalité laisserait plus de liberté, plus de possibilités d’exprimer son individualité, son esprit critique au militant. Ici l’autonomie, l’individualité s’oppose à la figure de l’ancien militant, « soumis » au collectif et la ligne du parti. Cette distinction a été théorisée par Jacques Ion. Il appelle ce nouveau type de militant d’abord militant distancié (en opposition avec total) puis militant affranchi. Le nouveau militant refuse de sacrifier son temps et sa singularité au profit du groupe. Pour résumer, l’ancien militant serait asservi, alors que le nouveau serait libre. Le premier incarné par l’image du militant PCF soumis à la direction du parti croit au Grand Soir et le prépare même activement, tandis que le militant distancié lui, apparemment plus intelligent, aurait tiré les leçons du passé et ne milite que sur des terrains et pour des avancées limitées.

 

Pour Lilian Mathieu, ces deux idéaux types ne seraient en fait que des formes différentes de degré d’investissement plutôt qu’une transformation historique. Ainsi, on trouve encore, dans des groupes spécifiques, par exemple à RESF, des militants prêts à s’investir à plein temps. Le militant total existe donc toujours lui aussi, mais à côté d’autres formes de militants. Il n’y a donc pas de rupture entre les deux mais bien une continuité. Le fait de s’investir plus ou moins pour une cause dépend de son statut, de son âge et de ses disponibilités. Ainsi, si on regarde un peu le profil type d’un militant aujourd’hui, les jeunes ou les retraités sont sur-représentés car leur emploi du temps leur permet d’être davantage disponibles.

 

Face aux analyses sociologiques et journalistiques du nouveau, Lilian Mathieu propose de s’intéresser plutôt aux permanences de l’action militante. Autant hier qu’aujourd’hui, certains militant sont plus présents et plus investis, et malheureusement, toujours pour les mêmes raisons. Les femmes par exemple devant toujours s’occuper du foyer et des enfants, ne peuvent militer à temps plein (à moins qu’elles soient à la retraite) et c’est seulement à cette condition (la disponibilité) qu’elles peuvent accéder à des postes à responsabilités. Ainsi, le passage d’un engagement distancié à un engagement plus prenant est surtout le résultat d’un effet de génération plutôt que d’une mutation de militantisme. A mon sens et sans beaucoup de réflexion, j’expliquerais aussi la différence de degré d’investissement par le contexte politique économique et social. Il est plus logique d’être un militant total en mai 1968 parce qu’on est dans un contexte d’ébullition politique mondiale plutôt que d’être un militant total en 2013 où les mouvements sociaux ne sont pas à leur apogée. Il me semble d’une manière générale qu’il faut replacer les formes de militantisme dans un contexte sociologique large : montée des incertitudes, processus d’individualisation, délitement ou déchirement du social… on a déjà vu lors de grands mouvements de grèves des personnes s’investir pleinement qu’ils soient avec des enfants ou qu’ils travaillent…

 

A côté de l’explication par l’âge, on peut aussi remarquer que certaines professions sont surreprésentées, notamment celles des enseignants ou des fonctionnaires. Dans les milieux progressistes pour faire large, ou retrouve souvent le même profil de militant : classe moyenne fortement dotée en capital scolaire travaillant dans l’éducation, le social, la santé, ils sont d’ailleurs souvent syndiqués. Ces profils sociologiques sont assez permanents dans le temps. Mais comme le souligne très justement Lilian, il peut y avoir une certaine tendance des milieux militants à refuser de s’ouvrir à des profils différents, comme les classes populaires par exemple, surtout pour les nouveaux mouvements qui misent sur la théâtralisation et qui sont donc très exigeant dans leur recrutement.

 

Lilian Mathieu explique les critères de recrutements des militants par le fait que le secteur public est associé à l’altruisme tandis que celui du privé à l’individualisme/ la réussite personnelle, mais aussi par la connaissance des institutions qu’implique leur profession qui leur permet d’en pointer les dysfonctionnements. Cependant, comme vous le savez, nous sommes dans une période où le service public est menacé, ce qui amène Lilian à conclure sur deux enjeux qu’engendrent cette menace : d’une part la question de la reproduction des effectifs militants dans les mouvements progressistes, qui sont comme je viens de le dire, principalement des enseignants, des professionnels de la santé et du social et qui sont donc les premiers touchés par les réformes actuelles, réformes qui risquent de redéfinir ce qui caractérisait ces professions, à savoir la disponibilité et l’adhésion à des valeurs altruiste et collective. Avec la tendance néolibérale et managériale qui touche maintenant de plus en plus le service public, le renouvellement des militants et de leurs valeurs est donc menacé lui aussi.

 

D’autre part, et c’est le deuxième enjeu : c’est justement le thème principal de ce séminaire, à savoir la question de la nouveauté qui introduit un jugement de valeur, une échelle, en ringardisant les manières traditionnelles de militer, ce qui engendre une « culpabilisation des mouvements sociaux ». Si on suit la logique du nouveau et le nouveau répertoire d’action qu’il implique, on risque de s’engager dans des luttes qui ne sont peut-être pas les plus pertinentes et les plus utiles, surtout si l’intérêt est avant tout d’attirer les médias au profit de luttes plus profondes. Lilian termine sur une ouverture qui me semble la plus intéressante, à savoir que les difficultés rencontrées aujourd’hui ne tiennent pas absolument que des mouvements sociaux qu’elles que soient leurs formes, mais plutôt d’un contexte politique et idéologique défavorable.

 

J’aimerais maintenant pointer des limites, ce qui n’engage que ma propre lecture.

Il me semble que Lilian ne traite pas de la nouveauté essentielle qui vient changer ou plutôt accompagner les mouvements sociaux : celles des nouvelles technologiques, notamment internet et facebook, qui pour le coup, sont bien des phénomènes nouveaux. Dans la même logique de critique, j’ai l’impression que l’analyse se base sur du nouveau qui ne l’est plus tout à fait. Peut-être faudrait-il analyser ce qui est vraiment nouveau ou, pour être plus précis, récent.

Il me semble aussi, et après lectures de plusieurs articles, que les nouveaux militants dont on parle, sont en fait majoritairement des anciens militants, déçus par les organisations traditionnelles. Peut-être devrait-on parler des nouveaux anciens militants.

Enfin, je crois que cette tendance des nouveaux militants est simplement conjoncturelle et qu’elle est liée au contexte, elle ne remplace pas les répertoires traditionnels, les accompagnent seulement.

 

Rapport critique

 

Commentaire de l’intervention de Lilian Mathieu

 – par Ivan Sainsaulieu –

 

Le problème de la paralysie actuelle de l’alternative ou de la répétition

 

Dans un premier temps, je voudrais accompagner la critique sociologique de Lilian, discuter de ses observations sur ce que l’on peut appeler le syndrome de la répétition. Dans un second temps, je voudrais prendre du recul sur le problème de la paralysie actuelle.

 

1) Le syndrome de la répétition chez les militants

 

Nombre de remarques de Lilian sur la nouveauté sont frappées au coin du bon sens et sont parfaitement claires, reposant sur des investigations dans une perspective assez bourdieusienne.

 

Pour abonder et critiquer en même temps, je signalerai dans l’hypothèse de la continuité, celle de la continuité assurée par les anciens militants. Ainsi, plus d’un collectif dit nouveau parce que thématique est animée par un ancien militant organisé passé au mouvement social : c’est le cas de nombres de militants fondateurs de SUD, c’est le cas d’un fondateur et pilier de RFS (Richard Moyon), ou encore d’un collectif pro-palestinien etc. Est-ce que ce ne serait pas eux qui s’engagent le plus totalement et le plus durablement dans les nouveaux mouvements sociaux, qui portent la structure ou jouent un rôle structurel ?

 

Cela rétablirait un peu la frontière que tu veux abolir dans ton texte : si je suis d’accord sur le principe de progression des engagements, la progression appartient à des contextes de mobilisation profondes, qui engagent des vies entières et qui nourrissent des idéologies contestataires structurées et structurantes. Il y aurait donc un effet de spirale vers le haut ou vers le bas, vers le bas dans le contexte actuel, entre faible contestation, faible idéologie et faible engagement – par opposition à des contextes de luttes et d’idéologie plus radicales.

 

Je voudrais souligner la fonction de soutien des militants expérimentés dans le militantisme « nouveau ». De même que la solidarité intergénérationnelle agit au niveau familial pour empêcher les jeunes de se retrouver à la rue, de même la solidarité intergénérationnelle agit pour transmettre aux jeunes militants des savoirs acquis. Au lieu du culte du nouveau, la question du jour serait celle d’organiser la transmission des anciens, du contact des jeunes avec les anciens. Effectivement pas le rejet du passé, ni le culte des jeunes mais les conditions de la transmission intergénérationnelle. Elle se pratique d’ailleurs largement, mais peut-être faudrait il en souligner l’enjeu, au lieu de se lamenter du manque de jeunes ou du manque d’engagement des jeunes. On fait quoi pour rendre les vieux accessibles aux jeunes et réciproquement ? J’ai été surpris dans un colloque sur l’innovation technologique d’entendre des réactions de trentenaires qui disaient qu’il y avait beaucoup à apprendre des vieux qu’ils découvraient sur place. Ils s’étaient donc enfermés dans leur certitude d’être à la pointe.

 

La génération du public en crise : c’est le fond de commerce des autonomes. Qu’il y ait une génération de jeunes intellos sans emplois, précaires ou aux conditions de travail plus difficiles nourrit les espoirs alternatifs de certains.

 

Mais je suis bien d’accord pour élargir la base sociale de la contestation. Le fond de la crise du sujet alternatif je la situe justement plutôt dans la crise du mouvement ouvrier. Je ne vois pas par quoi remplacer la matrice du mouvement ouvrier, dont les effets se sont largement estompés dans les pays avancés. Pour moi, l’incertitude est centrale, structurant les deux pôles antagonistes : l’instabilité est systémique, inhérente au capitalisme, comme la fragilité caractérise les fondements sociopolitiques et idéologiques de la contestation actuelle.

 

2) Le vide est présent à différents niveaux

 

Lilian critique avec raison le discours de la nouveauté. Pour être complet, il faudrait critiquer le discours de la tradition, du rien de nouveau sous le soleil (que j’ai bien connu). Le discours du rien de nouveau est tout aussi suspect de ne rien démontrer, comme celui sur la nouveauté : absence de mise en perspective dans un cas, aplatissement de tout par la valorisation du passé dans l’autre. Dans les deux cas, l’analyse compte moins que le logiciel militant qui l’impulse.

 

Ce qui me fait remarquer en passant que la tendance actuelle à réconcilier discours avec et discours sur, comme par exemple dans une perspective pragmatique qui veut que tout discours soit situé, risque de nous faire retomber dans l’oubli du tord que l’invasion du normatif fait à la science… Pour fermer rapidement cette parenthèse sur la question de la neutralité axiologique, je dirai qu’en la matière il n’y a pas de recettes, ni pour ni contre : tout est affaire d’équilibre raisonné.

 

Mais l’apport réflexif des sociologues est lui aussi sujet à caution. Je ne sais pas quel bilan tire Lilian de son essai de vulgariser des approches sociologiques auprès des militants (un des paris de Comment lutter ?) mais je vois quatre limites

– effet de proximité socioculturelle : ceux qui sont proches sont ceux qui peuvent entendre des réflexions critiques (milieux intellos). Donc si c’est ceux qui sont proches qui peuvent entendre la critique c’est qu’ils raisonnaient déjà peu ou prou de cette façon. Dans cette hypothèse, on ne ferait que nourrir un milieu social de la culture dont il a l’habitude, au lieu de travailler à nourrir la réflexion du ou des publics visés.

– effet de redondance : ce qu’on dit sur les milieux militants vient il de l’enquête ou de l’expérience militante ? Je n’ai pas fait les mêmes terrains que Lilian et pourtant j’ai l’impression de ne pas découvrir ses réflexions. Par ailleurs, les militants savent ce qu’on écrit : par exemple, les militants de LO savent que les enseignants sont plus disponibles et qu’il y a un risque d’enfermement sur le milieu social de ces derniers. C’est pourquoi ils recrutent depuis toujours des enseignants pour recruter des ouvriers. Avec un effet de décloisonnement largement compensé par le fonctionnement sectaire : en clair, si les intellos y côtoient des ouvriers, avec un réel effet de mixité sociale, c’est pour reconstruire une cloison un peu plus loin contre les autres organisations.

– Effet d’exotisme : ce qu’un sociologue apprend à un militant vient-il de la science ou bien d’un autre milieu militant ? De même qu’un sociologue peut se tailler un succès en racontant à des étudiants ce qu’il a appris auprès d’ouvriers ou de syndicalistes, de même un sociologue de type militant A ne fera que rapporter à des sociologues de type militant A ses aventures exotiques auprès des militants de type B, comme Stéphane Beaud qui arrive à publier ses discussions avec un jeune militant de LO car ce ne sont pas ces derniers qui lisent de la sociologie. D’ailleurs les propos de Lilian lui-même apportent un air de LO ou du syndicalisme ouvrier à ceux qui sont loin de l’être, ceux qui ringardisent les syndicats et qui veulent du nouveau. Tandis que moi, à LO, je m’époumonais avec des copains ouvriers à apporter un air venu de la LCR, de s’ouvrir aux mouvements sociaux et à l’actualité politique, donc ce qui est nouveau  !

– Question sur l’effet d’adhésion : est ce que l’on convainc les militants de mieux militer ou de passer aux sciences sociales ? Si je prends l’exemple de Christophe Aguitton, devenu chercheur au CNRS… on pourrait dire que les militants qui lisent les sciences sociales sont en quête de distinction par les milieux scientifiques. Alors la question se pose aux sociologues : est-ce qu’ils veulent que tout le monde fasse de la sociologie ?

 

Pour finir, je dirai que le cloisonnement n’est pas seulement social : il est aussi générationnel, organisationnel, disciplinaire, etc.. Des murs se construisent partout, au propre comme au figuré. Du coup, même si je ne vois plus le bout du tunnel, la mission que je me fixe est claire : elle est celle du décloisonnement, qui constitue l’une des raisons d’être d’ETAPE.

Séminaire ETAPE n°3 – Roberto Michels : critique des partis politiques, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme

Troisième séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :

– Octobre 2013 –

 

Roberto Michels : critique des partis politiques, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme

A partir d’un texte de Jean-Christophe Angaut

 

Maître de conférences de philosophie à l’ENS Lyon, auteur notamment d’une thèse de doctorat sur Liberté et histoire chez Michel Bakounine (Université de Nancy 2, 2005), co-directeur du livre collectif Philosophie de l’anarchie : théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie (avec Daniel Colson et Mimmo Pucciarelli, Lyon, Atelier de création libertaire, 2012), membre du comité de rédaction de la revue de recherches et d’expressions anarchistes Réfractions et en cours d’une nouvelle traduction du classique de Roberto Michels, Les partis politiques (1911)

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Rapporteur compréhensif : Didier Eckel (ex militant LCR-NPA, membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et Nouvelles Tentatives)

Rapporteur « critique » : Frédéric Burnel (enseignant en physique-chimie, militant au NPA et Objecteur de Croissance)

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Texte de JC Angaut 1/2

 

Intervention au séminaire ETAPE

le 25 octobre 2013

 

Par Jean-Christophe Angaut

 
Le sociologue allemand puis italien Robert Michels est demeuré célèbre pour avoir publié à la fin de l’année 1910 son ouvrage Sociologie du parti dans la démocratie moderne [1], enquête critique sur les tendances oligarchiques au sein d’organisations qui pourtant soutiennent des formes radicales de démocratie.
 

Traditionnellement, quatre obstacles barrent l’accès à la Sociologie du parti de Robert Michels. Le premier est spécifique à la France. Son ouvrage a fait l’objet en 1914 d’une traduction lacunaire et approximative par Samuel Jankélévitch, la seule existante à ce jour [2], qui représente à peine les deux tiers de l’ouvrage de départ, dont le titre a été fortement altéré, la dédicace, l’introduction et les notes évacuées, des passages entiers non traduits ou résumés, et même deux chapitres intervertis. Le deuxième est relatif à l’image que l’histoire des idées a conservée de cet auteur dont on a fait l’exemple type d’un théoricien et d’un militant passé du syndicalisme révolutionnaire au fascisme, son travail sur les partis politiques, qui marque la fin de son parcours de militant socialiste, étant alors considéré comme constituant le tournant de son itinéraire politique [3]. Le troisième consiste dans la réduction de la Sociologie du parti à la fameuse « loi d’airain de l’oligarchie » formulée par Michels à la fin de l’ouvrage, par laquelle Michels a laissé son nom dans l’histoire de la sociologie politique mais qui a conduit à passer sous silence les riches analyses empiriques qu’il contient. Le dernier obstacle relève de la situation de cet auteur dans l’histoire de la pensée sociologique, puisqu’on le définit d’une manière exclusive ou bien comme un élève de Max Weber qui aurait développé, avec quelques imperfections, un travail de recherche établi par son maître [4], ou bien comme le troisième larron d’une école élitiste italienne, dont les deux autres membres sont Vilfredo Pareto et Gaetano Mosca [5].

 

Ces dernières années, ces obstacles ont toutefois commencé à être levés, notamment en Allemagne grâce aux travaux de Timm Genett, auteur d’une monumentale description de l’itinéraire théorique et biographique de Robert Michels qui a pu notamment exploiter les archives du sociologue, conservées à Turin [6]. Après ces travaux, il n’est plus possible de faire de Michels le représentant par excellence d’un passage du syndicalisme révolutionnaire au fascisme. D’une part, Timm Genett a discuté de l’étiquette de syndicaliste révolutionnaire qui avait été accolée au nom de Michels, et en distinguant plusieurs syndicalismes révolutionnaires (français, italien et allemand), est parvenu à spécifier celui de Michels, qui est moins un partisan de Georges Sorel que le défenseur d’une stratégie consistant à remédier à l’attentisme des partis socialistes en prônant la grève générale politique, seul moyen selon lui de parvenir à des réformes politiques profondes. D’autre part, ce commentateur a montré, preuves à l’appui, que le ralliement de Michels au fascisme italien était beaucoup plus tardif qu’on ne l’avait cru jusqu’alors (1928, et non l’immédiat après-guerre), et sans doute davantage motivé d’un côté par le carriérisme universitaire (son adhésion au parti fasciste intervient juste avant sa nomination par Mussolini à un poste de professeur à Bologne) et d’un autre côté par une fidélité au gouvernement de sa patrie d’adoption, quel qu’il soit (Michels a acquis la nationalité italienne en 1921, mais il a soutenu la cause de l’Italie dès son entrée en guerre en 1915).

 

S’agissant des problèmes de traduction, j’ai pour ma part entrepris une retraduction complète de la Sociologie du parti qui permet de se confronter aux deux obstacles restants : il est en effet possible de prendre en considération la riche matière empirique de l’ouvrage de Michels (fondée notamment sur une connaissance intime du fonctionnement et de la littérature internes aux partis socialistes allemand et italien et aux différentes écoles du socialisme français), et de constater in situ ce que sa Sociologie du parti doit respectivement aux traditions sociologiques allemande et italienne, mais aussi à la psychologie des foules de Tarde et Le Bon.

 

L’un des aspects qui frappe celui qui étudie la Sociologie du parti, notamment lorsque, comme moi, il a abondamment travaillé sur l’anarchisme classique, c’est la place particulière que cette tradition de pensée tient dans l’économie générale de l’ouvrage, mais aussi dans sa réception. Il y a de la part de Michels un usage intensif de la critique que les anarchistes ont produite de la démocratie représentative et de la pente autoritaire des organisations socialistes, mais aussi une interrogation critique sur la capacité de l’anarchisme à représenter une alternative, ou à tout le moins une mesure prophylactique, contre les tendances oligarchiques des organisations politiques. Il existe en outre une réception que l’on peut qualifier, au sens le plus large, de libertaire de sa Sociologie du parti (notamment chez Guy Debord [7] et chez les premiers Verts), au point d’ailleurs qu’on a pu considérer que le sociologue germano-italien devait être rattaché à ce courant de pensée [8], du fait aussi que son œuvre ne se limite pas à cette recherche sur les partis, mais touche à des questions relatives à l’émancipation personnelle, notamment au travers de la question sexuelle [9], qui sont en partie portée à l’époque par des anarchistes, au sein d’expériences communautaires comme Monte Verita. Il y a donc de sérieux motifs pour interroger les affinités de Michels avec une critique libertaire de la démocratie partisane, motifs qui ne tiennent pas seulement, d’ailleurs, à l’histoire des idées : à une époque où ce que l’on appelle démocratie est structuré par le système des partis, à une époque aussi où se pose toujours la question de la démocratie dans les organisations politiques, le fait de revenir sur l’étendue et les limites de la critique que Michels a proposée de la forme parti peut être éclairant pour le présent. Mais la figure de Robert Michels étant en outre controversée, il s’agit aussi de savoir, à tout le moins, si le sociologie germano-italien est un bon client pour ceux qui entendent montrer que toute remise en cause de la démocratie partisane conduit à rallier des idéologies autoritaires, voire totalitaires.

 

Discuter des possibles accointances entre la sociologie du parti de Michels et les critiques libertaires de la démocratie représentative implique trois mises au point, que je vais développer successivement. La première consiste à savoir si Michels se fait le défenseur d’une conception de la démocratie qui le rapprocherait des idéaux libertaires (pour le dire vite : un idéal de démocratie directe et d’autogestion). Elle interroge donc les options politiques de Robert Michels, et du coup aussi l’idée selon laquelle entre le syndicalisme révolutionnaire de sa jeunesse et son fascisme tardif, le point commun serait un refus de la représentation politique. La deuxième mise au point porte sur ce à quoi on a souvent réduit l’ouvrage de Michels, à savoir la loi d’airain de l’oligarchie en tant qu’elle est construite sur le terrain particulier de la démocratie interne aux partis. Il s’agit dans ce cas d’interroger les affinités entre la pensée de Michels et la critique produite par les penseurs libertaires de la délégation et de l’organisation. La troisième mise au point, centrale pour mon propos, porte sur le passage de la démocratie dans les partis à la démocratie en général. J’essaierai de montrer sur ce point que le propos de Michels ne se limite pas à une critique de l’absence de démocratie au sein des partis, mais opère à partir de cette perspective interne le passage à la démocratie en général, ce en quoi Michels, dans son refus de séparer les fins démocratiques des moyens démocratiques, pourrait s’avérer le plus proche d’un certain type d’approche libertaire. Et je conclurai sur les perspectives que cette sociologie du phénomène partisan permet d’ouvrir.

 

1) Démocratie directe et syndicalisme révolutionnaire : quelle démocratie ?

 

Repartons de l’image que la réception nous a laissée de Michels, celle d’un cas crucial pour étayer la thèse plus générale d’un passage naturel du syndicalisme révolutionnaire au fascisme, passage qui ne correspondrait pas seulement à des trajectoires individuelles (Michels, Lagardelle [10], etc.), mais à des affinités profondes entre les deux idéologies, affinités que l’histoire se serait chargée d’actualiser. Pour le propos qui nous intéresse, le point commun entre le supposé terminus a quo et le terminus ad quem de l’itinéraire politique de Robert Michels serait son refus de la démocratie représentative, qui se manifesterait dans un cas par un attachement à la démocratie directe, et dans l’autre par une adhésion à la démocratie plébiscitaire : au refus de la délégation succéderait l’idéal d’un lien direct entre la masse et le dirigeant charismatique, le passage entre les deux étant une déception vis-à-vis du modèle d’autogestion, qui se serait heurté à la réalité politique et historique. Plus largement, cette réception de Michels a permis d’établir une affinité profonde entre les critiques de la démocratie, voire entre les critiques des partis, qu’elles soient d’inspirations révolutionnaire ou réactionnaire.

 

Cette lecture d’apparence séduisante se heurte toutefois à un obstacle de taille : on ne trouve nulle part, et à aucun moment de son parcours politique, de textes où Michels prendrait expressément position en faveur de la démocratie directe. Une manière commode de faire saisir la singularité de la position politique de Michels au cours de son engagement socialiste est de partir de ce qu’on trouve dans l’ouvrage de Zeev Sternhell lorsque celui-ci décrit la rencontre, qu’il estime nécessaire, entre soréliens, nationalistes et futuristes dans le mouvement fasciste :

Soréliens, nationalistes et futuristes ne pouvaient plus ne pas se rencontrer. Leur haine pour la culture dominante va les placer sur la même ligne de front contre la démocratie bourgeoise. Au prolétariat défaillant, le nationalisme fournit la masse critique capable de transformer un système d’idées en force politique. Ainsi se trouve exaucé le vœu du syndicaliste révolutionnaire Robert Michels, qui en appelait à « l’union grandiose » de l’Idée révolutionnaire avec la grande force révolutionnaire du moment. Michels avait espéré voir le prolétariat remplir ce rôle. À défaut, lui aussi se rabat sur la Nation. Vers la fin de la première décennie du siècle, le syndicalisme révolutionnaire fournit l’Idée, le mouvement nationaliste lui procure les troupes. [11]

 

Le premier problème porte sur le rattachement de Michels à un courant « sorélien », et plus largement sur l’identification générale du syndicalisme révolutionnaire à la seule figure de Georges Sorel. En effet, le syndicalisme révolutionnaire renvoie avant tout à une pratique, certes théorisée par Sorel, mais pas seulement par lui. Or la pratique de la grève générale peut avoir au moins deux sens bien distincts. Dans un cas elle peut consister à postuler la nécessaire résorption de la lutte politique (ou antipolitique) dans la lutte économique, au nom d’une forme de séparatisme ouvrier, comme ce fut le cas en France dans les premières années de la CGT et comme la charte d’Amiens de 1906, dont on affirme aujourd’hui abusivement qu’elle affirme la neutralité politique du syndicat, en porte encore la trace, en tant qu’elle tourne le dos à une politique confisquée par les partis politiques et leurs élites. Dans l’autre, elle désigne un courant au sein des partis socialistes, courant représenté par exemple dans l’Italie d’avant-guerre par Arturo Labriola, qui prône la grève de masse pour parvenir aux conquêtes politiques que la direction réformiste du parti ne peut obtenir (du fait de l’exclusion de plus de la moitié de la population italienne des élections). Dans ce cas, il ne s’agit ni de prôner la désertion des partis politiques, ni de refuser l’autonomie du politique, mais de s’appuyer sur des mouvements extra-parlementaires en vue d’obtenir des conquêtes politiques (donc de politiser la pratique syndicale). C’est de cette dernière version que Michels est le plus proche, en raison des analogies qui existent entre les situations allemande et italienne.

 

Ne pas apercevoir cette distinction conduit Z. Sternhell [12] à proposer une lecture erronée du débat qui oppose en 1907, dans Le Mouvement Socialiste de Lagardelle (qui est à l’époque la grande revue syndicaliste révolutionnaire en France), Michels à Édouard Berth, disciple de Sorel [13]. À suivre Sternhell, Michels produirait une critique du syndicalisme révolutionnaire que les Soréliens tarderaient à comprendre et qui marquerait une étape dans la dissolution de ce courant et son rapprochement avec les nationalistes. Or cette lecture ne tient que si l’on considère que Michels produit une critique interne, c’est-à-dire s’écarte d’un credo sorélien qu’il aurait d’abord épousé, ce qui n’est pas le cas puisqu’il s’en prend précisément à la version française du syndicalisme révolutionnaire au nom d’une autre tactique, également syndicaliste. En outre, on relèvera la manière tout à fait caractéristique qu’a Z. Sternhell de lire les textes. Michels écrivait que le prolétariat n’était pas par essence révolutionnaire, qu’il y avait des socialistes avant l’existence du prolétariat, et que le mouvement socialiste était né de la rencontre entre un élément éthique extérieur au prolétariat et l’égoïsme de classe de ce dernier [14]. Voici ce que cela devient sous la plume de Z. Sternhell :

C’est bien ce qui ressort de l’analyse de Michels : le socialisme peut exister indépendamment de la classe ouvrière. Toute la classe ouvrière n’est pas socialiste, tous les syndicats ouvriers dans le monde ne sont pas socialistes, et tous les socialistes ne sont pas ouvriers. Les relations entre socialisme et prolétariat ne sont donc pas des relations essentielles. Et puisqu’il peut y avoir un socialisme sans prolétariat, pourquoi n’y aurait-il pas de socialisme pour toute la Nation ? Henri De Man et Marcel Déat, théoriciens socialistes, parviendront à cette même conclusion à la suite de Michels. [15]

 

Évidemment, le lecteur ne peut pas deviner que Michels, dans son article, ne parvient pas du tout à cette conclusion (et que De Man et Déat n’ont aucun lien avec Michels, et ont eux-mêmes des trajectoires bien distinctes). Or Michels affirmait simplement que le socialisme, comme idéologie, a existé avant la nouvelle forme de prolétariat dont on attend la réalisation de l’idée socialiste, mais que le mouvement socialiste ne peut pas exister sans le prolétariat. Cet effort pour faire rentrer Michels dans le moule du socialisme national demeure aveugle aux buts politiques qui sont proprement ceux de Michels, qui ne cesse de répéter à l’époque qu’il s’agit, en Allemagne, d’obtenir la création d’un « État démocratique et républicain, qui donnera aux forces ouvrières un milieu libre, où il n’y aurait qu’un seul obstacle au développement des forces prolétariennes : l’ignorance – à vaincre – des masses » [16]. Ce qui est manqué notamment, c’est la visée pédagogique qui est alors celle de Michels.

 

Mais en second lieu, dans le cas de Michels, on peut douter précisément que l’idée révolutionnaire ou même simplement socialiste demeure chez lui vivante à partir du moment où il se rallie au nationalisme italien, puis au fascisme – et on peut douter, de surcroît, qu’il mette la même chose que (ce que Z. Sternhell attribue à) Sorel derrière l’idée révolutionnaire (à savoir la violence comme génératrice du sublime). Dans la polémique avec Berth, on voit par exemple que Michels fait résider le problème principal dans l’organisation, qui tend nécessairement à l’embourgeoisement, qu’il voit dans le syndicalisme révolutionnaire une sorte de contre-tendance démocratique, mais qui aboutit moins à faire du syndicat une panacée qu’à remettre en question l’oligarchie dans les partis. L’intérêt du syndicalisme révolutionnaire, à suivre Michels, c’est qu’il se place sur le terrain politique et fait intervenir les masses comme contrepoids à la direction des partis, mais l’oligarchie se manifeste aussi nécessairement dans le syndicat que dans le parti. Le problème réside en effet dans l’unité entre l’idée et le prolétariat, qui seule permet de rendre compte du mouvement socialiste. Le prolétariat n’est pas une catégorie homogène, il est élevé par la pédagogie socialiste à la conscience de son existence comme classe. Ce que viennent apporter les intellectuels dans le prolétariat (pourvu du moins qu’ils coupent les ponts avec leur classe d’origine), c’est un certain nombre d’éléments éthiques qui permettent de dépasser l’égoïsme de classe. Michels s’écarte donc du syndicalisme révolutionnaire sorélien sur au moins trois points : 1) il prend en considération des buts spécifiquement politiques ; 2) il n’est pas hostile à la coexistence des partis et des syndicats, dans laquelle il voit la source d’une dynamique progressiste, et par conséquent il ne fait pas du syndicat (pas plus que du parti) une fin en soi ; 3) il ne considère pas que le prolétariat serait par essence socialiste et que son égoïsme de classe en ferait à lui seul un élément révolutionnaire.

 

Précisément, quels sont ces buts spécifiquement politiques que poursuit alors Michels ? À cette époque, Michels, qui connaît de l’intérieur les partis allemand et italien (SPD et PSI), se montre critique envers leur stratégie parlementaire dans des pays où le suffrage universel n’existe pas, et il considère la grève générale comme une tactique à même de mobiliser les masses, notamment pour le conquérir. Dans l’extrait cité ci-dessus, la mention de la pédagogie est décisive : il s’agit moins pour Michels, dans sa Sociologie du parti, d’exprimer sa déception devant l’impossibilité de réaliser la démocratie directe que de dissiper des illusions. Pour le dire en langage pédant, il ne s’agit pas d’un texte déçu, mais déceptif. Il faut souligner que c’est précisément sur cette question de la pédagogie que s’achève l’ouvrage [17].

 

Maintenant, quel concept de démocratie Michels mobilise-t-il dans son ouvrage ? On peut d’abord rappeler la manière dont semble fonctionner le raisonnement qui sous-tend l’ouvrage : la démocratie, pour s’imposer comme cause politique, doit en passer par l’organisation, dont la vie moderne a révélé l’efficacité ; or l’organisation conduit à l’oligarchie, qui est l’opposé de la démocratie ; par conséquent l’idéal démocratique est irréalisable. Qu’entendre donc par démocratie ? Contrairement à une légende tenace qui voudrait que Michels soit un partisan, finalement déçu, d’une démocratie directe conçue sur le modèle rousseauiste, on trouve au moins quatre concepts différents de démocratie dans la Sociologie du parti [18]. Le premier définit la démocratie par l’égalité formelle, donc selon des critères de droit public très lâches [19]. Le deuxième concept de démocratie est en effet emprunté à Rousseau, mais il s’agit alors de dire que la limite entre démocratie et aristocratie se situe à 50% de participants aux fonctions officielles, au droit de vote, etc. [20] Ce n’est qu’en troisième lieu que la démocratie est définie comme démocratie directe et domination immédiate de la masse, par différence avec la simple république, et parmi les exemples que prend Michels, on trouve évidemment les quelques cantons suisses qui la pratiquent encore [21]. Enfin, Michels définit en plusieurs endroits la démocratie par la possibilité pour tout un chacun d’accéder aux fonctions dirigeantes (et non par la disparition de telles fonctions), c’est-à-dire par le principe qui veut que tous soient électeurs et éligibles.

 

Il s’agit moins pour Michels de s’en tenir à un concept unique de démocratie pour s’affirmer le défenseur d’une idée politique, que d’en repérer les différentes déclinaisons et finalement l’absence de rigueur conceptuelle. Ou bien la démocratie est un idéal irréalisable, celui de la domination directe des masses (je vais revenir sur ce concept de masse), ou bien elle est un concept incomplet, peu rigoureux, qui finit par développer les contradictions qu’il renferme. La recherche d’une conception de la démocratie propre à Michels aboutit donc à une première critique de la démocratie qui est une critique du concept de démocratie, d’un point de vue scientifique, pourrait-on dire, comme concept plastique, idéologique. Cette critique est dirigée aussi bien contre la science politique que contre les tenants des idéaux démocratiques, puisqu’elle porte aussi bien sur l’inadéquation de tels concepts pour rendre compte de la vie des peuples que sur les illusions qui s’attachent à un concept maximal de démocratie. Comme le dit la conclusion de l’ouvrage, il s’agissait pour Michels de « dissiper quelques illusions démocratiques superficielles et trop légères par lesquelles la science était égarée et les masses abusées. »

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2) Critique de la démocratie ou critique de l’oligarchie : la question des masses

 

J’en viens maintenant à l’autre élément que la postérité a gardé de Michels : la loi d’airain de l’oligarchie, c’est-à-dire la nécessité que s’expriment, dans les partis politiques (comme dans tout groupe) des tendances oligarchiques. Je laisse volontairement de côté ce qui, pourtant, constitue l’un des intérêts majeurs de l’ouvrage de Michels, à savoir la description concrète de la domination des dirigeants dans les organisations socialistes (avec son double aspect dynamique – comment l’organisation engendre ce qu’on pourrait appeler un phénomène dirigeant – et statique – comment se compose sociologiquement l’élite dirigeante) pour m’intéresser plus directement à ce qui encadre cette analyse, à savoir d’un côté la recherche des causes (ce que Michels, dans la 1ère partie, nomme « étiologie », en usant d’un vocabulaire qui assimile donc les phénomènes oligarchiques à des pathologies sociales), et de l’autre les conclusions. La notion de tendance oligarchique, utilisée dans les deux moments, a ceci de décisif qu’elle implique que des contre-tendances puissent s’y opposer – mais sans jamais qu’aucun des deux groupes de tendances disparaisse, ce qui est d’ailleurs la leçon finale de la Sociologie du parti, laquelle affirme :

Dans l’histoire, les courants démocratiques sont […] semblables au battement des vagues. Toujours ils s’écrasent sur les brisants. Mais toujours également ils sont renouvelés. Le spectacle qu’ils offrent comporte en même temps des éléments d’encouragement et de désolation. Dès que la démocratie a atteint un certain stade dans son développement, un processus de dégénérescence s’installe, elle adopte ce faisant un esprit aristocratique, parfois aussi des formes aristocratiques, et devient similaire à ce contre quoi elle était jadis entrée en campagne. Alors surgissent de son propre sein ses nouveaux accusateurs qui la dénoncent comme oligarchie. Mais après une période de luttes glorieuses et une période de participation peu honorable à la domination, ceux-ci se fondent aussi en définitive dans l’ancienne classe dominante. Contre eux s’élèvent cependant derechef de nouveaux combattants de la liberté au nom de la démocratie. Et il n’est pas de fin à ce jeu cruel entre l’idéalisme incurable des jeunes et l’incurable soif de domination des vieux [22].

 

Plusieurs éléments s’opposent à une lecture fixiste de cette loi d’airain de l’oligarchie, quoique certaines formulations de Michels assimilant directement l’organisation à une oligarchie puissent induire en erreur et exagérer le pessimisme qui se dégage de l’ouvrage.

 

Pour comprendre cela, il faut faire le détour par le rôle que fait jouer Michels à la psychologie des masses (traduction allemande de la psychologie des foules développée à la même époque en France et en Italie par des auteurs comme Scipio Sighele, Gustave Le Bon et Gabriel Tarde), là encore dans la première et la dernière partie de l’ouvrage. Dans la réédition de 1925 de sa Sociologie du partie, Michels estimera d’ailleurs que « la psychologie de masse […] appliquée à l’histoire […] constitue […] le contenu ultime de [son] ouvrage » [23]. S’agissant du rapport de Michels à la psychologie des foules, on peut retenir les trois points suivants. En premier lieu, Michels s’intéresse moins à la foule en tant qu’elle est potentiellement criminelle (Sighele), ou révolutionnaire, ou rebelle, qu’à la foule docile, reconnaissante et vénératrice, ce qui ne l’empêche pas de reprendre par exemple à Le Bon l’idée selon laquelle le meneur est lui-même hypnotisé par une idée qui hypnotise à son tour d’une manière transitive les foules. En second lieu, Michels substitue au discours essentialiste sur la foule une description de situations de masse, de sorte par exemple que les mêmes hommes qui sont en position de meneurs ou de dirigeants dans un cas peuvent se retrouver gouvernés par les lois de la psychologie des masses, ce qui est le cas, signale Michels, des délégués du parti lors d’un congrès et des députés au sein d’un groupe parlementaire. En troisième lieu, Michels tourne le dos aux accents biologisants du discours de la psychologie des foules (particulièrement présent chez Le Bon, pour qui l’érosion de la personnalité dans la foule fait resurgir un fond commun d’ordre racial) au profit d’un discours plus historico-national, qui met par exemple l’accent sur les habitudes de soumission au sein du peuple allemand. Ce dernier point est intéressant, dans une optique d’ailleurs peut-être plus critique que ne l’est celle de Michels, puisqu’on pourrait prolonger cette analyse en se demandant si l’avènement de l’ouvrier masse, caporalisé par la grande industrie au début du XXe siècle, ne pose pas des problèmes similaires, qui conduisent à remettre en question les espoirs que plaçaient en lui un auteur comme Gramsci [24].

 

En somme, il y a des processus de massification, pourrait-on dire, c’est-à-dire des situations de masse qui font intervenir d’une manière nécessaire des tendances oligarchiques. Cela signifie aussi qu’il faudrait envisager, si l’on veut échapper à ces tendances, d’autres situations où ces phénomènes ne se manifesteront pas. Et si la sociologie du parti développée par Michels est une critique de la dérive oligarchique de la démocratie partisane, c’est moins en tant qu’elle critique ces tendances oligarchiques que ces processus de massification dans lesquelles ces tendances s’originent. Mais précisément, la sociologie du parti est-elle de la part de Michels à proprement parler une entreprise de critique des partis politiques ? C’est sur ce point qu’une confrontation avec la critique anarchiste de la démocratie partisane (sous sa double composante de délégation à un parti et de délégation au sein d’un parti) devient intéressante. On peut en retenir deux aspects principaux : la manière dont Michels tire profit de la critique développée par les anarchistes de la démocratie partisane et la manière dont il se confronte aux alternatives développées par les anarchistes à ces pratiques politiques dites démocratiques.

 

S’agissant du premier aspect, on peut dire que la Sociologie du parti de Michels se nourrit de la tradition anarchiste sur au moins trois points. Le premier, c’est la critique du processus de délégation, critique par laquelle, pour Michels, les anarchistes se situent dans la continuité des premiers penseurs de la démocratie au XIXe siècle : Errica Malatesta et Ferdinand Domela Nieuwenhuis sont ainsi loués pour l’éloquence et la finesse avec lesquelles ils ont repris les critiques de la représentation développées par les démocrates des années 1840 [25]. En cela, l’anarchisme apparaît comme ce courant de pensée qui réaffirme que déléguer sa souveraineté, c’est la perdre – et les anarchistes comme les héritiers de prophètes du passé. Le deuxième point, c’est la critique du caractère autoritaire des organisations socialistes : Michels mobilise ici des critiques développées par les anarchistes au moment de la deuxième Internationale (dont ils avaient été exclus), critiques qui ont un aspect moral (chez Nieuwenhuis, on trouve une comparaison entre les militants des partis socialistes et des moutons ramenés dans le troupeau par des chiens dès qu’ils s’en éloignent [26]), mais aussi pratique, puisque l’anarchisme est identifié par Michels à un mouvement qui ou bien refuse totalement l’organisation (pour ses composantes individualistes [27]), ou bien refuse, à tout le moins, des organisations fixes dotées de permanents, ce qui permet d’éviter, au moins en première analyse, l’apparition d’un phénomène dirigeant [28]. Le troisième point, qui n’est pas le moins intéressant, consiste à reprendre à certains auteurs de la tradition anarchiste leur analyse de la genèse de ce phénomène dirigeant, non pas comme la conséquence d’une trahison, mais comme la conséquence nécessaire d’une position sociale – c’est le sens de la reprise par Michels, dans le premier chapitre de la 3ème partie, de ce que dit Bakounine sur le fait que même le révolutionnaire le plus honnête, mis en position de dirigeant, tendrait à devenir un tyran [29]. Voilà pour le versant critique, mais précisément, on pourrait dire que l’opération fondamentale à laquelle Michels soumet ces critiques libertaires de la pente oligarchique des organisations consiste à leur ôter leur potentiel critique, avec toujours pour fin moins de critiquer ce qui est que de dissiper les illusions qu’on peut se faire à propos de ce qui est et de ce qui pourrait être. De ce point de vue, on pourrait qualifier Michels de libertaire sceptique ou pessimiste, qui envisage essentiellement son travail comme une pédagogie à destination des masses afin qu’elles se défassent de leurs illusions, non pas pour renoncer à agir, mais pour avoir conscience que leur action sera sans cesse à reprendre.

 

Autrement dit, Michels propose davantage une critique des illusions démocratiques (c’est-à-dire de la croyance dans la possibilité de réaliser les idéaux démocratiques) qu’une critique des partis en tant précisément qu’en eux, c’est la possibilité de réaliser ces idéaux démocratiques qui serait remise en cause – ce qui conduirait à rechercher des formes alternatives d’organisation, voire à l’organisation. C’est aussi ce qu’enseigne son rapport à la composante positive de l’anarchisme. Avant de conclure sa Sociologie du parti, Michels passe en revue, dans la 5ème partie, ce qu’il appelle une série de mesures visant à prévenir l’apparition du phénomène dirigeant au sein des mouvements socialistes, et il en énumère quatre : le référendum, ce qu’il appelle le postulat du renoncement, le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme. Or à y regarder de plus près, et si l’on met de côté l’usage du référendum, dont Michels montre qu’il se heurte ou bien à l’indifférence des masses, ou bien au césarisme, les trois autres mesures prophylactiques (on notera à nouveau l’usage d’un lexique médical) que Michels passe en revue ont un rapport avec la tradition anarchiste. Ce que Michels appelle le « postulat du renoncement » nous situe à la lisière de l’anarchisme et du populisme russe, et le principal auteur qui est mis à contribution est Bakounine. Par postulat du renoncement, Michels entend le fait de renoncer à sa classe d’origine et à toute forme d’ambition sociale lorsque, venant d’un milieu favorisé, on se rallie au mouvement ouvrier – ce qui était le cas des populistes et nihilistes russes, autour du mot d’ordre, relayé notamment par Bakounine, d’aller au peuple. Pour Michels, c’est là trop compter sur les ressources morales des individus, et surtout c’est ignorer qu’une telle attitude sacrificielle peut aisément conduire au fanatisme. Deux remarques toutefois à ce sujet : Michels a à la fois vécu ce qu’il coûtait d’être un militant socialiste lorsque l’on avait certaines ambitions académiques (puisqu’il a dû quitter l’Allemagne pour avoir un poste à l’étranger en raison de son appartenance au SPD), et en même temps n’a jamais renoncé à ces ambitions, au point qu’elles entrent dans le complexe de causes qui l’ont conduit à adhérer au parti fasciste à la fin des années 1920 ; d’autre part, ce postulat du renoncement, comme dit Michels, est loin d’avoir été l’apanage des seuls socialistes russes, puisqu’on le retrouve très actif dans le mouvement syndicaliste révolutionnaire, notamment autour de la notion, forgée par Albert Thierry au début du XXe siècle, de « refus de parvenir ».

 

Mais en second lieu, cela nous amène aux accointances entre le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme. Même si l’on ne peut réduire le premier à un sous-courant du second, il est clair que le second joue un rôle décisif dans la genèse du premier : historiquement, le syndicalisme révolutionnaire se développe en grande partie chez des militants anarchistes (dont les plus connus sont Fernand Pelloutier et Émile Pouget) qui à la fois tournent le dos à la pratique de la propagande par le fait telle qu’elle s’est développée au début des années 1890 avec la vague d’attentats (Ravachol, Henry, Vaillant, Caserio, etc.), et se désignent eux-mêmes comme syndicalistes parce que, dans un contexte de répression du mouvement, il ne peuvent plus se dire anarchistes. Si l’on considère les théories syndicalistes révolutionnaires, et notamment le fait qu’elles postulent la nécessaire résorption de la lutte politique dans la lutte économique (c’est-à-dire la signification directement politique des luttes économiques, ou encore le refus de la séparation du politique, et donc de la spécialisation de la politique, ou encore de la prise en main des intérêts du prolétariat par quelques spécialistes auto-proclamés), il est aisé d’en retrouver l’ascendance proudhonienne et bakouninienne, notamment dans ce que ces auteurs avaient d’antipolitique. L’objection majeure que fait Michels au syndicalisme révolutionnaire, c’est qu’il s’appuie toujours sur une organisation, et que de l’aveu même de ses promoteurs, il tend à son tour à dégénérer suivant une pente oligarchique, de sorte qu’il n’est pas du tout à l’abri de l’évolution qui a frappé les partis socialistes – on va voir que cette critique se retrouve aussi dans la bouche de certains anarchistes.

 

Restent les anarchistes proprement dits, auxquels Michels reconnaît « le mérite d’avoir, les premiers, signalé infatigablement les conséquences hiérarchiques et oligarchiques de l’organisation partisane » [30]. Leurs dirigeants n’ont pas d’ambitions dans la vie officielle, d’où leur caractère attachant, mais leur soif naturelle de pouvoir s’applique aux esprits : ils ont l’autorité d’apôtres, ce qui revient à une forme de domination prophétique. D’autre part, dès qu’il faut en venir à la pratique, les anarchistes sont confrontés à la question de l’organisation, et partant aux lois sociologiques qui sont attachées à toute organisation, c’est-à-dire à ses dérives oligarchiques et autoritaires. On retrouve ici ce qui constitue, du point de vue de Michels et de sa Sociologie du parti, la particularité de l’anarchisme, à savoir la volonté de se dérober à l’organisation en tant que telle. Or pour Michels, la vie moderne rend l’organisation incontournable : on ne peut posséder d’influence politique (ce qui est précisément refusé aux anarchistes [31]), on ne peut même parvenir à la conquête de buts politiques qu’en passant par l’organisation. C’est dans la continuité de cette critique adressée à l’anarchisme que Michels présente brièvement la solution proposée par Moisei Ostrogorski à la fin de son ouvrage sur les partis politiques, à savoir le modèle de la ligue, c’est-à-dire du regroupement temporaire qui se constituerait en vue d’atteindre une fin pratique précise et se dissoudrait aussitôt que cette fin est atteinte. Une telle ligue donnerait lieu aux mêmes manœuvres que les organisations partisanes. D’une manière plus générale, on peut toutefois être étonné du peu de cas que Michels fait des travaux d’Ostrogorski [32].

 

3) Une organisation non-démocratique pour la démocratie ?

 

J’en viens dès lors à mon dernier point, qui touche à un ressort de l’argumentation de Michels sur la démocratie partisane, argumentation qu’il convient de rappeler : pour s’imposer en tant que cause politique au sein d’une société moderne, la démocratie doit en passer par l’organisation ; or toute organisation tend nécessairement à devenir une oligarchie, laquelle contredit la démocratie ; par conséquent la réalisation de l’idéal démocratique par la voie de l’organisation est à la fois indispensable et impossible. Dans ce raisonnement, une prémisse n’est pas explicitée et mérite qu’on s’y attarde : pourquoi la pente oligarchique des organisations compromettrait-elle la réalisation, à l’extérieur, de la démocratie ? Pour le dire dans les termes ironiques de Michels, pourquoi la démocratie ne serait-elle pas vouée à n’être qu’un produit d’exportation ? Après tout, il y a toute une tradition de pensée politique qui considère qu’il est possible de parvenir à une société débarrassée de toute forme de hiérarchie et d’exploitation en en passant par des organisations fortement centralisées – notamment une tradition conspiratrice, qu’on retrouve, sous des formes et à des degrés divers chez des auteurs comme Blanqui, le Bakounine des sociétés secrètes ou Lénine. En première analyse au moins, on pourrait dire que Michels s’inscrit dans une tradition, fortement représentée chez les libertaires (par exemple chez Malatesta [33]) qui conteste la disjonction entre fins et moyens : on ne peut parvenir à la démocratie par des moyens non démocratiques. Dans la tradition du mouvement ouvrier, cette position a consisté par exemple à affirmer que les organisations ouvrières (Internationale, partis, syndicats) devaient constituer des préfigurations de la société future pour laquelle ces organisations luttaient.

 

On peut à ce propos distinguer plusieurs positions. En premier lieu viennent les tenants d’une conception forte du caractère préfiguratif de l’organisation, avec au moins deux déclinaisons : ceux qui estiment que l’organisation est le lieu où les adhérents font l’expérience de relations non hiérarchiques, ce qui est le cas par exemple chez Bakounine en tant qu’il pense à l’Internationale, et ceux qui estiment, comme Lassale, que si l’organisation préfigure, en interne, ce que sera en externe l’organisation politique de la société, c’est aussi en tant qu’elle donne à voir une combinaison heureuse de liberté et d’autorité. En second lieu, on trouve les tenants d’une disjonction entre la forme de l’organisation et la forme de la société, avec encore deux déclinaisons : d’un côté ceux qui estiment que l’on peut parvenir à une société débarrassée de la coercition par des moyens coercitifs, Blanqui et Lénine, et peut-être Bakounine quand on se situe sur le terrain des sociétés secrètes ; de l’autre ceux qui estiment qu’on ne parviendra jamais à une telle société, mais que ce n’est que dans l’organisation qu’il est possible de faire l’expérience d’autres rapports sociaux : Max Weber lorsqu’il se rapporte, à la fin de sa vie, aux luttes ouvrières [34], et peut-être Marx dans les quelques textes où il insiste sur l’importance des syndicats.

 

Il semblerait d’abord que la démonstration de Michels apporte des soutiens empiriques à la première position puisque la dégénérescence des organisations démocratiques en oligarchies (ou leur caractère initialement oligarchique, voire autocratique [35]) contribue chez lui à expliquer, sinon l’affadissement du message politique (puisque chez les sociaux-démocrates allemands d’avant-guerre, le révolutionnarisme verbal coïncide très bien avec l’attentisme), tout du moins une réserve tactique et une grande absence d’initiative dans la social-démocratie. On ne peut qu’être attentif, à ce sujet, aux nombreux parallèles qu’il propose entre le parti et l’État : initialement construit pour affronter l’État, il devient « un parti de gouvernement, c’est-à-dire un parti qui, organisé comme un gouvernement en petit, nourrit l’espoir d’assumer un jour le gouvernement en grand. » [36] Or ce parti, à mesure qu’il grossit, tend de plus en plus à ressembler à ce qu’il veut conquérir et à adopter une attitude prudente vis-à-vis de celui qu’il est censé affronter. Si l’on cherche à situer dès lors la conception que propose Michels des rapports entre l’organisation politique et les fins qu’elle se donne, on pourrait dire d’elle qu’elle constitue une troisième variante du premier modèle, celui de l’adéquation des moyens et des fins puisque Michels est celui qui affirme que l’impossibilité de réaliser la démocratie dans la société s’avère déjà dans l’impossibilité de la réaliser dans l’organisation. Autrement dit, le choix de l’objet, les partis socialistes, est motivé par le souci de trouver une expérience cruciale : si les idéaux démocratiques ne se réalisent pas dans l’organisation (qui recrute sur une base volontaire), à plus forte raison on voit mal comment il serait possible de les réaliser dans la société tout entière (dans laquelle les membres n’ont, le plus souvent, pas fait le choix d’entrer). Avant d’être l’État en petit, le parti est une société en petit, et si ça ne marche pas en petit, il semble difficile d’imaginer que ça le puisse en grand. Encore une fois, ce n’est pas une raison pour renoncer, mais il faut lutter sans illusions.

 

Encore faut-il préciser que le fait d’affirmer la continuité, ou la nécessaire non-contradiction entre fins et moyens, ne revient pas à faire du moyen une fin en soi. Il faut ici prêter attention à ce passage de la dernière partie de la Sociologie du parti, dans laquelle Michels affirme que chez les sociaux-démocrates allemands, l’organisation, qui était censée n’être qu’un moyen en vue d’une fin, devient une fin en soi [37]. Il s’agit en effet d’une position distincte de celle qui affirme que la fin est déjà dans les moyens. On retrouve ici, d’une manière qui n’est peut-être pas étonnante, la position qui fut par exemple celle de Malatesta au congrès anarchiste d’Amsterdam en 1907, lors duquel il reprocha précisément aux syndicalistes révolutionnaires de considérer le moyen (l’organisation de la classe ouvrière sur des critères d’égoïsme de classe) comme une fin en soi. Il faut donc bien distinguer une conception qui refuse de séparer les moyens et les fins d’une conception qui fait d’un moyen particulier une fin en soi.

 

Le bilan des rapports entre Michels et l’anarchisme est donc le suivant : pour une part, Michels prend au sérieux le projet anarchiste comme radicalisation du projet démocratique, mais pour en affirmer impossible la réalisation ; Michels reprend aux anarchistes leur critique de l’organisation et de la délégation, mais pour lui ôter son potentiel critique ; Michels reprend à certains anarchistes leur conception des rapports entre fins et moyens, mais non pour affirmer la nécessité de ne pas user de moyens qui seraient contraires aux fins visées, bien plutôt pour dire que le caractère irréalisable de la fin se trouve déjà inscrit dans les moyens. Évidemment, ce point d’aboutissement a quelque chose de déprimant, ce qui correspond à la visée déceptive de l’ouvrage.

 

C’est peut-être paradoxalement à Weber qu’il faut faire appel pour trouver une contestation du point de vue de Michels, lorsque le grand sociologue allemand estime que c’est dans les luttes économiques que le prolétariat peut faire l’expérience de formes de démocratie radicales, dans une période qui, par ailleurs, est vouée à demeurer longtemps encore capitaliste. La mention des tentatives anarchistes pour échapper à l’organisation fixe ouvre toutefois une autre voie : celles de communautés qui se soustrairaient à la politique pour faire l’expérience, ici et maintenant, d’autres manières de vivre – ce que Michels connaissait sans doute par la colonie de Monte Verita à Ascona – mais cela implique de faire le deuil de la révolution et, d’une certaine manière, pour reprendre une formule évangélique chère à Max Weber, de déclarer que son royaume n’est pas de ce monde.

 

La seconde réponse à apporter au pessimisme de Michels, c’est qu’il est un pessimisme d’universitaire : Michels développe sa Sociologie du parti au moment même où il s’éloigne du militantisme pour faire carrière sur un plan universitaire. Envisagée par un militant, la question de l’implication et de la mobilisation des adhérents d’une organisation aboutit moins à la formulation de lois sociologiques qu’à des réponses pratiques.

 

La troisième réponse consiste à contester, non pas l’articulation des moyens et des fins, mais le passage de l’organisation en petit à l’organisation en grand, et en particulier l’idée selon laquelle ce qui ne réussirait pas sur un plan préfiguratif condamnerait précisément ce que l’expérience a de préfiguratif.

 

[1] Robert Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie. Untersuchungen über die oligarchische Tendenzen des Gruppenlebens, Leipzig, 1911. Dans cette contribution, je me réfère au texte de la deuxième édition (1925) : Robert Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie, Stuttgart, Alfred Kröner Verlag, 1989 (désormais cité SP, suivi du numéro de page).

[2] Robert Michels, Les partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, Paris, Flammarion, 1971. Cette traduction a encore été rééditée en 2010 par les Presses de l’Université Libre de Bruxelles.

[3] L’illustration la plus récente de cette lecture est l’ouvrage de Zeev Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, Paris, Fayard, 1989. Mais elle avait déjà été mise en œuvre, entre autres, par Wilfried Röhrich, Robert Michels. Vom sozialistisch-syndicalistischen zum faschistischen Credo, Berlin, Duncker & Humblot, 1972. Les efforts de Michels, à la fin de sa vie, pour restituer une cohérence à son propre parcours politique ont également joué un rôle dans cette reconstruction.

[4] On trouve la version la plus complète de cette lecture chez Lawrence Scaff, « Max Weber and Robert Michels », The American Journal of Sociology, vol. 86, n° 6 (mai 1981), p. 1269-1286. En France, elle a notamment été soutenue par Jean-Marie Vincent, Max Weber ou la démocratie inachevée, Paris, Éditions du Félin, 1998, et par Yves Sintomer, La démocratie impossible. Politique et modernité chez Weber et Habermas, Paris, La Découverte, 1999.

[5] Ettore Albertoni, Doctrine de la classe politique et théorie des élites, Paris, Klincksieck, 1987.

[6] Timm Genett, Der Fremde im KriegeZur politischen Theorie und Biographie von Robert Michels 1876-1936, Berlin, Akademie Verlag, 2008.

[7] Dans une lettre du 18 décembre 1987, Debord recommandait la lecture de l’ouvrage à Jean-Pierre Baudet. Cette lettre est publiée dans Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, Paris, Le Fin Mot de l’Histoire, 1998, ouvrage retiré de la circulation suite à la revendication de monopole de la veuve de Debord sur la publication de sa correspondance – et au refus, par mesure de rétorsion, de J.-P. Baudet et J.-F. Martos, que leurs échanges épistolaires avec Debord soient publiés par elle.

[8] Michels est ainsi qualifié d’anarchiste par Aurélien Berlan dans sa contribution « Le savant et l’anarchie » in J.-C. Angaut, D. Colson & M. Pucciarelli, Philosophie de l’anarchie, Lyon, ACL, 2012, p. 239-266.

[9] Robert Michels, Die Grenzen der Geschlechtsmoral, Munich/Leipzig, Frauenverlag, 1911. Dans ce texte, Michels s’affirme moins comme un partisan de la révolution sexuelle et de l’abolition de la famille que comme un féministe radical (pour l’époque), partisan d’une émancipation des femmes qui ne remette pas en cause le couple.

[10] Hubert Lagardelle (1874-1958) était en charge de la publication de la revue Le Mouvement Socialiste, d’obédience syndicaliste révolutionnaire, dans laquelle Michels publia de nombreux articles qui ont été réunis en volume dans Robert Michels, Critique du socialisme – Contribution aux débats au début du XXe siècle , Paris, Kimé, 1993. Dans les années 1930, il se rapprocha lui aussi du fascisme, et renoua par la même occasion les liens, depuis longtemps rompus, avec Michels. Il fut ensuite ministre du travail du régime de Vichy, entre avril 1942 et novembre 1943.

[11] Z. Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, ouvrage cité, p. 46.

[12] Ibid., p. 160-162.

[13] Robert Michels, « Controverse socialiste », Le Mouvement Socialiste, 1907, repris dans Critique du socialisme, ouvrage cité, p. 145-148.

[14] On trouve une trace de cette discussion dans le chapitre que la Sociologie du parti consacre au syndicalisme révolutionnaire (5ème partie, ch. 3).

[15] Z. Sternhell, Naissance de l’idéologie fasciste, ouvrage cité, p. 166.

[16] R. Michels, « Les dangers du parti socialiste allemand », Le Mouvement Socialiste, octobre 1904, repris dans Critiques du socialisme, ouvrage cité, p. 212.

[17] Le ch. 3 de la 6ème partie affirme ainsi que « le travail principal pour affaiblir, autant que faire se peut, les tendances oligarchiques de tout mouvement ouvrier, se trouve dans le domaine de la pédagogie sociale. » (SP, 376) Timm Genett (Der Fremde in Kriege, ouvrage cité, p. 412) évoque à ce sujet une « pédagogie sociale désillusionnante ».

[18] Nous nous appuyons ici sur le recensement effectué par Timm Genett, Der Fremde im Kriege, ouvrage cité, p. 433.

[19] Le lecteur français de la Sociologie du parti n’en peut rien savoir puisque cette définition de la démocratie se trouve dans le premier des deux chapitres introductifs (SP, 2), évacués de la traduction de S. Jankélévitch.

[20] Dans ce même chapitre introductif, Michels estimait en outre que « dans la vie des peuples, les deux concepts théoriques fondamentaux de l’ordre étatique sont […] si élastiques qu’ils se touchent fréquemment. » (SP, 2)

[21] I, A, 2, sur l’institution de la Landgemeinde (SP, 26-27).

[22] SP, 378. Cet ajout de la seconde édition allemande se trouvait déjà dans les traductions française et anglaise.

[23] Avant-propos à la deuxième édition (SP, li).

[24] Chez Gramsci, l’avènement de l’organisation scientifique du travail est vue comme censée libérer l’esprit par le caractère machinal des tâches accomplies par le corps (Cahiers, V, 22). Lénine considérait, pour sa part, que la grande industrie avait pour effet de discipliner le prolétariat, ce dont l’organisation révolutionnaire pouvait tirer avantage.

[25] 2ème partie, ch. 3, §1 (SP, 133 et 412-413).

[26] Ibid., §5 (SP, 421).

[27] Cf. 1ère partie, section A, ch. 1Er (SP, 25).

[28] 1ère partie, section C, ch. 1Er, §1 (SP, 75).

[29] SP, 205. Michels fait référence à une lettre de Bakounine à Herzen datée de 1866, dans laquelle le révolutionnaire russe prend position sur le régicide.

[30] 5ème partie, ch. 4 (SP, 336).

[31] Voir 1ère partie, section C, ch. 1er, §2 (SP, 79).

[32] Mais c’est le cas aussi avec l’ouvrage pionnier de James Bryce, The American Commonwealth, dont Max Weber lui avait vivement recommandé la lecture et dont il lui reprochera ensuite (dans la lettre qu’il lui adresse en décembre 1910) de n’avoir consulté que la version abrégée. Le peu d’intérêt de Michels pour les phénomènes partisans tels qu’ils se donnaient à voir en Angleterre et aux États-Unis tient peut-être au fait qu’il ne voit pas dans les partis américains le destin des partis d’Europe continentale, mais aussi à sa moindre sensibilité au phénomène bureaucratique.

[33] Voir par exemple le Programme anarchiste de 1920, ou encore « La terreur révolutionnaire » (Pensiero e Volontà, n° 19, 01/10/1924).

[34] Mais bien entendu, Max Weber songeait avant tout à l’importance de ces expériences dans un contexte de guerre, reprochant ainsi à Bismarck et à ses successeurs de n’avoir pas compris « qu’un État qui prétend fonder sur l’honneur et la camaraderie l’esprit de son armée de masses ne doit pas oublier que, dans la vie quotidienne aussi, dans les combats économiques des ouvriers, c’est le sentiment de l’honneur et de la camaraderie qui engendre les seules forces morales décisives pour l’éducation des masses et qu’il faut donc les laisser se déployer librement. Or, c’est cela et rien d’autre que signifie, d’un point de vue purement politique, la ‘‘démocratie sociale’’ dans une période qui, inévitablement, restera longtemps capitaliste. » (Max Weber, Parlement et gouvernement dans l’Allemagne réorganisée in Œuvres politiques, Paris, Albin Michel, 2004, p. 321).

[35] Si l’on suit les remarques de Weber à Michels en décembre 1910, parler de dégénérescence oligarchique des organisations démocratiques n’a pas de sens puisque ces organisations sont dès le départ des groupements créés par les dirigeants et par lesquels ceux-ci entendent parvenir à leurs fins (le pouvoir et/ou le triomphe de leur cause).

[36] SP, 345.

[37] C’est du moins la formulation qu’on trouve dans la deuxième édition (SP, 366). Dans la première, Michels affirmait tout de go que l’organisation était un moyen en vue d’une fin. C’est à nouveau Max Weber qui est à la source de cette modification. Dans sa lettre de décembre 1910, il signale à Michels qu’il s’agit là d’un devoir-être et non d’un être.

Rapport compréhensif

 

Rapport « compréhensif » sur le texte de Jean-Christophe Angaut sur Roberto Michels

Par Didier Eckel

 

(ex militant LCR-NPA, membre d’un réseau politique Ain-Rhône CHANT-Collectif Hétérogène d’Alternatives et Nouvelles Tentatives)

 

– Séminaire ETAPE du 25 octobre 2013 –

 
 
Ma lecture du texte de Jean-Christophe Angaut n’a rien d’universitaire :

– D’une part, je n’en ai pas les compétences

– D’autre part, n’ayant pas la contrainte de mes pairs, je me contente d’essayer de trouver dans un texte ce qui peut faire bouger mes critères de compréhension du monde. Au risque de manquer des points importants voire de faire des contresens (pas trop nombreux, j’espère).

Ce qui va suivre ne sera donc pas une analyse des propos de R. Michels et encore moins une analyse de l’interprétation qu’en fait J.C. Angaut. Je me contenterai de livrer quelques impressions (réflexions ?) tirées de la lecture du texte proposé à ETAPE.

 

I/ Une première impression globale sur le texte :

 

Pierre Bourdieu présente souvent son travail sociologique comme une entreprise de dévoilement des « mécaniques sociales », qui entretiendraient un monde de domination. Or, celui-ci (dans les méditations pascaliennes, je crois) alertait, au détour d’une phrase sibylline, sur le danger potentiel qu’il y aurait à prendre un certain « plaisir » à ce dévoilement.

La littérature déceptive de Robert Michels (présentée par J.C. Angaut) aurait-elle les mêmes buts… et les mêmes risques ?

Plus globalement, J’ai l’impression que les critiques, parfois légitimes, parfois tendancieuses, faites à (ou contre) Bourdieu et Michels sont d’inspirations similaires (aussi bien sur les versants légitimes que tendancieux). Peut-être est-ce parce que les ambitions des deux auteurs sont assez proches (la pédagogie de Michels serait un dévoilement ?) ?

La pratique intellectuelle du dévoilement risque de créer une position de surplomb (des universitaires en l’occurrence) qui pourrait devenir un positionnement « d’avant-garde éclairée ». Risque-t-elle, également, de démobiliser certain-e-s militant-e-s ? (dont Michels lui-même ?) Notamment en insistant sur cette fameuse loi d’airain (reprise fréquemment par Bourdieu) ? Pour autant, peut-on se passer d’analyses nous permettant de déjouer le plus possible les nombreuses embûches (la grande complexité) qu’il y a à prétendre changer le monde ?

Alors, comment « dévoiler » sans surplomber ou démobiliser ?
 

II/ Une seconde impression :

 

Un certain nombre de points théoriques et de fonctionnements pratiques m’ont tenu écarté des différents marxismes et d’autres m’empêchent d’être un « libertaire heureux ». Il y a enfin une vision, commune celle-ci à certains marxistes et libertaires, que je ne partage pas non plus, à savoir l’objectif d’une société sans classe, pacifiée, libre… : l’avènement du communisme. Un monde quasi parfait.

 

Le texte de J.C. Angaut me paraît montrer une préoccupation de Michels que je partage : ne pas croire qu’une fois la révolution faite, le monde sera parfait. Notamment parce que la démocratie est un combat sans cesse renouvelé. Mais avant même la révolution, il est nécessaire de ne pas tomber dans un irénisme peu à même de triompher de la démocratie bourgeoise. Ce texte me semble évoquer la nécessité d’interroger, et de critiquer, nos propres élans militants « spontanés » (idéologiques ? acception arendtienne) qui peuvent nous rendre aveugle aux nombreux obstacles, plus ou moins cachés, qui jalonnent nos chemins (nos diverses stratégies).

Quelques soient les réserves ou désaccords que l’on peut avoir avec les points de vue de R. Michels, il est certainement utile d’interroger sans cesse nos stratégies et ce qui tente de les légitimer. Pour ma part, j’ai quelques difficultés avec la psychologie des foules. Malgré une méconnaissance approfondie de ce type de travaux, il me semble (mais je me trompe peut-être ?) que la vision développée par ces psychologies font de la foule une instance beaucoup plus homogène qu’elle n’est réellement. Pour autant on ne peut évacuer la question des masses. Poser la question des processus de massification est, je crois, tout à fait légitime (mais discutable) car, de fait, il y a bien soumission des masses (des individus ?), y compris à l’intérieur des partis censés promouvoir l’émancipation.

 

III/ Quelques éléments du texte (choix subjectif) :

 

  • A – L’organisation moderne comme aporie. Elle est efficiente (rationnelle ? influence de Weber ?) mais elle mène inéluctablement à l’oligarchie.
  • B – La démocratie comme but jamais atteint. Lien hasardeux avec Pierre Clastres.
  • C – La question des fins et des moyens. La forme et le fond. L’esthétique est-elle une éthique ?
  • D – Le caractère irréalisable de la démocratie se trouve déjà inscrit dans les moyens mis à l’épreuve dans les organisations socialistes. Mon expérience à la LCR.
  • E – Pas de positionnement « anti-politique » de Michels : politiser la pratique syndicale et s’appuyer sur des mouvements extra-parlementaires. Mon adhésion (trop optimiste ?), à la LCR des dernières années.
  • F – L’éthique et l’égoïsme de classe. Une interrogation sur le parcours politique de Michels.

 
 
A – L’organisation moderne comme aporie :

Je n’ai évidemment aucune prétention à trouver la formule magique permettant de dégager une issue à l’impasse qu’est cette aporie. Seul, le long terme d’expérimentations et de réflexions, sans cesse renouvelées, permettra peut-être d’aboutir ?

Je me contenterai donc de discuter l’idée de ligue, réponse suggérée par Moisei Ostrogorski dans le texte de Jean-Christophe Angaut (page 7) :

Il n’est pas certain qu’une organisation à vocation non pérenne, qui se constitue à partir d’un objectif précis, ne finisse pas par s’institutionnaliser (et donc à se pérenniser). Mais si tel n’était pas le cas, et qu’une multitude de ligues agissent effectivement ponctuellement avec des objectifs sur le court terme [1], une dépolitisation de ces organisations n’est-elle pas à craindre ? Les multiples réseaux sur les questions « humanitaires », sur la question du gaz de schiste, voire sur la question d’un aéroport inutile et polluant, me paraissent peu étayés politiquement… Jacques Ion a, me semble-t-il, assez bien montré le glissement possible du militantisme au bénévolat, dans un contexte « court-termiste » (quand une approche globale, donc une vision politique à long terme, ne soutient pas l’action du moment).

 
B – La démocratie, comme perspective inatteignable :

L’alternance des vagues du processus de démocratisation d’une société et des contre-vagues du processus de reprise en main par l’oligarchie (évoquée par Michels, page 5), rendant impossible une démocratie aboutie et stable m’évoque (dans une comparaison douteuse ?) la description faite par Pierre Clastres d’une société arc-boutée contre un état qui n’existe pas mais menacerait en permanence, la vigilance constante de chacun face au risque de l’avènement d’un pouvoir politique potentiel.

Si l’oligarchie est indéboulonnable pour l’un et l’état possiblement tenu à distance pour l’autre, il me semble que dans les deux cas, la démocratie est vue comme un mode d’organisation fragile, voire précaire. En d’autre terme, si une démocratie acceptable (sinon parfaite) était tout de même envisageable, elle ne pourrait être durable que grâce à l’acharnement constant de la société (acharnement populaire ?) à maintenir (voire à améliorer sans cesse ?) ce fonctionnement démocratique.

 
C – La question des fins et des moyens :

Différentes stratégies d’actions peuvent-elles mener à un même terme ? (Révolutions, réformes. Avant-garde, parti de masse, multitude de communautés d’actions, violence, non-violence…). Cette question me parait centrale et, pour ma part, je serais tenté d’y répondre négativement.

Une stratégie efficiente devrait, dans l’absolu, être élaborée en regard d’une situation réelle donnée (les données objectives du moment détermineraient les options d’actions) mais il est très probable que la rationalité ne soit pas le seul critère d’élaboration de l’action. Si tel était le cas, il n’existerait pas de groupes différents annonçant des buts identiques et employant des stratégiques différentes (le réel imposant une seule voie). Bien sûr, les acteurs ne connaissent pas toutes les données d’une situation, ce qui expliquerait les choix différents (en fonctions des informations que détient, ou ne détient pas, chacun). Pourtant, des individus, se réclamant tous de l’action rationnelle, et partageant des informations identiques (certes jamais totalement les mêmes, mais cependant proches) peuvent choisir des options stratégiques dissemblables afin de tenter d’atteindre un objectif commun (ou annoncé comme tel). Peut-être pourrait-on tenter de comprendre ce phénomène en s’appuyant sur la notion de représentation : les diverses représentations initiales de groupes ou d’individus différents (qui ne relèvent pas nécessairement de l’analyse rationnelle) détermineraient en grande partie des choix stratégiques différents (non plus exclusivement en fonction du but recherché et de la situation objectivée mais en fonctions de représentations initiales diversifiées). Les actions menées à partir de ce choix transformeraient alors, ou renforceraient, les représentations initiales ce qui aurait des conséquences sur le déploiement de la stratégie suivie (« transformation-ouverture », « renforcement-fermeture »…). En conséquence, si différentes représentations déterminent (partiellement) les stratégies, alors le but ne déterminerait pas, de façon rationnelle, les moyens.

Mais ceci ne dit pas grand-chose sur l’hypothèse qui prétend que différentes stratégies d’actions ne peuvent pas mener à un même terme. Un petit pas pourrait être fait en soutenant que la stratégie de départ donc les actions menées feraient évoluer les représentations. En effet, si les représentations sont le fruit d’une histoire (sociale, affective…) alors agir (au sens le plus fort du terme) devrait faire évoluer les représentations (à moins que les représentations ne se forgent que dans l’enfance et ne changent plus ultérieurement. Ce que je ne crois pas). Or les représentations ne déterminent pas seulement le choix stratégique, elles déterminent également le but donc si les représentations évoluent avec l’action, elles feront alors évoluer le but poursuivi, ce qui engendrera de nouvelles stratégies… et ainsi de suite…

Ce paragraphe est bien rapide voire contradictoire : – Notamment, comment des représentations différentes pourraient induire des buts initiaux similaires alors qu’elles conduiraient à des stratégies différentes ? Je répondrais, sans conviction, que les buts annoncés ne correspondent pas toujours aux buts réellement poursuivis (consciemment ou non). Bref, cette piste d’hypothèse (comme le reste du texte) n’est qu’une proposition pour un débat.

Un dernier mot sur cette question des moyens et des buts : en art, il est souvent annoncé que la forme prévaut sur le fond, voire que la forme détermine le fond ou, pour le moins, le fait grandement évoluer. Olivier Neveux (professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre -Lyon 2) dit que ce qui est d’abord politique au théâtre, c’est la façon dont le spectacle traite le spectateur et non ce qu’il lui raconte. Un journaliste (dont j’ai oublié le nom) a écrit à propos de Rémo Garry (auteur-compositeur-interprète) qu’avant d’être engagé il était engageant. En somme, l’esthétique serait une éthique, c’est-à-dire que la forme agit sur le fond. Peut-on transposer (au moins partiellement) ces affirmations dans le domaine de l’action politique ?

 
D – Le caractère irréalisable de la démocratie se trouve déjà inscrit dans les moyens mis à l’épreuve dans les organisations socialistes :

Je me contenterai ici de rapporter succinctement une expérience militante vécue en 2010-2012, au NPA. A cette époque, un groupe (dont j’étais membre), militant dans le NPA se retrouve autour d’un questionnement de type libertaire. Il tente, entre autres objectifs, de créer un mouvement interne au parti pour le démocratiser. Ce groupe est rejoint par deux autres réseaux internes au NPA partageant en partie ses préoccupations. Une énergie considérable est déployée pour faire connaître nos points de vue et nos revendications. Pour quelques membres de ce nouveau réseau, la volonté de changer le fonctionnement du NPA est telle qu’ils passent tout leur temps de militance à travailler à la démocratisation du parti (en vue, notamment, du prochain congrès). Sans surprise, la majorité du noyau des divers « dirigeants » adopte une inertie (polie), voire une opposition (relativement « molle »). L’échec de notre démarche fut, à mon avis, surtout à mettre sur le compte de la passivité, voire pour une minorité, de l’opposition (« parfois musclée ») des adhérentes et des adhérents eux-mêmes. Si, dans un parti qui se réclame de l’émancipation (non limitée à la résorption de l’exploitation) ses membres ne peuvent (ou ne veulent) affirmer une nécessaire démocratisation de leur propre institution, comment imaginer une stratégie militante favorisant une démarche d’émancipation populaire à l’échelle d’une société ?

Pour autant, comme il est écrit dans le texte de J.C. Angaut : ce n’est pas une raison pour renoncer mais il faut lutter sans illusions.

 
E – Pas de positionnement « anti-politique » de Michels (politiser la pratique syndicale et s’appuyer sur des mouvements extra-parlementaires) :

On ne peut, selon J.C. Angaut, partager la critique attribuant à R. Michels une position « anti-politique » amenant logiquement au fascisme car, entre autre, R Michels prône une politisation des syndicats et des luttes s’appuyant sur des mouvements politiques extra-parlementaires.

Là encore j’ai envie d’évoquer mon expérience militante pour illustrer la difficulté à construire des organisations à la fois pérennes et actives sur le plan des luttes sociales et sur la recherche d’horizons politiques nouveaux… et évoquer également le risque de désillusion qui peut advenir après l’échec.

Il me semble que la LCR devenu NPA pourrait être un cas d’école. Dans les années 1990 la LCR est capable de participer activement à la création de syndicats comme les SUD ou d’association comme ATTAC. Aussi petite que soit cette organisation, son influence politique s’est fait sentir dans les réseaux des gauches dites radicales jusqu’à un relatif succès électoral et médiatique dans les années 2000. Cette époque semble correspondre à une « ouverture » de ce parti vers des sensibilités politiques plus diversifiées (c’est à cette époque que j’adhère à la LCR). Cette action militante dans les syndicats et associations et cette ouverture politique aboutit à la grande réussite du congrès fondateur du NPA. Il me semble qu’à ce moment, le NPA porte les espoirs d’une organisation capable d’accompagner les luttes sociales en y insufflant du sens politique (des militants venant d’organisations politiques différentes et des militants syndicaux et associatifs se rejoignent dans un même mouvement). Bien que plutôt prudent au départ du projet (mais en accord avec celui-ci), je me suis laissé aller à un tourbillon d’espoir et d’optimisme… qui fut de courte durée. Le NPA a assez vite perdu de sa capacité à agir dans les mouvements sociaux et la dynamique d’ouverture politique s’est effondrée avec une rapidité impressionnante. Diverses hypothèses peuvent être évoquées face à cet échec ; pour ma part je retiendrai en priorité (et sans détailler) la volonté d’institutionnalisation du parti (« jouer le jeu des grands ») de la part de nombreux-ses militant-e-s détenant des positions de pouvoir dans le parti (suivi-e-s par un nombre conséquent d’adhérent-e-s).

Ce processus brutal d’effondrement du NPA (environ 9000 adhérents à la création, environ 2500 aujourd’hui) pourrait, peut-être, s’expliquer (en partie) par la désillusion subite d’un grand nombre de militant-e-s qui s’attendaient à des jours féconds, heureux et victorieux et qui se retrouvèrent confrontés à de violentes luttes de pouvoir internes. Déstabilisés par de tels espoirs rapidement déçus, ces adhérent-e-s ont immédiatement quitté le NPA plutôt que de tenter de faire entendre leurs voix dans cette organisation. D’un point de vue purement numérique, je crois que le « rapport de force » dans le parti était au départ plutôt du côté d’une certaine ouverture, nouveauté et invention… mais le nombre n’a même pas essayé de peser contre un « pouvoir conservateur ». Bien sûr, la seule explication par la désillusion ne suffit pas à expliquer la chute du NPA (des interactions complexes ont été à l’œuvre) mais cette dimension en a, je crois, été un des éléments ; la désillusion est probablement très démobilisatrice. Quand les dernier-e-s militant-e-s, proches du désir initial de nouveauté, se sont enfin organisé-e-s dans l’organisation, c’était déjà trop tard.

 
F – L’éthique et l’égoïsme de classe :

Le parcours de R. Michels (évolution vers le fascisme) ne peut invalider tout son travail, pour autant je ne peux m’empêcher de m’interroger sur son parcours. Cette interrogation n’aboutira même pas à une hypothèse mais elle me permettra de proposer un point de vue plus général (qui aura, ou non, une part de pertinence dans le cas R. Michels. Peu importe).

– L’égoïsme de classe est, si j’ai compris le texte, l’équivalent des intérêts de classe qui permettent la mobilisation d’une catégorie de la population en vue d’une amélioration de leur condition de vie. Voire qui aboutirait à la révolution (un équivalent de la classe en soi – classe pour soi des marxistes ?). Cet égoïsme de classe serait donc une des conditions de l’action, une force collective face aux dominants.

– L’éthique est, pour moi, liée au désir (et à l’espoir) d’une vie avec -et face- aux autres. Un désir de sens et d’actions qui ne peut exister que dans un rapport aux autres (et qui s’accroit avec l’altérité). Ce désir ne peut, toujours selon moi, qu’aller de pair avec une inquiétude (une non quiétude) proche de la mélancolie évoquée par Daniel Bensaïd (à partir de Walter Benjamin).

Sans égoïsme de classe, sans mobilisation populaire pour défendre ses intérêts, les rapports de domination entre classes ne peuvent pas changer mais sans éthique, les mobilisations pourraient se voir réduites à des rapports de force sans boussole. La défense d’intérêts propres est légitime mais il me semble qu’elle ne peut se suffire à elle-même : d’une part elle ne parviendrait probablement pas à changer les rapports de domination car la satisfaction immédiate de quelques revendications (tirées d’un inventaire d’insatisfactions) arrêterait facilement la lutte, si celle-ci n’était étayée par un projet à plus long terme. D’autre part, sans une réflexion et un désir dépassant le cadre (plus ou moins restreint) de la classe, la lutte pourrait aboutir à des impasses politiques (parfois tragiques). La dimension éthique (donc politique) me parait nécessaire.

Le scepticisme de R. Michels (lié à son choix carriériste ?) aurait-il altéré le souci éthique au profit de la valorisation de la seule force ?

 

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Note

[1] – des objectifs à moyen ou plus long terme amèneraient probablement (c’est du moins ce que semble penser Michel) une institutionnalisation de l’organisation.

 

Séminaire ETAPE n° 2 – Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ?

 
Seconde séance du séminaire mensuel du groupe ETAPE sur le thème « Emancipation(s) et pragmatisme » :
 

– Septembre 2013 –

 

Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ?

A partir d’un texte de François de Singly

 
Sociologue et auteur notamment de :

  • Sociologie de la famille contemporaine (Armand Colin, collection « 128 », 1e éd. : 1993, 4e éd. : 2010),
  • Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune (Armand Colin, 2000),
  • Les uns avec les autres. Quand l’individualisme créée du lien (Armand Colin, 2003),
  • L’individualisme est un humanisme (éditions de l’Aube, 2005),
  • « Pour un socialisme individualiste » (dans P. Corcuff, J. Ion et F. de Singly, Politiques de l’individualisme, Textuel, 2005)

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Rapporteur compréhensif : Guy Lagrange (militant de la Fédération Anarchiste, animateur des Editions du Monde Libertaire) : rapport compréhensif

Rapporteuse critique : Nathalie McGrath (co-initiatrice et co-animatrice du site libertaire Grand Angle)

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Texte de François de Singly

 

Deux contributions de François de Singly

I – Géométrie conjugale et anarchisme

 

– Texte inédit écrit à la suite du séminaire du 27 septembre 2013 –

 

 

1) Dans Le mariage est une mauvaise action (1907), Voltairine de Cleyre justifie le titre de son texte en affirmant qu’après une première phase où l’appétit sexuel masque tout le reste, la cohabitation conduit nécessairement au désenchantement, avec « les détails mesquins de la vie commune ». La routinisation est un argument classique. Mais l’auteure avance un autre argument, plus important, me semble-t-il : « … les corps, tout comme les âmes, évoluent rarement, voire, jamais de façon parallèle. Ce manque de parallélisme est la plus grave objection que l’on puisse opposer au mariage ». En effet, pour Voltairine de Cleyre, « même si deux personnes sont parfaitement et constamment adaptées l’une à l’autre, rien ne prouve qu’elles continueront à l’être durant le reste de leur existence ».

 

2) C’est une thèse. Dans cette perspective, la vie à deux ne doit être que provisoire, elle ne doit durer que le temps où les corps et les âmes sont accordés, et elle doit s’interrompre dès lors que l’évolution de chacun éloigne les deux partenaires l’un de l’autre. On peut rapprocher cette prise de position d’une autre par Lucienne Gervais, énoncée après la publication de la brochure de Madeleine Vernet sur l’amour libre, publié dans L’Anarchie, la même année que Le mariage est une mauvaise action. Pour Lucienne Gervais, une seule solution pour la vie privée, l’amour libre, « l’amour, enfin libre, faisant le pied de nez aux morales surannées et aux vieilles coutumes. Je vois l’amour, faisant le pied de nez au vieux monde… Comprenons bien que nous sommes des individus qui s’en vont seuls. L’amitié et l’amour ne peuvent nous donner que des compagnons de voyage dont le but ne saurait toujours être le même que le nôtre » (http://www.monde-libertaire.fr/antisexisme/15062-lamour-libre).

 

3) Cette image de « compagnons de voyage », provisoires, est très belle. Elle mérite réflexion en référence à la conception de l’individu. Schématiquement, on peut opposer deux conceptions de l’individu en Occident. La première, dominante, que Charles Taylor retrace l’histoire dans Les sources du moi (1989), repose sur l’idée selon laquelle l’identité individuelle est « cachée au fond de soi », elle présuppose que le soi est défini, en quelque sorte, dès le départ, que le soi a une « nature » spécifique. L’intériorité est à protéger dans cette conception, elle est l’enveloppe du soi. La deuxième conception dont je connais moins la formation, est concurrente, le soi n’est pas pré-défini, il résulte des expériences accumulées tout le long de la vie.

 

4) Revenons à l’amour et à la vie à deux. Selon la première conception, la vie à deux est possible sur la longue durée, éventuellement puisqu’il y a harmonie (éventuelle) entre deux soi, définis dès le départ. En revanche dans la deuxième conception, y compris pendant la vie conjugale, chacun évolue et rien ne garantit que l’harmonie peut continuer à moins de présupposer que les deux évoluent de la même façon ou que l’un se soumette au changement identitaire de l’autre. Sans que cela soit explicite – c’est donc une interprétation personnelle (inédite !) – le point de vue de Voltairine de Cleyre et de Lucienne Gervais renvoie à la deuxième conception. Il y aurait donc un lien assez étroit entre la conception de la construction de l’identité personnelle et la conception de la vie privée. La question que l’on peut se poser est la suivante, l’anarchie repose-t-elle davantage sur le second type de conception de l’individu ? Si la réponse est oui, alors elle ne peut être que très critique vis-à-vis de la vie privée durable… La vie seule constituerait alors l’horizon d’une bonne vie anarchiste.

 

5) Continuons avec l’analogie du « compagnon de route » de Lucienne Gervais. Dans le chapitre 2 de Libres ensemble (2000), j’ai proposé le concept de « socialisation par frottement ». La vie à deux peut autoriser l’ouverture d’un processus de détachement de soi, « une distance vis-à-vis de soi, une forme de regard critique sur soi, amenant à changer sa ligne de conduite pour respecter son partenaire et maintenir sa relation avec lui ». Dans la coexistence conjugale, le respect de l’autre amène, éventuellement, à ce qu’on désigne sous le terme d’empathie, à prendre momentanément la place de l’autre pour comprendre son point de vue, pour tenir compte de lui. Cette attention décentre de soi, et a donc pour conséquence de modifier progressivement l’individu puisqu’il voit le reste du monde social non seulement à partir de lui, mais aussi de quelqu’un d’autre. Cela conduit idéalement à une certaine « ouverture « de soi qui peut avoir pour effet, en retour, de transformer le conjoint qui opère ce mouvement. Á ce niveau cette transformation rapproche, et non pas éloigne, contrairement à ce qu’affirmaient Voltairine de Cleyre et Lucienne Gervais, l’identité des deux partenaires. Nier cette possibilité c’est penser que l’individu se transforme par son expérience sauf par son expérience conjugale ! La socialisation par frottement a pour effet de produire des conjoints qui se ressemblent en partie du fait même de leur coexistence. Le soi ne se perd pas nécessairement à se décentrer. Cette transformation n’est pas automatique, elle obéit à certaines conditions, notamment qu’elle soit réciproque, que l’autre ne soit pas enfermé sur lui-même, égoïste, notamment qu’elle ne conduise pas au renoncement de soi, à un dévouement tel que soi oublie qu’il est soi.

 

La socialisation par frottement, peu institutionnalisé, peu ordré, produit un certain rapprochement des deux partenaires, ce qui peut être vécu comme une preuve de la reconnaissance mutuelle.

 

II – Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ?

– Texte présenté pour le séminaire du 27 septembre 2013 –

 

Introduction (septembre 2013)

 

Il existe plusieurs perspectives en sociologie de la famille pour rendre compte de la forme dominante d’organisation de cette vie privée. Les uns posent que la famille varie avant tout en fonction de la classe sociale dans la mesure où elle a surtout pour fonction de contribuer à la reproduction sociale. D’autres estiment que la vie familiale se construit, moins aujourd’hui avec l’institution matrimoniale qu’avec l’élaboration d’habitudes communes. Enfin celle que nous proposons renvoie à une théorie de l’individualisme relationnel selon laquelle dans les sociétés contemporaines l’individu, pas seulement « petit » mais aussi adulte, est fragile et a besoin de proches pour consolider son identité en le validant (selon les termes de Peter Berger et Hans Kellner) et en le reconnaissant (selon ceux d’Axel Honneth). La famille et le couple sont alors conçus comme des espaces autorisant, éventuellement, la validation de chacun des membres. J’ai, dans Le Soi, le couple et la famille (Nathan, 1996), proposé une relecture du mythe grec de Pygmalion à partir de la pièce de George Bernard Shaw (1912).

 

Ce travail relationnel ne nécessite pas de la part de celle ou de celui qui l’effectue une compétence « psychologique » (au sens universitaire du terme) et n’est donc pas réservé, contrairement à certaines critiques, aux personnes très diplômées. Le support de la validation est, en effet, la conversation ordinaire, et non pas l’interaction avec un spécialiste. Le conjoint n’est pas un thérapeute.

Pour moi, trois problèmes restent posés :

  1. Si on relit Le mariage est une mauvaise action de Voltairine de Cleyre, publié en 1907, l’auteure critique l’institution du lien amoureux qui enferme les amoureux, et conduit la femme à une dépendance vis-vis de son mari. Mais elle défend l’amour comme un type de lien spécifique à la condition que les amoureux ne vivent pas sous le même toit. La question renvoie au rapport entre le sentiment amoureux et la logique spatiale de la vie conjugale. La vie seule constitue-t-elle l’horizon d’une bonne vie anarchiste ? Cela rejoint, me semble-t-il une des interrogations de l’anarchisme sur le rôle des institutions.
  2. L’attention au proche dérive d’une certaine façon (mais pas seulement) du care traditionnel dévolu principalement aux femmes, aux mères. Une des difficultés du fonctionnement des couples contemporains – c’est ce que je développe dans Séparée (Armand Colin, 2013) – c’est que les hommes semblent accorder moins d’importance à ce travail relationnel de telle sorte que les femmes se sentent négligées à titre personnel et ont l’impression d’être surtout considérées comme « ménagères », assurant le confort de la maison. Redoublée par le maintien d’une forte division du travail entre les deux conjoints, cette relative inattention conduit à un malentendu fort entre les sexes à propos de la vie conjugale.
  3. S’il est incontestable que la famille contribue à la reproduction sociale, directement et indirectement par la mobilisation autour de l’école, et à celle des rapports inégaux entre les sexes, la famille et le couple ne jouent-ils que ces deux fonctions ? Selon la perspective de la domination, l’amour et le travail relationnel seraient des illusions, utiles pour créer l’adhésion à la domination notamment de la part des femmes. L’amour est-il un opium pour le peuple ? Ou la famille et le couple ne sont-ils pas traversés par une grande tension (contradiction) entre la fonction de reproduction sociale et genrée et le travail de soutien relationnel ? Dans ce cas, comment penser leur articulation ?

 

1) Extraits de Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune (Paris, Nathan, 2000)

 

. « Le paradoxe de l’individualisme contemporain conduit donc les adultes à rêver d’une vie qui cumule, en même temps – et non successivement – des moments de solitude et des moments de communauté, d’une vie qui autorise à être ensemble tout en permettant à chacun d’être seul, s’il le veut. Par essais et erreurs, ils tentent de mener une double vie : non pas dans le sens de deux vies conjugales, mais dans le sens d’une vie conjugale associée à une vie personnelle. » (p.7)

 

. « Telle est, du moins, la thèse de ce livre : dans une société caractérisée par une forte individualisation de la vie privée dans le même logement contraint chacun des habitants à tenir compte des autres eux-mêmes confrontés à cette coexistence. Les individus « avec » doivent élaborer un espace qui inscrit leur commune appartenance. Mais ils doivent aussi se respecter mutuellement lorsqu’ils veulent, à d’autres moments, se définir comme individus « seuls ». La complexité de la vie commune tient à cette alternance entre espaces-temps de vie commune et espaces-temps de vie séparée. De ce fait, la personne qui vit avec quelqu’un d’autre ne se régule pas uniquement en fonction de ses propres normes ; elle doit résister (selon des degrés variables) à la tentation de l’égoïsme, modalité pathologique de l’individualisme contemporain. Le lien social, à l’extérieur de la sphère privée, ne peut se nouer qu’entre des individus socialisés à l’intérieur de la famille (ou d’un équivalent), c’est-à-dire habitués à vivre avec, et donc à tenir compte d’autrui. » (p.11)

 

. « Il ne s’agit pas de dessiner une vision nostalgique de la communauté où chacun a sa place, où chacun ne se définit qu’en référence à cette position dans le groupe, où chacun n’est qu’un individu « avec ». Le « retour à » est une illusion, aucun contemporain ne le souhaite, à l’exception d’une petite minorité qui, à l’image des troupes scoutes traditionnalistes, rêve de produire l’ »homme nouveau » de triste mémoire : un individu obéissant au chef, sans état d’âme. La vie commune oblige de rompre avec le « tout individu », elle ne contraint pas à l’inverse au « tout collectif ». Pour être attractive, elle doit respecter les individus, y compris lorsqu’ils désirent être « seuls ». Dans la vie privée, un individu se définit ou est défini, à certains moments, avant tout come un être « avec », et à d’autres comme un individu « seul ». L’appartement ou la maison est souvent divisé selon cette dualité, avec ses espaces collectifs et ses espaces personnels. La vie ensemble est faite de ces oscillations alors que la personne qui vit seule est chez elle, de manière dominante, « individu seul ». Derrière ce qui eut apparaître une tautologie, la co-habitation apprend une certaine souplesse identitaire, étant donné les contraintes de la co-existence, du nécessaire partage des territoires. » (p.13)

 

. « Si à l’époque contemporaine, la vie de couple est complexe, c’est qu’elle engage toujours quatre personnes, chacun devant faire avec le soi « seul » et le soi « avec » de son compagnon ou de sa compagne. Dans la relation parent-enfant, des processus comparables se jouent. Un enfant comprend assez vite que son parent n’est pas toujours disponible. (…) Cette socialisation, que nous nommons « socialisation par frottement » est le processus qui, au sein des sociétés contemporaines occidentales, prépare jeunes et adultes à deux dimensions importantes pour la vie ensemble : d’abord le fait d’être sensible aux autres, d’être attentif à ce que ces derniers réclament, d’ajuster quasi-automatiquement ses propres prétentions spatiales et temporelles à celles des personnes avec lesquelles il vit ; ensuite la souplesse identitaire qui autorise chacun à appartenir à un groupe privé sans pour autant renoncer à être soi-même. » (pp.13-14)

 

. « La vie commune n’est pas, toujours, incompatible avec l’individualisation. Les uns et les autres restent vigilants pour défendre leur individualité. Ils ont peur de perdre trop de territoires personnels, de se trouver en quelque sorte « conjugalisés » ou « familialisés » – formes de collectivisme. Devenir et rester soi-même est un objectif qui sert de repère pour estimer la valeur du groupe au sein duquel on vit. Deux procédures préservent l’identité des individus engagés dans une vie commune : faire en sorte que les pratiques communes tolèrent des marques d’individualisation, par exemple en mangeant ensemble mais éventuellement des plats différents ; diminuer ces pratiques communes et multiplier les activités « seules ». » (p.14)

 

. « Dans les relations conjugales, coexistent de manière instable (et variable) deux normes de référence : le droit d’être soi-même et la revendication d’une vie à deux. Leur articulation ne conduit ni à la fusion, ni à la séparation ; elle repose au contraire sur la double négation de ces deux solutions, tout comme la définition de la « bonne éducation » doit se situer entre l’autoritarisme et le laisser-faire. L’entre-deux est construit comme l’horizon normatif des familles contemporaines : trop de « chez soi » trahirait une indifférence à l’autre ; trop de « chez nous » traduirait un risque certain d’étouffement. » (p.145)

 

. « L’injonction d’être soi-même a des effets sans fin sur la production de la vie privée. Une des manières de résoudre l’équilibre entre cet impératif et le souhait d’une vie commune est l’alternance par séquences, de la vie en solo et de la vie ensemble. Une autre façon de procéder est celle d’un cumul d’une vie à soi et d’une vie « avec » au sein du même espace, grâce à une chambre à soi, ou à des temps et des pratiques différenciés. Une troisième affirmation de soi est possible par le dédoublement de sa vie. Il s’agit alors de mener de front deux vies, l’une officielle, l’autre officieuse. Cette dernière apporte le sentiment d’échapper à une relation qui enferme, et ainsi l’impression de rester libre. Passagère ou durable, l’infidélité peut être construite comme affirmation d’un soi qui refuse la seule définition statutaire de la vie privée. (…) Le conflit entre deux dimensions de l’authenticité – avec le souci de découvrir toujours mieux le « au fond de soi », et avec le souci de vivre des relations qui ne masquent rien aux proches – est ouvert. » (avec Florence Vatin, pp.195-197)

 

. « La majorité des hommes et des femmes estiment que la formule magique de la « bonne vie » réside dans le cumul des avantages de la vie seule et de la vie avec, et donc la conciliation de ces apparents contraires. » (p.238)

 

. « Dans les sociétés contemporaines, l’individu veut exister en tant que tel et il pense pour cela qu’il lui faut compter pour quelqu’un, pour quelques-uns. » (p. 241)

 

. « Les hommes et les femmes qui vivent en couple ne pondèrent pas leur identité de la même façon : les premiers insistent plus sur la dimension « l’individu seul » et les secondes sur la dimension « l’individu avec ». Cette différence dans l’expression de soi reflète la différenciation des processus d’individualisation selon le sexe. (..) Si les femmes ont conquis une certaine indépendance en étant moins dépendantes de l’institution du mariage et en pouvant demander la séparation en cas d’une union trop insatisfaisante, elles continuent à avoir dans leur vie privée un « rapport à soi » différent de celui des hommes. Elles mettent en œuvre un individualisme plus altruiste. Certes elles raisonnent moins que les femmes des générations précédentes en termes de dévouement et d’oubli de soi ; mais elles expriment toujours, selon elles, quelque chose de personnel lorsqu’elles se soucient d’un proche. Cet altruisme est devenu individualiste puisqu’il réclame une contrepartie, une attention de la part de ce proche. » (pp.243-244)

 

. « L’identité personnelle se construit dans deux mouvements complémentaires : l’exploration d’un soi original qui requiert l’ouverture à autrui, le soutien d’un ou des proches afin de se connaître soi-même ; la construction d’un soi intime, privé, qui demande le secret, la fermeture, afin d’échapper à la tyrannie de l’identité pour autrui. » (p.248, dernière phrase du livre).

 

2) Extraits de Les uns avec les autres. Quand l’individualisme créée du lien (Paris, Armand Colin, 2003)

 

. « Les hommes et les femmes politiques, chargés du maintien de l’ordre, sont plus portés à la nostalgie des société au sein desquelles les individus étaient tenus et retenus par des liens solides. (…) Selon nous, une autre voie existe, en partie expérimentée dans le secret de la vie privée, qui n’acquiert pas un statut légitime dans le débat démocratique par manque d’explicitation et de théorisation. Ce livre cherche à mettre en forme l’expérience accumulée par les individus dans leur vie et qui ne parvient pas à être visible du fait du décalage entre la réalité et les représentations savantes ou ordinaires. (…) Ainsi la gauche socialiste est rarement parvenue à avoir une vision positive du monde moderne, embarrassée par les individus modernes et leur appréciation de l’individualisation. Elle préfère le collectif, laissant l’individuel aux sirènes du libéralisme capitaliste ou politique. Elle ne se souvient plus de Jaurès : « Rien n’est au-dessus de l’individu. Le socialisme est l’individualisme logique et complet… L’individu est la fin suprême » (« Socialisme et liberté », 1er décembre 1898). Elle oublie que l’individualisation a deux faces : celle de l’individu, pris dans les tenailles du marché mondial ; celle de l’individu, libre de choisir ses proches, ses appartenances, de les rompre. Plus précisément, elle ne l’ignore pas, mais elle ne parvient pas à le penser en l’assumant publiquement. (…) Ce livre repose sur un double refus : celui du modèle du tout libéral, de l’individu ballotté par le marché ; celui du modèle du tout enracinement dans une communauté d’appartenance (fût-elle masquée par une critique du communautarisme, chez les souverainistes). Propre aux sociétés individualistes et démocratiques, un autre lien social est possible, sous certaines conditions. Cette croyance repose sur une réflexion nourrie de l’expérience de centaines d’individus, jeunes et adultes, femmes et hommes, recueillie dans plusieurs enquêtes. » (pp.16-18)

 

. « Le fait que les individus contemporains soient « individualisés » ne signifient pas qu’ils aiment être seuls, que leur rêve soit la solitude. Il veut dire que ces individus apprécient d’avoir plusieurs appartenances pour ne pas être liés par un lien unique. Pour l’exprimer schématiquement, le lien social serait composé de fils moins solides que les fils antérieurs, mais il en comprendrait nettement plus. (…) La multiplication des appartenances engendre une diversité des liens qui, pris un à un, sont moins solides, mais qui, ensemble, font tenir les individus et la société. » (pp.21-22)

 

. « La modernité ne supprime pas l’héritage, les origines, le passé. Elle exige une réflexivité de la part des individus pour qu’ils sachent s’ils veulent ou non assumer cet héritage, pour qu’ils décident de la part conservée et de la part rejetée. » (p.45)

 

. « Le refus de l’enfermement est une des caractéristiques du fonctionnement des sociétés modernes. Le lien ne doit pas être une attache fixe. Il doit rassurer par son existence même. Il doit, aussi par sa souplesse et sa réversibilité, permettre l’affirmation d’un indépendant et autonome. » (p.47)

 

. « Le processus de construction de l’identité doit parvenir, idéalement, à une identité ouverte, à géométrie variable. Il place le soi au centre du dispositif. Ce « moi d’abord » n’est points une déclaration d’égoïsme moral ; il signifie qu’aucune dimension sociale de l’identité, attribuée ou revendiquée, ne peut être la clé de voûte de l’édifice personnel. Là encore évitons les malentendus : ce rejet n’implique pas le refus des appartenances, il ne veut pas d’une hiérarchie fixe, perçue comme réductrice. » (p.78)

 

. « Les individus peuvent revendiquer une dimension identitaire qu’ils jugent insuffisamment reconnue sans pour autant vouloir être réduits à cette dimension. Les partisans du modèle jacobin sont promoteurs en réalité d’un modèle « communautariste » : chacun étant assigné à la dimension nationale, chacun devant être défini selon cette définition, située une fois pour toutes en haut de la hiérarchie identitaire. Et ils s’inquiètent. Á juste raison, il s’agit bien d’une déstabilisation de ce modèle, selon des exigences plus fortes que la démocratie, respectant davantage l’identité des membres de la communauté nationale. Le malentendu peut venir alors d’une mauvaise interprétation des revendications identitaires. Pour se faire entendre, un individu, un groupe concentre son message sur la dimension qui doit être incorporée à l’identité officielle, et qu’il veut déstigmatiser. Ce qui peut créer l’illusion d’une demande de définition, elle aussi, unidimensionnelle de l’identité : les homosexuels veulent être reconnus, on en déduit donc qu’ils désirent vivre uniquement entre homosexuels et créer des communautés. Ce qui n’est pas nécessairement le cas, même si certains peuvent avoir une telle demande. » (p.94).

 

3) Extraits de L’individualisme est un humanisme (La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2005)

 

. « Avec le modèle d’un individu émancipé, l’individualisme est un humanisme, dessinant un monde idéal où chaque être humain pourrait se développer et devenir lui-même, en desserrant le plus possible les contraintes sociales imposées. Cet individu émancipé n’est pas un individu « détaché » de tout lien et du social, heureux sur une île déserte. Il a, idéalement, le pouvoir – reconnu et validé socialement – de définir ses appartenances, de décider de sa vie, de résister aux évidences d’une identité que d’autres lui imposeraient. L’individualisme est un humanisme à certaines conditions, philosophiques – avec une conception de l’individu indépendant et autonome – et sociales, politiques – avec des conditions permettant à chacun de développer un tel projet. L’individualisme n’a de sens que si cet idéal n’est pas réservé aux seules personnes disposant de ressources suffisantes, que si aucune partie de l’humanité n’est exclue d’une telle utopie. Ainsi conçu, l’individualisme est donc intrinsèquement politique, se situant dans le camp opposé au libéralisme politique et économique puisqu’il doit créer des conditions autorisant tout individu, quelles que soient sa couleur, sa nationalité, son origine sociale, quels que soient son genre, son âge, à avoir le droit d’être un « homme » (au sens des droits de l’homme). Au même titre que les autres, afin paradoxalement d’avoir les moyens d’être soi-même. Un « je » possible parce que les « nous » qui l’entourent ne l’enferment pas, mais au contraire soutiennent ce qu’il veut être, un « je » qui en retour, par son développement personnel, enrichit ces « nous ». » (pp.10-11)

 

. « L’individu n’existe que par les liens sociaux. La différence entre les sociétés individualistes et les sociétés non individualistes ne tient donc pas à la diminution des liens sociaux. Elle réside dans l’importance accordée aux liens plus personnels, plus électifs, plus contractuels. La reconnaissance interpersonnelle est centrale. » (p.21)

 

. « Idéalement, l’individualisme est une forme de vie en société permettant à chacune, chacun, d’avoir les reconnaissances dont il a besoin pour écrire sa vie, d’avoir les moyens de réaliser, sur le temps de travail ou de loisir, ce qu’il veut produire. L’individualisme est créateur. Une politique de justice doit redistribuer des ressources de telle sorte que chacun puisse composer, recomposer son identité personnelle à travers ses comportements et ses liens. Très concrètement, par exemple, des femmes, responsables de « familles monoparentales » de milieu populaire, souvent en banlieue lointaine, doivent avoir accès à des transports et des services publics leur permettant de sortir pour reconstruire (si elles le souhaitent) une vie à deux, rencontrer des amies, pour se rendre à un cours de gymnastique ou de musique. Le rêve d’expression et d’épanouissement personnels ne peut pas être réalisé dans le cadre d’une société libérale avancée (au sens économique) pour tous. L’individualisme est, devrait être, aussi un horizon politique. La reconnaissance – expression de la liberté et d’une identité émancipée – et la redistribution – expression de l’égalité – sont, devraient être sœurs jumelles. Différentes donc, et idéalement inséparables. » (p.22).

 

4) Extraits de « Pourquoi nous avons aboli le mariage. Une eutopie privée », La vie des idées.fr, novembre 2011

 

« En référence au bicentenaire de la deuxième loi sur l’abolition de l’esclavage, l’Assemblée nationale vota le 27 avril 2048 une loi portant sur l’abolition du mariage. Il devint désormais interdit de vivre sous une telle institution. Ni le rétablissement du divorce par consentement mutuel dans la seconde moitié du XXe siècle, ni l’indifférence à l’orientation sexuelle, décidée en 2020, n’avaient suffi à déstabiliser les fondements du mariage. La force obscure de cette institution avait résisté à ces changements, continuant à entraîner des effets contraires à l’égalité des conjoints.

 

Le rêve d’un mariage sans effets finit cependant par apparaître illusoire dans les années 2040 : cette vie à deux était dangereuse car elle établissait toujours, d’une manière ou d’une autre, une division du travail néfaste à l’égalité des conjoints, et donc le plus fréquemment à l’égalité entre les sexes. Ce que souhaitait, au milieu du XIXe siècle, John Stuart Mill en se mariant avec Harriet Taylor, s’était avéré impossible à mettre en œuvre, au-delà d’une minorité. Il avait rédigé un contrat pour un mariage idéal et paradoxal : « Étant sur le point, si j’ai le bonheur d’obtenir son consentement, de m’unir par le mariage avec la seule femme avec qui j’aie voulu me marier, et désapprouvant, elle et moi, entièrement et profondément tout le caractère des relations conjugales (…) je déclare que c’est ma volonté, mon intention, et la condition de notre engagement qu’elle garde à tous égards la même liberté absolue d’agir et de disposer d’elle-même et de tout ce qui lui appartient ou peut lui appartenir un jour, comme s’il n’y avait pas eu de mariage ». Cette utopie d’un mariage sans effet sur les conjoints, John Stuart Mill l’élargit, grâce à ses discussions avec Harriet Taylor, au moment du vote du Reform Act en 1867, en proposant un amendement remplaçant « man » par « person« . Ces deux exemples avaient pour objectif de supprimer la suprématie masculine, masquée dans l’institution matrimoniale ou dans les deux sens du terme « homme ». Dans les deux cas, c’est l’abolition du sexe comme élément central de structuration du social qui était visée. Mill aurait pu aussi proposer la fin de l’inscription du sexe sur les papiers d’identité : au nom de quel principe M ou F était-il plus significatif que n’importe quel autre trait de l’individu pour le définir ? (…)

 

Tout s’est structuré autour d’un principe de base : le respect de l’individu. Là encore, on n’a pas craint de puiser dans les textes classiques, notamment dans Une chambre à soi, publié en 1929, quelques années après la Première Guerre mondiale. Virginia Woolf réclamait que chaque femme puisse « avoir cinq cents livres de rente et une chambre dont la porte est pourvue d’une serrure ». Au sens strict, elle dessinait une eutopie : l’existence d’un espace privé dont dispose chaque femme, chaque homme, non seulement pour dormir, mais surtout pour pouvoir avoir des activités personnelles. L’insistance sur la clé indiquait le besoin de se retirer, se mettre à l’abri pour écrire ou pour toute autre activité, sans être soumis aux demandes des autres. Dans le projet de la seconde moitié du XXIe siècle, cette pièce à soi est devenue un appartement permettant de vivre seul, tout en disposant de lieux de réception.

 

Contrairement à nos ancêtres, nous privilégions le ménage sur le couple afin de rendre possible les autres manières de faire du genre. Au delà même du problème de l’égalité, la figure du couple hétérosexuel, dominante jusque dans les années 2040, imposait aux femmes, et aux hommes, une construction du genre toujours relatif à l’autre genre. En effet, ce que produisait le couple hétérosexuel, c’était la quasi-obligation de se penser d’abord comme « complémentaire » du point de vue du genre : la dimension masculine ou féminine de l’identité primait. Il a paru nécessaire, dans la grande période d’émancipation qui suivit 2048, d’éviter les dangers du couple hétérosexuel qui ressemblaient, toutes choses égales par ailleurs, à ceux de la mixité à l’école. Dans une classe, la coexistence des garçons et des filles rendait secondaires d’autres dimensions qui devenaient plus importantes si le groupe était unisexe.

 

Il s’agissait donc d’ouvrir les possibles de l’identité personnelle en la rendant moins dépendante de la relation à l’autre genre. L’égalité ne constituait qu’un des horizons de l’émancipation : la liberté était aussi importante, et notamment la liberté de se définir soi-même. Le couple, légitime ou non, tendait à imposer une identité des conjoints dont la première dimension devait être le sexe. (…)

 

L’abolition des inégalités entre les genres ne passait pas seulement par des mesures prônant l’égalité ; elle requérait aussi, nécessairement – c’était le sens de cette utopie –, des dispositions portant sur le desserrement de l’imposition de la catégorie « sexe ». Car tant que la dimension « genre » restait centrale dans l’identité sociale, les individus éprouvaient le besoin de s’affirmer d’abord sous cette dimension pour pouvoir exister. Or l’incarnation de la dimension sexuée, et notamment de la dimension « féminine », tendait à se faire dans le couple et la famille, du fait de la séparation historique de la sphère publique et de la sphère privée. Le cercle du couple se refermait sur la femme, sommée de faire la preuve de sa féminité ici encore plus qu’ailleurs. (…)

 

C’est pour cette raison que le nom d’eutopie ne devait pas être celui de communauté, l’individualisation restant une valeur de référence. (…) Depuis les années 2050, nous sommes donc habitués à ce que les adultes aient chacun un ménage, disposant d’un logement individuel. À partir de cette base, ils peuvent former, comme ils le veulent, plusieurs types de communauté à géométrie et à contenu variables. Aucune appropriation commune des corps, aucune mise en commun des ressources ne sont requises, comme l’énonçait souvent l’imaginaire de la communauté aux XIXe et XXe siècles. Chacun chez soi, mais dans le cadre d’un « chez nous » dont les frontières relèvent d’une décision commune : tel est le sens de notre « postmodernité réflexive ». (…)

 

Malgré ses limites, cette eutopie nous a surtout permis de nous interroger sur l’au-delà, mais aussi l’en-deçà, de la question de l’égalité entre les genres. Celle-ci était impossible à atteindre tant que le primat de cette catégorisation pour classer les humains n’était pas remis en cause, tant que le sexe servait de repère décisif pour définir l’individu. L’avenir de la vie privée reposait sur ce que John Stuart Mill et Harriet Taylor avaient pensé : tant que le terme « personne » ou « individu » n’aurait pas remplacé les mots « homme » et « femme », non seulement dans les textes juridiques mais aussi dans les manières de faire ménage, alors peu de choses pouvaient troubler l’ordre du genre. Le jeu avec l’identité sexuée et genrée, tel que l’imaginait la pensée queer à la fin du XXe siècle, resta longtemps limité à un terrain trop sexuel, comme s’il suffisait de desserrer les impositions du genre social pour régler le problème. L’utopie dont nous venons de retracer les grandes étapes fut beaucoup plus ambitieuse, car elle mit fin au genre comme mode dominant de classification et d’identification. »

 

 

Rapport compréhensif

 

Rapport « compréhensif » sur le texte de François de Singly « Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ? »

(séminaire ETAPE du 27 septembre 2013)

Par Guy Lagrange

 

Ma lecture n’est bien sûr pas celle d’un sociologue mais elle est plutôt une lecture politique voire militante du texte de François de Singly. Je m’attacherai à voir la relation de la thèse qui y est présentée à quelques éléments importants du corpus idéologique de l’anarchisme. Alors que la référence à l’anarchisme est présente d’emblée avec Voltairine de Cleyre, je l’ai trouvée davantage nécessaire dans la suite du texte.

 

Il me semble que sur la question de la famille, les libertaires sont, et ont toujours été dans leur grande majorité, assez peu différents du « mainstream » progressiste, même si un certain nombre ont été plutôt en avance sur leur temps (Emma Goldmann, Voltairine de Cleyre, René Chaughi, E. Armand et bien d’autres) ; d’autres ont été plutôt en retard (Proudhon, ou même Jeanne Humbert). On retient davantage ceux qui ont été en avance : critique du mariage, amour libre, etc. Parmi les anarchistes, ce sont ceux qu’on qualifie habituellement d’« individualistes » qui ce sont le plus intéressés à la sphère privée.

 

Je voudrais surtout m’attarder sur un concept : la « socialisation par frottement » : ce concept nous intéresse particulièrement, car il est le signe d’un processus d’évolution, en l’occurrence une évolution sensible mesurée sur un temps relativement court. Même si elle est différenciée entre hommes et femmes avec une individualisation plus ou moins « égoïste » selon les sexes, la socialisation par frottement apparaît comme un mouvement de fond dans la société. Ce en quoi le concept me paraît intéressant est que ce qu’il révèle n’est pas la conséquence d’un enseignement mais plutôt la prise en compte au quotidien de manières d’être et d’agir.

Une partie de la population est insensible à cette évolution, voire la refuse (cf. la « manif pour tous »). Indépendamment de l’agitation politique qui l’a accompagnée (d’ailleurs fort mal gérée par le gouvernement si l’on compare à la manière dont cela s’est passé en Espagne qui est une pays non moins influencé par l’Eglise que la France), la contestation du mariage pour tous à plutôt semblé un baroud d’honneur, ce qui vient confirmer l’évolution progressiste de la famille.

 

Ceci étant acquis, la question se pose du déplacement et de la pertinence hors de la famille de ce concept. L’individu qui vit en couple ou en famille, dans son temps personnel, ne vit-il pas des expériences dans d’autres cercles (syndicat, loisirs, ou tout ce qu’on voudra) où là aussi il y a des relations qui nécessitent des compromis et une certaine socialisation par frottement.

Le constat d’une évolution que l’on peut qualifier de progressiste fait revenir en mémoire une thèse connue d’Elisée Reclus. Il défendait que évolution et révolution ne sont pas antinomiques mais peuvent s’entraider pour se succéder l’une à l’autre.

Elisée Reclus (L’évolution, la révolution et l’idéal anarchique, 1902) :

« On peut dire […] que l’évolution et la révolution sont les deux actes successifs d’un même phénomène, l’évolution précédant la révolution, et celle-ci précédant une évolution nouvelle, mère de révolutions futures. »

Peut-on s’en remettre seulement à la « socialisation par frottement » ? Ce serait croire en une main invisible qui n’agirait plus seulement sur le plan économique mais sur le plan social… Le militant a du mal à l’imaginer sans un événement déclencheur (sans attendre 2048 !).

 

Revenons en deux mots sur mai 68. Un mouvement social fort dont les retombées ont peu à peu disparues, mais pas complètement puisque le féminisme en est issu (dans ses différentes composantes et, tout en ayant évolué, il est toujours vivant). Il faut rappeler que sur la question des mœurs mai 68 a fait évolué les choses, il y avait clairement sur cette question-là un problème de soupape sur la cocotte. L’indépendance fut une revendication forte des féministes, celle-ci passant fatalement par le salariat. Le mariage n’était plus le seul moyen pour quitter les parents, comme cela arrivait encore fréquemment pour les femmes. La « socialisation par frottement » n’est-elle pas en fait une retombée d’un mouvement social à un moment donné, avec finalement l’émergence d’un point de vue selon lequel le couple n’est pas un objectif en soi mais un moyen ou une modalité de l’existence individuelle.

« Un « je » possible parce que les « nous » qui l’entourent ne l’enferment pas, mais au contraire soutiennent ce qu’il veut être, un « je » qui en retour, par son développement personnel, enrichit ces « nous ». » (L’individialisme est un humanisme)

Cette phrase peut facilement faire songer à la fameuse phrase de Bakounine « la liberté d’autrui étant la mienne à l’infini ». Il entendait par là que nous sommes tous tributaires du contexte dans lequel nous sommes et nous fait évoluer (positivement ou non). A ce moment-là, l’expression d’« ordre anarchiste improvisé » paraît justifiée.

 

Le rapprochement aussi rapide de la position en quelque sorte traditionnelle (Reclus, Bakounine) des anarchistes avec le concept de « socialisation par frottement » et avec un certain nombre des faits constatés pourrait facilement conduire à un optimisme exagéré.

  • Nous parlons d’une évolution dans la société qui est plutôt celle d’une catégorie de la population des pays développés occidentaux, population active (travail, mais aussi vie sociale, loisirs, etc.).

On voit bien que les moyens économiques sont une limite aux libertés individuelles (exemple de familles monoparentales en banlieue lointaine) et bien sûr que liberté et égalité sont liées.

  • Il ne faut pas oublier pourtant le constat de la domination qui, globalement, perdure dans le couple ; si les tensions que cela engendre peuvent provoquer des révoltes individuelles, ces dernières ne sont pas forcément le gage d’une évolution globale. Cela se saurait.

Cela pose à nouveau la question de la nature du « coup de pouce » – forcément extérieur au couple – qui pourrait provoquer cette évolution ?

  • Cette évolution ne concerne qu’une partie de la population. Peut-on considérer à la manière de Wilhem Reich qu’on pourra réserver un enclos pour que ceux qui ne veulent pas de liberté soient libres de ne pas l’être ?

Ou bien le « frottement » suffirait-il à élargir l’évolution constatée ?

  • Il ne faut pas oublier non plus qu’il existe une limite infranchissable dans les jugements qu’on peut avoir : le domaine privé, même si on le considère comme politique, reste privé. Sans quoi, au-delà de cette limite, on passe dans le champ du totalitarisme.

 

Cela soulève une question récurrente, qui engendre parfois encore des discussions passionnées avec certaines féministes. Le « frottement » à lui seul ne semble pas non plus capable d’y répondre. Alors quel événement qui se situerait peut-être quelque part entre le « frottement » et le « grand soir » ?

 

La disparition du genre pour cause d’obsolescence du concept peut effectivement être considérée comme un objectif – parmi d’autres révélateurs d’inégalités – pour les libertaires.

 

 

Rapport critique

 

Rapport « critique » sur le texte de François de Singly « Les familles contemporaines : un ordre anarchiste improvisé ? »

(séminaire ETAPE du 27 septembre 2013)

Par Nathalie McGrath

 

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Préambule post-séminaire : devant la réaction perplexe des participants à la lecture d’une des parties de ce qui suit, lors de la présentation de ce rapport critique le 27 septembre, il m’a paru nécessaire d’étayer mon analyse (constituée d’éléments atypiques, pour ne pas dire risqués).

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Tout d’abord, je tiens à remercier François de Singly de relier son questionnement sur la famille à l’anarchie car les champs de réflexions autour de cette famille et de son devenir semblent avoir été laissés en friche en milieu libertaire.

– I –

 

Commençons par la référence à Voltairine de Cleyre : le point de vue très radical de celle-ci sur l’institution du mariage et le lien amoureux est peut-être à remettre dans son cadre historique. Il s’agit d’une réponse anarchiste en réaction au plaidoyer de Dr Henrietta P. Westbrook en faveur du mariage ; à une époque où l’émancipation de la femme – et encore moins l’égalité homme/femme – ne faisait consensus dans les milieux « progressistes », même chez les anarchistes, comme en témoigne une des saillies de P.J. Proudhon :

«  L’humanité ne doit aux femmes aucune idée morale, politique, philosophique […]. L’homme invente, perfectionne, travaille, produit et nourrit la femme. Celle-ci n’a même pas inventé son fuseau et sa quenouille ».

Les positions de Voltairine de Cleyre dans Le mariage est une mauvaise action peuvent paraître excessives, voire dépassées pour certaines, à la lueur des avancées sociologiques et scientifiques ou encore juridiques, mais elles restent néanmoins tout à fait valables sur d’autres aspects.

Quant à sa conclusion, écrite en des termes pour le moins provocants, ainsi que toute la partie « les effets catastrophiques de la cohabitation » mentionnée dans le texte de François de Singly, elle me semble être la manifestation d’une femme appréhendant les relations amoureuses exclusivement à l’aune de la période enchanteresse, passionnée, mais fugace des débuts d’une histoire d’amour. Elle rejette de ce fait, et dans des descriptions caricaturales, les phases amoureuses postérieures qui ne sont pas fatalement désagréables à vivre pour ceux qui ont fait l’expérience du couple « longue durée », ce qui ne fut jamais son cas (ne pas oublier par ailleurs que cette auteure était une poétesse exaltée, quasi extatique). Il y aurait peut-être là une part fantasmée de la seule et possible relation amoureuse – par conséquent du couple – apportant la plénitude, basée sur ses peurs personnelles ou des vécus possibles, mais non généralisés.

On peut donc s’interroger sur la pertinence idéologique de l’hypothèse de Voltairine de Cleyre sur ce point précis, comme le fait d’ailleurs indirectement un de ses contemporains anarchistes, Charles Malato, en exergue de son texte l’anarchie dans la famille – l’union et l’amour libres après avoir abordé les rigidités de ce qu’il appelle la « morale nouvelle » avec ses tentations d’indissolubilité de l’Union libre :

« Cet excès de rigorisme, qui démontre tout simplement un fonds bourgeois chez nombre de révolutionnaires, a, pendant quelques temps, produit un excès en sens inverse et on a vu d’aimables fantaisistes, doués sans doute d’un heureux tempérament, proscrire au nom d’amour libre, toute union d’un caractère continu. Cette effervescence s’est calmée depuis : en réalité, nuls autres que les deux intéressés n’ont quoi que ce soit à décider en matière de cœur et de sens » (1897).

 

– II –

– Partie développée à la suite du séminaire

La quatrième partie, issue du texte de fiction prospective « Pourquoi nous avons aboli le mariage. Une eutopie privée » porte essentiellement sur deux axes, tous deux en tension : l’abolition du mariage, considérant cette forme de vie hétérosexuelle à deux comme dangereuse, et l’abolition de l’identité sociale genrée. C’est cette dernière notion qui peut poser question.

Je vais prendre des chemins de traverses pour l’argumentation de ma critique, ou plutôt tenter de faire ce qui est plus admis dans les milieux anglo-saxons qu’en France : s’appuyer sur la transdisciplinarité qui permet de sortir d’un seul cadre d’interprétation.

 

La tendance actuelle, très présente en milieu libertaire, est de considérer deux éléments à distinguer séparément : le sexe et le genre. Ce qui n’est pas sans rappeler des précédents historiques : les visions occidentales de l’humain comme entité pensante non conditionnée par sa constitution biologique (dualisme platonicien influençant par la suite la philosophie chrétienne médiévale, dualisme de substance de Descartes, etc.)

Il ne s’agit pas ici de nier la pertinence de l’analyse bourdieusienne ou les études du genre, mais juste d’ajouter des paramètres à la réflexion. La question est politique, culturelle, philosophique, mais aussi biologique, et en particulier neurobiologique ; et elle se doit de rejeter clairement les tentatives s’appuyant sur les données scientifiques pour cautionner les préjugés et stéréotypes visant à disqualifier l’un ou l’autre des sexes.

 

Du côté de la neurobiologie, un rapide retour sur l’histoire du développement de notre cerveau m’a semblé être un début. En partant du modèle défini par Paul MacLean dans les années 60, le cerveau « triunique » [1] – modèle certes nuancé et affiné par les neurobiologistes depuis -, nous comprenons que l’apparition de la partie limbique du cerveau est une réponse concomitante à l’évolution : les fonctions sexuées parentales apparaissent alors (attachement, soin des petits, transmission par l’éducation, jeu, altruisme maternel), générant de nouvelles organisations sociales animales. C’était il y a 150 millions d’années.

Qu’en est-il aujourd’hui de ce cerveau, uniquement humain cette fois ci, siège de nos fonctionnements cognitifs ? Tout en insistant sur la complexité qui régit les variations du comportement des êtres humains, nombre de neurobiologistes actuels [2] s’accordent, par leurs recherches les plus récentes, à constater des différences sexuées dues à des facteurs imbriqués d’influences génétiques [3], périgénétiques, hormonales, en plus des événements de la vie, de la programmation sociale et culturelle.

 

En poussant plus loin la réflexion, une question se pose : soutenir la toute puissance du « genré », ne serait-ce pas encore considérer qu’une prise en compte de différentiels sexués nuirait à l’individu en le plaçant « en deçà de » ou « au dessus de » selon son identité sexuelle.

Ne serait-ce pas, en d’autres termes, nier les différences essentielles liées à nos sexes dans la construction du soi et du collectif pour ne pas avoir à les accepter – non plus en terme de spécificités valorisées ou amoindries telles que principalement vécues dans l’histoire de l’Humanité jusqu’à aujourd’hui – mais bien en intégrant que celles-ci existent, tout en refusant d’y apposer quelques notions de valeurs que ce soit.

Si cela était le cas, ne pourrait-on pas envisager certaines positions sur l’identité de genre, notamment les plus radicales, comme forme de sexisme « en creux », généré par le rejet du stade de la pensée humaine globalement bloquée, à ce jour, à juger le sensible comme faiblesse, les spécificités sexuelles en marge de l’ensemble de la population comme déviantes, la « maternance » comme improductive, etc. ? Et alors voir cette tendance « notre identité sociale genrée – LE déterminant » comme étape néanmoins nécessaire, tendant à faire contrepoids face à l’inégalité massive de considération de la personne selon que l’on soit homme ou femme.

 

Peut-être pourrions-nous former l’espoir pour la société du futur décrite dans la proposition de F. de Singly, d’arriver à une forme de régulation, où l’acceptation des différences sexuées et individuelles ne rimerait plus avec domination, patriarcat, etc., tout comme la parité parfois imposée aujourd’hui deviendrait enfin parité naturelle ?

– fin de partie

– III –

 

Par ailleurs, la proposition de Francois de Singly appréhende la réflexion qui va peut-être trop peu sur l’aspect politique de la famille et de ses évolutions. Si l’on comprend la notion de famille comme entité privée, espace de vie protégé de celui de l’extérieur, on pourrait s’interroger sur l’incidence qu’à eu – et a – cet environnement extérieur sur la famille, notamment par les changements sociétaux, événements historiques et avancées juridiques. La frontière entre ce monde extérieur et ce monde intérieur/privé qu’est la famille n’est-elle pas poreuse ?

Enfin, la contribution de François de Singly pour ce séminaire d’ETAPE prend le postulat de questionnements vis à vis d’une société occidentale, aux racines judéo-chrétiennes. Or, les formes de structures familiales et leurs évolutions ne varient-elles pas selon que l’on se trouve dans cette partie du globe ou ailleurs ?

 

_________________

 

Je m’arrête là car même dans le rôle de « rapporteuse critique » de la proposition de François de Singly, je ne peux qu’être en accord avec bon nombre d’éléments qui nous sont présentés. Il est évident que les familles contemporaines ont été en partie imaginées de longue date par des anarchistes, telles que Georges Vincey les décrit dans l’anarchiste d’avril 1952 :

« La seule famille qui puisse compter pour nous est ce petit groupe d’humains dans lequel, l’esprit d’entraide réchauffant les cœurs, chacun donne une bonne part de ce qu’en lui il y a de possibilités affectives et récolte, en échange, une partie de ce que les autres membres de ce même groupe sont capables de donner. Les membres de cette famille-là ne sont pas forcément les fruits d’un même arbre, les « liens du sang » peuvent exister ou ne pas exister. Ce qui importe, c’est que l’harmonie y règne. Et là ou règnera l’harmonie, de quelque horizon que puissent provenir ses membres, la famille, improvisée ou non, existera dans sa plénitude. Au lieu que des préjugés « familiaux » aient contraints ceux qui la composent à végéter dans son sein au nom d’une entente artificielle, c’est en fonction du libre choix qu’ils auront fait de leur entourage, c’est-à-dire dans la liberté, qu’ils pourront alors vivre à la recherche d’un bonheur commun, si tel est leur désir. »

 

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Notes :

 

[1] – Le cerveau humain comprenant 3 parties – source : lecerveau.mcgill.ca – site web interactif sur le cerveau et les comportements humains, soutenu par les IRSC (Ministère de la santé du Canada)

– Le cerveau « reptilien », le plus ancien (500 millions d’années), qui assure les fonctions vitales de l’organisme en contrôlant, la fréquence cardiaque, la respiration, la température corporelle, l’équilibre, etc. Il comprend le tronc cérébral et le cervelet, essentiellement ce qui forme le cerveau d’un reptile. Il est fiable mais a tendance à être plutôt rigide et compulsif…

– Le cerveau « limbique », apparu avec les premiers mammifères (150 millions d’années), capable de mémoriser les comportements agréables ou désagréables, et par conséquent responsable chez l’humain de ce que nous appelons les émotions. Il comprend principalement l’hippocampe, l’amygdale et l’hypothalamus. C’est le siège de nos jugements de valeur, souvent inconscients, qui exercent une grande influence sur notre comportement.

– Le « néo-cortex » (3 millions d’années), qui prend de l’importance chez les primates et culmine chez l’humain avec nos deux gros hémisphères cérébraux qui prennent une importance démesurée. C’est grâce à eux que se développera le langage, la pensée abstraite, l’imagination, la conscience. Le néocortex est souple et a des capacités d’apprentissage quasi infinies. C’est aussi grâce au néo- cortex que peut se constituer la culture

 

[2] – « Bien qu’elles aient été clairement mises en évidence, les différences de comportement entre les hommes et les femmes restent mal comprises. Elles résultent de mécanismes complexes. Les comportements reproducteurs et maternels, les différences cognitives ou en rapport avec l’agressivité résultent tous d’un mélange d’influences génétiques, épigénétiques, développementales et hormonales. Chez l’homme, à tout ceci s’ajoutent les effets de la programmation sociale et culturelle. »

Extrait du communiqué de presse issu des interventions de : Donald Pfaff, Rockefeller University, New York, États-Unis – Eric Keverne, University of Cambridge, Royaume-Uni – Catherine Dulac, Harvard University, Cambridge, États-Unis – Jay Giedd, National Institute of Mental Health, Bethesda, États-Unis – Javier DeFelipe, Universidad Politécnica de Madrid, Espagne – Melissa Hines, University of Cambridge, Royaume-Uni – Phyllis Speiser, Hofstra North Shore LIJ School of Medicine, New York, États-Unis – Simon Baron-Cohen, University of Cambridge, Royaume-Uni – James Swanson, University of California, Irvine, Californie, États-Unis – Jill Goldstein, Brigham and Women’s Hospital and Harvard Medical School, Boston, États-Unis – Francesca Ducci, King’s College, Londres, Royaume-Uni – Phyllis Wise, University of Washington, Seattle, États-Unis

11ème Colloque Médecine et Recherche – « Origines multiples des différences sexuelles dans le cerveau. Les fonctions neuroendocriniennes et leurs pathologies.» – Paris, 2011

 

[3] – les témoignages de personnes nées avec une aneuploïdie à répercutions sexuelles, comme les hommes atteints du syndrome de Klinefelter (XXY), pour ne citer que cet exemple, et découvrant celui-ci durant leur vie d’adultes après une éducation de petits garçons, nous expliquent qu’outre leurs sens exacerbés, ils comprennent parfaitement les femmes et leurs ressentis, étant eux-mêmes très féminins (sic), ce qui nuance la prépondérance du culturel sur le biologique.

 

 

 

 

Contributions

 

L’authenticité (re)trouvée, la construction de soi, le commun et l’anarchisme

Notes exploratoires à la suite du séminaire ETAPE du 27 septembre 2013

 

Par Philippe Corcuff

Deux figures du soi

 

Á partir de la discussion des travaux sociologiques de François de Singly sur le couple et la famille contemporains, le séminaire nous a conduits à envisager deux figures dans une approche relationnaliste (en termes de relations sociales) de l’individu dans les philosophies émancipatrices comme dans divers secteurs des pensées critiques et des sciences sociales :

 

1) La première figure se présente comme une (re)découverte de soi-même, considéré comme une entité pré-définie, et de son authenticité dans une vision relationnaliste (via la médiation des relations avec les proches ou dans des relations sociales plus élargies). C’est celle qui est privilégiée par le philosophe canadien Charles Taylor dans sa monumentale histoire des conceptions occidentales du « moi » (Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, 1989). C’est aussi celle qu’a privilégiée de Singly dans son premier ouvrage consacré à l’individualisme contemporain, Le soi, le couple et la famille (1996), le conjoint y servant de médiation à la découverte de soi au plus « profond de soi ».

 

2) La seconde figure caractérise l’identité personnelle comme un processus, comme le résultat des diverses expériences, comme un mouvement de construction de soi. C’est celle que défend Michel Foucault dans ses derniers travaux autour de « la subjectivation » (en particulier dans Le souci de soi. Histoire de la sexualité III, 1984). C’est une perspective que défend de Singly dans L’individualisme est un humanisme (2005) : « Idéalement, l’individualisme est une forme de vie en société permettant à chacune, chacun, d’avoir les reconnaissances dont il a besoin pour écrire sa vie, d’avoir les moyens de réaliser, sur le temps de travail ou de loisir, ce qu’il veut produire. L’individualisme est créateur. » (La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, p. 22). C’est aussi celle que, au cours du séminaire du 27 septembre 2013, de Singly a associée aux approches anarchistes de « l’amour libre » (Voltairine de Cleyre, Madeleine Vernet et Lucienne Gervais), à travers la figure des « compagnons de voyage ».

 

Critique foucaldienne de l’essentialisme du soi

 

Foucault a été amené à critiquer une tendance essentialiste (au sens d’un « soi-même » posé a priori comme une entité stable et homogène, donc quelque chose comme une essence) dans la première figure, en débouchant sur une lecture plus constructiviste (dans la perspective de « la création de soi-même » au cours d’un processus ouvert). La critique de Foucault vise plus précisément une tentation présente dans les textes philosophiques du jeune Marx consacrés à « l’aliénation » comme à ceux de la théorie critique de « l’École de Francfort » (Max Horkheimer, Theodor Adorno et Herbert Marcuse). Foucault avance ainsi dès un entretien de 1978 :

« Je ne pense pas que l’école de Francfort puisse admettre que ce que nous avons à faire ne soit pas de retrouver notre identité perdue, de libérer notre nature emprisonnée, de dégager notre vérité fondamentale ; mais bien d’aller vers quelque chose qui est tout autre.

Nous tournons là autour d’une phrase de Marx : l’homme produit l’homme. Comment l’entendre ? Pour moi, ce qui doit être produit, ce n’est pas l’homme tel que l’aurait dessiné la nature, ou tel que son essence le prescrit ; nous avons à produire quelque chose qui n’existe pas encore et donc nous ne pouvons savoir ce qu’il sera. » (« Entretien avec Michel Foucault », entretien avec D. Trombadori, fin 1978, 1e éd. : janvier-mars 1980 ; repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 2001, p.893).

Il précise dans un entretien publié en 1983, en se distinguant de Jean-Paul Sartre :

« Le thème de l’authenticité renvoie explicitement ou non à un mode d’être du sujet défini par son adéquation à lui-même. Or il me semble que le rapport à soi doit pouvoir être décrit selon les multiplicités de formes dont l’ »authenticité » n’est qu’une des modalités possibles ; il faut concevoir que le rapport à soi est structuré comme une pratique qui peut avoir ses modèles, ses conformités, ses variantes, mais aussi ses créations. La pratique de soi est un domaine complexe et multiple. » (« Á propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu d’un travail en cours », entretien avec H. Dreyfus et P. Rabinow, 1e éd. : 1983 ; repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, collection « Quarto », 200, p.1436)

Dans ce cas, il élargit la problématique de la construction de soi à des « modèles, conformités, variantes », en ne se limitant pas aux « créations ». Le mouvement d’auto-création de soi inclut alors les matériaux antérieurs charriés par la vie de chacun au sein de certains rapports sociaux, tout en laissant ouverts des espaces pour le bricolage de soi, entre métissage et invention.

 

On peut trouver sur des cartes postales ou des magnets aux Etats-Unis un slogan inspiré vraisemblablement du « dernier Foucault » de « la subjectivation », qui en synthétise l’argument :

« Life isn’t about finding yourself. Life is about creating yourself. » (« La vie ne consiste pas à vous trouver vous-même. La vie consiste en la création de vous-même. »).

 

Pièges et avantage du soi essentialiste

 

La première conception a ainsi tendance à s’engluer dans un essentialisme du soi qui va à l’encontre de nombre de résultats des sciences sociales contemporaines : les chercheurs en science sociales observent le plus souvent les identités personnelles comme des produits d’un processus mouvant impliquant une diversité d’interactions dans le cours de la vie d’une personne. Même si tous ne donnent pas le même poids aux diverses expériences : la psychanalyse freudienne comme la sociologie de Pierre Bourdieu donneront un poids plus grand aux premières expériences de l’enfance et de la socialisation familiale, des féministes mettront l’accent sur la division genrée dans la famille et à l’école, nombre de marxistes attribueront une importance particulière aux expériences du travail, etc.

 

Par ailleurs, cette figure peut constituer un lieu favorisant des « pathologisations » essentialistes dans les rapports contemporains aux identités personnelles, que cela soit :

 

1) à travers la sélection d’un axe identitaire collectif autour duquel se reconnaîtrait principalement la personne (identité nationale ou identités « communautaires » niant le métissage identitaire fabriquant chaque individu au profit d’un axe exclusif ou principal) ;

 

Ou 2) la quête de sa « vraie identité », amenant à regarder sa vie dans un rétroviseur, par exemple « biologique » (un des cas concerne la revendication d’« enfants nés sous X » souhaitant lever le secret sur le ou leurs « parent(s) biologiques »).

 

Toutefois, dans l’approche du couple au sein de nos sociétés individualistes, François de Singly a rappelé lors du séminaire que cette première conception, à côté de ses défauts essentialistes, avait l’avantage d’associer l’individu à du commun, à travers un projet commun de vie aux conjoints, à la différence de la figure anarchiste des « compagnons de voyage » contemporains et/ou successifs. Cette figure aurait d’ailleurs plus d’affinités avec les conceptions les plus usitées des liens d’amitié dans nos sociétés.

 

Interrogations sur le soi constructiviste

 

La seconde conception propose une lecture plus ouverte et créative de l’émancipation, et également plus ajustée aux résultats des observations de sciences sociales. Mais certains (dont Wil Saver) ont remarqué lors du séminaire que le mouvement de création de soi-même ne portait pas en lui-même une éthique établissant des passerelles entre l’auto-création individuelle et la solidarité collective. Ou alors le mouvement perpétuel, la mobilité incessante, peut devenir lui-même sa propre valeur, comme on peut le voir dans certaines tentations présentes chez le sociologue des sciences Bruno Latour, par exemple visibles dans un récent entretien (avec le journaliste Nicolas Weill : « L’apocalypse est notre chance », Le Monde, dimanche 22-lundi 23 septembre 2003, où l’exigence d’ « innover » (pour innover ?) est brandie contre les « vieilles lunes ». Ce qui pourrait constituer un accompagnement idéologique du néocapitalisme dans son rouleau-compresseur de la mobilité contre des solidarités antérieurement stabilisées.

 

Sur ce plan, certaines ambiguïtés du « dernier Foucault » devraient être levées. Foucault tend ainsi à détacher, dans l’entretien déjà cité de 1983, les transformations de la « morale individuelle » et celles des « autres structures sociales, économiques et politiques », en semblant supposer que les premières n’auraient pas besoin des secondes (« Á propos de la généalogie de l’éthique : un aperçu d’un travail en cours », op. cit., p. 1436). Ne sous-estime-t-il pas ainsi les contraintes des rapports de domination sur l’éthique de soi, limitant alors les modifications de soi engagées sur le seul terrain du rapport à soi ? On préfèrera ici la vision plus dialectique de Marx et Engels dans L’idéologie allemande (1845-1846) :

« Dans l’activité révolutionnaire, la transformation de soi-même coïncide avec la transformation des circonstances extérieures » (dans K. Marx, Œuvres III, édition établie par M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p.1182).

Un bémol, toutefois : Marx et Engels ne prennent pas suffisamment en compte, à la différence d’une inspiration foucaldienne, les décalages entre les deux pôles (transformation de soi/transformation des circonstances extérieures) dans une vue trop totalisante.

 

La piste Emerson

 

Ralph Waldo Emerson (1803-1882), penseur d’un individualisme démocratique américain radicalement anti-conformiste (voir Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine. La démocratie radicale d’Emerson à Stanley Cavell, Paris, Michel Houdiard, 2004), nous offre une piste pour doter de composantes solidaires la figure de l’auto-création de soi, en nous aidant à expliciter la voie anarchiste des « compagnons de voyage ».

 

Dans Société et solitude (1870), Emerson avance :

« La solitude est impraticable, et la société fatale. Nous devons garder la tête dans l’une et nos mains dans l’autre. Nous y parviendrons si nous conservons notre indépendance sans perdre notre sympathie. » (Paris, Rivages poche, 2010, p.25)

 

Emerson était par ailleurs attaché à l’amitié (par exemple, celle d’Henry David Thoreau), et voyait idéalement la démocratie comme « une nation d’amis », récusant les comportements « égoïstes » (selfish) au profit de la valorisation du « sentiment moral » et de la quête du « bien commun » (commonwealth), l’individualité étant insérée dans un cadre moral et politique (voir « Politics », dans Essays : Second Series, 1844, dans The Essential Writings of Ralph Waldo Emerson, New York, Modern Library, Paperback Edition, 2000, pp.378-389). Il y aurait dans ce cas un cadre commun, des espaces de solidarité pour les « compagnons de voyage », ménageant toutefois des moments de solitude.

 

Deux figures constructivistes pour un horizon anarchiste, individualiste-solidaire

 
Face aux pièges du soi essentialiste, on aurait au moins deux figures constructivistes que pourrait favoriser, dans une coexistence mouvante et par moments métissée, une éventuelle future société anarchiste, dans le cadre d’un individualisme soucieux de solidarité (pour un tel horizon, voir aussi P. Corcuff, « Explorer articulations et tensions entre individualité et solidarité dans les cités du XXIe siècle », site millenaire3.com, 1er octobre 2013) :

 

* La figure anarcho-emersonienne des « compagnons de voyage » qui associe le goût de la solitude à des amours et des amitiés – plus ponctuelles ou quand ils sont plus durables n’inscrivant pas la vie individuelle dans un projet commun avec eux/elles –, en ménageant des espaces politiques solidaires plus larges.

 

* La figure du « voyage en couple » – ou plus qu’un couple : songeons à la belle exploration cinématographico-utopique de la vie amoureuse à trois par Coline Serreau dans son film Pourquoi pas ! (1977) – qui suppose un projet commun de vie au sein du couple, lui-même participant à des espaces communs politiques plus larges. Les individus du couple peuvent avoir des relations amicales plus ou moins durables par ailleurs, préserver des moments de solitude, mais il y a quelque chose entre eux relevant d’un voyage commun, qui ne correspond pas au voyage solitaire de la figure précédente (celui, par exemple, mis en chanson par Gérard Manset dans « Il voyage en solitaire », 1975, voir vidéo de l’INA).

 

Dans les deux cas, on peut envisager ce que François de Singly appelle une « socialisation par frottement », c’est-à-dire un co-ajustement des individus les uns par rapport aux autres et plus largement par rapport à des espaces communs (voir Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, 2000), mais sous des modalités partiellement différentes. D’autre part, la première figure s’inscrit davantage dans le mouvement de l’individualisme contemporain supposant la substitution d’une multiplicité de « liens faibles » à quelques « liens forts » (voir de Singly, Les uns avec les autres. Quand l’individualisme créée du lien, 2003). La seconde figure, quant à elle, maintient à côté de la diversité des « liens faibles » un « lien fort », conjugal, mais dans la logique individualiste d’un lien électif, et non pas imposé. Et elle apparaît mieux répondre à un souci de protection, dont Robert Castel a mis en évidence qu’il avait accompagné l’individualisation moderne (avec Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001). La figure des « compagnons de voyage » serait plus solitaire et aventureuse ; celle du voyage en couple plus protectrice. En fonction des moments, les mêmes personnes pourraient se rapprocher d’un modèle ou de l’autre. Dès maintenant, l’importance prise par les séparations et par les divorces dans les couples autorise davantage de va-et-vient entre les deux figures.

 

 

 

 

Séminaire ETAPE n° 1 – Anarchisme et philosophie pragmatiste

 

A partir d’un texte d’Irène Pereira

 

Philosophe et sociologue, militante du syndicat SUD Education et de l’organisation politique Alternative libertaire
Auteure notamment de :

  • Peut-on être radical et pragmatique ? – Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2009,
  • Les grammaires de la contestation. Un guide de la gauche radicale – Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2010,
  • L’anarchisme dans les textes. Anthologie libertaire – Textuel, collection « Petite Encyclopédie Critique », 2011

 

Rapporteur « compréhensif » : Philippe Corcuff (sociologue, membre d’Attac, du syndicat SUD Education et de la Fédération Anarchiste)
Rapporteur « critique » : Michel Torr

 

 

Texte d’Irène Pereira

 

Intervention au séminaire ETAPE

le 14 juin 2013

 

Le texte qui suit vise à présenter les principaux points qui selon moi permettent d’établir des affinités électives entre l’anarchisme[1] en tant que pratique militante, dont il est possible d’extraire une philosophie politique, et le pragmatisme philosophique.

 

1 – L’anti-fondationnalisme

 

L’anarchisme présente comme point commun avec le pragmatisme philosophique d’être non-fondationnaliste. Le fondationnalisme consiste en philosophie à fonder la vérité d’un discours sur un principe transcendant ou immanent. Lorsque cette fondation est transcendante, il s’agit par exemple de l’intuition intellectuelle ou d’une démonstration de l’existence d’un Dieu transcendant. Lorsque cette fondation est immanente, elle consiste à se fonder sur la nature comme totalité. Le pragmatisme philosophique n’étant pas un fondationnalisme, il est donc un conséquentialisme. La vérité d’une assertion est établie à partir de ses conséquences pratiques : « La méthode pragmatique est avant tout une méthode permettant de résoudre des controverses métaphysiques qui pourraient autrement rester interminables. […] En pareil cas, la méthode pragmatique consiste à entreprendre d’interpréter chaque conception d’après ses conséquences pratiques »[2].

L’anarchisme désigne tout d’abord l’absence de principe premier. Il s’agit donc du refus de fonder l’action politique sur une théorie. C’est un anti-intellectualisme au sens où l’action politique ne se fonde pas sur une contemplation intellectuelle ou un raisonnement scientifique qui prétend à une connaissance de la réalité en soi. Elle relève avant tout de l’action. C’est ce qu’explique Proudhon : « je tiens, avant tout, même en traitant des idées, à rester fidèle à mon système d’expérimentalisme […] La science moderne est plus modeste. Elle ne cherche point l’absolu, si difficile à trouver ; elle se contente des rapports, lesquels sont bien plus accessibles à nos intelligences ».[3] Cette critique de l’absolu renvoie à une critique aussi bien du fondationnalisme de Descartes ou de Spinoza ou de l’absolu de Hegel : « [Contre Hegel :] Le Père, le Fils, l’Esprit ; Thèse, Antithèse, Synthèse : nous avons vu de grands philosophes, des hommes doués de tous les dons de l’intelligence, éclectiques, panthéistes, mathématiciens, chimistes, se vouer à cette formule comme au dernier mot de la science, y attacher leur navire comme à l’ancre de salut de la liberté.[…] [Contre Spinoza :] Sans cesse il ajoute, il retranche, il parle de l’abondance de son absolutisme, il façonne, modifie, torture les faits, les convertit en sa propre pensée, en son moi. Là est le principe des erreurs, ou, pour mieux dire, des falsifications humaines, principe que n’avaient garde d’apercevoir, ni Spinoza, ni aucun de ceux qui, ayant à rendre témoignage à la vérité, commencent, sous une forme ou sous une autre, par un acte de foi à l’absolu. […] [ Contre Descartes :] C’est Descartes qui le premier, après la réforme de Bacon, donne ce triste exemple. De quel droit ce philosophe, pénétrant au delà du phénomène, distingue-t-il entre la substance matérielle et la substance immatérielle, entre l’absolu et l’absolu ? »[4].

L’anti-fondationnalisme, et donc le refus de l’absolutisme, est également à l’œuvre en politique. L’anarchisme désigne ainsi également l’absence de principe de commandement. Cela signifie que le pouvoir politique ne saurait se fonder sur l’absolu. Une première forme d’absolutisme politique est la monarchie de droit divin. Cette monarchie absolue est d’ailleurs concomitante de l’édification de l’Etat. Louis XIV ne déclare-t-il pas : « l’Etat, c’est moi ». Le monarque de droit divin est le représentant de Dieu sur terre. Proudhon, et à sa suite Bakounine, met en avant le fait que l’absolutisme n’a pas disparu avec la monarchie de droit divin, mais subsiste dans l’Etat : « N’est-ce pas une chose remarquable que cette similitude entre la théologie – cette science de l’Église – et la politique – cette théorie de l’État –, que cette rencontre de deux ordres de pensées et de faits en apparence si contraires, dans une même conviction : celle de la nécessité de l’immolation de l’humaine liberté pour moraliser les hommes et pour les transformer »[5]. La religion et l’Etat font l’objet d’une critique conjointe car elles fondent leur légitimité sur un pouvoir transcendant à l’humanité dans un cas et dans l’autre à la société. Cette transcendance du religieux et du politique implique le recours à des représentants : dans un cas les prêtres et dans d’autres les hommes politiques. Les hommes politiques représentent l’Etat qui réalise un intérêt général supérieur aux intérêts particuliers et anarchiques de la société : « En un mot, qui remplira les fonctions de l’État ? Les meilleurs citoyens, dira-t-on, les plus intelligents et les plus vertueux, ceux qui comprendront mieux que les autres les intérêts communs de la société et la nécessité pour chacun, le devoir de chacun de leur subordonner tous les intérêts particuliers »[6].

L’anarchisme opère donc une rupture avec le fondationnalisme aussi bien en politique que plus généralement en théorie de la connaissance.

 

2 – L’action directe contre la représentation

 

En politique, et par conséquent également dans l’activité de connaissance, l’anarchisme rejoint le pragmatisme philosophique dans une critique de la représentation.

Proudhon oppose, ainsi à l’intellectualisme de la tradition spiritualiste chrétienne, le fait que les sociétés humaines se sont élaborées sur la base de l’action entendu par Proudhon comme force de travail. C’est de l’action que naissent les théories et non l’inverse : « L’idée, avec ses catégories, surgit de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent »[7]. L’action pour Proudhon, plus exactement le travail, est le nom que prend la notion de force utilisée dans les sciences physiques et en biologie, lorsqu’elle s’applique aux êtres humains[8]. Connaître ce n’est pas produire une représentation intellectuelle de la réalité, mais c’est avant tout expérimenter. L’action permet de produire des hypothèses qui sont expérimentées dans l’action. C’est cette expérimentation qui permet de les justifier.

Au sein des différentes pratiques militantes, le syndicalisme d’action directe, tel qu’il a pu être mis en œuvre dans le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme, est parmi celles qui expriment le mieux le pragmatisme anarchiste. C’est en effet à Fernand Pelloutier qu’est attribué le fait d’avoir utilisé pour la première fois la notion d’ « action directe ». Le syndicalisme révolutionnaire reprend le refus de Proudhon de recourir à la représentation politique pour faire aboutir des revendications de justice sociale. Le syndicalisme révolutionnaire, tout comme l’anarchisme, refuse le recours à une représentation, il s’agit d’agir par soi-même : l’action directe « signifie que la classe ouvrière, en réaction constante contre le milieu actuel, n’attend rien des hommes, des puissances ou des forces extérieures à elle, mais qu’elle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi ses moyens d’action »[9]. L’action directe a donc pour corrélat l’autonomie. Elle suppose que les exploités se constituent en sujets politiques autonomes qui ne délèguent pas à d’autre le soin de les représenter. Cela implique que ce sont les opprimés qui se libèrent eux-mêmes : cela suppose de leur reconnaître une capacité politique. Mais la capacité politique n’existe réellement que lorsqu’il y a constitution d’un sujet politique autonome qui élabore ses propres revendications et qui les met en œuvre : « 1) de se former sur les questions qui intéressent la collectivité sociale une opinion en rapport avec sa condition, son avenir, ses intérêts ; 2) par suite, de rendre sur les mêmes questions, soumises à son arbitrage direct ou indirect, un verdict raisonné ; 3) enfin, de constituer un centre d’action, expression de ses idées, de ses vues, de ses espérances, et chargé de poursuivre l’exécution de ses desseins »[10]. L’action directe présuppose donc la démocratie directe. Celle-ci s’oppose à la démocratie représentative en ce qu’elle suppose une participation directe des exploités[11]. La capacité politique passe donc par la constitution d’espaces publics oppositionnels[12] dans lesquels puissent s’exprimer la « raison collective » (Proudhon) des exploités. Pour les syndicalistes révolutionnaires, la démocratie directe syndicaliste était une démocratie des minorités agissantes contre les majorités passives de la démocratie représentative.

L’action directe se présente comme une force, mais la force ne signifie pas nécessairement violence. Elle peut même prendre la forme d’une action directe légale et non-violente : « L’Action directe, manifestation de la force et de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins, comme aussi ils peuvent être très violents. C’est une question de nécessité, simplement »[13].

 

3 – La force et le droit

 

L’anarchisme, tout comme le pragmatisme philosophique, n’implique pas un réductionnisme, ni un dualisme, mais un continuisme. Tout comme les philosophes pragmatistes (Dewey, Putnam) font l’hypothèse d’une continuité entre les faits et les valeurs, la pratique anarchiste suppose une continuité entre la force et le droit. L’action directe, comme travail militant, est l’expression d’une force. Cette force est créatrice de droit : « l’action directe, c’est la force ouvrière en travail créateur : c’est la force accouchant du droit nouveau – faisant le droit social ! ».

Le social pour Proudhon n’est pas irénéique. Dans les interactions, les individus cherchent à être reconnus les uns des autres. Ils se livrent à une lutte pour une égale reconnaissance de leur dignité. C’est dans le travail en particulier que s’exprime cette lutte. De manière générale : « L’action sera donc une lutte : agir, c’est combattre »[14]. Ce combat est d’abord celui de l’affrontement de l’être humain à son environnement naturel. C’est également le combat qu’il mène pour être reconnu des autres et par lesquels ils parviennent à une reconnaissance mutuelle : « Or, l’homme, être organisé, est un composé de puissances. Il veut être reconnu dans toutes ses facultés ; il doit par conséquent reconnaître les autres dans les leurs »[15]. Néanmoins, ces luttes peuvent conduire à des déséquilibres sociaux lorsque se forment des classes sociales inégalitaires.

Les classes sociales exploitées ne luttent ainsi pas seulement pour leurs intérêts matériels, mais également pour la reconnaissance de leur dignité. Cette dimension morale présente dans l’anarchisme et dans le pragmatisme constitue un point de rupture avec le marxisme et en particulier le léninisme qui revendique un matérialisme amoral.

 

4 – L’individuel et le collectif : société et vie morale

 

Dewey affirme dans Reconstructions en philosophie que le pragmatisme constitue une remise en cause de l’opposition entre égoïsme et altruisme. Il précise ainsi que celui qui est altruiste se comporte ainsi car cela constitue un enrichissement de son moi. L’individualisme que défend Dewey n’est pas l’individualisme atomistique du libéralisme classique : il s’agit d’une individualisme qui conçoit l’individu comme un être d’emblée social.

Cette conception des relations entre l’individuel et le collectif est une constante qui caractérise également les penseurs du socialisme anarchiste et les distinguent de toute forme de libéralisme de gauche.

Proudhon affirme ainsi que l’homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables[16]. Bakounine précise dans Dieu et l’Etat : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation ». Il ajoute : « On voit que la liberté […] est une chose […] éminemment sociale, parce qu’elle ne peut être réalisée que par la société et seulement dans la plus étroite égalité et solidarité de chacun avec tous.» On le voit pour les penseurs anarchistes, le caractère naturellement social de l’être humain constitue la base du caractère moral de tout organisation sociale et politique juste.

La plus haute affirmation par l’individu de sa liberté est lié à une solidarité qui trouve sa base dans la société, mais au-delà même pour Kropotkine dans l’évolution naturelle et la vie biologique. Kropotkine voit ainsi dans le pragmatisme moral de Jean-Marie Guyau l’expression de la morale anarchiste. Ce dernier affirme : « Je puis, donc je dois. De là l’existence d’un certain devoir impersonnel créé par le pouvoir même d’agir »[17]. Guyau ajoute : « Le caractère de la vie qui nous a permis d’unir en une certaine mesure, l’égoïsme et l’altruisme, — union qui est la pierre philosophale des moralistes, — c’est ce que nous avons appelé la fécondité morale. Il faut que la vie individuelle se répande pour autrui, en autrui, et, au besoin, se donne ; eh bien, cette expansion n’est pas contre sa nature : elle est au contraire selon sa nature ; bien plus, elle est la condition même de la vraie vie ». L’affirmation de soi la plus puissante, et c’est là l’erreur que le penseur anarchiste Gaston Leval, attribue à Stirner ou à Nietzsche, ne se trouve pas dans le souci de soi, mais dans une existence tournée vers les autres.

 

5 – La justice comme équilibre immanent

 

L’usage de la notion de justice par Proudhon a été critique par Marx comme relevant de l’idéalisme. Il s’agit néanmoins d’une mauvaise compréhension de ce que signifie la recherche de la justice dans une perspective anarchiste. La justice n’est pas une idée détachée de toute réalité sociale, elle est un état social d’équilibre entre des forces antinomiques. Proudhon est ici relativement proche de Montesquieu.

La justice comme équilibre est alors une notion clé du pragmatisme de Proudhon et du mouvement anarchiste dans ses pratiques. Le premier équilibre est celui qui doit s’opérer entre les forces économiques. Proudhon le nomme mutuellisme. Il s’agit d’un contrat qui prend appui sur les interêts individuels, mais qui fait naître des obligations réciproques de solidarité économique. C’est cet équilibre entre forces sociales que la société capitaliste se trouve dans l’incapacité de produire.

Les forces sociales s’équilibrent également à travers le fédéralisme. Il s’agit d’une forme d’organisation politique qui doit assurer l’équilibration de la liberté et de la solidarité. L’équilibre économique du mutuellisme trouve ainsi son pendant dans l’équilibre politique constitué par le fédéralisme.

L’équilibre de forces produisant la justice se manifeste également au niveau de la raison publique. Les règles de justice issues de la discussion collective sont la résultante de l’opposition entre des forces individuelles.

Cet équilibre entre forces a donc pour résultante l’idée politico-morale de justice qui est liée à la reconnaissance sociale de la dignité de tous.

 

6 – Une radicalité pragmatique

 

Néanmoins, dès le vivant de Proudhon se trouve posé par l’anarchiste Joseph Déjacque la question de savoir si Proudhon réalise de manière complète et adéquat l’équilibre entre liberté et solidarité dans ses théories. Déjacque reproche à Proudhon de ne pas prendre en compte au côté du rapport social capitaliste et étatique, le rapport social patriarcal en ne défendant pas l’émancipation des femmes. Mais il lui reproche également de ne pas aller assez au bout de la radicalité de son projet en ne défendant pas une économie communiste : « Arrivez-en à la communauté-anarchique, c’est-à-dire l’état social où chacun serait libre de produire et de consommer à volonté et selon sa fantaisie sans avoir de contrôle à exercer ou à subir de qui que ce soit ou sur qui que ce soit, où la balance entre la production et la consommation s’établirait naturellement »[18]

Il le qualifie ainsi d’anarchiste « juste-milieu ». En effet, pour Joseph Déjacque, l’anarchisme ne doit pas se donner pour objectif un équilibre entre communisme et liberté individuelle qui soit une sorte de juste milieu en maintenant la propriété individuelle par exemple. Il s’agit seulement d’une étape pour lui : « Tous leurs efforts doivent être dirigés vers ce point, et on y arrivera avant peu, je l’espère. Mais enfin, ce point n’est pas le but, ce progrès n’est pas la justice, ce n’est qu’une étape sur la route du mieux, un pas de fait dans la direction du juste ». Il s’agit pour lui de se donner un horizon qui est la constitution de l’humanité en une communauté unifiée où chaque individu est libre tout en étant solidaire des autres. C’est ce qu’il appelle le communisme.

Ce qui peut être alors désigner comme radicalité pragmatique qui consiste à utiliser les hypothèses anarchistes (« démocratie directe », communisme) pour transformer la réalité immédiatement. Cela ne signifie pas les réaliser immédiatement. Mais cela veut dire que ces hypothèses sont utilisées pour orienter l’action immédiate et expérimenter des solutions qui soient en continuité avec ces hypothèses.

Une radicalité pragmatique n’est donc pas, par exemple, un juste-milieu entre réforme et révolution. Mais il s’agit d’une politique révolutionnaire pragmatique, c’est à dire qui s’interroge sur la manière dont on peut en partant de la situation telle qu’elle existe mettre en place des pratiques qui puissent conduire à une rupture révolutionnaire.

 

7 – Hypothèses et expérimentation

 

Si la transformation sociale recourt à l’action directe, elle prend avec Fernand Pelloutier et le projet des bourses du travail, une double forme. Celle d’une expérimentation pragmatique hic et nunc. Celle-ci se situe dans la continuité du mutuellisme de Proudhon. Il s’agit pour Pelloutier d’assurer la double tâche du syndicalisme qui commence par des améliorations immédiates.

Mais, il ne saurait être question de considérer le pragmatisme anarchiste, tout comme le pragmatisme philosophique de Dewey, comme une simple adaptation à la situation immédiate. Il s’agit de transformer la situation immédiate, mais en s’appuyant sur les instruments que fournissent le recours à l’idéal. Les idéaux sont ainsi pour Dewey des instruments permettant la transformation de la réalité présente. Cette place accordée dans l’expérimentalisme de Dewey aux idéaux dans la transformation du présent doit être mise en lien avec la place que joue les hypothèses dans l’épistémologie pragmatiste. Le raisonnement par abduction théorisé par Peirce consiste en effet à partir d’une situation donnée à être capable d’imaginer des hypothèses générales qu’il s’agit ensuite de tester par l’expérimentation.

Dans le syndicalisme révolutionnaire, selon Sorel, c’est alors le mythe de la grève générale qui joue ce rôle d’hypothèse issue de l’imagination qui oriente l’action. L’expérimentalisme s’oppose en effet à la conviction de détenir une science permettant de prévoir le devenir historique. L’action militante ne peut donc s’appuyer que sur des hypothèses, des mythes, mais non pas sur un savoir qui peut se réclamer d’une théorie scientifique.

 

8 – Pluralisme et hypothèse d’unité

 

Cette action militante part enfin du pluralisme qui s’exprime dans le monde social. Ce pluralisme est un trait qui caractérise la pensée de Proudhon [19], James ou encore Sorel. Il existe une pluralité de logiques à l’œuvre dans le social. Comme le fait remarquer Sorel, au sujet du syndicalisme, il existe une pluralité même au sein du mouvement syndicaliste.

Néanmoins, le constat de cette pluralité n’empêche pas selon William James, les pragmatistes de se donner la constitution d’un monde unifié comme hypothèse finale : « Prima facie le monde se présente comme un pluralisme ; tel qu’il nous apparaît, son unité est celle d’une collection ; et nos efforts les plus élevés visent principalement à le dégager de cette forme primitive et imparfaite. Nous découvrons, à mesure que nous la cherchons, une unité plus complète que n’en n’apporte notre expérience première, mais l’unité absolue, en dépit de l’impétuosité brillante que nous déployons pour l’atteindre, continue à nous échapper et demeure « une limite conceptuelle » »[20]. Mais cette hypothèse est une limite idéale dans la mesure où l’action elle-même transforme la réalité.

Ni moniste, ni pluraliste, la réalité visée par le pragmatisme anarchiste serait bien mieux qualifié d’holiste c’est-à-dire par une conception unifiée, mais non-réductionniste de la réalité.

 

Conclusion :

 

Les éléments mis ici en avant s’appuient sur des références philosophiques et historiques qui peuvent sembler éloignées des situations concrètes actuelles. Pourtant, l’enjeu est bien à travers ce texte de mettre en avant un certain nombre d’éléments concrets qui me semblent caractériser une pratique militante anarchiste pragmatique :

a) C’est une action militante productrice de théorie et à l’inverse ce n’est pas une pratique militante qui prétend se justifier dans une théorie scientifique qui lui préexisterait.

b) Il s’agit d’une pratique militante qui agit dans l’immédiat à l’amélioration des situations quotidiennes et à l’expérimentation d’alternatives, mais qui se donne également l’horizon d’une transformation révolutionnaire. Cette transformation révolutionnaire se fait sur la base d’une expérimentation d’hypothèses.

c) Il s’agit d’une pratique militante qui articule épreuves de force (qui ne sont pas nécessairement violentes) et épreuves de légitimité. Cela signifie qu’elle accorde une place aux prises de décisions démocratiques dans la définition de la stratégie militante. Cela signifie également qu’il s’agit d’une forme d’action militante qui ne s’inscrit pas dans le cadre de la démocratie représentative qui réduit l’action politique au droit et ne reconnaît les épreuves de force (comme la grève et la réquisition par exemple) qu’à la marge.

d) Ces épreuves de légitimité, face à la pluralité des actrices et acteurs de l’émancipation, supposent que les revendications soient élaborées par le recours à la raison collective. Cela signifie également que les revendications tiennent compte de l’articulation entre liberté individuelle et solidarité sociale : cela implique donc qu’il ne peut pas y avoir revendication d’émancipation des individus sans remise en cause de l’inégalité économique et inversement.

e) Il s’agit d’une pratique militante qui de ce fait ne prétend pas que l’histoire avance nécessairement par la violence. Ce qui ne signifie pas qu’elle s’interdit tout recours à la violence si cela apparaît comme un moyen nécessaire pour garantir la continuité de son action. Mais elle part de l’hypothèse d’une continuité des moyens et des fins dans les prises de décisions, les formes d’organisation et d’action, donc d’une hypothèse de non-violence.


[1] Le syndicalisme révolutionnaire (ou plus largement le syndicalisme d’action directe), qui n’est pas au sens strict un courant anarchiste, mais d’inspiration anarchiste, me servira souvent dans ce texte à illustrer ces affinités. Néanmoins, la notion de « syndicalisme d’action directe » a une fonction plus large ici de simplement référer aux pratiques d’une certaine forme de syndicalisme. Elle me permet de penser toute forme de pratiques militantes qui repose sur : la démocratie directe, l’action directe, l’autonomie (auto-organisation) et qui vise l’abolition de rapports sociaux inégalitaires.

[2] William James, Le pragmatisme

[3] Proudhon Pierre-Joseph, De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise, « Etude : Les idées »

[4] Ibid.

[5] Bakounine Michel, Fédéralisme, Socialisme et antithéologisme

[6] Ibid.

[7] Proudhon Pierre-Joseph, De la justice dans la Révolution et dans l’Eglise , «Etude : Le travail »

[8] Proudhon Pierre-Joseph, La guerre et la paix

[9] Emile Pouget, L’action directe

[10] Proudhon Pierre-Joseph, De la capacité politique des classes ouvrières.

[11] Au sens stricte, la notion de démocratie désigne « la démocratie directe ». La démocratie directe est un régime mixte entre l’aristocratie où se pratique l’élection et la démocratie où l’on tire au sort parmi une liste de volontaire. La démocratie directe se distingue de la démocratie représentative par le type de mandat mis en œuvre : d’un côté le mandat impératif qui suppose que le délégué doit respecter le mandat pour lequel il est élu et de l’autre le mandat représentatif qui constitue un blanc seing. Dans la pratique, la démocratie directe peut recourir à des formes de mandat semi-impératif dans lesquels le délégué peut dépasser son mandat pour s’adapter à une situation imprévue. Néanmoins, cette pratique doit s’accompagner de mécanismes de contrôle à postériori de la décision par la révocabilité à tout moment des mandatés ou encore par une procédure de retour de vote. La démocratie directe ne doit pas être confondue avec l’assembléisme. Ce dernier terme est utiliser ici pour désigner deux conceptions : la prise de décision sans délégation de pouvoir et plus généralement la prise de décision sans recourir à des règles « juridiques », considérées comme bureaucratiques, qui organisent le débat.

[12] Pour reprendre l’expression du philosophe et sociologue contemporain allemand, Oskar Negt.

[13] Pouget Emile, L’action directe

[14] Proudhon Pierre-Joseph, La guerre et la paix

[15] Proudhon Pierre-Joseph, La guerre et la paix.

[16] Proudhon Pierre-Joseph, Confessions d’un révolutionnaire.

[17] Guyau Jean-Marie, Une morale sans obligation, ni sanction.

[18] Déjacque Joseph, « L’échange », in Le libertaire, n°6, 1858.

[19] Proudhon, Pierre-Joseph De la création de l’ordre dans l’humanité.

[20] James William, La volonté de croire.

 

Annexe – Irène Pereira

Annexe :

De quelques revendications faussement radicales et pragmatiques

 
 

Le parti politique Les verts, ou du moins certains de ses militants, semblent s’être fait les champions de certaines revendications présentées comme libertaires, et qui seraient en outre radicales et pragmatiques. Pourtant, voici bien qui mérite d’être discuté…

Je vais essayé de montrer qu’un ensemble de ces revendications ne peuvent être considérées que superficiellement comme radicales et pragmatiques. Elles s’appuient au contraire sur l’abandon d’un horizon révolutionnaire qui pourrait permettre d’expérimenter un pragmatisme radical. On peut en effet bien se demander comment un parti politique qui n’a cessé d’être inféodé au Parti socialiste et à la politique européenne pourrait être le vecteur de revendications visant à transformer radicalement la société dans un sens émancipateur.

 

1 – « Le mariage pour tous »

 

Il faut rappeler tout d’abord que la revendication du « mariage pour tous », porté initialement par le mouvement homosexuel masculin, s’est fait sur la base d’un abandon d’une revendication féministe et lesbienne, mais également anarchiste : l’abolition du mariage et de la famille.

Il est nécessaire de rappeler que ces revendications se voulaient porteuses d’un horizon révolutionnaire. La révolution sexuelle était une révolution politique. Il ne s’agissait pas avant tout de pouvoir avoir la plus grande liberté possible de pratiques sexuelles avec tous les partenaires sexuels que l’on puisse désirer. Voici bien une définition libérale d’une telle révolution qui s’appuie sur l’idéal d’un individu consommateur. Dans son acception la plus radicale, la révolution sexuelle consistait dans une remise en cause de l’ordre sexuel qui organisait la société : mariage (hétérosexualité et différence des sexes), famille (sexualité reproductive et filiation biologique)…

Bien évidement, un tel projet révolutionnaire se heurte à l’objection suivante : « Oui, mais en attendant il faut bien que les homos aient les mêmes droits que les hétéros »….Certes, mais cette revendication de mariage pour tous en renforçant le mariage comme norme crée une discrimination avec ceux qui pour des raisons diverses ne sont pas mariés, parce que par exemple ils ne s’inscrivent pas dans la norme du couple monogame.

A l’inverse, avoir un horizon de transformation révolutionnaire peut constituer une orientation pour nous aider à trouver des revendications immédiates qui soient en accord avec les finalités vers lesquelles on désire aller. Si effectivement, la revendication intéressante est celle de la lutte pour l’égalité des droits, il faut alors se demander s’il n’est pas plutôt préférable dans l’immédiat de revendiquer, non pas l’élargissement du mariage au couples de même sexe, mais l’élargissement des droits attachés au mariage à tous les individus.

 

2 – « La reconnaissance du métier de prostitué(e) »

 

La revendication de la reconnaissance du métier de prostitué(e) s’effectue à partir de deux arguments : le premier c’est qu’il s’agit d’une revendication portée par les prostitué(e)s elles-mêmes et le second c’est qu’il s’agit d’accorder des droits à la protection sociale lié à un statut professionnel pour améliorer la situation immédiate des prostitué(e)s.

Néanmoins, cette revendication qui se présente comme pragmatique, masque là aussi certaines difficultés. Tout d’abord, cette revendication est certes portée par certaines personnes qui ont eu ou ont une expérience de la prostitution, mais d’autres, qui s’auto-dénoment les Survivantes, revendiquent pour leur part l’abolition de la prostitution. La prostitution pose effectivement une difficulté qui la différencie du libertinage, c’est qu’il s’agit de sexualité tarifée. Or une analyse de la société en termes de rapports sociaux, nous apprend que les relations contractuelles monétaires ne sont pas, contrairement à ce qu’en dit l’idéologie économique libérale, des relations libres et égalitaires. Enfin, dernier aspect, la prostitution est une sexualité sans plaisir pour la prostituée et n’a qu’une finalité pécuniaire. Or le mouvement féministe a justement lutter pour l’émancipation de la sexualité des femmes d’une finalité uniquement reproductive ou économique.

Certes, l’on objectera là aussi que même si on est pour l’abolition de la prostitution, il faut bien dans l’immédiat améliorer la conditions de vie des prostituées et que cela passerait donc par la reconnaissance du métier. Cependant, là aussi, il n’est pas certain que cela soit l’unique voie pour parvenir à une amélioration immédiate des conditions de vie des prostituées. Il est en effet là aussi possible d’axer les revendication plutôt sur l’obtention de droits attachés aux individus : droit à la formation, au logement…

 

3 – La critique du travail et la revendication d’un revenu garanti

 

Assez paradoxalement ceux qui veulent la reconnaissance du métier de prostituées, sont également bien souvent ceux qui prônent la critique du travail et revendiquent un revenu garanti. Il s’agit pour eux de lutter contre l’idéologie productiviste. Contre le travail, norme du système capitaliste, il prônent des formes de revenus garantis qui permettent à chacun de se livrer aux activités qu’il souhaite. Ces revenus pourraient être financés par l’impôt ou la taxation des transaction financière par exemple. Cette revendication serait pragmatique car elle correspondrait aux aspirations d’un certain nombre de jeunes privés d’emploi ou qui de manière générale n’aspirent pas à aliéner leur force de travail dans la production capitaliste.

Cette revendication pose néanmoins problème à plusieurs niveaux. Tout d’abord, elle instaure une confusion discutable entre emploi et travail. En effet, il est possible d’imaginer qu’une expérience alternative menée en marge du système capitaliste reproduise une division sexuée du travail. Si le travail désigne uniquement une activité instituée selon les normes du système capitaliste, on risque fort de se priver des moyens de critiquer les autres formes de division inégalitaire du travail qui peuvent se mettre en place, comme celle liée par exemple à l’inégalité de des rapports sociaux de sexe ou de capital scolaire.

Il est possible de mettre en évidence une seconde difficulté, liée cette fois à la revendication d’un revenu garanti : c’est qu’elle invisibilise la question de l’origine de la création de richesse. Pense-t-on par exemple que la finance créé réellement de la richesse ou que l’argent généré par la finance est une bulle artificielle liée au fétichisme de la monnaie ?

Il existe une revendication plus spécifique qui consiste à défendre un salaire socialisé ou salaire universel. Celui-ci est financé à partir des cotisations et en particulier, il peut être extrait des cotisations patronales. Cette revendication a donc pour conséquence de jouer sur la répartition capital/travail. Le salaire socialisé permettrait de garantir au travailleur, tout au long de son existence, une continuité de revenu : période de formation, de chômage, de maladie, de retraite…

Il est certes possible de rappeler en guise d’objection que le mouvement ouvrier ne revendiquait pas un salaire universel, mais l’abolition du salariat. Néanmoins, il faut comprendre que la revendication d’un salaire socialisé n’est pas une revendication dialectique, mais une transitoire qui permet ainsi de s’approcher de la fin visée. Elle tend en effet à instaurer une égalité des conditions entre les travailleurs qui rende plus facile une communauté de revendication vers l’abolition du salariat en luttant contre la segmentation des travailleurs à travers une multiplicité de statuts.

Les droits attachés aux individus dont il était question au sujet du mariage et de la prostitution peuvent être ainsi financés sur la base de ce qui est conquis au patronat dans la répartition capital/travail.

 

4 – « La défense du voile et la lutte contre l’islamophobie »

 

Il est possible en outre de constater qu’au nom de l’anti-racisme, certains militants sont prêts à abandonner la revendication de l’athéisme. En effet, la critique des religions aurait l’effet non pragmatique de couper les militants des classes populaires immigrées attachées à la religion.

Néanmoins, là encore cette position présente des difficultés. Tout d’abord, elle se présente comme défendant le point de vue des minorités racisées d’origine musulmanes en France. Mais il faut faire attention, le point de vue des jeunes filles voilées, qui sont croyantes, n’est pas forcément le point de vue de toutes les jeunes filles d’origine musulmanes en France dont certaines refusent de porter le voile. Or pourquoi en tant qu’athées, apporterions nous notre soutien plutôt aux première qu’aux secondes ? Cette argumentation repose en réalité sur une confusion mécaniste selon laquelle la position objective des dominées se traduit par un point de vue subjectif homogène.

Seconde difficulté, même si ces jeunes filles ne sont pas contraintes à porter le voile, même si elles le portent sans être des tenantes de l’islamisme politique, cela ne doit pas nous priver d’avoir une analyse politique de la religion. La religion contrairement à ce que nous fait croire le libéralisme n’est pas une simple affaire de conscience individuelle, il s’agit d’une institution qui a une fonction politique de défense d’un certain ordre social dont le fondement se trouverait dans une origine transcendante à la société et aux individus. Or la revendication révolutionnaire d’émancipation de la religion consistait à défendre la thèse qu’un peuple et des individus ne peuvent être libres que lorsqu’ils considèrent que leur existence collective et individuelle n’est pas déterminée par une transcendance divine, mais par leurs propres décisions.

Enfin, dernière difficulté, il y a une confusion en termes de stratégie pragmatique entre une organisation de masse et une organisation politique. Un mouvement de masse – syndicaliste ou féministe – doit réunir les individus sur la base d’une condition sociale objective, et non sur la base d’une unité idéologique. En revanche, une organisation politique anarchiste ou un parti politique islamiste réunit ses membres sur la base de l’adhésion à des positions idéologiques.

 

Conclusion :

 

Pour être véritablement libertaire (et non des anarchistes juste-milieu ou des libéraux), il nous faut être ce que j’appellerai des minorités agissantes. Elles se définissent de mon point de vue de la manière suivante :

– une minorité agissante possède des hypothèses de transformation révolutionnaire (la démocratie directe, le communisme…) qu’elle désire expérimenter ici et maintenant.

– une minorité agissante n’est pas une avant-garde du prolétariat : elle ne se donne pas pour objectif de diriger les mouvements sociaux et de se substituer à l’intelligence collective des opprimés.

– une minorité agissante soutien en priorité les groupes opprimés qui sont en adéquation avec ses hypothèses, mais sans se substituer à eux.

– une minorité agissante gagne la conviction par la propagande par le fait. Celle-ci désigne la promotion de la démocratie directe et de l’action directe dans les mouvements sociaux pour obtenir des améliorations immédiates. La propagande par le fait désigne également la mise en place d’expérimentation alternatives.

– Une minorité agissante utilise ses hypothèses révolutionnaires pour produire des améliorations immédiates qui soient des expérimentations qui aillent dans le sens de ses hypothèses mais en tenant compte de la situation immédiate telle qu’elle est. Elle utilise son imagination pour produire un schème qui permette l’expérimentation d’une hypothèse dans une situation particulière.

 

Rapport compréhensif

 

Rapport « compréhensif » sur le texte d’Irène Pereira « Anarchisme et pragmatisme »

(séminaire ETAPE du 14 juin 2013)

Par Philippe Corcuff

 

Je voudrais vous faire ressentir, à ma façon, l’utilité pour la pensée critique et émancipatrice des réflexions d’Irène Pereira dans son texte « Anarchisme et pragmatisme ». L’utilité, dans ma perspective, ce n’est pas seulement les ressources que l’on peut puiser dans son texte et utiliser telles quelles, mais c’est également les champs d’interrogation qui sont ouverts et les tensions qui sont pointées, explicitement ou implicitement. Ce n’est pas seulement la qualité de ses réponses qui vont m’intéresser, mais aussi les questions qu’elle soulève, et sur lesquelles je ne la suivrai pas nécessairement dans les réponses partielles qu’elle apporte. Travailler aussi sur les questions et l’implicite, et pas seulement sur les réponses et l’explicite : ce sont peut-être des repères pour une lecture libertaire et pragmatique des auteurs et des textes. Libertaire, car ne fétichisant pas l’auteur et le texte, en réfléchissant aussi à partir de ses fragilités et pas seulement de ses points forts. Pragmatique, en n’hésitant pas à démembrer un auteur et un texte à travers les filtres d’une expérience militante notamment.

 

Á propos du pragmatisme philosophique

 

Tout d’abord quelques mots de précision sur la philosophie pragmatiste, l’un des deux pôles de la séance, mais sans doute moins connu des participants au séminaire que l’autre pôle, l’anarchisme (dont quelques auteurs – comme Pierre-Joseph Proudhon, 1809-1865, Mikhaïl Bakounine, 1814-1876 et Pierre Kropotkine, 1842-1921 – et un courant, le syndicalisme révolutionnaire français de la fin du XIXe et du début du XXe siècles) seront seulement signalés dans ce rapport. Le pragmatisme constitue un courant philosophique qui émerge aux États-Unis d’Amérique à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, mais qui a également eu des effets sur les sciences sociales comme sur des formes d’activisme politique. Trois de ses figures classiques sont Charles Sanders Peirce (1839-1914), William James (1842-1910) et John Dewey (1859-1952). Ce courant propose une certaine approche des idées et de la connaissance : les critères de vérité d’une idée ou d’une connaissance sont examinés à l’aune de ses effets pratiques. John Dewey est celui qui tirera le plus de conséquences politiques de cela, en proposant une conception de la politique comme expérimentation, sa vision de la démocratie s’inscrivant justement dans cette logique expérimentale.

Il y a souvent un malentendu dans les milieux militants radicaux avec le mot « pragmatisme », envisagé comme adaptation sans principes à la réalité existante. Et quand, dans ces milieux militants, on parle de la philosophie pragmatiste, surtout dans le contexte français d’anti-américanisme prégnant, on est tenté de la présenter comme une adaptation philosophique au capitalisme américain. Un des apports du travail d’Irène ces dernières années c’est justement de rompre avec ces préjugés dans les milieux critiques.

 

Interférences entre traditions politico-intellectuelles

 

Avant de reprendre un à un les sept points du texte d’Irène, je partirai d’un point transversal implicite : l’utilité d’interférences entre des traditions intellectuelles et politiques différentes, dont les interférences entre tradition anarchiste et la tradition pragmatiste en philosophie ne sont ici qu’un type d’exemple. En rapprochant l’une et l’autre, on est amené à voir des choses que l’on n’aurait pas vues en se fixant sur l’une seulement des deux traditions. Des intelligibilités décalées peuvent ainsi naître de cette démarche par interférences entre deux pôles. Ces intelligibilités décalées peuvent consister à voir ou à mieux voir des ressources utiles dans chacune des traditions concernées. C’est l’axe principal du travail d’Irène sur le rapport anarchisme/pragmatisme philosophique. Ces interférences nous permettraient aussi de mieux voir les limites et les impensés de l’une grâce à l’autre, et réciproquement.

 

Les sept points du texte d’Irène Pereira

 

Je vais aborder maintenant, et succinctement, les sept points du texte d’Irène.

 

1) L’anti-fondationnalisme

Il y a certaines affinités entre le pragmatisme philosophique, d’une part, et Proudhon et Bakounine, d’autre part : la rupture avec absolus posés à l’avance, dérivant dans les pensées laïques de pensées religieuses (conception tendanciellement absolutistes du Progrès, de la Raison, de l’État, du Prolétariat, du Communisme, de la Laïcité, de l’Individu, etc.), comme le fait de prendre l’action et les situations concrètes comme point de départ

On peut en tirer une conséquence politique : développer une politique de l’ordinaire, partant de la vie ordinaire, plutôt qu’une politique descendant d’en haut vers l’ordinaire en l’assommant avec des abstractions.

 

2) L’action directe contre la représentation

On doit retenir ici deux sens de représentation : une image de la réalité et la délégation politique. Le pragmatisme philosophique donne le primat à l’expérimentation pratique, alors que le syndicalisme révolutionnaire privilégie l’action directe sans délégation, l’autonomie et la capacité politique des dominés.

 

3) La force et le droit

Il y a une dialectique, au sens d’un va-et-vient, entre la force et le droit plutôt qu’une séparation nette.

 

4) L’individuel et le collectif : société et vie morale

On a affaire dans les deux pôles à un individualisme inséré dans des rapports sociaux (Dewey, mais aussi Proudhon, Bakounine, Kropotkine), différent de l’individualisme atomistique du libéralisme politique et du libéralisme économique, ou dans la philosophie ultra-individualiste du philosophe Max Stirner (1806-1856), qui a eu des échos dans les secteurs les plus individualistes de l’anarchisme. Des liens sont noués entre égoïsme et altruisme, comme entre liberté et égalité.

 

5) La justice comme équilibre immanent

Un axe central chez Proudhon consiste dans le caractère premier des « antinomies », puis dans leur « équilibre » ou « équilibration des contraires ». Mutuellisme et fédéralisme en sont des conséquences politiques. Dans cette perspective, les biens communs (ou la justice) constituent des résultats provisoires et processuels d’un équilibre. Ce qui est différent d’un intérêt général posé préalablement.

 

6) Hypothèses et expérimentation

Chez Dewey, l’idéal se présente comme hypothèse dans une expérimentation. Chez Georges Sorel (1847-1922), théoricien à partir du syndicalisme révolutionnaire, le mythe de la grève générale constitue une « hypothèse issue de l’imagination qui oriente l’action ».

 

7) Pluralisme

La pluralité n’empêche pas une vue globale de la réalité.

 

Interrogations et tensions

 

Je terminerai ce rapport en signalant quelques espaces d’interrogation et de tension implicitement présents dans le texte.

 

1) Tension 1 : a) « action militante productrice de la théorie » + « une pratique militante qui agit dans l’immédiat à l’amélioration des situations et à l’expérimentation d’alternatives »/b) la place des « idéaux » et de « l’horizon d’une transformation révolutionnaire »

N’a-t-on pas là un espace de tensions intéressant au sein d’un anarchisme pragmatiste, qui réactive, dans un cadre déplacé, l’opposition entre transcendance et immanence, plutôt que la simple sortie de cette polarité au profit de l’immanence ? Cela constitue une invitation à penser en tensions (de manière proudhonienne) plutôt qu’en termes de dépassement des contradictions (de manière hégéliano-marxiste) ou, sous une forme plus soft, en termes d’« articulation ».

 

2) Tension 2 : a) place centrale des « minorités agissantes » dans le syndicalisme révolutionnaire « contre les majorités passives de la démocratie représentative »/b) l’auto-émancipation de la majorité (les opprimés)

Quelles seraient les médiations dans cette tension ? La question est ouverte.

 

3) Tension 3 : a) place de l’individu chez les pragmatistes et les anarchistes/b) conception sociale de l’individu et importance de la solidarité

Entre l’individu et la solidarité, s’agit-il d’harmonie, d’articulation ou d’« équilibration des contraires » ?

 

4) Tension 4 : a) critique des absolus/b) maintien d’une « conception unifiée de la réalité »

On a peut-être dans le texte une piste implicite en germe pour déplacer (et non dépasser) cette tension : la voie d’un global, qui ne serait ni un total, ni un émiettement « post-moderne ».

Avec ces différents éléments, on a amplement matière à réfléchir grâce à Irène !

Rapport critique

 

Rapport « critique » sur le texte d’Irène Pereira « Anarchisme et pragmatisme »

(séminaire ETAPE du 14 juin 2013)

Par Michel Torr

 

Plutôt que de rapporter (comme l’a fait Philippe Corcuff) ou en guise de rapport, je propose de m’attacher à quelques points ou formulations du texte d’Irène Pereira, qui m’apparaissent nécessiter des clarifications ou comporter des contradictions et qui permettront peut-être d’alimenter notre discussion et nos débats.

Contrairement à Irène ou à Philippe, je ne m’appuierai pas sur des références philosophiques, ni – plus largement – intellectuelles (car je ne dispose pas de la connaissance ni des compétences suffisantes pour le faire), mais plutôt sur des expériences ou des interrogations issues des pratiques et des discours militants (la mienne, ainsi que ceux entendus ou celles observées dans le cours de ma propre pratique – en particulier à SUD Travail et au NPA). L’un des fils qui guide mes réflexions et questions pourrait correspondre à ce qui me paraît souvent relever du non-dit (voire de l’impensé) dans la sphère (discursive et pratique) militante « révolutionnaire », de l’extrême gauche et des anarchistes ou des libertaires, des syndicalistes révolutionnaires, etc.

 

1) Démocratie directe, représentation et domination

 

L’un des principes qu’affirme le texte d’Irène est celui du refus de la représentation (politique) et la nécessité de l’action et de la participation directe des exploité-e-s. De la démocratie qu’on dit directe, c’est-à-dire (notre débat a finalement permis de l’expliciter un peu) d’espaces publics de délibération où la décision résulte non pas du vote mais du consensus. La représentation n’en est cependant pas absente, mais sous la forme du mandat impératif, qui implique le contrôle du mandant a priori et a posteriori.

La représentation, même si elle reste rejetée dans le discours et la théorie, est donc bien admise en pratique, mais encadrée par des dispositifs de contrôle.

Les formes de démocratie privilégiées dans le texte d’Irène (et chez les anarchistes) laissent cependant non résolues les questions et problèmes suivants :

– elles n’échappent pas aux phénomènes de monopolisation des pouvoirs qui frappent les groupes qui pratiquent la démocratie représentative et aux dominations qu’elles révèlent ou entraînent, ni à la professionnalisation ou à la bureaucratisation observée chez de nombreu-ses-x militant-e-s et organisations ;

– elles présupposent souvent l’égal désir des exploité-e-s de participer (en tous temps et en tous lieux) à la délibération collective et politique, ainsi que la permanente facilité d’organiser la délibération publique selon ces modalités (quelque soit, en particulier, l’échelle géographique ou numérique) ;

– hors le mandat impératif (dont il est parfois difficile ou impossible en pratique de contrôler l’exécution), elles paraissent exclure différentes modalités ou techniques de représentation, qui visent à assurer l’égale participation ou l’égal pouvoir des sujets de la démocratie, comme par exemple le tirage au sort.

Ne pourrait-on, dès lors, faire appel – dans une perspective de démocratie réelle ou radicale – tantôt ou tout à la fois à des principes, mécanismes et modalités de la démocratie directe et de la démocratie représentative, qui pourraient être alternativement mobilisés (dans le temps et/ou dans l’espace) – Proudhon ne l’envisage-t-il pas lorsqu’il évoque la possibilité de rendre un « verdict raisonné » sur les questions « soumises à son arbitrage direct ou indirect » ?

 

2) Minorités agissantes et genre humain

 

La démocratie accomplie (ou idéale), dans une perspective anarchiste ou révolutionnaire, serait une démocratie des « minorités agissantes », qui s’établirait contre « les majorités passives de la démocratie représentative ». Outre qu’une telle démocratie ne serait (ou n’est pas – dans les organisations qui s’en revendiquent ou tentent de la pratiquer) pas à l’abri des phénomènes de monopolisation ou de bureaucratisation qu’on observe assez largement (voir ci-avant), elle pose la question de la possibilité même de définir un ou des intérêts qui – à défaut d’y être « supérieurs » – dépasseraient ou ne seraient pas réductibles à ceux des individu-e-s qui y seraient engagé-e-s. Dans une telle démocratie des « minorités agissantes », y-a-t-il une place pour quelque chose comme du « commun » qui les déborderaient, pour des libertés et des délibérations qui s’étendraient au « genre humain » de l’Internationale (la chanson) ?

 

3) L’égale dignité des opprimé-e-s

 

Dans la philosophie qu’expose Irène, dans les valeurs ou même la morale qu’elle sous-tend ou à laquelle elle réfère, il est question d’égale dignité des exploité-e-s et des opprimé-e-s, de celles et ceux qui luttent pour qu’on la leur reconnaisse, de la justice, de l’auto-organisation, d’auto-émancipation et d’attention aux situations concrètes, du souci accordé aux conséquences pratiques des discours et des actions. Pourtant, dans la perspective et la pratique révolutionnaires, tous ces droits ou ces visées ne sont pas systématiquement accordés ou reconnues à tous les opprimé-e-s. Je pense, en particulier et par exemple, aux prostitué-e-s et aux luttes qu’une partie d’entre elles et eux engagent sans référence à l’abolition de la prostitution (mais on pourrait également parler du sort réservé en politique aux femmes musulmanes – de culture, de religion – qui portent le foulard). Dans quelle mesure peuvent-elles et ils parler, décider, par elles et eux-mêmes ? Être soutenu-e-s dans leurs luttes contre l’exploitation et pour la dignité, telle qu’elles et ils la conçoivent elles et eux-mêmes ?

 

4) La nécessité de l’unité ou de l’unification

 

L’anarchisme se caractériserait par « l’absence de principe premier », ainsi que par le recours à la pluralité, aux antagonismes et à l’équilibration pour expliquer le monde et agir. Comment cela est-il compatible avec la nécessité ou l’objectif également affirmés dans le texte d’Irène « de se donner la constitution d’un monde unifié » comme hypothèse finale » ?

 

5) La place de l’économie

 

Un peu de la même manière, si l’« action militante part du pluralisme qui s’exprime dans le monde social », au sein duquel « il existe une pluralité de logiques à l’œuvre », comment peut-on considérer qu’« il ne peut y avoir revendication d’émancipation des individus sans remise en cause de l’inégalité économique et inversement » ? Est-ce à dire que les luttes anti-racistes ou féministes sont réductibles avec (ou qu’elles doivent impérativement faire le lien avec) l’économie, le capitalisme pour faire la preuve de leur nécessité ou de leur légitimité ? N’y-a-t-il pas une autonomie relative des champs dans lesquels on peut repérer de l’inégalité et des dominations ? Ou tout est-il « rapport de production »… « en dernière instance » ?

 

6) La fin et les moyens

 

Le texte d’Irène fait une place à la violence comme possibilité, comme ressort de l’action susceptible de convenir à certaines situations, comme « épreuve de force » à laquelle il ne peut être exclut de recourir par principe. Sans jamais perdre de vue la visée : celle d’une société débarrassée des inégalités, de l’injustice… et de la violence. Dès lors, peut-on vraiment affirmer l’égale nécessité de la « continuité des moyens et des fins », serait-ce « pour la garantir la continuité de son action », comme l’écrit Irène ?

 

7) La place du mythe

 

Le syndicalisme révolutionnaire, plus largement, l’action militante ne pourrait s’appuyer « que sur des hypothèses, des mythes », nécessairement mobilisateurs. Comme, par exemple, celui de la grève générale. Le recours à ce « mythe » ne s’avère-t-il pas, au contraire, en certaines circonstances (je pense, par exemple, aux luttes de précaires dans la fonction publique), bloquant ou handicapant, en ce qu’il peut empêcher l’expérimentation d’autres formes de luttes (ou de formes de luttes plus adaptées à la situation de celles et ceux qui s’y engagent ou qui la requièrent) ou l’engagement de certain-e-s militant-e-s (sur le mode de « c’est la grève ou rien ») ?

 

Voilà donc une série de champs d’interrogation, ouvrant – grâce au texte d’Irène – sur des problèmes qui le débordent. Mais assez bavassé, place au débat !

 

 

 

Contributions

 

La servitude volontaire et l’émancipation

Contribution au débat de la séance du 14 juin 2013 du séminaire ETAPE

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De Didier Eckel

 

Je commencerai mon propos en évoquant une anecdote. Il y a quelques années, une dame que je rencontre régulièrement m’a indiqué, lors d’une de nos conversation, ses choix aux élections présidentielles de 2007 : Au premier tour, O. Besancenot. Au second, N. Sarkozy. Cette personne ne me semble ni schizophrène, ni stupide. Elle est simplement très peu, voire pas du tout, politisée mais elle semble être très sensible à certaines questions sociales et évoque volontiers (avec pertinence me semble-t-il) des « problèmes politiques » (le rapport à la hiérarchie et les sans-papiers… notamment).

Cette évocation me parait pouvoir introduire le propos que je vous soumets à partir des points de vue différents de Manolo et d’Irène sur la question de la servitude volontaire de la Boétie (Manolo semblant enthousiasmé par ce texte et Irène assez critique).

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Durant notre débat Irène a lié le texte de la Boétie au point de vue de Bourdieu, dégageant un accord entre ces deux auteurs : les dominés seraient complices (c’est le mot employé par Irène, si j’ai bien noté) des dominants dans l’acceptation de leur soumission. Faire ce type de rapprochement entre eux me parait juste puisque Bourdieu évoque lui-même plusieurs fois la servitude volontaire dans ses ouvrages et interviews (pour saluer l’importance de cet écrit). Pour autant ce lien ne me semble pas vouloir dire similitude exacte des points de vue de Bourdieu et de la Boétie. Bourdieu illustre et explique la servitude par toute une « panoplie » de notions sociologiques (qu’Irène critique fortement), dont la violence symbolique me semble le concept central. La Boétie est plus dans le constat d’une volonté, sans vraiment donner d’explication. J’aurais donc tendance à dire que Bourdieu ne met pas vraiment en avant une volonté (complicité) des dominés à leur soumission. S’il confirme que les dominés sont actifs dans les processus de leur propre domination, il dit, je crois, que c’est (au moins en partie) à leur insu qu’ils y participent. Toute une « mécanique » (non consciente) serait à l’oeuvre qui aboutirait à ce qu’ils contribuent à leur propre domination.

Il me semble également (mais c’est là un point de vue très « impressionniste », donc très critiquable) que si la servitude volontaire de la Boétie est due à une sorte de paresse des individus serviles, elle serait également due à une vision « positive » du souverain (sa valeur, ses grandes capacités intrinsèques) qui justifierait la soumission. Par contre, chez Bourdieu, ce serait principalement la construction d’une vision négative que le dominé a de lui-même (fabriquée par cette « mécanique » complexe de la violence symbolique) qui permettrait une sorte d’«auto»justification de sa propre condition de dominé.

Cette dernière remarque (encore une fois « impressionniste »), si elle n’est pas trop absurde, permettrait de valider en partie le point de vue bourdieusien tout en admettant une possibilité d’action autonome du dominé (une capacité d’auto-émancipation ?)[1]. Si je crois, en effet, qu’un certain nombre de « pratiques sociales » (processus sociaux ?) peuvent parfois aboutir à la construction de « représentations négatives » du dominé sur lui-même lui faisant, partiellement, admettre sa position subalterne [2], je pense pour autant qu’il n’adopte pas nécessairement une « représentation positive » du dominant, qui n’est pas nécessairement une personne de valeur, de grandes capacités intrinsèques (le dominant est seulement plus instruit ou il a des savoir-faire que le dominé n’a pas eu l’occasion d’acquérir ou il a simplement eu de la chance…). Cette vision du monde autoriserait, malgré une part d’acceptation de la soumission, une capacité à la critique du chef donc une capacité à la critique sociale et politique. Une sorte d’ambivalence du dominé entre des tendances à la soumission (plus ou moins non conscientes ?) et des désirs d’émancipation ?

Si je me trompe et que cette ambivalence n’est pas réelle, comment pourrait-on expliquer que des individus ayant participé (parfois au mépris de leur propre sécurité) à une révolution se laissent (si facilement ?) déposséder de leurs libertés nouvelles ? Bien sûr, on peut considérer que la seule peur d’un pouvoir « objectivement » dangereux (aujourd’hui bien plus qu’hier) peut expliquer la soumission. L’héroïsme ordinaire qui donne à certain-e-s anonymes la force de résister, voire de tenter encore et encore de changer le monde, n’est pas donné à tout le monde. Seules des accélérations du temps (des contre temps) pourraient abolir la peur et permettraient la multiplication de ces héroïsmes qui aboutissent à des changements de rapports sociaux et de visions du monde. A des révolutions ? Puis le temps reprendrait son cours. Temporisation des esprits et des corps. Normalisation des comportements. Contrerévolution ? Si cette référence aux contre temps possède une réelle (et belle ?) pertinence descriptive peut-elle avoir une pertinence explicative ? Cette abstraction qu’est le temps permet-elle de dire la complexité des interactions à l’oeuvre durant des périodes d’agitation des consciences et des corps ? Est-ce l’accélération du temps qui agite le monde ou est-ce l’agitation du monde qui accélère le temps ?

Si tout n’était qu’une question de peur (légitime) face à un pouvoir objectivement dangereux : pourquoi la peur cède-t-elle, parfois ? Pourquoi revient-elle ? Est-ce la peur, seule, qui motive la passivité des temps sans temporalité ? Pour ma part il me semble que l’ambivalence entre, autojustification d’une position dominée et désir d’émancipation, pourrait être une part de l’explication (et seulement une part).

Je tiens à signaler que j’ai évoqué ici mes propres réflexions qui, évidemment, ne présupposent en rien des arguments ou contre-arguments de Manolo ou Irène (qui n’ont pas eu l’occasion de développer leur point de vue).

 

Didier Eckel. Juillet 2013

 

[1] Ce que ne permet pas la posture de Bourdieu. Seul le sociologue serait à même de délivrer le pauvre dominé en lui assénant la vérité sur sa condition (idem pour le dominant, d’ailleurs).

[2] Est-ce-que, dans le détail, l’analyse par Bourdieu, de ces « pratiques sociales » est pertinente ? Au moins partiellement ?… C’est une autre question.